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09.10.2025 à 12:19

Extrême droite et culture, un pacte faustien inenvisageable ?

Frédérique Cassegrain
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Il est consensuel dans le secteur culturel de s’opposer, plus ou moins frontalement, à l’extrême droite. Au lieu d’évacuer la question d’emblée, mieux vaut l’affronter : que risqueraient les acteur·rices culturel·les à travailler avec des élu·es de ce bord politique ? L’enjeu de survie du secteur culturel, particulièrement menacé dans le contexte actuel, ne vaut-il pas la peine de considérer la question sérieusement ? Et, au-delà, quels discours et positionnements construire pour que la culture (re)devienne crédible et désirable auprès du plus grand nombre ?
Dans ce contexte, rendu encore plus sensible par la série d’élections des quatre prochaines années, le pôle Haute Fidélité s’interroge sur le rôle des organisations de la société civile et sur les stratégies pour « réarmer » le secteur culturel.

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Texte intégral (7781 mots)

Cet article est republié à partir de Haute Fidélité, pôle des musiques actuelles en Hauts-de-France. Lire l’article original.

© Ryanniel Masucol – Pexels

Des intérêts réciproques au rapprochement ?

« L’extrême droite et ses idées sont l’ennemi de la culture », « lorsqu’on travaille dans la culture, on est forcément en lutte permanente avec l’extrême droite, car quand elle arrive au pouvoir, elle frappe systématiquement sur la culture et la liberté d’expression », « Le monde des arts et de la culture (…) participe à la construction collective d’un avenir durable, vivable, désirable, plus juste. Autant de notions incompatibles avec les idées de l’extrême droite. » Ces trois verbatims, respectivement issus d’un tract de la CGT-Spectacle, du témoignage d’un photographe de spectacle lors d’une manifestation, et d’une pétition signée par 500 artistes de la musique avant les législatives anticipées de 2024 « “La culture est dans le viseur de l’extrême droite” : à Paris, une première mobilisation syndicale contre la montée du RN », Libération, 13 juin 2024 ; « [Tribune] 500 artistes se mobilisent pour dire non à l’extrême droite », Les Inrockuptibles, 21 juin 2024., résument le consensus apparent au sein du secteur culturel. L’extrême droite est un ennemi irréductible et ontologique. Cependant, travailler en lien avec les centaines d’élu·es du Rassemblement National (RN), de Reconquête ou de l’Union des Droites pour la République (UDR) L’UDR est le parti emmené par Éric Ciotti. En dépit de chiffres parfois contradictoires, on a compté 139 député·es RN et UDR, 35 député·es européen·nes RN ou issu·es de Reconquête, 840 conseillers·ères municipaux·ales RN dans 258 communes (dont 13 maires dans des villes de plus de 9 000 habitants), 252 conseillers·ères régionaux·ales et 26 conseillers·ères départementaux·ales RN. Beaucoup de professionnel·les du secteur culturel doivent ainsi collaborer avec ces nombreux·ses élu·es au quotidien. et des personnalités dont on réprouve les idées est un dilemme très concret qui se pose pour de nombreux acteur·rices culturel·les. Nul doute que cela va le devenir encore plus dans les mois, les années à venir. Il semble donc intéressant d’examiner l’hypothèse sous-jacente, sans posture dogmatique a priori : que se passerait-il si ces deux mondes devaient œuvrer ensemble ?

On est peut-être à un tournant des politiques culturelles en France.

Le contexte politique et budgétaire actuel voit la remise en cause du soutien public à la culture et un détricotage assumé de la compétence partagée entre collectivités et État. En d’autres termes, le consensus transpartisan autour de la culture semble derrière nous, les financements croisés caractéristiques de ce système sont fragilisés et on est peut-être à un tournant des politiques culturelles en France Le baromètre mesurant l’évolution des budgets culturels des collectivités territoriales, réalisé annuellement par l’Observatoire des politiques culturelles (OPC), montre que près de la moitié des collectivités interrogées ont diminué leur budget culturel sur 2024-2025. Une « rupture historique » transcendant les clivages politiques, au dire du codirecteur de l’OPC Vincent Guillon. Voir « Le soutien des collectivités territoriales à la culture s’effondre partout en France, selon un baromètre national », Le Monde, 9 juillet 2025.. Dans une période où la question culturelle est largement désinvestie par le personnel politique, et le secteur culturel de plus en plus l’objet d’attaques de sa part, celui-ci a besoin d’allié·es dans le champ politique qui prennent fait et cause pour lui. Les quatre années à venir seront émaillées d’échéances électorales Élections municipales en mars 2026, présidentielles en 2027, régionales et départementales en mars 2028, législatives et européennes en 2029. et, sans préjuger d’un raz-de-marée de l’extrême droite comme aiment à prophétiser les médias, des collectivités et des positions de pouvoir risquent de basculer en sa faveur. En accord avec leur stratégie de normalisation, des élu·es d’extrême droite multiplient les signaux « rassurants » et les appels du pied aux acteur·rices culturel·les (généralisation des courriers de félicitations accompagnant l’octroi de subventions), électorat qui ne leur est clairement pas acquis. Ouvrir un dialogue avec ces élu.es apparaît donc tentant pour mieux cerner les intentions déguisées derrière ce qui est affiché, a fortiori en contexte électoral, pour faire levier auprès des autres formations politiques afin qu’elles réinvestissent les questions culturelles et répondent aux préoccupations des acteur·rices du secteur.

Une (fausse) évidence : l’extrême droite au pouvoir, une mise au pas de la culture sans précédent ?

Avant d’en venir là, une double question s’impose : quelles sont les ambitions de l’extrême droite en matière culturelle, et comment cela se traduit une fois celle-ci arrivée au pouvoir ? Si l’on prend le cas du parti le plus emblématique en France, le RN, son programme pour les dernières élections présidentielles et européennes montre une certaine constance. Dans les faits, il contient peu de propositions en matière culturelle, si ce n’est en matière de sauvegarde du patrimoine, de défense de la francophonie et de privatisation de l’audiovisuel public. Dans le fond, elles traduisent une vision fortement identitaire, conservatrice et néolibérale de la culture. La politique publique de la culture n’est pas traitée comme un sujet à part entière par le RN, le parti n’étant pas historiquement lié à l’ensemble d’interventions, d’institutions et de valeurs qui l’incarnent. Mais les sujets culturels y sont considérés comme essentiels et plutôt traités via son tamis idéologique, comme l’observe Vincent Guillon, au travers des « thématiques du « grand remplacement », de « l’identité française », de la dépossession et de l’insécurité culturelles, des fondements religieux et historiques de la société, du déclin culturel et civilisationnel » « La culture à l’épreuve de l’extrême droite : des discours au passage à l’acte », Observatoire des politiques culturelles, 26 juin 2024..

