29.06.2025 à 09:54
Paul Hadji-Lazaro, Docteur en économie écologique, Agence Française de Développement (AFD)
Andrew Skowno, Lead of the National Biodiversity Assessment program at the South African National Biodiversity Institute (SANBI), University of Cape Town
Antoine Godin, Économiste-modélisateur, Agence Française de Développement (AFD)
Julien Calas, Chargé de recherche biodiversité, Agence Française de Développement (AFD)
Selon le Forum économique mondial, plus de la moitié du PIB mondial repose, directement ou indirectement, sur des services rendus par la nature. Une nouvelle étude tâche de proposer des outils pour évaluer la dépendance à la biodiversité des différents secteurs de l'économie et des régions en prenant comme exemple l'Afrique du Sud
« Protéger la nature, c’est bien pour les amoureux des oiseaux et des fleurs, mais l’économie a d’autres priorités… ». Qui n’a jamais entendu une idée reçue de ce type ? Dans les débats publics, la défense de la biodiversité passe souvent pour le dada d’écologistes passionnés, éloignés des préoccupations « sérieuses » de la croissance économique ou de la finance. Cette vision est non seulement fausse, mais dangereuse car la santé des écosystèmes est le socle de notre prospérité économique, financière et sociale, partout sur la planète.
Forêts, sols, océans, insectes… fournissent une multitude de services écosystémiques – c’est-à-dire les bénéfices gratuits que nous rend la nature – indispensables à nos activités. Ces services vont de la pollinisation des cultures par les abeilles, à la purification de l’eau par les zones humides, en passant par la fertilité des sols, la régulation du climat ou la protection des côtes contre les tempêtes. Autrement dit, la nature est comme un fournisseur caché d'eau, d'air pur, de sols fertiles et de matières premières dans les chaînes d’approvisionnement de l’économie. Et aucune entreprise humaine ne saurait s’y substituer totalement.
Cette dépendance économique à la biodiversité n’a rien d’anecdotique. Selon le Forum économique mondial, plus de la moitié du PIB mondial repose, directement ou indirectement, sur des services rendus par la nature. L’agriculture et l’agroalimentaire bien sûr, mais aussi la pêche, la sylviculture, le tourisme, la construction, et même des industries comme l’automobile ou l’électronique, qui dépendent de ressources minières et d’eau pour leur production, toutes ont besoin d’un écosystème fonctionnel. Un rapport de la Banque de France évoque ainsi un possible « Silent Spring » financier, en référence au printemps silencieux provoqué par le DDT qui anéantissait les oiseaux décrit par la biologiste américaine Rachel Carson dans les années 1960. En décimant les espèces et les services écologiques, on fait peser un risque de choc majeur sur nos systèmes financiers quipourrait entraîner une réaction en chaîne sur l’ensemble de l’économie, en affectant l’emploi, le commerce, les prix, les recettes fiscales de l’État – exactement comme une crise économique classique, sauf que son déclencheur serait écologique.
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Pour mieux comprendre, imaginons une réaction en domino : la disparition massive des pollinisateurs fait chuter les rendements agricoles ; moins de récoltes, c’est une pénurie de certaines denrées et une envolée des prix alimentaires ; les industries agroalimentaires tournent au ralenti, entraînant licenciements et baisse des revenus et du pouvoir d’achat des agriculteurs comme des ouvriers ; le pays doit importer à prix fort pour nourrir la population tandis que les rentrées fiscales diminuent… Le point de départ de ce scénario noir ? Quelques espèces d’insectes qu’on avait sous-estimées, et qui assuraient discrètement la pollinisation de nos cultures. La nouveauté c'est que ce principe de l’effet papillon – où l’altération d’un écosystème local finit par affecter l’ensemble de l’économie – est rendu explicite par de récents articles scientifiques.
Pour saisir concrètement l’ampleur du risque, penchons-nous sur un exemple parlant : celui de l’Afrique du Sud. Ce pays dispose d’une économie diversifiée (mines, agriculture, industrie) et d’écosystèmes riches mais sous pression. Pour une étudepubliée récemment, nous avons appliqué un nouvel outil de traçabilité des risques liés à la nature, afin de cartographier les secteurs économiques, les régions géographiques et les variables financières les plus vulnérables aux risques environnementaux.
Nos analyses révèlent que 80 % des exportations nettes de l’Afrique du Sud proviennent de secteurs fortement dépendants de l’approvisionnement en eau. Autrement dit, la quasi-totalité des biens que le pays vend au reste du monde – des métaux aux produits agricoles – nécessitent de l’eau à un moment ou un autre de leur production. Or l’eau ne tombe pas du ciel en quantité infinie : il faut des rivières alimentées par des pluies régulières, des sols qui retiennent cette eau, des forêts qui régulent son cycle… bref, un écosystème en bonne santé. Le hic, c’est que cette ressource vitale est déjà menacée. Un produit exporté sur quatre est issue d'une activité très dépendante de l’eau localisée dans une municipalité confrontée à un stress hydrique sérieux (sécheresse, pénurie d’eau potable, etc.). En 2018, la ville du Cap et ses près de 4 millions d'habitants frôlait la coupure d'eau générale. C’est ce genre de choc qui pourrait frapper durablement l’économie sud-africaine si rien n’est fait pour préserver la capacité des écosystèmes à réguler l’approvisionnement en eau.
Et ce n’est pas tout. Notre étude met aussi en lumière l’importance des risques indirects. En Afrique du Sud, près d’un quart des salaires du pays dépendent directement de secteurs exposés à la dégradation des écosystèmes (par exemple l’industrie manufacturière ou le secteur immobilier qui consomment beaucoup d’eau). En tenant compte des liens en amont et en aval (les fournisseurs, les clients, les sous-traitants), ce sont plus de la moitié des rémunérations qui deviennent menacées.
Autre mesure édifiante : certains secteurs économiques créent eux-mêmes les conditions de leur fragilité future. Prenons le secteur minier, pilier des exportations sud-africaines. Il exerce une pression énorme sur les écosystèmes (pollution des sols et des eaux, destruction de la végétation, etc.). Or, nous montrons que la moitié des exportations minières sont issues de municipalités où se trouvent un certain nombre des écosystèmes les plus menacés du pays en raison justement des pressions exercées par l’activité minière elle-même.
Ce paradoxe – l’industrie sciant la branche écologique sur laquelle elle est assise – illustre un risque de transition. Si le gouvernement décide de protéger une zone naturelle critique en y limitant les extractions, les mines situées là devront réduire la voilure ou investir massivement pour atténuer leurs impacts, avec un coût financier immédiat. Autre cas possible, si des acheteurs ou des pays importateurs décident de réduire leurs achats de produits miniers parce qu’ils contribuent à la destruction de la biodiversité, les mines exerçant le plus de pression sur les écosystèmes critiques devront aussi s’adapter à grand coût. Dans les deux cas, l’anticipation est clé : identifier ces points sensibles permet d’agir avant la crise, plutôt que de la subir.
Face à ces constats, la bonne nouvelle est qu’on dispose de nouvelles méthodes pour éclairer les décisions publiques et privées. En Afrique du Sud, nous avons expérimenté une approche innovante de traçabilité des risques liés à la nature. L’idée est de relier les données écologiques aux données économiques pour voir précisément quels acteurs dépendent de quels aspects de la nature dans quelle partie d’un pays donné.
Concrètement, cette méthode permet de simuler des chocs et d’en suivre les répercussions. Par exemple, que se passerait-il si tel service écosystémique venait à disparaître dans telle région ? On peut estimer la perte de production locale, puis voir comment cette perte se transmet le long des chaînes de valeur jusqu’à impacter le PIB national, l’emploi, les revenus fiscaux, les exportations ou les prix. L’outil intègre aussi l’autre versant du problème : le risque de transition, c’est-à-dire les conséquences économiques des actions envisagées pour éviter la dégradation écologique.
La méthode ne vise pas à identifier des secteurs économiques à « fermer » à cause de leurs pressions sur la nature ou une dépendance à des services écosystémiques dégradés. Elle vise plutôt à aider les décideurs politiques et les acteurs économiques à prioriser leurs actions (d’investissement ou de restriction) tout en tenant compte de l’importance socio-économique des secteurs sources de pressions ou dépendants de services écosystémiques dégradés.
En Afrique du Sud par exemple, l’institut national de la biodiversité et des chercheurs locaux ont utilisé les résultats montrant la forte dépendance de certains secteurs économiques à l’approvisionnement en eau pour animer des séminaires de mise en débat des résultats et rédiger des notes de recommandation de politiques publiques.
Loin d’opposer Nord et Sud, écologie et économie, la question de la biodiversité est désormais une opportunité pour chacun de contribuer à un enjeu transversal planétaire. Aucune économie n’est à l’abri. Un effondrement des pollinisateurs expose aussi bien les vergers de Californie que les champs de café en Éthiopie. La surpêche appauvrira aussi bien les communautés côtières d’Asie du Sud-Est que les consommateurs de poisson en Europe.
Biodiversité en berne signifie instabilité économique pour tous, du nord au sud. Malgré les tensions financières entre pays riches et pays en développement sur la répartition de l’effort, profitons du succès du nouveau round de négociations internationales de la convention biodiversité qui s’est tenu à Rome du 25 au 27 février dernier pour agir. A cette occasion, les membres de la convention biodiversité ont trouvé un accord sur une nouvelle stratégie de « mobilisation des ressources », visant à allouer 200 milliards de dollars par an à la conservation de la biodiversité « toutes sources confondues » d'ici à 2030. Désormais, le défi pour ces pays va être de se mettre d'accord sur les priorités d’allocation des fonds et d’évaluer comment la mise en œuvre de la convention est compatible avec leur propre endettement.
La méthode d’analyse des risques liés à la nature dans les décisions économiques et financières peut aider les décideurs à faire ces choix de manière éclairée. Elle peut aider à « réorienter les flux financiers » en faveur de la nature comme demandé par le nouveau cadre international de la biodiversité (Accord Kunming-Montréal adopté fin 2022). Elle peut aussi aider les entreprises à mesurer et divulguer leur dépendance aux écosystèmes comme recommandé par le groupe de travail privé de la Taskforce on Nature-related Financial Disclosures (TNFD). C’est le moment d’agir. Chaque gouvernement, chaque banque, chaque grande entreprise devrait dès maintenant se doter d’outils et de données pour évaluer son exposition aux risques écologiques et agir en conséquence grâce aux dernières avancées scientifiques.
Antoine Godin est membre de l'unité de recherche ACT de l'université Sorbonne Paris-Nord
Andrew Skowno, Julien Calas et Paul Hadji-Lazaro ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.
29.06.2025 à 09:54
Anne Choquet, Enseignante chercheure en droit, laboratoire Amure (UBO, Ifremer, CNRS), Ifremer
Florian Aumond, Maître de conférences en droit public, Université de Poitiers
« Rien sur nous sans nous », tel est l’adage du Groenland, reprenant ainsi le slogan historique des groupes sociaux et nationaux marginalisés. À l’heure des velléités états-uniennes, de nouvelles coopérations avec la France émergent, notamment scientifiques.
La visite très médiatisée d’Emmanuel Macron au Groenland, une première pour un président français, marque une nouvelle dynamique de la politique étrangère dans l’Arctique. Elle met en lumière la solidarité transpartisane des acteurs politiques en France à l’égard du Danemark et du Groenland. Le pays signifie Terre des Kalaallit – en groenlandais Kalaallit Nunaat – du nom des Inuit, le plus grand groupe ethnique de l’île. La « terre verte » a gagné en visibilité stratégique et écologique en affrontant de nouveau les aspirations impériales de Donald Trump.
Organisée à l’invitation du premier ministre du Groenland, Jens-Frederik Nielsen, et de la Première ministre danoise, Mette Frederiksen, cette visite dépasse largement le simple statut d’escale protocolaire avant le Sommet du G7 au Canada. Elle s’inscrit dans une séquence entamée en mai 2025 avec le passage à Paris de la ministre groenlandaise des affaires étrangères et de la recherche. Quelques semaines plus tard, en marge de la troisième Conférence des Nations unies sur l’océan, le président français s’entretient à Monaco avec le premier ministre du Groenland.
Cette multiplication de rencontres signale un tournant : le Groenland n’est plus perçu comme une simple périphérie du royaume du Danemark, mais comme un partenaire politique, économique et scientifique en devenir. Avec quelles formes de coopération ?
En octobre 2015, François Hollande se rend au pied du glacier islandais Solheimajökull. Ce déplacement, survenu peu avant la COP21 à Paris, vise à alerter sur les effets des changements climatiques et à souligner l’intérêt d’un traité international sur la question – ce qui sera consacré avec l’adoption de l’accord de Paris. Dix ans plus tard, l’Arctique reste un espace d’alerte écologique mondial. Sa calotte glaciaire a perdu 4,7 millions de milliards de litres d’eau depuis 2002.
Lors de la troisième Conférence des Nations unies sur l’océan à Nice (Unoc), le 9 juin dernier, le président Macron affirme son soutien au Groenland : « Les abysses ne sont pas à vendre, pas plus que le Groenland n’est à prendre ».
Dans le contexte des tensions géopolitiques arctiques, le rapprochement franco-groenlandais brise l’imaginaire d’une France exclusivement tournée vers le Sud, l’Atlantique ou les espaces indopacifiques. On peut y voir l’émergence d’un axe arctique, certes encore peu exploré malgré quelques prémices sur le plan militaire, notamment avec des exercices réguliers de l’Otan. Quelques jours avant la visite présidentielle, deux bâtiments de la Marine nationale naviguent le long des côtes groenlandaises, en route vers le Grand Nord, afin de se familiariser avec les opérations dans la région. Plus largement, la France détient le statut d’État observateur au sein du Conseil de l’Arctique depuis 2000. Elle formalise son intérêt stratégique pour cette zone en 2016, avec la publication d’une première feuille de route pour l’Arctique.
Cette approche s’inscrit dans le cadre plus large d’une volonté européenne de renforcer sa présence dans une région longtemps dominée par les puissances traditionnelles locales :
les États côtiers de l’Arctique (A5) : Canada, Danemark, États-Unis, Fédération de Russie et Norvège ;
les huit États membres du Conseil de l’Arctique (A8) : Canada, Danemark, États-Unis, Fédération de Russie, Norvège, Finlande, Islande et Suède.
Fin 2021, l’Union européenne lance le programme Global Gateway, pour mobiliser des investissements et financer des infrastructures. Conforme à cette initiative, l’Union européenne et le Groenland, territoire d’outre-mer non lié par l’acquis communautaire signent en 2023 un partenariat stratégique relatif aux chaînes de valeur durables des matières premières.
La montée en exergue de la « Terre verte » sur la scène internationale se traduit par le déploiement progressif de sa diplomatie extérieure, malgré son statut d’entité territoriale non souveraine. Le territoire dispose de représentations officielles à Bruxelles (la première à l’étranger, ouverte en 1992), à Washington D.C. (ouverte en 2014), à Reykjavik (ouverte en 2017) et à Pékin (ouverte en 2021). De leur côté, les États-Unis ouvrent un consulat à Nuuk en 2020, sous la première présidence Trump. L’Union européenne y inaugure un bureau en mars 2024, rattaché à la Commission européenne, dans le cadre de sa stratégie arctique.
À lire aussi : Quel serait le prix du Groenland s’il était à vendre ?
L’annonce faite par le président Macron lors de sa visite à Nuuk de l’ouverture prochaine d’un consulat général français au Groenland confirme cette tendance.
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Le Groenland est un territoire autonome du Royaume du Danemark. Depuis la loi sur l’autonomie élargie du Groenland entrée en vigueur le 21 juin 2009, il dispose de compétences accrues, notamment dans la gestion de ses ressources naturelles.
Sa position géostratégique au cœur de l’Arctique et ses richesses en minerais en font un territoire d’intérêt croissant pour plusieurs puissances extérieures comme les États-Unis, la Chine et l’Union européenne.
Parmi les ressources d’intérêts, « on y trouverait un nombre considérable de minéraux (rares). Certains sont considérés comme stratégiques, dont le lithium, le zirconium, le tungstène, l’étain, l’antimoine, le cuivre sédimentaire, le zinc, le plomb (à partir duquel on produit du germanium et du gallium), le titane et le graphite, entre autres ». Le Groenland bénéficie notamment de contextes géologiques variés favorables à la présence de gisements de [terres rares] attractifs pour les compagnies d’exploration.
La France cherche à tisser des liens économiques durables avec le Groenland. En 2022, la stratégie polaire française à l’horizon 2030 mentionne le Groenland. Elle invite à un réengagement de la science française au Groenland, ce qui signe une évolution importante de la recherche, notamment en sciences humaines et sociales. En 2016, dans la « Feuille de route nationale sur l’Arctique », le Groenland apparaît au travers de ses ressources potentielles, et non au niveau de la dimension bilatérale scientifique.
La stratégie polaire de la France à horizon 2030 propose plusieurs pistes « comme l’installation d’un bureau logistique, l’implantation dans une station déjà opérée par des universités, la création d’une infrastructure en lien avec les autorités et municipalités groenlandaises ». La recherche française s’y est affirmée, notamment grâce au soutien déterminant de l’Institut polaire français Paul-Émile-Victor (Ipev).
L’Université Ilisimatusarfik, la seule université groenlandaise, située à Nuuk, a déjà des partenariats avec des universités et grandes écoles françaises, notamment grâce au réseau européen Erasmus + auquel est éligible le Groenland. Elle entretient des relations privilégiées avec des universités françaises par le biais du réseau d’universités, d’instituts de recherche et d’autres organisations que constitue l’Université de l’Arctique (Uarctic). Sont membres uniquement trois universités françaises : Aix Marseille Université, Université de Bretagne Occidentale et Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines.
Du côté groenlandais, une invitation à un renforcement de la coopération bilatérale avec la France s’observe dans la stratégie pour l’Arctique. La France est expressément citée à côté de l’Allemagne, de la Belgique, des Pays-Bas, du Luxembourg, de l’Espagne, de l’Italie, de la Pologne et de la République tchèque.
Ce croisement stratégique invite au développement de partenariats bilatéraux nouveaux et structurants.
Si le Groenland accepte une coopération internationale, ce n’est pas à n’importe quel prix. Le Kalaallit Nunaat cherche à être plus qu’une plateforme extractiviste, et à ne pas être vu uniquement comme un réservoir de ressources à exploiter. La vision stratégique nationale actuellement promue invite à une approche plus diversifiée qui mêlerait les différentes industries au sein desquelles le Groenland souhaite investir. Toute évolution devra nécessairement compter sur la volonté de la population groenlandaise, composée en très grande majorité d’Inuits. Comme l’affiche avec force le territoire notamment dans sa stratégie pour l’Arctique » : « Rien sur nous sans nous ».
Cet article a été co-rédigé avec Arthur Amelot, consultant expert auprès de la Commission européenne.
Anne Choquet est membre du Comité National Français des Recherches Arctiques et Antarctiques (CNFRAA).
Florian Aumond est membre du Comité national français des recherches arctiques et antarctiques.
26.06.2025 à 17:09
Manuel Morales Rubio, Enseignant-chercheur en Gestion stratégique, Clermont School of Business
Alors que les soldes d’été, qui se déroulent du 25 juin au 22 juillet, viennent de débuter, la question du recyclage des déchets textiles reste lancinante. Ces derniers finissent le plus souvent incinérés, alors qu’ils pourraient être revalorisés de diverses façons : isolants thermiques et acoustiques, mousse pour l’automobile, rembourrage de matelas, pour faire de nouveaux vêtements…
Saviez-vous qu’aujourd’hui seuls 12 % des déchets textiles étaient recyclés et réutilisés dans l’Union européenne ? Un chiffre extrêmement bas si on le compare par exemple au 75 % de cartons recyclés et au 80 % de verre en France. L’immense partie des déchets textiles, produits par l’industrie, est donc envoyée directement à la déchetterie et sera in fine incinérée.
