Faute de transparence et de garanties suffisantes, les projets mis en avant pourraient conduire à des coupes rases abusives et entacher la crédibilité d’un marché émergent.
Avec un objectif de lever 1,5 millions d’euros, la société de financement participatif, Enerfip, associée à la start-up Hummingbirds [1], souhaite financer deux projets de plantations d’arbres, Folia et Falbala [2], portés respectivement par le syndicat Fransylva et l’entreprise Alliance Forêts Bois.
Ces deux projets visent à générer des crédits carbone Labelisés Bas Carbone en utilisant notamment la méthode de reboisement. Comme le démontre notre rapport [3], cette méthode comporte une faille majeure qui permet de considérer qu’une forêt peut-être entièrement rasée puis replantée si seulement 20% des arbres sont dépérissant. Le carbone relâché par la coupe de 80% des arbres vivants n’est ainsi pas comptabilisé.
Le risque est d’autant plus fort que l’entreprise Alliance Forêts Bois a orienté son développement [4] vers un modèle économique privilégiant les coupes rases suivies de plantations, le plus souvent de résineux.
Alerté par Canopée, Enerfip a dans un premier temps reporté la levée de fonds et a finalement décidé de l’ouvrir aujourd’hui [5].
Alors que ces projets Folia & Falbala sont potentiellement controversés, les informations publiées par Enerfip sont parcellaires et ne permettent pas d’écarter les risques d’atteinte à la biodiversité soulevés [6]. En effet, Enerfip qui s’était engagée à nous communiquer les dossiers techniques détaillés des projets nous a finalement expliqué qu’Alliance Forêts Bois et Hummingbirds s’y opposaient. Malgré ce refus de transparence, Enerfip a choisi de maintenir sa levée de fonds.
Ces projets interpellent car ils peuvent conduire à une financiarisation abusive des crédits carbone. En effet, le rendement annoncé de 8,25%/an sur 3 ans est sans commune mesure avec les rendements économiques actuels des investissements forestiers (1-3%/an).
Pour générer un tel rendement, les porteurs de projets et leurs intermédiaires misent, de façon spéculative, sur un écart très fort entre le coût de revient pour générer ces crédits carbone et leur prix de vente à des entreprises souhaitant compenser leurs émissions. Aucune de ces deux informations cruciales n’est publique explicitement alors que ce rendement exceptionnel soulève deux questions.
La première est celle du partage de la valeur qui pourrait être essentiellement captée par les intermédiaires et les investisseurs au détriment des investissements directs en forêt.
La deuxième est celle du risque de perte du capital investi puisque si aucune entreprise n’achète les crédits carbone au prix attendu, il n’est pas possible de générer un tel rendement. Un risque d’autant plus fort que le refus d’Alliance Forêts Bois d’améliorer sa politique l’expose à un risque réputationnel croissant.
Alors que le marché des crédits carbone forestier est de plus en plus controversé à l’international, cette levée de fonds Folia & Falbala indique que l’encadrement de ce marché émergent en France est insuffisant.
Pour éviter de telles dérives, Canopée appelle les pouvoirs publics à renforcer les exigences du Label Bas Carbone et à mieux encadrer le rôle des intermédiaires. Canopée appelle également les potentiels investisseurs auprès d’Enerfip à privilégier des projets plus durables, plus transparents et avec des taux de rendement plus équitables.
[1] La société Hummingbirds est spécialisée dans les « solutions basées sur la nature ». Il s’agit d’un concept controversé qui permet aux multinationales d’afficher leur engagement dans la protection de l’environnement sans renoncer à des projets controversés (sur le profil de ses dirigeants voir : https://hummingbirds.eu)
[2] Voir le descriptif de ces deux projets : https://fr.enerfip.eu/placer-son-argent/investissement-innovation/folia-falbala/
[3] Voir notre rapport « Bas carbone, hauts risques » : https://www.canopee-asso.org/rapport-bas-carbone-hauts-risques
[4] Voir notre rapport « Enquête sur le système Alliance Forêts Bois » et la vidéo l’accompagnant :
https://www.canopee-asso.org/alliance/
https://www.youtube.com/watch?v=OxI0g31Sq8k
[5] Détail de la chronologie des échanges en bas de page.
