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19.11.2025 à 16:23

Ukraine : le scandale de corruption dans le secteur énergétique qui fragilise le pouvoir

Stefan Wolff, Professor of International Security, University of Birmingham

Tetyana Malyarenko, Professor of International Security, Jean Monnet Professor of European Security, National University Odesa Law Academy

Une vaste enquête conduite en Ukraine a mis au jour des preuves accablantes de la corruption de certains proches alliés de Volodymyr Zelensky.
Texte intégral (2072 mots)

Alors que la Russie pilonne les infrastructures énergétiques ukrainiennes, une affaire de corruption dans le secteur de l’énergie touche directement des associés de longue date de Volodymyr Zelensky. En temps de guerre, la corruption, surtout dans un domaine aussi vital pour le pays, compromet non seulement la capacité du chef de l’État à gouverner mais, surtout, celle du pays à continuer de résister.


Le scandale de corruption qui secoue actuellement l’Ukraine n’aurait pas pu survenir à un pire moment ni dans un secteur plus sensible de l’économie pour le gouvernement, de plus en plus contesté, de Volodymyr Zelensky.

L’armée ukrainienne est désormais sur la défensive dans plusieurs secteurs clés du front. Parallèlement, la campagne de frappes menée par la Russie pour dévaster les infrastructures énergétiques du pays provoque des difficultés croissantes pour les Ukrainiens ordinaires à l’approche de l’hiver.

Le fait que le dernier scandale de corruption en date touche le secteur de l’énergie est donc particulièrement préjudiciable au gouvernement et au moral de la population.

Les agences anticorruption ukrainiennes, qui sont indépendantes du pouvoir, viennent de publier les conclusions de l’opération Midas, une enquête de 15 mois menée sur Energoatom, l’opérateur public de toutes les centrales nucléaires ukrainiennes. Avec une capacité totale de près de 14 000 mégawatts, Energoatom est le plus grand producteur d’électricité d’Ukraine.

Les enquêteurs affirment avoir mis au jour l’existence d’un vaste système de pots-de-vin représentant entre 10 % et 15 % de la valeur des contrats des fournisseurs, soit l’équivalent d’environ 86 millions d’euros. Des perquisitions ont été menées en 70 lieux à travers le pays le 10 novembre. Sept personnes ont été inculpées et cinq sont en détention.

Le cerveau de ce système corrompu serait Timur Mindich, un homme d’affaires et producteur de films, qui s’est enfui précipitamment d’Ukraine à la veille des perquisitions. Ce qui rend cette affaire très dangereuse pour Zelensky, c’est que Mindich est copropriétaire, avec le président ukrainien, du studio Kvartal 95, la boîte de production qui a tourné les séries et émissions ayant rendu Zelensky célèbre en tant que comédien avant son accession à la présidence en 2019.

Volodymyr Zelensky et Timur Mindich
Volodymyr Zelensky et Timur Mindich, deux vieux amis et partenaires en affaires. Harry Boone/X

Une fois de plus, de proches collaborateurs du président sont éclaboussés par un scandale, ce qui compromet Zelensky par association. La question se pose de savoir s’il aurait pu agir plus tôt pour mettre fin à ces agissements.

Mais la façon dont cette affaire s’est déroulée indique également qu’il s’agit de la manifestation d’un conflit beaucoup plus profond qui se déroule en coulisses entre des groupes de l’élite qui se disputent le contrôle du dernier actif précieux de l’État : le secteur de l’énergie.

Campagnes de dénigrement

Ce dernier épisode est le dernier en date d’une série d’événements qui remonte à l’été dernier, lorsque le groupe parlementaire « Serviteur du peuple » – le parti de Zelensky – a tenté de mettre fin à l’indépendance des agences anticorruption ukrainiennes. Des manifestations massives, qui ont rassemblé essentiellement de jeunes Ukrainiens, ont alors contraint le gouvernement à revenir sur sa décision.

À ce moment-là, des rumeurs concernant l’existence d’enregistrements secrets de conversations impliquant Mindich ont commencé à circuler dans les médias ukrainiens. Cependant, aucun détail sur le contenu de ces conversations n’a été divulgué à l’époque, et les allégations de corruption ne sont restées que des spéculations.

