30.04.2025 à 06:00
Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave (…)
- Dossiers et séries / Israël, Palestine, Bande de Gaza, Armée, Crime de guerre, Génocide, Témoignage , FocusRami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu, Rami est enfin de retour chez lui avec sa femme, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.
Lundi 28 avril 2025.
Je ne lis pas l'hébreu, mais je consulte régulièrement des sites qui traduisent les médias israéliens. J'y ai trouvé cette information : des chefs de l'armée israélienne disent que les militaires sont épuisés après dix-neuf mois de guerre à Gaza.
Ma première réaction a été d'en rire : le bourreau est donc fatigué à force de frapper ? Est-ce que ces soldats sont conscients de ce qu'ils sont en train de faire ? J'imagine la souffrance de ces pauvres militaires : les pilotes des avions de combat épuisés à force de larguer des tonnes de bombes qui détruisent des maisons en une seule frappe, et détruisent des familles entières. Les opératrices de drones tueurs dont le doigt est épuisé à force d'appuyer sur le bouton qui déclenche le feu sur des tentes et des écoles, comme dans un jeu vidéo. Je dis « opératrices », car ce sont presque toujours des femmes. Il paraît qu'on les trouve plus précises que les hommes. Sans oublier les responsables des drones de surveillance, dont les yeux sont fatigués à force de nous espionner. Et les tankistes, dont les mains sont épuisées à force de tirer des obus qui anéantissent des quartiers entiers…
Pauvres militaires épuisés de nous bombarder, de nous surveiller, de nous punir ! Si le bourreau est si las, que devrait dire la victime ?
Que devraient dire les dizaines de milliers de gens obligés de se déplacer d'un endroit à l'autre pour la énième fois ? Que devraient dire ceux qui vivent sous les tentes dans des conditions épouvantables ? Ceux qui n'ont rien à boire ni à manger depuis plus de deux mois ? Que devraient dire les Gazaouis qui subissent des bombardements jour et nuit ? Que devraient dire les femmes et les enfants qui font la queue devant les tekiya, ces cuisines caritatives, dans l'espoir de recevoir un plat de lentilles ou de riz ? Ou bien les femmes qui font la queue pour aller aux toilettes ? Que devraient dire les hommes qui passent leurs journées à essayer de trouver un petit boulot, une aide quelconque, ou n'importe quoi de combustible pour nourrir un four bricolé ? Que devraient dire ceux qui ont perdu leur famille, leurs enfants, leurs maisons, leurs entreprises ? Que devraient dire les amputés, les défigurés, ceux qui ont perdu la vue ?
Que devraient dire ceux qui vivent ces souffrances chaque seconde, dans le bourdonnement continu des drones, 24 heures sur 24 ? Ceux qui ne trouvent aucun endroit sûr où se réfugier ? Jusqu'ici, l'armée d'occupation disait : « Pour votre sécurité, déplacez-vous dans les zones humanitaires. » Il n'y a pas de zone humanitaire, et les Israéliens ont fini par abandonner cette fiction. Que devraient dire les malades et les blessés qui attendent des soins ou un transfert médical à l'étranger, parce qu'on n'a pas les moyens de les soigner ici ? Ceux qui souffrent d'un cancer, d'une infection rénale, d'un diabète, et qui n'ont plus les traitements nécessaires ? Que devraient dire les médecins urgentistes qui travaillent presque 24 heures sur 24, et qui sont obligés de faire le tri parmi le flux ininterrompu de blessés, en privilégiant ceux qui ont une chance de survie ? C'est la pire des choses pour un médecin. Et que devraient dire les infirmiers confrontés en permanence à la vision des pires des atrocités du bourreau — celui-là même qui est épuisé —, qui voient tous les jours des corps d'enfants déchiquetés, décapités ?
