24.11.2025 à 16:33
Susana Ridao Rodrigo, Profesora catedrática en el Área de Lengua Española (UAL), Universidad de Almería
On associe volontiers les dictateurs aux discours tonitruants et exaltés d’un Hitler ou d’un Mussolini et à une mise en scène exubérante pensée pour galvaniser les foules. Franco, lui, a fait exactement l’inverse : les prises de parole de l’homme qui a verrouillé l’Espagne pendant près de quarante ans se distinguaient par une élocution froide et monotone et un style volontairement très austère.
Francisco Franco (1892-1975) a été le chef de l’État espagnol de la fin de la guerre civile (1936-1939) jusqu’à sa mort. Le régime franquiste a instauré une dictature autoritaire, qui a supprimé les libertés politiques et a établi un contrôle strict sur la société. Pendant près de quarante ans, son leadership a profondément marqué la vie politique, économique et culturelle de l’Espagne, dont l’empreinte durable a souvent fait et fait encore l’objet de controverses.
Mais d’un point de vue communicationnel, peut-on dire que Franco était un grand orateur ?
Cela dépend de la façon dont on définit « grand orateur ». Si l’on entend par éloquence la capacité à émouvoir, persuader ou mobiliser par la parole – comme savaient le faire Churchill ou de Gaulle –, Franco n’était pas un grand orateur. Cependant, si l’on analyse sa communication du point de vue de l’efficacité politique et symbolique, son style remplissait une fonction spécifique : il transmettait une impression d’autorité, de distance et de contrôle.
Son éloquence ne visait pas à séduire le public, mais à légitimer le pouvoir et à renforcer une image de stabilité hiérarchique. En ce sens, Franco a développé un type de communication que l’on pourrait qualifier de « discours de commandement », caractérisé par une faible expressivité et une rigidité formelle, mais qui cadrait avec la culture politique autoritaire du franquisme.
Sur le plan verbal, Franco s’appuyait sur un registre archaïque et protocolaire. Son lexique était limité, avec une abondance de formules rituelles (« tous espagnols », « glorieuse armée », « grâce à Dieu ») qui fonctionnaient davantage comme des marqueurs idéologiques que comme des éléments informatifs.
Du point de vue de l’analyse du discours, sa syntaxe tendait à une subordination excessive, ce qui générait des phrases longues, monotones et peu dynamiques. On observe également une préférence pour le mode passif et les constructions impersonnelles, qui diluent la responsabilité de l’émetteur : « il a été décidé », « il est jugé opportun », « il a été nécessaire ».
Ce choix verbal n’est pas neutre ; il constitue un mécanisme de dépersonnalisation du pouvoir, dans lequel la figure du leader est présentée comme l’incarnation de l’État, et non comme un individu qui prend des décisions. Ainsi, sur le plan verbal, Franco communique davantage en tant qu’institution qu’en tant que personne.
C’est un aspect caractéristique de sa communication. Franco avait une intonation monotone, avec peu de variations mélodiques. D’un point de vue prosodique, on pourrait dire que son discours présentait un schéma descendant constant : il commençait une phrase avec une certaine énergie et l’atténuait vers la fin, ce qui donnait une impression de lenteur et d’autorité immuable.
Le rythme était lent, presque liturgique, avec de nombreux silences. Cette lenteur n’était pas fortuite : dans le contexte politique de la dictature, elle contribuait à la ritualisation du discours. La parole du caudillo ne devait pas être spontanée, mais solennelle, presque sacrée.
Son timbre nasal et son articulation fermée rendaient difficile l’expressivité émotionnelle, mais renforçaient la distance. Ce manque de chaleur vocale servait la fonction propagandiste. Le leader n’était pas un orateur charismatique, mais une figure d’autorité, une voix qui émanait du pouvoir lui-même. En substance, sa voix construisait une « éthique du commandement » : rigide, froide et contrôlée.
Sa communication non verbale était extrêmement contrôlée. Franco évitait les gestes amples, les déplacements ou les expressions faciales marquées. Il privilégiait une kinésique minimale, c’est-à-dire un langage corporel réduit au strict nécessaire.