La mise au pas autoritaire de la culture, qui vient d’emblée à l’esprit à l’évocation du RN, est-elle une généralité dans les exécutifs territoriaux contrôlés par ses élu·es ? Le politiste Emmanuel Négrier, qui s’est penché sur la question à l’aube des législatives anticipées de 2024, dessine un tableau plus nuancé. A partir de quelques cas de figure, il montre que « la folklorisation et le rejet de la diversité culturelle sont donc à la fois présents et discrets dans la gestion RN des villes » « Quelle place pour la culture dans le programme du RN ? », The Conversation, E. Négrier, 19 juin 2024.. Il l’explique par une volonté délibérée de ne pas faire de vague, en accord avec la stratégie de dédiabolisation du parti qui passe notamment par le fait de prouver la capacité du RN à gouverner en assumant une posture idéologique la plus neutre possible. Si l’extrême droite se faisait beaucoup plus interventionniste dans les grandes villes du Sud-Est conquises lors des municipales des années 1990, Vincent Guillon explique lui aussi que la séquence 2014-2020 ouvre la voie à une gestion municipale de la culture qui joue en majorité la carte de la respectabilité et la continuité des partenariats et soutiens culturels « La culture à l’épreuve de l’extrême droite : des discours au passage à l’acte », op. cit.. Cela tient notamment au fait que la culture est moins considérée comme une priorité que d’autres secteurs tels que l’économie ou la sécurité. Cet interventionnisme diffus n’empêche pas l’affirmation de choix politiques : rejet plus ou moins direct du soutien à certaines esthétiques (rap, techno), ou aux acteurs les plus investis dans l’éducation populaire et les quartiers prioritaires (éviction de la Ligue des Droits de l’Homme à Hénin-Beaumont), exacerbation d’une « identité française » et d’une histoire nationale et locale fantasmées (Fête du cochon à Hayange, célébration de l’Algérie française à Perpignan), reprise en main de programmation, dé-conventionnement et conflits avec des équipes artistiques (théâtre de l’Escapade à Hénin-Beaumont, Cie Arène Théâtre à Moissac)…

Il faut en revanche rappeler que l’extrême droite n’a pas le monopole des ingérences. Historiquement, les élu·es de tous bords ont interféré dans la conduite des affaires culturelles, et menacé l’autonomie de ses acteur·rices à divers degrés V. Dubois et al.Le politique, l’artiste et le gestionnaire. (Re)configurations locales et (dé)politisation de la culture, Ed. du Croquant, 2012, 274 p.. Professionnel·les du secteur et élu·es se disputent régulièrement les frontières de leurs prérogatives. Cela se traduit par de vifs antagonismes Un forum organisé par l’Association des maires de France (AMF) en décembre 2024 sur le thème de la programmation culturelle a bien montré les dissensus forts entre directeur·rices de lieux et élu·es. Les premier·ères opposant aux second·es leur rôle de médiateur avec la société et le respect de la liberté de diffusion, certain·es élu·es revendiquant au contraire un droit de regard sur les contenus artistiques financés par de l’argent public en tant qu’un mandat leur est confié par la population à ce titre. Voir aussi « Culture : malaise entre élus et professionnels », La gazette des communes, 13 mars 2015., et par des atteintes à la liberté de création et de diffusion artistiques dont l’essor important ces dernières années a conduit à une alerte de la commission culture du Sénat en décembre 2024 Malgré une loi de 2016 sanctuarisant la liberté de création et de diffusion artistiques (dite « LCAP »), le rapport du Sénat pointe des entraves plus nombreuses, ayant une portée plus locale et motivées par des intérêts plus diversifiés couvrant tout l’échiquier politique, ainsi qu’une tendance plus fréquente à la censure préventive d’élu·es locaux·ales ou de programmateur·rices sous la pression de collectifs citoyens. Cf. « Mission d’information sur l’évaluation du volet « création » de la loi relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine (LCAP) », Commission de la culture, de l’éducation, de la communication et du sport, rapport d’information n° 117 (2024-2025) de Else Joseph et al., déposé le 6 novembre 2024, p. 14-15.. En ce sens, l’extrême droite ne fait que reconduire des pratiques politiques existantes. On peut donc se demander pourquoi leurs ingérences défraient autant la chronique, si ce n’est leur caractère peut-être plus brutal et la focalisation médiatique forte.

Au demeurant, une inconnue de taille persiste : que feront les formations d’extrême droite une fois élues et qu’elles ne seront plus en quête de respectabilité ? L’exercice du pouvoir en Hongrie, en Italie ou en Pologne montre une certaine continuité, malgré des différences : culture mise au service d’une idéologie réactionnaire et d’un récit national revisité, mise au pas des services publics et/ou privatisation des filières par des grands groupes plus ou moins proches des gouvernements, autocensure structurelle des artistes et des institutions « Culture : quand l’extrême droite est au pouvoir », Le Quotidien de l’Art, 6 juin 2024.… Ces mesures d’inspiration fasciste Si l’on reprend la définition, avec le sociologue Ugo Palheta qui insiste sur son caractère imparfait, du fascisme comme « mouvement de masse qui prétend œuvrer à la régénération d’une « communauté imaginaire » considérée comme organique (nation, race et/ou civilisation) et dont on craint la décomposition, voire la disparition : une régénération qui doit passer par la purification ethno-raciale, par l’anéantissement de toute forme de conflit social et de toute contestation (politique, syndicale, religieuse, journalistique ou artistique), autrement dit par l’évitement de tout ce qui paraît mettre en péril l’unité fantasmatique de cette « communauté imaginaire », en particulier la présence visible de minorités ethno-raciales et l’activisme des mouvements d’émancipation ». Cf. Ugo Palheta, Comment le fascisme gagne la France. De Macron à Le Pen, La Découverte, 2025, p. 37-38. montrent que les logiciels idéologiques de l’extrême droite et des acteur·rices du secteur culturel sont insolubles, rendant toute forme de compromis impossible et tout rapprochement vain et périlleux.

