14.08.2025 à 06:00
L'explosion des tensions entre les deux communautés a provoqué la mort de plus de 1 400 personnes en huit jours et le déplacement de quelque 192 000 personnes. Safi, druze, et Leith, bédouin, ont fui. Deux adolescents nés de part et d'autre d'une fracture ancienne. Pris dans une guerre nourrie par la peur, la marginalisation et les vieilles rancunes. La mâchoire de Safi est déformée. Une balle lui a traversé le visage. Il est druze, âgé de 19 ans, et ne sourit plus que des yeux. Il (…)
- Magazine / Syrie, Reportage, Droits des minorités, Minorités, Confessionnalisme , Transition politique, DruzesL'explosion des tensions entre les deux communautés a provoqué la mort de plus de 1 400 personnes en huit jours et le déplacement de quelque 192 000 personnes. Safi, druze, et Leith, bédouin, ont fui. Deux adolescents nés de part et d'autre d'une fracture ancienne. Pris dans une guerre nourrie par la peur, la marginalisation et les vieilles rancunes.
La mâchoire de Safi est déformée. Une balle lui a traversé le visage. Il est druze, âgé de 19 ans, et ne sourit plus que des yeux. Il n'avait qu'un téléphone dans la poche quand on lui a tiré dessus, à bout portant, près de l'hôpital Watan, en plein centre-ville de Soueïda. Son père a été tué le même jour. Leith a 17 ans. Il est bédouin. Marcel blanc, regard d'acier. Il a couru entre les balles avec son oncle pour fuir son village de Chahba, dans le gouvernorat de Soueïda. Six membres de sa famille sont morts. Ces deux récits s'ancrent dans un conflit brutal qui éclate le 13 juillet 2025.
Ce jour-là, à Soueïda, un marchand druze est enlevé par des Bédouins qui avaient installé des barrages sur la route reliant Soueïda à Damas. En représailles, des Bédouins sont kidnappés. En quelques heures, les tensions communautaires tournent à l'affrontement. L'armée syrienne et les forces de sécurité interviennent le 15 juillet. Des tribus bédouines armées, venues de Deraa — capitale de la province rurale et tribale du Haurane — où elles s'étaient rassemblées, entrent dans la ville pour aider leurs « frères opprimés ». Les combats se généralisent. Des civils sont victimes d'exactions. Israël bombarde Damas — aux abords du palais présidentiel, de l'aéroport militaire de Mezzeh et le Sud syrien — « en soutien des milices druzes », exhortant les forces gouvernementales à se retirer de la zone. Ce qu'elles font, et un cessez-le-feu est signé le 21 juillet. Le lendemain, les autorités syriennes annoncent qu'elles vont enquêter sur ces massacres et s'engagent à en punir les auteurs.
En Syrie, les Druzes représentent environ 3 % de la population. Mais à Soueïda, ils forment 90 % des habitants. Cette minorité religieuse, dont la foi repose sur un syncrétisme entre philosophie grecque, islam et christianisme, est concentrée dans cette province depuis le XIXe siècle. Les Bédouins, qui appartiennent au courant sunnite — majoritaire en Syrie —, représentent 3 % de la population locale. Souvent marginalisés, soupçonnés de sympathie avec la rébellion ou les groupes islamistes, les Bédouins accusent le régime Assad et les milices druzes de les avoir exclus de la société.
Soueïda, refuge de nombreux déplacés sunnites depuis 2011, voyait ses équilibres déjà mis à l'épreuve. En huit jours — plus de 1 400 morts, majoritairement druzes, des maisons brûlées, des familles exilées —, la coexistence a pris feu.
Passionné de documentaires, Safi, bouille d'étudiant aux yeux marron, avait monté sa petite société de production à Soueïda. Le 16 juillet, il sort chercher du pain pour sa mère et sa sœur. Il entend des cris, voit un tank et un drapeau noir. Peut-être l'Organisation de l'État islamique (OEI) ? Il n'a pas le temps de comprendre.