Mais alors, pourquoi si peu de recyclage ? Cet état de fait est-il voué à rester inchangé ? Pas forcément.
Mais, avant de voir comment les choses pourraient évoluer, commençons d’abord par voir ce que sont les déchets textiles et pourquoi ils sont si peu recyclés.
Les déchets textiles sont issus des vêtements fabriqués. Ce sont des chutes de tissu, des fibres et autres matériaux textiles en fin de vie, après usage ou production. Le prêt-à-porter ou la fast fashion, avec le renouvellement rapide des collections, aggrave le problème de gestion et de traitement avec des quantités croissantes de déchets textiles issues de la surproduction et de la surconsommation.
Mais si une grande partie de ces textiles finit ainsi en déchetterie, contribuant alors à la pollution et au gaspillage des ressources, c’est également faute de solutions de recyclage adaptées ou économiquement viable.
On trouve deux raisons principales à cela : la première est d’ordre technique et la deuxième découle de la pauvreté des normes existantes et des régulations institutionnelles.
De fait, le recyclage des déchets textiles est au cœur de nombreux défis techniques dus à la nature complexe et hétérogène des fibres textiles et matériaux de fabrication, au manque d’infrastructure et de moyen de collecte, aux coûts élevés pour le tri, à une absence de support technique et de conseil de la part des experts du recyclage…
Concernant les normes en vigueur, on peut noter qu’avant 2022, il n’y avait pas de régulations interdisant aux acteurs de la fast fashion (marques, magasins de détail, et fabricants) de détruire les invendus et les produits renvoyés par les clients.
Mais, en 2022, donc, la loi européenne anti-gaspillage pour une économie circulaire (Agec) change la donne puisqu’elle impose désormais aux acteurs du prêt-à-porter (les marques, les magasins de détail et les fabricants) de trouver des utilisations alternatives à leurs produits textiles et vestimentaires retournés et invendus, évitant ainsi la mise en décharge ou l’incinération.
Pour permettre à ces textiles d’avoir une nouvelle vie, une opportunité reste sous-estimée : celle de la collaboration entre les secteurs de l’industrie textile et d’autres industries qui pourraient utiliser les résidus textiles qui étaient auparavant brûlés.
Les textiles invendus, retournés ou les déchets textiles post-industriels pourraient par exemple être transformés en matières premières capables d’être réintégrées pour devenir des isolants thermiques et acoustiques dans des bâtiments, des torchons industriels, des mousses pour l’automobile ou encore du rembourrage de matelas. Cette synergie entre industries offre plusieurs avantages : elle réduit les déchets, limite l’extraction de ressources vierges et favorise une économie circulaire plus durable. En mutualisant les savoir-faire et les besoins, les acteurs de différents secteurs optimisent également les chaînes de production tout en contribuant à une gestion plus responsable des matériaux textiles en fin de vie.
Cependant, pour l’instant, la complexité de la coopération intersectorielle rend la valorisation des coproduits et déchets textiles faible.
Mais ces actions mises en place entre industries, qu’on appelle symbioses industrielles, existent depuis longtemps dans d’autres domaines et laissent donc penser qu’il pourrait en être autrement.
La réutilisation des déchets d’un processus de production a ainsi été documentée dans la production de savon issue de graisse animale, la production d’engrais issus des résidus agricoles et animaux, ainsi que la peau et les os des animaux pour matière première pour le cuire et les armes.
Cette pratique de réutilisation des résidus est même devenue très commune de nos jours dans d’autres secteurs industriels comme la pétrochimie, la chimie organique, l’énergie, l’agro-industrie depuis la deuxième moitié du XXe siècle. Le premier cas de symbiose industrielle identifié dans la littérature scientifique remonte à 1972 quand un groupe d’entreprises privées appartenant à différents secteurs industriels ont dû faire face à la pénurie d’eau dans la ville de Kalundborg au Danemark. En dialoguant toutes ensemble, elles ont pu optimiser l’utilisation globale de l’eau grâce à sa réutilisation.
Cependant, si l’on regarde les quantités de déchets textiles, cette possibilité de recycler les déchets textiles en développant les interactions entre industrie ne suffira pas. L’autre grand enjeu demeure la production initiale. Derrière la croissance démesurée des déchets textiles partout dans le monde ces dernières années, on trouve de fait la surproduction et la surconsommation des textiles, qui a été multiplié par quatre dans les cinq dernières années avec la prolifération des plates-formes de fast-fashion comme Shein et Temu.
L’objectif est donc de réduire le volume de matière première vierge nécessaire pour la fabrication d’un nombre croissante des vêtements. Cela pourrait se faire par une réduction de la consommation ou bien en réduisant nos besoins en matière première vierge. Ici, l’utilisation de déchets textiles reconditionnés peut également s’avérer judicieuse. Elle offre l’avantage de réaliser simultanément deux actions vertueuses : réduire nos déchets et limiter nos besoins en matières premières textiles.
En Europe, cependant, moins de 2 % du total des déchets textiles est aujourd’hui reconditionné pour fabriquer de nouveaux vêtements. Ce pourcentage est tellement faible, qu’il est difficile à croire, mais il s’explique par une déconnexion entre les acteurs de la fin de vie des vêtements, l’hétérogénéité des matériaux qui rend complexe la tâche du recyclage pour produire des vêtements d’une qualité égale ; et aussi une réglementation et régulation peu contraignante.
Les acteurs du recyclage et les déchetteries communiquent peu avec les associations qui gèrent les points de collecte textile, le tri et la vente des vêtements d’occasion (Mains ouverts, Emaus, Secours populaire, entre autres).
Les plates-formes digitales comme Vinted ne sont pas au courant des volumes gérés par les acteurs de l’écosystème physique. De plus, les initiatives de récupération et réutilisation des vêtements usagés appliqués par les grandes marques comme Zara et H&M ne représentent qu’une fraction de leurs ventes totales, et ne sont donc pas capables de changer la tendance envers une économie textile de boucle fermée.
C’est pourquoi il devient crucial d’activer l’ensemble de ces leviers au regard de l’impact environnemental de l’industrie textile, qui émet 3 ,3 milliards de tonnes de CO₂ par an, soit autant que les vols internationaux et que le transport maritime des marchandises réunis.
L’industrie textile est également à l’origine de 9 % des microplastiques qu’on retrouve dans les océans et consomme environ 215 trillions de litres d’eau par an si l’on considère toute la chaîne de valeur. Le textile et l’habillement sont à ce titre les industries qui consomment le plus d’eau au monde, juste après l’agriculture et l’industrie agroalimentaire. Le secteur textile est également associé à la pollution issue des produits chimiques et détergents utilisés dans les processus de fabrication et dans le lavage des vêtements.
À l’échelle mondiale, les perspectives liées à la surproduction et à la surconsommation sont préoccupantes puisque l’on estime que d’ici à 2050 le volume total de prêt-à-porter pourrait tripler.
Pour éviter que nos vêtements aient un coût environnemental aussi néfaste, une piste évidente serait de permettre une production plus locale.
Aujourd’hui, la chaîne de valeur textile reste de fait très mondialisée et les vêtements qui en sortent sont de moins en moins solides et durables. La production des matières premières est fortement concentrée en Asie, notamment dans des pays comme la Chine, l’Inde et le Bangladesh, qui représentent plus de 70 % du marché total de la production de fibres, de la préparation des tissus et des fils (filature), du tissage, du tricotage, du collage et blanchiment/teinture.
Face à cette réalité, la mise en place d’une stratégie territoriale de symbiose pourrait également réduire la dépendance excessive à des systèmes de production non durables, en relocalisant les capacités de production pour renforcer des circuits courts et plus territoriaux en Europe.
Manuel Morales Rubio ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
26.06.2025 à 12:25
Renaud Coulomb, Professor of Economics, Mines Paris - PSL
Fanny Henriet, Directrice de Recherche au CNRS en économie, Aix-Marseille Université (AMU)
Léo Reitzmann, PhD candidate in Economics, Paris School of Economics – École d'économie de Paris
L’empreinte carbone de l’extraction pétrolière peut varier considérablement d’un gisement à un autre. Une stratégie fondée sur la décarbonation de l’offre pétrolière pourrait donc compléter avantageusement les mesures traditionnelles basées sur la réduction de la demande… à condition que l’on dispose de données fiables et transparentes sur les émissions de gaz à effet de serre de l’industrie pétrolière.
Réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) liées au pétrole ne se résume pas à réduire seulement la consommation de produits pétroliers. En effet, l’empreinte carbone liée à leur production varie considérablement d’un gisement à un autre. Dans ces conditions, pour limiter leur impact environnemental, il est crucial de privilégier des gisements dont l’empreinte carbone et les coûts d’extraction sont les plus faibles.
Combinée aux mesures traditionnelles pour réduire la demande de pétrole (sobriété énergétique, développement des transports électriques…), une stratégie centrée sur la décarbonation de l’offre pétrolière peut donc accélérer les baisses d’émissions, tout en réduisant leur coût économique. C’est ce que nous montrons dans une recherche récemment publiée.
Mais pour que cela fonctionne, il est essentiel de disposer de données précises et transparentes quant aux émissions de cette industrie. Sans quoi, toute régulation basée sur l’intensité carbone de l’exploitation des gisements de pétrole risque d’être inefficace.
Les barils de pétrole diffèrent non seulement par leur coût d’extraction, mais aussi par leur empreinte carbone.
L’exploitation des sources de pétrole les plus polluantes, comme les sables bitumineux du Canada, génère en moyenne plus de deux fois plus d’émissions de GES par baril que l’exploitation de pétroles plus légers provenant de pays comme l’Arabie saoudite ou la Norvège.
Ces différences s’expliquent par les propriétés physiques du pétrole (densité et viscosité, par exemple), les contraintes géologiques liées aux gisements et les méthodes d’extraction utilisées (notamment la combustion sur site – dite torchage – c’est-à-dire rejet direct dans l’atmosphère du gaz naturel, qui accompagne souvent l’extraction de pétrole).
Cette hétérogénéité des gisements, combinée à l’abondance du pétrole au regard des objectifs climatiques discutés lors des COP, fait de la sélection des gisements à exploiter un levier important de réduction des émissions.
Depuis le Sommet de la Terre de Rio en 1992, date historique dans la reconnaissance du problème climatique et de son origine humaine, les producteurs de pétrole n’ont pas tenu compte des différences d’intensité carbone de leurs produits, liées à l’extraction et au raffinage.
Ce n’est guère surprenant : aucune réglementation ou régulation notable ne les a incités à le faire. De manière générale, les émissions de GES dues à la production et au raffinage du pétrole n’ont pas été tarifées par les grands pays producteurs de manière à refléter les dommages causés à l’environnement.
Nos recherches montrent que cette omission a eu d’importantes conséquences climatiques.
Nous avons calculé les émissions qui auraient pu être évitées de 1992 à 2018, si l’on avait modifié l’allocation de la production entre les différents gisements en activité – sans modifier les niveaux globaux de production et en prenant en compte les contraintes de production de chaque gisement – de sorte à en minimiser le coût social total – c’est-à-dire, en prenant en compte à la fois les coûts d’extraction et les émissions de GES. Près de 10 milliards de tonnes équivalent CO2 (CO2e) auraient ainsi pu être évitées, ce qui équivaut à deux années d’émissions du secteur du transport mondial.
Au coût actuel du dommage environnemental, estimé à environ 200 dollars par tonne de CO₂, cela représente 2 000 milliards de dollars de dommages climatiques évités (en dollars constants de 2018).
Les efforts actuels visent surtout à réduire la consommation globale de pétrole, ce qui est nécessaire. Mais nos résultats montrent qu’il est également important de prioriser l’exploitation des gisements moins polluants.
Pour réduire le coût social de l’extraction à production totale constante, il aurait mieux valu que des pays aux gisements très carbonés, comme le Venezuela ou le Canada, réduisent leur production, remplacée par une hausse dans des pays aux gisements moins polluants, comme la Norvège ou l’Arabie saoudite.
Même au sein des pays, les différences d’intensité carbone entre gisements sont souvent importantes. Des réallocations internes aux pays permettraient d’obtenir des réductions d’émissions du même ordre de grandeur que celles obtenues en autorisant les productions agrégées de chaque pays à changer.
Même si ces opportunités de baisse d’émissions ont été manquées dans le passé, nous avons encore la possibilité de façonner l’avenir de l’approvisionnement en pétrole.
Si l’on reprend les hypothèses de calcul qui précèdent, et en supposant que le monde s’engage sur une trajectoire zéro émissions nettes (Net Zero Emissions, NZE) en 2050, prendre en compte l’hétérogénéité de l’intensité carbone entre les gisements dans les décisions d’approvisionnement en pétrole permettrait :
de réduire nos émissions de 9 milliards de tonnes (gigatonnes) CO2e d’ici à 2060,
d’éviter environ 1 800 milliards de dollars en dommages, et cela sans réduire davantage la consommation par rapport au scénario NZE.
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Or, le débat politique se concentre souvent sur la réduction de la demande de pétrole, avec la mise en place d’outils tels que les incitations à l’adoption des véhicules électriques ou les taxes sur les produits pétroliers. Une baisse de la demande de pétrole est évidemment indispensable pour maintenir le réchauffement planétaire en dessous de 1,5 °C ou même 2 °C.
Mais tant que l’on continue d’en consommer, prioriser les gisements à moindre intensité carbone offre une opportunité complémentaire pour réduire les émissions.
Pour gagner en efficacité, les politiques publiques pourraient intégrer une tarification carbone plus exhaustive, qui tiendrait compte des émissions sur tout le cycle de vie des produits pétroliers, de l’exploration pétrolière jusqu’à la combustion des énergies fossiles.
Celles-ci pourraient être complétées par des ajustements aux frontières, sur le modèle de ce que l’Union européenne s’apprête à faire pour l’empreinte carbone des produits importés, si cette tarification n’est pas adoptée à l’échelle mondiale. Ou encore, cela pourrait passer par l’interdiction directe de l’extraction des types de pétrole dont l’exploitation de gisement émet le plus d’émissions de GES (par exemple, le pétrole extra-lourd ou les gisements présentant des niveaux très élevés de torchage), dans un soucis de simplification administrative.
Certaines politiques vont déjà dans ce sens. La Californie, avec son Low Carbon Fuel Standard, a été pionnière en différenciant les carburants selon leurs émissions sur l’ensemble du cycle de vie, afin de réduire l’intensité carbone moyenne du carburant utilisé sur le territoire.
En Europe, la directive sur la qualité des carburants (modifiée par la nouvelle directive sur les énergies renouvelables) promeut les biocarburants, mais ne distingue pas finement les produits pétroliers selon leur intensité carbone.
La mise en œuvre de ces politiques repose toutefois sur un pilier crucial : l’accès à des données publiques fiables sur l’intensité carbone des gisements de pétrole.
Et c’est là le nœud du problème : ces estimations varient fortement selon les sources. Par exemple, l’Association internationale des producteurs de pétrole et de gaz (IOGP) publie des chiffres presque trois fois inférieurs à ceux issus d’outils plus robustes, comme celui développé par l’Université de Stanford et l’Oil-Climate Index.
Cet écart s’explique en partie par des différences dans le périmètre des émissions prises en compte (exploration, construction des puits, déboisement, etc.), mais aussi par des écarts dans les données utilisées. En ce qui concerne le torchage et le rejet direct dans l’atmosphère du gaz naturel, l’IOGP s’appuie sur des chiffres déclarés volontairement par les entreprises. Or, ceux-là sont notoirement sous-estimés, d’après des observations provenant de l’imagerie satellitaire.
Il est ainsi impossible d’appliquer de façon efficace des régulations visant à discriminer les barils de pétrole selon leur intensité carbone si on ne dispose pas de données fiables et surtout vérifiables. La transparence est donc essentielle pour vérifier les déclarations des entreprises.
Cela passe par des mécanismes de surveillance rigoureux pour alimenter des bases de données publiques, que ce soit par satellite ou par des mesures indépendantes au sol. Le recul récent aux États-Unis quant à la publication de données climatiques fiables par les agences gouvernementales accentue encore ces défis. En effet, les estimations des émissions liées au torchage de méthane utilisées dans notre étude reposent sur l’imagerie satellite de la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA) et de la Nasa.
Renaud Coulomb a reçu des financements de Mines Paris-Université PSL, Université de Melbourne, Fondation Mines Paris, La Chaire de Mécénat ENG (Mines Paris - Université Dauphine - Toulouse School of Economics - DIW, parrainée par EDF, GRTGaz, TotalEnergies). Il ne conseille pas et ne détient pas d'actions de sociétés pétrolières ou gazières.
Fanny Henriet a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche et de la Banque de France. Elle est membre du Conseil d'Analyse Economique. Elle ne conseille pas et ne détient pas d'actions de sociétés pétrolières ou gazières.
Léo Reitzmann a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche via le programme Investissements d’Avenir ANR-17-EURE-0001. Il ne conseille pas et ne détient pas d'actions de sociétés pétrolières ou gazières.
25.06.2025 à 17:13
Sébastien Ibanez, Maître de conférences en biologie, Université Savoie Mont Blanc (USMB), Université Savoie Mont Blanc
Comment la recherche et les scientifiques peuvent-ils intervenir dans le débat public, surtout lorsqu’il s’agit de questionner des choix de société ? Dans les mouvements écologistes, cet engagement peut prendre plusieurs formes, entre expert en retrait et militant engagé. L’exemple du projet d’extension du téléphérique de La Grave (Hautes-Alpes), au pied du massif de la Meije, illustre bien cette difficulté. Ce chantier menace notamment une plante protégée, ce qui a contribué à l’installation de la plus haute ZAD d’Europe.
Construit en 1976 et 1977, le téléphérique relie le village de La Grave (Hautes-Alpes) à 1 400 mètres et le glacier de la Girose à 3 200 mètres. Lors de la reprise de la gestion du téléphérique par la Société d’aménagement touristique de l’Alpe d’Huez (Sata) en 2017, il est prévu d’étendre le téléphérique par un troisième tronçon atteignant le Dôme de la Lauze à plus de 3 500 mètres, pour remplacer l’usage d’un téléski désormais obsolète. Cela déclenche une controverse à différentes échelles, locale et nationale, portant sur la pertinence économique, sociale et environnementale du projet.
Étant écologue, je vais concentrer l’analyse sur les manières dont ma discipline peut participer à la controverse.
La haute montagne est pleine de vie : la neige recouvrant les glaciers et les plantes poussant dans les fissures hébergent des écosystèmes riches en espèces souvent méconnues. Par exemple, trois nouvelles espèces d’androsaces, de petites fleurs de haute montagne, ont été découvertes en 2021 grâce à l’analyse de leur ADN.
On sait depuis Horace Bénédict de Saussure, naturaliste du XVIIIe siècle, que ces plantes existent, mais elles étaient alors confondues avec d’autres auxquelles elles ressemblent. L’une d’elles, l’androsace du Dauphiné, est endémique du massif des Écrins et d’autres massifs avoisinants. On la prenait auparavant pour l’une de ses cousines, l’androsace pubescente, qui bénéficie d’une protection nationale depuis 1982.
Il est encore trop tôt pour que le statut de protection de l’androsace du Dauphiné soit défini par la loi. En toute logique, elle devrait hériter de la protection nationale dont bénéficie l’androsace pubescente, puisque son aire de répartition est encore plus réduite. Elle occupe notamment un petit rognon rocheux émergeant du glacier de la Girose, sur lequel l’un des piliers du téléphérique doit être implanté.