[6] Sur 200 hectares de projets, seuls 3 « profils » de projets sont présentés représentant un total de 35 hectares. Les informations sur ces projets sont lacunaires et ne permettent pas d’en faire une évaluation technique sérieuse. Il est ainsi indiqué que des reboisements de « peuplements dépérissants » sont envisagés ce qui correspond précisément au risque que nous dénonçons de pratiquer des coupes rases dans des forêts améliorables par des techniques moins brutales.
Le jeudi 14 septembre 2023. Nous sommes alertés par plusieurs de nos adhérents du projet de levée de fonds d’Enerfip. L’ouverture de la levée de fonds Folia et Falbala est prévue pour le mardi 19 septembre.
Le vendredi 15 septembre 2023. Nous contactons Enerfip par email pour l’alerter et nous avons un premier échange téléphonique. Enerfip nous explique qu’Alliance Forêts Bois refuse une discussion contradictoire avec nous. Enerfip s’engage à demander à Alliance Forêts Bois et Hummingbirds un dossier technique détaillé des projets et nous propose de nous le faire suivre pour avis au plus tard lundi matin avant de prendre sa décision.
Le lundi 18 septembre 2023. Aucun dossier technique reçu. Nous relançons Enerfip qui nous explique n’avoir rien reçu également de la part d’Hummingbirds. Dans l’après-midi, nous recevons un email d’Hummingbirds prenant acte de notre alerte et nous expliquant qu’ils ont mis des « conditions contractuelles pour éviter tout écueil sylvicole de ce genre, de sorte que ces critiques ne s’appliquent pas à nos projets ». Aucun dossier technique ne vient étayer cette demande. Nous réitérons notre demande de façon encore plus explicite et détaillée.
Le mardi 19 septembre 2023. Enerfip décide de reporter la levée de fonds et en informe les investisseurs par email. Enerfip évoque « la mise à disposition d’éléments supplémentaires ». Nous relançons, par téléphone, Enerfip qui nous promet de nous envoyer avant la fin de semaine, ces nouveaux éléments. Nous ne recevons rien et considérons que le projet est abandonné.
Le samedi 23 septembre 2023. Nous sommes informés par un de nos adhérents qu’Enerfip vient de communiquer sur son site Internet sur un lancement de la levée de fonds mercredi 27 septembre 2023 à 12h30. Nous contactons le responsable d’Enerfip par SMS qui nous propose un rendez-vous téléphonique lundi 25 septembre 2023 à 9h.
Le lundi 25 septembre 2023. Lors de notre appel téléphonique, le responsable d’Enerfip nous explique que les dossiers techniques ne nous ont pas été envoyés car Hummingbirds et Alliance Forêts Bois ont refusé.
L’article Folia et Falbala, une levée de fonds pour des projets forestiers controversés est apparu en premier sur Canopée.
À travers l’article 5 de l’Accord de Paris, décliné avec le règlement européen relatif à l’utilisation des terres, au changement d’affectation des terres et à la foresterie (UTCATF), la France est engagée à inverser la diminution actuelle de nos puits de carbone naturels et à atteindre un objectif contraignant -34 MtCO2 eq à l’horizon 2030 [2]. Or, ce puits est estimé à 16,9 MtCO2 eq en 2022. L’atteinte de cet objectif est déterminant pour atteindre la neutralité carbone au plus vite et atténuer l’ampleur du changement climatique en cours.
Alors que le puits de carbone est déjà fragilisé par une hausse de la mortalité et une baisse de l’accroissement biologique, le gouvernement s’entête pourtant à vouloir augmenter la récolte de bois, notamment pour des usages énergétiques. L’augmentation de cette récolte dégraderait le puits de carbone forestier d’environ 11 MtCO2 eq à l’horizon 2030 (et 15-20 MtCO2 eq en 2050) [3].
Plutôt que de remettre en cause cette augmentation, le gouvernement met en avant son objectif de plantation d’un milliard d’arbres. Or, d’après notre évaluation et celle de scientifiques indépendants, ce programme de plantation pourrait au mieux permettre d’absorber de 0,5 à 3 MtCO2 eq à l’horizon 2030 et 5 MtCO2 eq [4].
Planter des arbres ne compense donc pas le fait d’en couper davantage. Surtout si ces plantations sont justement réalisées à la place de forêts existantes et bien portantes. Or, les critères actuels, et ceux envisagés par le gouvernement, sont insuffisants pour éviter ce risque. Ainsi, nous estimons qu’environ 87% des projets financés par le plan de relance sont des coupes rases et que 42% des projets concernent des forêts qui ne sont pas dépérissantes aujourd’hui. Le dispositif France 2030 n’a corrigé que très partiellement ce problème puisqu’il autorise toujours la coupe rase d’une forêt à partir du moment où 20% des arbres sont dépérissants.
