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22.06.2025 à 17:25

Les États-Unis entrent dans la guerre Israël-Iran : trois scénarios pour envisager la suite

Ian Parmeter, Research Scholar, Middle East Studies, Australian National University

L’Iran n’a pas les moyens de s’engager dans une guerre totale avec les États-Unis. Ces derniers en ont les moyens mais pas la volonté.
Texte intégral (2032 mots)

Option 1 : l’Iran effectue des représailles contre les États-Unis (mais celles-ci seront probablement volontairement minimales). Option 2 : l’Iran dépose les armes et revient à la table des négociations en position d’immense faiblesse. Option 3 : Washington estime avoir fait sa part du travail et se retire du théâtre iranien, à la suite de quoi le régime, si ses stocks et ses moyens techniques n’ont pas été aussi détériorés que l’affirme Donald Trump, se lance à corps perdu dans la fabrication de l’arme nucléaire.


Après avoir semblé hésiter sur l’opportunité d’entrer en guerre aux côtés d’Israël contre l’Iran, Donald Trump a pris sa décision. Ce 21 juin, des bombes lâchées par des avions B2 et des missiles lancés depuis des sous-marins américains ont frappé trois sites nucléaires iraniens à Natanz, Ispahan et Fordo, ce dernier abritant une usine d’enrichissement d’uranium enterrée à environ 80 mètres sous une montagne.

Ces frappes s’inscrivent dans la série d’événements qui a commencé avec le massacre commis par le Hamas en Israël le 7 octobre 2023, et qui s’est poursuivie par la guerre de Gaza puis, en 2024, par les attaques dévastatrices d’Israël contre le Hezbollah libanais (soutenu par l’Iran), la chute du régime syrien de Bachar Al-Assad (également soutenu par l’Iran), et la série de frappes israéliennes déclenchées contre l’Iran le 13 juin.

L’Iran n’a jamais été aussi faible qu’aujourd’hui. Trump avait déclaré il y a quelques jours qu’il lui faudrait peut-être deux semaines pour décider de bombarder le pays ou non ; les Israéliens l’ont probablement poussé à passer à l’action au plus vite.

Israël a en effet pressé Trump d’utiliser les massive ordnance penetrators (MOP), ces bombes « anti-bunker » de 13 600 kilos que seuls les États-Unis peuvent utiliser aujourd'hui grâce à leurs bombardiers B2.

À présent que Trump a décidé d’engager les États-Unis dans une nouvelle guerre au Moyen-Orient, comment les choses pourraient-elles évoluer ?

1. L’Iran contre-attaque, mais avec quelle vigueur ?

Les Iraniens savent qu’ils n’ont pas les moyens d’entrer dans une confrontation totale avec les États-Unis et que ces derniers, en revanche, ont la capacité de causer d’immenses dommages à leur pays et même de mettre en péril la stabilité du pouvoir de Téhéran. Or cette stabilité a été de tout temps la principale préoccupation du régime clérical dirigé par le guide suprême Ali Khamenei : c’est la priorité des priorités, à laquelle toutes les autres sont subordonnées.

Pour anticiper la possible réaction de l’Iran, il peut être utile d’examiner la façon dont il a réagi à l’assassinat, par la première administration Trump, en janvier 2020 de Ghassem Soleimani, commandant de la Force Al-Qods, l’unité d’élite des Gardiens de la révolution.

L’Iran avait alors immédiatement fait savoir que sa vengeance serait terrible ; mais dans les faits, il s’était contenté de lancer un barrage de missiles sur deux bases américaines en Irak. Cette réaction mesurée n’a pas fait de victimes et a causé très peu de dégâts. Après ces représailles symboliques, l’Iran avait déclaré que l’affaire était close.

La réaction de l’Iran aux nouvelles frappes américaines sera probablement similaire. Téhéran ne voudra sans doute pas entrer dans une guerre ouverte avec les États-Unis en lançant des attaques contre les bases américaines situées dans la région. Trump a d’ailleurs déjà annoncé qu’il envisageait des frappes supplémentaires :

« L’Iran, la brute du Moyen-Orient, doit maintenant faire la paix. Dans le cas contraire, les attaques futures seront bien plus importantes et bien plus faciles. »

En outre, le doute plane sur les capacités dont dispose l’Iran. Avant le 13 juin, les analystes s’accordaient à penser que le pays possédait environ 2 000 missiles capables d’atteindre Israël. Selon certaines estimations, il en aurait tiré 700 ; d’autres parlent d’environ 400. Quel que soit le chiffre réel, il est certain que les stocks iraniens diminuent rapidement.

De plus, Israël a déjà détruit environ un tiers des lanceurs de missiles balistiques iraniens. S’il parvient à les détruire tous, la capacité de riposte de Téhéran sera très limitée.

2. L’Iran s’incline, mais ne rompt pas totalement

Avant que les États-Unis ne s’impliquent dans le conflit, l’Iran avait déclaré qu’il était prêt à négocier, mais qu’il ne le ferait pas tant qu’Israël poursuivrait ses attaques.

L’un des scénarios possibles est donc celui d’un compromis qui verrait Israël annoncer un cessez-le-feu et l’Iran et les États-Unis accepter de reprendre les négociations sur le programme nucléaire de Téhéran.

Il existe toutefois un obstacle d’importance à un tel développement : le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou a martelé à de nombreuses reprises qu’il ne faisait pas confiance au processus de négociation et qu’il refuserait de mettre fin aux actions militaires d’Israël tant que toutes les installations nucléaires iraniennes n’auraient pas été complètement détruites. Il a également bombardé des terminaux pétroliers et des installations gazières de l’Iran afin d’accroître encore la pression sur le régime.

En outre, il faut rappeler que, historiquement, le régime iranien s’est montré incroyablement déterminé à ne pas perdre la face. Il a été placé sous une pression extrême à différents moments de la guerre Iran-Irak (1980-1988) et n’a jamais envisagé de mettre fin aux combats jusqu’à ce qu’un missile américain abatte par erreur le 3 juillet 1988 un avion de ligne iranien, tuant 290 personnes. C’est alors que l’Iran avait fini par accepter un cessez-le-feu parrainé par l’ONU. Il reste que la guerre contre l’Irak avait duré huit ans et causé environ un million de victimes au total. Et le guide suprême Ruhollah Khomeini avait déclaré que signer le cessez-le-feu avait été pour lui « pire que boire du poison ».

Le régime est aujourd’hui très impopulaire, et Benyamin Nétanyahou a déclaré qu’il voulait créer des conditions favorables à un soulèvement du peuple iranien contre le régime. Mais ce peuple iranien, d’après mon expérience, est très patriote : s’il n’est pas loyal envers le régime, il est en revanche loyal envers son pays. Bien qu’il soit difficile d’évaluer l’état de l’opinion publique dans un pays de 90 millions d’habitants où la parole est muselée, il ne fait nul doute que la majorité des Iraniens ne voudraient pas que les États-Unis ou Israël décident de leur avenir à leur place.

En outre, il ne faut pas oublier que l’effondrement d’une autocratie n’est pas nécessairement suivi de l’avènement de la démocratie mais, souvent, d’une plongée dans le chaos. L’Iran compte plusieurs groupes ethniques différents et il y aura certainement de profonds désaccords sur le système qui devrait prendre la place du régime clérical actuel si ce dernier venait à tomber.

À ce stade, il apparaît que le régime sera probablement en mesure de tenir bon. Et même si le guide suprême Ali Khamenei, âgé de 86 ans et ouvertement menacé par Trump et Nétanyahou à plusieurs reprises, devait disparaître soudainement, le régime sera probablement en mesure de le remplacer rapidement. Bien que nous ne connaissions pas encore le nom de son successeur, le régime a eu tout le temps nécessaire pour se préparer à cette éventualité. Ses hauts responsables savent également qu’une lutte de succession après la mort de Khamenei mettrait réellement le système en danger.

3. Une poursuite et une accélération du programme iranien

Selon un sondage réalisé par The Economist et l’institut YouGov et publié le 17 juin, 60 % des Américains sont opposés à une participation de leur pays au conflit entre Israël et l’Iran, tandis que seulement 16 % y sont favorables. Parmi les sympathisants du Parti républicain, 53 % sont opposés à une action militaire.

