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29.07.2025 à 12:35

En Bolivie, les femmes qui rendent possible le recyclage urbain travaillent sans droits ni soutien institutionnel

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En Bolivie, comme dans d'autres pays d'Amérique latine, les déchets sont souvent jetés sans que l'on se soucie vraiment de leur destination finale. Peu de gens s'arrêtent à penser que, sur ces déchets, de nombreuses personnes – principalement des femmes – ont construit un mode de vie. Invisibles pour la plupart, elles arpentent les villes en quête de matériaux recyclables, les trient et les transportent. Leur travail, essentiel pour la durabilité environnementale, est ignoré par les (…)

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Texte intégral (2244 mots)

En Bolivie, comme dans d'autres pays d'Amérique latine, les déchets sont souvent jetés sans que l'on se soucie vraiment de leur destination finale. Peu de gens s'arrêtent à penser que, sur ces déchets, de nombreuses personnes – principalement des femmes – ont construit un mode de vie. Invisibles pour la plupart, elles arpentent les villes en quête de matériaux recyclables, les trient et les transportent. Leur travail, essentiel pour la durabilité environnementale, est ignoré par les politiques publiques et la société en général.

La Bolivie génère annuellement plus de 1,6 million de tonnes de déchets solides, selon l'Institut national de la statistique (INE). Bien que plus de 22 % soient techniquement recyclables (papier, carton, verre, plastique ou métaux), le système public ne dispose pas des infrastructures nécessaires à leur traitement. C'est dans cette brèche que s'engouffrent les recycleurs de base qui, à la force de leurs mains et de leur savoir-faire, récupèrent les matériaux mis au rebut. À leurs côtés, on trouve également quelques entreprises privées, motivées par le potentiel lucratif d'un secteur en plein essor.

Les recycleurs de base jouent un rôle clé dans l'économie circulaire en empêchant que des tonnes de déchets finissent dans les décharges, les rivières ou les rues. Pourtant, ils travaillent dans la précarité et l'informalité. Si les données officielles font défaut, l'on estime qu'au moins 15.000 personnes vivent de cette activité en Bolivie, la plupart sans contrat, sans assurance maladie, sans droit à la retraite et, surtout, invisibles aux yeux de la société.

Mères et grands-mères, les visages du recyclage

Dans les principales villes du pays, le recyclage urbain est marqué par une forte présence féminine. Ce sont des mères, des grands-mères et des gardiennes d'enfants, souvent accompagnées de leurs enfants ou petits-enfants, qui parcourent les rues et les avenues à la recherche de matériaux recyclables pour subvenir aux besoins de leur famille.

Ruth, 51 ans et mère de cinq enfants, s'est lancée dans le recyclage après avoir travaillé pendant des années comme blanchisseuse et femme de ménage. « Au début, j'éprouvais beaucoup de honte, surtout lorsque les gens me montraient du doigt en disant : “Regarde-moi cette éboueuse !” ou “T'as pas honte de fouiller dans les ordures comme ça !”. »

« C'est une souffrance que beaucoup d'entre nous partageons » confie-t-elle. Ces préjugés ne l'ont toutefois pas découragée. Par la suite, Ruth est devenue l'une des fondatrices de l'Association des éco-collectrices (Asociación Ecorecolectoras) de Cochabamba, misant sur l'organisation collective comme moyen de valoriser leur travail et d'améliorer leurs conditions de vie.

L'histoire de Virginia, 38 ans, apporte un autre éclairage sur le travail de recyclage. Après avoir fui une relation violente, Virginia s'est installée à Cochabamba dans l'espoir d'offrir une vie plus sûre à ses enfants. Au début, elle collectait des matériaux le week-end, tout en travaillant comme nounou. « Au bout de cinq ans, je me suis consacrée entièrement au recyclage. Ça me permettait de passer plus de temps avec mes enfants », explique-t-elle. Pour de nombreuses femmes comme elle, le recyclage n'est pas seulement un moyen de subsistance, mais aussi un moyen de gagner en autonomie.

À Santa Cruz, Claudia, elle aussi âgée de 38 ans et mère de six enfants, dirige l'Association des collecteurs Mangales del Sur. Avec plus de dix ans d'expérience dans ce métier, son histoire révèle la dimension familiale de cette activité : « Avant, je sortais la nuit avec une charrette et mes jeunes enfants. Je n'avais personne pour les garder. Je les emmenais avec moi. Même ma fille aînée devait m'accompagner. Ça a été une période très difficile, que je préfère oublier », confie-t-elle.

Des journées de travail à rallonge et l'absence de services de garde font aussi partie de la dure réalité que doivent affronter ces travailleuses.

Victoria, 46 ans, présidente de l'association EcoWarmis, à La Paz, dirige une organisation composée principalement de femmes seniors. « Certaines d'entre elles travaillent dans le recyclage depuis 30 ans. Elles ne trouvent pas d'autre emploi et, pour venir en aide à leurs filles, beaucoup d'entre elles s'occupent de leurs petits-enfants » explique-t-elle. Elle-même mère de quatre enfants, Victoria raconte que sa mère travaillait elle aussi dans le recyclage. Dans sa famille, comme dans beaucoup d'autres, cette activité est devenue un moyen de subsistance.