Trois balles le frappent — au bras, au visage, à la jambe. Il rampe sur 50 mètres au sol puis s'effondre sur le dos. Il se souvient du soleil de ce milieu d'après-midi et de crier. Fort. Les tirs continuent. Un étudiant en médecine le trouve et l'emmène sur un brancard à l'hôpital Watan, à quelques mètres, lui aussi ravagé par les combats. Son père est tué le même jour.
Le quartier d'Al-Qaria, où il vit, est devenu une zone de guerre. Quatre jours après le cessez-le-feu, aux abords de l'hôpital où il est soigné, la brise fait remonter une odeur de mort. Dans l'entrée du bâtiment, du sang séché sur le sol. Les murs sont criblés de balles. Il interrompt les infirmiers venus le soigner pour terminer son récit. « Ils m'ont visé délibérément », insiste-t-il. Quand il évoque le gouvernement qui avait promis de protéger les minorités dans le pays, il parle de « trahison ». Il est retourné chez lui. Sourd d'une oreille, défiguré et incapable de se déplacer seul.
Safi raconte l'histoire qu'on lui a transmise. Il évoque l'année 2000, « les couteaux, les disputes de terres ». Cette année-là, un Bédouin tue un Druze dans un conflit foncier. En représailles, des manifestations éclatent dans Soueïda. Mais ce sont les manifestants druzes qui tombent sous les balles du régime. Ce mitraillage reste un traumatisme fondateur de la méfiance des Druzes envers l'État et de leurs rapports à la communauté bédouine. Safi n'était pas né. Il n'a rien vu. Mais il a fait siennes ces rancœurs : « Depuis ce moment-là, avec les Bédouins, on se dit bonjour. C'est tout. » Après 2011, le fossé s'est creusé.
Deraa a été le foyer de la révolution syrienne, où les premières manifestations éclatent après l'arrestation de jeunes ayant inscrit sur un mur un slogan contre le régime Assad : « Ton tour arrive, Docteur1. » La police syrienne rafle les tagueurs, les retient quarante-cinq jours et leur fait subir sévices et tortures. Pendant ce temps, l'étincelle de Deraa embrase le pays.
Dans les premières années du soulèvement, de nombreux Bédouins ont manifesté, soutenu les déserteurs, parfois rejoint les groupes armés. À Soueïda, les Druzes, eux, sont restés majoritairement neutres au début du conflit. Le régime a fermé les yeux face à la montée des milices locales, en échange d'un calme apparent et en y voyant une possibilité de diviser la population.
Dès 2015, les premières incursions djihadistes apparaissent dans la région. Le 25 juillet 2018, une série d'attaques revendiquées par l'OEI fait plus de 250 morts à Soueïda. Cet épisode ancre chez les Druzes une peur durable des communautés sunnites environnantes. Au cours de la guerre civile syrienne, la population s'arme massivement. Chaque maison druze possède désormais une arme, symbole de défense, d'honneur, de survie.
À Soueïda, la contrebande a prospéré. Le sud de la Syrie est devenu un couloir stratégique pour la drogue de synthèse, le captagon. Ce trafic, vital pour l'économie de guerre du régime Assad, a exacerbé les rivalités locales. Le contrôle des routes, des checkpoints et des cargaisons de drogue a renforcé les milices, toutes communautés confondues — et alimenté la militarisation du territoire.
Après la chute du régime d'Assad le 8 décembre 2024, plusieurs dépôts d'armes ont été pillés dans le Sud. L'heure des vendettas était venue. Safi est convaincu qu'on veut les tuer car druzes : « Ils nous considèrent comme infidèles, pas comme des musulmans. » À Soueïda, un milicien druze affirme, en parlant des Bédouins : « Ils sont sunnites. Ce sont les mêmes que ceux qui ont massacré nos familles. »
À 17 kilomètres plus au sud, le lendemain du drame vécu par Safi, les forces de sécurité syriennes et les tribus bédouines se retirent de Soueïda, laissant le champ libre aux représailles. La communauté visée : les Bédouins sunnites, du même courant religieux que le président intérimaire de Syrie, Ahmed Al-Charaa. Les milices druzes encerclent Chahba, quartier mixte jusqu'alors. Des vidéos d'exécutions sommaires visant les Druzes circulent. L'une d'elles montre huit hommes non armés exécutés sur un rond-point du centre-ville. Sur une autre, deux hommes armés crient : « Tu es druze ? », avant d'ouvrir le feu sur un vieil homme dans la rue. Sur d'autres images, des Druzes se font raser la moustache de force, symbole d'honneur dans leur culture. Le 10 août, le média Suwayda 24 diffuse une image de vidéosurveillance datée du 16 juillet, tournée à l'hôpital national de Soueïda. On y voit des hommes en uniforme — dont certains portent les insignes de services de sécurité intérieure ou de la défense — abattre un secouriste bénévole dans un couloir. Ces images renforcent l'hypothèse d'une implication directe des forces liées au gouvernement dans les violences visant des civils, principalement druzes.