Pour Sylvain Angerand, coordinateur des campagnes de l’association Canopée : « Le gouvernement est en train de prendre un risque considérable pour l’avenir de nos forêts en poussant à récolter davantage de bois et en refusant de mettre des garde-fous à son programme de plantation. »
Au moment où le gouvernement est en train de finaliser les derniers arbitrages de sa planification écologique, nous l’appelons à revoir sa copie en renonçant à augmenter la récolte de bois, en encourageant l’amélioration des forêts existantes plutôt que leur transformation par coupe rase puis plantation et enfin, en soutenant des sylvicultures favorables à la biodiversité.
—
[1] Un constat à nouveau pointé par le rapport de l’Observatoire Climat Energie publié le 14 septembre 2023 : https://reseauactionclimat.org/ou-en-est-la-france-dans-ses-objectifs-climatiques-et-energetiques-edition-2023/
[2] Annexe III du règlement européen : https://data.consilium.europa.eu/doc/document/PE-75-2022-INIT/fr/pdf
[3] Le SGPE évoque désormais une hausse des prélèvements équivalente à 11 MtCO2 en page 8 de son document de planification relatif à la forêt. Dans le groupe de travail « biomasse » de la Stratégie Française Energie Climat, l’hypothèse envisagée est une hausse de la récolte de 54,6 Mm3 à 63Mm3 en 2030 (soit environ 8 MtCO2 eq) puis 70 Mm3 en 2050 (soit 15 MtCO2 eq).
[4] Korosuo et al (2023) estime que l’objectif européen de plantation de 3 milliards d’arbres pourrait absorber -15 MtCO2 eq à l’horizon 2050 soit -5 MtCO2 eq pour un milliard d’arbres. Il existe très peu de données permettant d’évaluer l’absorption de CO2 par de très jeunes arbres (10 ans) : avec des hypothèses extrêmement favorables (aucune mortalité, climat très favorable, pas de coupe rase préalable), nous estimons que le puits de carbone d’un programme de plantation 50% chêne sessile / 50% de pin maritime, avec 100 millions d’arbres plantés pendant 10 ans est au maximum de 3 MtCO2 eq et de façon plus réaliste de l’ordre de 0,5 à 1 MtCO2 eq.
Korosuo et al (2023) : https://cbmjournal.biomedcentral.com/articles/10.1186/s13021-023-00234-0
[5] Voir notre rapport « Planté ! Le bilan caché du plan de relance forestier ». Ce chiffre est une estimation car le gouvernement refuse la transparence sur les projets financés.
L’article Chute du puits de carbone forestier : pourquoi le gouvernement doit revoir sa stratégie sur les forêts est apparu en premier sur Canopée.
« C’est lunaire, terrible, il ne reste plus aucun arbre, plus rien ! Je connais bien le coin car je fais beaucoup de ballades à vélo… mais aujourd’hui, au lieu de rouler en forêt, je suis tombé sur une énorme coupe rase !«
Les appels comme celui-ci sont quasiment quotidiens. Aujourd’hui, c’est Patrick, un habitant de la Vienne, qui m’appelle pour m’alerter sur une forêt qui a été rasée près de chez lui.
« Dis moi Patrick, est-ce que tu sais quelle entreprise a réalisé cette coupe ?
– Oui, c’est écrit sur le panneau, juste devant moi : l’entreprise s’appelle Alliance Forêts Bois !«
Intéressant. Les appels concernant Alliance Forêts Bois sont de plus en nombreux. Il s’agit de la plus grande coopérative forestière française, qui compte presque 700 employés et commercialise plus de 3 millions de mètres cube de bois par jour1 (soit l’équivalent de 350 camions de bois chaque jour, comme le rappelle fièrement son directeur général, Stéphane Viéban). Je raccroche et décide de me rendre sur place.