Faire face et reconstruire notre discours

Une fois la piste du rapprochement avec l’extrême droite écartée, quelles alternatives s’offrent à nous pour sortir de la sidération actuelle et faire face aux difficultés croissantes ? Il y a sûrement déjà un enjeu à acter le basculement du centre de gravité de l’échiquier politique vers des positions très conservatrices et réactionnaires, autrefois trustées par l’extrême droite. Autrement dit, ce sont peut-être moins les élu·es d’extrême droite qui constituent le danger que l’assimilation décomplexée de leurs idées par le champ politique. En témoignent particulièrement les politiques menées par les Régions Auvergne-Rhône-Alpes et Pays de la Loire, sous l’impulsion de leur exécutif présidé par des élu·es Les Républicains et Horizons, qu’on peut résumer par le triptyque intimidations/coupes budgétaires/attaques idéologiques« Entre coupes budgétaires et censure, la culture cherche son souffle », Blast, 23 mars 2025.. L’erreur consisterait à y voir des cas isolés, quand cette porosité se retrouve dans la communauté de votes très forte à l’Assemblée nationale entre député·es des groupes Droite Républicaine (DR) et RN Sur l’examen de 2 876 scrutins publics analysés depuis le début de la 17ème législature, ces deux groupes ont voté en moyenne sept fois sur dix les mêmes textes et motions, une communauté de votes un peu plus importante qu’entre les groupes DR et Ensemble pour la République (six fois sur dix). « À l’Assemblée, la droite plus proche du RN que des macronistes », Politico, 2 juillet 2025.. Le fait que les attaques du secteur culturel, de ses valeurs et de ses acteur·rices, soient de plus en plus frontales, répétées et généralisées à un spectre politico-médiatique large appelle à agir en conséquence. L’ensemble des atteintes doivent être systématiquement documentées et dénoncées, leurs impacts mesurés, et les risques encourus médiatisés auprès du grand public.

Ce sont peut-être moins les élu·es d’extrême droite qui constituent le danger que l’assimilation décomplexée de leurs idées par le champ politique.

Mais cela est insuffisant et demande aussi d’autres formes de réponses, plus réflexives. Il y a un enjeu majeur à (re)construire au sein du secteur culturel un discours et un positionnement face au narratif de l’extrême droite, qui soient audibles par le plus grand nombre et redonnent à la culture une image désirable, une volonté partagée de défendre ce secteur et ses acteur·rices. Si absurdes qu’ils puissent paraître à celles et ceux qui y travaillent, souvent dans la précarité, les discours assimilant le secteur culturel à une caste de privilégié·es vivant confortablement d’argent public semblent trouver un écho chez beaucoup de citoyen·nes. Probablement parce que l’image de déconnexion et d’entre-soi dont souffre le secteur a fait son chemin et achève de le rendre non essentiel dans l’opinion : à l’heure où les injonctions à tailler dans les services publics deviennent la norme, qu’est-ce qui justifierait en effet de préserver le financement de la culture au détriment de la santé ou de l’éducation ? Il y a ici un réel travail de fond pour réinventer un récit qui parle à la population dans sa diversité. C’est-à-dire qui ne se focalise pas sur la défense des emplois, sur les « dates en moins » ou sur la création artistique, mais incarne des thématiques qui touchent au quotidien des personnes pour rendre les attaques de la culture socialement inacceptables. La réinvention de ce discours doit aussi permettre d’aller chercher les plus rétif·ves, du côté de l’électorat d’extrême droite. Le récent ouvrage du chercheur Félicien Faury montre que les ressorts du vote RN se caractérisent notamment par une dimension raciste et une détestation des élites culturelles, son électorat se sentant moins solidaire des personnes au fort capital culturel que des dominants économiques F. Faury, Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, Seuil, 2024, cf. chapitre 5 et particulièrement p. 185-191.. La critique des « assisté·es » et la « valeur travail » étant prégnantes au sein de cet électorat, l’assimilation des acteur·rices culturel·les à une forme d’assistanat rencontre donc un écho particulièrement favorable chez lui. Le discours convenu sur la culture vectrice du vivre-ensemble et de diversité ne suffira plus à faire face en l’état actuel. Il serait plus porteur de jouer sur des affects communs (l’attachement aux services publics, une meilleure redistribution des richesses), des conditions de vie et des préoccupations quotidiennes partagées (la précarité, la crainte du déclassement), en les ramenant aux raccourcis trompeurs et aux faiblesses du discours social de l’extrême droite (la « préférence nationale » comme réponse).

Se regarder en face et repenser nos pratiques

Qui plus est, tenter de comprendre et de convaincre ne solutionnera pas tout. Ce serait se cantonner à une posture de « sachant » et sous-tend que les « autres » ont tort alors que nous sommes dans le vrai, des raisons alimentant en partie la défiance de l’électorat d’extrême droite Ibid.. Et cela conduirait à éloigner toute tentative d’introspection, qui paraît aujourd’hui nécessaire à au moins deux égards : prendre acte du fait que la culture, telle que nous la mettons en œuvre, ne parle pas à tous·tes et que nous avons une responsabilité ; réexaminer en conséquence ce qu’on propose et la conception de la politique publique de la culture qui la sous-tend.

Prendre acte du fait que la culture, telle que nous la mettons en œuvre, ne parle pas à tous·tes et que nous avons une responsabilité.