À cet endroit, l’androsace du Dauphiné n’a pas été détectée par le bureau chargé de l’étude d’impact, mais elle a été repérée, en 2022, par un guide de haute montagne local. Comme cela n’a pas convaincu le commissaire chargé de l’enquête publique, une équipe de chercheurs accompagnée par une agente assermentée de l’Office français de la biodiversité (OFB) a confirmé les premières observations, en 2023.
De nombreuses autres espèces d’androsaces poussent à plus faible altitude et possèdent une rosette de feuilles surmontée d’une tige dressée portant des fleurs. Celles de haute montagne, comme l’androsace du Dauphiné, ont un port compact rappelant un coussin. Les petites fleurs blanches à gorge jaune dépassent à peine des feuilles duveteuses. Dans cet environnement très difficile, leur croissance est très lente. Les plantes formant des coussins peuvent avoir plusieurs dizaines d’années, voire bien plus. Bien que très discrètes, elles forment les forêts des glaciers.
Les travaux prévus présentent-ils un risque pour l’androsace ?
Le préfet des Hautes-Alpes a jugé que ce n’était pas le cas, en refusant d’enjoindre à la Sata de déposer une demande de dérogation en vue de la destruction d’une espèce protégée, comme cela est prévu par l’article L411-2 du Code de l’environnement. Il considère donc qu’installer quelques dispositifs de protection autour des individus existants serait assez. En réalité, rien ne garantit que cela suffise, car plusieurs de ces plantes poussent à moins de 15 mètres en contrebas de l’emplacement du pylône, comme l’indique le rapport d’expertise, dans des fissures rocheuses dont l’alimentation en eau risque d’être irrémédiablement perturbée.
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Surtout, les travaux de terrassement peuvent anéantir des graines prêtes à germer ou de minuscules jeunes pousses très difficiles à détecter au milieu des rochers. La viabilité écologique d’une population ne dépend pas que de la survie des individus les plus âgés, mais aussi du taux de survie des plus jeunes. Cependant, il n’existe à l’échelle mondiale que très peu de connaissances sur la dynamique des populations et la reproduction des plantes formant des coussins.
On peut donc difficilement quantifier la probabilité que la population d’androsaces présente sur le rognon de la Girose s’éteigne à cause des travaux. On peut malgré tout affirmer que la survie de la population sera très probablement menacée par les travaux, même si cette conclusion n’a pas le même degré de certitude que l’observation de la présence de l’espèce.
Comment se positionner sur cette question en tant que scientifique ?
Une première solution serait de céder à la double injonction de neutralité (ne pas exprimer ses opinions) et d’objectivité (se baser uniquement sur des faits), pour se limiter au signalement de la présence de l’espèce. Mais cette négation aveugle de l’engagement laisse aux autorités, qui ne sont bien sûr ni neutres ni objectives, le soin de décider comment protéger l’androsace. La neutralité devient ainsi une illusion qui favorise l’action des forces dominantes.
Une deuxième option diamétralement opposée serait d’utiliser la qualité de scientifique pour asseoir son autorité : l’androsace étant protégée et menacée par les travaux, il faut abandonner le projet, point. Cet argument technocratique paraît surprenant dans ce contexte, mais c’est une pratique courante dans la sphère économique lorsque des experts présentent des choix de société comme inévitables, avec pour grave conséquence d’évacuer le débat politique. Dans le cas de la Girose, les enjeux environnementaux s’entremêlent avec les choix portant sur le modèle de développement touristique. La controverse ne peut être résolue qu’au moyen d’une réflexion associant tous les acteurs.
Une troisième voie consisterait à distinguer deux modes d’intervention, l’un en tant que scientifique et l’autre en tant que militant, de manière à « maximiser l’objectivité et minimiser la neutralité ». Dix-huit scientifiques formant le collectif Rimaye, dont je fais partie, ont publié en 2024 un ouvrage intitulé Glacier de la Girose, versant sensible, qui mêle les savoirs et les émotions liées à ce territoire de montagne. Les contributions de sciences humaines interrogent les trajectoires passées et à venir pour le territoire, tandis que les sciences de la Terre et de la vie invitent le lecteur autant à découvrir qu’à aimer les roches, les glaces et les êtres qui peuplent la haute montagne.
Partant du constat que la seule description scientifique ne suffit pas, plusieurs contributions revendiquent une approche sensible. La recherche permet aussi d’aimer les plantes en coussins et les minuscules écosystèmes qu’elles hébergent. Les sciences de la nature n’ont pas nécessairement une application technique immédiate au service d’un projet de domination. Elles peuvent encourager la protection de l’environnement par le biais de l’attachement aux objets de connaissance et se révéler porteuses, comme les sciences humaines, d’un projet émancipateur où tous les êtres vivants, et même les êtres non vivants comme les glaciers, seraient libres de toute destruction et d’exploitation.
Cependant, cette troisième voie suppose qu’il est possible d’isoler la démarche scientifique de valeurs morales ou politiques. Certes, les valeurs peuvent influencer les scientifiques avant le processus de recherche (lors du choix de l’androsace comme objet d’étude), pendant (en évitant d’abîmer les plantes étudiées) et après (en déterminant le message accompagnant la diffusion des résultats). Malgré tout, selon cette approche, le processus de la recherche reste généralement imperméable aux valeurs.
Cet idéal est aujourd’hui largement contesté en philosophie des sciences, ce qui ouvre le champ à une quatrième voie venant compléter la précédente. Concentrons-nous ici sur un seul argument : tirer une conclusion scientifique nécessite de faire un choix qui, en l’absence de certitude absolue, devient sensible aux valeurs.
Dans le cas de l’androsace, il faut décider si l’implantation du pylône met ou pas la population en danger.
On peut distinguer deux manières de se tromper : soit on détecte un danger inexistant, soit on ne parvient pas à discerner un véritable danger. La porte d’entrée des valeurs devient apparente. Du point de vue de la Sata, il faudrait éviter la première erreur, tandis que pour les amoureux de l’androsace, c’est la seconde qui pose problème. Idéalement, on aimerait minimiser les taux de ces deux erreurs, mais un résultat bientôt centenaire en statistiques nous apprend que l’un augmente lorsque l’autre diminue. Un certain risque d’erreur peut ainsi paraître plus ou moins acceptable en fonction de nos valeurs.
Si objectivité et neutralité sont illusoires, il serait préférable de rendre apparente l’intrication entre valeurs et recherche scientifique afin de distinguer les influences illégitimes, comme la promotion d’intérêts personnels ou marchands, de celles orientées vers la protection de biens communs. D’autant plus que les enjeux autour du téléphérique dépassent largement le sort de l’androsace, mais concernent aussi la vie économique de la vallée.
Pour trancher la question de l’aménagement de la haute montagne, il devrait exister un espace de discussion regroupant habitantes et habitants des vallées, pratiquants de la montagne et scientifiques. Des initiatives ont été prises dans ce sens, que ce soit à Bourg-Saint-Maurice (Savoie), à Grenoble (Isère), au jardin alpin du Lautaret (Hautes-Alpes) ou à La Grave.
Pour que ces rencontres soient suivies d’effet, il faut qu’elles puissent nourrir les mobilisations, comme tente de le faire le collectif Les Naturalistes des terres, ou qu’elles se traduisent dans les politiques publiques. Cependant, la récente proposition de loi Duplomb sur l’agriculture illustre que les alertes des scientifiques sont souvent ignorées.
En attendant, les travaux du téléphérique pourraient reprendre cette année à la Girose, sans que la question de la protection des glaciers et des écosystèmes qui les entourent ait trouvé de réponse.
Sébastien Ibanez a reçu des financements de l'Observatoire des Sciences de l'Univers de Grenoble (OSUG).
24.06.2025 à 17:18
Jean-Christophe Maréchal, Directeur de recherche - Hydrogéologue, BRGM
Jean-Pierre Vergnes, Chercheur, BRGM
Sandra Lanini, Chercheuse, BRGM
Yvan Caballero, Hydrogéologue, BRGM
Alors qu’une large part de la France est placée en vigilance canicule ce mercredi 25 juin, se pose la question de l’influence du changement climatique sur le cycle de l’eau, entre modification du régime des pluies et augmentation de la fréquence des événements extrêmes (sécheresses et inondations). Qu’en est-il des eaux souterraines ? Ces dernières, logées dans les profondeurs du sous-sol, ne sont pas à l’abri de ces changements qui touchent en premier lieu l’atmosphère et la surface de la Terre.
Les eaux superficielles et eaux souterraines sont en lien étroit. Ces dernières interagissent avec la surface, dont elles dépendent largement. Ainsi, les nappes d’eau souterraine sont renouvelées d’une part par la recharge naturelle diffuse apportée par la pluie et la fonte de la neige sur les sols, d’autre part par la recharge naturelle indirecte qu’apportent les infiltrations localisées à partir de rivières ou de lacs.
Quel que soit le processus de recharge naturelle concerné, les eaux souterraines sont donc fortement dépendantes du climat.
D’abord de façon directe, à travers les modifications de ce dernier, en fonction du bilan hydrique à la surface de la Terre.
Mais également de façon indirecte, via les changements dans les prélèvements d’eau souterraine nécessaires pour répondre aux différents usages de l’eau impactés par un climat plus chaud (irrigation notamment).
On distingue ainsi des effets directs qui s’imposent à nous, et des effets indirects qui résultent de notre réaction à cette nouvelle situation climatique. Le projet de recherche Explore2 a récemment analysé les conséquences du changement climatique sur la recharge des aquifères en France métropolitaine et a permis un certain nombre de constats.
Le climat et la couverture végétale contrôlent en grande partie les précipitations et l’évapotranspiration, tandis que le sol et la géologie sous-jacente déterminent si le surplus d’eau peut s’infiltrer vers un aquifère sous-jacent ou s’il va plutôt ruisseler vers une rivière.
Dans le détail, l’évolution future de la recharge dépend au premier chef de la modification de la quantité et du régime des pluies.
Or dans le climat futur, on s’attend à une modification de la répartition des précipitations dans le monde, avec une diminution des précipitations de faible intensité et une augmentation de la fréquence des fortes précipitations, en particulier dans les régions tropicales, où plus de la moitié de la population mondiale devrait vivre d’ici à 2050. Phénomène qui s’accompagnera de sécheresses plus longues et plus fréquentes.
Dans un monde qui se réchauffe, l’évapotranspiration a globalement tendance à augmenter, ce qui réduit la quantité d’eau du sol disponible pour l’infiltration et le ruissellement.
Des précipitations moins fréquentes mais plus abondantes pourraient améliorer la part de la recharge des eaux souterraines dans de nombreux environnements semi-arides à arides. Mais lorsque l’intensité des pluies dépasse la capacité des sols à l’infiltration, on observe une augmentation du ruissellement et des débits des rivières. Ces modifications contrastées des taux de recharge provoquent des changements plus ou moins rapides des niveaux d’eau au sein des nappes phréatiques, selon la vitesse de circulation des eaux souterraines.
Des risques d’inondations par remontée de nappe sont associés aux zones où la recharge augmente tandis que des risques de sécheresse menacent les secteurs où la recharge diminue, avec pour conséquence des modifications importantes des régimes hydrologiques des eaux de surface (rivières, lacs zones humides…). Par exemple, les débits d’étiage des rivières décroissent dans les bassins hydrographiques où le niveau des nappes baisse en réponse à une diminution de la recharge.
Outre les précipitations, la fonte des glaciers et de la neige en montagne contribue souvent aussi de manière importante à la recharge des aquifères montagneux. Son augmentation future sous l’effet du réchauffement est susceptible d’impacter le régime de cette recharge d’une façon qu’il est encore difficile d’analyser.
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Le recul des glaciers augmente dans un premier temps la production d’eau de fonte, jusqu’à atteindre un maximum, connu sous le nom de « pic d’eau », avant de diminuer au fur et à mesure que les glaciers continuent à reculer. Aujourd’hui, environ la moitié des bassins hydrographiques glaciaires du monde auraient dépassé le pic d’eau. Dès lors, une diminution de la recharge des aquifères de montagne est maintenant attendue dans un nombre croissant de bassins glaciaires.
On parle beaucoup de volumes d’eau et de taux de recharge, mais le changement climatique altère également la qualité de l’eau souterraine. Les épisodes de pluie plus intenses et la recharge qui en découle sont susceptibles de mobiliser par lessivage des contaminants qui étaient précédemment stockés dans les sols.
D’un autre côté, le réchauffement peut conduire à l’augmentation des concentrations en solutés comme les chlorures, nitrates ou l’arsenic dans les sols et les eaux souterraines superficielles, en lien avec une augmentation de l’évapotranspiration, et une diminution de l’infiltration et donc une dilution moindre.
Enfin, l’augmentation de la température de l’eau souterraine, induite par le réchauffement global et localement par les îlots de chaleur urbains, modifie quant à elle la solubilité et la concentration dans l’eau de certains contaminants. Ces impacts sont moins souvent observés, mais bien réels, notamment dans le pourtour méditerranéen.
En outre, l’augmentation du niveau de la mer induit un risque de salinisation des sols et des aquifères côtiers dans le monde. Cette intrusion saline dépend de nombreux facteurs tels que la géologie côtière, la topographie et surtout les niveaux d’eau dans les nappes. Elle peut être particulièrement sévère dans les zones basses telles que les deltas, les îles ou encore les atolls où il existe des lentilles d’eau douce particulièrement sensibles au changement climatique.
Voilà pour les impacts directs. Mais les scientifiques estiment que l’impact du changement climatique sur les eaux souterraines peut être localement plus important au travers d’effets indirects, liés aux effets du changement climatique.
Le changement climatique risque en effet de provoquer une augmentation des prélèvements dans les aquifères par les agriculteurs pour faire face à l’augmentation de l’évapotranspiration liée au réchauffement et à la variabilité et diminution de l’humidité dans les sols ou de l’eau disponible en surface.
L’augmentation des pompages, pour l’irrigation notamment, induit une baisse chronique des niveaux d’eau qui menace la gestion durable des nappes, les écoulements d’eau vers les hydrosystèmes voisins ou les écosystèmes de surface dépendant des eaux souterraines (zones humides).
Cette pression accrue est susceptible de modifier considérablement le cycle de l’eau, avec de forts contrastes entre :
l’épuisement des eaux souterraines dans les régions où l’irrigation est principalement alimentée par des eaux souterraines ;
la montée du niveau des nappes résultant de la recharge par les flux d’excédent d’irrigation alimentée par les eaux de surface et pouvant conduire à un engorgement et à une salinisation des sols ;
et les modifications des climats locaux résultant de l’évapotranspiration accrue des terres irriguées.
L’incidence du changement climatique sur le taux de recharge des nappes aquifères en France métropolitaine a été récemment analysé par la communauté scientifique dans le cadre du projet Explore2.
Grâce à la mise en cascade de modèles climatiques avec des modèles hydrologiques, les chercheurs ont simulé les modifications du taux de recharge potentielle des nappes, selon deux scénarios d’évolution des émissions de gaz à effet de serre dans l’atmosphère (émissions moyennes ou fortes).
La recharge potentielle est définie comme la part des précipitations efficaces susceptible de s’infiltrer depuis la surface et de recharger les aquifères sous-jacents, dans la mesure où ils possèdent les caractéristiques hydrodynamiques favorables. Elle est qualifiée de potentielle car son arrivée dans les aquifères ne peut être connue a priori et une partie de ce flux peut revenir vers les cours d’eau, en aval de sa zone d’infiltration.
D’après ces travaux, la recharge potentielle annuelle pourrait augmenter dès le milieu du siècle entre + 10 % et + 30 % dans le nord et le nord-est de la France. Il resterait globalement stable sur le reste du pays – et ce pour les deux scénarios étudiés.
De plus, le cumul de recharge pendant l’hiver augmenterait pour presque toute la France, hormis une bande sud et une partie de la Bretagne. Dans un scénario de fortes émissions, la recharge potentielle annuelle baisserait sur le sud-ouest, le sud-est et la Corse en fin de siècle, de -10 à -30 %.
La période à laquelle la recharge potentielle est à son maximum serait par ailleurs avancée d’un mois du printemps vers l’hiver sur les chaînes alpines et pyrénéennes. En raison de la hausse des températures, les précipitations tomberaient en effet davantage sous forme de pluie, qui s’infiltre rapidement, et moins sous forme de neige, qui stocke l’eau jusqu’à la période de fonte.
Dans le cas du scénario de fortes émissions, le maximum de recharge de l’automne serait décalé d’un mois vers l’hiver sur le pourtour méditerranéen. Pour le reste du pays, aucune modification notable n’a été observée dans les projections étudiées.
Ces résultats semblent à première vue rassurants, du moins dans le nord du pays. Ils ne prennent toutefois en compte que les impacts directs du changement climatique sur la recharge, liés à l’infiltration potentielle des précipitations.
Or, pour un grand nombre d’aquifères, l’infiltration de l’eau des cours d’eau constitue une part importante de la recharge. L’évolution future des débits des cours d’eau, qui à l’échelle annuelle, devraient diminuer dans la moitié sud du territoire hexagonal français, doit donc également être prise en compte.
De plus, les impacts indirects doivent également être intégrés à l’analyse pour élaborer les politiques publiques futures visant à assurer une gestion durable des nappes aquifères à l’échelle de notre pays : comme une éventuelle hausse de prélèvements pour faire face à l’augmentation de l’évapotranspiration et les modifications dans l’occupation des sols pour s’adapter au climat changeant.
Cet article s’inspire largement du rapport des Nations unies « Eaux souterraines : rendre l’invisible visible » et du rapport du projet Explore2 « Projections hydrologiques : recharge potentielle des aquifères ».
Jean-Christophe Maréchal a reçu des financements de ANR et AERMC
Jean-Pierre Vergnes a reçu des financements de l'ANR et du ministère de la transition écologique.
Sandra Lanini et Yvan Caballero ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.
24.06.2025 à 17:16
Mathieu Ughetti, Illustrateur, vulgarisateur scientifique, Université Paris-Saclay
Franck Courchamp, Directeur de recherche CNRS, Université Paris-Saclay
La crise climatique n’avance pas seule : elle est indissociable de la crise de la biodiversité. Découvrez en exclusivité, chaque mercredi, les 10 épisodes de la BD concoctée par Mathieu Ughetti et Franck Courchamp. Au programme de l’épisode 9, le sauvetage d’espèces menacées.
L’Héritage du dodo, c’est une bande dessinée pour tout comprendre à la crise du climat et de la biodiversité. Chaque semaine, on explore la santé des écosystèmes, on parle du réchauffement climatique mais aussi de déforestation, de pollution, de surexploitation… On y découvre à quel point nous autres humains sommes dépendants de la biodiversité, et pourquoi il est important de la préserver. On s’émerveille devant la résilience de la nature et les bonnes nouvelles que nous offrent les baleines, les bisons, les loutres…
On décortique les raisons profondes qui empêchent les sociétés humaines d’agir en faveur de l’environnement. On décrypte les stratégies de désinformation et de manipulation mises au point par les industriels et les climatosceptiques. Le tout avec humour et légèreté, mais sans culpabilisation, ni naïveté. En n’oubliant pas de citer les motifs d’espoir et les succès de l’écologie, car il y en a !
Retrouvez ici le neuvième épisode de la série !
