31.12.2025 à 08:51
Cavan W. Concannon, Professor of Religion and Classics, USC Dornsife College of Letters, Arts and Sciences

Derrière la fête de la Saint-Sylvestre se cache une histoire de pouvoir : celle d’un christianisme qui, au IVᵉ siècle, invente les récits et les traditions destinés à légitimer son alliance avec l’État.
Le 31 décembre, tandis que la majorité d'entre nous se préparent à célébrer le réveillon du Nouvel An, quelques catholiques commémorent également la fête de saint Sylvestre.
On sait peu de choses avec certitude sur la vie de Sylvestre, mais il a vécu à une période charnière de l’histoire du christianisme. De 314 à 335 de notre ère, Sylvestre fut l’évêque de Rome, ce que l’on appelle aujourd’hui le pape, même si la fonction n’avait alors pas le pouvoir qu’elle exercera par la suite. Le mot « pape » vient du grec signifiant « père » et était largement utilisé par les évêques jusqu’au Ve siècle, lorsque l’évêque de Rome a commencé à en monopoliser l’usage.
L’époque de Sylvestre est à la fois marquée par les troubles et par une profonde transition pour les chrétiens de l’Empire, alors que des communautés chrétiennes sortent des persécutions pour nouer une alliance puissante avec l’État romain. Son histoire est étroitement liée à cette alliance, qui allait transformer en profondeur la trajectoire du mouvement initié trois siècles plus tôt par la figure de Jésus. Le christianisme devient alors la religion des rois, des États et des empires.
Les informations fiables sur la vie de Sylvestre sont rares. Le « Liber Pontificalis », un recueil de biographies pontificales commencé au VIᵉ siècle, indique qu’il était originaire de Rome et fils d’un homme par ailleurs inconnu nommé Rufinus.
Jeune homme, Sylvestre a connu les persécutions lancées sous l’un des coempereurs de l’époque, Dioclétien, à partir de 303 de notre ère. Ces persécutions se sont poursuivies plusieurs années après l’abdication de Dioclétien.
Si l’on imagine volontiers les premiers chrétiens constamment persécutés par l’État romain, les historiens nuancent cette vision. Mais les persécutions entamées sous Dioclétien, elles, font figure d’exception. À cette époque, l’État exigeait des chrétiens qu’ils sacrifient aux dieux pour le bien de l’Empire, sous peine de sanctions — parfois violentes.
Selon le théologien chrétien Augustin, certains chrétiens ont par la suite accusé Sylvestre d’avoir « trahi » sa foi durant cette période. Il lui était reproché d’avoir remis aux autorités romaines des livres sacrés chrétiens et d’avoir fait des offrandes aux dieux romains.
Les persécutions prennent fin en 313, lorsque les coempereurs Constantin et Licinius signent l’édit de Milan, qui accorde une forme de tolérance au christianisme dans l’Empire. Un an plus tard à peine, Sylvestre devient évêque de Rome. Constantin s’impose rapidement comme un grand protecteur des chrétiens, même si l’ampleur de sa pratique personnelle du christianisme fait débat. Avec le soutien impérial s’ouvre à Rome une vaste campagne de constructions chrétiennes, à tel point que l’essentiel de la biographie de Sylvestre dans le « Liber Pontificalis » se résume à l’énumération des églises que Constantin a offertes à la ville.
Avant comme pendant l’épiscopat de Sylvestre à Rome, il existait dans l’Empire de nombreuses formes de christianisme. Cette diversité inquiétait Constantin, soucieux de promouvoir l’unité et l’ordre au sein de ses territoires. Il entreprend donc de réunir des conciles de clercs chrétiens afin de trancher les questions les plus controversées.
En 314, l’année même où Sylvestre devient évêque, l’empereur convoque le concile d’Arles pour régler un conflit apparu parmi les évêques africains — ce que l’on appelle la controverse donatiste. La question centrale était de savoir si un prêtre ayant trahi sa foi lors des persécutions conservait une ordination valide.
Une dizaine d’années plus tard, peu après que Constantin est devenu l’unique dirigeant du monde romain, il convoqua un autre concile à Nicée, dans l’actuelle Turquie. Cette fois, il souhaitait que les responsables chrétiens s’attaquent à une fracture émergente centrée sur l’activité d’un clerc charismatique nommé Arius. Sylvestre n’assista pas non plus à ce concile, mais envoya là encore des représentants.