Les frappes du 21 juin n’ont donc pas répondu à une demande populaire de l’opinion publique états-unienne, au contraire. Cependant, si elles n’entraînent pas le pays dans la guerre et si Trump parvient à rapidement mettre fin aux affrontements entre l’Iran et Israël, il sera probablement applaudi par une majorité d’Américains. Mais si les États-Unis décident de bombarder davantage, ou si des attaques graves sont lancées contre leurs intérêts dans la région, les réactions négatives des simples citoyens pourraient se multiplier.

Une autre question est de savoir si les 400 kilogrammes d’uranium enrichi à 60 % dont disposait l’Iran ont été détruits lors de l’attaque du 21 juin.

Si ce n’est pas le cas, et si les centrifugeuses n’ont pas subi de dégâts trop importants, l’Iran pourrait être en mesure de reconstruire son programme nucléaire relativement rapidement. Et cet épisode l’aura probablement incité plus que jamais à enrichir cet uranium jusqu’à une pureté de 90 %, c’est-à-dire un niveau qui lui permettrait d’enfin posséder l’arme nucléaire.

The Conversation

Ian Parmeter ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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22.06.2025 à 10:22

Contrôler les données des ports, un enjeu de guerre économique avec la Chine ?

Véronique Guilloux, Maîtresse de conférences en Sciences de gestion et management, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

Une guerre économique fait rage pour capter toutes les données maritimes des bateaux et des ports. Logink, un acteur chinois, menaçant l’Union européenne et les États-Unis, fait figure de favori.
Texte intégral (2553 mots)
Logink, aussi connue sous le nom de National Transport and Logistics Public Information Transport, est une plateforme numérique de logistique et de commerce administrée par le ministère des Transports de la République populaire de Chine. metamorworks/Shutterstock

Dans les ports du monde entier, les Port Community Systems (PCS) gèrent les flux informationnels des 12 292 millions de tonnes de marchandises. À l’origine, ils symbolisent la transformation numérique des ports. Aujourd’hui, leur interfaçage dans un contexte de tensions géopolitiques soulève des risques en matière de gestion des données maritimes et portuaires. Pour preuve, l’Europe s’inquiète de la cyber-influence de Logink, un PCS chinois.


Le transport maritime achemine plus de 80 % des marchandises en 2025. La mondialisation a entraîné une forte hausse du commerce maritime à partir des années 1990. Le volume de fret annuel est passé de 4 000 millions en 1990, à 12 292 millions de tonnes de marchandises en 2023.

Cette massification du transport maritime de marchandises est visible notamment avec l’Automatic Identification System (AIS). L’AIS, mis au point par l’Organisation maritime internationale (OMI), permet de localiser les navires à travers le monde en temps quasi réel.

Dans les ports, des milliers de containers sont chargés ou déchargés. Dans cet article, nous nous intéressons aux plateformes informatiques dans les ports – Port Community Systems (PCS) – gérant justement les flux informationnels liés aux marchandises. Ces PCS favorisent la compétitivité des ports, mais leurs interopérabilités – capacité de ces systèmes à communiquer ensemble – deviennent également des leviers géopolitiques, comme c’est le cas avec la guerre des superpuissances Chine et États-Unis. Dans ce cadre, nous prenons l’exemple de la plateforme chinoise Logink.

Compétitivité des ports

Les PCS connectent les acteurs publics et privés, automatisent les échanges de données entre les différentes parties prenantes : transitaire, agent maritime, transporteur, douane, autorité portuaire, terminal…

« Chacun transmet ses informations sur l’avancée de la marchandise pour que l’intervenant suivant récupère l’information et poursuive le circuit », souligne une communication du port du Havre.

En France, on compte 30 000 utilisateurs par jour.

Le PCS « à la française » a fait longtemps débat. Deux entreprises se partagent historiquement ce marché : SOGET dans le nord de la France et MGI au sud. En 2005, le rapport gouvernemental « La réalisation du projet AP+ sur les places portuaires du Havre et de Marseille » recommandait la convergence informatique des deux systèmes et son ouverture sur l’arrière-pays permettant un accès aux importateurs/exportateurs.

En 2020, SOGET et MGI se regroupent et créent le GIE France PCS pour des chaînes logistiques nationales encore plus numérisées.

Puis, en 2021, la mission nommée « Amélioration des échanges numériques des acteurs des filières logistiques associés aux ports » définit « des outils nécessaires à une véritable interopérabilité des données sur l’ensemble de la chaîne logistique, ainsi qu’une synchronisation des flux numériques et physiques ».

Le marché du transport, de la logistique et du numérique en France. France PCS

Malgré ces avancées, l’International Logistics Performance Index classe la France à la 15e position. Ses concurrents portuaires belges et néerlandais sont classés troisièmes et sixièmes et l’Allemagne première. Levier de gain de compétitivité, la transformation numérique du secteur portuaire français apparaît comme un enjeu prioritaire pour le développement économique national.

C’est alors la naissance de la plateforme ClearFrance portée par le groupement d’intérêt économique (GIE) France PCS. Ce projet est financé par l’État dans le cadre de France 2030 opéré par l’Ademe et financé par l’Union européenne. La mission du GIE France PCS est d’assurer le déploiement d’une interface unique et harmonisée répondant au Règlement européen 2019/1239 établissant un système de guichet unique maritime européen et abrogeant la directive 2010/65/UE.

Guerre économique (des données)

L’intégration des systèmes d’information dans les ports peut être abordée sous un angle de compétitivité nationale, européenne, voire globale. Pour ce dernier point, on peut citer le concept de network-of-trusted-networks permettant l’échange de données de port à port et transfrontière de l’International Port Community Systems Association (IPCSA). Connecter et partager les données permettent d’optimiser la supply chain, avec « une solution fiable et neutre » selon l’IPCSA. Mais échanger des données de port à port dans un cadre transfrontalier peut également soulever des problèmes en période de fortes tensions géopolitiques.

Prenons l’exemple de l’intégration du PCS chinois Logink dans les ports occidentaux. La Chine tisse un réseau portuaire mondial, que cela soit avec l’armateur COSCO ou les opérateurs de terminaux comme China Merchants Port Holding.

Logink est peu connue du grand public. Pourtant, une simple recherche sur Internet fait apparaître des articles professionnels alarmants comme « The Chinese digital octopus spreading its tentacles through smart port ambitions » « US alarm about Logink shows China’s transformational edge » ou « China’s Logink platform as an economic weapon ? ».

Menace de Logink

Logink National Transport and Logistics Public Information Transport est une plateforme numérique de logistique et de commerce administrée par le ministère des Transports de la République populaire de Chine.

Implantation de Logink dans les ports mondiaux. USCC

À l’origine, en 2007, Logink est juste un système de contrôle et de suivi logistique au niveau provincial. La plateforme s’est étendue en 2009 à toutes les provinces chinoises. En 2010, Logink intègre progressivement des données du Northeast Asia Logistics Information Service Network (NEAL-Net) couvrant initialement les opérations des porte-conteneurs dans les ports de Ningbo-Ahoushan (PRC), Tokyo-Yokohama (Japon) et Busan (Corée du Sud). Des partenariats entre Logink et des entreprises chinoises sont également effectués comme avec Cainiao Smart Logistics Network Limited, détenu par le groupe de e-commerce Alibaba.

Vigilance des États-Unis et de l’Union européenne

Logink s’inscrit dans le projet de la Route de la soie numérique, composant stratégique de la Belt and Road Initiative (BRI), lancée en 2013. Si en 2022, Logink participe au réseau de confiance Network of Trusted Networks (NoTN), il semble aujourd’hui que l’Union européenne et les États-Unis ne voient plus Logink comme une plateforme logistique totalement neutre.

L’Europe est consciente des intérêts stratégiques des Chinois vis-à-vis des ports européens. L’attitude de l’Europe vis-à-vis de Logink semble plus mesurée que les États-Unis. Même si aux États-Unis, aucun port n’a signé d’accord avec Logink, plusieurs instances américaines avertissent que ce système pourrait être une menace pour la sécurité nationale.

Route de la soie maritime et terrestre… chinoise.

