16.11.2025 à 15:38
Fabrice Lollia, Docteur en sciences de l'information et de la communication, chercheur associé laboratoire DICEN Ile de France, Université Gustave Eiffel
Face au puissant mouvement de contestation qui s’est emparé de la Tanzanie à la suite des élections générales, l’une des réponses du pouvoir a consisté à couper les réseaux sociaux. Dans ce grand pays d’Afrique de l’Est, comme dans bien d’autres pays aujourd’hui, la maîtrise de l’espace numérique est devenue un aspect central de la répression.
Le 29 octobre 2025, la Tanzanie a tenu des élections générales censées prolonger la trajectoire démocratique d’un pays souvent vu comme un îlot de stabilité politique en Afrique de l’Est.
Mais dans un climat déjà tendu – manifestations sporadiques à Zanzibar et Arusha, arrestations d’opposants, présence accrue de force de sécurité et fermeture partielle des médias critiques –, le scrutin s’est transformé en crise politique majeure. La présidente sortante Samia Suluhu Hassan, devenue présidente de Tanzanie en mars 2021 à la suite du décès du président John Magufuli, dont elle était la vice-présidente, a été élue avec près de 98 % des voix dans un contexte où le principal parti d’opposition, Chadema, avait été marginalisé et plusieurs de ses dirigeants arrêtés.
Dès l’annonce des résultats, des manifestations de protestation ont éclaté à Dar es Salaam (la plus grande ville du pays, où vivent environ 10 % des quelque 70 millions d’habitants du pays), à Mwanza et à Arusha. Les affrontements auraient fait, selon les sources, entre 40 et 700 morts, et plus d’un millier de blessés.
Face à la propagation des manifestations, le pouvoir a réagi par un couvre-feu national, un déploiement militaire dans les grandes villes et une coupure d’accès à Internet pendant environ 5 jours, invoquant la prévention de la désinformation comme mesure de sécurité. L’accès à Internet a été partiellement rétabli, mais les restrictions sur les réseaux sociaux et les plates-formes de messagerie persistent.
Ce triptyque autoritaire – fermeture politique, verrouillage territorial et blackout numérique – a transformé une contestation électorale en véritable crise systémique de confiance entre État et citoyens, entre institutions et information, et entre stabilité et légitimité.
Le contrôle de l’information comme pratique de gouvernement
Dans la perspective des sciences de l’information et de la communication (SIC), la séquence tanzanienne illustre une tendance plus large qui est celle de la transformation de la gestion de l’information en technologie de pouvoir (voir notamment, Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, 1975 ; Gilles Deleuze, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, 1990).
Le blackout numérique ne vise pas seulement à contenir la désinformation ; il reconfigure les conditions mêmes de la visibilité. Comme le souligne Pierre Musso dès 2003 dans Télécommunications et philosophie des réseaux, l’espace numérique n’est plus un simple médium mais un espace politique. En contrôler l’accès, c’est aussi gouverner la perception.
Privés de réseaux sociaux, les citoyens perdent sur-le-champ leurs canaux d’expression. Les médias indépendants se retrouvent aveugles et les ONG ne peuvent plus documenter les violences.
C’est ainsi que l’État redevient le seul producteur de discours légitime : une régie symbolique de l’ordre public, pour reprendre la notion de Patrick Charaudeau (2005) sur la mise en scène du pouvoir.
Cette stratégie s’inscrit dans un continuum déjà observé lors d’autres scrutins africains (Ouganda 2021, Tchad 2021, Sénégal 2024). Elle marque une mutation du contrôle politique où il ne s’agit plus de réprimer la parole mais de désactiver les infrastructures mêmes de la parole.
La fabrique de la stabilité par la censure
Le discours officiel invoque la lutte contre les fausses informations pour justifier les coupures. Mais l’analyse sémiotique révèle un glissement de sens. L’ordre public devient synonyme de silence collectif et la stabilité politique se construit sur la neutralisation des espaces numériques de débat.