Le concile adopta finalement ce que l’on a appelé le Credo de Nicée, une profession de foi qui demeure importante pour de nombreux chrétiens aujourd’hui. Toutefois, le concile ne résolut pas la division autour d’Arius. En réalité, Constantin sera plus tard baptisé par un partisan d’Arius, Eusèbe de Nicomédie.
Les décennies durant lesquelles Sylvestre présida l’Église transformèrent le christianisme : d’un groupe persécuté, il devint un allié de l’État. Cette alliance rendit les divergences théologiques entre chrétiens encore plus explosives, puisque la force de l’Empire pouvait désormais être mobilisée contre ses adversaires.
Mais pourquoi, malgré ces bouleversements majeurs, Sylvestre n’a-t-il pas été considéré comme un acteur central de la vie politique de son temps ?
C’est une question qui a hanté les chrétiens des générations suivantes — au point qu’ils ont inventé des récits plaçant Sylvestre au cœur même des événements.
Au Ve siècle, un auteur anonyme rédigea une biographie connue aujourd’hui sous le nom des « Actes de Sylvestre », qui le présentait comme une figure centrale de la conversion de Constantin au christianisme.
Dans les Actes, Constantin apparaît d’abord comme un persécuteur des chrétiens, acte pour lequel Dieu le frappe de la lèpre. Sylvestre, qui vivait en exil sur une montagne près de Rome en raison de ces persécutions, est rappelé dans la ville après que les saints Pierre et Paul rendent visite à Constantin en rêve. Sylvestre recueille alors la confession de foi de Constantin, le guérit miraculeusement de sa lèpre, puis baptise l’empereur. Ainsi, ce dernier recevait enfin un baptême en bonne et due forme de la part d’un évêque orthodoxe, et non d’un hérétique arien.
Un siècle plus tard, le « Liber Pontificalis » affirme que c’était Sylvestre, et non Constantin, qui avait convoqué les conciles d’Arles et de Nicée. Le texte lui attribue également une série de décisions juridiques. Ces réécritures du récit autour de Sylvestre l’élevaient au rang d’acteur majeur des événements de son époque. Elles soutenaient aussi un effort croissant visant à doter l’évêque de Rome d’un type d’autorité comparable à celle qu’exercent les papes modernes.
Avec le temps, les légendes autour de Sylvestre n’ont fait que s’amplifier — au point d’inclure un combat contre un dragon démoniaque. Mais l’héritage le plus célèbre, et le plus controversé, associé à Sylvestre est sans doute lié à la prétendue « Donation de Constantin ».
Ce document falsifié a été rédigé pour la première fois au VIIIe siècle de notre ère. La Donation affirme que l’empereur Constantin aurait légué à l’évêque de Rome — en l’occurrence Sylvestre — le contrôle de la ville de Rome, de l’Empire romain d’Occident, d’immenses territoires relevant de l’autorité impériale, ainsi qu’une autorité sur les Églises des autres grands centres du monde chrétien, dont Constantinople.
Pendant des siècles, ce document a servi de fondement aux revendications pontificales en matière de pouvoir à la fois ecclésiastique et civil. Au XVe siècle, le cardinal allemand Nicolas de Cues et l’érudit italien Lorenzo Valla démontrèrent que la Donation était un faux, mais à ce stade les papes avaient déjà accumulé l’autorité et la richesse désormais associées à la fonction.
Même si les détails précis de la vie de Sylvestre resteront sans doute à jamais mystérieux, l’époque dans laquelle il a vécu a été décisive pour l’histoire du christianisme et de l’Occident. Durant son épiscopat, le christianisme a fait ses premiers pas vers une alliance durable avec le pouvoir impérial et étatique. Avec le temps, le récit de Sylvestre a été enrichi, non seulement pour justifier cette alliance, mais aussi pour soutenir l’idée que l’Église devait exercer un pouvoir politique.
Aujourd’hui, un bloc influent de nationalistes chrétiens aux États-Unis cherche un pouvoir similaire. Pour certains, l’inspiration de ce projet politique repose sur l’idée d’une alliance naturelle entre l’Église et l’État — qui commencerait avec Constantin, mais elle cherche sa justification dans des traditions inventées autour de la vie de Sylvestre. Or cette alliance fut un accident de l’histoire, et non une fatalité. Avec le temps, les chrétiens de l’Empire romain ont élaboré des justifications expliquant pourquoi l’Église devait s’aligner sur l’État — puis, à terme, devenir l’État.