La Commission d’examen de l’économie et de la sécurité des échanges bilatéraux entre les États-Unis et de la Chine a indiqué que le Parti communiste chinois (PCC) prévoyait d’utiliser Logink pour renforcer son influence sur le commerce maritime international. Quant à l’administration maritime de l’US Departement of Transportation, elle s’est élevée contre la cyber-influence de Logink.

Plusieurs projets de loi ont été également évoqués. En 2023, le sénateur Cotton et la députée Steel présentent la loi sur « l’obtention de données maritimes de la Chine communiste », visant à interdire l’utilisation de la plateforme de logistique numérique chinoise Logink dans les ports états-uniens. Plus tard, un autre acte sur le transport maritime contre Logink est proposé par le républicain Dusty Johnson. Ces différents projets de loi n’ont pas abouti, mais montrent l’inquiétude géopolitique vis-à-vis du système dans le cadre de la guerre commerciale entre géants.

The Conversation

Véronique Guilloux ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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19.06.2025 à 20:47

La société iranienne prise en étau entre les frappes israéliennes et la répression du régime

Azadeh Kian, Professeure de sociologie, directrice du Centre d’Enseignement, de Documentation et de Recherches pour les Etudes Féministes (CEDREF), Université Paris Cité

Coup de projecteur sur la société iranienne, première victime de la guerre en cours.
Texte intégral (3254 mots)

La guerre actuelle frappe de plein fouet une société iranienne exsangue, qui subit depuis des décennies l’effet de la combinaison des sanctions occidentales et de la répression d’un régime dictatorial. Entretien avec la sociologue Azadeh Kian, autrice, entre autres nombreuses publications, de Rethinking Gender, Ethnicity and Religion in Iran (Bloomsbury, 2023).


The Conversation : L’attaque israélienne du 13 juin 2025 vient frapper un pays encore marqué par le grand mouvement de contestation, né en 2022 après le meurtre de Mahsa Amini, qui a été réprimé par le régime dans la plus grande violence. La mort dans les bombardements de plusieurs des responsables les plus haut placés de ses services de sécurité peut-elle inciter la population à se retourner encore plus contre lui, voire à se soulever pour provoquer sa chute ? Ou bien assiste-t-on au contraire à un ralliement autour du drapeau ?

Azadeh Kian : Première chose, non, on n’assiste pas à un ralliement autour du drapeau. Le régime est toujours très décrié. Il n’a jamais cessé de réprimer les contestataires, même si le mouvement « Femme, vie, liberté » que vous évoquez avait obtenu quelques acquis.

Pour autant, il ne faut pas non plus croire que la situation soit propice à un soulèvement. La population, en particulier dans les grandes villes, à commencer par Téhéran, se trouve sous les bombes israéliennes. Donald Trump a déclaré que les gens devaient évacuer Téhéran, une mégapole de quelque 19 millions d’habitants, laissant entendre qu’il faut s’attendre à des bombardements encore plus intenses. La ville a déjà été durement touchée. Et il n’y a absolument aucun abri à Téhéran, aucune protection.

Ceux qui le peuvent se préparent à partir. Il y a une pénurie d’essence, des embouteillages, et peu de gens ont une résidence secondaire où aller se réfugier.

La société, déjà en grande difficulté, est encore plus fragilisée et appauvrie. C’est l’angoisse, la peur. Sans oublier tous ceux qui pleurent leurs morts : il y a déjà eu plus de 550 tués, des centaines de blessés, et ce bilan humain est malheureusement amené à s’alourdir encore, car les frappes israéliennes continuent et vont continuer. Ce n’est pas dans ces circonstances que les gens vont se soulever pour renverser le régime !

D’autant plus que même si les Iraniens sont, dans leur grande majorité, opposés au régime, ils aiment leur pays. Ils ne peuvent pas applaudir Nétanyahou, un criminel de guerre qui frappe leurs villes, y compris les quartiers résidentiels et les hôpitaux. Il ne faut pas croire que seuls les sites nucléaires sont attaqués… La société iranienne est prise en étau entre un régime corrompu, répressif, dictatorial, et les frappes de Nétanyahou.

Nétanyahou n’a-t-il pas rendu service au régime iranien en appelant les Iraniens à se soulever ? Ce type d’appel ne permet-il pas au pouvoir d’accuser n’importe quel opposant d’être un agent d’Israël ?

A. K. : C’est déjà le cas. Ces derniers jours, une vingtaine de personnes ont été arrêtées dans différentes villes. Une personne a déjà été exécutée pour espionnage au profit d’Israël. La répression contre les opposants, désormais sous le prétexte de « soutien à Israël », va s’intensifier.

Vous avez dit que le mouvement « Femme, vie, liberté » avait obtenu des concessions de la part du régime depuis 2022. Pourriez-vous nous en dire plus ?

A. K. : Je pensais notamment aux femmes qui ont refusé de porter le voile obligatoire. Elles ont, en quelque sorte, contraint le régime à ne plus les réprimer comme auparavant. Le nouveau président, Massoud Pezechkian, issu du camp des conservateurs modérés, ainsi que le président du Parlement ont décidé de suspendre un projet de loi visant les femmes qui portaient mal le voile ou qui ne le portaient pas.

Cette décision a été prise par crainte d’un nouveau soulèvement de la population ou de l’aggravation du mécontentement. Il s’agit d’une concession significative : le voile islamique fait en effet partie de l’ADN idéologique du régime. C’était donc un véritable symbole, et le fait qu’à la suite du mouvement « Femme, vie, liberté », le régime ait été obligé de tenir compte du refus massif de nombreuses femmes de porter le voile constitue un acquis important.

Par ailleurs, la société civile iranienne était en train de se réorganiser, après avoir été mise sous forte pression, notamment sous la présidence de l’ultraconservateur Ebrahim Raïssi, de mai 2021 à sa mort accidentelle en mai 2024. De nombreuses ONG, dans des domaines variés, avaient été fermées. Malgré cela, des militants et militantes, spécialement parmi les étudiants, commençaient à se mobiliser à nouveau, à se regrouper, à se réunir en petits cercles pour discuter, pour évoquer des actions communes. Mais aujourd’hui, tout cela est à l’arrêt.

Après la mort de Raïssi puis l’élection de Pezechkian, y a-il eu une inflexion du régime ?

A. K. : Absolument, car le régime y a été contraint. Le simple fait qu’un président modéré ait été élu – si on peut dire car ces scrutins sont étroitement contrôlés – montre bien que le pouvoir a dû faire des concessions à la société. Pezechkian a voulu projeter une image moins radicale que Raïssi et les ultras. Tout cela répondait à la pression exercée par une société active et déterminée.

Jusqu’à la veille des frappes israéliennes, on voyait encore des manifestations dans plusieurs villes du pays. Il s’agissait de revendications portées par des retraités, des employés, entre autres. Certes, ces mobilisations relevaient surtout de questions corporatistes, mais elles montraient qu’une société civile vivante existait, qu’elle faisait entendre sa voix. Aujourd’hui, il n’en reste rien.

Le slogan « Ni Gaza, ni Liban, je donne ma vie pour l’Iran », entendu dans les manifestations iraniennes depuis des années, reflétait-il un rejet par la population de la politique étrangère du régime, lequel n’a cessé de dépenser d’importantes ressources pour soutenir ses alliés dans la région ?

A. K. : Tout à fait. Ce slogan traduisait en réalité le désaccord d’une large partie de la population iranienne quant à l’usage des ressources nationales – notamment les revenus du pétrole – pour financer les groupes alliés du régime à l’étranger, comme le Hezbollah, le Hamas ou encore Bachar Al-Assad en Syrie. Beaucoup d’Iraniens estiment que cet argent devrait avant tout être utilisé pour améliorer les conditions de vie dans leur propre pays, où la pauvreté progresse et où l’économie est en grande difficulté.


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Il y a aussi cette autre dimension très importante : les investissements massifs dans le programme nucléaire. Depuis des années, des centaines de milliards de dollars y ont été consacrés. Et une question revient souvent dans la société : pourquoi enrichir de l’uranium à 70 %, alors qu’il suffit d’un enrichissement à 3,5 % pour produire de l’électricité ? Là encore, on perçoit un profond décalage entre les priorités du régime et les besoins quotidiens de la population.