Lorsqu’il s’exprimait en public, il adoptait une posture rigide, les bras collés au corps ou appuyés sur le pupitre, sans mouvements superflus. Ce contrôle corporel renforçait l’idée de discipline militaire et de maîtrise émotionnelle, deux valeurs essentielles dans sa représentation du leadership.
Son regard avait tendance à être fixe, sans chercher le contact visuel direct avec l’auditoire. Cela pourrait être interprété comme un manque de communication du point de vue actuel, mais dans le contexte d’un régime autoritaire, cela consistait à instaurer une distance symbolique : le leader ne s’abaissait pas au niveau de ses auditeurs. Même ses vêtements – l’uniforme, le béret ou l’insigne – faisaient partie de sa communication non verbale, car il s’agissait d’éléments qui transmettaient l’idée de la permanence, de la continuité et de la légitimité historique.
Le charisme n’est pas un attribut absolu, mais une construction sociale. Franco ne jouait pas sur une forme de charisme émotionnel, comme Hitler ou Mussolini, mais il avait un charisme bureaucratique et paternaliste. Son pouvoir découlait de la redéfinition du silence et de l’austérité, car dans un pays dévasté par la guerre, son style sobre était interprété comme synonyme d’ordre et de prévisibilité. Son « anti-charisme » finit donc par être, d’une certaine manière, une forme de charisme adaptée au contexte espagnol de l’après-guerre.
Du point de vue de la théorie de la communication, quel impact ce style avait-il sur la réception du message ? Le discours de Franco s’inscrivait dans ce que l’on pourrait appeler un modèle unidirectionnel de communication politique. Il n’y avait pas de rétroaction : le récepteur ne pouvait ni répondre ni remettre en question. L’objectif n’était donc pas de persuader, mais d’imposer un sens.
En appliquant là théorie de la communication du linguiste Roman Jakobson, on constate que les discours solennels de Franco, la froideur de son ton, visaient à forcer l’obéissance de l’auditoire en empêchant toute forme d’esprit critique et en bloquant l’expression des émotions.
Au fil du temps, son art oratoire n’a évolué qu’en apparence. Dans les années 1950 et 1960, avec l’ouverture du régime, on perçoit une légère tentative de modernisation rhétorique, tout particulièrement dans les discours institutionnels diffusés à la télévision. Cependant, les changements étaient superficiels : Franco usait de la même prosodie monotone et du même langage rituel. En réalité, le média télévisuel accentuait sa rigidité. Face aux nouveaux dirigeants européens qui profitaient de la caméra pour s’humaniser, Franco apparaissait anachronique.
L’exemple de Franco démontre que l’efficacité communicative ne dépend pas toujours du charisme ou de l’éloquence, mais plutôt de la cohérence entre le style personnel et le contexte politique. Son art oratoire fonctionnait parce qu’il était en accord avec un système fermé, hiérarchique et ritualisé. Dans l’enseignement de la communication, son exemple sert à illustrer comment les niveaux verbal, paraverbal et non verbal construisent un même récit idéologique. Dans son cas, tous convergent vers un seul message : le pouvoir ne dialogue pas, il dicte.
Aujourd’hui, dans les démocraties médiatiques, ce modèle serait impensable ; néanmoins, son étude aide à comprendre comment le langage façonne les structures du pouvoir, et comment le silence, lorsqu’il est institutionnalisé, peut devenir une forme de communication politique efficace.
Susana Ridao Rodrigo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
24.11.2025 à 16:30
Lucile Maertens, Professeure adjointe en science politique et relations internationales, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)
Adrien Estève, Maître de conférences en science politique, Université Clermont Auvergne (UCA)
Luis Rivera-Vélez, Postdoctoral research fellow at University of Lausanne and research associate at the Center for International Studies CERI, Sciences Po
Zoé Cheli, Project officer and research assistant, Université de Lausanne
Les efforts de lutte contre le changement climatique sont régulièrement mis au second plan quand surviennent des crises immédiates nécessitant la mobilisation de moyens importants. On l’a constaté durant la pandémie de Covid-19 et dernièrement avec la guerre en Ukraine, entre autres. Comment préserver la conscience de l’urgence climatique et maintenir les programmes visant à y faire face dans un contexte où l’urgence change sans cesse de visage ?