Alors que le gouvernement s’est retrouvé sous une pression croissante après les frappes aériennes massives menées par la Russie contre le secteur énergétique le 10 octobre, qui ont privé la population ukrainienne d’électricité pendant près d’une journée entière, les accusations ont commencé à fuser. L’attention s’est portée sur Volodymyr Kudrytsky, l’ancien directeur d’Ukrenergo, le principal opérateur du réseau électrique ukrainien.

Kudrytsky, figure influente de la société civile ukrainienne pro-occidentale et anti-corruption, a été arrêté le 28 octobre pour fraude présumée dans le cadre d’un complot visant à détourner l’équivalent de 1,4 million d’euros de fonds publics en 2018. L’enquête le visant a été menée par le Service d’audit de l’État ukrainien et le Bureau d’enquête de l’État, deux institutions qui sont directement subordonnées à Zelensky.

Kudrytsky a vigoureusement défendu son bilan contre ce qu’il a qualifié d’attaques à motivation politique visant à détourner l’attention de la responsabilité que porte le gouvernement dans la destruction du réseau énergétique ukrainien par la campagne aérienne russe.

Bien que Kudrytsky ait été libéré sous caution, l’enquête le concernant est toujours en cours.

Luttes de pouvoir

Quelle que soit leur issue sur le plan juridique, les rumeurs qui circulent à l’encontre de Mindich et les attaques contre Kudrytsky semblent, du moins pour l’instant, être des campagnes d’information classiques visant à détruire leur réputation et à nuire aux personnes et aux programmes qui leur sont associés.

Opposant les camps pro- et anti-Zelensky au sein de l’élite ukrainienne, les dernières révélations sur la corruption mettent en lumière une lutte de pouvoir pour le contrôle des actifs les plus précieux de l’État et des leviers du pouvoir en Ukraine. Même si les adversaires du président ne parviennent pas à le destituer, sa capacité à gouverner pourrait être sévèrement limitée du fait des attaques visant ses proches alliés tels que Mindich.

Un autre des principaux conseillers de Zelensky, le ministre de la justice (et ex-ministre de l’énergie) Herman Halouchtchenko, a également été suspendu de ses fonctions à la suite de l’opération Midas.

Ces luttes intestines au sein de l’élite, qui touchent un secteur essentiel pour la capacité de l’Ukraine à continuer de résister à l’agression russe, se déroulent alors que le pays est menacé dans son existence même. Si leur issue reste incertaine pour l’instant, plusieurs conclusions importantes peuvent déjà en être tirées.

Il est essentiel que le pays revienne pleinement à une vie politique concurrentielle aussi normale que possible, où la liberté d’expression, des médias et d’association, serait pleinement respectée. Cette vie politique a été dans une large mesure en raison de la guerre. Si certains estiment que mettre en évidence l’ampleur de la corruption en Ukraine ferait le jeu de la propagande russe, la réalité est que plus les fonctionnaires corrompus pourront continuer à abuser de leur pouvoir, plus les chances du pays de l’emporter sur la Russie s’amenuiseront.

Une implication plus directe de l’Union européenne et des États-Unis dans la lutte contre la corruption en Ukraine est nécessaire. La corruption réduit les fonds alloués à la guerre et alimente également les doutes de l’opinion publique dans les pays donateurs quant à l’efficacité du soutien à Kiev.

Cette corruption a eu des conséquences extrêmement néfastes sur le recrutement dans les forces armées. Une enquête récente a révélé que 71 % des Ukrainiens considèrent que le niveau de corruption a augmenté depuis l’invasion à grande échelle lancée par la Russie en février 2022.

Le taux mensuel de désertion dans l’armée s’élève actuellement à environ deux tiers parmi les nouvelles recrues. Cela représente 21 000 déserteurs pour 30 000 engagements. Cette situation n’est pas viable pour la défense de l’Ukraine et explique en partie les récents revers subis sur le front.

Ce qui est en jeu ici, ce n’est plus seulement la réputation du pays et de ses perspectives d’intégration à l’Union européenne. Assainir la politique ukrainienne – et montrer que cela a été fait – est désormais aussi essentiel pour la survie de l’Ukraine que de renforcer ses défenses aériennes et terrestres contre la Russie.

Tolérer la corruption est un luxe que l’Ukraine ne peut plus se permettre si elle veut survivre en tant que pays indépendant.