À la suite des travaux pionniers de Pierre Bourdieu, les enquêtes sur les pratiques culturelles des Français nous enseignent depuis plusieurs décennies que la stratification sociale perdure malgré des inflexions. En dépit d’une diversification de l’offre et de l’essor global des sorties culturelles, la fréquentation des lieux culturels demeure plus souvent le fait des catégories supérieures urbaines diplômées et de publics vieillissants Elle est encore plus liée à l’appartenance sociale en 2008 que 35 ans plus tôt, les taux de non-fréquentation s’étant accrus dans tous les groupes sociaux à l’exception des cadres supérieurs. Cf. P. Coulangeon, Les métamorphoses de la distinction. Inégalités culturelles dans la France d’aujourd’hui, Grasset, 2011, 165 p. La dernière enquête de 2018 montre une réduction notable des écarts sociaux pour la fréquentation des bibliothèques et des théâtres, une stabilité relative pour le cinéma et un creusement des écarts pour les lieux patrimoniaux (musées, expositions, monuments) ou les concerts de musique classique, de rock et de jazz. P. Lombardo et L. Wolff, 50 ans de pratiques culturelles en France, DEPS, coll. « Culture études », 2020-2, juillet 2020, p. 3, 47, 60 et 65.. Quand on sait que 3 % de la population seulement a un abonnement a une salle de spectacle L. Garcia et al.Les sorties culturelles des Français et leurs pratiques en ligne en 2023, 2024-2, avril 2024, p. 16., est-ce qu’on peut considérer que nous sommes irréprochables ou que nous ne pouvons pas mieux faire ? Armé·es des meilleures intentions, sincèrement convaincu·es du bien-fondé de notre action et ne ménageant pas nos efforts, nous laissons tout de même la majeure partie de la population de côté. Il y a là un énorme paradoxe quand on revendique s’adresser à tous·tes, doxa des professionnel·les de la culture. Comme le rappelle fréquemment le sociologue Fabrice Raffin, l’échec de la démocratisation culturelle est consommé, et celle-ci a longtemps servi d’alibi à la production d’une culture institutionnelle pour l’essentiel définie par les professionnel·les de ces institutions et leurs publics attitrés « Politiques culturelles et classes populaires : rendez-vous manqué », La gazette des communes, 21 octobre 2024.Un nombre considérable de personnes issues de milieux populaires ou de classes moyennes ont la conviction chevillée au corps que cette culture n’est pas faite « pour eux », et ne voient pas l’intérêt de fréquenter des lieux et des événements culturels Entre un tiers et 45 % des personnes déclarent ne pas être allées au concert, au cinéma et au théâtre sur les douze derniers mois par désintérêt, et autour de 15 % des personnes car elles estiment ne pas se sentir à leur place dans ces lieux. Cf. L. Garcia et al.op. cit., p. 26. Sur la fréquentation de festivals musiques actuelles, voir : « Quartiers populaires : “les festivals c’est pas fait pour nous” », Booska-P, 12 juillet 2023.. Peut-on se contenter de leur dire que le « monde des arts et de la culture est en prise directe avec la société et ses évolutions [et] participe à la construction collective d’un avenir durable, vivable, désirable, plus juste » « [Tribune] 500 artistes se mobilisent pour dire non à l’extrême droite », op. cit. ? Ou doit-on chercher à incarner cette diversité autrement et refonder un pacte de confiance ? D’autres pratiques et attentes en matière culturelle doivent être prises en considération sous peine d’alimenter des ressentiments et d’éloigner encore davantage une partie de la population de la vie démocratique Une note du Conseil d’analyse économique suggère que de fortes dépenses culturelles de fonctionnement peuvent contribuer à réduire l’abstention. Toutefois, si cela semble opérant pour les populations déjà usagères des lieux culturels, cela peut en revanche contribuer à alimenter la défiance de celles qui ne le sont pas contre les institutions et leurs représentant·es (élu·es, équipes de lieux, etc.). Pour une analyse plus complète : « La culture contre l’abstention », Fncc.fr, 20 avril 2022.. Le recul historique suggère que ce n’est pas (qu’) une question de manque de moyens, d’accès aux équipements ou de médiation insuffisante, dans la mesure où ces tentatives d’ouverture se révèlent au mieux peu fructueuses, au pire contre-productives Sur le renforcement de la distance sociale et symbolique d’un public « captif » résultant de la médiation culturelle, C. Ghebaur, « « Une fois devant, ils aimeront. » Médiation culturelle, appropriation et non-publics en banlieue parisienne », Cahiers d’anthropologie sociale, n° 12(2), 2015, p. 127-143..

Si les constats sur la crise de la culture ne datent pas d’hier et sont souvent instrumentalisés V. Guillon, « Politique culturelle : le théâtre public en héritage », L’Observatoire. La revue des politiques culturelles, n° 62 [En ligne], juillet 2024., un ensemble de marqueurs montrent clairement une polycrise profonde à l’œuvre (des financements, des publics, de sens). Et les réponses jusqu’à présent ne sont pas à la hauteur des défis, comme l’a révélé la séquence ouverte par la dissolution de l’Assemblée nationale en juin 2024. Absence de remise en question sérieuse des milieux culturels Robin Renucci, metteur en scène et directeur du théâtre national de la Criée, en offre une illustration emblématique dans l’émission « Le Temps du débat » de France Culture, diffusée une semaine avant les législatives anticipées et interrogeant la part de responsabilité du monde culturel dans la montée en puissance de l’extrême droite., positionnements pas définis voire clivés vis-à-vis de l’extrême droite On pense notamment aux critiques ayant ciblé les rares voix dissonantes du spectacle vivant public à avoir tenté une introspection à l’orée des législatives anticipées (Ariane Mnouchkine, Éric Ruf). Par exemple, « Alors redevenez “la Grande Ariane” », l’Humanité, 21 juin 2024., mobilisation balbutiante et dispersée pour faire face aux attaques diverses sur le monde associatif On a ainsi du mal à voir en quoi la Mobilisation et Coopération Arts et Culture (MCAC), relancée en avril 2025 par une cinquantaine d’organisations (dont Haute Fidélité), ne fait pas en partie doublon par rapport à la Mobilisation des associations citoyennes, vu la proximité des mots d’ordre et des buts affichés : marcher en ordre dispersé peut conduire à l’essoufflement de l’énergie militante, à diluer l’impact des forces mobilisées et le sens de ce pour quoi on lutte., discours de défense du secteur culturel qui peine à trouver ses arguments, soutien des concitoyen·nes introuvable en raison d’une assise auprès des classes moyennes et populaires qui n’a cessé de diminuer depuis les années 1970 M. Glas, Quand l’art chasse le populaire. Socio-histoire du théâtre en France depuis 1945, Agone, 2023, 384 p. Pour une synthèse par l’autrice, « Quand le théâtre public perd de vue le populaire : socio-histoire d’une contradiction », Observatoire des politiques culturelles, 26 septembre 2024., parole politique longtemps inaudible Voir à ce propos la conclusion de la résolution du Conseil économique, social et environnemental, « Crise du secteur culturel : l’urgence d’agir », 9 mai 2023, p. 20-21. Des responsables politiques, plutôt situé·es à gauche de l’échiquier politique, commencent à prendre position, à l’instar d’élu·es socialistes appelant dans une tribune au Monde à sanctuariser les budgets culturels des municipalités en 2026, ou de François Ruffin qui plaide « pour un nouveau contrat entre l’art et le peuple » dans un récent billet de blog.… Ces dynamiques tiennent en partie à une double tendance à l’œuvre depuis des décennies, qui participe à l’atomisation du secteur culturel et entrave sa capacité à être en prise avec la société : la montée en puissance d’une conception libérale de la culture, qui se traduit entre autres par des politiques de soutien à des « filières culturelles » (en grande partie envisagées sous un prisme économique et par des appels à projets toujours plus prégnants) ; la dépolitisation des artistes et des professionnel·les de la culture, illustrée par latonie des milieux culturels à l’été 2024, qui a conduit à une mobilisation tardive et inégale pour les législatives anticipées « Le monde de la culture se mobilise (timidement) contre le RN à quelques jours du vote », Beaux Arts Magazine, 28 juin 2024. Pour le secteur musical, lire : « Contre le RN, le monde de la musique en mode sourdine », Les Jours, 22 juin 2024. Cette dépolitisation s’inscrit dans un contexte plus large d’autocensure et de mise à distance de la critique des politiques publiques qui touche massivement le secteur associatif subventionné, comme le confirme la première enquête statistique nationale réalisée auprès de 2 700 associations représentatives du secteur dans sa diversité. Cf. « Libertés associatives : « L’autocensure est un phénomène massif » », Mediapart, 30 juin 2025..