À mesure que la communauté druze compte ses morts, la colère monte — et se retourne contre les civils bédouins. Leith parle de miliciens druzes lourdement armés postés dans un immeuble qui surplombe le quartier, derrière sa maison. « Ils nous ont dit : “Vous avez deux heures pour évacuer.” Mais vingt minutes plus tard, ils ont commencé à tirer. » Leith supplie son père de fuir. Il refuse : « Je ne quitterai pas la maison où nous avons grandi. Va. Si je meurs, que Dieu te garde en vie. » Avec son oncle, Leith grimpe à l'arrière d'une moto. Les balles sifflent. Il sent son cœur battre. Fort. Dans sa fuite, il voit une femme enceinte tuée. Son fils à ses côtés, démembré. Lui et son oncle se cachent dans les champs pendant six heures, avec des femmes, des enfants.
Quand il revient chez lui, quelques jours plus tard, Chahba est méconnaissable. Du sang dans les rues. Une chaussure au sol devant la mosquée. Une femme crie : « C'est celle de mon mari ! » Leith est emmené pour identifier des corps. Le premier : un jeune de son quartier qui s'est marié une semaine plus tôt. Puis sa grand-mère, 95 ans. Son oncle. Sa tante. Leurs enfants de 7 et 15 ans. Encore une tante. Six membres de sa famille. Il apprend que sa mère, son père et ses frères ont survécu.
Quelques jours plus tard, à la suite du cessez-le-feu déclaré le 21 juillet sous l'égide des États-Unis, l'armée organise l'évacuation de 1 500 familles bédouines. À Izra, dans la province voisine de Deraa — à 90 % sunnite —, les réfugiés bédouins sont accueillis avec des tirs de joie. Mais Leith ne célèbre rien. « On quittait notre terre comme si elle ne nous appartenait plus. »
Leith se souvient. « Quand il n'y avait plus de pain, pendant la guerre, les Druzes recevaient des rations du régime Assad. Nous, on nous envoyait ce qu'il restait. » Il parle sans s'animer, comme on récite un proverbe. « Même les enfants savent qu'ils sont bédouins. Et ce que cela signifie : rien. », ajoute une professeure bédouine, à ses côtés dans l'école d'Izra, transformée en dortoir pour les déplacés bédouins.
La méfiance entre communautés s'est construite au fil des années. Sous Hafez Al-Assad, la province de Soueïda était stable. Les élites druzes occupaient des postes importants dans l'appareil d'État. Les Bédouins, eux, restaient à la marge : éleveurs, journaliers, mal recensés, sans influence politique. Conflits fonciers, pastoraux, rivalités sur l'eau et accès aux terres ont longtemps opposé Druzes sédentaires et Bédouins nomades. Ces tensions rurales, anciennes, ont nourri un ressentiment enfoui.