L'image sans doute la plus éloquente de cette réalité est celle de Berta, 65 ans, debout sur une montagne d'ordures dans un centre de collecte de Cochabamba. « Merci beaucoup, mademoiselle. Que Dieu vous le rende », dit-elle en souriant, tandis qu'une femme jette un sac poubelle sans même la regarder. Exprimer de la gratitude pour des déchets, même si cela semble absurde, est peut-être le geste le plus symbolique de la valeur que ces femmes parviennent à trouver dans ce que d'autres considèrent comme de vulgaires ordures.

Les recycleuses de base commencent leur journée avant le lever du soleil. Elles travaillent dans une atmosphère nauséabonde, flanquées de monceaux de déchets qu'elles trient à la main, souvent sans équipement de protection adéquat, exposées aux coupures, aux infections et aux produits toxiques.

« Nous sommes exposées à de nombreux risques. Parfois, dans la précipitation, nous nous coupons sur des morceaux de verre. Cependant, nous nous soignons avec les remèdes naturels que nous ont appris nos grands-mères, car accéder à un hôpital n'est pas facile », explique Victoria, laissant entendre que les lourdeurs administratives du système de santé public peuvent rendre l'accès encore plus difficile.

Outre les risques physiques, la discrimination constitue une autre constante. « La société nous méprise parce que nous sommes mal habillées ou sales. Ce travail n'est pourtant pas fait pour être propre : nous nous salissons parce que nous fouillons dans les ordures. Mais on nous regarde avec mépris, et ça fait très mal », explique Claudia.

Malgré les difficultés, les recycleuses, dont beaucoup sont issues de communautés rurales, poursuivent leur travail vaille que vaille, ayant fait du recyclage une source de revenus, d'autonomie et de résilience.

Abandon institutionnel

Le système de gestion des déchets en Bolivie présente d'importantes lacunes : il est fragmenté, inefficace et, bien souvent, privatisé. Selon la chercheuse María Esther Pozo, coautrice du livre Trabajadoras por la Ciudad : aporte de las mujeres a la gestión ambiental de residuos sólidos en América Latina (Les travailleuses pour la ville : contribution des femmes à la gestion environnementale des déchets solides en Amérique latine), la décentralisation a conduit à la sous-traitance du traitement des déchets à des entreprises privées qui n'intègrent pas les recycleurs de base, laissant ceux-ci en marge (« comme simples intermédiaires »), sans droits ni représentation.

D'autre part, bien qu'il existe des réglementations telles que la loi n° 755 de 2015 (sur la gestion intégrale des déchets) et la loi sur la responsabilité élargie des producteurs (Ley de Responsabilidad Extendida del Productor, REP), leur mise en œuvre laisse à désirer. « Elles omettent de tenir compte d'enjeux essentiels tels que la santé, la retraite ou le salaire décent. La plupart des associations [spécialisées dans la collecte de déchets] sont composées de femmes et [les lois] devraient donc prévoir une formation sur la violence sexiste », souligne María Soleto, conseillère technique du Réseau national des recycleurs de Bolivie (Red Nacional de Recicladores de Bolivia, RENARBOL).

Le manque de clarté quant aux responsabilités institutionnelles constitue un obstacle supplémentaire. « Les programmes gouvernementaux qui mentionnent les collecteurs précisent rarement quelle entité sera chargée de la mise en œuvre des mesures. Il existe donc de nombreux vides juridiques », ajoute Mme Soleto.

Face à un tel abandon institutionnel, de nombreuses recycleuses trouvent dans l'organisation collective un moyen de résistance. 

« C'était notre plus grand rêve : avoir un salaire, être reconnues par le gouvernement, mais il n'a pas été exaucé. Nous avons demandé des réunions, envoyé des lettres, mais n'avons reçu aucune réponse », déplore Ruth. Claudia le résume ainsi : « La lutte sera longue, mais il ne s'agit pas d'une faveur. Il s'agit d'un droit. Et il faut bien faire comprendre ça aux autorités. »

Pendant ce temps, la vieillesse approche. « C'est triste de voir mes collègues plus âgées continuer à travailler. Et il en va de même pour nous toutes », remarque Ruth.

Les recycleuses doivent assumer de multiples responsabilités : elles travaillent dans la rue, à la maison, s'occupent de leurs enfants et, bien souvent, de leurs petits-enfants. Certaines, comme Victoria, cumulent un deuxième emploi. « Le week-end, je travaille dans une discothèque, pour avoir de quoi payer le traitement de ma fille », explique-t-elle.

« Bien que la Constitution bolivienne consacre les principes d'égalité et d'équité, nous continuons à faire face à d'importantes disparités, surtout dans des activités comme celle-ci, qui est probablement l'une des dernières que l'on choisirait ; le ramassage d'ordures », indique Mme Pozo. Elle souligne qu'il est urgent de mettre en place des politiques de genre qui répondent aux besoins de ce secteur (notamment en matière d'accès aux filets de protection sociale).

Si les recycleuses de base ne formulent pas toujours leurs revendications en termes de droits, de formalisation ou d'égalité, elles ne manquent toutefois pas d'une connaissance approfondie de leur environnement. Elles savent comment fonctionnent les villes, quels quartiers génèrent le plus de déchets et où se trouvent les matériaux recyclables. Selon María Esther Pozo, ce savoir devrait être le point de départ de politiques publiques plus inclusives et plus efficaces.