Le monde de la culture se fantasme en rempart contre la barbarie, alors qu’il a du mal aujourd’hui ne serait-ce qu’à se coaliser et à fédérer autour de lui. Le centre de gravité des réflexions et mobilisations actuelles devrait moins tourner autour du « comment on sauve nos activités et nos emplois » que du « comment on renoue avec le corps social, pour qu’il nous aide à sauver nos activités et nos emplois ». Dit autrement, il faut peut-être tenir stratégiquement deux bouts ensemble : rappeler avec force à quoi sert la culture et la valeur créée pour la société, et remettre à plat collectivement notre modèle en bout de course pour faire en sorte que chacun·e regagne en pouvoir sur sa vie culturelle.

Le monde de la culture se fantasme en rempart contre la barbarie, alors qu’il a du mal aujourd’hui ne serait-ce qu’à se coaliser et à fédérer autour de lui.

Ce second chantier doit impérativement se faire avec les citoyen·nes, pas « en leur nom ». À défaut, le risque est grand de le cantonner à des enjeux politico-administratifs et à des ajustements à la marge décidés par une minorité, au lieu d’en faire une question sociale et un objet de débat public. C’est pourtant l’écueil qui guette les récentes initiatives en ce sens, malgré un constat commun sur le besoin de refonder les politiques culturelles : appel de Culture·Co à des Assises nationales de la culture et préparation par ses adhérents d’une position nationale sur l’avenir des politiques culturelles territoriales, travaux de la commission Culture de Régions de France pour aboutir à la construction de propositions nouvelles La synthèse des premières consultations menées auprès de représentant·es du monde culturel est disponible en suivant ce lien., appels divers à réinventer le service public de la culture Cf. entre autres : « Réinventer le service public de la culture », L’Affut. Le magazine de l’A. Agence culturelle Nouvelle-Aquitaine, printemps-été 2025, p. 4-7., appel à des États généraux de la culture initié par le Parti Communiste Français « « Nous décrétons l’état d’urgence culturelle » : l’appel pour de nouveaux États généraux de la culture », L’Humanité, 20 juillet 2025.… On voit mal comment les préoccupations et aspirations citoyennes vont infuser dans ces espaces qui fleurent l’entre-soi « expert », alors que cela devrait être un prérequis. L’organisation d’une Convention citoyenne de la culture, récemment proposée par le Syndicat national des arts vivants (Synavi) Synavi, « Déclaration du Mans », 30 juin 2025., aurait au moins ce mérite-là – malgré toutes les limites des Conventions citoyennes. Les questions à trancher sont nombreuses et nous concernent tous·tes au premier chef : que choisit-on de soutenir (ou non) et à quel degré, de sanctuariser (la culture comme compétence obligatoire par exemple), qui prend en charge quoi parmi les collectivités locales et l’Etat, quelle répartition des financements au sein du secteur pour asseoir au mieux la diversité artistique et culturelle, quelle place de la création artistique subventionnée – historiquement survalorisée en France – par rapport aux autres missions de service public, quels outils et moyens pour asseoir une culture au service de l’émancipation de chacun·e et de la justice sociale, etc.

Un des cadres possibles pour repenser ce modèle culturel en déclin est celui des droits culturels. Alors que cette notion est consacrée par deux lois depuis une décennie (NOTRe en 2015 et LCAP en 2016), elle n’a jamais permis de redessiner la politique culturelle française « A la recherche des ‘droits culturels‘ », Terra Nova, M-O. Padis, 11 mars 2024.. Si le manque de volontarisme politique est en cause, la méconnaissance et l’absence de mise en pratique par les responsables culturel·les Une synthèse du Cycle des Hautes Études de la Culture sur le sujet est limpide : « Pour autant, la notion de droits culturels est en l’état mal comprise et difficilement appropriée par les acteurs, ce qui explique son manque de portage politique et institutionnel. La majorité des acteurs culturels questionnés par le groupe n’ont aucune connaissance de la notion de droits culturels, d’autres s’en revendiquent à tort, et plusieurs mettent bien en œuvre une démarche adéquate mais sans le savoir. » Cf. Cycle des Hautes Études de la Culture, Session 19-20 – « Territoires de cultures », Synthèse du rapport du Groupe 5. Les droits culturels au service du lien citoyen et territorial, 2021, p. 1., voire leurs résistances parfois très fortes Pour un état des lieux des controverses, R. Sourisseau et C. Offroy, Démocratisation, démocratie et droits culturels, rapport d’étude, juin 2019, particulièrement p. 41-46. Voir aussi S. Montero et A. Chêne, « Les scènes culturelles labellisées à l’épreuve du modèle émergent du tiers-lieu culturel », Culture & Musées, n° 45 [En ligne], juin 2025., font partie du problème. Le résultat : au moment où nous nous battons pour ne pas prendre l’eau et où le ministère de la Culture alloue péniblement 6 millions d’euros (ME) supplémentaires au plan « Mieux produire, mieux diffuser » (après avoir consenti une baisse de 114 ME sur son budget 2025), l’Espagne lance un ambitieux Plan pour les droits culturels issu d’une année de concertations, en le dotant de 79 ME et en créant une direction des droits culturels au sein de son ministère de la Culture. Au risque de rappeler une évidence, il ne suffit pas de faire des « hors les murs » ou des « scènes ouvertes » pour concrétiser les droits culturels. Cela requiert de réinventer des rôles et des fonctions souvent « sacro-saints » (création, programmation et diffusion), en reconsidérant le monopole des professionnel·les sur la prescription culturelle Monopole qui est le plus souvent ardemment défendu, mais qui peut aussi être totalement dénié par celles et ceux qui l’exercent. Dans un récent manifeste sur la programmation dans le spectacle vivant, ses auteur·rices présentent ce « travail d’artisan » comme un acte « désintéressé » et « au service de l’autre ». Un discours qui évacue tous les enjeux de pouvoir et de domination, les logiques de carrière et autres profits sociaux et symboliques qu’en retirent les professionnel·les.. Et, plus profondément, de se départir d’une conception de la « culture-catalogue » (aménager un « déjà-là » institué en mettant les œuvres d’art au centre) au profit d’une « culture-processus », consistant à mettre les relations entre personnes et autres vivants au cœur, pour décider continuellement ce qui « fait culture » dans le respect de la liberté et de l’égalité de chacun·e « Où rechercher les droits culturels des personnes ? », La Grande Conversation, J-M. Lucas, 24 avril 2025.. Une piste ardue bien que prometteuse, face aux visions autoritaires et liberticides de la culture véhiculées par un nombre croissant d’élu·es, et aux impasses décrites qui font de la culture un vecteur d’exclusion et de ressentiment. Cet exercice d’introspection individuel et collectif pourrait être le prix de l’alternative au pacte faustien, et contribuer à la préservation de ce qui nous anime.