Ou rattrapez les épisodes précédents :
Épisode 1
Épisode 2
Épisode 3
Épisode 4
Épisode 5
Épisode 6
Épisode 7
Épisode 8
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Une BD de Franck Courchamp & Mathieu Ughetti
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Republication des planches sur support papier interdite sans l’accord des auteurs
Créé en 2007 pour accélérer et partager les connaissances scientifiques sur les grands enjeux sociétaux, le Fonds Axa pour la Recherche a soutenu près de 700 projets dans le monde entier, menés par des chercheurs originaires de 38 pays. Pour en savoir plus, consultez le site Axa Research Fund ou suivez-nous sur X @AXAResearchFund.
Cette BD a pu voir le jour grâce au soutien de l’Université Paris Saclay, La Diagonale Paris-Saclay et la Fondation Ginkgo.
Mathieu Ughetti ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
24.06.2025 à 09:07
Service Environnement, The Conversation France
L’expérimentation animale fait débat. La recherche scientifique est-elle prête à se passer des animaux ? Les alternatives sont-elles suffisantes ? Colin Deransart, Bertrand Favier, Sabrina Boulet et Véronique Coizet de l’Université Grenoble Alpes prennent l’exemple de la maladie de Parkinson. Voici une version courte de leur article publié sur notre site le 28 avril 2025
Régulièrement critiquée, l’expérimentation animale reste nécessaire pour améliorer nos connaissances sur certaines pathologies. Par exemple la maladie de parkinson, qui touche plus de 270 000 personnes en France. Son diagnostic est souvent posé trop tard pour envisager des traitements curatifs.
Notre équipe travaille à identifier des marqueurs précoces de la maladie. L’enjeu, à terme, est de pouvoir prendre en charge les patients avant que les dommages soient irréversibles. L’expérimentation animale permet alors de compléter les données obtenues chez l’humain.
En 1959, les biologistes William Russel et Rex Burch ont proposé la « règle des 3 R » pour encadrer l’éthique de l’expérimentation animale : remplacer, quand c’est possible, l’utilisation d’animaux par des modèles alternatifs, réduire le nombre d’animaux requis et enfin raffiner les expérimentations pour minimiser les contraintes imposées aux animaux (douleur, souffrance, angoisse…).
Dans nos recherches, nous recourons à trois modèles animaux distincts : deux sur le rat et un sur le macaque. Cela peut sembler contraire à la dernière règle, mais cela permet de recouper les données et d’augmenter leur transposabilité à l’humain. Le premier portait ainsi sur des rats traités par une neurotoxine ciblant les neurones producteurs de dopamine. Le second s’intéressait à la production d’une protéine délétère, afin d’étudier la nature progressive de la maladie. Dans le troisième une injection de neurotoxine permettait de reproduire l’évolution des phases cliniques de la maladie, avec une plus grande homologie avec l’humain.
Chaque modèle animal reproduit ainsi un stade précis de la maladie et en constitue bien sûr une simplification. Ceci a permis d’identifier six métabolites potentiellement liés au processus neurodégénératif. En les combinant, on obtient un biomarqueur métabolique composite. En le recherchant chez des patients récemment diagnostiqués mais pas encore traités, on remarque qu’il permet de les distinguer de patients sains. À la clé, la perspective de mieux suivre l’évolution de la maladie de façon moins contraignante que les méthodes d’imagerie médicale actuelle, et un espoir thérapeutique : la dérégulation de plusieurs de ces métabolites pourrait être partiellement corrigée par un médicament mimant les effets de la dopamine.
Au-delà de ces avancées, les détracteurs de l’expérimentation animale mettent souvent en avant la faible transposabilité des résultats de l’animal à l’homme pour justifier le recours exclusif aux modèles in vitro ou in silico (numériques). Or, il n’a pas été démontré que la transposabilité de ces tests soit meilleure en l’état actuel des techniques. Ils sont en réalité les premiers cribles de l’ensemble des tests préclinique, tandis que la contribution des animaux en fin de phase préclinique permet d’exclure 40 % de candidats médicaments, notamment sur la base de risques chez l’humain. Cela permet de garantir des soins de qualité.
Et cela avec un impact limité : on estime qu’au cours de sa vie, un Français moyen ne « consommera » que 2,6 animaux de laboratoire, à comparer aux 1298 animaux consommés pour se nourrir.
Cet article a été édité par le service Environnement de The Conversation à partir de la version longue écrite par Colin Deransart, Bertrand Favier, Sabrina Boulet et Véronique Coizet de l'Université Grenoble Alpes. Colin Deransart a reçu des financements de la Ligue Française Contre les Epilepsies, des Laboratoires GlaxoSmithKline, de la Fondation Electricité de France, de l'ANR et d'un Programme Hospitalier de Recherche Clinique. Bertrand Favier est membre de l'AFSTAL. Sa recherche actuelle est financée par l'ANR et la Société Française de Rhumatologie en plus de son employeur. Boulet sabrina a reçu des financements de l'ANR, la Fondation de France, la fondation pour la Rechercher sur le Cerveau, la fondation France Parkinson. Véronique Coizet a reçu des financements de l'ANR, la fondation France Parkinson, la Fondation de France. Elle est présidente du comité d'éthique de l'Institut des Neurosciences de Grenoble et membre du comité Santé et bien-être des animaux.
23.06.2025 à 17:07
Virginie Arantes, Postdoctoral Researcher - Projet Chine CoREF, CNRS/EHESS (CECMC), Université Libre de Bruxelles (ULB)
Depuis 2007, les dirigeants chinois affirment mettre en place une « civilisation écologique ». Lorsque l’on regarde la décarbonation comme la réduction des gaz à effet de serre, alors que les États-Unis reculent, la Chine, elle avance… mais vers quelle écologie ?
Le 23 avril 2025, lors de la réunion des dirigeants sur le climat et la transition juste, [organisée par le président du Brésil Luiz Inácio Lula da Silva et le secrétaire général de l’ONU António Guterres, ndlr], Xi Jinping appelait à défendre « le système international centré sur l’ONU » et à « tenir le cap du développement vert et bas carbone », dénonçant au passage les grandes puissances qui « s’obstinent à porter l’unilatéralisme et le protectionnisme ».
Dans un contexte où les États-Unis annoncent, pour la seconde fois, leur retrait de l’accord de Paris, la Chine se présente comme une actrice centrale de la transition verte, promettant la neutralité carbone d’ici 2060 et faisant de la « civilisation écologique » la nouvelle boussole de son développement.
Mais que se cache réellement derrière cette expression, si souvent mentionnée dans les discours officiels ? Est-ce le signe d’une prise en compte accrue des enjeux environnementaux ? ou bien l’expression d’une vision stratégique, dans laquelle écologie, développement et gouvernance sont étroitement articulés ? Retour sur ce terme devenu un des piliers du pouvoir chinois actuel.
La notion de « civilisation écologique » apparaît pour la première fois dans les discours du Parti communiste chinois (PCC) sous la présidence de Hu Jintao, en 2007. À l’époque, le concept est encore flou, mais il renvoie déjà à une réalité bien concrète : une Chine confrontée à une crise environnementale sans précédent.
De fait, plus de 60 % des grands fleuves sont gravement pollués, 90 % des cours d’eau urbains contaminés, et plus de 300 millions de personnes n’ont pas accès à une eau potable sûre. Les « villages cancers » se multiplient, les mobilisations contre les barrages, les incinérateurs ou les complexes chimiques inquiètent les autorités. En 2013, un haut responsable du Parti reconnaît publiquement que les questions environnementales sont devenues l’une des principales causes des « incidents de masse », ces protestations collectives inquiètent le pouvoir central.
Selon Yang Chaofei, vice-président de la Société chinoise des sciences de l’environnement, les conflits environnementaux augmentaient déjà de 29 % par an entre 1996 et 2011, et si le gouvernement cesse rapidement de publier les chiffres, les estimations de Sun Liping, professeur à l’Université Tsinghua, évoquent jusqu’à 180 000 protestations en 2010, dont une part importante liée à l’environnement.
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Dans ce contexte, la notion de « civilisation écologique » ne naît pas d’une révélation éthique soudaine mais d’une tentative de réponse politique à une crise sociale et écologique devenue impossible à ignorer. Le China Daily, quotidien officiel en langue anglaise publié par le gouvernement chinois, avertit dès 2007 que ce concept ne doit pas rester un slogan, mais un moteur de changement réel.
Longtemps restée périphérique, l’idée prend de l’ampleur à partir de 2012 lorsque Hu Jintao, à la tête de la Chine de 2003 à 2013, inscrit la « civilisation écologique » parmi les cinq grandes missions stratégiques du Parti, aux côtés du développement économique, politique, social et culturel. Mais c’est sous Xi Jinping, qui lui a succédé et qui est toujours au pouvoir aujourd’hui, qu’elle devient un levier central de gouvernance.
Elle est ainsi intégrée au 13e plan quinquennal en 2015, érigée en objectif stratégique au 19e Congrès du Parti en 2017, puis inscrite dans la Constitution en 2018.
Xi Jinping la place également dans une lecture historique continue de la modernisation chinoise : Mao aurait permis le passage de la civilisation agricole à la civilisation industrielle, Deng Xiaoping, à la tête du régime chinois de 1978 à 1989, aurait instauré une civilisation matérielle, et lui-même porterait désormais une civilisation écologique.
Mais cette écologie ne vise pas à ralentir la croissance. Elle sert au contraire à la rediriger vers : les énergies renouvelables, les hautes technologies vertes, les industries dites « propres », les zones expérimentales, les villes intelligentes. La Chine veut devenir une puissance verte, capable de combiner développement économique, stabilité sociale et rayonnement international.
Concrètement, cette stratégie s’est traduite par des investissements massifs dans les infrastructures vertes. À elle seule, la Chine représente désormais un tiers des capacités mondiales en énergies renouvelables. En 2024, elle a battu un record en installant 357 gigawatts (GW) de solaire et d’éolien, franchissant ainsi, dès maintenant, son objectif de 1 200 GW fixé pour 2030, avec six ans d’avance. Cette progression fulgurante correspond à une hausse annuelle de 45 % pour le solaire et de 18 % pour l’éolien.
Cette expansion a permis de compenser une grande partie de la croissance énergétique, si bien que les émissions de CO2 sont restées inférieures à celles de l’année précédente pendant dix mois consécutifs, malgré une hausse annuelle globale estimée à 0,8 %. Ce rebond s’explique par la reprise post-Covid et une demande exceptionnelle en début d’année, notamment liée à des vagues de chaleur record qui ont perturbé la production hydroélectrique, forçant le recours accru au charbon. Mais ce succès masque une autre réalité : l’effort climatique chinois reste avant tout technocentré, peu redistributif, et fortement dépendant de logiques industrielles lourdes, comme le charbon ou la chimie, qui continuent de croître.
Le système national d’échange de quotas d’émissions (ETS), lancé en 2021, est déjà le plus grand du monde en volume couvert. En 2024, la Chine a représenté près de 60 % des ventes mondiales de voitures électriques. Elle produit environ 75 % des batteries lithium-ion mondiales.
Si certains analystes estiment que la Chine pourrait avoir atteint son pic d’émissions en 2024, les autorités, elles, maintiennent le cap officiel d’un pic « avant 2030 » et n’ont pour l’heure annoncé aucune inflexion.
Dans son allocution de 2025 sur la transition juste, Xi associe transition climatique, réduction des inégalités et leadership global. Ce discours achève de consacrer la « civilisation écologique » non seulement comme un objectif de politique publique, mais comme un projet de civilisation, intégré à la trajectoire historique du Parti et présenté comme la voie chinoise vers la modernité durable.
Aujourd’hui, la « civilisation écologique » fait partie intégrante du socle idéologique du régime chinois sous Xi Jinping. Si le terme peut paraître abstrait, voire poétique, il renvoie pourtant à un projet très concret, qui structure les politiques publiques, les plans de développement, les discours diplomatiques et l’appareil doctrinal du Parti.
À lire aussi : Lancement de la mission Tianwen-2 : comprendre la politique spatiale de la Chine. Une conversation avec Isabelle Sourbès-Verger
Il ne s’agit pas d’une écologie citoyenne ou militante, encore moins participative. La « civilisation écologique » telle qu’elle est pensée en Chine propose une transition verte entièrement pilotée par l’État, centralisée, planifiée, hiérarchisée. Elle promet un verdissement du développement sans en transformer les fondements productivistes ni ébranler le monopole du Parti : c’est une transition par le haut, sans rupture. La nature y est conçue comme une ressource stratégique, un capital à valoriser, un levier d’accumulation et de puissance nationale.
Dans ce cadre, protéger l’environnement ne signifie pas ralentir le développement, mais le réorienter. Le mot d’ordre est de produire autrement, pas moins. Miser sur les technologies vertes, les « zones modèles », les villes intelligentes, à l’image de la nouvelle ville de Xiong’an, conçue comme un laboratoire de modernité écologique par les autorités. Une réorganisation qui, tout en intégrant le vocabulaire écologique, préserve les logiques productivistes.
Si l’on peut observer et commenter toute cette mise en action, il n’existe cependant pas, à proprement parler, de définition unique de ce qu’est la « civilisation écologique » dans les textes officiels. Plusieurs tentatives de clarification ont cependant vu le jour dans les médias proches du pouvoir ou dans les textes de vulgarisation. En 2018, un article publié sur des médias officiels la présentent comme une étape éthique et culturelle succédant à la civilisation industrielle. Elle y est décrite comme fondée sur l’harmonie entre l’homme, la nature et la société, et sur une transformation profonde des modes de vie, de production et de gouvernance. Cette vision dépasse le simple cadre chinois : elle se veut universelle, mais en partant d’une base nationalement définie.
Dans ses discours récents, Xi Jinping affirme lui que la civilisation écologique représente la quatrième grande transformation de l’histoire humaine, après les civilisations primitive, agricole et industrielle. Elle naîtrait de la crise écologique mondiale engendrée par l’industrialisation et proposerait un nouveau paradigme, qui n’abolit pas l’industrie, mais l’intègre dans une logique écologique de long terme.
Dans les discours officiels, ce tournant est présenté comme une contribution intellectuelle au marxisme contemporain. Xi insiste sur le fait que la nature ne doit plus être considérée uniquement comme un décor ou une ressource passive, mais comme une force productive à part entière. Le slogan désormais célèbre selon lequel « les eaux limpides et les montagnes verdoyantes sont des montagnes d’or et d’argent » devient dans ce cadre une véritable théorie de la valeur écologique.
La richesse ne se mesure plus uniquement en production humaine, mais aussi en valeur ajoutée naturelle. Une forêt non exploitée, un fleuve propre, un écosystème équilibré deviennent des actifs économiques valorisables. Cette idée traverse aujourd’hui les discours sur la finance verte, la comptabilité environnementale, ou les marchés du carbone, qui prennent une place croissante dans les politiques publiques chinoises. L’instauration en 2021 d’un réseau national de parcs, dont celui du panda géant ou de la forêt tropicale de Hainan, illustre cette volonté de faire du vivant un capital à la fois écologique, économique et symbolique.
La « civilisation écologique » n’est donc pas simplement un concept environnemental parmi d’autres. C’est une forme de gouvernance verte aux contours mouvants, qui mêle planification, contrôle, innovation technologique et ambition civilisationnelle. Elle combine gestion centralisée, récit de puissance, et ambitions géopolitiques.
La « civilisation écologique » est autant une promesse de durabilité qu’un projet de souveraineté verte destiné à concurrencer les modèles occidentaux. Mais son avenir, comme celui de la transition écologique mondiale, reste suspendu à une question centrale : jusqu’où peut-on verdir un modèle de développement sans en changer les fondements ?
Virginie Arantes a reçu des financements du Fonds de la Recherche Scientifique – FNRS (Belgique).
22.06.2025 à 12:15
Léa Tardieu, Chercheuse en économie de l’environnement, Inrae
Chloé Beaudet, Doctorante en économie de l’environnement, AgroParisTech – Université Paris-Saclay
Léa Mariton, Post-doctorante en sciences de la conservation & éco-acoustique, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)
Maia David, Professeure et chercheuse en économie de l’environnement, AgroParisTech – Université Paris-Saclay
La pollution lumineuse a de nombreux effets délétères. Elle menace la biodiversité, la santé humaine et même les observations astronomiques. Pour être efficaces, les mesures mises en place doivent toutefois dépasser l’opposition binaire entre éclairage ou extinction des feux. L’enjeu est de s’adapter à chaque situation locale.
La pollution lumineuse a considérablement augmenté ces dernières années (d’au moins 49 % entre 1992 et 2017) et continue de croître à un rythme alarmant (7 à 10 % par an). Cette progression rapide est due à la multiplication des sources de lumière artificielle, née de l’expansion urbaine et des changements dans le spectre lumineux des éclairages (couleurs plus froides qui affectent davantage les insectes, par exemple). L’effet rebond du passage à la technologie LED, qui permet d’éclairer davantage pour le même coût, aggrave la situation en multipliant les points lumineux.
Or, la lumière artificielle nocturne a de nombreux effets néfastes, désormais bien démontrés par la communauté scientifique. Elle pèse sur la biodiversité, sur la santé humaine, sur la recherche en astronomie et même, indirectement, sur les émissions de gaz à effet de serre (GES) du fait de la consommation d’énergie accrue que représente l’éclairage.
Les discours autour de l’éclairage sont aujourd’hui réduits à une logique de « tout ou rien » selon que l’on cherche à privilégier les résidents ou la biodiversité. Dépasser cette binarité est tout l’enjeu de l’étude que nous avons publiée dans Nature Cities.
Celle-ci montre que des compromis entre biodiversité et société sont possibles, mais qu’aucune politique uniforme ne sera efficace. Seule une politique d’éclairage nocturne pensée au niveau local, pour chaque point d’éclairage, adaptée au contexte environnemental et social, permettra de concilier les besoins des uns et des autres. Ceux-ci sont parfois concomitants, et parfois antagonistes.
En matière de biodiversité, tout d’abord, les éclairages nocturnes perturbent une large gamme de taxons (groupes d’espèces) nocturnes comme diurnes.
Ils masquent en effet les cycles naturels d’alternance jour-nuit. La nuit constitue un habitat pour les espèces nocturnes – et représente un temps de repos pour les espèces diurnes. La nuit représente en quelque sorte une face cachée trop souvent oubliée des politiques environnementales.
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Les effets de la pollution lumineuse sur la biodiversité ont pourtant été documentés à différents niveaux : à l’échelle individuelle (altérations de la physiologie, du comportement reproductif, alimentaire ou d’orientation), à l’échelle communautaire (impacts sur les interactions de compétition et de prédation), et même à l’échelle des écosystèmes. Elle affecte par exemple les processus de pollinisation, la diversité des plantes ou encore le fonctionnement des récifs coralliens tempérés et tropicaux.
Mais la pollution lumineuse représente aussi un enjeu de santé publique. Elle interfère avec les rythmes circadiens et la production de mélatonine chez l’humain, affectant ainsi les cycles de sommeil, l’éveil, les habitudes alimentaires et le métabolisme.
Elle interfère aussi avec les observations astronomiques en diminuant la visibilité des étoiles à l’œil nu. De 250 aujourd’hui en moyenne, elle pourrait chuter à seulement 100 d’ici dix-huit ans. Lorsqu’on ne peut admirer que 200 étoiles dans une ville comme Milan (Italie), un lieu non pollué en offre à nos yeux environ 2 000. Non seulement cette disparition détériore les observations scientifiques astronomiques, mais elle abîme aussi le lien culturel qui nous unit à la nuit.
Enfin, l’éclairage associé à la pollution lumineuse est une source de consommation excessive d’énergie qui génère des émissions de CO2. La consommation énergétique liée à l’éclairage artificiel représente environ 2 900 térawattheures (TWh), soit 16,5 % de la production mondiale annuelle d’électricité et environ 5 % des émissions de CO2. Cela fait de ce secteur un enjeu incontournable pour tenir les objectifs de l’accord de Paris.