Les travaux en communication politique (Dominique Wolton, 1997) montrent que la démocratie suppose du bruit, du conflit, du débat et que le silence n’est pas l’ordre mais plutôt la suspension de la communication sociale.
Cette logique de stabilité performative donne l’illusion qu’il suffit que l’État contrôle la perception du désordre pour produire l’image d’un ordre.
Dans l’analyse du cas tanzanien, cette mise en scène du calme repose sur une invisibilisation dans la mesure où le calme apparent des réseaux remplace la réalité conflictuelle du terrain. Ce phénomène de stabilité performative, c’est-à-dire ici le calme apparent des réseaux traduisant une stabilité imposée, a déjà été observé au Cameroun et en Ouganda. Dans ces cas, la coupure d’Internet fut utilisée pour maintenir une image d’ordre pendant les scrutins contestés.
Or, la Tanzanie est un pays jeune. Près de 65 % de sa population a moins de 30 ans. Cette génération connectée via TikTok, WhatsApp ou X a intégré les réseaux sociaux non seulement comme espace de loisir mais aussi comme lieu d’existence politique. La priver soudainement d’accès dans ce moment précis porte à l’interprétation inévitable d’un effacement d’une part de la citoyenneté numérique.
Cette fracture illustre une asymétrie de compétences médiatiques qui se caractérise par le fait que le pouvoir maîtrise les outils pour surveiller tandis que les citoyens les mobilisent pour exister. Le conflit devient ainsi info-communicationnel dans la mesure où il se joue sur les dispositifs de médiation plutôt que dans la confrontation physique.
Aussi les répercussions sont-elles économiquement et symboliquement élevées.
Les interdictions de déplacement paralysent le commerce intérieur et les ports, les coupures d’Internet entraînent une perte économique estimée à 238 millions de dollars (un peu plus de 204 millions d’euros) et les ONG et entreprises internationales suspendent leurs activités face au manque de visibilité opérationnelle.
Mais au-delà du coût économique, la coupure d’Internet produit un effet délétère où la relation de confiance entre État et citoyens est rompue. L’information, en tant que bien commun, devient ici un instrument de domination.
En Tanzanie, la circulation de l’information repose désormais sur des dispositifs de contrôle, non de transparence. L’État agit comme gatekeeper unique en filtrant les récits selon une logique de sécurité nationale. On assiste ainsi à une crise de la médiation où le lien symbolique entre institutions, médias et citoyens se défait.
Cette rupture crée une désintermédiation forcée où des circuits parallèles (VPN, radios communautaires, messageries clandestines) émergent, mais au prix d’une fragmentation du débat public. La sphère publique devient une mosaïque de micro-espaces informels, sans régulation et favorisant l’amplification des rumeurs et de discours extrêmes.
La situation tanzanienne dépasse le cadre du pays, en mettant en évidence les tensions d’un continent engagé dans une modernisation technologique sans démocratisation parallèle. L’Afrique de l’Est, longtemps vitrine du développement numérique avec le Kenya et le Rwanda, découvre que l’économie digitale ne garantit pas la liberté numérique.
À lire aussi : Rwanda, Maroc, Nigeria, Afrique du Sud : les quatre pionniers des nouvelles technologies en Afrique
Là où les infrastructures se développent plus vite que les institutions, les réseaux deviennent des zones grises de gouvernance. Ni pleinement ouverts ni totalement fermés, ils sont constamment surveillés. Le cas tanzanien incarne ainsi un moment charnière où la technologie cesse d’être vecteur de progrès pour devenir vecteur de pouvoir.
Dans une approche SIC, la question centrale reste celle de la sécurité communicationnelle.
Peut-on parler de sécurité nationale lorsque la sécurité informationnelle des citoyens est compromise ? La coupure d’Internet ne prévient pas la crise mais la diffère, la rendant plus imprévisible et violente. Cette distinction entre sécurité perçue et sécurité vécue est la preuve que la stabilité ne se mesure pas à l’absence de bruit mais à la qualité du lien informationnel entre les acteurs.