The Conversation

Stefan Wolff a bénéficié par le passé de subventions du Conseil britannique de recherche sur l'environnement naturel, de l'Institut américain pour la paix, du Conseil britannique de recherche économique et sociale, de la British Academy, du programme « Science pour la paix » de l'Otan, des programmes-cadres 6 et 7 de l'UE et Horizon 2020, ainsi que du programme Jean Monnet de l'UE. Il est administrateur et trésorier honoraire de la Political Studies Association du Royaume-Uni et chercheur principal au Foreign Policy Centre de Londres.

Tetyana Malyarenko a reçu des financements de l'Elliott School of International Affairs de l'université George Washington.

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19.11.2025 à 12:14

Grands travaux et démesure : Trump réinvente la Maison Blanche

Frédérique Sandretto, Adjunct assistant professor, Sciences Po

Une salle de bal colossale sera bientôt édifiée à la Maison Blanche. Un projet qui porte la marque du magnat de l’immobilier et de sa perception de son rôle présidentiel.
Texte intégral (2065 mots)

Donald Trump n’est pas le premier président des États-Unis à lancer de grands travaux à la Maison Blanche. Mais il existe une différence fondamentale entre les rénovations précédentes, dont les finalités étaient essentiellement fonctionnelles, et son projet d’immense salle de bal, reflet d’une vision très personnelle du décorum lié à la fonction présidentielle…


À l’orée de son second mandat présidentiel, Donald Trump a exprimé le souhait de doter la Maison Blanche d’un espace architectural inédit : une salle de bal destinée à accueillir des réceptions officielles, des dîners d’État et des événements diplomatiques de haute tenue.

Ce projet s’inscrit dans une longue tradition de réaménagements présidentiels, mais en déplace sensiblement la finalité. Le dispositif envisagé consisterait en l’édification, à la place de l’East Wing (l’aile orientale du complexe de la Maison Blanche), en cours de destruction, d’un espace d’environ 8 500 mètres carrés, conçu dans un style néoclassique afin de ne pas rompre avec l’esthétique originelle du bâtiment pensé par James Hoban à la fin du XVIIIᵉ siècle.

Trump n’est pas le premier président des États-Unis à ordonner un aménagement d’envergure du célèbre bâtiment. Depuis son achèvement en 1800, la Maison Blanche n’a cessé d’être transformée pour répondre aux exigences politiques, technologiques ou symboliques du moment. Thomas Jefferson (1801-1809) fit construire les premières terrasses et agrandir le bâtiment, Ulysses S. Grant (1869-1877) introduisit des commodités modernes, Theodore Roosevelt (1901-1909) décida de séparer espaces domestiques et professionnels en créant la West Wing en 1902, Harry S. Truman (1945-1953) entreprit une rénovation structurelle majeure entre 1948 et 1952.

Les modifications successives ont toujours été envisagées comme des réponses à des nécessités fonctionnelles ou institutionnelles. Le projet de Trump se distingue donc des précédents, dans la mesure où il semble poursuivre une finalité de prestige plus qu’une finalité pratique ou structurelle. De fait, il s’inscrit avant tout dans une logique de monumentalisation personnelle.

Plan supposé de l’extension de la salle de bal vers l’aile est de la Maison Blanche, basé sur la carte disponible à l’adresse https://www.theguardian.com/us-news/2025/oct/23/trump-white-house-ballroom-reaction. En pointillés, l’emplacement de la future salle de bal. Belbury/Wikipedia, CC BY-NC

Les coûts historiques des grandes rénovations présidentielles

Les transformations de la Maison Blanche ont toujours reflété, au-delà des nécessités matérielles, la conception que chaque président se fait de la fonction et du prestige de sa fonction.

La rénovation la plus célèbre reste celle conduite sous Harry S. Truman de 1948 à 1952. Après des décennies d’affaissement structurel, le bâtiment principal dut être intégralement vidé, ne conservant que les façades extérieures. Cette reconstruction, menée par l’architecte Lorenzo Winslow (1892-1976), coûta environ 5,7 millions de dollars à l’époque – soit près de 70 millions à 85 millions de dollars actuels (de 60,4 millions à 73,3 millions d’euros).

L’enjeu était avant tout sécuritaire et fonctionnel : il s’agissait de sauver le bâtiment, non d’en rehausser le prestige décoratif. Truman lui-même s’était installé à Blair House (la résidence des invités officiels du président des États-Unis lors de leur séjour à Washington) pendant les quatre années de travaux – une décision qui soulignait la dimension institutionnelle plutôt que personnelle du chantier.