Repenser les villes. Moins de discours

Pour Mme Pozo, parler de recyclage implique également de repenser les villes. « Que représentent les villes pour ces femmes ? Comment se déroule leur quotidien ? Elles arpentent les places, les marchés, traversent des quartiers entiers et se rendent dans les zones nord [les quartiers les plus aisés] où, selon elles, les déchets sont de meilleure qualité. Que représente, dès lors, pour elles la zone sud [la périphérie] en termes de déchets ? », s'interroge-t-elle.

Le parcours de ces travailleuses révèle bien plus que de simples itinéraires de collecte ; il met en évidence les profondes inégalités entre le centre et la périphérie, entre ceux qui jettent et ceux qui survivent grâce aux déchets. Visibiliser cette réalité permet de comprendre qui sont celles qui assurent, jour après jour, le fonctionnement le plus élémentaire des villes.

« Sans visibilité, impossible d'avancer. Nous souhaitons que chaque association soit reconnue : qui sont les recycleuses, que font-elles, comment les contacter, quels sont leurs itinéraires quotidiens. Et cela ne peut se faire qu'à travers la sensibilisation, la collaboration entre les municipalités et les organisations », insiste María Soleto.

« Elles contribuent concrètement aux efforts environnementaux et mettent en pratique la prévention des dommages environnementaux, tandis que les discours des universités et des institutions restent lettre morte », affirme Mme Pozo.

En ce sens, la formalisation de ces activités n'est pas seulement une question juridique, mais une condition sine qua non pour progresser vers une économie circulaire véritablement inclusive et équitable. Pour y parvenir, insiste la chercheuse, il faut une volonté politique, un engagement citoyen et des cadres réglementaires solides, avec une approche claire et transversale de l'égalité des genres.

« Ce que je souhaite le plus, c'est que toutes mes camarades aient une assurance maladie, car il y a toujours quelqu'un qui tombe malade et, souvent, faute d'argent ou d'accès à un hôpital, elles ne peuvent pas se faire soigner à temps », explique Virginia. Son témoignage résume une situation urgente et inexorable : sans droits fondamentaux, il ne peut y avoir d'inclusion réelle, ni de transition juste, ni de vraie durabilité.

22.07.2025 à 07:30

En Géorgie, la répression de la contestation anti-gouvernementale passe par le licenciement des fonctionnaires jugés déloyaux

Clément Girardot
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Depuis le 28 novembre 2024, des manifestations secouent quotidiennement Tbilissi et d'autres villes de Géorgie. Les citoyens dénoncent la suspension du processus d'adhésion à l'Union européenne annoncée ce jour-là et, plus largement, l'instauration d'un régime de plus en plus autoritaire.
Ces derniers mois, le parti du Rêve Géorgien, reconduit au pouvoir pour quatre ans lors des élections législatives frauduleuses du 26 octobre 2024, a multiplié les lois liberticides et intensifié la (…)

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Depuis le 28 novembre 2024, des manifestations secouent quotidiennement Tbilissi et d'autres villes de Géorgie. Les citoyens dénoncent la suspension du processus d'adhésion à l'Union européenne annoncée ce jour-là et, plus largement, l'instauration d'un régime de plus en plus autoritaire.

Ces derniers mois, le parti du Rêve Géorgien, reconduit au pouvoir pour quatre ans lors des élections législatives frauduleuses du 26 octobre 2024, a multiplié les lois liberticides et intensifié la répression contre les voix dissidentes. Fondé par l'oligarque Bidzina Ivanichvili, le Rêve Géorgien gouverne la nation caucasienne de 3,7 millions d'habitants depuis 2012. Son accession au pouvoir avait même marqué la première transition démocratique du pays après la révolution de 2003 et l'instabilité des années 1990, faisant suite à l'éclatement de l'URSS dont la Géorgie était une des républiques.

Cette formation attrape-tout sans grande assise idéologique a pourtant longtemps incarné une force relativement modérée et pro-européenne, une orientation qui s'est matérialisée par la signature de l'accord d'association UE-Géorgie en 2014 et la libéralisation du régime des visas avec l'espace Schengen en 2017. Face à la menace d'un retour à la domination russe, l'intégration euro-atlantique est une aspiration partagée à la fois par une grande partie des élites et de la population.

« Le gouvernement avait alors déclaré la réforme de l'administration comme une de ses grandes priorités », déclare Raisa Liparteliani, vice-présidente de la Confédération des Syndicats de Géorgie (GTUC).

La mise en application de l'accord d'association avec l'UE devait se traduire par une réforme de la fonction publique afin qu'elle soit davantage efficace, transparente et professionnelle. Mais plutôt que de continuer sur cette voie, le gouvernement géorgien en a choisi une autre.

« Quand nous parlons du Rêve Géorgien, nous parlons d'une seule personne, Bidzina Ivanichvili. À un moment, il a été confronté au choix de se retirer vraiment du pouvoir ou de construire un régime autoritaire. Il a choisi la seconde voie », affirme le juriste Vakhushti Menabde, fondateur du Mouvement pour la Social-Démocratie, un nouveau parti politique né en février 2025 des récentes mobilisations.

Plus de 800 licenciements politiques dans la fonction publique

Comme des milliers de citoyens d'orientations politiques très variées, les membres de cette formation de gauche sont quasi-quotidiennement dans la rue. Face à cette contestation qui dure, les autorités ont adopté une stratégie de répression qui conjugue la force policière, l'intimidation politique et des formes de rétorsions financières et professionnelles. D'après l'Indice des droits dans le monde de la Confédération syndicale internationale (CSI), la Géorgie a été rétrogradée de la catégorie 3 à 4, entre 2024 et 2025, à cause de la multiplication des atteintes relevées aux libertés civiles et aux droits syndicaux.