La Tanzanie illustre une mutation du pouvoir à l’ère numérique : gouverner, c’est aussi, désormais, gérer la visibilité. Mais la maîtrise de cette visibilité ne suffit pas à produire la légitimité. En restreignant l’accès à l’information, le régime tanzanien a peut-être gagné du temps mais il a sûrement perdu de la confiance. Pour les observateurs africains et internationaux, cette crise n’est pas un accident mais le symptôme d’une Afrique connectée, mais débranchée de sa propre parole.
Fabrice Lollia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
16.11.2025 à 10:15
Christakis Georgiou, Spécialiste de l'économie politique de la construction européenne, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3

L’émission de dette par l’Union européenne, lancée par le plan de relance européen du 27 mai 2020 (Next Generation EU), peut profiter à ses États membres. Car qui dit dette, dit obligation, mais aussi actif financier. Un actif sûr européen demandé par les investisseurs du monde entier, comme alternative aux bons du Trésor fédéral états-unien.
Alors que l’impératif de réduction du déficit budgétaire continue d’alimenter la crise politique en France et que les négociations s’engagent sur le prochain cadre financier pluriannuel (CFP) de l’Union européenne (UE), cette dernière continue de monter en puissance en tant qu’émetteur de dette obligataire.
Cet essor est du au plan de relance européen proposé par la Commission européenne le 27 mai 2020, à savoir Next Generation EU (NGEU). Celui-ci semble avoir ouvert la voie vers une capacité d’emprunt européenne permanente. Durant l’été 2025, l’UE met au point le programme SAFE (Security Action for Europe) qui prévoit 150 milliards d’euros de dette, tandis que la Commission européenne propose la création d’un instrument de gestion de crise. Celui-ci autoriserait l’exécutif européen à lever jusqu’à 400 milliards d’euros le cas échéant.
Dans cet article, j’explique pourquoi l’émission pérenne et accrue de dette européenne contribuera à la consolidation des finances publiques des États membres. Raison de plus pour l’UE d’accélérer dans cette direction.
Le point de départ de ce raisonnement est simple : que demandent les investisseurs en la matière ?
En 1999, la création de l’Union économique et monétaire (UEM) crée le potentiel de défauts souverains en Europe, c’est-à-dire le risque financier qu’un État membre ne rembourse pas ses dettes. L’UEM a soustrait la création monétaire au contrôle des États membres pour la confier à la Banque centrale européenne. Sans ce contrôle, les États de l’Union européenne perdent la certitude de pouvoir honorer leurs obligations souveraines car ils renoncent à la possibilité d’avoir recours à la création monétaire pour se financer.
Pour un ensemble de raisons, ce risque financier potentiel déstabilise le fonctionnement des marchés des capitaux, car il élimine le statut d’actif sûr dont jouissaient les titres de dette publique jusque-là.
C’est la raison pour laquelle les investisseurs financiers ont très tôt compris que l’Union économique et monétaire devrait être complétée par la création d’un actif sûr européen, soit d’une part en recourant à l’émission et la responsabilité conjointes des États de l’UE, soit d’autre part à l’émission de titres de dette par la Commission européenne.
L’offre de ce nouvel actif financier européen devrait être volumineuse, fréquente et pérenne de manière à s’ériger en actif financier de référence et valeur refuge dans le marché financier européen. Pour la quasi-totalité des investisseurs, le modèle à reproduire est celui du marché états-unien de la dette publique, dont le pivot est le bon du Trésor fédéral.