Je me souviens très bien du témoignage d'un médecin urgentiste français, Raphaël Pitti, qui a passé plusieurs mois à Gaza. C'est un habitué des zones de guerre, il a exercé durant de nombreux conflits. Mais il dit n'avoir jamais vu les choses qu'il a pu voir à Gaza. À tel point qu'il est persuadé qu'il ne pourrait vivre quelque chose de similaire une deuxième fois. Épuisé psychologiquement, il ne comprend pas que le monde reste silencieux, au point de douter du reste de l'humanité.
Nous, les Gazaouis, nous sommes arrivés au-delà de l'épuisement. Personne ne peut supporter ce que nous sommes en train de vivre, entre la mort et la non-vie. Le pire, pour nous, c'est de ne pas pouvoir protéger nos familles. C'est de voir un proche, ou l'un de ses enfants, blessé, sans pouvoir le faire soigner. Le pire, c'est de voir son enfant souffrir, sans anesthésie ni médicament antidouleur.
Je pense alors à ces soldats « épuisés ». Si je comprends bien — je ne connais pas en détail le système de l'armée israélienne —, ils passent deux ou trois mois sur le terrain avant de se reposer. Ils ne sont pas là depuis 19 mois, eux. Et ils n'ont ni faim ni soif, eux. Quand une unité quitte un endroit, elle laisse derrière elle des emballages de nourriture et des bouteilles vides.
Quand ils finissent leur travail de « protection d'Israël » qui consiste à tuer le plus grand nombre possible de personnes à Gaza, ces militaires rentrent tranquillement chez eux. Ils mangent bien, ils boivent, ils sortent, et, surtout, ils voyagent. Ils vont changer d'air, parce qu'ils ne se sentent pas bien psychologiquement. Et nous, nous vivons un génocide. Un génocide physique, psychologique, médiatique, militaire. Il se déroule devant les yeux du monde entier, et personne ne bouge. Je me demande ce qu'il en serait si cela ne se déroulait pas au vu et au su de tout le monde. Car les massacres continuent, et les Israéliens continuent de se filmer. Récemment, j'ai vu une photo de soldats en train de brûler une villa qui appartient à un de mes amis. En légende de cette photo, il y avait écrit : « Dans trois mois, la Thaïlande. » Après avoir saccagé, détruit, brûlé des maisons, ces pauvres soldats ont besoin de changer d'air, car ils sont fatigués d'avoir tant tué et tant détruit.
Nous, cela fait 19 mois que nous vivons dans une cage. Nous ne pouvons pas « changer d'air ». Notre seul décor, c'est la destruction totale, le sang qui coule de la chair des enfants et des familles déchiquetées et la pensée de ces familles entières qui gisent encore sous les décombres. Nous avons perdu toute notre humanité. La fatigue et l'humiliation se mélangent. La fatigue d'être humiliés, c'est le pire des sentiments. Nous sommes fatigués de craindre d'être tués chez nous, d'être emprisonnés sous les décombres de sa maison bombardée, d'être sans cesse obligés de nous déplacer, de vivre sous une tente, de ne pas trouver à manger pour un fils qui a faim, de ne pas avoir un shekel à lui donner. La fatigue de voir chaque jour mourir des proches, des amis, et de ne pas pouvoir les enterrer. Leurs corps restent à même le sol, dévorés par les animaux. Et on ne peut pas aller les chercher, car ils se trouvent dans une « zone interdite ». L'armée « la plus morale du monde » laisse les chiens manger les corps d'êtres humains.
Nous sommes fatigués de ce sentiment d'impuissance, d'avoir été abandonnés par tout le monde ; le sentiment que nous ne sommes plus des êtres humains, comme l'a dit l'ancien ministre de la guerre israélien, celui-là même qui nous avait traités d' « animaux humains ». Ce sentiment nous ronge de l'intérieur, et anéantit la force qui nous reste.
Bonnes vacances en Thaïlande à ces soldats qui ont besoin de changer d'air. Je les comprends : ils sont très fatigués à force de tuer, de détruire et de nous humilier. J'espère qu'ils s'offriront un bon massage thaï. J'espère aussi qu'un jour, ils auront des remords et sortiront du silence, comme on l'a vu dans les guerres précédentes. Je sais que certains refusent de retourner à Gaza. Mais l'immense majorité n'éprouve aucun remords face à ce qu'ils nous font subir. Nous, nous retrouverons le bonheur et nous resterons sur notre terre. Et cette fatigue se transformera en courage et vigueur, pour tout reconstruire.