Une cinquantaine de manifestants, principalement arrêtés en décembre, sont encore en prison. Parallèlement, les fonctionnaires sont aussi ciblés : « La plupart de ceux qui ont pris position pour défendre la Constitution lorsque le régime a rejeté le choix géopolitique historique de la Géorgie ont été renvoyés de leurs postes », affirme Vakhushti Menabde.

Plusieurs centaines de fonctionnaires ont notamment signé des pétitions soutenant l'avenir européen de Géorgie, un nombre encore plus important a participé aux manifestations anti-gouvernementales. D'après un rapport publié en avril par l'ONG Transparency International Georgia, ce sont principalement ces personnes qui ont été licenciées. Les méthodes exactes et l'échelle des licenciements diffèrent selon les institutions, mais les directions ont surtout concentré leurs efforts répressifs sur le management intermédiaire.

Dans un grand nombre de cas, les licenciements ont lieu après l'annonce d'une « réorganisation » par le gouvernement et passent par un non-renouvellement du contrat de travail. Dernier en date d'une longue série, le ministère des affaires étrangères a annoncé une « réorganisation » début mai, quelques mois après qu'une ordonnance de la ministre Maka Bochorishvili ait supprimé la sécurité de l'emploi pour certains cadres de l'institution.

« Le nombre de personnes licenciées dépasse maintenant les 800. Il faut souligner que près de la moitié de ces personnes ont entre 8 et 35 années d'expérience professionnelle ».

« Elles incarnent la mémoire institutionnelle du fonctionnement et du développement des services publics géorgiens », explique Giga Sopromadze, un employé de la mairie de Tbilissi limogé fin décembre et fondateur d'un nouveau syndicat de la fonction publique, nommé Article 78 de la Constitution.

Participant actif aux manifestations depuis plusieurs années, il a été remercié de ses fonctions de coordinateur des programmes pour les personnes en situation de handicap pour la capitale géorgienne : « J'ai travaillé avec différents maires depuis 2016 et là, on ne me renouvelle pas mon contrat, car tous les programmes sont soi-disant terminés. C'est un gros mensonge, car quand on regarde Tbilissi, la ville est très loin des standards européens en matière d'accessibilité. »

Ces licenciements sont facilités par l'adoption expéditive de multiples amendements à la loi sur les services publics entre décembre 2024 et avril 2025, qui viennent attaquer un droit du travail déjà peu protecteur pour les fonctionnaires, mais aussi les salariés du secteur privé.

Les principales mesures sont la suppression de la protection légale contre les licenciements pour les cadres de la fonction publique, la requalification des contrats à durée indéterminée en contrats courts, la facilitation des licenciements durant les réorganisations, la réduction de la durée des préavis, la baisse des indemnités de licenciement, ainsi que le renforcement des procédures d'évaluation pouvant mener à des réductions de salaire ou un licenciement.

Dans son examen annuel d'application des normes, l'Organisation internationale du travail a ainsi noté en juin que « cette réforme crée une précarité d'emploi sans précédent et affaiblit les protections du travail des fonctionnaires contre les licenciements arbitraires. De telles conditions compromettent gravement l'environnement nécessaire pour que les fonctionnaires puissent exercer librement leurs droits syndicaux, ce qui soulève de graves préoccupations en ce qui concerne la convention [n°87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical] et la convention (n° 151) sur les relations de travail dans la fonction publique de 1978, que la Géorgie a ratifiée en 2003 ».

Une douzaine d'institutions sont déjà concernées par ces licenciements qui succèdent à la reprise en main des institutions culturelles publiques par le Rêve Géorgien à l'œuvre dès 2021. Des agences, ministères et administrations centrales sont concernées, ainsi que des administrations régionales et des municipalités. Deux organismes ont même été entièrement dissous : le Centre de recherche du Parlement et le Bureau de la fonction publique qui s'occupait principalement de l'évaluation et du recrutement des agents.

En dehors des grandes villes où les médias d'opposition et les organisations politiques ou syndicales disposent de relais, la répression prend avant tout la forme d'une stratégie d'intimidation et de contrôle social. Celle-ci se déploie en premier lieu dans les écoles qui sont souvent, en milieu rural, l'unique institution publique et le principal employeur.

« Si vous ne suivez pas les ordres ou si vous exprimez une opposition, vous êtes perçu avec suspicion et ajouté à une liste noire. Les directeurs d'école lisent ces noms à voix haute devant les autres membres du personnel », explique un activiste de Tbilissi originaire la région d'Iméréthie dans l'Ouest du pays qui préfère garder l'anonymat. En raison de ses activités, sa mère qui est professeure est stigmatisée bien qu'elle soit apolitique : « Elle n'a pas encore été renvoyée, mais le simple fait d'être sur cette liste constitue déjà une forme de pression psychologique. »

Vers un parti-État sur le modèle russe

Ces licenciements et pressions visant les fonctionnaires révèlent un changement de paradigme de l'Etat géorgien qui n'aspire plus à une démocratisation, même imparfaite et qui a relégué la conduite des politiques publiques au second plan pour se concentrer sur la consolidation du pouvoir.