La restauration des paysages nocturnes est pourtant possible, et cela, même dans les grandes villes. Cela requiert toutefois une volonté politique : il s’agit à la fois de sensibiliser à ces enjeux, mais aussi de prendre des décisions qui ne soient pas exclusivement dictées par le coût énergétique de l’éclairage et d’orienter l’urbanisme vers des systèmes d’éclairage plus durables.
Des politiques ambitieuses, aux niveaux mondial comme local, sont donc indispensables pour réduire et atténuer significativement la pollution lumineuse. Dans certains pays tels que la France, la législation nationale prescrit des mesures et des seuils d’ajustement de l’éclairage public pour éclairer plus directement les zones cibles et réduire le halo lumineux (arrêté du 27 décembre 2018 ou la nouvelle proposition de loi pour la préservation de l’environnement nocturne).
Toutefois, le respect des seuils réglementaires en termes de température de couleur, d’intensité lumineuse ou d’extinction, demeure à ce stade à la discrétion des élus locaux. La proposition de loi envisage de donner cette compétence à l’Office français de la biodiversité (OFB). Ce qui interroge, étant donné les fonctions dont il a déjà la charge, les entraves croissantes que ses agents rencontrent dans l’exercice de leur travail, et les récents appels à sa suppression.
Certes, il ne peut être ignoré que le contexte urbain représente un défi pour les urbanistes. Ces derniers doivent, potentiellement, arbitrer entre les préférences des habitants et les besoins de la biodiversité.
« Potentiellement », car la majeure partie des mesures de réduction de la pollution lumineuse sont reçues positivement par la population. La résistance (ou la perception d’une résistance) au changement, liée à des raisons de sécurité, et cristallisée autour de l’extinction, constitue souvent le principal obstacle à leur mise en œuvre pour les élus locaux. Elle constitue aussi le principal argument pour faire machine arrière.
Notre étude publiée dans Nature Cities a été menée dans la métropole de Montpellier Méditerranée (3M), qui regroupe 31 communes, 507 526 habitants, et qui enregistre la plus forte croissance démographique de France (1,8 % par an).
La pollution lumineuse émise y est particulièrement problématique en raison de sa proximité avec le Parc national des Cévennes, l’un des six parcs français labellisés réserves internationales de ciel étoilé (Rice).
Nous développons, dans l’étude, une analyse spatiale qui porte sur deux aspects :
les besoins des espèces en matière de réduction de la pollution lumineuse, d’une part,
et l’acceptabilité des habitants face aux changements d’éclairage de l’espace public, d’autre part.
Les besoins des espèces ont été évalués à partir d’images satellites multispectrales (c’est-à-dire, évalués dans plusieurs longueurs d’onde du spectre lumineux) à très haute résolution spatiale.
Ceci permet de délimiter deux dimensions de la pollution lumineuse :
le niveau d’émission lumineuse qu’émet chaque lampadaire vers le haut (la radiance),
et le nombre de points lumineux visibles, pour un observateur placé à 6 mètres de haut, compte tenu des objets présents dans l’espace (p.ex. : immeubles, arbres, etc.).
Nous prédisons ensuite, à partir de savoirs d’experts locaux et d’inventaires naturalistes, la connectivité du paysage (c’est-à-dire, la capacité des espèces à traverser le paysage pour passer d’un milieu habitable à un autre), avec et sans pollution lumineuse, pour six groupes d’espèces particulièrement sensibles à la pollution lumineuse ou d’intérêt pour la région. Il s’agissait ici : des insectes inféodés aux milieux humides et des Lampyridae, de deux groupes de chiroptères (chauves-souris), Rhinolophus et Myotis, d’un groupe d’espèces d’amphibiens Pelodytes, Pelobates et Epidalea calamita, et de l’engoulevent d’Europe, (qui appartient à une famille d’oiseaux nocturnes, ndlr).
Ceci a été mené en collaboration avec trois associations d’experts naturalistes : l’Office pour les insectes et leur environnement (Opie), la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) et le Groupe chiroptères du Languedoc-Roussillon.
Cela nous a permis, d’abord, de classer les points d’éclairage selon l’urgence à réduire la pollution lumineuse pour protéger la biodiversité. Les préférences citoyennes face à différentes mesures de réduction de la pollution lumineuse (réduction de l’intensité, extinction sur différentes périodes de la nuit, changement de couleur, etc.) ont ensuite été cartographiées à partir des résultats d’une vaste expérience de choix, c’est-à-dire une enquête durant laquelle les individus sont amenés à choisir, parmi plusieurs scénarios composites, leur option préférée. Celle-ci a été menée auprès de 1 148 habitants de la métropole.
Nous avons, enfin, croisé les besoins de la biodiversité et des citoyens pour identifier les actions sur l’éclairage public mutuellement bénéfiques et celles qui nécessitent des compromis. Les résultats ont été intégrés dans une application interactive, SustainLight, destinée à aider les décideurs et les citoyens à explorer les différentes situations possibles.
Trois situations principales ressortent de notre analyse :
Certains quartiers comportant des enjeux forts pour la biodiversité peuvent bénéficier de réductions rapides de la pollution lumineuse avec le soutien des habitants.
Dans d’autres, situés en zones urbaines centrales avec des enjeux écologiques modérés, certaines mesures de réduction (par exemple le changement de couleur, la baisse de l’intensité, l’ajustement de la directivité/direction des luminaires pour qu’ils éclairent plus directement le sol) semblent être mieux reçues que des extinctions.
Des quartiers à forts enjeux écologiques, enfin, sont marqués par une forte résistance du public aux mesures d’extinction. Dans ce cas, il est possible d’avoir un éclairage plus respectueux de la biodiversité en adoptant les mesures mentionnées ci-dessus. Cela peut être accompagné d’actions de sensibilisation pour informer les résidents des multiples effets néfastes de la pollution lumineuse.
Nos travaux confirment que, pour être efficaces dans la préservation de la biodiversité contre la pollution lumineuse, les politiques d’éclairage durable doivent être socialement acceptées et tenir compte des besoins à la fois de la biodiversité et de la société.
Sarah Potin, Vincent Delbar et Julie Chaurand, de la start-up La Telescop, ont contribué à la rédaction de cet article.
Léa Tardieu est chercheuse à l'UMR TETIS et associée à l'UMR CIRED. Elle est membre du GDR 2202 Lumière & environnement nocturne (LUMEN) et de l'Observatoire de l'Environnement Nocturne du CNRS. Léa a reçu des financement de la Région Occitanie (projet Readynov Pollum).
Chloé Beaudet est membre du GDR 2202 Lumière & environnement nocturne (LUMEN) et de l'Observatoire de l'Environnement Nocturne du CNRS. Elle a reçu des financement de la Région Occitanie (projet Readynov Pollum).
Léa Mariton est membre du GDR 2202 Lumière & environnement nocturne (LUMEN) et de l'Observatoire de l'Environnement Nocturne du CNRS.
Maia David a reçu des financements de l'INRAE et AgroParisTech en tant que chercheuse à l'UMR Paris-Saclay Applied Economics (PSAE).
19.06.2025 à 18:06
Alain Naef, Assistant Professor, Economics, ESSEC
Lorsque l’on parle d’atténuation du changement climatique, on pense souvent au fait de replanter des arbres, qui consomment du CO2, ou à des solutions techniques consistant à recapturer le gaz carbonique depuis l’atmosphère. Mais ces approches, si elles peuvent être intéressantes, sont irréalistes pour stocker le réchauffement, si on souhaite continuer à brûler des ressources fossiles jusqu’à épuisement.
Quand on prend l’avion, on nous offre souvent la possibilité de planter des arbres à l’autre bout de la planète pour compenser les émissions de notre vol. Un luxe qui permet aux quelques 2 à 4 % des habitants de la planète qui volent chaque année de réduire leur bilan carbone et soulager leur conscience. Mais que se passerait-il si on étendait ce luxe à toute notre économie ? Peut-on vraiment continuer à émettre du CO2 gaiement et espérer le compenser plus tard ? La question devient urgente alors que nous sommes actuellement au-dessus de 1,5 °C d’augmentation de température depuis l’ère industrielle.
Dans une nouvelle étude, nous montrons que compenser les émissions de CO2 coûte trop cher pour être une solution viable. Par exemple, si l’on souhaite capter directement le CO₂ dans l’air, le coût que cela représente est d’environ 1 000 € par tonne, selon les estimations des quelques projets existants, tels que le projet de Climeworks en Islande. La technologie fonctionne avec des ventilateurs géants qui aspirent directement le CO2 de l’air. Pour le mettre où ? Les Norvégiens ont débuté jeudi 12 juin l’installation d’une infrastructure de captage et de stockage du CO₂ sous le plancher océanique, opération marketing à l’appui. Cela parait idéal pour continuer à polluer, tout en n’affectant pas la planète.
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Les estimations dans notre étude montrent que les 200 plus grandes entreprises pétrolières produiraient environ 673 gigatonnes de CO2 en brûlant leurs réserves de pétrole, gaz et charbon. Ces réserves sont inscrites dans leurs rapports annuels et il s’agit de la base de leur valorisation financière. Leurs actionnaires savent que c’est grâce à ces réserves qu’ils ont une certaine capitalisation boursière plutôt qu’une autre.
Le problème, comme le montre notre étude, est que pour compenser les réserves actuelles des entreprises de gaz, pétrole et charbon, cela coûterait environ 673 700 milliards d’euros, soit presque sept fois le PIB mondial. Cela implique que si l’on souhaite continuer à polluer jusqu’à avoir épuisé les réserves d’énergies fossiles, nous devrions payer l’équivalent de sept ans de toute la production mondiale. À ce prix là, autant ne pas polluer.
À l’échelle des entreprises fossiles, le calcul ne serait pas rentable non plus. Pour Total Énergie, qui possède des réserves d’environ 4,25 gigatonnes de CO2 en réserves, c’est trop cher. À 1 000 € la tonne, Total devrait payer environ 4 253 milliards d’euros. C’est presque 34 fois sa valeur boursière, qui s’élève aujourd’hui à environ 126 milliards d’euros.
Dans notre étude, nous appelons cela la valeur environnementale nette, c’est-à-dire la valeur d’une entreprise fossile une fois le CO2 contenu dans ses réserves compensées. Dès que le prix pour compenser une tonne de CO2 dépasse les 150 dollars, la valeur environnementale nette des 200 plus grandes entreprises du secteur des énergies fossiles devient négative. En d’autres termes, si les entreprises fossiles devaient compenser leurs émissions, elles mettraient toutes la clé sous la porte. Heureusement pour elles, aucune législation en ce sens ne s’applique pour le moment. Certaines l’ont compris et ont commencé à investir dans des technologies génératrices d’énergie verte.
Il existe cependant des solutions plus abordables, comme celle qu’on nous propose à bord des avions notamment : planter des arbres. Selon une étude de l’OCDE, le prix est minime puisqu’il s’élève à environ 16 dollars la tonne. Ce coût infime s’entend sans le prix du terrain : planter des arbres à Manhattan est probablement plus cher.
Les arbres sont en effet généralement composés à moitié de carbone. Pour de nombreuses espèces d’arbres, cette séquestration est la plus efficace pendant les vingt premières années de croissance. Mais pour que la plantation d’arbres capture du carbone, il faut bien sûr éviter qu’ils soient ensuite coupés ou brûlés, ce qui relâcherait à nouveau tout le carbone séquestré. Et il faut éviter de les planter dans un lieu où cela pourrait perturber l’écosystème déjà en place… Pouvons-nous donc sauver la planète en plantant des arbres ?
Dans notre étude, nous avons utilisé les moyennes de captures de carbone par les arbres, en fonction des régions où ils seraient plantés, d’ici à 2050. Si l’on voulait compenser les émissions potentielles de l’ensemble des réserves de gaz, pétrole et charbon, il faudrait planter des arbres sur une très grande surface, qui dépend des régions du monde (certaines étant plus propices que d’autres à la séquestration du carbone). Une de nos estimations est qu’il faudrait couvrir environ 27 millions de kilomètres carrés, soit l’entièreté de l’Amérique du Nord et centrale, ainsi qu’une partie de l’Amérique du Sud. Cela impliquerait de remplacer toutes les constructions, les routes, les lacs, et de planter des arbres partout, et sans compter ceux qui poussent déjà.
Bien que l’idée est absurde, la carte ci-dessous permet de se représenter la surface que cela représente. En d’autres termes, même si la plantation d’arbres peut être une bonne forme de capture de carbone, la solution n’est pas viable si on regarde les étendues des réserves de gaz, pétrole et charbon actuellement en possession des entreprises fossiles.
Et si on pousse cette idée encore plus loin, en voulant planter suffisamment d’arbres pour compenser le CO2 déjà émis au cours de l’histoire, il faudrait cette fois transformer en forêt géante non seulement l’Amérique du Nord, mais aussi l’Europe et presque toute l’Afrique, de la côte méditerranéenne jusqu’au Zimbabwe.
On voit donc que la compensation carbone n’est pas une baguette magique. Si l’on veut le faire avec de la technologie, le prix actuel est bien trop élevé. De plus, il faut transporter le carbone de son lien d’émission vers le lien de stockage, par exemple de la France vers la Norvège, ce qui génère également des émissions. Les solutions naturelles sont bien sûr à favoriser, telles que la plantation d’arbres.
Mais là aussi la place manque. La solution ? Arrêter les émissions, bien sûr. Et pour les secteurs difficiles à décarboner, comme la métallurgie, l’industrie chimique ou l’agriculture, il faut d’abord diminuer les activités polluantes, et compenser pour celles qui demeurent nécessaires. La compensation carbone doit donc rester un joker à utiliser en dernier recours, et non la solution par défaut, pour réduire les émissions humaines dans un monde à +1,5 C° et qui continue de se réchauffer.
Alain Naef a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche (ANR).
19.06.2025 à 11:52
Pauline Bellot, Chercheuse postdoctorale à l’Université du Québec à Montréal (UQAM, laboratoire AVITOX), Université du Québec à Montréal (UQAM)
Frédéric Angelier, Directeur de Recherche en Biologie de l'environnement, des populations, écologie, La Rochelle Université
Moins connus que les insecticides, les fongicides triazolés sont pourtant très présents dans les milieux agricoles. L’un d’eux, le tébuconazole, est suspecté d’affecter la santé des oiseaux. Notre étude expérimentale met en effet en évidence des altérations du métabolisme, de la reproduction et de la survie chez les jeunes moineaux.
Depuis 1900, la population mondiale a quintuplé, ce qui a posé un défi de taille : nourrir toujours plus d’humains. Dans les années 1950-1960, la « révolution verte » a permis d’augmenter considérablement les rendements agricoles grâce à la modernisation et à l’intensification des pratiques agricoles. Cette mutation s’est appuyée en partie sur l’usage massif d’engrais et de pesticides, dont l’utilisation n’a cessé de croître au fil des décennies.
Parmi les pesticides, on trouve trois grandes catégories : les herbicides qui tuent les végétaux considérés comme indésirables, les insecticides qui s’attaquent aux insectes considérés comme nuisibles, et les fongicides. Ces derniers, destinés à lutter contre les champignons pathogènes des plantes, représentent en France près de 42 % des ventes totales de pesticides, soit une part bien supérieure à la moyenne mondiale.
Cette proportion élevée s’explique notamment par le poids de la viticulture dans l’agriculture française, les vignes étant particulièrement vulnérables aux maladies fongiques comme le mildiou.
Parmi les fongicides, une famille se distingue : celle des triazoles. Très prisés pour leur efficacité contre un éventail de maladies fongiques, ces composés sont utilisés sur des cultures aussi variées que les céréales, les fruits ou la vigne. Aujourd’hui, les triazoles représenteraient à eux seuls environ un quart des ventes mondiales de fongicides.
Aux États-Unis, leur utilisation a augmenté de 400 % en seulement dix ans, entre 2006 et 2016.
Mais cet usage massif soulève des inquiétudes. Les triazoles sont suspectés d’être des perturbateurs endocriniens, c’est-à-dire d’interférer avec le système hormonal des êtres vivants, et d’impacter des espèces non ciblées. En la matière, les oiseaux sont dangereusement vulnérables. En effet, nombre d’entre eux, l’alouette des champs, le busard cendré ou le merle noir par exemple, accomplissent tout ou une partie de leur cycle de vie dans les milieux cultivés, c’est-à-dire des territoires où les fongicides triazolés peuvent se retrouver dans les sols, l’eau ou l’air, et contaminer la faune par l’intermédiaire des graines ou des insectes consommés par de nombreux oiseaux.
Une étude récente a ainsi révélé des concentrations particulièrement élevées de triazoles dans le sang de merles noirs vivant dans des zones viticoles intensives.
Cette exposition, qu’elle soit directe ou indirecte, pourrait nuire à leur santé, à leur reproduction ou au bon fonctionnement de leur organisme. Les oiseaux sont depuis longtemps considérés comme de bons indicateurs biologiques : leur présence, leur comportement ou leur état de santé donnent des indices de la qualité de l’environnement. En particulier dans les zones agricoles, leur déclin peut révéler des problèmes comme la pollution ou la dégradation des habitats. Et les tendances sont alarmantes : depuis 1980, 60 % des oiseaux des terres agricoles ont disparu en Europe.
Si les pesticides, triazoles inclus, participent potentiellement à ce déclin, ils ne sont pas les seuls en cause. La perte d’habitats naturels, l’intensification des pratiques agricoles, la mécanisation et le changement climatique exercent également une pression croissante sur la biodiversité.
Face à cette dégradation multifactorielle, les oiseaux nous envoient un signal d’alarme. Il est plus que jamais nécessaire de comprendre quelle pression exerce quels effets, et dans quelle mesure. Cela suppose de pouvoir isoler l’impact propre de chaque facteur, en particulier celui des contaminants chimiques, afin d’identifier précisément leur rôle dans les déclins observés et ainsi mieux orienter les mesures de conservation et de réglementation.
Pour cela, il est nécessaire de les étudier isolément, dans des conditions contrôlées. C’est pourquoi nous avons choisi de nous pencher sur un fongicide triazolé en particulier : le tébuconazole.
Il s’agit du fongicide que nous avons le plus fréquemment détecté chez les oiseaux vivant en zone viticole, et également de l’un des plus utilisés dans le monde.
Pour en évaluer les effets, nous avons mené une étude en conditions contrôlées sur des moineaux domestiques, une espèce typique des milieux agricoles, aujourd’hui en déclin. Faciles à maintenir en captivité, y compris pour la reproduction, les moineaux domestiques constituent un modèle biologique pertinent pour explorer les effets du tébuconazole en conditions expérimentales.
Les individus ont été répartis aléatoirement dans six volières expérimentales : trois recevaient une eau non contaminée et les trois autres une eau contenant du tébuconazole à des concentrations réalistes, comparables à celles mesurées chez des oiseaux vivant en milieu viticole intensif.
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Après plusieurs mois d’exposition, nous avons analysé divers paramètres de santé chez les adultes, notamment le métabolisme, les hormones thyroïdiennes et l’immunité. Nous avons aussi suivi la reproduction, la croissance des poussins, leur survie, ainsi que plusieurs indicateurs de succès reproducteur.
Pour la première fois, nos recherches ont montré que le tébuconazole, un fongicide largement utilisé en agriculture, peut perturber de manière significative la physiologie et la reproduction des oiseaux.
Chez les moineaux adultes exposés pendant plusieurs mois, nous avons observé une dérégulation des hormones thyroïdiennes, essentielles à la croissance, au métabolisme et à la mue. Bien que nous n’ayons pas trouvé d’effet sur l’immunité, le métabolisme des oiseaux était réduit.