Cavan W. Concannon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
30.12.2025 à 12:31
Robert Kluijver, Docteur associé au Centre de Recherches Internationales CERI, Sciences Po/CNRS, spécialiste de la Corne d'Afrique., Sciences Po
Israël vient de devenir le premier pays à reconnaître l’indépendance du Somaliland, plus de trente ans après que celui-ci se soit de facto totalement détaché de la Somalie. À travers cette décision, Tel-Aviv cherche à obtenir une place forte sur la très stratégique mer Rouge, à faire pencher en sa faveur les équilibres géopolitiques régionaux et, possiblement, à expulser vers ce territoire de la Corne de l’Afrique de nombreux Palestiniens. Le Somaliland se réjouit de cette première reconnaissance internationale, mais est-il vraiment positif pour lui de se retrouver ainsi l’obligé d’Israël ?
Le 26 décembre dernier, Israël a surpris le monde entier en reconnaissant officiellement l’indépendance du Somaliland. Quelles sont les motivations de cette annonce inattendue, et quelles conséquences peut-elle avoir ?
L’État du Somaliland, formé en 1991, est indépendant à tous points de vue, mais Israël est le premier État souverain à le reconnaître. Pour tous les autres pays et les organisations internationales, le Somaliland (4,5 millions d’habitants) reste sous le contrôle de l’État somalien, duquel il a fait sécession après avoir subi une guerre aux allures de génocide à la fin des années 1980.
Aujourd’hui, l’État fédéral somalien est en proie aux attentats commis par les organisations Al-Chabaab et État islamique, connaît un niveau de violence élevé et un degré de corruption à battre tous les records.
En comparaison, le Somaliland est un havre de paix démocratique et stable, qui jouit de sa propre Constitution, d’un système politique et électoral qui fonctionne plutôt bien, de sa propre monnaie et de sa propre armée.
Le président Abdirahman Irro avait certainement besoin de cette bonne nouvelle. Après sa victoire le 13 novembre 2024, son gouvernement s’est enlisé dans des conflits claniques et a fait peu de progrès sur les fronts critiques de l’emploi des jeunes, de la croissance économique et de la lutte contre l’inflation. Après l’annonce israélienne, des foules en liesse sont descendues dans les rues de Hargeisa, la capitale du Somaliland.
Qu’apporterait une large reconnaissance internationale aux Somalilandais, à part la fierté ? L’acceptation de leurs passeports et l’intégration dans les systèmes bancaires internationaux, ce qui facilitera le commerce, ainsi que la liberté pour le gouvernement d’emprunter de l’argent aux organisations financières internationales afin de financer le développement.
Mais on n’en est pas là. Le président Trump n’a pas donné suite à l’initiative israélienne. « Qui sait ce que c’est, le Somaliland ? » a-t-il demandé.
Cependant, on sait que les États-Unis ont récemment visité les côtes du Somaliland pour étudier la possibilité de l’implantation d’une base militaire.
Les vives réactions de l’Union africaine, de l’Égypte, de la Turquie et de maints autres membres de l’Organisation de la coopération islamique, qui ont tous affirmé leur attachement à l’intangibilité des frontières de la Somalie, dessinent une ligne de fracture géopolitique qui risque de s’aggraver dans un proche avenir. De l’autre côté, les pays qui estiment que l’indépendance du Somaliland serait dans leur intérêt – les Émirats arabes unis, l’Éthiopie et le Kenya – gardent le silence. Le ralliement à ce camp d’Israël – et potentiellement, un jour, des États-Unis – lui donne cependant beaucoup plus de poids.
Officiellement, Israël n’a donné aucune explication spécifique justifiant cette reconnaissance. Mais la plupart des analystes s’accordent à dire que la sécurité des lignes maritimes menant, par la mer Rouge, au port israélien d’Eilat et au canal de Suez en est la raison principale. Les côtes du Somaliland, en face du Yémen et proches du détroit de Bab el-Mandab, offriraient à l’État hébreu une plate-forme pour prendre en tenaille le Yémen des Houthis et déjouer l’influence régionale turque.
Un deuxième intérêt moins cité est le désir israélien de trouver un pays qui accueillerait les Palestiniens que le gouvernement Nétanyahou cherche à expulser. Plus tôt cette année, les efforts israéliens et américains visant à négocier un accueil des Palestiniens dans divers pays, y compris au Somaliland, ont fait couler beaucoup d’encre. Bien qu’un tel scénario paraisse à ce stade hautement invraisemblable, l’État somalilandais pourrait y trouver son avantage, si cela impliquait une reconnaissance internationale plus vaste et d’importants transferts de fonds.