La mainmise politique sur l'administration s'est fortement renforcée. Selon de nombreux observateurs, l'un des principaux objectifs de la répression actuelle est de soumettre la fonction publique au contrôle du parti. Sur le modèle russe ou même azerbaïdjanais, le Rêve Géorgien prend la direction d'une gouvernance où le parti au pouvoir fusionne avec les structures étatiques.

L'attribution de certains postes à responsabilité est de nouveau possible sans procédure de sélection compétitive. Cette disposition pourrait renforcer le népotisme et décourager les employés les plus compétents qui n'auront plus de possibilité de promotion. Les fonctionnaires licenciés n'ont, de leur côté, aucune possibilité de récupérer leur travail, ils perdent donc leurs moyens de subsistance alors que leur employabilité dans le secteur privé est faible.

« Nous ne sommes pas en mesure d'obtenir la réintégration des fonctionnaires licenciés même si nous gagnons de nombreux procès aux prud'hommes, car leur poste de travail a été aboli suite aux réorganisations », explique l'archéologue et paléoanthropologue Nikoloz Tsikaridze, président du Syndicat des travailleurs des sciences, de l'éducation et de la culture.

Cette stratégie hostile aux droits des travailleurs et au droit d'association est contraire aux conventions internationales dont la Géorgie est signataire, notamment la convention n°98 de l'OIT sur le droit d'organisation et de négociation collective. Par ailleurs, la convention n°87 protège la liberté syndicale et garantit le droit des travailleurs de créer librement des organisations sans autorisation préalable de l'État.

La Confédération des Syndicats de Géorgie (GTUC), a entamé une procédure de réclamation auprès de l'OIT concernant les réformes récentes s'attaquant aux droits des fonctionnaires et des syndicats de manière plus large.

Lors de sa 113e Conférence, le comité d'évaluation a émis, le 6 juin dernier, la position suivante : « Nous exhortons le gouvernement à revoir les récents amendements à la loi sur la fonction publique par le biais d'un véritable processus de consultation avec les organisations représentatives des travailleurs ». La vice-présidente de la Confédération, Raisa Liparteliani a expliqué : « Nous comptons utiliser ce document pour défendre les droits des fonctionnaires au niveau national auprès de la Cour constitutionnelle, de la commission tripartite et du Parlement et au niveau international aussi ».

Les positions des organisations internationales, ainsi que celles de l'Union européenne qui menace le pays de sanctions sur le régime de visa, auront-elles une influence sur l'attitude du gouvernement du Rêve Géorgien qui voit derrière toute critique un complot de l'Occident ? Tant que perdure la crise politique entre un pouvoir inflexible et des citoyens mobilisés, la répression au sein de l'administration pourrait se poursuivre tout comme dans le reste de la société, où de plus en plus d'opposants se retrouvent face à la justice ou en détention.

Malgré cela, le respect de la liberté syndicale répond à un besoin d'organisation collective qui se fait ressentir dans différents secteurs de la société. Tout en agissant dans un environnement répressif, les mouvements politiques et syndicaux attachés à la démocratie et à l'orientation pro-européenne de la Géorgie font toujours face au défi d'une meilleure coordination et planification pour pouvoir ébranler le Rêve Géorgien.

17.07.2025 à 11:21

Le travail informel ternit l'image du Maroc en tant que pôle de production textile privilégié de l'Europe

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L'industrie textile marocaine a connu une croissance soutenue au cours de la dernière décennie et emploie actuellement plus de 200.000 personnes, dont 60 % de femmes. L'Agence marocaine de développement des investissements et des exportations (AMDIE) vante les coûts compétitifs, la productivité et les délais records dont est capable la main-d'œuvre du pays.
Attirées par la proximité géographique avec l'Union européenne, les grandes enseignes multinationales sous-traitent chaque année leur (…)

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L'industrie textile marocaine a connu une croissance soutenue au cours de la dernière décennie et emploie actuellement plus de 200.000 personnes, dont 60 % de femmes. L'Agence marocaine de développement des investissements et des exportations (AMDIE) vante les coûts compétitifs, la productivité et les délais records dont est capable la main-d'œuvre du pays.

Attirées par la proximité géographique avec l'Union européenne, les grandes enseignes multinationales sous-traitent chaque année leur production auprès de plus de 1.600 fournisseurs locaux, principalement dans le secteur de la mode rapide (fast fashion).

Cela a contribué à ce que 15 % du PIB industriel du Maroc dépende désormais du secteur textile, selon l'Association marocaine de l'industrie du textile et de l'habillement (AMITH). Ces chiffres, bien qu'ils datent de 2021, reflètent bien l'importance du secteur dans l'économie du royaume alaouite. En 2024, le Maroc a exporté pour 2,925 milliards d'euros de produits textiles vers l'UE, dont il est désormais le huitième exportateur de tissus et de vêtements.

Le Maroc représente 3,1 % des importations textiles de l'UE, qui est de loin le premier client du pays africain, absorbant 70 % de ses exportations, notamment vers l'Espagne et la France.