Cet article a été co-écrit avec Lorenzo Guadagno, consultant en innovation climatique et mobilité à l’Organisation internationale des migrations (OIM).
La COP30 qui vient de se conclure au Brésil l’a encore une fois mis en évidence : la diplomatie climatique se heurte à un contexte géopolitique saturé par les urgences et l’obstruction politique. Guerres, crises humanitaires et gouvernements hostiles à l’action climatique détournent l’attention politique et médiatique de la cause environnementale et menacent de la reléguer au second plan. Pourtant, des stratégies d’action demeurent possibles pour éviter que la crise écologique ne disparaisse derrière d’autres impératifs internationaux.
L’équipe d’organisation brésilienne a ainsi lancé la campagne mondiale du « mutirão », inspirée des traditions autochtones : elle symbolise le travail collectif, fondé sur l’entraide et la réciprocité, d’une communauté qui s’engage pour une tâche commune, dans un esprit de solidarité et de responsabilité partagée. De son côté, le secrétaire général des Nations unies António Guterres continue de faire du climat sa priorité absolue, rappelant inlassablement que le dépassement de la limite de 1,5 °C constituerait un « échec moral et une négligence mortelle ».
Lorsqu’une crise internationale éclate, les regards s’orientent, à raison, vers les victimes et les solutions possibles pour résoudre rapidement la situation. L’urgence vient bousculer les priorités tandis que les problèmes dont l’échéance paraît plus lointaine perdent en visibilité, au risque de s’aggraver par manque d’action.
C’est pour éviter cette mise entre parenthèses que des organisations internationales, comme l’Organisation des Nations unies (ONU), se lancent dans ce que l’on a appelé le maintien à l’agenda : des efforts visant à maintenir un enjeu à l’ordre du jour alors que tous les regards sont rivés ailleurs.
Pour cela, quatre stratégies sont possibles : associer le défi de long terme à la crise immédiate ; le positionner comme une menace lente mais plus profonde ; garantir un espace politique pour agir sur cette question ; et préserver un sentiment d’urgence malgré la temporalité longue du problème.
Pandémie de Covid-19, guerre en Ukraine, crises humanitaires sont autant d’exemples d’urgences venant rediriger l’attention portée à la crise environnementale durant lesquelles agences onusiennes et autres organisations internationales ont tenté de maintenir cette dernière à l’agenda.
En 2020, alors que la pandémie de Covid-19 monopolise l’attention politique et médiatique, les organisations internationales tentent d’éviter que la question écologique ne soit éclipsée, notamment en la reformulant à l’aune de la crise sanitaire.
D’emblée, les liens entre la dégradation environnementale, le déclin de la biodiversité et l’émergence de nouveaux pathogènes sont soulignés. On les retrouve tant dans les discours officiels d’institutions onusiennes, qu’à travers la publication de rapports dédiés ou la remise au premier plan One Health, approche intégrée de la santé humaine, animale et environnementale. Rapidement, António Guterres en appelle pour sa part à « reconstruire en mieux » (build back better), un slogan martelé pour encourager l’intégration systématique de mesures en faveur de la transition écologique dans la relance post-Covid.
D’autres s’efforcent de préserver la conscience de l’urgence de la crise climatique, par exemple en exigeant des États qu’ils présentent leur plan d’action malgré le report de la COP26. Rencontres et négociations internationales sont également conduites dans un format hybride, garantissant des espaces (virtuels) de prise de décision en matière d’environnement, malgré la pandémie.
Depuis le 24 février 2022, une autre crise, cette fois militaire, menace de reléguer les enjeux environnementaux au second plan : la Russie lance son invasion de l’Ukraine et exécute une stratégie consistant à détruire et tuer systématiquement des cibles militaires et civiles.
Alors que l’Europe s’inquiète de ce conflit et de ses effets sur les approvisionnements énergétiques, le gouvernement ukrainien cherche rapidement à sensibiliser l’opinion publique aux écocides commis dans le pays. Le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) contribue à ce débat, sa directrice exécutive s’entretenant personnellement avec les autorités ukrainiennes, afin de maintenir l’attention sur la crise écologique.