Une décennie plus tard, Jacqueline Kennedy mena une autre forme de rénovation : esthétique, patrimoniale et culturelle. Dès son arrivée en 1961, la First Lady déplorait l’aspect hétéroclite et moderne du mobilier et entreprit une vaste campagne de restauration historique. Elle fit appel à des experts en art, des conservateurs et des mécènes privés pour redonner à la Maison Blanche le caractère d’un musée vivant de l’histoire nationale. Le budget total de cette opération fut d’environ 2 millions de dollars de l’époque (soit 21,5 millions de dollars actuels, ou près de 19 millions d’euros), dont une large part provenait de dons privés via la White House Historical Association, qu’elle fonda pour l’occasion. L’objectif était autant de préserver un patrimoine que de renforcer la sacralité culturelle du lieu.

Sous Barack Obama, plusieurs projets de modernisation furent également entrepris, notamment en matière de durabilité énergétique, de systèmes de communication et d’accessibilité. Ces travaux, moins visibles et donc moins médiatisés, ont coûté environ 4,5 millions de dollars (3,8 millions d’euros) par an entre 2010 et 2016.

Le projet de Donald Trump : un chantier somptuaire et symbolique

Dans ce contexte historique, le projet de salle de bal lancé par Donald Trump apparaît d’une nature tout à fait différente. En effet, le coût estimé pour cette nouvelle aile colossale s’élève à 200 millions de dollars (plus de 172 millions d’euros) initialement, puis 250 millions (215,8 millions d’euros), avant d’être réévalué à 300 millions de dollars (259 millions d’euros). En proportion, cette somme est entre trois et six fois supérieure à la reconstruction intégrale de Truman, et représente quatorze fois le coût du projet Kennedy.

Même si la justification officielle invoque un besoin d’espace et de représentation, la nature du projet révèle une approche profondément marquée par la culture du spectacle. À travers ce chantier, Trump semble poursuivre la logique esthétique et narrative qui caractérise son image publique : magnifier la puissance présidentielle par la monumentalité et le luxe, quitte à brouiller les frontières entre espace civique et personnel.

Ce projet a suscité des réactions contrastées au sein même de la sphère Trump, à commencer par son épouse. Melania Trump a en effet exprimé des réserves quant à la pertinence et au calendrier d’un tel chantier, estimant que celui-ci risquait d’alimenter une perception publique centrée sur le faste plutôt que sur la gouvernance.

Les opposants politiques de Donald Trump ont, pour leur part, dénoncé l’inutilité et le caractère narcissique d’un tel aménagement. Hillary Clinton a évoqué un projet « révélateur d’un président davantage occupé à mettre en scène son héritage qu’à gouverner le pays », position qui a rapidement été relayée par plusieurs figures du parti démocrate.

La portée symbolique des travaux

Au-delà des réactions immédiates, la portée symbolique d’un tel projet mérite une analyse approfondie, tant il touche à la fonction quasi rituelle de la Maison Blanche dans l’imaginaire politique états-unien. La construction d’une salle de bal conférerait à la résidence présidentielle une dimension plus monarchique que républicaine, en renforçant une théâtralisation du pouvoir que plusieurs chercheurs identifient comme un trait marquant de la présidence contemporaine. Cette scénographie du politique permettrait à Trump de faire de la Maison Blanche non seulement un lieu de décision, mais aussi un espace spectaculaire conçu pour magnifier la figure du président en tant qu’incarnation de la nation.

La salle de bal, pensée comme un espace d’apparat, fonctionnerait comme un décor destiné à mettre en scène la puissance et la grandeur, à la manière des salles d’apparat européennes, telles que Versailles ou Buckingham. Cette analogie souligne le déplacement symbolique qu’impliquerait une telle construction, en rapprochant la présidence états-unienne d’une forme de souveraineté cérémonielle.

D’ailleurs, dès le début de son second mandat, Donald Trump avait décidé de faire quelques travaux de rénovation. En janvier 2025, il s’attaque au Bureau ovale et commande des dorures massives (moulures, plafonds, cadres) et de nombreux objets dorés pour refléter son goût pour le luxe. Il impose une esthétique bling-bling dans un espace traditionnellement marqué par la sobriété.

En outre, la salle de bal constituerait un espace de sociabilité élitaire, réservé à une audience sélectionnée de dignitaires, de mécènes et d’alliés politiques, ce qui renforcerait la dimension exclusive de l’exercice du pouvoir. La portée symbolique d’un tel édifice dépasserait ainsi la seule question architecturale pour investir le champ du politique, du culturel et du mémoriel, en projetant dans l’espace bâti une conception du pouvoir centrée sur la magnificence, la visibilité permanente et la sacralisation de la figure présidentielle.