L'informalité au travail, source d'abus

Amal (nom d'emprunt pour éviter des représailles) a travaillé six ans dans une usine marocaine légalement enregistrée, dotée d'installations sur deux étages pouvant accueillir environ 500 employés. Lorsque l'entreprise a changé de mains, le nouveau patron a dégradé les conditions de travail. « Nous cousions 56 vêtements par heure, mais il a fait venir des gens pour en produire 58, voire davantage » explique-t-elle à Equal Times. Pour les travailleuses de son atelier, ce changement « a représenté une pression énorme, sans compter que la qualité n'était plus au rendez-vous », se souvient-elle ; « presque tous les vêtements étaient destinés à Inditex et Mango, je le sais grâce aux étiquettes, la plupart étaient de Zara ».

Le travail auparavant effectué en neuf heures devait désormais être complété en huit heures. Cette augmentation de la cadence « a nui à notre santé, de nombreuses collègues ont quitté l'entreprise, à la fin nous n'étions plus que 400 ». Il s'agissait de la première réduction irrégulière des effectifs, qui allait être suivie de nombreuses autres, jusqu'à son propre licenciement.

Dans l'Indice CSI des droits dans le monde 2025 publié en juin par la Confédération syndicale internationale (CSI), le Maroc a amélioré sa note, passant de 4 en 2024 à 3, ce qui indique des « violations régulières » (jusqu'en 2024 « systématiques ») des droits fondamentaux du travail tels que le droit de grève, la négociation collective et la syndicalisation.

Le royaume maghrébin a ratifié les conventions de l'OIT sur le travail décent, la liberté syndicale, le travail forcé et le travail des enfants et la discrimination. Il s'aligne en outre sur la Recommandation n° 204 de l'OIT visant à réduire le travail informel. Les abus persistent toutefois dans le secteur textile, principalement dans le nord du pays, à Tanger et Kénitra notamment.

Les quartiers de ces villes foisonnent d'ateliers de couture de toutes sortes, y compris des établissements clandestins installés dans des garages et des rez-de-chaussée d'immeubles résidentiels. La sous-traitance représente 60 % de la production, et « tant les entreprises officielles que les entreprises informelles sous-traitent les grosses commandes » à ces ateliers, explique dans un entretien avec Equal Times Lamyae Azouz, secrétaire générale de l'association Attawasoul, à Tanger, une organisation à but non lucratif qui informe les personnes qui y travaillent de leurs droits du travail.

Retour sur la question des salaires

Le salaire de base d'Amal s'élevait à 710 dirhams par mois (67,5 euros, qui, en ajoutant les heures supplémentaires, lui laissaient environ 230 euros par mois). Le contraste est net avec le salaire minimum interprofessionnel au Maroc, qui, en janvier 2025, a augmenté de 5 %, pour atteindre 3.000 dirhams par mois (285 euros). « Mon entreprise a mis six mois pour appliquer cette augmentation dans son intégralité, et dans d'autres, je doute qu'elles le fassent », a déclaré à Equal Times une couturière de l'un de ces ateliers, qui a souhaité rester anonyme.

Selon le syndicat IndustriALL, les abus de salaire sont généralisés, à tel point que le salaire minimum n'est versé que dans les usines dont les effectifs sont syndiqués.

Dans les ateliers textiles au Maroc, « le salaire minimum n'est généralement pas payé à l'heure, mais en fonction d'un volume de vêtements déterminé », indique Azouz, et si l'objectif de production n'est pas atteint, une pénalité salariale est appliquée.

« Il y a parfois des inspections, mais elles ne fonctionnent pas, car elles sont annoncées à l'avance et des dispositions sont prises pour qu'il n'y ait pas de travailleuses mineures ou malades [présentes sur les lieux de travail] », ajoute-t-elle.

Sa collègue chez Attawasoul, Zohra Koubia, a supervisé en 2019 l'étude Perfiles y condiciones laborales en el sector textil de Tánger (Profils et conditions de travail dans le secteur textile à Tanger) pour Setem Catalunya et le réseau d'ONG, de syndicats et d'associations de consommateurs Campagne Vêtements Propres. Six années se sont écoulées depuis, cependant « rien n'a changé », affirme-t-elle.

« Dans les ateliers informels, le Code du travail n'est pas appliqué », dénonce-t-elle, ajoutant que « la plupart des travailleuses sont cheffes de famille, ont migré d'autres régions du pays et n'ont aucune formation ». En effet, 70 % des femmes interrogées dans le cadre de cette étude ont déclaré ne pas avoir de contrat, 6 % d'entre elles étaient liées à leur atelier par un accord verbal et seulement 24 % disposaient d'un contrat signé. Par ailleurs, 36 % d'entre elles n'étaient même pas déclarées au système de sécurité sociale marocain, même si en 2021, il a été décidé d'étendre cette protection à l'ensemble de la population active.

Le problème reste d'actualité, dès lors que « la quasi-totalité des entreprises déclarent moins de salariées et moins d'heures de travail » que ce que suppose leur activité réelle, souligne Mme Koubia. À cela s'ajoutent d'autres abus tels que le non-reversement des cotisations sociales pourtant prélevées sur le salaire. En l'absence d'inspections du travail, ces exactions sont commises en toute impunité, sans compter que bon nombre de travailleuses méconnaissent leurs droits.

Amal, par exemple, n'a appris qu'elle n'avait pas de contrat que le jour où elle a eu besoin de médicaments : « Je pensais qu'étant donné que je travaillais, j'avais une mutuelle, mais le patron ne nous avait pas déclarées », s'indigne-t-elle. Il s'agit là d'une pratique courante, selon IndustriALL, qui déplore que de nombreuses travailleuses du textile se retrouvent sans droit à des congés ni à des soins médicaux parce qu'elles ne sont pas enregistrées dans le système, alors qu'elles développent fréquemment des troubles musculosquelettiques.