Leith a grandi avec. « On nous punit depuis 2011, parce qu'on a soutenu la révolution. Parce qu'on est bédouins. » Il le dit sans haine dans la voix. Mais avec lassitude. « Ils ne nous considèrent même pas comme des citoyens de seconde zone. Plutôt comme des insectes. »
Leith vit maintenant à Damas. Il partage une chambre dans un hôtel avec son cousin de 17 ans, qui a perdu toute sa famille. Ils jouent à FIFA sur le téléphone. Sont fans du Real Madrid. Mangent des glaces. Vont au marché. Ils essaient d'avoir encore l'âge qu'ils ont. Le jeune bédouin regarde au-dehors, et demande, en parlant d'une cohabitation avec les Druzes : « Toi, tu pourrais vivre avec ceux qui ont tué ton père ? Ta famille ? Impossible. » Il le dit clairement : « Je ne rentrerai que si l'État contrôle Soueïda. Sinon, ils nous tueront. »
Safi, lui, cherche un passeport. Il veut partir. « Je ne me sens plus en sécurité ici. » Trop de douleur, trop de blessures. La situation est tendue ; des combats sporadiques ont lieu dans la campagne. Soueïda reste coupée du pays. « Ma confiance dans ce nouveau gouvernement est en dessous de zéro, confie-t-il. Et les Bédouins ? La plupart, je ne peux pas leur faire pleinement confiance. C'est quelque chose dans le regard. »
La nuance viendra d'un oncle de Leith, parlant de sa fille de 17 ans, pendant les affrontements : « Un voisin druze l'a portée hors des flammes. Puis il est revenu la chercher. Je ne sais pas pourquoi il l'a fait. Il lui a sauvé la vie. »
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1Bachar Al-Assad est ophtalmologue de formation.
12.08.2025 à 06:00
Anas Al-Sharif avait 28 ans. Marié, père de deux enfants — une petite fille, Sham, connue de tous ceux qui le suivaient sur ses réseaux sociaux, tellement il en était dingue, et Salah, son petit dernier. Anas est mort. Ce reporter de la chaîne Al-Jazira, devenu son principal correspondant à Gaza après l'évacuation de Wael Al-Dahdouh, a été tué par l'armée israélienne le dimanche 10 août 2025. Quatre de ses collègues — Mohammed Qreiqaa, Ibrahim Dhahir, Moamen Aaliwa et leur chauffeur (…)
- Magazine / Israël, Palestine, Bande de Gaza, Presse, Médias, Génocide, Gaza 2023-2025, ÉditorialAnas Al-Sharif avait 28 ans. Marié, père de deux enfants — une petite fille, Sham, connue de tous ceux qui le suivaient sur ses réseaux sociaux, tellement il en était dingue, et Salah, son petit dernier.
Anas est mort. Ce reporter de la chaîne Al-Jazira, devenu son principal correspondant à Gaza après l'évacuation de Wael Al-Dahdouh, a été tué par l'armée israélienne le dimanche 10 août 2025. Quatre de ses collègues — Mohammed Qreiqaa, Ibrahim Dhahir, Moamen Aaliwa et leur chauffeur Mohammed Noufal — ainsi qu'un autre journaliste pigiste, Mohammed Al-Khaldi, sont également morts dans le bombardement par Israël de la tente des journalistes qui se trouvait à côté de l'hôpital Al-Shifa.
Ce sont là les informations qui auraient dû faire la Une, lundi matin, de toute la presse et de tous les médias audiovisuels français. Cela, et le rappel incessant, qui devrait faire l'ouverture de chaque journal télévisé, de chaque article : Israël interdit aux journalistes du monde entier d'accéder à Gaza et tue nos confrères et nos consœurs sur place qui nous permettent de savoir ce qui s'y passe.
Mais ça, c'est la théorie.
« Un terroriste dit Israël, un assassinat selon la chaîne qatarie. » Balle au centre. C'est ainsi que l'on annonce ces meurtres dans le journal de la première matinale de France (France Inter). Même son de cloche sur France Info. Dans le journal de 20 heures de France 2, on tend carrément le micro à Olivier Rafowicz, le porte-parole de l'armée israélienne. Un an et dix mois après le début de la guerre génocidaire contre Gaza, et alors que le chef du gouvernement israélien, Benyamin Nétanyahou, est sous le coup d'un mandat d'arrêt international émis par la Cour pénale internationale (CPI), alors que des procès sont intentés contre des soldats israéliens porteurs d'une double nationalité dans leur deuxième pays, le narratif israélien, lui, a toujours sa place dans les médias français. Et la solidarité d'une profession connue pour son corporatisme s'arrête à la frontière arabe du Proche-Orient. Le décompte macabre quant à lui devient absurde et presque irréel : depuis le mois d'avril, on parle de « plus de 200 journalistes tués ». Que de noms, depuis, se sont rajoutés à la liste.