Trump et la postérité

Chaque président contribue, à sa manière, à l’inscription matérielle de la fonction dans le temps. Toutefois, la tentation d’assimiler Trump aux « bâtisseurs » de la présidence semble relever d’une construction narrative plus que d’une réalité fonctionnelle.

Là où Roosevelt, Truman ou même Kennedy cherchaient à adapter la résidence aux exigences de l’État moderne, Trump semble viser une empreinte mémorielle, visible et spectaculaire, dont la salle de bal serait le symbole. Une telle initiative interroge sur la conception trumpienne de la postérité, fondée non sur l’action politique durable, mais sur l’établissement d’un signe architectural destiné à survivre à son mandat.

The Conversation

Frédérique Sandretto ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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19.11.2025 à 12:14

Cinquante ans après la mort de Franco, que reste-t-il de sa dictature ?

Sophie Baby, Maîtresse de conférences HDR en histoire contemporaine, Université Bourgogne Europe

Vainqueur de la sanglante guerre civile espagnole (1936-1939), Franco dirigea son pays d’une main de fer jusqu’à son décès, il y a exactement 50 ans.
Texte intégral (2429 mots)

La mort du dictateur Francisco Franco, le 20 novembre 1975, a ouvert la voie à la démocratisation de l’Espagne. Pour autant, les quatre décennies durant lesquelles il a exercé le pouvoir dans son pays ont laissé une trace qui ne s’est pas encore estompée. Sophie Baby, maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’Université Bourgogne Europe, spécialiste du franquisme et de la transition démocratique en Espagne, autrice en 2024 de Juger Franco ? Impunité, réconciliation, mémoire, aux éditions La Découverte, revient dans cet entretien sur le parcours du Caudillo, de son rôle dans la guerre civile (1936 à 1939) à la répression que son régime a mise en œuvre, sans oublier les enjeux mémoriels autour de la commémoration de cette époque qui secouent aujourd’hui l’Espagne contemporaine.


The Conversation : Pouvez-vous nous rappeler qui était Francisco Franco et la façon dont il est arrivé au pouvoir ?

Sophie Baby : Franco, né en 1892 dans le village d’El Ferrol, en Galice, est un officier de carrière qui s’illustre dans la guerre du Rif (1921-1926), alors seul terrain d’action de l’armée espagnole. Il devient à 33 ans l’un des plus jeunes généraux d’Europe. Après la proclamation de la Seconde République espagnole en 1931, il occupe plusieurs postes de haut rang. En 1936, il se rallie, assez tardivement, au coup d’État militaire qui cherche à renverser la toute jeune République. D’autres généraux que lui ont fomenté ce putsch, mais il y jouera un rôle clé.

Depuis les Canaries, il rallie le Maroc, soulève l’armée d’Afrique qui lui était fidèle et débarque en Andalousie. Avec la mort des autres chefs putschistes, les généraux Sanjurjo et Mola, dans des accidents d’avion, il s’affirme comme le leader du camp rebelle dit « national ». Face à l’échec du coup d’État et à la résistance du gouvernement républicain, d’une partie de l’armée restée loyale à la République et de la population, une guerre civile s’engage, qui durera trois ans. Installé à Burgos, dans le nord du pays, Franco fonde les bases de son futur régime, et s’impose sur tout le territoire après la victoire proclamée le 1er avril 1939.

Sur quelles valeurs ce nouveau régime repose-t-il ?

S. B. : Le régime franquiste s’appuie sur le Movimiento Nacional (Mouvement national) qui devient le seul parti autorisé en Espagne. C’est un mouvement nationaliste, antilibéral, catholique et profondément anticommuniste, hostile aux réformes laïques et sociales de la République. Centré sur la Phalange, organisation inspirée du fascisme italien, il vise à restaurer un ordre traditionnel fondé sur l’armée, l’Église et les hiérarchies sociales. Son idéologie mêle nationalisme, conservatisme et croisade religieuse contre une « anti-Espagne » identifiée au communisme, à la franc-maçonnerie, au libéralisme.

Quel a été le bilan humain de la guerre civile et du régime de Franco ?