À lire aussi : Face à la dette publique, « trois » Europe et une seule monnaie
À cela s’ajoute une demande croissante de la part des investisseurs extraeuropéens pour une alternative aux actifs libellés en dollar. Cette tendance est apparue depuis une dizaine d’années avec l’arsenalisation croissante du dollar par l’administration fédérale états-unienne. Le terme « arsenalisation du dollar » renvoie à un ensemble de pratiques à visée géopolitique, comme la menace d’interdire l’accès aux marchés financiers américains ou des poursuites judiciaires pour non-respect de sanctions (contre l’Iran, par exemple) prononcées par l’administration. Depuis un an, l’instabilité politique aux États-Unis, notamment la menace de réduire l’indépendance de la Réserve fédérale, a accru cette demande de diversification. L’euro est bien placé pour offrir une alternative, mais à condition de pouvoir offrir un actif aussi sûr et liquide que le bon du Trésor fédéral.
Étant donné que l’évolution de l’UE en émetteur souverain est une demande forte des investisseurs, par quels mécanismes cela pourrait-il contribuer à la consolidation des finances publiques des États membres ?
Le premier mécanisme concerne l’effet général sur l’évaluation des risques de crédit par les investisseurs. L’augmentation nette de l’offre d’actifs sûrs aura un effet général rassurant et par conséquent réduira les primes de risque, mais aussi les spreads (différence de taux d’intérêt d’une obligation avec celui d’une obligation de référence de même durée) entre États de l’UE.
Un exemple de cette dynamique est l’expérience de l’automne 2020, avant et après l’annonce de l’accord sur le plan de relance européen. Tant que cet accord éludait les dirigeants européens, la fébrilité était palpable sur les marchés et les spreads. Celui de l’Italie en particulier avait tendance à s’écarter. L’annonce de l’accord a immédiatement inversé la dynamique. La mise en œuvre du programme fait qu’aujourd’hui les États membres du sud de l’UE – Italie, Espagne, Portugal – empruntent à des conditions similaires à celles de la France.
Le deuxième mécanisme répond à la demande de diversification des investisseurs extraeuropéens. En leur proposant une alternative crédible aux actifs en dollar, l’émission accrue de dette européenne attirera un surcroît de flux extraeuropéens vers l’Europe. Cela augmentera l’offre de crédit en Europe, ce qui diminuera les taux d’intérêt de façon générale et facilitera le financement de l’économie européenne.
Le troisième mécanisme dépend de l’utilisation des ressources collectées par l’émission de dette. Si, comme avec le plan de relance européen Next Generation EU, ces ressources sont affectées à l’investissement public, notamment en infrastructures, cela améliorera la croissance potentielle.
L’accélération de la croissance générera un surplus de recettes fiscales, tout en agissant sur le dénominateur (à savoir le PIB, auquel on rapporte le stock de dette publique pour obtenir le ratio qui sert le plus souvent de référence dans les débats sur la soutenabilité des dettes). Les effets bénéfiques attendus sont aujourd’hui visibles dans les principaux États membres bénéficiaires de ce plan de relance, à savoir l’Italie et l’Espagne.
L’amélioration des perspectives de croissance aura aussi un effet spécifiquement financier. Pourquoi ? Car elle contribuera à retenir davantage de capitaux européens qui aujourd’hui s’exportent aux États-Unis pour chercher des rendements plus élevés dans les start-ups du pays de l’Oncle Sam. En d’autres termes, la résorption de l’écart de croissance entre États-Unis et Europe offrira relativement plus d’opportunités de placement en Europe même à l’épargne européenne.
Un actif sûr européen est la pièce maîtresse pour enfin aboutir à l’union des marchés des capitaux. L’offre d’un actif financier de référence, ou benchmark asset, contribuera à uniformiser les conditions financières dans les États de l’UE, favorisera la diversification et la dénationalisation des expositions au risque et fournira du collatéral en grande quantité pouvant servir à garantir les transactions transfrontières au sein de l’UE.
Cette dernière fonction des titres de dette publique (servir de collatéral dans les transactions financières) est capitale pour le fonctionnement du système financier contemporain. Lorsque les banques et autres firmes financières ont besoin de liquidités, elles se tournent vers d’autres firmes financières et leur en empruntent en garantissant la transaction par des titres de dette publique.