Journal de bord de Gaza
Rami Abou Jamous
Préface de Leïla Shahid
Présentation de Pierre Prier
Éditions Libertalia, collection Orient XXI
29 novembre 2024
272 pages
18 euros
Commander en ligne : Librairie Libertalia
29.04.2025 à 06:00
Le conflit yéménite est entré dans une nouvelle phase avec l'arrivée au pouvoir du président étatsunien. Régionalisé dès ses débuts en 2015, avec l'implication de l'Iran et de l'Arabie saoudite, la guerre se révèle de plus en plus internationalisée. Outre la stratégie militaire de Washington, qui multiplie les raids contre les infrastructures houthistes, la Russie semble désormais en embuscade — mais sûrement pas au bénéfice des civils. Le 15 mars 2025, parallèlement à son classement des (…)
- Magazine / Yémen, Israël, Palestine, Arabie saoudite, États-Unis, HouthistesLe conflit yéménite est entré dans une nouvelle phase avec l'arrivée au pouvoir du président étatsunien. Régionalisé dès ses débuts en 2015, avec l'implication de l'Iran et de l'Arabie saoudite, la guerre se révèle de plus en plus internationalisée. Outre la stratégie militaire de Washington, qui multiplie les raids contre les infrastructures houthistes, la Russie semble désormais en embuscade — mais sûrement pas au bénéfice des civils.
Le 15 mars 2025, parallèlement à son classement des rebelles houthistes en tant qu'organisation terroriste, le président étatsunien Donald Trump a lancé une offensive aérienne d'ampleur sur le territoire yéménite sous le nom de code Rough Rider (« Cavalier brutal »). En un mois et demi, plus de 800 frappes ont été menées. L'incident surnommé « Signalgate », qui a entraîné la fuite d'informations militaires à un journaliste de The Atlantic, ajouté par erreur à un groupe de discussion par le conseiller à la sécurité intérieure étatsunien, Mike Waltz, a fait grand bruit, illustrant l'amateurisme de la nouvelle administration1. Mais les effets de cette stratégie et ses implications, notamment pour les civils yéménites, demeurent largement ignorés. Pourtant, l'intervention américaine parait toujours plus éloigner le Yémen du règlement pacifique d'un conflit qui perdure depuis plus d'une décennie. L'approche de Trump constitue également une prise de risque pour la diplomatie américaine.
L'implication directe des États-Unis, appuyée par Londres et Tel-Aviv, s'inscrit dans la mise sous pression de l'Iran et de ses alliés. Elle est plus précisément censée répondre à l'escalade lancée en mer Rouge par les houthistes depuis novembre 2023, en soutien aux habitants de Gaza. Leurs plus de 150 attaques contre les navires commerciaux, puis contre les frégates et porte-avions occidentaux protégeant les voix de navigation, ont indéniablement transformé le conflit yéménite. Celui-ci est un temps réapparu sur les radars, affectant cette voie maritime qui relie la Méditerranée et l'Océan indien et par laquelle circule en temps normal près de 20 % du commerce maritime international. Cet engagement est venu incarner la capacité d'action de portée mondiale des houthistes.
La communication du mouvement yéménite, habile, a servi à leur assurer une notoriété régionale. Les houthistes sont, de fait, le mouvement armé aujourd'hui le plus engagé en faveur de la Palestine. Leurs drones ou missiles ont à plusieurs reprises également atteint le territoire israélien, y compris jusque dans le nord, à Haïfa, comme le 23 avril 2025, sans cette fois faire de dégâts.