Une diminution du métabolisme signifie que les oiseaux dépensent moins d’énergie pour assurer leurs fonctions vitales, ce qui peut réduire leur niveau d’activité, limiter leur capacité à maintenir leur température corporelle et ralentir des processus essentiels comme le fonctionnement cérébral ou la réparation des tissus.
De plus, la qualité de leur plumage était diminuée avec des plumes moins denses, ce qui pourrait altérer leur isolation thermique et leur efficacité en vol par exemple. Nous avons également obtenu des résultats notables du côté de la reproduction. Le tébuconazole a été transféré de la mère à ses œufs, exposant ainsi les poussins dès les premiers stades de leur développement. Ce transfert maternel s’est accompagné d’effets marqués : les poussins issus de parents exposés au tébuconazole présentaient une anomalie de croissance, environ 10 % plus petits en fin de développement, ainsi qu’une mortalité accrue.
Ces effets étaient particulièrement prononcés chez les femelles : leur taux de mortalité atteignait 65 % dans le groupe exposé, contre seulement 7 % dans le groupe témoin. Ces résultats suggèrent une sensibilité accrue au fongicide selon le sexe, et soulèvent des questions quant à la survie des jeunes dans les milieux contaminés.
Ainsi, le tébuconazole pourrait représenter l’un des facteurs contribuant au déclin des oiseaux, en particulier dans les paysages agricoles intensifs.
Fait notable : ces effets sont survenus à une concentration environ 36 fois inférieure au seuil actuellement utilisé pour évaluer la toxicité reproductive chez les oiseaux. Bien que notre étude porte sur une seule molécule, elle met en lumière un angle mort persistant : la toxicité des fongicides reste encore largement sous-estimée, au profit d’une attention historique portée aux insecticides.
Or, dans les milieux cultivés, les espèces sont exposées à des mélanges complexes de pesticides, aux effets potentiellement cumulatifs ou synergiques. Mieux comprendre ces interactions ouvre de nouvelles pistes de recherche pour affiner l’évaluation des risques et repenser les pratiques agricoles dans une perspective plus durable et respectueuse de la biodiversité.
Cette recherche a été financée par l’Agence Nationale de la Recherche (projet ANR VITIBIRD attribué à F.A.), par la Région Nouvelle-Aquitaine (projet MULTISTRESS), par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (projet ANSES BiodiTox attribué à F.B.), par le Centre National de la Recherche Scientifique ainsi que par MITI-PEPSAN (mission pour les initiatives transversales et interdisciplinaires, attribuée à C.F.). Ce travail a également été soutenu par le partenariat PARC (WP4), financé par l’Union européenne dans le cadre de la subvention 101057014. Les points de vue et opinions exprimés n’engagent toutefois que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement ceux de l’Union européenne ou de l’Agence exécutive européenne pour la recherche ; ni l’Union européenne ni l’autorité de financement ne peuvent en être tenues responsables.
Frédéric Angelier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
18.06.2025 à 16:10
Jacques Tassin, Chercheur en écologie forestière (HDR), spécialiste des rapports Homme / Nature, Cirad
La forêt est un lieu où abondent des problèmes pernicieux marqués par l’absence de solutions claires et définitives et, notamment, par la présence d’acteurs aux valeurs conflictuelles. Un conflit permanent y opère entre la conservation de la biodiversité et le développement économique. La recherche forestière conventionnelle est mise en défaut par une telle complexité lorsqu’elle implique une approche réductrice ou monodisciplinaire. Elle a désormais pour mission d’appréhender l’incertitude, la diversité et l’hétérogénéité qui président au devenir des forêts.
Le livre Vivre la forêt, coordonné par Jacques Tassin, auteur de plusieurs livres sur les arbres et les forêts, dont Penser comme un arbre, également publié chez Odile Jacob, explore les enjeux d’une recherche forestière rénovée à l'aide d'une démarche critique et réflexive. En sont présentés ici quelques extraits tirés de l’introduction.
Ce livre propose d’entreprendre un pas de côté pour réenvisager, dans toute son étendue et sa complexité, cette fameuse « communauté de destins » prêtée aux avenirs respectifs des forêts et des sociétés. Parler de la forêt, c’est en effet aussi parler des humains, de leurs regards, de leurs rapports et leurs relations aux espaces forestiers, de leurs imaginaires ou des inflexions que leurs ancêtres ou contemporains leur confèrent. En déroulant le fil des forêts, aussi « étrangères » soient-elles, on en arrive toujours aux hommes et aux femmes.
Qu’est-ce même que la forêt sinon le regard que l’on pose sur elle ? Et comment pourrions-nous considérer que ce regard est immuable ou, pire encore, que la forêt est elle-même un objet, sinon inerte, du moins voué à demeurer dans une présumée permanence ? La litanie invariable des chiffres de la déforestation mondiale, engouffrant avec eux une multitude de situations amalgamées sans même en rechercher les causes, intervient en effet tel un barrage de fumée nous empêchant, un peu plus en amont, de nous saisir d’une question clé que nous posons en ouverture de ce livre, « l’humanité et les forêts sont-elles compatibles ? ». […]
Toute vision réductrice est fâcheuse. Certes, les suivis satellitaires révèlent de manière indéniable un recul global des surfaces forestières. Pour autant, la forêt ne saurait se réduire de manière absurde à la déforestation, comme s’il était raisonnablement justifié de caractériser un objet par son absence. D’évidence, une telle proposition ne saurait être considérée comme neutre et l’un des paris de ce livre est de décrypter l’illusion d’une présumée neutralité.
Les suivis satellitaires, comme toute autre démarche consistant à moyenner le monde, ont leurs limites et ne nous révèlent pas grand-chose de plus que des cohortes de données chiffrées qu’il s’agit ensuite de réduire à des bilans ou à des inventaires simplifiés. Le bon sens inviterait pourtant à réinscrire les forêts dans des dynamiques situées, contingentes et localisées, selon des processus écologiques et humains qui conservent eux-mêmes souvent une dimension insaisissable. Toute forêt s’ancre dans une configuration, un environnement, une histoire, et nulle ne s’enracine dans des généralités planétaires.
Tout territoire forestier est parcouru de stratégies d’adaptation, certes souvent assorties d’un recul forestier ou d’une dégradation forestière de caractère effectif. Mais s’adjoignent aussi des dynamiques de reforestation, selon des situations contrastées qui instaurent de la nuance dans le mantra de la lutte contre la déforestation répétée ad nauseam dans toutes les conférences internationales.
Dans le même ordre d’esprit, l’idéalisation de la forêt primaire tropicale se construit en Occident moyennant l’oubli du rapport que les humains entretiennent ailleurs avec cet « écoumène », en tant que lieu de vie et de pratiques. Elle renvoie implicitement à un idéal colonial qui fait porter aux populations du Sud la charge mentale de la préservation des forêts tropicales sans partage avec les responsabilités du Nord ni perspectives de cocréer un avenir commun. […] En outre, il s’agit de considérer la tendance selon laquelle la mise en protection d’un espace donné agit en compensation d’un blanc-seing concédé pour permettre de détruire ailleurs.[…]
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Déterritorialiser les espaces forestiers n’a rien de satisfaisant. Cela revient non seulement, le lorgnon posé sur le nez, à promouvoir une approche disciplinaire et segmentée d’une réalité formidablement complexe, mais aussi, une fois encore, à refuser de considérer les interdépendances locales opérant entre les forêts et les personnes qui y vivent ou en vivent, à commencer sans doute par les agriculteurs qui tentent de composer dans les limites de leurs propres contingences, mais sans toutefois s’y cantonner, dans un monde où les causalités les plus déterminantes sont aussi parfois les plus lointaines.
De la même manière qu’il s’agit aujourd’hui de considérer l’arbre comme un élément d’infrastructure de la ville, dès lors capable de concourir à l’infiltration des eaux dans le sol plutôt que les évacuer dans des réseaux d’évacuation coûteux, et de participer à la résorption des îlots de chaleur, il semble judicieux de réinscrire la forêt comme une composante clé du territoire qui l’englobe. De fait, dans chaque espace doté d’une composante forestière, un réapprentissage mutuel permanent s’établit, de sorte que la société environnante redéfinit cette part forestière, de la même manière que la forêt requalifie en retour cette société.
Rétablir la dimension territoriale de la forêt suppose non seulement de concéder à l’apprentissage de la complexité, mais aussi d’accepter que les problèmes que l’on identifie au premier abord ne soient pas toujours conformes à notre représentation, ni même au mode de pensée que l’on déploie pour parvenir à cette représentation.
Cela revient parfois à concéder à l’incertitude et à l’inconnu, sans toutefois s’en dessaisir, et à considérer que les alternatives ou solutions à des problèmes ne peuvent émerger que dans un cadre collectif de pensée et de dialogue.
Jacques Tassin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
17.06.2025 à 17:29
Nouredine Hadjsaïd, Professeur à Grenoble INP, directeur du G2Elab, Grenoble INP - UGA
La transition énergétique et la décarbonation de l’économie font peser des contraintes inédites sur les réseaux électriques. Les incertitudes de planification augmentent, à la fois du fait de la variabilité des énergies renouvelables sensibles aux conditions météorologiques (solaire, éolien…), mais également de la montée en puissance du véhicule électrique, dont le lieu de consommation change au cours du temps. Des défis qu’il est possible de relever, à condition de s’en donner les moyens.
On l’appelle « fée électricité ». De fait, les réseaux électriques sont l’une des infrastructures les plus emblématiques jamais conçues par l’humain. Ils sont aussi l’une des plus complexes. Essentiels à l’électrification de nos sociétés humaines, ils sont devenus cruciaux pour d’autres infrastructures vitales, telles que les transports, les technologies de l’information en passant par la gestion des ressources en eau.
Ces réseaux sont aussi très étendus : leur échelle est celle de l’Europe, et même au-delà. De ce fait, ils peuvent être sources de tensions du fait du jeu d’interdépendances complexes et du comportement non linéaire des systèmes électriques. Ceci peut provoquer quelques fois des blackouts, comme on l’a vu en Espagne, fin avril 2025.
S’ajoute désormais l’impératif de transition énergétique et de décarbonation de l’économie. Pour atteindre la neutralité carbone en 2050, nous misons, en grande partie, sur une électrification encore plus poussée de nos usages et des sources d’énergies (renouvelables).
En cela, les réseaux électriques sont la véritable « colonne vertébrale » de la neutralité carbone. Déjà complexe à la base, ils font face aujourd’hui à de nouveaux défis dans le cadre de la décarbonation, qui ajoute un étage de complexité supplémentaire. Mais des pistes existent.
À lire aussi : Avenir énergétique de la France : le texte du gouvernement est-il à la hauteur des enjeux ?
Le principal facteur de complexité des systèmes électriques tient à la nécessité d’équilibrer la production (l’offre) et la consommation (la demande), dans un contexte où les capacités de stockage d’électricité sont limitées. De nombreuses technologies de stockage de l’électricité existent et sont en cours de développement. Mais, aujourd’hui, les moyens les plus répandus pour, les réseaux électriques, sont le stockage par turbinage-pompage sur certaines infrastructures hydroélectriques
Cet équilibre est fait à travers les réseaux électriques. Ces derniers, grâce au foisonnement qu’ils permettent entre les divers moyens de production et les diverses formes d’usage et de consommation, permettent à chaque utilisateur d’accéder à la source d’énergie la plus disponible et la plus économique à chaque instant. Ceci lui permet de bénéficier de la concurrence éventuelle entre les différentes sources d’énergie – même les plus éloignées – pour bénéficier des coûts les plus bas.
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Cela permet aussi de faire face plus facilement aux diverses défaillances pouvant survenir dans le système électrique. En effet, en cas de défaillance d’une unité de production, le caractère interconnecté et mutualisé du réseau permet facilement à une autre de prendre le relais. Les réseaux électriques, à travers la mutualisation à large échelle qu’ils permettent, sont donc une source d’économie et de sécurité pour tous leurs utilisateurs.
Pour atteindre la neutralité carbone, il faut poursuivre et accélérer l’électrification des usages (par exemple, passage du véhicule thermique au véhicule électrique) tout en augmentant les capacités de production d’électricité.
À titre indicatif, l’humanité a mis environ cent cinquante ans pour passer de 0 à près de 25 % de part d’électricité dans sa consommation d’énergie finale.
Or, pour atteindre les objectifs de la neutralité carbone, il faudra que la part d’électricité dans cette consommation d’énergie finale passe d’environ 25 % à 60 %, et cela en moins de vingt-cinq ans : c’est dire l’ampleur du défi. C’est une véritable seconde révolution électrique qui nous attend, la première étant celle qui a apporté la lumière à l’humanité – la fameuse « fée électricité » – à la fin du XIXe siècle.
Il faut également prendre en compte l’impact des énergies renouvelables (EnR) sur les systèmes électriques, en particulier, la variabilité de certaines productions du fait de leur dépendance des conditions météorologiques, ainsi que du caractère décentralisé et distribué pour une grande partie d’entre elles.
Le développement rapide des véhicules électriques est également un défi, comme leur lieu de consommation (en fonction du site de recharge) n’est pas constant dans le temps. Enfin, la complexité croissante du réseau européen interconnecté, dans un contexte de fort développement des EnR, constitue un enjeu supplémentaire.
Il est à noter que la grande majorité des EnR mais aussi les véhicules électriques rechargeables sont connectés au niveau des réseaux de distribution. Cependant, ces derniers n’ont pas été conçus pour raccorder en masse des sources d’énergie ni des charges « qui se déplacent », avec un niveau d’incertitude en constante augmentation, qui complexifient encore la gestion de ces réseaux.
Les réseaux électriques sont au cœur de cette révolution, qui pose des défis scientifiques, technologiques, économiques, sociologiques et réglementaires considérables.
À lire aussi : La flexibilité électrique, ou comment décaler nos usages pour optimiser la charge du réseau
Le réseau électrique a ceci d’unique que la consommation (la demande) doit être égale à la production (l’offre) à tout instant. Les centrales de production interconnectées produisent à la même fréquence électrique, sous peine de perte de synchronisme. Une bonne analogie pour comprendre le phénomène est celle du vélo tandem. Pour qu’il roule à la vitesse souhaitée, il faut que les deux cyclistes pédalent à la même vitesse.
Des mécanismes de régulation permettant d’assurer cet équilibre sont donc essentiels à la stabilité du réseau, notamment en fréquence et en tension. Trois niveaux de réglages peuvent intervenir : le réglage primaire, qui vise à compenser rapidement le déséquilibre le réglage secondaire, qui vise à coordonner les réglages pour corriger les écarts qui peuvent persister localement du fait du réglage primaire et revenir aux valeurs de référence (p.ex., 50 Hz) et, enfin, le réglage tertiaire, qui intervient pour reconstituer les réserves. À la différence des réglages primaires et secondaires qui sont automatiques, le réglage tertiaire est mis en œuvre manuellement par le gestionnaire du réseau.
La difficulté, pour ces mécanismes de régulation, tient surtout aux temps de réponse nécessaires. Les dynamiques considérées, en termes d’ordres de grandeur, vont de la dizaine de secondes à une dizaine de minutes. Le temps à disposition pour réagir à un déséquilibre est donc très faible. Lors du black-out en Espagne, qui a récemment fait l’actualité, il ne s’est produit que 19 secondes entre la première perte de production et le blackout !
La complexification croissante des systèmes électriques tend à réduire davantage le temps de réaction disponible pour faire face à une défaillance. En effet, la décarbonation ajoute plusieurs difficultés supplémentaires dans la gestion dynamique des réseaux électriques :
elle impose de gérer des systèmes de production non pilotables (par exemple : éoliennes, solaire…) et souvent largement dispersés sur le territoire. De ce fait, il est plus difficile de prédire avec précision, à l’échelle locale, la production électrique qui sera disponible à un instant donné.
De même, il existe de plus en plus de charges « sans domicile fixe » (voitures électriques, par exemple) et de consommations qui changent de profil au cours du temps, qui compliquent les modèles traditionnels de prévision de la consommation.
De plus en plus d’EnR sont raccordées au réseau électrique à travers des interfaces basées sur l’électronique de puissance, qui introduisent moins « d’inertie » en cas de déséquilibre momentané que les systèmes électromécaniques traditionnels (à base d’alternateurs directement raccordés au réseau, par exemple via des turbines hydrauliques ou des centrales thermiques). De ce fait, leur raccordement impose des temps de réaction bien plus rapides que dans le cas des alternateurs classiques.
Tous ces facteurs d’incertitude représentent un défi pour la planification des nouvelles infrastructures à long terme.
Compte tenu de cette complexité, il n’existe pas de solution unique. Le salut viendra d’un savant cocktail de solutions multi-échelles, bien coordonnées entre elles avec une intelligence accrue.
Cela peut passer par :
des dispositifs de contrôle-commande et de pilotage avancés, que ce soit au niveau des composants du réseau ou des systèmes de gestion et de coordination,
des dispositifs et systèmes de protection intelligents,
davantage de coordination des solutions au niveau local (distribution) et globale (transport, stockage),
la généralisation et l’extension des solutions de flexibilité à tous les niveaux (consommation, production classique et production EnR).
Le défi tient notamment au caractère coûteux du stockage. Pour stocker de l’énergie, il faut d’abord l’acheter pour la stocker puis la déstocker au moment où l’on en a besoin. Ces deux opérations (stockage puis déstockage) entraînent des pertes énergétiques – et donc financières. À ceci il faut ajouter des coûts d’investissement élevés (par exemple pour acquérir des batteries) ainsi que le coût d’accès au réseau. Autant de paramètres qui compliquent le modèle économique du stockage.
D’un point de vue mathématique, les réseaux électriques ont un fonctionnement non-linéaire. Cette particularité impose des efforts de R&D accrus pour mieux modéliser les phénomènes complexes en jeu. Ceci permettra de proposer les solutions adaptées de contrôle, de pilotage, d’aide à la décision, de maîtrise de risque ou encore de planification stochastique (c’est-à-dire, qui prennent en compte les incertitudes). Dans ce contexte, les apports du numérique et de l’intelligence artificielle pour l’exploitation des données du réseau sont de plus en plus significatifs, permettant d’améliorer les temps de réaction et de mieux gérer les incertitudes.
Ces enjeux sont d’autant plus cruciaux qu’au-delà de la décarbonation, qui entraîne un besoin d’électrification accrue, les réseaux électriques font aussi face à de nouvelles menaces. Notamment, l’augmentation des risques de cyberattaques, mais aussi l’exigence de résilience du fait du changement climatique. La résilience des réseaux est par nature protéiforme, et elle sera clairement un des grands enjeux des systèmes électriques de demain.
Le colloque « Les grands enjeux de l’énergie », co-organisé par l’Académie des sciences et l’Académie des technologies, se tiendra les 20 et 21 juin 2025 en partenariat avec The Conversation et Le Point. Inscription gratuite en ligne.
Nouredine Hadjsaïd ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
17.06.2025 à 17:28
Mathieu Ughetti, Illustrateur, vulgarisateur scientifique, Université Paris-Saclay
Franck Courchamp, Directeur de recherche CNRS, Université Paris-Saclay
La crise climatique n’avance pas seule : elle est indissociable de la crise de la biodiversité. Découvrez en exclusivité, chaque mercredi, les 10 épisodes de la BD concoctée par Mathieu Ughetti et Franck Courchamp. Dans l’épisode 8, on s’interroge sur les raisons qui nous empêchent d’agir en faveur de l’environnement. Du mouvement climatosceptique, aux freins psychologiques, en passant par les barrières structurelles de nos sociétés.