L’utilisation de ces titres à cette fin découle de leur statut d’actif sûr. C’est la raison pour laquelle un actif sûr européen sous forme de titres émis par la Commission européenne favorisera les transactions transfrontières : une banque portugaise pourra beaucoup plus facilement emprunter des liquidités à un assureur allemand si la transaction est garantie par des titres européens plutôt que par des titres portugais par exemple.
L’union des marchés des capitaux, c’est-à-dire l’élimination du biais national dans la composition des portefeuilles d’actifs, améliorera l’allocation globale du capital en permettant de mieux aligner épargne et investissements à travers le marché européen. Cela était précisément l’un des effets principaux escomptés lors de la création de l’Union économique et monétaire (UEM).
Durant la première décennie de son existence, cette intégration financière a eu lieu, bien que cela servît à financer des bulles de crédit dans la périphérie qui alimentèrent la crise de l’Union économique et monétaire en 2009-2012. Les flux accrus de capitaux vers les États membres du sud de l’Europe ont diminué drastiquement le coût de financement des entreprises et des autorités publiques mais ont principalement été canalisés vers des investissements improductifs et spéculatifs comme la bulle immobilière en Espagne. Or, intégration financière et bulles de crédit ne sont pas synonymes : si les conditions sont mises en place pour canaliser le surcroît de flux de capitaux transfrontières vers les investissements productifs, la hausse de la croissance sera durable.
Christakis Georgiou ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
13.11.2025 à 14:31
Allane Madanamoothoo, Associate Professor of Law, EDC Paris Business School
Et si la gestation ou, du moins, une partie du processus, pouvait être externalisée au moyen de dispositifs extra-utérins, que ce soit pour poursuivre le développement de nouveau-nés prématurés ou pour des visées plus politiques, comme lutter contre la baisse des naissances ? Une telle technologie est encore très loin d’être réalisable, mais des recherches sont bel et bien menées dans ce domaine.
En août dernier, la rumeur circulait qu’un chercheur chinois, Zhang Qifeng, fondateur de Kaiwa Technology, travaillait au développement de robots humanoïdes dotés d’utérus artificiels, capables de porter un fœtus jusqu’à dix mois. Le prototype serait presque finalisé et devrait être prêt d’ici à 2026. Prix du « robot de grossesse » : 100 000 yuans (environ 12 000 euros).
Après vérification, il s’avère que cette technique de procréation, appelée « ectogenèse », ne verra pas le jour en Chine et que les informations relayées sont fausses. Il en est de même de l’existence de Zhang Qifeng.
Toutefois, même si pour l’heure l’utérus artificiel (UA) relève de la science-fiction, la création d’un tel dispositif technique – perçu comme le prolongement des couveuses néonatales et des techniques de procréation médicalement assistée – fait l’objet de recherches dans plusieurs pays.
L’idée de concevoir et de faire naître un enfant complètement en dehors du corps de la femme, depuis la conception jusqu’à la naissance, n’est pas nouvelle. Le généticien John Burdon Sanderson Haldane (1892-1964), inventeur du terme « ectogenèse », l’avait imaginé en 1923.
Selon les prédictions de ce partisan de l’eugénisme, le premier bébé issu d’un UA devait naître en 1951.
Henri Atlan, spécialiste de la bioéthique et auteur de l’Utérus artificiel (2005), estimait, quant à lui, que la réalisation de l’UA pourrait intervenir d’ici le milieu ou la fin du XXIᵉ siècle.
Même si l’UA n’existe pas encore, les chercheurs ont d’ores et déjà commencé à faire des essais chez les animaux, dans l’espoir de développer par la suite des prototypes d’UA applicables à l’être humain.
En 1993, par exemple, au Japon, le professeur Yoshinori Kuwabara a conçu un incubateur contenant du liquide amniotique artificiel permettant à deux fœtus de chèvres (de 120 jours et de 128 jours, la gestation étant de cinq mois chez la chèvre, soit autour de 150 jours) de se développer hors de l’utérus pendant trois semaines. À leur naissance, ils ont survécu plus d’une semaine.