Article ébauché en avril 2025 / Publié en septembre 2025

Cet article s’est nourri des échanges avec Anne-Cécile DOUILLET, professeure de science politique à l’Université de Lille et directrice du Ceraps

Vincent GUILLON, codirecteur de l’Observatoire des politiques culturelles et professeur associé à l’IEP de Grenoble

Aurélie HANNEDOUCHE, directrice du Syndicat des musiques actuelles

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02.10.2025 à 11:48

Les métiers d’art à la (re)conquête de la jeunesse

Frédérique Cassegrain
img

Longtemps relégués aux marges de l’imaginaire collectif, les métiers d’art demeurent largement méconnus des jeunes générations. Pourtant, ils incarnent un secteur d’une vitalité insoupçonnée, où se rencontrent savoir-faire, créativité et durabilité. Dans cet article, issu de son mémoire et nourri d’entretiens avec artisans, enseignants et acteurs institutionnels, Alys Bruneau retrace les initiatives qui tentent de rapprocher la jeunesse de ces professions d’exception.

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Texte intégral (1017 mots)
© Alys Bruneau

Inspiré de son mémoire, le texte qu’Alys Bruneau a rédigé pour la collection Écrire demain, regards d’étudiants est disponible en téléchargement ici

Pouvez-vous présenter ?

Je m’appelle Alys Bruneau. Je me suis d’abord formée à l’École du Louvre, en histoire de l’art puis en muséologie en master 1 et en médiation culturelle en master 2, ce qui m’a permis de me rapprocher des publics et de la démocratisation culturelle et de travailler la question de l’accès à l’art. J’ai ensuite intégré le master « Management des organisations culturelles » à l’université Paris-Dauphine pour lequel j’ai rédigé un mémoire sur les métiers d’art et la jeunesse, à l’origine de cet article. En parallèle, j’ai eu des expériences professionnelles dans des secteurs variés : ministère de la Culture, CAPC à Bordeaux, Fondation Culture & Diversité, puis Hermès où j’ai participé à la valorisation des savoir-faire. 

Aujourd’hui, je coordonne des programmes culturels pour l’association Orange Rouge. Nous menons des résidences artistiques avec des enfants en situation de handicap, souvent dans des quartiers prioritaires, en collaboration avec des artistes contemporains. Ces rencontres aboutissent à des œuvres collectives, reconnues et exposées ensuite dans des centres d’art. C’est une manière de conjuguer mon intérêt pour l’art, la création, et la démocratisation culturelle ainsi que mon engagement constant pour l’accès à l’art.

Comment est née l’envie de travailler ce sujet de mémoire ? 

Mon intérêt remonte à ma spécialisation en anthropologie du patrimoine à l’École du Louvre, où j’ai découvert la notion de patrimoine culturel immatériel et ses dispositifs de valorisation et de sauvegarde. Pour un premier mémoire, j’ai rencontré des artisans – une lissière, une dentellière entre autres –, dont la passion et le rapport viscéral à leur métier m’ont profondément marquée. En master de médiation culturelle, je me suis ensuite intéressée à l’éducation artistique et culturelle auprès des publics jeunes au CAPC de Bordeaux : comment leur rendre le musée accessible ? Quand je suis arrivée à Dauphine, j’ai voulu combiner ces deux dimensions : mon intérêt pour les savoir-faire et celui pour la médiation en direction de la jeunesse. Mon mémoire sur les métiers d’art et leur diversité est né de ce croisement. 

Votre terrain d’enquête vous a-t-il surpris ?

D’abord la diversité des acteurs impliqués : artisans indépendants, institutions publiques, fondations, maisons de luxe. C’était très intéressant de constater une diversité des discours et de perceptions autour de ce sujet. J’ai été frappée par la difficulté de trouver des études qui abordent les métiers d’art dans leur globalité, et encore plus leur rapport à la jeunesse. C’est ce manque qui a nourri mon intérêt, surtout après la mise en place de la stratégie nationale en faveur des métiers d’art, qui consacre un volet entier à la jeunesse. Cette orientation a éveillé mes interrogations sur l’efficacité réelle de ces politiques. Enfin, j’ai constaté un contraste fort entre le secteur du luxe, marqué par la confidentialité et la segmentation des informations, et des acteurs publics ou des artisans qui s’expriment plus librement, parfois de manière très directe sur les limites et les effets concrets de ces dispositifs.

Que voudriez-vous faire évoluer dans le secteur culturel ?

Je souhaiterais une meilleure reconnaissance des métiers de la médiation et de la transmission. Ce sont des professionnels essentiels, souvent très engagés, mais trop peu visibles et pas toujours rémunérés à la hauteur de leurs compétences. Or, ce sont eux qui rendent possible l’accès à la culture pour tous, notamment à travers des programmes éducatifs à longs termes. Malheureusement, ces postes sont encore fragiles : dans de petites structures, ils disparaissent souvent les premiers, et les budgets qui leur sont consacrés sont parfois réduits, comme on a pu le voir avec la diminution de la part collective du pass Culture. Pourtant, cette dimension collective elle est justement indispensable pour donner aux jeunes un accès durable à des expériences artistiques qu’ils n’iraient pas forcément chercher seuls. Dans les musées, on met volontiers en avant la figure du conservateur, mais beaucoup moins celle des médiateurs, alors que leur rôle auprès des publics est tout aussi déterminant. Enfin, j’aimerais que les métiers d’art eux-mêmes soient davantage reconnus au sein du champ culturel : souvent placés à la croisée de l’économie et de la culture, ils restent à la marge, alors qu’ils représentent un patrimoine vivant et une formidable ressource pour l’avenir.

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02.10.2025 à 11:41

L’injonction à produire de la participation dans les créations théâtrales et ses dérives

Frédérique Cassegrain
img

Longtemps tenues éloignées de la programmation des institutions théâtrales, les créations participatives gagnent aujourd’hui leurs lettres de noblesse en figurant en bonne place dans les programmes de saison. Si les « présences ordinaires » au plateau rendent manifeste la participation du plus grand nombre à la vie culturelle souhaitée par les pouvoirs publics, les coulisses trahissent une situation moins idyllique pour les professionnels comme pour les amateurs.

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Texte intégral (2910 mots)
Personnes dont on ne voit que les jambes et les pieds sur une scène de théâtre
© Adobe Stock

« Participez ! », « Soyez acteur ! », « À vous de jouer ! », etc. Qu’elles soient d’abord destinées à des amateurs Considérés ici comme ceux « qui pratiqu[ent] le théâtre sous toutes ses formes sans en faire [leur] métier » (« Non, le “participant” n’est pas un amateur », entretien avec M.-M. Mervant-Roux, L’Observatoire, no 40, 2012, p. 13-15)., à des publics éloignés de l’offre et de la pratique culturelle, ou les deux, les invitations à participer à des projets scéniques sont devenues monnaie courante dans la communication des institutions du théâtre public. Elles convient les gens à prendre part, non plus seulement à des ateliers pratiques (susceptibles de donner lieu à des restitutions), mais à des créations artistiques intégrées aux programmations. Celles-ci prennent essentiellement deux formes : les créations localisées (dites « one-shots »), développées spécifiquement pour les amateurs ou les habitants d’un territoire, et les créations à contributeurs non professionnels changeants qui mobilisent, au plateau, dans des proportions très variables, des participants renouvelés dans chaque ville où elles sont présentées.