Dans un rapport, le PNUE présente la guerre en Ukraine comme un problème pour l’environnement et les dégradations environnementales comme un enjeu de sécurité publique. Il propose aussi des solutions communes telles que la « relance verte » qui vise à associer la reconstruction d’après-guerre à un plan d’action environnemental. Le programme onusien va jusqu’à emprunter la rhétorique militaire, pour entretenir un sentiment d’urgence qui justifie l’attention accordée à la crise écologique en temps de guerre.
À lire aussi : Crimes contre l’environnement dans la guerre en Ukraine : que dit le droit ?
Actuellement, les organisations internationales doivent composer avec un climat politique et budgétaire particulièrement défavorable. Face à une double crise de visibilité, de financement et d’espace opérationnel, affectant tant la crise écologique que le monde humanitaire, elles plaident pour une attention conjointe visant à maintenir les deux causes à l’agenda.
Depuis le début de l’année et l’effondrement du soutien états-unien en matière d’aide internationale, des organisations humanitaires alertent sur les conséquences directes des changements climatiques. À la COP30, la Fédération internationale des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge et l’Agence des Nations unies pour les réfugiés ont défendu des politiques environnementales fortes afin de réduire la fréquence et la portée des événements météorologiques extrêmes.
À l’inverse, les organisations environnementales mobilisent les crises humanitaires et cycles de violence, comme l’invasion israélienne de la bande de Gaza, pour quantifier les impacts des conflits armés sur les ressources naturelles, et estimer leurs conséquences à court et à long terme sur la santé et les droits fondamentaux des populations affectées. La boucle est bouclée : les effets dévastateurs des conséquences environnementales des crises humanitaires et violences armées requièrent des approches intégrées où la protection de l’environnement devient une composante essentielle de l’action humanitaire.
Alors que les crises se multiplient et se chevauchent, préserver l’attention politique pour les questions de fond est un véritable défi. C’est aussi à cela que servent les COP : nous rappeler que l’on ne peut pas mettre le changement climatique sur pause, même si d’autres enjeux peuvent sembler plus urgents dans l’immédiat. À l’échelle globale, les organisations internationales telles que l’ONU jouent un rôle central de maintien à l’agenda pour s’assurer que les urgences n’éclipsent pas totalement les problèmes de long terme qui ne peuvent pas, ou plus, attendre que le vent tourne.
Lucile Maertens a reçu des financements du Fonds national suisse de la recherche scientifique dans le cadre du projet « First things first ! How to keep the United Nations environmental agenda in times of crisis » (Subside n°100017_200834).
Adrien Estève a reçu des financements du Fonds national suisse de la recherche scientifique dans le cadre du projet « First things first ! How to keep the United Nations environmental agenda in times of crisis » (Subside n°100017_200834).
Luis Rivera-Vélez a reçu des financements du Fonds national suisse de la recherche scientifique dans le cadre du projet « First things first ! How to keep the United Nations environmental agenda in times of crisis » (Subside n°100017_200834).
Zoé Cheli a reçu des financements du Fonds national suisse de la recherche scientifique dans le cadre du projet « First things first ! How to keep the United Nations environmental agenda in times of crisis » (Subside n°100017_200834).
24.11.2025 à 13:43
Gabriel Solans, Doctorant en civilisation américaine, Université Paris Cité
Secrétaire à la défense sous Bush père, vice-président sous Bush fils, grand artisan de l’intervention des États-Unis en Irak en 2003, Dick Cheney restera dans l’histoire comme une figure emblématique de la mise en œuvre des idées néoconservatrices – un mouvement en recul au sein du Parti républicain depuis que Donald Trump en est devenu la tête de pont.
Décédé le 3 novembre 2025 à l’âge de 84 ans, Dick Cheney était l’une des figures les plus controversées de la politique américaine. L’ancien vice-président des États-Unis durant les deux mandats de George W. Bush (2001-2009) est connu à la fois comme le « père » de l’intervention en Irak de 2003 et comme un symbole malgré lui d’un courant intellectuel dont il ne faisait pas partie et qui a traversé la politique du pays après la Seconde Guerre mondiale, le néoconservatisme.
Son décès sonne comme le glas symbolique de ce courant associé au Parti républicain, à une politique étrangère offensive et à la défense d’Israël. Sa carrière, qui a connu tous les honneurs que peut offrir un cursus honorum américain, est le symbole de la trajectoire de toute une droite née dans le sillage de l’arrivée de Ronald Reagan au pouvoir en 1980. Quel est l’héritage de Dick Cheney et son lien avec ce courant ? Que reste-t-il du néoconservatisme aujourd’hui ?