En 2017, un article publié dans Nature Communications a révélé les travaux de l’équipe d’Alan Flake, chirurgien fœtal à l’hôpital pour enfants de Philadelphie (États-Unis), qui ont permis à des fœtus d’agneaux de se développer partiellement, là encore dans un dispositif extra-utérin rempli de liquide amniotique artificiel, pendant quatre semaines. Avec un apport nutritionnel approprié, les agneaux ont connu une croissance apparemment normale, notamment au niveau du développement des poumons et du cerveau.
Côté développement embryonnaire, toujours chez l’animal, en 2021, des chercheurs chinois ont mis au point un système capable de surveiller le développement d’embryons de souris de manière entièrement automatisée, abusivement surnommé « nounou artificielle ».
L’utilisation d’animaux à des fins de recherche, bien qu’elle soit réglementée dans de nombreux pays, y compris les pays de l’Union européenne (Directive européenne 2010/63 UE) et aux États-Unis (Animal Welfare Act), soulève néanmoins des questions éthiques.
Dans le domaine de la procréation humaine, les avancées sont également considérables. Il est possible depuis 1978 – année de la naissance de Louise Brown, premier « bébé-éprouvette » du monde – de concevoir un embryon par fécondation in vitro (FIV), puis de l’implanter avec succès dans l’utérus de la mère.
En 2003, les travaux de la chercheuse américaine Helen Hung Ching Liu ont démontré la possibilité d’implanter des embryons dans une cavité biodégradable en forme d’utérus humain et recouverte de cellules endométriales. Faute d’autorisation légale, les embryons, qui se développaient normalement, ont été détruits au bout de six jours.
En 2016, un article publié dans Nature Cell Biology a également révélé que le développement embryonnaire pouvait se poursuivre en laboratoire, grâce à un système in vitro.
Le défi pour les chercheurs consiste à combler la période qui suit les 14 premiers jours de l’embryon conçu par FIV – période qui correspond à un seuil critique car elle comprend des étapes clés du développement de l’embryon.
À ce jour, de nombreux pays ont défini une limite de quatorze jours à ne pas dépasser pour le développement embryonnaire in vitro à des fins de recherche ou pour la fécondation, soit sous la forme de recommandations, soit par l’intermédiaire d’une loi, comme c’est le cas en France.
Les recherches actuelles sur le développement de l’UA « partiel » dans lequel l’enfant serait placé dans un dispositif extra-utérin rempli de liquide de synthèse sont motivées par des raisons thérapeutiques, notamment la réduction de la mortalité des nouveau-nés prématurés.
Toutefois, l’UA « total » qui permettrait une gestation extra-corporelle, de la fécondation à la naissance, pourrait se déployer pour répondre à d’autres objectifs. Il s’agit naturellement d’un exercice de prospective, mais voici certains développements qui semblent envisageables si l’UA « total » venait à être développé et à devenir largement accessible.
Certaines femmes pourraient y avoir recours pour des raisons personnelles. Henri Atlan en avait déjà prédit la banalisation :
« Très vite se développera une demande de la part de femmes désireuses de procréer tout en s’épargnant les contraintes d’une grossesse […] Dès qu’il sera possible de procréer en évitant une grossesse, au nom de quoi s’opposera-t-on à la revendication de femmes pouvant choisir ce mode de gestation ? »
Dans une société capitaliste, certaines entreprises pourraient encourager la « culture des naissances » extra-corporelles afin d’éviter les absences liées à la grossesse humaine. Une discrimination pourrait alors s’opérer entre les salariées préférant une grossesse naturelle et celles préférant recourir à l’UA dans le cadre de leur projet de maternité. Dans un contexte concurrentiel, d’autres entreprises pourraient financer l’UA. Rappelons à cet égard que, aux États-Unis, plusieurs grandes entreprises (Google, Apple, Facebook, etc.) couvrent déjà le coût de la FIV et/ou de la congélation des ovocytes afin d’attirer les « meilleurs profils », bien qu’aucune de ces pratiques ne constitue une « assurance-bébé ». Plusieurs cycles de FIV peuvent en effet être nécessaires avant de tomber enceinte.