À la faveur de la guerre à Gaza, Israël a pu passer du déni à la revendication. Il n'y a pas si longtemps, quand son armée ciblait et tuait des journalistes, Tel-Aviv se contentait de s'en laver les mains, de feindre l'incompréhension puis, finalement, promettre l'ouverture d'une enquête. C'est ce qui s'est passé au moment du meurtre d'une autre correspondante de la chaîne Al-Jazira, Shirin Abou Akleh. Et la stratégie a fait ses preuves : elle permet de faire passer pour hystériques les accusations palestiniennes « sans preuve » puis d'affirmer, quand les faits sont trop évidents, qu'on a ouvert une enquête, assez longue pour que tout le monde oublie l'affaire.
Or, à Gaza, a fortiori depuis le 8 octobre 2023, Israël revendique ses assassinats. Il suffit d'affirmer — comme pour les hôpitaux, les écoles, les universités, les milliers d'enfants tués — l'existence d'un lien avec le Hamas. Comme le rappelle le journaliste israélien Yuval Abraham sur son compte X :
Après le 7 octobre, un groupe appelé « cellule de légitimation » a été mis en place au sein du renseignement militaire israélien (Aman). Il était composé d'agents du renseignement chargés de rechercher des informations permettant de donner une « légitimité » aux actions de l'armée à Gaza — tirs ratés du Hamas, utilisation de boucliers humains, exploitation de la population civile. La principale mission de cette cellule consistait à trouver des journalistes gazaouis qui pourraient être présentés dans les médias comme des membres du Hamas déguisés.
Et ça marche. Quelques heures à peine après son assassinat, des photos d'Anas Al-Sharif — notamment un selfie pris avec des dirigeants du Hamas, dont Yahya Al-Sinouar — ont commencé à circuler sur les réseaux sociaux. Dans un fil WhatsApp qui regroupe plusieurs dizaines de journalistes, principalement français, les photos sont partagées : avez-vous vu ces clichés ? Qu'en pensez-vous ?
Les images sont relayées en toute neutralité. On n'affirme rien, on pose la question. La sacro-sainte objectivité journalistique est respectée. On souhaite simplement comprendre, être au plus près de la vérité. Pourtant de nombreux.ses correspondant
e s au Proche-Orient conservent des clichés d'eux et elles avec un « dictateur » ou un « terroriste » dont i e ls ne sont pas fier e s. Il y a quelques mois, on a même vu une journaliste française, Laurence Ferrari, poser tout sourire avec un criminel de guerre recherché par la justice internationale : Benyamin Nétanyahou.Anas Al-Sharif se savait en danger. Avant d'être tué, il a été menacé plus d'une fois, sa maison bombardée, son père tué en décembre 2023. Le 24 juillet 2025, le porte-parole en arabe de l'armée israélienne, Avichay Adraee, a publié sur les réseaux sociaux une vidéo l'accusant directement d'être membre des brigades Azzedine Al-Qassam, la branche armée du Hamas, selon « des documents trouvés à Gaza ». Le journaliste a dénoncé ces accusations, a demandé à ses confrères et consœurs à travers le monde de relayer son message. Le Committee to protect journalists (Comité pour la protection des journalistes, CPJ) a tiré la sonnette d'alarme1. Anas Al-Sharif a également affirmé, à plusieurs reprises, sa non-affiliation à aucune organisation politique. Alors que toute sa profession et tous ses compatriotes sont ciblés par une guerre génocidaire, il fallait encore montrer patte blanche. Mais cela n'a pas suffi.
Le problème dans la manière dont nombre de journalistes français couvrent la mort d'Anas Al-Sharif ne réside pas dans le fait de vouloir en savoir plus sur lui ; le problème, c'est le sous-texte : au fond, Anas Al-Sharif n'était peut-être pas complètement innocent. À partir de là, son sort peut être soumis au bon vouloir de l'armée israélienne. Et de tous ceux qui pensent qu'il n'y a pas d'innocents à Gaza.