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Il faut rappeler que, avant même les frappes israéliennes, près de 60 % des Iraniens vivaient déjà sous le seuil de pauvreté ou juste au-dessus. Cela fait longtemps que les classes populaires ont cessé de soutenir le régime. Quant aux classes moyennes éduquées, elles s’en sont détournées encore plus tôt. C’est donc un régime qui, dans les faits, est très impopulaire, largement perçu comme illégitime. Mais en même temps – et c’est là toute l’ambiguïté –, lorsque des bombes tombent sur Téhéran, vers qui la population peut-elle se tourner pour sa protection ? Vers ce régime décrié et illégitime ?

Est-ce qu’un mouvement de contestation pourrait tout de même émerger face à l’incapacité du régime à protéger la population ?

A. K. : C’est une question légitime, mais la réalité est plus complexe. Il y a un contraste évident entre Israël, qui dispose d’infrastructures de protection comme le Dôme de fer et les bunkers, et l’Iran, où la population civile est exposée sans réelle solution. À Téhéran, on a conseillé aux habitants de se réfugier dans le métro, mais toutes les stations ne sont pas accessibles, et certaines étaient même fermées. Ce manque de préparation révèle une fois de plus l’incapacité du régime à protéger ses citoyens.

Mais cela ne signifie pas pour autant qu’un soulèvement soit imminent. L’élimination de plusieurs hauts gradés des Gardiens de la révolution – que Nétanyahou espérait décisive – n’a pas suffi à faire chuter le régime, même s’il en a été affaibli. Les responsables tués ont été rapidement remplacés, et la capacité de riposte militaire demeure intacte. Des missiles continuent d’être lancés, et tous ne sont pas interceptés. Le régime conserve donc une force de dissuasion, et surtout, un appareil répressif actif.

En l’absence d’alternative politique claire, la perspective d’un renversement rapide paraît peu crédible. Si le régime tombait demain, la question centrale serait : qui pour gouverner ? À ce stade, la réponse semble être : personne. Et le risque, dans ce cas, serait que le pays sombre dans le chaos – un chaos dont les répercussions régionales seraient majeures.

Cette absence d’alternative est-elle due à la répression des militants depuis deux ans ?

A. K. : Absolument. La répression a été très forte, pour empêcher toute formation d’opposition structurée, capable de prendre le pouvoir. Les gens manifestent, se font tuer, les têtes des mouvements sont arrêtées. Par exemple, pendant la grève des camionneurs, en mai dernier, les responsables ont été jetés en prison.

Il n’y a pas de syndicats, pas de partis politiques indépendants. Le mouvement existe, mais il n’est pas structuré, pas organisé. Le régime procède à des arrestations ciblées, puis tente parfois de négocier avec ceux qu’il laisse en liberté. Cela suffit à désorganiser les dynamiques de contestation. Même en temps de guerre, l’appareil de répression fonctionne.

Certaines figures, comme Narges Mohammadi, prix Nobel de la paix 2023, ont-elles une influence ? Est-ce que leurs messages circulent encore dans le pays ?

A. K. : Oui. Tout le monde a des paraboles et capte les programmes en persan diffusés depuis l’étranger. Narges Mohammadi, emprisonnée pendant des années, n’est plus en prison, elle est désormais en résidence surveillée. Mais de nombreux prisonniers politiques restent derrière les barreaux et ils sont actuellement en danger, car les bombardements peuvent frapper les prisons.

Une déclaration signée par des personnalités comme Mohammadi, mais aussi la prix Nobel de la paix 2003 Shirin Ebadi et des cinéastes de premier plan a été publiée, il y a deux jours, pour demander la fin des hostilités. Mais ce genre de texte n’a guère d’impact.

Certains Iraniens ont applaudi les premières frappes israéliennes vendredi car elles ont visé des caciques du régime, mais ils ont vite déchanté en voyant les quartiers résidentiels détruits, les plus de 500 morts civils. Nétanyahou détruit l’Iran, pas seulement les sites nucléaires. Et concernant ces sites, il ne faut pas oublier que, quand ils sont touchés, cela provoque des risques radioactifs élevés

La diaspora iranienne est-elle divisée ? A-t-elle une influence dans le pays ?

A. K. : Elle est très divisée, et la guerre n’a fait qu’accentuer cette division. Certains monarchistes sont ouvertement pro-Nétanyahou. Reza Pahlavi, le fils du dernier shah, qui est allé en Israël en avril 2023, a dit, ces derniers jours, à propos des frappes israéliennes, que tout ce qui affaiblit le régime doit être salué et a déclaré, plus généralement, que la situation actuelle constituait une « chance de changer le régime ». Il est très isolé. La tentative de coalition qu’il avait mise sur pied après le début du mouvement « Femme, vie, liberté » a échoué, et lui-même s’en est retiré, montrant son incapacité à rassembler autour de lui. Il est devenu très impopulaire en Iran, et ses prises de position en faveur des bombardements n’ont rien fait pour améliorer son image.

Les Moudjahidins du peuple (OMPI), quant à eux, ont perdu tout soutien en Iran depuis leur alliance avec Saddam Hussein pendant la guerre Iran-Irak (1980-1988, ndrl). Ils sont très bien organisés et riches, avec environ 5 000 membres actifs, mais ils n’ont aucune influence au sein de la population iranienne.

Contrairement à 1979, il n’existe aujourd’hui aucune structure de transition prête à prendre le relais. En 1979, tout avait été soigneusement préparé, avec l’aide des Américains, de sorte que l’État et ses structures avaient survécu au changement de régime. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas, et si le régime tombe, le risque est plutôt celui d’un chaos total.

Concernant les contestations en interne, est-ce que l’affichage d’une vie luxueuse par les enfants des élites du régime reste une source de haine dans la population ?

A. K. : Oui. Le 13 juin, le secrétaire à la sécurité nationale Ali Shamkhani a été tué dans une frappe israélienne qui a largement détruit sa maison. Des images ont été publiées et les gens ont vu à quel point Shamkhani avait vécu dans le luxe. Ce n’est pas une exception. Les dignitaires vivent tous dans les beaux quartiers du nord de Téhéran. Leurs enfants résident très souvent en Europe, au Canada, aux États-Unis. Ils ont sorti leur argent du pays.

La différence entre riches et pauvres n’a jamais été aussi importante. Il y a, d’un côté, les 1 % très riches, liés au régime, et, de l’autre, une majorité qui vit sous le seuil de pauvreté. La classe moyenne disparaît. Le niveau de vie s’effondre. Pourtant, les Iraniens restent très bien formés, y compris dans le domaine nucléaire. Alors oui, Israël a tué une vingtaine de scientifiques, mais le pays en compte des centaines rien que dans ce domaine…

Y a-t-il malgré tout un motif d’espoir ?

A. K. : Tout ce qu’on peut espérer, c’est une fin rapide des hostilités, puis le retour de l’Iran et des États-Unis à la table des négociations. Si l’Iran accepte de suspendre l’enrichissement de l’uranium, ce serait un espoir. Ensuite, ce sera à la société civile iranienne de faire évoluer le régime, pas à Nétanyahou.

D’ailleurs, les Turcs et les Saoudiens s’inquiètent aussi de cette attaque israélienne : si les Israéliens réussissent en Iran, qui sera le suivant sur leur liste ? Pour autant, personne dans la région ne veut d’un Iran nucléarisé. Bref, toute solution diplomatique de long terme est préférable à la guerre mais, pour l’instant, l’urgence absolue est l’arrêt des bombardements.


Propos recueillis par Grégory Rayko.

The Conversation

Azadeh Kian ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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19.06.2025 à 18:06

Financement du réarmement : comment l’Europe commence à s’organiser

Marc Guyot, Professeur d'économie, ESSEC

Radu Vranceanu, Professeur d'économie, ESSEC

L’UE et ses États membres ont pris conscience de la nécessité d’augmenter leurs dépenses militaires. Divers instruments ont été créés à cette fin.
Texte intégral (2742 mots)

Après des décennies de désarmement progressif justifié par l’illusion d’une paix universelle durable, l’Europe amorce un revirement stratégique majeur. Aux yeux de la plupart des gouvernements en place – et même si les opinions publiques ne sont pas toujours sur la même longueur d’ondes –, la guerre en Ukraine, la montée des menaces hybrides et le désengagement de Washington ne laissent aux États européens d’autre choix que de s’engager résolument dans un effort de réarmement s’ils veulent peser sur les affaires du monde. Pour y parvenir, les États membres de l’Union européenne doivent pouvoir financer ces nouvelles dépenses militaires sans compromettre la stabilité macroéconomique, tandis que les entreprises du secteur de la défense doivent avoir accès à un financement non discriminatoire pour soutenir leur développement.