Rappelons à cet égard que l’exode de centaines de milliers de Palestiniens vers le Koweït et d’autres pays du Golfe après l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza en 1967 contribua fortement au développement économique de ces pays. Mais les conditions étaient différentes. La main-d’œuvre palestinienne, éduquée et professionnelle, tombait à pic pour ces pays riches en pétrole mais manquant de ressources humaines, et par ailleurs arabophones. Au Somaliland, où 70 % des jeunes ne trouvent pas d’emploi, les Palestiniens auraient beaucoup plus de mal à s’intégrer.
Un troisième intérêt pourrait être de bouleverser un ordre régional globalement hostile à Israël. La reconnaissance du Somaliland, surtout si les Émirats, l’Éthiopie et les États-Unis venaient à emboîter le pas à Israël, sème le trouble parmi les rivaux de Tel-Aviv : l’Iran et le Yémen des Houthis, la Turquie et le Qatar (sponsors principaux de l’État fédéral somalien), ainsi que l’Égypte, alliée du Soudan, de l’Érythrée et de Djibouti pour isoler le rival éthiopien.
Cette reconnaissance surprise semble un pari risqué mais pourrait rebattre les cartes en faveur d’Israël. Un facteur clé est la légitimité domestique et la stabilité du gouvernement somalilandais, qui en fait un meilleur allié que le gouvernement de la Somalie fédérale.
À court terme, l’annonce semble jouer en faveur du président Irro et du légitime désir de reconnaissance du peuple somalilandais. Mais rentrer ainsi dans le camp israélien pourrait s’avérer, à moyen terme, un cadeau empoisonné. Les islamistes d’Al-Chabaab ont laissé le Somaliland tranquille depuis 2008 mais, de même que l’immense majorité des quelque 12 millions de citoyens de l’État fédéral, ils voient d’un très mauvais œil ce qui relève à leurs yeux d’une trahison à la fois de la cause palestinienne et de l’unité du peuple somalien. À suivre…
Robert Kluijver ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
29.12.2025 à 17:06
Sandra Lai, Postdoctoral Researcher, Ethiopian Wolf Conservation Programme, University of Oxford
Blessé par balle dans les montagnes d’Éthiopie, un loup d’Éthiopie a survécu contre toute attente. Son sauvetage, inédit, a changé bien plus que son destin individuel.
Quelle est la valeur d’un seul animal ? Lorsqu’un animal sauvage est retrouvé grièvement blessé, l’option la plus humaine consiste souvent à pratiquer l’euthanasie pour lui éviter des souffrances prolongées. C’est le plus souvent ce qui se passe, parfois à bon escient. Car quand on réunit les moyens nécessaires pour le sauver, un animal ainsi réhabilité puis réintroduit dans la nature peut être rejeté par son groupe, peiner à trouver de la nourriture ou à échapper aux prédateurs. Et même s’il survit, il peut ne pas se reproduire et ne laisser aucune empreinte durable sur la population.
Mais il arrive parfois qu’un cas isolé montre qu’une intervention peut faire bien davantage que sauver la vie d'un individu. Elle peut aussi transformer notre idée de ce qui est possible.
C’est l’histoire d’une seconde chance qui s’est jouée dans les Monts Simien, en Éthiopie. Là-bas, à 3 000 mètres d’altitude, l’oxygène se fait plus rare. Les nuits sont froides, et la vie n’offre que peu de répit. C’est aussi le territoire du loup d’Éthiopie (Canis simensis), le principal prédateur de cet habitat et le carnivore le plus menacé d’Afrique. Il ne reste plus guère que 500 loups adultes dans les hauts plateaux éthiopiens, dont environ 60 à 70 dans les Monts Simien.
Début mai 2020, l'un d'entre eux a subi une blessure grave — une fracture du fémur causée par un tir d’arme à feu. Parce qu'il n'était plus capable de suivre sa meute dans les hautes terres implacables, son sort semblait scellé. Habituellement, l’histoire s’arrête là. Mais cette fois-ci, il en a été autrement.
Je suis chercheuse en postdoctorat au sein de l’Ethiopian Wolf Conservation Programme, un programme qui se consacre depuis trente ans à la protection du loup d’Éthiopie et de son habitat montagnard. J’ai eu l’honneur de faire partie de l’équipe qui a documenté, pour la toute première fois, le sauvetage d’un loup d’Éthiopie, son traitement clinique en captivité, puis sa remise en liberté réussie après réhabilitation.