En contribuant au déploiement de ces créations à dimension participative, les institutions du spectacle vivant répondent à la demande des pouvoirs publics d’œuvrer en faveur de la refondation du lien social et de la participation du plus grand nombre à la vie culturelle. Elles cherchent également à prévenir le reproche d’entre-soi qui leur est souvent adressé, et à satisfaire l’appétit expérientiel et le désir de convivialité – amplifiés par la crise de la Covid-19 – qu’elles perçoivent chez des publics dont elles redoutent la désaffection. Elles obéissent ainsi en partie à des impératifs politiques et économiques, dont on peut craindre qu’ils influencent négativement la création. Aussi le monde du spectacle vivant nourrit-il de longue date des appréhensions à l’égard de l’injonction à produire de la participation dans les créations scéniques. En mettant cette méfiance en regard du développement des créations à dimension participative au sein des institutions, le présent article invite à interroger les risques auxquels les acteurs impliqués dans ces créations sont actuellement confrontés.

Une validation artistique et institutionnelle qui change la donne

Les créations à dimension participative suscitent plusieurs types d’inquiétudes dans le monde du spectacle vivant. Sur le plan économique, on fait grief à ces productions de mobiliser une main-d’œuvre qu’elles n’ont pas obligation de rémunérer L’article 32 de la loi LCAP promulguée le 7 juillet 2016 a officialisé cette possibilité en prévoyant une dérogation à la présomption de salariat pour les structures qui font participer des non-professionnels en lien avec une mission d’accompagnement de la pratique amateure ou de la pédagogie., et d’accentuer ainsi les difficultés d’emploi dans le spectacle vivant. Sur le plan artistique, le déficit de formation et d’expérience scénique que présentent à priori les non-professionnels par rapport aux artistes interprètes, ainsi que les contraintes exogènes qu’ils introduisent dans les processus de création (disponibilité limitée ou fluctuante, finalités extra-artistiques, etc.), font peser un soupçon de manque d’autonomie et de moindre qualité sur les spectacles qui les mettent en scène. Or, quand la légitimité artistique d’une catégorie de créations est mise en cause, à fortiori quand les spectacles concernés induisent un important travail de nature sociale, la déconsidération dont pâtissent les créateurs risque de nuire à leur trajectoire. Dans le système très hiérarchisé du théâtre public, les artistes qui collaborent régulièrement avec des non-professionnels peuvent en effet connaître un déficit de reconnaissance qui porte préjudice à leur capacité de production. Le dernier type de préoccupations, moins présent dans le discours des acteurs des institutions culturelles, renverse les perspectives en n’accordant plus la priorité aux intérêts de l’art et des artistes, mais à ceux des non-professionnels impliqués. Leur participation est alors considérée comme forcément insuffisante, voire potentiellement néfaste, à partir du moment où les processus de création sont régis par des artistes qui demeurent seuls signataires des créations, et soumis à des conventions que les non-professionnels maîtrisent mal.

Face à l’intérêt que connaissent les créations à dimension participative dans les institutions du théâtre public depuis une dizaine d’années, certains des risques identifiés par les professionnels du secteur se sont paradoxalement atténués. Il importe tout d’abord de souligner que l’augmentation du nombre des créations n’est pas seulement liée à une progression de la demande des institutions, mais qu’elle repose sur des dynamiques artistiques qui rendent la collaboration avec des non-professionnels éminemment désirable à des artistes parfois très reconnus. On assiste en effet à la convergence de trois courants artistiques – performatif, documentaire et relationnel – qui favorisent l’accroissement sur les plateaux de ces « présences ordinaires », dont les créateurs apprécient les qualités « anti-spectaculaires », testimoniales et/ou interactionnelles. Cela améliore le statut dont jouissent les créations qui accueillent ces présences, de plus en plus reconnues pour leur valeur artistique, comme en atteste leur inscription accrue dans les saisons théâtrales des institutions. Il est à cet égard particulièrement significatif que des spectacles issus d’ateliers destinés au jeune public, habituellement considérés comme relevant de l’action culturelle, fassent aujourd’hui l’objet d’une requalification artistique dans certains lieux, où les brochures soulignent leur place « au cœur de la saison, sur le grand plateau du théâtre Brochure 2023-2024 du TNP. », comme c’est le cas avec la Troupe éphémère du TNP. Dans ce contexte de revalorisation, les artistes sollicités pour prendre en charge des créations participatives n’ont plus autant à craindre que leur reconnaissance en souffre ; leur crédit peut même s’en trouver conforté.

On pourrait imaginer que le renforcement mutuel des motivations artistiques et institutionnelles qui semble ainsi s’opérer profite à ces créations au point d’en faire une menace pour l’emploi des artistes-interprètes. On note toutefois que leur part demeure statistiquement très réduite. Pour la saison 2023-2024, les créations localisées et créations à contributeurs non professionnels changeants que comptent les programmations des institutions du spectacle vivant ne représentent ainsi que 2,9 % des spectacles qui y sont proposés J’ai opéré ce recensement à partir des programmations artistiques 2023-2024 des théâtres nationaux, CDN, CCN, Scènes nationales et CDCN. Les créations valorisées dans les rubriques « action culturelle » des brochures sont exclues du décompte., alors même que le développement des propositions participatives est encouragé par l’Olympiade Culturelle. Cela s’explique tout d’abord par le fait que le recours à des non-professionnels dans des productions professionnelles est limité quantitativement, le nombre de représentations associant pratique amateure et pratique professionnelle dans un cadre lucratif par structure et par an ne pouvant en principe dépasser cinq représentations Ce peut être huit représentations quand des troupes d’amateurs sont concernées (décret du 10 mai 2017, relatif à la participation d’amateurs à des représentations d’une œuvre de l’esprit dans un cadre lucratif).. Produire et diffuser ces spectacles s’avère par ailleurs très exigeant ; d’une part, parce que le budget dédié à l’accompagnement des non-professionnels les rend, contrairement aux idées reçues, relativement coûteux (on soulignera au passage que cette prise en charge nécessite presque toujours le recrutement de plusieurs artistes-interprètes) ; d’autre part, parce que les faire advenir s’avère souvent logistiquement compliqué.