Face à la propagande houthiste et afin de ne pas apparaître comme des supplétifs des Israéliens, les Saoudiens se sont mis en retrait. Mais ils ont surtout veillé à maintenir leur volonté de s'extraire du bourbier yéménite. Depuis 2022, un pacte de non-agression implicite s'est institué entre eux et les houthistes. En dépit des pressions américaines (gageons que celles-ci seront renouvelées au cours de la visite de Donald Trump à Riyad prévue à la mi-mai) l'armée saoudienne — comme échaudée par l'échec de son engagement au Yémen débuté en 2015, reste à bonne distance.
Depuis la première sortie aérienne américaine dans le cadre de l'opération « Rough Rider », les victimes civiles se sont multipliées. Les houthistes sont aussi prompts à les cacher pour ne pas apparaître en situation de faiblesse qu'à les rendre publiques pour souligner la violence de l'agression « américano-sioniste ». Ainsi, ont-ils largement dénoncé le bombardement du 17 avril 2025 qui aurait fait 80 morts et plus de 150 blessés dans le nord de la Tihama, puis celui du 28 avril sur un centre de détention pour migrants non loin de la frontière saoudienne et qui aurait entrainé le décès d'au moins 68 civils, largement originaires d'Afrique de l'Est. Un rassemblement tribal a également été visé lors du premier jour de l'Aïd, le 30 mars.
Le retour des bombardements massifs constitue, après trois années d'accalmie liée au retrait de facto des Saoudiens, une source d'angoisse pour les Yéménites, tout particulièrement dans les zones du nord-ouest, contrôlées par les houthistes. À Sanaa, mais aussi à Saada — berceau du mouvement rebelle —, et dans la plaine côtière de la Tihama, les destructions sont nombreuses. Les attaques répétées sur le port de Ras Issa menacent également d'affecter l'approvisionnement en aide humanitaire, essentielle pour la survie de 60 % des Yéménites.
Les groupes anti-houthistes yéménites, bien que divisés, ont communiqué sur l'opportunité que représente l'engagement étatsunien. Dans une impasse, le gouvernement reconnu par la communauté internationale souhaite ainsi généralement reprendre l'offensive au sol. Les positions militaires de Tareq Saleh, neveu de l'ancien président Ali Abdallah Saleh, dans le sud de la Tihama pourraient notamment être mobilisées. Ainsi une offensive contre la ville de Hodeïda, port principal d'entrée des biens (et potentiellement des armes) en zone houthiste et quatrième ville du pays, pourrait-elle être rapidement lancée. Les houthistes s'y préparent, creusent des tranchées et renforcent leurs positions défensives. En 2018, le risque humanitaire posé par une telle bataille avait déjà amené la communauté internationale à faire pression sur la coalition emmenée par l'Arabie Saoudite. Celle-ci avait alors consenti à accepter les accords de Stockholm et renoncé à l'offensive.
Rétrospectivement, ce recul est fréquemment perçu par les anti-houthistes comme une erreur qui a prolongé la guerre et renforcé leurs ennemis. Il conviendrait donc de leur point de vue de dorénavant reprendre le travail inachevé. Mais à quel prix pour les civils ?
Par-delà l'engagement militaire de Washington, le classement par Trump des houthistes en tant qu'organisation terroriste fragilise l'économie, en particulier le système bancaire. Au risque de voir les transferts interrompus, les institutions financières sont sommées de se désaffilier de la banque centrale tenue par les houthistes qui avait pourtant réussi à stabiliser la monnaie et limiter l'inflation. Les flux commerciaux, tout comme l'action des acteurs humanitaires, sont également potentiellement suspendus. L'intervention des ONG internationales dans les zones houthistes, qui impose par exemple une coordination avec le Croissant rouge yéménite, pourrait être assimilée, en droit étatsunien, à un soutien à un groupe terroriste.