Des gardes du parc ont découvert le loup étendu sous un pont et ont alerté Getachew Assefa, chef de l’équipe de suivi des loups du Ethiopian Wolf Conservation Programme dans le parc national des monts Simien.
Il est rare qu’un loup d’Éthiopie soit abattu à l’intérieur du parc. Les autorités éthiopiennes chargées de la faune sauvage et l’Ethiopian Wolf Conservation Programme ont donc décidé de capturer l’animal, effrayé, et de tenter de le sauver.
Il s’agissait d’une démarche sans précédent, aucun loup d’Éthiopie n’ayant jamais été maintenu en captivité auparavant. La décision de le sauver reposait à la fois sur l’origine humaine de sa blessure et sur le faible nombre de loups encore présents dans le massif du Simien.
Un petit refuge de montagne a rapidement été transformé en enclos de fortune pour l'accueillir. C’est là que, pendant les 51 jours suivants, sa réhabilitation s'est déroulée.
Durant ces quelques semaines, il a reçu des soins vétérinaires intensifs, sous la supervision d’experts. Il a été pris en charge par Chilot Wagaye, garde issu de la communauté locale. Les progrès ont d’abord été incertains, puis les os fracturés ont commencé à se ressouder et, au bout d’un mois, le loup a pu se tenir debout seul.
On le baptisa alors Terefe, un nom qui signifie « survivant chanceux » en amharique, la langue locale.
Une fois sa patte rétablie, l’impatience de Terefe à quitter le refuge est vite devenue manifeste. La nuit, il hurlait, sans doute pour tenter d’appeler les membres de sa meute.
Fin juin 2020, il a été relâché près de son groupe, équipé d’un collier GPS léger — le tout premier jamais posé sur un loup d’Éthiopie. Ce dispositif a permis aux chercheurs de suivre ses déplacements et d’explorer une question cruciale : un loup réhabilité peut-il se réintégrer dans la nature ?
Peu après sa remise en liberté, les observations ont confirmé que Terefe avait été réintégré au sein de sa meute. Il est resté plusieurs semaines dans son territoire d’origine. Mais il a ensuite commencé à se déplacer plus largement dans les montagnes, rendant parfois visite à des meutes voisines, avant de finir par s’établir près du village de Shehano.
D'abord, les habitants ont été surpris de voir un loup s’approcher ainsi de leurs maisons et ils ont tenté de le chasser. Mais les agents de suivi, dirigés par Getachew et Chilot, leur ont raconté l’histoire de Terefe.
De cette meilleure compréhension a découlé une évolution des attitudes. Les villageois se sont alors montrés plus enclins à protéger Terefe… et les nouveaux membres de sa meute. Car le loup avait trouvé une partenaire et le couple avait donné naissance à une portée de louveteaux.
Aujourd’hui, la « meute de Terefe » existe toujours. Terefe a non seulement survécu, mais il a aussi laissé une descendance. Il a également modifié quelque chose de fondamental, mais difficile à mesurer : les perceptions locales. Les loups sont parfois considérés comme une menace. Avec Terefe, ils sont devenus un symbole de résilience et une source de fierté.
L’histoire de Terefe ne signifie pas que chaque animal sauvage blessé peut ou doit être sauvé. Mais lorsque l’intervention est menée avec rigueur, une seule vie peut avoir une portée bien plus grande qu’on ne l’imagine — non seulement pour une espèce menacée, mais aussi pour les populations qui vivent à ses côtés. Aujourd’hui, Getachew me répète souvent que personne n'oserait plus faire de mal à Terefe.
Sa notoriété protégera-t-elle les membres de sa meute lorsqu’il ne sera plus là ? Protègera-t-elle d’autres individus de son espèce ? Terefe a été sauvé d’une blessure infligée par la main de l’homme, alors que de nombreux autres loups disparaissent lentement et silencieusement, victimes de la rage et de la maladie de Carré transmises par les chiens domestiques — une conséquence indirecte de la présence humaine dans les montagnes.
L’histoire de Terefe rappelle toutefois que les efforts de conservation ne sont jamais aussi efficaces que lorsqu'ils sont menés de concert avec les communautés locales. Elle laisse entrevoir l'étendue de ce que l'on peut accomplir lorsque des personnes attachées à un même territoire unissent leurs forces.
Sandra Lai ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.