La chute de l’empire soviétique dans les années 1990, combinée aux nouveaux atours d’une Chine communiste drapée en commerçant pacifiste, a nourri le discours des « dividendes de la paix », qui a eu une forte résonance en Europe et dans d’autres pays démocratiques.

En effet, ces trente dernières années, les dirigeants des États membres de l’Union européenne (UE) ont bel et bien mis la main sur les fonds libérés par la réduction des dépenses militaires pour financer des dépenses sociales de toute sorte. De surcroît, une lecture dogmatique des critères de l’investissement ESG a mis la base industrielle de défense au même rang que les producteurs d’énergie fossile, contribuant ainsi à son dépérissement. La Sustainable Finance Disclosure Regulation (SFDR), au moyen de l’article 9 qui définit les objectifs d’investissement durable (2021) et la taxonomie verte (2020) qui définit les activités compatibles avec les objectifs environnementaux de l’UE, a déterminé de manière assez restrictive le domaine d’exclusion des investissements (armes interdites par convention internationale). Petit à petit, les banques et les fonds d’investissement ont exclu de plus en plus d’entreprises du secteur de la défense pour éviter toute critique a posteriori.

Si l’invasion de la Crimée en 2014 n’avait pas suffi, l’attaque à grande échelle contre l’Ukraine déclenchée en février 2022 et l’attitude ouvertement hostile adoptée par la Russie à l’égard des pays d’Europe – cyberattaques, désinformation, espionnage industriel, corruption… – ont eu l’effet d’un électrochoc. Et la volonté de désengagement des affaires européennes proclamée par Donald Trump lors de son premier mandat, et réaffirmée de date récente, a rendu la menace russe encore plus inquiétante.

Depuis 2022, les attitudes, les diagnostics et les faits confirment une certaine prise de conscience des Européens quant à leur dénuement militaire et à l’urgence d’un rétablissement. Dans ce domaine, le politique joue certes un rôle fondamental, mais il s’agite dans le vide sans une base économique crédible.

Des dépenses militaires européennes en forte hausse

Le réarmement envisagé est extrêmement coûteux. Entre 2021 et 2024, les dépenses totales des États membres de l’UE en matière de défense ont augmenté de plus de 30 %. En 2024, elles ont atteint un montant estimé à 326 milliards d’euros, soit environ 1,9 % du PIB de l’UE (chiffres de la Commission européenne). En 2024, 17 pays de l’UE ainsi que le Royaume-Uni avaient atteint la barre des 2 % de dépenses militaires, la Pologne surpassant tous les autres avec 4,1 % (données de l’Otan).


À lire aussi : Le réarmement massif de la Pologne : causes, conséquences et controverses


Le revirement stratégique de l’Allemagne va dans le sens de cette évolution européenne. Initié par Olaf Scholtz, il a été renforcé par le nouveau chancelier Friedrich Merz, qui a maintenu au gouvernement l’ancien ministre de la défense, Boris Pistorius, avec l’objectif clair de faire de l’Allemagne la principale puissance militaire conventionnelle européenne. Le gouvernement allemand envisage d’augmenter rapidement les dépenses militaires à 3,5 % du PIB, pour un total d’environ 600 milliards euros sur dix ans, et de porter les effectifs de 181 000 à 231 000 militaires en 2031. En France, Emmanuel Macron propose d’augmenter graduellement la dépense militaire à 3 % du PIB à l’horizon 2030, pour atteindre 100 milliards euros par an.

Au prochain Sommet de l’Otan des 25 et 26 juin (La Haye, Pays-Bas), plusieurs pays de l’UE s’apprêtent à s’engager sur une dépense militaire à 3,5 % du PIB complétée par 1,5 % d’investissement en infrastructures. Dans ce contexte dynamique, se pose la question du financement de cette nouvelle ambition.

La Commission européenne au soutien

La guerre en Ukraine a eu pour effet de réduire les divergences entre des gouvernements des pays de l’UE obsédés par leurs intérêts nationaux respectifs et une Commission européenne indifférente à ces derniers.

En mars 2024, la Stratégie pour l’industrie européenne de la défense définit avec précision les défis auxquels les pays de l’UE sont confrontés et propose un cadre modernisé pour soutenir la base industrielle de défense, renforcer la coopération et créer de nouvelles possibilités de financement.

Un an plus tard, la Commission publie le Livre blanc de la défense européenne, un ample programme d’action visant à accélérer la préparation à la guerre des forces armées et du secteur industriel de la défense des pays de l’Union. Associée à ce document programmatique, l’initiative ReArm Europe (mars 2025) a créé les conditions pour mobiliser 800 milliards d’euros publics supplémentaires pour le secteur de la défense.


À lire aussi : Livre blanc pour une défense européenne : les États face à leur(s) responsabilité(s)


Concrètement, la Commission européenne a autorisé les États membres à dépasser jusqu’à 1,5 point de pourcentage le seuil des 3 % de déficit (par rapport au PIB), si la hausse était expliquée par des dépenses de défense, soit une enveloppe maximale de 650 milliards d’euros. Si cette mesure est intéressante pour les pays à faible endettement et dont les finances publiques sont plus ou moins à l’équilibre, elle sera peu applicable dans ceux – comme la France ou l’Italie – qui peinent à réduire le déficit public et inquiètent les investisseurs.

Une nouvelle facilité d’emprunt – Security for action for Europe (SAFE) – a été créée au même moment, avec une enveloppe de 150 milliards d’euros, pour lever des fonds sur les marchés et les investir sous forme de prêts bonifiés pour le secteur de la défense. L’essentiel des fonds sera consacré aux achats communs (réalisés par au moins deux pays), à l’instar de l’achat de vaccins durant la période du Covid. La provenance des armements constituera une contrainte importante puisqu’ils devront être produits prioritairement en Europe.

En outre, la Commission a constaté qu’une grande partie (50 %) des fonds européens destinés à la lutte contre la crise du Covid par l’initiative NextGenerationEU n’a pas été utilisée et que le nombre de projets soumis à financement se tarit. Les fonds encore disponibles pour environ dix-huit mois représentent 154 milliards d’euros de dotations et 180 milliards d’euros de prêts bonifiés. Dernière impulsion : le 4 juin, la Commission européenne a proposé d’autoriser l’utilisation de ces fonds en complément des investissements nationaux dans des projets de défense et de développement du réseau satellitaire.

Acteur important du financement public-privé en Europe, la Banque européenne d’investissement a abandonné, en mars 2024, ses règles curieuses lui interdisant d’investir dans le secteur de la défense. Depuis le début de l’année, elle s’engage fermement dans ce type de projets, avec plusieurs milliards d’euros de crédits.

Enfin, la Banque centrale européenne (BCE) se distingue d’autres banques centrales par un engagement fort en faveur du financement vert. À ce jour, la BCE ne semble pas souhaiter apporter une impulsion comparable au financement du secteur de la défense. Récemment ; elle a apporté un soutien du bout des lèvres à la mutualisation des dépenses à travers des initiatives européennes, par la voix de son vice-président Luis de Guindos.

Au vu des annonces et des postures, les pouvoirs publics semblent globalement avoir enfin pris la mesure des dépenses à engager.

Des investisseurs privés moins réticents ?

Qu’en est-il des entreprises européennes de défense, censées répondre aux nouveaux besoins des armées en équipements et en munitions ? Ont-elles réellement accès à un financement de marché à la fois aisé et non discriminatoire ?

Dans un monde où les promesses politiques sont tenues, les budgets alloués à l’équipement de la défense se traduisent par des commandes fermes. Une fois les carnets de commandes remplis et les contrats de long terme signés, les entreprises ne devraient, en théorie, rencontrer aucune difficulté à se financer sur les marchés. Elles doivent en effet lever des capitaux pour accroître leur capacité de production, développer des technologies de pointe et investir dans la recherche et développement. En France, le besoin en fonds propres supplémentaires est estimé à 5 milliards d’euros.