Si les rédactions ne jugent toujours pas indécent de relayer le narratif israélien, alors que toutes les organisations de droit international qualifient ce qui se passe à Gaza de génocide, c'est parce que cette séquence acte le paroxysme d'une idée profondément implantée dans les esprits par « la guerre contre le terrorisme », elle-même héritage d'une logique coloniale : nous nous battons contre des barbares, il ne faut jamais l'oublier. Que l'on soit journaliste pour une chaîne qatarie, que l'on se soit pris en photo avec un dirigeant du Hamas, qu'on ait pris sa carte au parti pour obtenir plus facilement un poste dans l'administration à Gaza, que l'on soit un responsable politique ou un combattant des Brigades Al-Qassam : peu importe. Si l'on n'a pas l'âme immaculée, nullement entachée par le poison du terrorisme, on peut être une cible légitime. Et des journalistes biberonnés aux droits humains et au politiquement correct, qui s'indigneront à juste titre qu'un journaliste soit tué en Ukraine sans relayer la propagande russe, trouveront le moyen de rendre le crime acceptable. A contrario, un Israélien, même soutien du gouvernement d'extrême droite de Benyamin Nétanyahou, même s'il défile en criant « Mort aux Arabes », même s'il bloque l'accès de l'aide humanitaire à Gaza, même s'il a servi l'armée durant ce génocide, demeure à jamais innocent. Et l'on peut l'interviewer sans état d'âme.
« Israël, selon cette vision occidentale politico-médiatique, ne tue pas, même si les Palestiniens meurent. C'est dans ce paradoxe intenable que nous vivons depuis le 7 octobre », écrit la journaliste Hassina Mechaï2. Cette logique précède en réalité cette date, mais elle est, depuis, clairement revendiquée. Israël « se défend », « riposte », anticipe des actes terroristes, ou en lien avec des groupes terroristes, ou potentiellement terroristes, ou soupçonnés de terrorisme. Ceux qui en meurent sont — peut-être, probablement, vraisemblablement — coupables. Comme le sont tous les Arabes.
Anas Al-Sharif et cinq autres journalistes ont été tués par l'armée israélienne le dimanche 10 août 2025. Les journalistes qui ne dénoncent pas ce crime en ces termes en sont directement complices.
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12.08.2025 à 06:00
Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Ils se sont réfugiés à Rafah, ensuite à Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu de janvier 2025 — rompu par Israël le (…)
- Dossiers et séries / Palestine, Bande de Gaza, Génocide, Témoignage , Focus, Gaza 2023-2025, FamineRami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Ils se sont réfugiés à Rafah, ensuite à Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu de janvier 2025 — rompu par Israël le 18 mars —, Rami est rentré chez lui avec Sabah, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.
Dimanche 10 août 2025.
Voici l'histoire de Youssef, le garçon qui a échappé de justesse à une exécution sommaire par l'armée israélienne. Il y en a eu beaucoup depuis le début de l'invasion de Gaza. Mais il est rare que les cibles survivent et décrivent la réalité de ces crimes de guerre.
J'ai rencontré Youssef chez ses parents, là où ils sont réfugiés. Il m'a raconté les faits en détail. C'est un adolescent de seize ans, l'aîné d'une fratrie de quatre garçons et une fille. Le père de Youssef était un éleveur de poulets qui vivait bien de son travail. L'entreprise familiale possédait plusieurs fermes dans l'est de Chajaya, dans le nord de la bande de Gaza. Elles ont toutes été détruites, ainsi que leurs maisons. Comme des centaines de milliers de Gazaouis, la famille de Youssef a été obligée de se déplacer plusieurs fois : vers Rafah, au sud, puis à Al-Mawassi, pour remonter à Gaza-ville, où elle s'est installée dans le quartier de Cheikh Radwan.
Comme la plupart des habitants, la famille a dépensé toutes ses économies et dépend maintenant de l'aide humanitaire, qui comme vous le savez arrive au compte-gouttes. Le 22 juillet, vers midi, Youssef a fait ce que font tous les jeunes à Gaza : il est parti chercher de l'aide. Il avait entendu dire que des camions transportant de la farine allaient entrer par le terminal de Zikim, dans le nord de l'enclave. Voici son récit.