Quittant le Wyoming de sa jeunesse avec sa future épouse, Lynne Cheney, qu’il a connue au lycée, Richard B. Cheney entame sa carrière par de brillantes études à Yale (Connecticut) et un doctorat inachevé en sciences politiques. À partir de 1969, il rejoint l’administration Nixon où il travaille notamment pour Donald Rumsfeld, qui devient son mentor.
Quand Donald Rumsfeld est nommé secrétaire à la défense en 1975 par Gerald Ford, Dick Cheney passe directeur de cabinet de la Maison Blanche (White House Chief of staff), un poste clé, puis directeur de campagne de Gerald Ford en 1976 contre le démocrate Jimmy Carter. Selon l’anecdote, Dick Cheney était présent avec Donald Rumsfeld lors de la fameuse démonstration de la théorie de l’offre par l’économiste Arthur Laffer sur une serviette, l’affaire de la « serviette de Laffer ». La théorie de l’offre allait être le socle des reaganomics plusieurs années plus tard.
En 1978, il est élu représentant du Wyoming (ouest des États-Unis), siège qu’il conservera jusqu’en 1989. À la Chambre, il est rapidement associé à un autre représentant nouvellement élu en 1978 (en Géorgie), Newt Gingrich. L’ouvrage de Thomas E. Mann et Norman J. Ornstein The Broken Branch (2006), qui propose une généalogie de la crise que traverse depuis plusieurs décennies le Congrès américain, associe Gingrich et Cheney et présente le second comme un soutien actif du premier.
Newt Gingrich, accusé d’être l’homme qui a détruit la politique américaine, joue un rôle clé pour transformer le Parti républicain au Congrès entre 1978 et 1994 afin de le rendre plus offensif et plus homogène, de façon à ce qu’il soit en mesure d’enfin remporter les élections législatives. Le parti est en effet resté minoritaire à la Chambre durant 40 ans sans discontinuité, entre 1954 et 1994.
En 1994, après une ascension au sein du parti, Gingrich mène la campagne du Contrat avec l’Amérique lors des élections de mi-mandat de Bill Clinton. Cette première campagne législative unifiée sous un slogan commun permet au Parti républicain de redevenir majoritaire au Congrès. Le compagnon de route de Gingrich, Mel Steely, confirme dans sa biographie The Gentleman from Georgia (2000) le rôle clé de Dick Cheney, avec Trent Lott (chef de la majorité républicaine au Sénat de 1996 à 2002), pour constituer un relais privilégié de ses stratégies auprès de la Maison Blanche dès 1983. Ces faits sont confirmés par l’étude des archives de Gingrich (les Newt Gingrich Papers, situés à Tulane, en Louisiane).
Mais Dick Cheney est principalement connu pour deux choses : son rôle direct dans la seconde guerre du Golfe à partir de 2003 en tant que vice-président de George W. Bush et sa proximité avec ceux que l’on appelle les « néoconservateurs ».
« Tous les néoconservateurs sont faucons, mais tous les faucons ne sont pas néoconservateurs », comme l’écrit Justin Vaïsse, auteur d’un livre de référence sur les néoconservateurs, rappelant que Dick Cheney, Donald Rumsfeld ou John Bolton ont été leurs alliés, sans l’être vraiment eux-mêmes.
Ce courant de pensée est accusé d’être derrière les interventions en Afghanistan en 2001 et en Irak en 2003 et de leurs bilans désastreux, incarnant l’impérialisme américain. Né en 1965 au sein de la revue The Public Interest, il voit ses représentants arriver aux manettes sous la première administration Reagan à partir de 1980 et développer leur réflexion dans des think tanks comme l’American Enterprise Institute et l’Hudson Institute. Il finit par se confondre avec le conservatisme classique à partir de l’ère Reagan, intégrant le credo « fusionniste », nom donné à la synthèse conservatrice née en 1955 de l’association des libertariens aux conservateurs sociétaux.