S. B. : Il faut distinguer ce qui est le strict bilan de la guerre civile, de 1936 à 1939, et le bilan de la répression franquiste, qui s’entremêlent dans le temps. Ces bilans ne sont pas totalement définitifs, on ne dispose toujours pas de liste précise des noms et du nombre des victimes. Mais les historiens ont énormément travaillé et l’ordre de grandeur est fiable aujourd’hui.

On estime que la guerre civile a fait 500 000 victimes. Parmi elles, 100 000 étaient des soldats tombés au front, donc une minorité. Environ 200 000 personnes ont été exécutées à l’arrière – 49 000 dans la zone contrôlée par les républicains et 100 000 dans la zone franquiste. Le reste sont des victimes des conséquences de la guerre, des déplacements, de la famine et des bombardements des villes.

Après 1939, la répression franquiste se poursuit, avec environ 50 000 exécutions dans les années 1940. Par ailleurs, l’Espagne est plongée dans une grave famine provoquée non pas par le simple isolement conséquent à la Seconde Guerre mondiale, comme l’a clamé la propagande franquiste, mais par la politique d’autarcie du régime qui avait fait le pari de l’autosuffisance, interrompant les importations notamment d’engrais, fixant autoritairement les prix, réquisitionnant la production, laissant la population en proie du marché noir et à la faim, pour un bilan d’au moins 200 000 morts.

En outre, on estime qu’au tout début des années 1940, il y a à peu près 1 million de prisonniers en Espagne : environ 300 000 dans les prisons et plus d’un demi-million dans les presque 200 camps de concentration répartis sur le territoire espagnol, qui existent jusqu’en 1947. On estime que quelque 100 000 prisonniers de ces camps de concentration ont trouvé la mort pendant cette période.

Par ailleurs, 140 000 travailleurs forcés sont passés dans les camps de travail du régime, qui fonctionnaient encore dans les années 1950. Tandis que 500 000 personnes fuient la répression franquiste ; les deux tiers ne reviendront pas.

Le régime franquiste s’est clairement rangé pendant le conflit mondial du côté de Hitler et de Mussolini, qui avaient massivement contribué à la victoire du camp national par l’envoi de dizaines de milliers de soldats, d’avions, de matériel de guerre. Oscillant entre un statut de neutralité et de non-belligérance, Franco s’était engagé, lors de sa rencontre avec Hitler à Hendaye en octobre 1940, à entrer en guerre au moment opportun – moment qui ne s’est jamais présenté. Mais les Alliés n’étaient pas dupes : l’Espagne de Franco fut mise au ban de la communauté internationale et ne put pas rejoindre l’Organisation des Nations unies avant 1955.

Aujourd’hui, qu’en est-il de la question de la reconnaissance des victimes de la guerre et du régime ?

S. B. : Le régime franquiste a mis en place une politique mémorielle offensive et durable, reposant d’abord sur l’exaltation des héros et des martyrs de la « croisade ». Les victimes du camp national ont obtenu des tombes avec des noms et des monuments leur rendant hommage – ces monuments « a los caídos » (« aux morts ») qui parsèment les villages de la Péninsule. Elles ont pu bénéficier de pensions en tant qu’anciens combattants, invalides de guerre, veuves ou orphelins.

Ce qui n’était pas le cas de celles et ceux du camp vaincu, voués à l’exclusion, à la misère et à l’oubli. Paul Preston parle à cet égard de politique de la vengeance. La persécution se poursuivra jusqu’à la fin du régime, les dernières exécutions politiques datant de quelques semaines avant la mort du dictateur.

C’est ce déséquilibre que les collectifs de victimes issues du camp républicain, constitués dans les années 1960 et 1970, demanderont à compenser une fois le dictateur disparu, réclamant réparation puis reconnaissance.

En 2025, le gouvernement de Pedro Sánchez a lancé l’année commémorative des « Cinquante ans de liberté » pour célébrer les acquis démocratiques et les luttes antifranquistes. L’accent est mis sur ceux qui ont lutté et, pour certains, perdu leur vie sur l’autel de ce combat pour la liberté. Cette initiative s’inscrit dans une politique mémorielle amorcée avec l’exhumation de Franco en 2019 – son corps reposait jusque-là dans la basilique de Valle de los Caídos, en Castille au nord-ouest de Madrid, construite par des prisonniers du régime ; Pedro Sanchez, tout juste arrivé au pouvoir, avait fait une priorité de son transfert vers le caveau de sa famille – et renforcée par la loi sur la mémoire démocratique de 2022, qui rompt avec la logique d’équivalence entre les deux camps, condamne sans détour la dictature et affirme la supériorité définitive de la légitimité démocratique sur la légitimité franquiste.