En revanche, contrairement aux menaces bravaches de Donald Trump sur les réseaux sociaux, les dirigeants houthistes semblent encore largement hors de portée des bombardements. Si l'assassinat de Yahya Al-Hamran, responsable houthiste de la sécurité à Saada, a été reconnu fin avril 2025, les rumeurs concernant la mort de Muhammad Ali Al-Houthi, figure charismatique et président du Comité révolutionnaire, restent à confirmer. Le leader du mouvement, Abdulmalik Al-Houthi, a multiplié les interventions vidéo ces dernières semaines, menaçant ses ennemis, mais veillant à déployer un discours nationaliste, qui occulte à la fois le lien du mouvement avec l'Iran, mais aussi la logique confessionnelle propre de l'exercice de son pouvoir. Il mobilise aussi dans ses discours un argumentaire qui s'appuie volontiers sur le droit international et la nécessité de protéger les Palestiniens d'un génocide. Pointant du doigt la faiblesse de la réponse du monde arabe face à Israël, il a dans le même temps veillé à faire apparaître les opérations militaires houthistes comme des représailles aux offensives de l'armée israélienne, respectant donc les moments de trêve à Gaza.
Si des fantassins houthistes semblent mourir en nombre sous les bombes américaines, la capacité de nuisance du mouvement yéménite demeure. Le porte-avion Harry Truman a été la cible de tirs répétés. Le territoire israélien, certes protégé par toute une série de systèmes de sécurité, continue à être visé, notamment à travers l'envoi de nouveaux missiles nommés Palestine-2. En outre, il a fallu l'intervention de la marine française le 18 avril 2025 pour abattre un drone armé.
Cet engagement militaire a un coût qui n'est pas négligeable. Seize drones Reaper américains (d'une valeur individuelle avoisinant, selon les sources, soit 100 millions, soit 30 millions de dollars) ont été abattus par les houthistes depuis leur engagement en mer Rouge en novembre 2023, dont sept depuis le 15 mars 2025. La facture est non seulement d'ordre financier, mais également stratégique. Deux porte-avions américains sur les onze en service sont notamment engagés sur la zone. Pour l'armée des États-Unis, l'intervention contre les houthistes mobilise du matériel très sophistiqué qui n'est pas aisément remplaçable et qui pourrait bien venir à manquer ailleurs.
Ainsi, des missiles stationnés dans la région indo-pacifique ont été transférés, selon le New York Times, vers la mer Rouge, fragilisant potentiellement les positions de défense de Taïwan2. Les accusations portées par les États-Unis contre la Chine, soupçonnée de fournir des informations sensibles aux houthistes via les satellites de la société Chang Guang, signalent combien le piège tendu par les houthistes est implacable et dépasse dorénavant le cadre régional. La Chine réévalue sa place au Proche-Orient et la crise yéménite pourrait constituer un levier. En effet, alors même que les produits fabriqués dans les usines chinoises à destination de l'Europe transitent en grande partie par la mer Rouge, ses navires ont été épargnés par les attaques houthistes depuis 2023.
Parallèlement, le dossier semble de plus en plus investi par la Russie. Tout comme la Chine, celle-ci s'était longtemps tenue à l'écart de la question yéménite, notamment parce qu'il convenait de préserver des relations cordiales avec l'Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis engagés militairement contre les houthistes. Une forme de neutralité faisait dès lors sens. Toutefois, les derniers mois semblent avoir marqué une inflexion. Les Saoudiens sont eux-mêmes en quête d'un apaisement des relations avec l'Iran afin d'affirmer leur rôle de médiateur. Ainsi Khaled Ben Salman, ministre de la défense, s'est-il rendu mi-avril 2025 à Téhéran, où il a rencontré le Guide Ali Khamenei. Pour la Russie, intervenir dans le jeu yéménite n'implique donc plus automatiquement de se brouiller avec les Saoudiens.
Dès lors, les initiatives, discrètes, se sont multipliées. Fin 2024, une délégation houthiste de haut rang s'est rendue à Moscou. Au même moment, des filières de recrutement de Yéménites envoyés par les Russes sur le front en Ukraine ont été mises au jour. Celles-ci concerneraient plusieurs centaines de combattants dont certains ont témoigné à leur retour3. Les experts en armement de l'Organisation des Nations unies (ONU) relèvent aussi l'utilisation par les houthistes de nouveau matériel russe. Enfin, selon des données en sources ouvertes analysées par le média d'investigation Bellingcat, du blé ukrainien saisi par la Russie en Crimée aurait été débarqué à Hodeïda. Il aurait été revendu via l'Iran, en échappant aux contrôles de l'ONU4. Ces éléments illustrent combien les houthistes, entrés en confrontation directe avec les États-Unis, émergent en tant que levier mobilisé — à moindre coût —, par diverses puissances pour bouleverser les équilibres mondiaux. De ce jeu qui leur échappe, bien des Yéménites sont plus que lassés.