L’Héritage du dodo, c’est une bande dessinée pour tout comprendre à la crise du climat et de la biodiversité. Chaque semaine, on explore la santé des écosystèmes, on parle du réchauffement climatique mais aussi de déforestation, de pollution, de surexploitation… On y découvre à quel point nous autres humains sommes dépendants de la biodiversité, et pourquoi il est important de la préserver. On s’émerveille devant la résilience de la nature et les bonnes nouvelles que nous offrent les baleines, les bisons, les loutres…
On décortique les raisons profondes qui empêchent les sociétés humaines d’agir en faveur de l’environnement. On décrypte les stratégies de désinformation et de manipulation mises au point par les industriels et les climatosceptiques. Le tout avec humour et légèreté, mais sans culpabilisation, ni naïveté. En n’oubliant pas de citer les motifs d’espoir et les succès de l’écologie, car il y en a !
Retrouvez ici le huitième épisode de la série !
Ou rattrapez les épisodes précédents :
Épisode 1
Épisode 2
Épisode 3
Épisode 4
Épisode 5
Épisode 6
Épisode 7
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Republication des planches sur support papier interdite sans l’accord des auteurs
Créé en 2007 pour accélérer et partager les connaissances scientifiques sur les grands enjeux sociétaux, le Fonds Axa pour la Recherche a soutenu près de 700 projets dans le monde entier, menés par des chercheurs originaires de 38 pays. Pour en savoir plus, consultez le site Axa Research Fund ou suivez-nous sur X @AXAResearchFund.
Cette BD a pu voir le jour grâce au soutien de l’Université Paris Saclay, La Diagonale Paris-Saclay et la Fondation Ginkgo.
Mathieu Ughetti ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
17.06.2025 à 17:27
Alain Karsenty, Économiste de l’environnement, chercheur et consultant international, Cirad
Le paiement pour services environnementaux ou PSE est, selon sa définition officielle, un instrument économique pour l’environnement consistant en la rémunération d’une personne ou d’une organisation qui rend un service environnemental. Un dispositif de ce type a été créé par le gouvernement français, notamment à destination des agriculteurs. L’objectif : rémunérer les pratiques vertueuses contribuant à maintenir et à restaurer les services écosystémiques dont bénéficie toute la société.
D’ici le 1er septembre 2026, tous les États membres de l’Union européenne doivent élaborer leur plan de restauration de la nature. Il vise à enrayer l’érosion de la biodiversité et à revitaliser les écosystèmes sur l’ensemble du territoire. Une action politique qui met en lumière la notion de paiement pour service environnemental.
Les services environnementaux sont rendus à d’autres humains – où qu’ils soient dans le temps et l’espace – à travers une action intentionnelle visant à préserver, restaurer ou augmenter un service écosystémique. Un agriculteur qui stoppe l’usage de pesticides ou créé des îlots de plantes mellifères fournit un service environnemental qui va favoriser le service écosystémique de pollinisation rendu par les abeilles.
Quant aux services écosystémiques, ils sont définis par le Millenium Ecosystem Assessment comme « les bénéfices directs et indirects que les hommes retirent de la nature ». Certains insectes apportent un service de pollinisation, une formation végétale apporte des bénéfices en termes de régulation du ruissellement et de fixation du carbone.
Alors faut-il parler de paiements pour services écosystémiques ou pour services environnementaux ?
Si l’on se réfère aux travaux de l’évaluation française des écosystèmes et services écosystémiques (EFESE), il est plus logique de parler de paiements pour services environnementaux. L’EFESE distingue clairement deux notions :
Service écosystémique : fonction d’un écosystème dont l’utilisation permet de retirer un avantage – pour l’agriculteur, ou de manière plus générale pour la société.
Service environnemental : action ou mode de gestion d’un acteur, comme un agriculteur, qui améliore l’état de l’environnement en permettant l’augmentation d’un service écosystémique.
Muradian et ses collègues envisagent les paiements pour service environnemental comme « des transferts de ressources entre des acteurs sociaux, dans le but de créer des incitations pour aligner les décisions individuelles et/ou collectives quant à l’usage des sols avec l’intérêt social concernant la gestion des ressources naturelles ». Ils rémunèrent des personnes ou des entreprises pour un certain usage des terres que l’on associe, à tort ou à raison, à une amélioration des services écosystémiques.
Nous pouvons caractériser les paiements pour service environnemental à travers sept points clés :
Paiements directs : les paiements sont effectués directement aux prestataires de services environnementaux, souvent par le biais d’un intermédiaire comme un programme. Les bénéficiaires sont les usagers du foncier et des ressources dont les pratiques ont un impact direct sur les services écosystémiques. Les paiements peuvent être en argent, sous forme d’investissements ou de services, comme la sécurisation foncière. Le montant des paiements peut être négocié ou, le plus souvent, faire l’objet d’un barème fixé par le programme.
« Bénéficiaire-payeur » : les bénéficiaires directs ou indirects des services environnementaux – individus, communautés, entreprises, ou institutions agissant au nom de l’intérêt général – paient pour ces services.
Caractère volontaire et contractuel : les bénéficiaires des paiements adhèrent librement au programme à travers des accords contractuels qui les engagent pour une certaine durée. Mais le financement des PSE n’est pas forcément volontaire et peut être contraint (renchérissement des factures d’eau, redevances sur différents produits ou services, impôt).
Conditionnalité : les paiements dépendent de la fourniture continue des services environnementaux, au sens du respect des obligations contractuelles. Les paiements sont généralement basés sur la mise en œuvre de pratiques de gestion dont les parties conviennent contractuellement qu’ils sont susceptibles de donner lieu à ces avantages.
Ciblage : En général, les PSE sont concentrés sur certaines zones d’importance écologique et/ou menacée (ciblage géographique). Le ciblage social, c’est-à-dire le fait de réserver l’offre de PSE aux producteurs à faibles revenus ou à des populations autochtones, est moins pratiqué. Toutefois, quand les paiements se font sur une base surfacique, les montants versés sont souvent plafonnés ou dégressifs à partir d’un seuil de surface.
Additionnalité : les paiements sont effectués pour des actions qui vont au-delà de celles que les gestionnaires des terres accompliraient même en l’absence de paiements. Cette condition est controversée, car elle risque d’exclure des bénéfices des PSE des populations ou des producteurs aux pratiques déjà écologiquement vertueuses. En pratique, elle est rarement appliquée du fait des coûts de vérification, par rapport à un scénario business-as-usual. Il en va de même pour l’additionnalité légale. On ne devrait pas, en principe, rémunérer pour empêcher des pratiques déjà prohibées par les règlements, mais beaucoup de programmes de PSE le font néanmoins pour faciliter l’application des lois.
Sécurité foncière : un titre de propriété n’est pas une condition sine qua non. Les bénéficiaires des paiements doivent disposer au minimum d’un « droit d’exclusion » et de droits de gestion sur la terre dont ils sont les usagers.
La série « L’envers des mots » est réalisée avec le soutien de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France du ministère de la Culture
À découvrir aussi dans cette série :
Alain Karsenty ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
17.06.2025 à 08:20
Service Environnement, The Conversation France
Pour informer les consommateurs sur le bien-être des animaux d’élevage, plusieurs critères doivent être pris en compte. Julie Chiron, chef de projet évaluation des risques liés à la santé, l’alimentation et au bien-être des animaux, les a listés dans un article publié en février 2025 dont que vous reproposons ici en version courte.
Le bien-être animal s’est affirmé comme un fort enjeu de société ces dernières décennies. Une proposition d’étiquetage visant à informer les consommateurs de ce bien-être pour les animaux d’élevage est à l’étude au ministère de l’agriculture.
Une proposition d’étiquetage pour informer les consommateurs du bien-être des animaux d’élevage a récemment été soumise au ministère de l’agriculture ainsi qu’à l’Agence d’évaluation du risque européenne.
Plusieurs étiquettes existent en la matière en Europe et en France, mais aucune loi n’encadre les allégations qui peuvent y figurer. C’est pourquoi l’Anses a récemment formalisé les lignes directrices scientifiques sur lesquelles celui-ci devrait reposer.
La notion de bien-être animal a beaucoup évolué au cours de l’histoire. Dans le droit, l’animal a longtemps été considéré comme une chose. Du XIXe siècle aux années 1960, sa protection s’est longtemps limitée à condamner les actes de cruauté, aucune norme ne s’attachant aux conditions de vie des animaux d’élevage. Il faudra attendre la fin des années 1960 pour que de nouvelles lois promeuvent la démarche préventive, avec des obligations faites au propriétaire quant à la manière. L’enjeu : les protéger des mauvais traitements mais aussi leur garantir un niveau minimum de bien-être.
Le comité Brambell, mis en place par le gouvernement britannique à la suite des critiques émises contre l’intensification de l’élevage, a rendu son rapport en 1965. Il a mené à la formulation de cinq principes : absence de faim et de soif, absence d’inconfort et de douleur, absence de douleur et de maladie, absence de peur, de détresse et liberté d’expression d’un comportement normal de son espèce grâce à un environnement adapté.
Ceci a longtemps fait office de définition du bien-être animal, à tort. On reconnaît aujourd’hui aux animaux des capacités émotionnelles et cognitives, dont les besoins peuvent varier entre mêmes individus d’une même espèce ou d’un même élevage.
Cette prise en compte des émotions se démarque du concept de bientraitance, qui fait référence aux seules actions humaines positives envers l’animal. Or, si la bientraitance est une condition nécessaire, elle n’est pas suffisante.
L’Anses a donc proposé en 2018 une définition du bien-être animal comme « l’état mental et physique positif lié à la satisfaction de ses besoins physiologiques et comportementaux, ainsi que de ses attentes. Cet état varie en fonction de la perception de la situation par l’animal. »
Quel périmètre retenir pour une étiquette du bien-être des animaux d’élevage ? L’Anses considère qu’il faut également s’intéresser à ceux utilisés pour la sélection et la multiplication des animaux utilisés dans l’élevage.
L’agence a pris en compte 14 critères couvrant six domaines (génétique, alimentation, environnement, santé, interactions comportementales et état mental). Certains sont centrés sur l’animal, et d’autres sur son environnement, car les indicateurs fondés uniquement sur l’environnement ne permettent que l’évaluation de la bientraitance. Un indicateur global a ainsi été proposé, qui agrège les scores obtenus pour les deux étapes de sélection/multiplication et d’élevage.
L’Anses propose aussi que le score final soit multi-niveaux pour refléter les situations variées des élevages, et surtout que la méthodologie de construction du score soit transparente afin d’en assurer la vérifiabilité.
Cet article a été édité par le service Environnement de The Conversation à partir de la version longue écrite par Julie Chiron, chef de projet évaluation des risques liés à la santé, l'alimentation et au bien-être des animaux, Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail.
16.06.2025 à 17:34
Stéphane Goutte, Professeur à l'UMI SOURCE, Université Paris Saclay, UVSQ, IRD., Université Paris-Saclay
Lisa Depraiter, Doctorante, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay
Dans un contexte de tensions sur l’approvisionnement en ressources minières stratégiques, le marché international des terres rares est en pleine recomposition. D’anciens leaders, comme les États-Unis, reviennent en force, tandis que des nouveaux venus tentent de gagner leur place. Leur ambition ? Concurrencer la Chine, qui en détient le monopole actuel.
Donald Trump a récemment annoncé un accord avec la Chine pour sécuriser l’approvisionnement américain en terres rares, dernière annonce en date parmi les nombreuses déclarations du président américain à ce sujet au cours des derniers mois.
L’accès aux ressources minières, en particulier les terres rares, est également l’une des raisons pour lesquelles Donald Trump s’intéresse de près au Groenland. C’est aussi l’objet de l’accord signé avec l’Ukraine, en échange d’aide militaire américaine.
Au cœur des convoitises, les terres rares. Elles désignent un groupe de 17 éléments métalliques. Leur nom vient d’une traduction approximative de l’anglais rare-earth elements (ou, REE). Elles sont particulièrement utilisées dans le secteur des hautes technologies, de l’énergie (notamment dans les aimants permanents que l’on retrouve dans les éoliennes), des véhicules électriques, de la robotique ou de l’électronique grand public. De ce fait, elles jouent un rôle crucial dans la transition énergétique, comme nous le rappelions dans une étude récente.
Aujourd’hui, ce terme est souvent confondu avec celui de métaux stratégiques qui intègre d’autres métaux comme le cobalt, le lithium et le nickel, qui ne sont pas des terres rares au sens strict. C’est probablement en ce sens que Donald Trump s’est intéressé aux « terres rares » de l’Ukraine.
Sur la scène internationale, la Chine a longtemps dominé la production de terres rares, mais le marché est en pleine recomposition, avec de nouveaux États qui tirent leur épingle du jeu. Quels sont ces nouveaux acteurs, quels sont leurs atouts ? Panorama.
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La Chine possède la plus grande réserve de terres rares au monde et en est le plus grand producteur mondial. Elle compte plusieurs gisements intéressants au plan économique, notamment la mine de Bayan Obo en Mongolie intérieure.
Le pays a compris très tôt les applications potentielles de ces métaux. L’ancien dirigeant chinois Deng Xiaoping aurait déclaré, déjà en 1987 :
« Le Moyen-Orient a du pétrole, la Chine a des terres rares. »
À l’époque, le pays créait sa stratégie nationale sur les terres rares, à travers le développement de mines nationales et l’acquisition d’installations de traitement à l’étranger. Grâce à ses normes environnementales peu contraignantes, à sa main-d’œuvre bon marché et à ses ressources abondantes en terres rares, la Chine a attiré des entreprises occidentales qui s’y sont installées. En quelques années, elle a ainsi acquis une position dominante sur le marché.
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En introduisant des mesures telles que les quotas et licences d’exportation dès 1999, la Chine a réussi à garder le monopole des terres rares, de leur extraction à leur transformation. Elle occupe une position dominante sur chaque maillon de la chaîne d’approvisionnement : elle extrait 69 % et traite 90 % des terres rares produites.
Par le biais de participations et de coentreprises, les entreprises chinoises sont impliquées dans des projets liés aux terres rares ailleurs dans le monde, et sont très présentes dans la région de Kachin, au Myanmar.
Cette concentration de la production en Chine expose l’approvisionnement en terres rares à des risques géopolitiques. Comme en témoignent les conséquences de la crise des terres rares de 2010, de l’épidémie de Covid-19 et, plus récemment, de l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
De ce fait, les industries occidentales dépendantes de ces métaux reconsidèrent leur dépendance à l’égard des terres rares chinoises. L’Union européenne a d’ailleurs légiféré sur la question à travers son Critical Raw Materials (CRM) Act. L’enjeu : diversifier les sources d’approvisionnement.
À lire aussi : Terres rares : notre ultra-dépendance à la Chine (et comment en sortir)
Jusqu’aux années 1990, les États-Unis étaient le principal producteur mondial de terres rares. La majeure partie des terres rares extraites dans le monde entre 1960 et 1980 provenaient de la mine de Mountain Pass, en Californie. Mais, avec l’émergence des acteurs chinois dans les années 1980, les prix des terres rares américaines n’ont pas pu concurrencer les prix chinois et les unités de traitement ont été délocalisées en Chine. La mine de Mountain Pass a fermé ses portes en 2002, principalement pour des considérations environnementales.
La crise des terres rares de 2010 a profondément marqué le marché. Cet évènement a poussé les États-Unis à trouver des sources d’approvisionnement hors de Chine et à réinvestir dans sa production nationale. La réouverture de Mountain Pass a été difficile et a entraîné la faillite de l’opérateur minier Molycorp. Les activités minières ont repris en 2017, sous la propriété de MP Materials, avec une augmentation progressive des capacités de production.
En 2023, la mine a extrait 11 % des terres rares produites dans le monde. À l’origine les terres rares étaient traitées en Chine, cependant MP Materials a récemment construit une usine de traitement opérationnelle aux États-Unis. Le développement d’une chaîne d’approvisionnement complète aux États-Unis se poursuit avec le premier essai de production d’aimants en terres rares.
À lire aussi : Le projet d'accord sur les métaux stratégiques Ukraine-États-Unis repose-t-il sur une méprise ?
Bien qu’elle ne possède que 6 % des réserves mondiales de terres rares, l’Australie en est le quatrième pays producteur. Là crise des terres rares n’y est pas pour rien. En effet, l’industrie high tech japonaise a été fortement touchée par cette crise. Pour réduire sa dépendance aux importations de terres rares chinoises, le Japon a alors soutenu des projets de terres rares à l’étranger, notamment la mine de Mount Weld en Australie et une usine de raffinage en Malaysie.
Depuis, l’Australie n’a cessé d’accroître sa production. En témoigne l’extension de la mine de Mount Weld, qui a permis d’augmenter de 50 % la production de certains minerais. D’autres projets ont été lancés, comme le projet Nolans ou encore le projet d’extraction de terres rares à partir de déchets miniers à Enneabba. À l’instar des États-Unis, le développement de l’industrie des terres rares est soutenu par des fonds publics dans le cadre d’une stratégie nationale.
Bien que l’industrie des terres rares australienne soit moins mature que ses concurrents chinois, le marché australien parvient à se positionner comme un marché fiable et plus vertueux au plan environnemental. Un atout pour séduire les industries occidentales, ce qui devrait lui permettre de gagner des parts de marché dans les années à venir.
Si l’on s’en tient aux réserves en terres rares, c’est le Brésil qui détient la deuxième place après la Chine. Aujourd’hui, le pays n’en extrait que peu pour le moment. Les projets se multiplient, principalement dans la région de Goias. Le gisement de Pela Emma, exploité par Serra Verde, a commencé à produire des terres rares et prévoit de doubler sa capacité de production d’ici 2030.
Le Vietnam aussi a du potentiel. Le pays dispose d’importantes réserves de terres rares, cependant il peine à attirer des investissements étrangers.
Récemment, l’industrie vietnamienne des terres rares a été fortement ébranlée par des accusations de corruption et de ventes illégales à des acteurs chinois. Actuellement, le Vietnam applique des règles strictes en matière d’exportation de terres rares. La revente de terres rares brutes à l’étranger est illégale afin d’encourager le développement de l’industrie intermédiaire locale.
Parmi les dirigeants arrêtés pour exportations illégales vers la Chine figure le président de l’une des plus importantes entreprises vietnamiennes du secteur, Vietnam Rare Earth JSC. Cette société était en négociations avec des entreprises australiennes pour la vente de la mine de Dong Pao, actuellement en sommeil. La réouverture de la mine s’inscrit dans le cadre d’une stratégie nationale. Ses droits d’exploitation devraient être vendus aux enchères dans le courant de l’année.
Le gouvernement vietnamien ambitionne de produire de 20 000 à 60 000 tonnes de terres rares par an d’ici à 2030, puis de 40 000 à 80 000 tonnes entre 2031 et 2050. Ce plan repose sur l’ouverture d’au moins dix mines dans le pays. Des coopérations internationales se profilent : une délégation française a récemment rencontré des acteurs du secteur, tandis que les États-Unis ont également entamé des discussions avec les autorités sous l’administration Biden.
La Malaisie, pour sa part, est surtout le terrain d’investissements étrangers. En 2012, l’entreprise australienne Lynas y a construit la première infrastructure de traitement en dehors de la Chine, qui a permis au pays de devenir une plaque tournante pour les terres rares extraites en Australie vendues ensuite en Asie, en Europe et aux États-Unis.
Le nouveau plan industriel malaisien pour 2030 prévoit le développement des industries minières en amont et en aval. Cependant, le développement d’une industrie des terres rares en Malaisie reste un sujet sensible. La population locale a beaucoup souffert des conséquences de la mauvaise gestion des déchets d’une usine de traitement des terres rares dans les années 1970, qui s’est soldée par des pertes humaines et des dommages environnementaux.