Horaires exténuants, insultes et harcèlement sexuel

Dans le secteur textile marocain, les journées sont de huit à neuf heures, y compris les samedis et jours fériés, avec une ou deux pauses toilettes et une demi-heure pour déjeuner. « J'ai enduré cela pour ma famille », affirme Amal. « Mon usine ne disposait d'aucun espace de repos. Qu'il pleuve ou qu'il fasse chaud, nous posions des cartons à même la rue pour nous asseoir et manger », ajoute-t-elle, « et à l'intérieur, le nettoyage était inexistant ».

Puis, un jour, elle a appris que son patron avait loué un étage supplémentaire dans le bâtiment où elle travaillait, mais qu'il l'avait enregistré sous un autre nom et y avait fait venir de nouvelles travailleuses, qui empruntaient une porte d'accès séparée et étaient moins bien payées qu'elle. Leur employeur les rémunérait quand bon lui semblait, sans planning précis.

Il est courant que les travailleuses commencent leur journée sans même savoir si elles feront des heures supplémentaires, lesquelles ne sont généralement pas rémunérées, souligne Mme Koubia. Elle ajoute que, bien que la semaine de travail au Maroc soit légalement de 44 heures, dans la pratique, beaucoup d'entre elles « cousent 14 heures par jour pour pouvoir honorer les commandes ». Si, malgré tout, les commandes de l'entreprise diminuent, il peut arriver, comme cela a été le cas pour Amal, que la « prime de production » soit supprimée et que des irrégularités surviennent dans le montant du salaire perçu et les dates de paiement, irrégularités qui dans son cas se sont prolongées pendant plus d'un an.

À leurs doléances légitimes, l'entreprise a répondu par du harcèlement et des insultes. Selon Mme Azouz, une travailleuse sur deux interrogée par son association à Tanger déclare avoir subi des menaces, des violences verbales et même physiques de la part de ses employeurs. « Ils les humilient, ils les comparent à des ânes, ils refusent d'embaucher des femmes mariées ou enceintes », explique-t-elle. De ce fait, les employées sont généralement des jeunes femmes qui « louent une chambre à plusieurs et vivent dans des conditions précaires ». Il n'est pas rare que la situation dégénère en harcèlement sexuel. Amal se souvient que son chef avait « des comportements déplacés avec les jeunes filles » et que lorsqu'elles l'ont dénoncé auprès des autorités, on leur a répondu : « C'est votre problème ». Bien entendu, ceux qui ont répliqué de la sorte « étaient des hommes », précise-t-elle.

Accidents du travail sans responsabilité pour les marques

Dans les ateliers de couture informels au Maroc, les accidents liés aux mauvaises conditions de travail sont également fréquents, comme notamment « les coups de chaleur en été (d'avril à septembre), car les travailleuses peuvent boire de l'eau, mais n'ont pas droit à des pauses », souligne Mme Azouz.

Très souvent, à l'intérieur, « il n'y a pratiquement pas d'espace pour repasser, alors que le taux d'humidité élevé et la forte concentration des effectifs » favorisent la transmission de maladies, et que « la poussière provenant des tissus est cause d'affections pulmonaires ou d'allergies », précise-t-elle.

Mme Azouz a apporté son aide aux familles des 28 personnes décédées par électrocution lors de l'inondation d'un atelier clandestin à Tanger en février 2021, où des étiquettes Inditex ont été retrouvées. Suite à des manifestations et à la parution d'articles dans la presse, la préfecture de Tanger-Assilah a indemnisé les familles. À l'issue du procès, l'inspection du travail a été mise en cause, mais pas les marques responsables des commandes qui étaient exécutées dans des conditions de travail indécentes.

Le gouvernement national et les autorités locales ont mené des négociations discrètes avec les survivantes : « Ils leur ont dit être disposés à trouver un accord à condition qu'elles cessent de communiquer avec nous [l'association Attawasoul] et les médias », révèle Mme Azouz.

L'affaire n'a donc eu aucune répercussion sur l'écosystème des ateliers de confection, même à Tanger. « L'accident n'a entraîné aucune amélioration sur le plan juridique ou de la sécurité » déplore-t-elle : « le propriétaire a passé quelques mois en prison, cependant il continue de fournir des marques internationales par l'intermédiaire d'une autre entreprise ».

Syndicats persécutés

L'informalité qui règne dans le domaine du travail entrave considérablement la syndicalisation, dans un environnement où la liberté syndicale n'est pas garantie et où les syndicats marocains n'ont pas réussi à empêcher l'adoption d'une loi sur les grèves, en vigueur depuis mars, qui restreint considérablement ce droit et compromet gravement les libertés syndicales.

Dans ce contexte, pour les travailleuses du textile au Maroc, l'adhésion à un syndicat entraîne facilement des menaces et des licenciements, ou « même des accusations inventées de toutes pièces », telles que l'obstruction au travail ou le manque de productivité, « voire l'attribution d'un nombre d'heures réduit et l'isolement », résume Zohra Koubia. Le constat d'IndustriAll est sans équivoque : « Parmi les entrepreneurs, il existe un consensus : former un syndicat, cela revient à une déclaration de guerre ». Ainsi, s'ils se retrouvent face à des travailleurs unis et organisés, « ils peuvent paralyser l'usine, la fermer et la délocaliser » en toute impunité.