Quelques jours plus tard, me voilà sur le siège passager de la voiture de Patrick. Nous sommes secoués par de gros cailloux qui jonchent la route forestière. Derrière nous, le clocher de Lésigny, une petite bourgade tranquille. Devant nous, la forêt… ou ce qu’il en reste. Car Patrick me prévient :
« Attention, derrière ce virage, ça ne va pas être joli joli…«
Tout à coup, plus un arbre. Patrick avait dit vrai : cette parcelle de forêt a été totalement rasée. Plus un oiseau, plus un mètre d’ombre, juste le soleil sur la terre nue.
« Ouch… difficile de croire qu’il y avait de la forêt ici.
– Si, si ! Une forêt mélangée de pins, de chênes, de charmes, de merisiers… Mais Alliance Forêts Bois a tout rasé jusqu’à la moindre brindille, labouré le sol, et replanté une monoculture de résineux à la place.«
Ce n’est pas la première fois que j’entends qu’Alliance Forêts Bois rase une forêt vivante, diversifiée et feuillue, pour replanter une monoculture de résineux à la place. Canopée dénonce cette dynamique, néfaste pour la biodiversité, le stock de carbone et les sols depuis des années. Alliance Forêts Bois semble jouer un rôle tout particulier là-dedans. Je fais décoller le drône pour bien documenter la situation2, photographie une zone humide qui se trouve désormais exposée en plein soleil et qui pourrait donc être condamnée, remercie Patrick et plie bagage.
Changement de décor : dix jours plus tard, je suis à Paris, en pleine réunion avec l’ensemble des acteurs de la filière forêt-bois. Canopée a été invité pour redéfinir les critères d’un label de gestion durable. Rien à voir avec la coupe rase réalisée dans la Vienne, jusqu’à ce que, la réunion touchant à sa fin, Stéphane Viéban, le directeur d’Alliance Forêts Bois, se lève et demande à présenter un court diaporama. Il projette alors au tableau un graphique. À première vue, rien de bien scandaleux. Mais en y regardant de plus près, je comprends la terrible signification que le graphique pourrait avoir pour nos forêts françaises :
Stéphane Viéban explique, l’air de rien :
« C’est un petit diagramme, c’est les chiffres 2021. Vous avez, à gauche, la surface des forêts : donc 72% de forêt feuillue, 28% de forêt résineuse. (…). Et ensuite, si on descend la production de sciages en France, vous avez 17% de feuillus et et 83% de résineux. (…) Par rapport à la demande en bois de nos concitoyens : c’est quand même ça le sujet. Voilà. (…) Si on ne contribue pas à essayer de faire gentiment évoluer les choses, je ne sais pas si… parce que quand même !«
Concrètement, Stéphane Viéban est en train d’expliquer que les feuillus sont moins productifs que les résineux, mais que la forêt française est surtout feuillue… et qu’il serait donc pertinent, pour “répondre à la demande en bois de nos concitoyens”, de remplacer les forêts feuillues par des plantations résineuses. En clair : raser nos forêts pour planter des résineux. Oui, c’est bien ça qu’il appelle “faire gentiment évoluer les choses”.
Pourtant, Alliance Forêts Bois est une coopérative. Elle conseille des propriétaires forestiers privés sur la gestion de leurs bois et les aide à effectuer les travaux. Quel intérêt pourrait-elle avoir à vouloir à tout prix raser les forêts de ces propriétaires pour y planter des résineux ?
L’enquête peut commencer.
Quelques recherches sur le site de la coopérative permettent de trouver la part des arbres plantés par Alliance qui sont des résineux. Le rapport d’activités 2021 de la coopérative3 met en effet en avant la plantation de 684 680 plants de feuillus… et laisse entendre que si ce chiffre est élevé, cela signifie qu’Alliance a planté une grande part de feuillus. Mais le même rapport indique qu’au total, Alliance a installé 11,5 millions de plants en 2021. Le calcul est vite fait : Alliance a planté moins de 6% de feuillus, soit 94% de résineux.
Un objectif : alimenter l’industrie
En fouillant les recoins d’internet, je tombe sur un document produit par Alliance Forêts Bois il y a 10 ans : le Manifeste en faveur des Forêts de Plantation4. Dès les premières pages, je comprends que j’ai tiré le gros lot.
“Il faut rentrer dans les logiques industrielles pour abaisser les coûts de production” (page 7), “les mélanges d’espèces ou d’objectifs au sein d’un même peuplement aboutissent souvent à des échecs techniques et économiques” (page 6), “la limitation, sans justification, de la surface des coupes rases et donc du chantier de reboisement entraînera une dégradation d’une rentabilité déjà fragile” (page 6)… Dans ce manifeste, Alliance plaide en faveur des grandes coupes rases et des plantations en monoculture pour produire davantage de bois.