L’UA pourrait être utilisé afin de pallier l’interdiction de la gestation pour autrui (GPA) en vigueur dans de nombreux États, ou être préféré à la GPA afin d’éviter les situations où la mère porteuse, après s’être attachée à l’enfant qu’elle portait, refuse de le remettre aux parents d’intention, ou encore pour une question de coût.
L’industrie de la fertilité pourrait développer ce qui serait un nouveau march, celui de l’UA, parallèlement à ceux de la FIV, du sperme, des ovocytes et de la GPA, déjà existants. Nous aboutirions alors à une fabrication industrielle de l’humain, ce qui modifierait profondément l’humanité.
Indéniablement, l’UA pourrait mener à la revendication d’un droit à un designer baby (bébé à la carte ou bébé sur mesure) sous le prisme d’un eugénisme privé. Avec un corps pleinement visible et contrôlable dans l’UA, les parents pourraient exiger un « contrôle de qualité » sur l’enfant durant toute la durée de la gestation artificielle.
Aux États-Unis, plusieurs cliniques de fertilité proposent déjà aux futurs parents de choisir le sexe et la couleur des yeux de leur enfant conçu par FIV, option couplée à un diagnostic préimplantatoire (DPI). D’autres, telles que Genomic Prediction, offrent la possibilité de sélectionner le « meilleur embryon » après un test polygénique, avant son implantation dans l’utérus de la mère. La naissance de bébés génétiquement modifiés est aussi possible depuis celles de Lulu et de Nana en Chine, en 2018, malgré l’interdiction de cette pratique.
Dernier élément de cet exercice de prospective : l’UA pourrait être utilisé à des fins politiques. Certains pays pourraient mener un contrôle biomédical des naissances afin d’aboutir à un eugénisme d’État. D’autres États pourraient tirer avantage de l’UA pour faire face au déclin de la natalité.
En envisageant la séparation de l’ensemble du processus de la procréation – de la conception à la naissance – du corps humain, l’UA suscite des débats au sein du mouvement féministe.
Parmi les féministes favorables à l’UA, Shulamith Firestone (1945-2012), dans son livre The Dialectic of Sex : The Case for Feminist Revolution (1970), soutient que l’UA libérerait les femmes des contraintes de la grossesse et de l’accouchement. Plaidant contre la sacralisation de la maternité et de l’accouchement, elle estime que l’UA permettrait également aux femmes de ne plus être réduites à leur fonction biologique et de vivre pleinement leur individualité. Cette thèse est partagée par Anna Smajdor et Kathryn Mackay.
Evie Kendel, de son côté, juge que, si l’UA venait à devenir réalité, l’État devrait le prendre en charge, au nom de l’égalité des chances entre les femmes.
Chez les féministes opposées à l’UA, Rosemarie Tong considère qu’il pourrait conduire à « une marchandisation du processus entier de la grossesse » et à la « chosification » de l’enfant. Au sujet des enfants qui naîtraient de l’UA, elle affirme :
« Ils seront de simples créatures du présent et des projections dans l’avenir, sans connexions signifiantes avec le passé. C’est là une voie funeste et sans issue. […] Dernière étape vers la création de corps posthumains ? »
Tous ces débats sont aujourd’hui théoriques, mais le resteront-ils encore longtemps ? Et quand bien même l’UA deviendrait un jour réalisable, tout ce qui est techniquement possible est-il pour autant souhaitable ? Comme le souligne Sylvie Martin, autrice du Désenfantement du monde. Utérus artificiel et effacement du corps maternel (2012), tous les êtres humains naissent d’un corps féminin. Dès lors, en cas d’avènement de l’UA, pourrions-nous encore parler « d’être humain » ?
Allane Madanamoothoo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.