1Jeffrey Goldberg, « The Trump Administration Accidentally Texted Me Its War Plans », The Atlantic, 24 mars 2025.
2Edward Wong et Eric Schmitt, « U.S. Commanders Worry Yemen Campaign Will Drain Arms Needed to Deter China », The New York Times, 8 avril 2025.
3Kersten Knipp et Safia Mahdi, « Yemenis forcefully recruited to fight for Russia in Ukraine », Deutsche Welle (DW), 12 juillet 2024
4Bridget Diakun et Yörük Işık, « Ukraine ‘Outraged' at Yemen Grain Shipment From Occupied Crimea », Bellingcat, 18 décembre 2024.
28.04.2025 à 06:00
Chaque année, le 27e jour du mois de Nissan, Israël commémore le Jour de la Shoah. Pendant une minute une sirène retentit et tout s'arrête dans le pays. À l'occasion de cette journée, Gideon Levy, membre de la direction du journal israélien Haaretz, a écrit sur sa colère concernant la guerre contre Gaza dans une chronique parue le 23 avril 2025, veille de la commémoration. Nous la publions ici. Israël ne commet pas une Shoah contre le peuple palestinien. Pourtant, ces 19 derniers mois, il (…)
- Magazine / Israël, Crime contre l'humanité, Génocide, Judaïsme, Crime d'ÉtatChaque année, le 27e jour du mois de Nissan, Israël commémore le Jour de la Shoah. Pendant une minute une sirène retentit et tout s'arrête dans le pays. À l'occasion de cette journée, Gideon Levy, membre de la direction du journal israélien Haaretz, a écrit sur sa colère concernant la guerre contre Gaza dans une chronique parue le 23 avril 2025, veille de la commémoration.
Nous la publions ici.
Israël ne commet pas une Shoah contre le peuple palestinien. Pourtant, ces 19 derniers mois, il s'en est rapproché à une vitesse effrayante. Cela doit être dit, et avec encore plus d'insistance aujourd'hui.
Comme chaque année, je me tiendrai au garde-à-vous lorsque la sirène retentira, et mes pensées erreront. Elles passeront du souvenir de mes grands-parents, Sophie et Hugo, dont j'ai vu les noms gravés sur le mur commémoratif du vieux cimetière juif de Prague, aux images de Gaza, qui ne me quitteront plus.
Depuis mon enfance, j'ai toujours imaginé un grand incendie consumant tout pendant la sirène. Avant la guerre à Gaza, j'imaginais des juifs y brûler. Cette année, je reverrai aussi les bébés brûlés vifs la semaine dernière dans leur tente servant d'abri à Khan Younès, et avec eux les milliers d'enfants, de femmes et d'hommes qu'Israël a tués sans pitié.
Comment peut-on rester au garde-à-vous aujourd'hui sans penser à l'horrible enquête de Yaniv Kubovich sur l'exécution de 15 secouristes palestiniens par des soldats israéliens, qui les ont abattus de sang-froid avant de détruire leurs ambulances et d'enterrer leurs corps dans le sable1 ? Sans penser à l'habitant de Sinjil, en Cisjordanie, dont les maisons ont été incendiées par des colons, après quoi des soldats sont venus lui lancer des gaz lacrymogènes jusqu'à ce qu'il succombe à une crise cardiaque, comme l'a rapporté Hagar Shezaf mercredi [22 avril]2. Sans penser à la communauté pastorale d'Umm al-Khair, dans les collines au sud d'Hébron, et aux pogroms incessants que ces paisibles habitants subissent de la part de l'armée et des colons, qui ont uni leurs forces pour les expulser de leurs terres ?