Il y a encore beaucoup à faire pour que l’épargne européenne permette aux entreprises de défense de se développer. En effet, plusieurs verrous doivent être supprimés. Il a fallu presque trois ans de guerre aux frontières de l’Europe pour que la perception « incompatible avec les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) » soit graduellement levée en ce qui concerne le secteur.

Longtemps réticentes à investir dans le secteur de la défense pour des raisons de risque d’image, d’incertitudes réglementaires et d’autres risques cachés, les banques européennes commencent à s’y intéresser. La Deutsche Bank vient de mettre en place une équipe consacrée au secteur européen de l’armement. Commerzbank et la banque italienne UniCredit ont augmenté leur participation au secteur de la défense et s’engagent dans les émissions de dette des firmes de la défense. Selon la Fédération bancaire française, mi-2025, les six plus grandes banques françaises soutiennent les entreprises de défense à hauteur de 37 milliards d’euros, une hausse importante depuis 2021. Cela dit, il n’est pas exclu que, en comparaison de leurs homologues états-uniennes, les grandes banques européennes souffrent d’un déficit de compétences en matière d’évaluation des dossiers relatifs à l’industrie de la défense.

Bon nombre d’entreprises européennes de l’armement sont cotées. La dynamique de leur capitalisation boursière témoigne du changement d’ère. En cinq ans, l’indice Stoxx – Europe Total Market Aerospace & Defense a vu sa valeur multipliée par 4 (au 13 juin 2025). La hausse la plus spectaculaire est celle du géant de l’industrie allemande Rheinmetall, dont la capitalisation a été multipliée par 20 depuis le début de la guerre en Ukraine. Safran, Leonardo, Thales et d’autres sociétés cotées ont également connu une forte croissance, quoique moins spectaculaire.

Signe du bon fonctionnement du marché des actions, plusieurs fonds indiciels, les Exchange-Traded Fund (ETF) Defense Europe, ont commencé à voir le jour (chez WidsomTree, VanEck et Amundi). WidsomTree a généré autour du lancement une collecte d’un milliard d’euros.

Si les grands groupes semblent bien tirer leur épingle du jeu, les PME et TPE rencontrent, quant à elles, davantage de difficultés. Le Livre blanc de la défense européenne (mars 2025) souligne que l’accès au financement demeure une préoccupation majeure pour 44 % des PME du secteur, un taux bien plus élevé que pour les PME civiles. Des politiques publiques visant à soutenir ce segment devraient ainsi renforcer l’attractivité du secteur pour les financements privés, encore trop limités.

Initiative intéressante, en France, la Banque publique d’investissement (Bpifrance) compte mettre en place un fonds d’investissement dans des sociétés non cotées de la défense, y compris les TPE, ouvert aux particuliers, pour une enveloppe de 450 millions d’euros. Cette action, relativement modeste, complète une ample panoplie d’investissement défense mis en place par cette organisation.

Le retour de la défense comme priorité stratégique pour l’Europe impose une réponse financière à la hauteur de la reconstruction de sa base industrielle. Il ne s’agit plus seulement de dépenser mais d’orienter l’épargne, d’adapter les règles budgétaires et de bâtir des instruments communs efficaces. Sans un financement structuré, prévisible et compétitif, le sursaut militaire européen restera un vœu pieux. L’enjeu est clair : transformer la puissance économique et financière du continent en puissance de défense crédible, à même de dissuader les agresseurs potentiels.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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18.06.2025 à 16:11

L’eugénisme réinventé : la reconfiguration racialiste du trumpisme en 2025

Jérôme Viala-Gaudefroy, Spécialiste de la politique américaine, Sciences Po

Allane Madanamoothoo, Associate Professor of Law, EDC Paris Business School

L’eugénisme, jadis assumé par des penseurs et dirigeants des États-Unis, n’est plus un projet explicite, mais une conséquence assumée d’un monde où l’inégalité ne serait plus une injustice mais une norme souhaitable.
Texte intégral (2334 mots)

De nombreux propos de Donald Trump et de divers membres de son entourage rappellent en bien des points les théories eugénistes qui furent longtemps tolérées et même appliquées aux États-Unis. Et certaines mesures prises par l’administration en place depuis février dernier s’inscrivent dans cette vision, fondée, en son cœur, sur l’idée de la suprématie de certaines « races » par rapport à d’autres.


Dès son investiture, l’une des toutes premières décisions de Donald Trump a été de suspendre l’admission de l’ensemble des réfugiés aux États-Unis, qualifiant leur entrée sur le territoire du pays de « préjudiciable » pour les intérêts nationaux. Ce gel s’appliquait même aux Afghans ayant aidé l’armée américaine. Une exception notable : des Afrikaners, Blancs d’Afrique du Sud. Le mois dernier, une soixantaine d’entre eux ont été accueillis à Washington avec tous les honneurs, au motif qu’ils seraient, dans leur pays, « victimes de persécution raciale ».

Quelques jours plus tard, Trump recevait le président sud-africain dans une nouvelle mise en scène d’humiliation, l’accusant d’encourager les meurtres de masse de fermiers blancs. Il est même allé jusqu’à évoquer un « génocide » en cours contre ces derniers, génocide qui serait passé sous silence par les médias en raison de la couleur de la peau des victimes. Déjà, lors de son premier mandat, il dénonçait – sans preuve – « les assassinats à grande échelle » de fermiers sud-africains, attribuant ces assassinats à la volonté du gouvernement sud-africain de redistribuer leurs terres.

« Les Afrikaners aux États-Unis, les suites d’une fake news relayée par Elon Musk », Le Huff Post, 2025.

Ce récit, largement diffusé dans les milieux suprémacistes blancs, est relayé par des figures influentes proches de Donald Trump, telles que Tucker Carlson, Elon Musk et certains milliardaires sud-africains, ainsi que le groupe de pression nationaliste pro-Afrikaner AfriForum. Pourtant, cette thèse a été largement réfutée, notamment par plusieurs sites de vérification des faits (voir ici, ici, ou ici), et par un rapport du Congrès de 2020.

Trump et la lutte contre les politiques DEI et le « grand remplacement »

Cette démarche s’inscrit dans une politique de hiérarchisation raciale. Le parcours de Donald Trump est d’ailleurs émaillé de propos et d’actions considérés par de nombreux spécialistes et une partie du public comme racistes ou favorables à la suprématie blanche.

Son second mandat se caractérise par des attaques systématiques contre les politiques de diversité (Diversity, Equity and Inclusion, ou DEI) dans les institutions publiques, privées et même étrangères, attaques soutenues par l’affirmation que les véritables victimes de discrimination seraient désormais les hommes blancs hétérosexuels. Ce discours, qui exploite la peur d’un renversement des hiérarchies sociales lié à l’évolution démographique d’un pays où les personnes s’identifiant comme « blanches » ne seront sans doute bientôt plus majoritaires, permet de détourner les lois antiracistes.

C’est dans ce contexte que se répand la théorie complotiste du « grand remplacement » selon laquelle des élites mondialistes voudraient modifier la composition démographique des pays occidentaux, y compris des États-Unis, au profit des « non-Blancs ». Trump l’a reprise à son compte, accusant les démocrates de vouloir faire voter les immigrés pour renforcer leur base électorale : une accusation qui lui a servi à justifier la remise en cause des résultats des élections quand ceux-ci sont défavorables à son camp.


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Une obsession pour « les bons gènes »

Cette vision qui tend à redéfinir la citoyenneté selon des critères ethniques n’est pas nouvelle. Dès 1882, le Chinese Exclusion Act interdit l’immigration en provenance de Chine (sauf exceptions), une mesure abrogée seulement en 1943.

En 1924, l’Immigration Act instaure des quotas limitant drastiquement l’immigration asiatique et celle d’Europe de l’Est (notamment juive), au profit des Blancs d’Europe du Nord et de l’Ouest, jugés « désirables ».

Alfred Johnson, co-auteur de cette loi, était lié au Ku Klux Klan et défenseur de l’eugénisme, doctrine visant à « améliorer » la population par la sélection génétique. Le président Calvin Coolidge, également eugéniste, qui a signé cette loi, affirmait en 1923 lorsqu’il était vice-président :

« Les lois biologiques prouvent […] que les Nordiques se détériorent lorsqu’ils sont mélangés avec d’autres races. »

Le régime des quotas raciaux ne sera abrogé qu’en 1965, avec l’Immigration and Nationality Act qui favorise une immigration qualifiée.