Face à ces politiques de mémoire orchestrées par la gauche, quelles sont les positions de la droite traditionnelle et de l’extrême droite ?

S. B. : Il est certain que la droite – que ce soit le parti conservateur traditionnel, le Parti populaire (PP), ou la formation d’extrême droite Vox, apparue en 2014 – s’est toujours opposée à cette politique de mémoire qu’elle considère comme une façon d’entretenir la division des Espagnols susceptible, dit-elle, de reconduire la guerre civile d’antan. Ces partis estiment qu’il ne faut pas « rouvrir les blessures du passé », même si un relatif consensus existe aujourd’hui, au moins localement, sur la nécessité d’identifier et de restituer les corps des disparus. Mais ils s’opposent à toute forme de réhabilitation des victimes et refusent toute forme de responsabilité de l’État.

La droite, qui n’a jamais rompu avec la dictature franquiste et qui a majoritairement refusé d’adopter la Constitution de 1978, s’est depuis le début des années 2000 approprié l’héritage de la transition à la démocratie, brandissant la concorde, le consensus, la réconciliation comme arguments pour rejeter les politiques de mémoire.

Comment la question des symboles franquistes dans l’espace public est-elle traitée ?

S. B. : La première loi mémorielle de 2007, adoptée par le gouvernement socialiste de José Luis Rodríguez Zapatero, a engagé l’effacement de l’espace public des symboles franquistes qui étaient encore omniprésents : changement des noms de rues, suppression des emblèmes de la Phalange (le joug et les flèches) présents sur tous les bâtiments publics, déboulonnage des statues équestres de Franco, destruction d’un certain nombre de monuments à la gloire du régime et de la « croisade » parce qu’ils exaltaient de façon trop évidente les valeurs du franquisme. Il en subsiste un certain nombre et, tout récemment, le gouvernement a annoncé la publication d’un recensement de ces symboles encore en place.

Le déboulonnage des statues peut rappeler la vague que l’on a pu observer aux États-Unis et ailleurs, notamment au Royaume-Uni, à la suite du mouvement Black Lives Matter. Mais en Espagne, il n’a rien eu d’un tel élan populaire ; à l’inverse, il a relevé d’une politique menée d’en haut par les pouvoirs publics.


À lire aussi : Vandalisme et déboulonnage de statues mémorielles : l’histoire à l’épreuve de la rue


Aujourd’hui, que reste-t-il de la figure de Franco ?

S. B. : La commémoration des cinquante ans de la mort de Franco soulève une question centrale : que commémorer exactement ? La mort d’un dictateur ? Ce qu’il en reste, c’est, je dirais, majoritairement de l’ignorance. Dans le cursus scolaire classique, la part consacrée à l’enseignement de l’histoire de l’Espagne du XXe siècle est très réduite. Cela conduit à une méconnaissance globale de ce qu’a été réellement le franquisme et encourage une vision très édulcorée de ce régime.

Un discours familial et social persiste dans certains milieux, surtout de droite et dans certaines régions comme Madrid ou la Castille, qui tend à minimiser l’ampleur de la répression franquiste, à renier toute comparaison de Franco avec Hitler ou Mussolini, à valoriser les bienfaits du régime. Jusqu’à considérer, pour un cinquième de la population, selon un sondage récent, que les années de la dictature de Franco furent bonnes, voire très bonnes, pour les Espagnols. On observe ainsi une apparente résurgence de cette vision positive du régime franquiste ces dix dernières années, à la faveur de l’essor de Vox : de plus en plus de jeunes participent aux messes en l’honneur de Franco, chantent dans la rue le Cara al Sol (l’hymne phalangiste) et certains enseignants du secondaire déplorent que des élèves choisissent Franco comme héros de l’histoire de l’Espagne à l’occasion de travaux à rendre.

Cela explique en partie la politique du gouvernement socialiste actuel, destinée notamment à cette jeunesse, qui insiste non seulement sur la cruauté du régime par le biais de la réhabilitation des victimes, mais aussi sur les conséquences concrètes de l’absence de libertés et sur l’importance de la lutte antifranquiste et des acquis démocratiques.


Propos recueillis par Mathilde Teissonnière.

The Conversation

Sophie Baby a reçu des financements de l'Institut universitaire de France.

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