« Quand j'ai croisé des gens portant chacun un sac de farine, j'ai su que j'étais arrivé trop tard. Mais ils m'ont dit que d'autres camions allaient passer, pas par la route côtière cette fois, mais dans une rue parallèle, par le quartier Al-Amoudi. J'y suis allé, en même temps que des centaines d'autres. Mais au lieu des camions, nous avons vu arriver un char israélien. J'ai couru me réfugier dans les décombres d'un bâtiment. On était une douzaine à essayer de se cacher là. Le char ne s'est pas arrêté, il a continué sa route, droit devant, vers un autre bâtiment à moitié en ruines, où d'autres personnes s'étaient réfugiées. Il a commencé à tirer. Un deuxième tank est arrivé, il s'est mis à son tour à tirer des obus. Puis un troisième char, mais qui s'est arrêté devant l'endroit où nous essayions de nous cacher.
Il nous avait vus. Le char a tourné son canon vers nous. Trois soldats se tenaient dessus. L'un d'eux a fait signe, avec son fusil M-16, de sortir de notre cache. Il parlait un bon arabe. Je me suis dit que tout allait se passer comme d'habitude : on devrait se déshabiller, pour montrer soi-disant qu'on ne porte pas d'arme, et ils nous laisseront partir. On s'est tous mis en caleçon et on a avancé vers le char. C'est là que la mitrailleuse lourde du tank a commencé à tirer sur les quatre hommes qui étaient juste devant moi. J'ai vu ces gens être coupés en deux par les balles, j'ai vu des morceaux de chair voler en l'air, j'ai vu du sang jaillir partout. C'était épouvantable. J'étais terrifié. J'étais dans un groupe de six ou sept personnes, j'étais le plus jeune et le plus petit, et je me suis caché derrière eux. Je ne savais pas quoi faire d'autre.
Le soldat qui nous avait ordonné de sortir a tiré sur nous avec son M-16. Les hommes qui étaient devant moi tombaient. J'ai ressenti un choc violent à la poitrine et je suis tombé par terre. Je me suis dit tout de suite qu'il fallait faire le mort, parce que le soldat voulait vraiment tuer tout le monde. J'avais peur qu'il tire encore pour m'achever. Je sentais du sang qui coulait de ma bouche et de ma poitrine, et aussi de mon dos. Et puis j'ai entendu des chuchotements, j'ai compris que c'étaient deux hommes qui étaient restés cachés dans les décombres. Les Israéliens ne les avaient pas vus. Ils me disaient tout bas qu'ils ne voulaient pas sortir, et de continuer à faire le mort, parce que sinon le soldat allait revenir me tuer. Je suis resté par terre. Les trois chars encerclaient l'autre bâtiment, et tiraient de temps en temps.
Au bout de deux heures, ils sont partis. Les deux hommes sont sortis de leur cachette. Ils m'ont pris sur leurs épaules. Ils ont rencontré par la suite deux autres hommes. J'ai senti qu'ils m'allongeaient sur un matelas. Tous les quatre m'ont transporté ainsi, en marchant le plus vite possible. On est arrivé à un rond-point d'où partait la rue principale, perpendiculaire à la mer. Là, ils m'ont dit : "On ne peut pas continuer à te transporter, on doit partir vite." Je leur ai demandé d'envoyer un message à mon père, en leur donnant le numéro. Ils l'ont appelé, lui ont dit que j'étais gravement blessé et lui ont donné l'endroit exact où j'étais. Puis ils sont partis. Je ne sais pas combien de temps je suis resté là, jusqu'à ce que mon père arrive. »
Le père de Youssef savait déjà que son fils était en danger. L'un de ses fils devait l'attendre au rond-point avec un vélo pour transporter un éventuel sac de farine, mais il avait vu les chars un peu plus loin, et il était rentré à la maison. Le père a fait à pied les quinze kilomètres depuis Cheikh Radwan, en prenant de gros risques : l'endroit où l'on avait laissé son fils se trouvait dans une zone interdite par l'armée israélienne. Quand il a vu son père, Youssef s'est évanoui. « J'ai essayé d'arrêter l'hémorragie en mettant mon t-shirt sur la blessure, raconte le père. Puis je l'ai pris sur mes épaules, et j'ai marché vers la clinique qui se trouve dans le quartier de Cheikh Radwan. » Une quinzaine de kilomètres encore, en portant cette fois son fils inconscient.