Trump reprend aujourd’hui ces thèses de façon à peine voilée. Les migrants sans papiers, dit-il, « empoisonnent le sang » du pays – une métaphore biologique qu’il martèle, évoquant des individus porteurs de « gènes corrompus », prétendument libérés de prisons ou d’hôpitaux psychiatriques par des régimes hostiles.

L’enjeu n’est plus seulement de protéger les frontières, mais de préserver une « pureté raciale ». Ce langage s’inscrit dans une vision pseudo-biologique de la nation, héritée des thèses eugénistes du début du XXe siècle.


À lire aussi : How Trump's racist talk of immigrant 'bad genes' echoes some of the last century's darkest ideas about eugenics


L’obsession de Trump pour la génétique remonte loin. En 1988, sur le plateau d’Oprah Winfrey, il déclare :

« Il faut avoir la chance de naître avec les bons gènes. »

Trump apparaît littéralement obsédé par la supériorité génétique, se référant régulièrement à l’hérédité de sa propre famille, notamment à son oncle, professeur au MIT (Massachusetts Institute of Technology). Pendant ses campagnes, il oppose les immigrés supposément porteurs de « mauvais gènes » aux pionniers blancs du Minnesota dotés de « bons gènes, c’est dans le sang ».

Il invoque également la « théorie du cheval de course », une analogie issue de l’élevage, appliquée ici aux humains. Cette théorie fait écho aux travaux d’Harry H. Laughlin dans les années 1930. Laughlin, directeur du Bureau des archives eugéniques (Eugenics Record Office), fondé en 1910 par Charles Davenport, était l’une des figures majeures du mouvement eugéniste. Laughlin et Davenport ont participé à façonner la législation américaine sur la stérilisation obligatoire, visant à améliorer la société en éliminant les « indésirables », notamment les pauvres, les handicapés, les criminels, les faibles d’esprit et les « non-Blancs ».

En 1927, la Cour suprême entérine cette pratique dans l’arrêt Buck v. Bell en confirmant la constitutionnalité de la loi de stérilisation forcée de l’État de Virginie et en autorisant la stérilisation d’une jeune femme, enceinte à la suite d’un viol et internée à tort pour « faiblesse d’esprit » et « promiscuité » dans un asile. Sa fille et sa mère – cette dernière étant elle aussi internée – étaient également considérées comme « faibles d’esprit ». Le juge Oliver Wendell Holmes, partisan de l’eugénisme, déclara dans la conclusion de son avis à l’issue du jugement rendu par huit voix contre une :

« Trois générations d’imbéciles, c’est assez ! »

Cet arrêt favorisa les liens entre l’eugénisme et le racisme, comme le montre l’histoire des politiques de stérilisations eugéniques ciblant spécifiquement les Afro-Américains. Une étude publiée dans la American Review of Political Economy parle de potentiel « génocide » en Caroline du Nord, selon la définition de l’ONU qui inclut « les mesures visant à entraver les naissances » au sein d’un groupe.

L’eugénisme racial a aussi justifié les lois anti-métissage comme le Racial Integrity Act (1924), en Virginie, interdisant les mariages interraciaux. Pour l’eugéniste Lothrop Stoddard, membre du Ku Klux Klan, le métissage menaçait la civilisation. Ces lois ne seront abolies qu’à partir de 1967 par l’arrêt Loving v. Virginia de la Cour suprême. L’Alabama est le dernier État à avoir légalisé les mariages interraciaux, en 2000.

« Mariage mixte, une histoire américaine. »

Les habits neufs de l’eugénisme

En 2025, le « soft eugenics » contemporain n’impose plus de stérilisations forcées, et n’interdit pas les unions mixtes. Il agit par des politiques indirectes. Par exemple, la purge des « improductifs » dans la fonction publique, prioritairement des minorités et des personnes handicapées, vise à restaurer une administration supposément plus « performante ». Le démantèlement de l’État-providence participe du même projet : coupes dans Medicaid, réduction de l’aide alimentaire, fiscalité favorable aux plus riches.

Elon Musk ou Robert F. Kennedy Jr. incarnent ce darwinisme social : remise en cause des filets sociaux, rejet de toute forme d’empathie élevé en principe philosophique (au nom de l’anti-wokisme), mise en avant de la responsabilisation individuelle au détriment des déterminants sociaux sur la santé, et appel à la reproduction des plus « intelligents » pour « sauver la civilisation ».

Donald Trump semble vouloir restaurer une société « Gilded Age » (Âge doré), de la fin du XIXᵉ siècle : profondément inégalitaire, sans intervention de l’État, fondée sur la compétition impitoyable des plus « aptes ». L’eugénisme, jadis proclamé, n’est plus un projet explicite mais une conséquence assumée d’un monde où l’inégalité ne serait plus une injustice, mais une norme souhaitable.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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18.06.2025 à 16:11

Inde : la fragile mémoire de la catastrophe de Bhopal (1984)

Alfonso Pinto, Géographe, laboratoire RURALITES (Rural URbain Acteurs LIens Territoires Environnement Sociétés) - UR-13 823, Université de Poitiers

Fabien Provost, Chargé de recherche au CNRS, Centre d’études sud-asiatiques et himalayennes, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Quarante ans après la catastrophe industrielle de 1984, Bhopal veut tourner la page mais les habitants souffrent encore de problèmes de santé complexes et nombreux.
Texte intégral (3411 mots)
Anciens bassins d’évaporation de l’usine d’Union Carbide. Quartier de Karond. Bhopal. Alfonso Pinto , Fourni par l'auteur

Plus de quarante ans se sont écoulés depuis la fuite d’un gaz hautement toxique à l’usine de pesticides de l’entreprise américaine Union Carbide, à Bhopal, en Inde centrale, dans la nuit du 2 décembre 1984. Entre 8 000 et 25 000 personnes ont péri au cours des jours qui ont suivi, et presque 500 000 ont été intoxiquées. En Inde comme ailleurs, la Bhopal gas tragedy est considérée comme la plus grave catastrophe industrielle du XXe siècle. Aujourd’hui encore, des problèmes de santé imputables à la fuite des gaz affectent bon nombre d’habitants des quartiers autour de l’usine. Mais dans une ville qui change et veut oublier cette page douloureuse de son passé, la mémoire de la catastrophe de 1984 se fragilise.


Loin de former un espace politique homogène et consensuel, la mémoire collective de la catastrophe de 1984 apparaît profondément fragmentée. Bien que la fuite de gaz de Bhopal soit emblématique des accidents industriels à l’échelle internationale, au même titre que ceux de Tchernobyl et de Seveso, le rapport des Bhopalais à cet événement reste profondément ambigu, partagé entre colère et désir de passer outre : « La catastrophe, plus personne n’en parle, c’était il y a très longtemps ; mais tous ceux qui étaient là s’en souviennent », résume bien un chauffeur de taxi.

« Inde : 40 ans après la tragédie de Bhopal, la population souffre encore », France 24 (décembre 2024).

Quand les émotions politiques s’opposent

Chaque année, au début du mois de décembre, l’hôpital Bhopal Memorial, achevé en 2000 et construit spécifiquement pour soigner les patients souffrant d’une maladie imputable à la fuite de gaz, organise une cérémonie annuelle en grande pompe. Celle des 3 et 4 décembre 2024 a été doublement importante, car elle marquait à la fois les 40 ans de la catastrophe et les 25 ans de l’hôpital. Une enveloppe commémorative a été éditée par les services postaux et vendue à cette occasion.

Enveloppe commémorative commandée par l’hôpital Bhopal Memorial. F. Provost, Fourni par l'auteur

Au cours de la rencontre, des représentants religieux prennent successivement la parole avant de céder la place à une remise de prix et de « health kits » à des patients de l’hôpital ayant survécu à la fuite de gaz. Il s’agit d’un hommage : les noms et âges des patients sont énoncés à mesure que des membres de l’hôpital et des personnalités politiques locales leur remettent la distinction. Le ton de la cérémonie est à l’apaisement, à la réconciliation entre autorités et victimes, et à la célébration du travail accompli pour ces dernières. La mise en scène laisse entendre que, après tant d’années de souffrance et tant de dévouement du personnel soignant, les efforts ont porté leurs fruits.