Quelles sont leurs idées ? Si Justin Vaïsse distingue trois grands âges du néoconservatisme, Francis Fukuyama a pour sa part listé quatre de leurs grands principes. Le premier est la conviction, inspirée du philosophe Leo Strauss (1899-1973), que le caractère interne des régimes a de l’importance et que la politique étrangère doit refléter les valeurs les plus profondes des sociétés démocratiques libérales. Le deuxième est la conviction que la puissance américaine a été et doit être utilisée à des fins morales, et que les États-Unis doivent rester engagés dans les affaires internationales. Le troisième est la défiance systématique à l’encontre des ambitieux projets d’ingénierie sociale, une méfiance au cœur du néoconservatisme depuis sa naissance. Enfin, le dernier principe est le scepticisme au sujet de la légitimité et de l’efficacité de la législation et des institutions internationales pour imposer la sécurité ou la justice.
Les néoconservateurs sont arrivés au pouvoir lors de la première administration Reagan, passant du Parti démocrate au Parti républicain. Issus du trotskysme, la révélation des crimes de Staline les fit passer à l’aile droite du Parti démocrate.
C’est l’article de Jeane Kirkpatrick de 1979 dans la revue Commentary au sujet du soutien aux dictatures anticommunistes « Dictatorships and double standards » qui marque un tournant. Ronald Reagan, ayant apprécié cette analyse, voulut rencontrer l’autrice, fin février 1980. Richard V. Allen, qui devint conseiller à la sécurité nationale de Reagan, entre 1981 et 1982, se chargea de faire l’entremetteur et de recruter 26 néoconservateurs pour faire partie des 68 conseillers officiels du président en politique étrangère.
Quand en 1989 George H. W. Bush succède à Reagan, dont il avait été le vice-président au cours de ses deux mandats, il nomme Cheney au poste de secrétaire à la défense. À ce titre, ce dernier joue un rôle déterminant pour façonner la doctrine néoconservatrice post-guerre froide. Ni Dick Cheney ni Donald Rumsfeld ne font partie du mouvement néoconservateur. Ils sont plutôt, comme le formulent Ivo Daalder et James Lindsay, des « nationalistes agressifs » (« assertive nationalists ») souhaitant démontrer la force de l’Amérique au Moyen-Orient. Mais des néoconservateurs se trouvaient dans l’entourage du président.
En 1992, à la sortie de la guerre froide, Dick Cheney et son proche entourage jouent un rôle clé pour façonner la doctrine néoconservatrice post-guerre froide. Pierre Bourgois, auteur d’un ouvrage, en 2023, sur ce courant, narre cet épisode. C’est en février 1992 qu’est publié le document « Defense Planning Guidance », rédigé par Paul Wolfowitz, sous-secrétaire à la politique de défense de Dick Cheney et éminent néoconservateur, entouré de Scooter Libby et de Zalmay Khalilzad, eux aussi membres importants du courant.
Dans ce document, nous voyons poindre les bases de la vision néoconservatrice post-guerre froide dans le cadre du « moment unipolaire américain ». L’objectif est d’assurer le maintien de l’hégémonie de Washington. Le New York Times publie des extraits du brouillon le mois suivant, ce qui provoque une polémique du fait du militarisme et de l’unilatéralisme qui imprègnent le texte. Dick Cheney est alors contraint de le réviser. Il publie une ultime version en janvier 1993 sous le nom de « Defense Strategy for the 1990s : The Regional Defense Strategy », moins polémique mais insistant sur l’accroissement du budget de la défense malgré la chute du bloc soviétique.
Entre 1995 et 2000, entre les administrations Bush père et fils, Dick Cheney administra l’entreprise pétrolière texane Halliburton qui fut au centre de plusieurs polémiques avec les contrats juteux engrangés après la guerre en Irak mais aussi en raison de ses pratiques comptables « agressives » sous le mandat Cheney.
Le point culminant de la carrière de Dick Cheney fut sa vice-présidence durant les deux mandats de George W. Bush.
Les attentats du 11 septembre 2001 ont permis aux néoconservateurs de l’administration Bush, tels que Paul Wolfowitz, Doug Feith, Scooter Libby ou encore Elliott Abrams, de faire prévaloir leur vision, avec leurs alliés bien en place incarnés dans le duo habituel Cheney/Rumsfeld, ce dernier étant cette fois-ci le secrétaire à la défense, avec Paul Wolfowitz pour numéro deux. Les néoconservateurs sont tenus pour responsables des guerres en Afghanistan et en Irak.