État des risques : ce que révèle l’expérience des acteurs

Que certaines menaces semblent s’atténuer à la faveur des évolutions récentes ne signifie nullement que les créations à dimension participative se développent sans heurts au sein des institutions du théâtre public. Leur croissance suscite des tensions, et expose à des risques, qu’il importe d’identifier pour éviter que l’encouragement à la participation ne s’exerce aux dépens de celles et ceux qui s’y engagent. La recherche que je consacre depuis quelques années aux créations associant des non-professionnels dans les institutions culturelles m’a amenée à réaliser des observations de terrain et à interroger un grand nombre d’artistes, de personnels administratifs et de participants. Les différents acteurs impliqués dans ces créations les plébiscitent très largement au titre de l’ouverture à l’autre qu’elles favorisent. Leurs expériences n’en témoignent pas moins, même s’ils ne le conscientisent pas nécessairement comme tel, que les créations participatives peuvent engendrer des formes d’instrumentalisation (et donc de négation de l’autre), imputables à trois types de dérives. 

Dans la très grande majorité des projets, l’ambition de faire œuvre n’est pas perçue comme s’exerçant aux dépens des participants. Les équipes de création et les lieux qui les hébergent apportent un soin marqué à l’accueil et à l’accompagnement des non-professionnels. Première forme de manquement constaté : certaines créations à contributeurs non professionnels changeants détonnent cependant par le caractère minimal de l’accompagnement qu’elles proposent aux participants qui les rejoignent en tant que figurants. Le temps que ces derniers passent avec les metteurs en scène et les interprètes professionnels est quasi inexistant, et il ne leur est pas donné de voir le spectacle (à travers un filage ou au minimum une captation) pour apprécier comment leur collaboration s’y inscrit. Certains estiment en outre manquer cruellement de temps de répétition pour aborder sereinement les tâches parfois complexes qu’on leur confie, et sont d’autant plus déconcertés d’essuyer des réprimandes lorsque des incidents se produisent durant les représentations. De fait, concernant l’accueil des participants, les compagnies s’accommodent parfois de protocoles insuffisamment réfléchis sur le plan éthique, les structures de diffusion formulant rarement d’exigences à cet endroit. Particulièrement quand le niveau réputationnel des compagnies leur assure d’être diffusées et d’attirer des amateurs, la banalisation du recours à la participation peut alors induire des formes d’exploitation. On observe toutefois que ces dernières ne passent pas inaperçues auprès des participants, et notamment des habitués des projets participatifs, dont la capacité à identifier d’éventuels abus s’affûte à mesure qu’ils prennent part à des aventures de création.

Sur les plateaux comme dans les bureaux, il faut gérer l’accompagnement spécifique que requièrent les non-professionnels, et les contingences qui vont avec.

Deuxièmement, la reconnaissance dont jouissent certains créateurs faisant participer des non-professionnels ne doit pas masquer les difficultés auxquelles d’autres sont confrontés. Il existe des écarts dans la manière dont les créations à dimension participative sont envisagées et accompagnées, d’un lieu à l’autre, et parfois d’un service à l’autre. Elles ne sont pas en effet uniformément reconnues au sein des institutions du spectacle vivant, où leur position demeure donc instable. Dans la mesure où elles se situent à la croisée de l’action culturelle et de la création artistique, elles peuvent être vues comme relevant de la première plutôt que de la seconde, et bénéficier le cas échéant d’un cadre d’accueil moins favorable que les créations pleinement considérées comme telles (temps de plateau restreint, espaces de répétition mal équipés, communication réduite…). Cela peut alimenter de fortes tensions, particulièrement quand ces conditions sont en décalage par rapport à celles obtenues dans d’autres institutions partenaires. D’un côté, des compagnies considèrent que la place faite à leur création est insuffisante ; de l’autre, des lieux leur reprochent d’occuper trop de place (parfois littéralement). Cela montre combien il importe de s’accorder précisément en amont sur les modalités d’accueil des créations à dimension participative, qui ne vont visiblement pas de soi. Cela témoigne également de ce que le risque d’une instrumentalisation de la création subsiste, certaines institutions s’intéressant essentiellement aux créations avec des non-professionnels pour la participation qu’elles rendent possible, et leur assignant de ce fait une place et des moyens qui les contraignent (non sans fragiliser dans le même temps l’enjeu participatif qu’elles entendent prioriser, en augmentant le risque que des participants se retrouvent face au public sans avoir le sentiment d’y avoir été suffisamment préparés).

Le troisième type de difficultés observées présente la spécificité de concerner tous les projets, à commencer par ceux qui se distinguent des cas précédemment évoqués parce que les différents acteurs impliqués disent y trouver leur compte. Des équipes de création se réjouissent d’y expérimenter de nouvelles façons de faire et créent, avec une exigence qui leur semble reconnue, des œuvres qu’elles présentent devant un public constitué pour partie de personnes qui ne fréquentent pas habituellement les salles de spectacle. Des aventures collectives y prennent forme, rassemblant (souvent en nombre) des individus aux profils pluriels, dont on s’attache de plus en plus à ce qu’ils comprennent des personnes éloignées de l’offre culturelle. Servir conjointement ces objectifs artistiques et sociaux constitue indéniablement une gageure – mais c’est précisément ce qui est attendu des créations à dimension participative au sein des institutions du théâtre public. Pour les équipes de production et de création qui portent ces projets, mais aussi pour les chargés des relations avec le public des lieux qui les accueillent, « c’est un boulot monstrueux ! » (sic). Sur les plateaux comme dans les bureaux, il faut gérer l’accompagnement spécifique que requièrent les non-professionnels, et les contingences qui vont avec. Des conflits intergénérationnels, un amateur qui contrôle mal un mouvement et en blesse un autre, une crise d’angoisse pendant les répétitions, un participant sans papiers envoyé en centre de rétention : à chaque projet ses tribulations… Quand des personnes fragilisées sont impliquées, les professionnels de la scène peuvent être exposés à des situations de détresse matérielle et morale d’autant plus éprouvantes psychologiquement qu’ils n’ont pas été formés à les affronter. Pour développer un travail créateur respectueux des besoins des participants et des professionnels investis, il faudrait que des moyens renforcés soient attribués aux équipes. Or, c’est souvent l’inverse qui se produit, du moins pour les créations localisées, puisqu’elles disposent de budgets réduits par rapport aux autres productions. On touche là sans doute à l’une des dérives les plus inquiétantes de l’injonction à produire de la participation dans la création théâtrale : elle fait peser des demandes décuplées sur les professionnels, qui nécessitent un investissement personnel considérable de leur part, sans que les efforts spécifiques qu’ils déploient ne soient suffisamment financés et accompagnés. À l’heure où les enjeux liés à la qualité de vie et aux conditions de travail deviennent une préoccupation importante pour le secteur du spectacle vivant, la question peut-elle encore être éludée ?

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