À la clinique, ils m'ont dit qu'ils n'avaient pas les moyens de le soigner. Ils ont appelé une ambulance qui l'a emmené à l'hôpital baptiste (Al-Ahly), qui fonctionne encore un peu. Là, Youssef s'est réveillé. Ils lui ont mis des tuyaux partout, dans le nez, dans le ventre, pour absorber le sang et arrêter l'hémorragie. Il a passé des heures dans le bloc opératoire. Grâce à Dieu, il en est sorti vivant. Mais la balle était toujours dans son torse, non loin du cœur. Le chirurgien m'a dit qu'il n'avait pas les moyens de procéder à cette microchirurgie. Il a dit à Youssef que pour l'instant, il devait vivre avec cette balle dans la poitrine, ce qui voulait dire ne pas trop bouger. Et d'ajouter : « Maintenant, tu dois rentrer chez toi. Nous ne pouvons pas te garder. Tu es en vie, c'était notre priorité. Mais il y a beaucoup d'autres priorités, beaucoup de blessés graves à sauver. »
Maintenant, Youssef est chez ses parents. Il est alité, on craint que la balle se déplace et cause une nouvelle hémorragie, ou atteigne le cœur. Youssef est traumatisé, physiquement et moralement. Il est en état de choc. Il a toujours peur. Il tremble en parlant. Il n'a plus le contrôle de ses muscles. Il est incontinent. Il a seize ans et il arrive à peine à survivre. Un garçon de seize ans qui a vu une mitrailleuse déchiqueter des êtres humains, des hommes tomber juste devant lui et qui s'attendait à mourir comme eux.
Youssef aurait besoin d'une évacuation sanitaire urgente pour être opéré à l'étranger. Ils sont des centaines, des milliers de blessés graves comme lui, qui ne pourront être sauvés que dans des hôpitaux réellement en état de fonctionnement.
Des exécutions sommaires de civils, on en entend parler tous les jours. Youssef dit que dans cette zone-là, dont les habitants ont pris la fuite, il a vu des centaines de corps en décomposition, que personne n'a pu venir chercher. Les cadavres sont dévorés par les chiens et les chats errants, ou réduits à l'état de squelettes. La semaine dernière, l'armée israélienne a autorisé un accès temporaire à cet endroit. Des volontaires ont ramené des corps, des os, des squelettes. Beaucoup d'autres cadavres sont toujours sur place.
D'autres témoins disent que les Israéliens creusent des fosses communes au bulldozer pour enterrer les victimes de ces exécutions. La plupart ne sont pas des combattants. Beaucoup sont des jeunes qui, comme Youssef, voulaient seulement rapporter un sac de farine pour que leur famille ne meure pas de faim.
La famine est une arme fatale, plus que les bombardements. Elle pousse les gens à risquer leur vie. Ils n'ont pas le choix. Presque tous les Gazaouis sont dans la même situation que la famille de Youssef, quel que soit leur milieu social. Ceux qui avaient des économies les ont dépensées, et dépendent entièrement de l'aide humanitaire. Et comme cette aide n'entre pas, soit les gens vont participer aux hunger games en tentant de récupérer quelque nourriture dans les centres de distribution de la société israélo-américaine Gaza Humanitarian Fundation (GHF), où l'armée tirera sur eux. Ou bien ils attendent le passage des rares camions qui entrent dans la bande de Gaza, qu'ils prennent d'assaut, les plus forts réussissant à récupérer un sac.
Voilà la vie que nous sommes en train de vivre. Les massacres par les bombardements, les tueries, les destructions des maisons, l'assassinat de ceux qui cherchent de la nourriture. Juste parce que ce sont des Palestiniens qui ne veulent pas mourir.
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Journal de bord de Gaza
Rami Abou Jamous
Préface de Leïla Shahid
Présentation de Pierre Prier
Éditions Libertalia, collection Orient XXI
29 novembre 2024
272 pages
18 euros
Commander en ligne : Librairie Libertalia