Avec la fin de l’URSS, le Moyen-Orient était devenu leur sujet de prédilection. Dick Cheney était très influencé par Bernard Lewis et Fouad Ajami, deux experts du monde islamique issus de ce courant.
Toute l’administration Bush n’est pas néoconservatrice, toutefois. Colin Powell, secrétaire d’État, était un réaliste, fréquemment opposé aux néoconservateurs. Condoleezza Rice, alors conseillère à la sécurité nationale, ne l’était pas non plus, mais restait plus neutre. Donald Rumsfeld était sous le feu de critiques virulentes tant de la part du Parti républicain que des néoconservateurs, Bill Kristol, figure du mouvement depuis les années 1990, allant jusqu’à clamer que l’armée méritait un meilleur secrétaire à la Défense. Rumsfeld avait pourtant été plus proche du mouvement que Dick Cheney, faisant partie du Committee on the Present Danger à partir de 1978 et codirigeant le Committee for the Free World, deux structures néoconservatrices majeures des années 1970.
La démission du secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld en novembre 2006 marqua le début de leur déclin, suivie de la chute de Scooter Libby, chef de cabinet de Dick Cheney, et de la démission en 2006 du faucon John Bolton, nommé ambassadeur à l’ONU, à la suite des échecs en Irak.
Quid du néoconservatisme dans la droite étatsunienne actuelle ? Le Parti républicain et l’écosystème conservateur qui l’accompagne ont été profondément modifiés par l’arrivée de Donald Trump au pouvoir en 2016, qui a rompu idéologiquement avec l’héritage dit « fusionniste », ce mélange de conservatisme sociétal et de laissez-faire économique né en 1955, nous l’avons dit, avec la National Review, et enrichi plus tard du néoconservatisme en politique étrangère.
Imposant une rupture tant avec son prédécesseur démocrate qu’avec la ligne néoconservatrice de l’ère Bush, Trump a inauguré un nouveau rapport au monde fait de critique de la mondialisation néolibérale, de refus de l’interventionnisme en politique étrangère et de refus de l’immigration, laquelle était acceptée par les néoconservateurs. Dans un Parti républicain noyauté par Trump et ses proches, les derniers néoconservateurs sont partis en 2021, avec Liz Cheney, fille de Dick, représentante du Wyoming comme son père, qui n’a pas supporté l’assaut du Capitole du 6 janvier.
Ce qui reste de ce courant qui fut central durant trente ans dans le parti est rassemblé parmi les « Never Trumpers » avec la création, en 2018, du site The Bulwark soutenu par Bill Kristol, conçu avec les équipes de son Weekly Standard. Bill Kristol lança même en mai 2020 son Republican Accountability Project rassemblant des républicains militant contre Trump pour la présidentielle de 2020 dans le cadre d’une vaste campagne publicitaire à 10 millions de dollars (8,6 milliards d’euros) ciblant les Blancs diplômés des États clés.
Les think tanks historiques du néoconservatisme, l’American Enterprise Institute, qui a tant alimenté les administrations Bush, mais aussi l’Hudson Institute, sont aujourd’hui marginalisés, tandis que l’Heritage Foundation, think tank historique du reaganisme, a fait sa mue idéologique complète sous l’égide de Kevin D. Roberts, travaillant autant à fournir des milliers de curriculum vitæ à l’administration Trump 2 qu’à lui proposer le Projet 2025 clé en main.
Le scandale actuel autour de la fondation Heritage, consécutif à l’entretien du présentateur star de la galaxie MAGA Tucker Carlson, qui est officiellement associé à la fondation, avec l’influenceur antisémite Nick Fuentes, a déclenché un tollé au sein des derniers néoconservateurs, John Podhoretz, fils de Norman Podhoretz, l’un des penseurs clés du courant, accusant Kevin D. Roberts de souiller la mémoire de sa mère Midge Decter, de confession juive, qui fut longtemps présente au bureau du think tank. C’est une époque qui se clôt.
Gabriel Solans ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.