Amal en a d'ailleurs personnellement fait l'expérience. « Nous avons tenté, en vain, de parler à notre employeur, puis nous nous sommes adressées aux autorités, mais elles ont fait la sourde oreille », se souvient-elle. « En mai 2022, nous avons fait grève pour défendre nos droits et réclamer les primes non versées, mais l'employeur a appelé la police pour nous expulser ». Amal a écrit à Inditex pour dénoncer ces faits, et entre juillet et octobre, elle et ses collègues ont été licenciées, ce qui « n'a posé aucun problème, car nous n'avions pas de contrat ; nous étions neuf à être enceintes ».

À cette époque, elle avait déjà cinq enfants et en attendait un sixième. « Cela a été extrêmement difficile », confie-t-elle. Elle a travaillé deux semaines dans une autre entreprise, mais a été licenciée lorsque ses employeurs ont appris qu'elle avait appartenu à un syndicat. Dans une troisième entreprise, elle n'a tenu qu'une journée, pour la même raison.

« Lutter pour nos droits nous a coûté cher », reconnaît-elle. « De nombreux syndicats sont achetés par le patron, et moi, tout ce que je voulais, c'était servir de pont entre les deux parties, mais dans mon pays, cela n'est pas perçu ainsi. »

Amal est actuellement en attente de jugement, et bien que son ancienne entreprise ait fermé, elle a été facilement remplacée par de nouveaux ateliers. Elle et ses collègues réclament à leur ancien employeur le paiement de leurs salaires impayés et des indemnités pour leurs années d'ancienneté, qui vont de cinq à seize ans.

« Certaines ont travaillé là toute leur vie et n'ont plus rien », déplore-t-elle. L'employeur a déclaré faillite et doit payer le loyer, les salaires et de nombreuses factures à différents transporteurs et fournisseurs, de sorte que les travailleuses ne savent pas si elles seront un jour payées.

Vers un meilleur avenir

Malgré ce cadre de travail injuste, qui laisse dans la pratique un grand nombre de travailleuses et travailleurs sans protection, le royaume alaouite a élaboré un plan de développement à l'horizon 2035 visant à moderniser son économie et à se positionner comme un marché exportateur hautement performant et à faibles émissions. Pour ce faire, il s'appuiera sur son réseau d'accords commerciaux, qui comprend des traités de libre-échange avec une cinquantaine de pays, tandis que son ministère de l'Industrie soutient des partenariats régionaux de coopération multisectorielle tels que l'Association arabo-euro-méditerranéenne pour la coopération économique (EMA).

Le ministère du Commerce et l'AMDIE s'efforcent également d'attirer les investissements en proposant des subventions et des avantages fiscaux, en facilitant les démarches administratives et en promouvant les infrastructures nationales : premier train à grande vitesse africain, nouvelles autoroutes, 19 aéroports internationaux ou le port de Tanger-Med (le plus grand d'Afrique et de la Méditerranée et le 17e plus actif au monde en termes de volume de conteneurs), ainsi que six zones franches, portées à huit en mars dernier.

Avec ces initiatives, le Maroc « facilite l'accès à plus d'un milliard de consommateurs en Europe, aux États-Unis, au Moyen-Orient et en Afrique », souligne l'AMDIE, parallèlement à son « engagement résolu en faveur de la transition verte et du développement durable ».

En ce sens, le Maroc se trouve en réalité soumis à la pression de ses principaux clients. À l'horizon 2030, l'UE prévoit que tous les produits textiles commercialisés sur son territoire soient réparables, recyclables, fabriqués à partir de fibres recyclées, exempts de substances toxiques et respectueux des droits humains et de l'environnement. Le marché marocain est ainsi contraint d'adapter son système de production. Est-ce possible ? Avec sa stratégie Dayemdurable » ou « viable » en arabe), l'AMITH s'est dotée d'une feuille de route pour 2035. Le secteur textile marocain reconnaît qu'il doit réduire la sous-traitance dans le secteur, remplacer son modèle de confection, qui importe actuellement ses tissus d'Asie et de Turquie, et se doter d'un modèle propre, durable et local, conformément aux règles d'origine de la zone pan-euro-méditerranéenne (Zone PEM, qui bénéficie d'un accès préférentiel à l'UE).

Pour relever les défis implicites en matière d'emploi, des règles sont nécessaires pour obliger les marques européennes à garantir des contrats de travail formels non seulement à leurs fournisseurs directs, mais aussi aux fabricants secondaires et tertiaires auxquels ceux-ci sous-traitent généralement, et dont les actions sont moins visibles, déclarait déjà en 2023 la directrice générale de l'AMITH, Fatima-Zohra Alaoui.

La situation n'a guère évolué et, malgré les objectifs officiels, il reste encore un long chemin à parcourir. En attendant, des milliers de travailleuses comme Amal aspirent simplement à une issue équitable et à des conditions de travail décentes dans les ateliers marocains. « Il n'y a pas d'avenir ainsi », conclut-elle : « Je ne blâme pas les personnes [en Europe] qui achètent ces vêtements. Tout ce que nous souhaitons, c'est avoir des emplois décents, fabriquer des vêtements de qualité et pouvoir assurer une vie digne à nos familles. »

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