Comment ne pas penser à l'article courageux et choquant de la chercheuse Orit Kamir [Haaretz, version hébraïque, 22 avril] sur les Israéliens qui restent indifférents face à cette guerre, ce qui, selon elle, invalide leur droit de se plaindre des Allemands qui ont agi de la même manière, et être d'accord avec chaque mot qu'elle a écrit ? Ou à l'article non moins choquant de l'historien de la Shoah Daniel Blatman sur les enfants de Gaza et les enfants de l'Holocauste [Haaretz, version hébraïque, 23 avril] ? Il écrit que le jour où les combats ont repris à Gaza restera gravé comme une infamie dans l'histoire des juifs. On ne peut qu'espérer que ce sera bien le cas. Blatman écrit :
J'étudie l'Holocauste depuis 40 ans. J'ai lu d'innombrables témoignages sur le pire de tous les génocides, perpétrés contre le peuple juif et d'autres victimes. Cependant, la réalité, celle des récits de massacres commis par l'État juif, par leur ressemblance effrayante, me rappelle les témoignages des archives de Yad Vashem ; cette réalité était impensable, même dans mes pires cauchemars.
Il ne s'agit pas là d'une comparaison avec l'Holocauste, mais d'un terrible avertissement quant à la direction que prennent les événements. Ne pas y penser aujourd'hui revient à trahir la mémoire de la Shoah et de ses victimes. Ne pas penser à Gaza aujourd'hui revient à renoncer à sa propre humanité et à profaner la mémoire de l'Holocauste. C'est un signal d'alarme quant à ce qui est à venir.
En Israël, on a tendance à prétendre que le 7 octobre est la pire catastrophe qui ait frappé le peuple juif depuis la Shoah. Il s'agit, bien sûr, d'une comparaison perverse qui dévalorise la mémoire de la Shoah. Il n'y a aucune similitude entre l'attentat meurtrier et unique du 7 octobre et la Shoah. Mais ce qui a suivi évoque bel et bien son souvenir. Il n'y a pas d'Auschwitz ni de Treblinka à Gaza, mais il y a des camps de concentration. Il y a aussi la famine, la soif, le déplacement des personnes d'un endroit à l'autre comme du bétail et un blocus sur les médicaments.
Ce n'est pas encore la Shoah, mais l'un de ses éléments fondateurs est en place depuis longtemps : la déshumanisation des victimes, qui s'était installée chez les nazis, frappe désormais de plein fouet en Israël. Depuis la reprise de la guerre [le 23 mars 2025], 1 600 Palestiniens ont été tués à Gaza. C'est un bain de sang, pas un combat. Il se déroule non loin de chez nous, perpétré par les meilleurs de nos fils. Il advient dans le silence et l'indifférence nauséabonde de la plupart des Israéliens.
Ariel Rubinstein, économiste et lauréat du Prix Israël3, a publié un article profond et inspirant [dans Haaretz en version hébraïque, le 22 avril], dans lequel il explique pourquoi il ne se tiendra pas au garde-à-vous cette année pour la minute de commémoration. Moi, je me tiendrai debout et je penserai à mes grands-parents, mais surtout à Gaza.
Traduit de l'anglais par Sylvain Cypel
Publié dans Haaretz, sous le titre original « My Thoughts During the Siren » et publié le 23 avril 2025
1Yaniv Kubovich, « Killing of Gaza Aid Workers : IDF Troops Fired Indiscriminately for Over Three Minutes, Some at Point-blank Range » Haaretz, 23 avril 2025.
2Hagar Shezaf, « Palestinian Dies of Heart Attack After Settlers Burn Home, Soldiers Fire Tear Gaz at Him », Haaretz, 22 avril 2025.
3NDLR. Prix décerné chaque année par l'État d'Israël à des personnalités israéliennes ou à des organisations ayant marqué l'année d'un point de vue artistique, culturel ou scientifique. Ariel Rubinstein l'a reçu en 2002.