L’administration malaisienne doit donc relever un triple défi : attirer les investissements étrangers, veiller à ce que les nouveaux venus s’engagent pleinement à respecter des normes environnementales élevées et, enfin, s’approprier une part équitable de la rente minière.
Qu’en est-il de l’Inde ? Le pays possède une vaste réserve de terres rares, produites à partir de sable minéral. Deux entreprises sont à la pointe de l’industrie indienne des terres rares : IREL et KMML. Des projets d’extension et de nouveaux projets miniers y sont en cours.
Le Myanmar, enfin, est le troisième plus grand producteur de terres rares, même si l’ampleur de ses réserves reste inconnue. La principale zone d’exploitation est la région de Kachin, proche de la frontière avec la Chine. La nature du gisement est semblable à celle que l’on retrouve dans le sud de la Chine. On y trouve une forte concentration de terres rares lourdes, plus rares et plus chères, ce qui fait du Myanmar un acteur de longue date sur le marché des terres rares.
La proximité de la frontière permet à la Chine d’externaliser sa production de terres rares lourdes dans cette région. Une grande partie des activités minières y sont toutefois illégales. Depuis le coup d’État de 2021, ces activités sont accusées de financer la junte.
Dans cette course aux terres rares, certains pays d’Afrique australe ambitionnent de faire leur propre place. Plusieurs projets miniers en cours de développement devraient aboutir entre 2025 et 2028. Exploités par des entreprises occidentales, une grande partie de ces projets sont situés à proximité du corridor de Lobito, un projet ferroviaire soutenu par les États-Unis et l’Union européenne pour contrer l’influence chinoise dans la région.
Enfin, n’oublions pas la Russie et le Canada, dotés de nombreux gisements. Certaines mines sont déjà en activité en Russie, tandis que le Canada devrait débuter l’extraction commerciale dans les années à venir. Depuis l’été 2024, le Canada dispose d’une installation opérationnelle de traitement des terres rares.
En Europe, la seule perspective d’extraction de terres rares est le gisement de Per Geijer, en Suède. La production de la mine pourrait répondre à 18 % de la consommation européenne de terres rares, mais le projet n’en est qu’au stade de l’exploration.
Les pays européens comptent surtout sur le recyclage des déchets miniers et des produits en fin de vie pour couvrir une partie de leurs besoins, comme le prévoit la loi sur les matières premières critiques (CRM Act).
En ce qui concerne l’Ukraine, les données du service géologique ukrainien indiquent l’existence de gisements potentiels, mais il n’y a actuellement aucun projet de terres rares en cours de développement.
Tous ces nouveaux venus, quels que soient leurs atouts respectifs, vont devoir composer avec la Chine. De par sa situation de monopole, celle-ci peut impacter directement la rentabilité des projets miniers lancés ailleurs dans le monde : de quoi les retarder – ou à tout le moins, les entraver – si elle le souhaite.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
16.06.2025 à 16:00
Pierre-Yves Modicom, Professeur, Université Jean Moulin Lyon 3
Bienvenue à l’ère des thés iodés, boisés et umami. Cette nouvelle culture du thé haut de gamme s’appuie sur de supposés terroirs ou sur un imaginaire de raffinement, inspiré de l’œnologie. Les grands gagnants de cette mutation sémantique : les distributeurs et vendeurs de thé.
« Thés d’origine », « grands crus », « goût iodé » ou « boisé », « saveur umami », senteurs qui « évoquent les montagnes de Chine », si ces termes vous parlent, vous êtes certainement amateurs de thé. Depuis quelques années, ils fleurissent et traduisent un changement palpable dans les discours environnant la consommation du précieux breuvage. En 2022, la consommation moyenne de thé en France était de 250 grammes par personne et par an.
Cette mutation emprunte beaucoup aux discours œnologiques. Elle s’inscrit dans une longue histoire, celle de la perception occidentale du thé comme une boisson à la fois exotique et raffinée. En réalité, elle n’est pas spécifique à la France.
Elle témoigne d’une évolution du marché européen qui doit beaucoup à l’action des distributeurs spécialisés et à leur stratégie marketing. C’est ce que montrent les premiers résultats d’une étude qui sera présentée à Lyon le 20 juin, lors d’un colloque consacré à l’histoire du marché du thé dans une perspective interculturelle.
Les nouveaux discours du thé doivent beaucoup aux usages développés dans le domaine de la vigne et du vin. Une première série d’emprunts à l’œnologie concerne les pratiques de désignation des thés, en particulier des thés purs : les cultivars, terme botanique, sont fréquemment qualifiés de « cépages ».
Comme un vin, un thé peut « libérer des saveurs » qualifiées par des adjectifs que l’on retrouve aussi dans la description des arômes du vin ou du whisky. Le goût n’est pas seulement décrit en termes de « saveurs », mais aussi de « notes ». Par exemple, un thé darjeeling est décrit comme :
« Produit dans le jardin de Selimbong, ce thé noir dévoile lors de sa dégustation tout le charme secret qui rend les thés de printemps de cette région du nord de l’Inde si séduisants. Sa liqueur enveloppante libère des saveurs florales, fruitées, boisées et minérales d’une rare intensité. »
Les descriptions empruntent des tournures syntaxiques à l’œnologie : là où un vin peut « offrir une robe » qui sera décrite par des adjectifs de couleur, un vin « offre » ou « procure une tasse ». Même si celle-ci peut être « dorée », elle sera souvent décrite pour autre chose que sa couleur, comme « douce » ou « chaleureuse ».
Pour sa part, la description des « accords » thé/mets par les « sommeliers de thé » est calquée sur le discours des sommeliers traditionnels, comme pour ce thé du Yunnan :
« Ce thé s’accorde idéalement avec une viande rouge ou un gibier : ses notes se fondent avec les parfums pyrogénés de la viande rôtie ou grillée. Les notes miellées du Grand Yunnan impérial se marient aussi parfaitement avec un chocolat noir intense, pour un accord de caractère. »
On assiste à la diffusion d’une nouvelle culture du thé haut de gamme, en prenant appui sur les usages de l’œnologie. Ce choix stratégique se révèle d’autant plus judicieux qu’il est en phase avec l’image historique du thé comme boisson synonyme de raffinement et de distinction. Un distributeur peut ainsi décrire « un Earl Grey très élégant, à la fois sophistiqué et racé ».
La scène européenne du thé pris un soir d’automne ou d’hiver ressurgit au détour de la description d’un thé de Chine : « Un (thé) Pu-Erh de l’année aux feuilles torsadées, offrant une infusion au bouquet sous-bois humide et des notes évoquant le feu de cheminée. »
Comme pour le vin, les descriptions des thés d’origine évoquent volontiers des paysages : « Les nuits fraîches et brumeuses des contreforts de l’Himalaya ont donné à cette récolte de printemps son arôme si particulier. »
Plus généralement, les descripteurs utilisés renvoient souvent au domaine de la forêt, comme le montrent les adjectifs désignant la flore, mais aussi le « goût de sous-bois » fréquemment prêté au Pu-Erh chinois. La montagne et surtout la mer sont fréquemment mobilisées, elles aussi, sur une base fortement métaphorique. On ne s’étonnera donc pas de voir qualifié de « iodé » un thé s’accordant avec des fruits de mer :
« Cette récolte d’été offre une tasse aux notes végétales puissantes et à l’arôme iodé avec une légère astringence. Parfait en accompagnement de fruits de mer et crustacés, poisson cru et fromage de chèvre frais. »
La France produit 1 500 tonnes de thé par an, notamment à la Réunion, mais peu en France métropolitaine. Cette très faible production introduit une différence importante avec les discours du vin, en tout cas des vins français. La question du terroir est traitée sur le mode de l’exotisme, comme l’attestent les descriptions commençant par la désignation d’un lieu d’origine. Ce dernier prend la forme d’un nom propre que l’acheteur ne connaît pas forcément, le jardin de Selimbong.
Mais la question de l’ancrage dans un territoire ne se réduit ni aux paysages ni aux toponymes. Un thé pur ni parfumé ni mélangé et issu d’une seule région sera souvent qualifié de « thés d’origine », et adossé à un standard des productions agroalimentaires valorisées, l’appellation d’origine. Mais chez certains distributeurs, cette appellation s’applique aussi au genmaïcha, mélange de thé vert japonais et de riz soufflé, ou au thé au jasmin.
Les terroirs des « thés d’origine » sont presque toujours asiatiques, ce qui se traduit par des emprunts lexicaux au japonais et au chinois. Un simple coup d’œil à l’outil Google Ngram – application linguistique permettant d’observer l’évolution de la fréquence d’un ou de plusieurs mots ou groupes de mots – permet de constater une explosion récente de la fréquence du mot japonais umami dans les données francophones.
Umami, en japonais, signifie « savoureux ». Il n’est pas particulièrement associé au thé, mais a connu une popularité récente pour désigner une « cinquième saveur » supposément spécifique de la culture alimentaire japonaise. Le terme sencha, thé vert japonais, voit également son usage augmenter fortement. Cela contraste avec des thés plus haut de gamme gyokuro, mélangées genmaicha ou spécifiquement chinois comme Pu’Erh ou puerh, dont la fréquence d’usage est stable.
L’évolution des discours se cristallise donc sur le thé vert pur japonais d’entrée ou de milieu de gamme.
Cette évolution sur les trente dernières années doit beaucoup à quelques distributeurs emblématiques fonctionnant sur le modèle de la franchise comme Le Palais des Thés. Ces entreprises ont construit une image de marque reposant sur l’expertise technique de leurs fondateurs et la mise en avant d’un rôle de médiateur culturel et gastronomique. Le déploiement de cette nouvelle culture du thé passe par l’implantation de boutiques reconnaissables dans les quartiers commerçants de luxe, par le développement de formations privées ou partenariales aux métiers du thé, en particulier autour du métier de sommelier de thé, et par des initiatives éditoriales comme la publication de beaux livres sur le thé.
Cette stratégie n’est pas spécifique au marché français. Elle est également très bien documentée en Allemagne, où elle a été initiée à la toute fin des années 1980 par la société Gschwendner. On en retrouve les grands principes en France dans la politique d’une société qui a pris son essor dans les années 1990, le Palais des thés. Dans les deux pays, les marques historiques vendant des thés parfumés de luxe ont rapidement développé une offre commerciale adaptée à ce marché émergent.
La comparaison entre les deux pays a ses limites. Les pratiques discursives attachées à cette nouvelle culture ont des formats très semblables, mais leur substance linguistique diffère. Les contributions consultables sur la théinosphère allemande évoquent le goût moins en détail, mais certaines s’attardent davantage sur la nuance de vert dans la tasse. De façon générale, l’homogénéisation des discours sur le thé dans le monde germanophone semble moins avancée qu’en France. Peut-être sous l’effet d’une sociologie des discours du vin qui n’est pas tout à fait la même entre les deux pays ?
Pierre-Yves Modicom ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
15.06.2025 à 19:51
Emma Wolton, Doctorante en géographie, École normale supérieure (ENS) – PSL
Qu’est-ce que la solastalgie ? C’est ce sentiment de détresse psychologique que l’on ressent face au changement de son environnement. Au nord de la Suède, l’exploitation minière met en péril le mode de vie des Samis, unique peuple autochtone d’Europe. Elle transforme les paysages qu’ils habitent traditionnellement, menace leurs coutumes et pèse sur leur bien-être individuel et collectif.
La mine de Kiruna, située au nord du cercle polaire arctique dans le comté de Norrbotten, en Suède, est la plus grande mine de fer souterraine au monde. Implantée sur le territoire ancestral du peuple sami depuis 1900, l’exploitation atteint aujourd’hui une profondeur de 1 365 mètres, si bien que l’affaissement et la déformation du sol provoqués par l’excavation obligent les habitants à s’établir dans un nouveau centre-ville où les bâtiments les plus importants ont été déplacés.
Il est prévu que l’église emblématique de Kiruna soit démantelée puis transportée jusqu’à son nouvel emplacement en août 2025. L’exploitation minière a remodelé radicalement le paysage urbain et le paysage naturel, ce qui éveille chez une partie de la population un sentiment dit de solastalgie, c’est-à-dire une souffrance psychologique face à la dégradation de son environnement proche.
Le terme solastalgie est créé en 2005 par le philosophe de l’environnement Glenn Albrecht, pour désigner une douleur provoquée par la transformation de son environnement proche : c’est un mal du pays que l’on éprouve chez soi, dans son lieu de vie. Albrecht fait l’expérience de la solastalgie suite aux changements causés par l’exploitation minière dans la Hunter Valley, en Australie. La construction de mines de charbon à ciel ouvert a perturbé le bien-être physique, mental et social des habitants de la région, ce qui le conduit à établir un lien entre la santé des humains et celle des écosystèmes. Il invente le concept de solastalgie, composé de deux mots anglais solace (réconfort) et nostalgia (nostalgie), pour décrire la perte de réconfort associé à un lieu familier auquel on est attaché.
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La solastalgie peut être provoquée à la fois par des activités humaines comme l’extractivisme, mais également par des causes naturelles brutales telles que des incendies, des processus lents et progressifs comme l’érosion, ou des phénomènes météorologiques cycliques (vagues de chaleur, précipitations irrégulières, retard de la mousson, sécheresses précoces). Dans une époque où les impacts des activités humaines sur Terre sont de plus en plus visibles, de nombreuses personnes sont touchées par des troubles mentaux tels que la solastalgie ou l’écoanxiété.
Ces deux concepts, souvent associés, renvoient pourtant à des réalités différentes. La solastalgie est une expérience vécue liée à un lieu, tandis que l’écoanxiété est une peur par anticipation d’une catastrophe environnementale. Le premier est un phénomène spatial qui se rattache à un site, à une topographie et à des pratiques. Le second est un phénomène temporel qui se rapporte à une inquiétude vis-à-vis d’un avenir incertain et incontrôlable.
L’écrivain Baptiste Morizot soutient que la solastalgie renouvèle notre rapport au monde : l’individu qui se pensait éphémère au milieu d’un monde stable se découvre aujourd’hui plus constant que ne l’est son environnement. La solastalgie est un « affect d’exil immobile », écrit-il, qui transforme notre rapport ordinaire aux lieux : l’environnement immédiat et familier paraît soudainement inhabituel et étranger.
La Suède est l’un des premiers producteurs de métaux d’Europe. En 2020, 93 % du minerai de fer produit dans l’Union européenne sortait de ses mines. Le comté de Norrbotten est une zone stratégique pour les compagnies minières et l’État suédois, car les sous-sols y sont riches en matières premières minérales. Face au développement de projets d’explorations minières, le nombre de conflits socio-environnementaux a augmenté ces dernières années. Les contestations proviennent de riverains, de collectifs locaux, d’associations nationales ou d’institutions publiques comme le Parlement sami.
Les Samis sont le seul peuple autochtone d’Europe : ils ont une culture, des langues et des coutumes qui leur sont propres. Leur territoire traditionnel s’étend de la péninsule de Kola, en Russie, jusqu’aux régions du nord de la Finlande, de la Suède et de la Norvège. Bien qu’il n’existe pas de chiffre exact, on compte environ 30 000 Samis en Suède, dont une majeure partie vie dans le comté de Norrbotten. L’élevage de rennes, la chasse, la pêche et l’artisanat constituent des moyens de subsistance essentiels et sont des vecteurs de l’identité culturelle samie.
Considérés par les industries extractives comme un territoire vierge et inhabité, ces autochtones du nord de la Suède subissent une double pression liée à la ruée minière et aux effets du dérèglement climatique. Dans cette région arctique, les conditions hivernales changent et les événements météorologiques extrêmes se multiplient. Entre 1922 et 2018, la température printanière a augmenté d’environ 3 °C et la fonte de la neige arrive désormais plus tôt dans l’année.
Il existe plusieurs marqueurs, à la fois sociaux et personnels, de la solastalgie. Premièrement, la perception des risques liés à l’activité minière (déchets toxiques, contamination de l’eau, pollution de l’air) en est une des dimensions. Deuxièmement, la modification des coutumes et des pratiques associées à certains lieux, par exemple la transhumance, la pêche ou la cueillette peut aussi générer un sentiment collectif de solastalgie. Enfin, la disparition de savoirs géographiques causée par la transformation des paysages peut être une source de solastalgie : la difficulté à s’orienter, l’oubli d’un vocabulaire spécifique pour décrire les différentes formes de neige, une mauvaise compréhension du milieu, des rythmes saisonniers, des variations de températures et de luminosité…
Le travail de l’artiste sami Britta Marakatt-Labba témoigne de ce vécu particulier. Elle proteste contre les effets néfastes de l’industrie sur les modes de vie samis, notamment, sur l’élevage des rennes, symbole de l’étroite relation qui unit ce peuple et la nature :
« Aujourd’hui, il y a des intrusions encore plus graves, de toutes sortes – exploitation minière, extraction de minerais, éoliennes, abattage forcé de rennes. Je ne comprends pas le raisonnement de l’État […] : on stocke les déchets miniers dans les fjords, et on oblige les gens à abattre leurs troupeaux ».
Les Samis voient leur territoire se dégrader depuis l’époque coloniale, comme le montrent les poèmes de Paulus Utsi (1918-1975). Enfant, sa famille est touchée par le déplacement forcé des Samis dans le nord de la Suède et contrainte de déménager à 300 km au sud près de Jokkmokk. Adulte, il est à nouveau délogé à cause de la construction de barrages hydroélectriques le long de la rivière Luleå.
Ses poèmes expriment à la fois son amour pour la nature et le sentiment d’impuissance du peuple sami face à la gestion des ressources naturelles par l’État et l’industrie, fortement lié à celui de solastalgie. Les enjeux de pouvoir, connectés à l’exploitation et la dépossession des terres, accentuent les inégalités sociales.
La Suède s’est engagée à atteindre la neutralité carbone en 2045 et s’érige en modèle de la transition énergétique. L’entreprise publique suédoise LKAB est à la pointe de la technologie. Présentée comme verte et responsable, la mine de Kiruna est entièrement électrifiée et fonctionne grâce à l’énergie éolienne et hydraulique. De plus, la compagnie promet de produire du fer décarboné à partir d’hydrogène d’ici quelques années.
L’implantation de mines, de parcs éoliens et de centrales hydroélectriques témoigne d’une certaine vision du développement durable qui n’est pas identique à celle du peuple sami. Cela met ainsi en lumière différentes manières de penser la relation entre les humains et la nature. Pour l’État suédois, la durabilité consiste à lutter contre le changement climatique, tandis que pour la population samie, l’enjeu est de préserver un lien sensible avec la terre, support d’héritages et de culture.
Présentée par Glenn Albrecht comme une émotion nouvelle qui émerge à l’époque de l’anthropocène, la solastalgie semble pourtant être un sentiment ancien et ancré dans la mémoire collective d’une partie de la communauté samie. Si la crise climatique est une condition partagée qui touche toutes les sociétés, l’adaptabilité et la résilience des populations ne sont pas identiques.
La solastalgie est un sentiment voué à toucher de plus en plus de populations, en raison des effets visibles des activités humaines sur la Terre et du changement climatique. C’est pourquoi il importe d’approfondir les recherches et d’ancrer notre compréhension du phénomène dans des contextes géographiques, historiques et sociaux spécifiques. L’enjeu est de montrer qu’il existe des expériences plurielles et différenciées de la solastalgie, car selon les individus ou les groupes, cette émotion concernera des objets ou des situations différentes et prendra la forme d’une expérience tantôt subjective, tantôt collective.
Emma Wolton a reçu des financements du CNRS.