Peinture commémorative le long du mur d’enceinte de l’usine de Union Carbide. Bhopal (décembre 2024). Alfonso Pinto, Fourni par l'auteur

Au contraire, c’est la colère qui anime les événements organisés par les associations et ONG de défense des victimes. Lors des conférences de presse, marches aux flambeaux et tables rondes qu’ils organisent, les militants, loin de toute attitude célébratoire, présentent la catastrophe comme une blessure encore ouverte. Cette perspective apparaît clairement lors de la pratique de l’effigy burning.

Depuis la fin des années 1980, pendant les commémorations, les manifestants brûlent des fantoches représentant les dirigeants d’Union Carbide, en particulier son président Warren Anderson. Après la mort de ce dernier en 2014, les fantoches ont pris la forme d’un monstre à tête noire représentant la multinationale Dow Chemical, laquelle a acquis Union Carbide en 2001.

Vers la fin du rassemblement organisé par des nombreuses associations de victimes au parc Neelam, le 2 décembre 2024, nous avons vu comment la violence de la mise à feu s’accompagne d’un engagement physique intense : tour à tour, les femmes du groupe saisissent un bâton et frappent le mannequin en flammes avec détermination. Les coups ne cessent que lorsque, face à l’effigie réduite en cendres incandescentes, un homme allège l’atmosphère en s’exclamant sur un ton espiègle : « Il doit être mort, maintenant ! »

Après avoir brûlé, l’effigie est frappée à plusieurs reprises avec un bâton. Décembre 2024. Alfonso Pinto, Fourni par l'auteur

Cette colère est ancrée en premier lieu dans l’injustice ressentie à l’égard des procédures judiciaires. Bon nombre de Bhopalais partagent l’impression d’une impunité des dirigeants de la multinationale, ce qu’ils vivent comme une situation inacceptable. Les accords sur les dédommagements pour les victimes ont constitué une autre source de mécontentement. Union Carbide a versé une somme de 476 millions de dollars, plus 17 millions ultérieurement pour la construction d’un hôpital spécialisé, mais les activistes considèrent que cette somme était en réalité largement insuffisante.

La colère des manifestants concerne également les problèmes de santé qui affectent aujourd’hui les quartiers entourant l’usine. Ces maladies sont imputables pour partie à la fuite de gaz de 1984, mais d’après plusieurs ONG, elles sont majoritairement dues à l’activité à long terme d’Union Carbide. Certains militants parlent de « seconde catastrophe » (en anglais second disaster) pour désigner ce phénomène. Il est avéré que, bien avant l’accident de 1984, Union Carbide déversait d’importantes quantités de résidus toxiques dans les terrains voisins de l’usine, entraînant une contamination des sols et des nappes phréatiques : la seconde catastrophe correspond aux cancers, maladies neurologiques, malformations congénitales et problèmes cardiaques récurrents chez celles et ceux qui ont bu l’eau des puits, ainsi que chez leurs enfants.

Le passé gênant d’une ville qui change

Dans le contexte des accidents industriels, on pourrait imaginer que le relâchement à l’air libre de produits toxiques affecte l’ensemble de la population sans distinction de classe, genre ou religion. En pratique, cependant, ce sont les habitants des quartiers pauvres construits autour de l’usine qui ont subi les conséquences les plus meurtrières.

Le désir d’oublier 1984 appartient davantage aux habitants issus de milieux sociaux privilégiés, peu exposés au gaz et à ses effets. Les populations des beaux quartiers se montrent agacées par l’association du nom de leur ville à un accident industriel et critiquent le maintien en activité des gas rahat hospitals – les hôpitaux publics construits afin de traiter les patients souffrant de troubles liés à l’inhalation des gaz toxiques. « Si quelqu’un tousse aujourd’hui, est-ce que cela est dû à des gaz inhalés en 1984, ou bien est-ce parce qu’il fume depuis plus de 40 ans ? », avons-nous entendu dire par un homme d’affaires proche des milieux politiques et industriels de la ville.

Les berges du Bhojtal, le plus grand des nombreux lacs de la ville. Alfonso Pinto, Fourni par l'auteur

Il n’est donc pas étonnant de constater que la volonté de présenter Bhopal sous un nouveau jour est devenue une véritable priorité publique. Connue pour ses lacs artificiels dont le plus ancien, le Bhojtal, date du XIe siècle, Bhopal semble désormais en voie de devenir un site touristique majeur et un pôle économique d’importance nationale. Une inscription lumineuse géante « Welcome to the city of lakes », inspirée du fameux panneau « Hollywood » de Los Angeles, est visible depuis les luxueux hôtels construits sur la rive opposée.

Toute une série d’équipements a été mise en place dans le cadre de Smart City Bhopal, vaste programme de développement urbain lancé en 2015 par le premier ministre Narendra Modi, et qui vise à moderniser les infrastructures de 100 villes dans le pays, dont Bhopal. Certes, une partie des ambitieuses transformations programmées dans ce cadre n’a toujours pas vu le jour, ce qui suscite quelques railleries de la part des habitants. Cependant, malgré ou à cause de son état de chantier permanent, la ville incarne l’idée d’un espace en transition, tourné vers l’avenir.

On ne peut que s’interroger sur la place de la catastrophe de 1984 dans ces transformations. Un indice important se trouve dans deux changements récents au sein de l’offre muséale de la ville : en 2013, le musée d’art tribal de Bhopal, conçu selon le principe d’une architecture épurée et d’une scénographie contemporaine, ouvrait ses portes au beau milieu de la ville nouvelle – celle qui héberge les classes les plus aisées ; moins de dix ans plus tard, le musée Remember Bhopal, espace d’exposition entièrement consacré à la catastrophe et situé dans les quartiers pauvres d’Old Bhopal, fermait faute de ressources. Tout se passe comme si l’enjeu de ces efforts d’embellissement et de réaménagement de la ville était de détourner l’attention des traces matérielles de la catastrophe.

Bhopal est une ville à forte identité musulmane. Son centre-ville se caractérise par la présence de nombreuses mosquées. L’une des plus grandes est celle du Taj-ul Masajid, située près de la vieille ville. Alfonso Pinto, Fourni par l'auteur

Entre oubli et réinvention : la mémoire de la catastrophe en mouvement

Lors de notre visite en décembre 2024, nous avons aperçu les deux anciens gigantesques réservoirs de déchets toxiques de l’usine, situés au cœur d’une zone densément peuplée où aucune mesure de dépollution n’a été prise. Aujourd’hui, tandis que la position officielle consiste à pointer et traiter les effets à long terme du gaz libéré en 1984, les ONG soulignent la persistance de substances toxiques cancérigènes et mutagènes dans l’environnement direct de l’usine. Ainsi, quand un habitant souffre d’un cancer, les médecins des gas rahat hospitals se demandent en quoi la maladie est liée aux événements de 1984, tandis que les activistes l’associent à l’ingestion d’eau contaminée. Lorsqu’un nouveau-né souffre d’une malformation, certaines ONG le considèrent comme une victime, pas les hôpitaux gouvernementaux.

« 40 ans après la catastrophe de Bhopal, l’Inde s’occupe des tonnes de déchets toxiques », Le HuffPost (janvier 2025)

Début 2025, le gouvernement du Madhya Pradesh a décidé d’incinérer 337 tonnes de déchets toxiques solides qui se trouvaient dans les ruines de l’usine. Un convoi hypersécurisé a ainsi emmené les déchets dans un site d’incinération situé à Pithampur, à environ 250 kilomètres à l’ouest de Bhopal. Comme l’affirme la presse locale, cette décision a suscité de nombreuses réactions d’inquiétude et de mécontentement chez les habitants de cette petite ville. Malgré les efforts des autorités pour rassurer la population, deux hommes se sont immolés en signe de protestation. Quarante ans après la fuite de gaz, les divergences dans la perception de l’histoire et de l’avenir de Bhopal n’en finissent pas de se manifester.


Cet article a été publié en partenariat avec le blog Carnets de Terrain, associé à la revue Terrain.

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Alfonso Pinto est membre de l'Association Cité Anthropocène et du collectif Dissidenze Visual Lab. Il n'a pas reçu de financements.

Fabien Provost a reçu un financement du CNRS.

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