Il y a quelques années, Alliance Forêts Bois ne prenait pas encore la peine de se cacher derrière des éléments de communication réfléchis. Son ancien président, Henri de Cerval, expliquait dans une interview donnée en 2017 : “Notre job, c’est d’approvisionner les industriels”5.
Tout s’explique lorsque je découvre que l’ancêtre d’Alliance Forêts Bois, la CAFSO, a été créé par l’ancêtre de l’industriel papetier Smurfit-Kappa6. C’est pour répondre aux besoins de l’industrie qu’Alliance a été créé, et c’est pour répondre aux besoins de l’industrie qu’Alliance rase des forêts pour replanter des monocultures résineuses.
Je suis interrompu dans mes recherches par le message d’une collègue : “Tu devrais contacter Rémi. Il bosse chez Alliance mais il est mécontent de ce qu’on lui demande de faire. Il pourra te donner des informations depuis l’intérieur”.
Ni une, ni deux : j’appelle ce mystérieux informateur. Il m’explique précisément le modèle sylvicole ultra-simplifié qu’Alliance a mis en place, basé sur les économies d’échelle et les cycles courts. Un modèle plus proche de celui de l’agriculture industrielle que d’une bonne gestion forestière7 :
En prenant l’avis de plusieurs gestionnaires forestiers indépendants, j’apprends que les principaux problèmes de ce mode de gestion sont les suivants : la coupe rase a de nombreux impacts négatifs, comme la diminution brutale des stocks de carbone, la destruction du micro-climat, le tassement des sols ou encore la baisse des populations d’oiseaux forestiers. Le dessouchage déstructure les réseaux racinaires du sol et diminue la capacité de rétention d’eau des sols. La préparation du sol déstructure définitivement le sol, et l’apport d’amendements modifie la vie microbienne de ces sols. Les monocultures quant à elles entraînent une diminution de la biodiversité et sont plus sensibles aux ravageurs. Les jeunes monocultures de pins maritimes sont particulièrement sensibles aux incendies.
J’aimerais savoir quelle part de la forêt gérée par Alliance repose sur ce modèle ultra-simplifié. J’envoie donc un mail à Stéphane Viéban, le directeur de l’Alliance Forêts Bois, pour lui poser la question, mais il n’y répondra jamais. En revanche, je découvre, dans une expertise commandée par le Ministère de l’Agriculture et le Ministère de la Transition Écologique (l’expertise CRREF8), qu’une limitation des coupes rases à 2 hectares triplerait les coûts des travaux pour Alliance Forêts Bois : la coopérative semble être tout à fait accro aux coupes rases.
Mais peut-être qu’Alliance rase principalement les monocultures de pins maritimes des Landes ? Il y a certainement mieux à faire, mais cela n’a rien de choquant. En passant quelques appels, j’arrive à me procurer le numéro de Claude, un salarié d’Alliance Forêts Bois en Normandie. Les forêts normandes n’ont vraiment rien à voir avec les forêts landaises. Voyons ce qu’on lui demande de faire là bas.
Il raconte :
« Vous êtes mal informé : je ne travaille plus pour Alliance. J’ai démissionné ! En fait, je travaillais pour la coopérative forestière COFOROUEST, qui a été rachetée par Alliance Forêts Bois en 2018. Les salariés n’ont pas été consultés pour savoir si nous étions en accord avec la fusion, nous avons simplement été mis devant le fait accompli. On nous a alors présenté les choses un peu brutalement : lors de la première réunion avec la nouvelle direction, Stéphane Viéban, le directeur d’Alliance, nous a annoncé : “À partir de maintenant, il y aura trois mots d’ordres : Le premier c’est Business, le deuxième c’est Business et le troisième c’est Business”.
– Ça a le mérite d’être clair !
– Vrai… je me suis ensuite trouvé très vite en désaccord avec la nouvelle direction. Ils ont tout de suite essayé d’amener leurs pratiques sylvicoles sur notre gestion. “On va révolutionner votre gestion, nous ont-ils dit, on va venir avec nos rouleaux landais, pour planter du pin maritime et du pin taeda en monoculture.” Ensuite, ils se sont vite rendu compte qu’on n’a pas les mêmes sols en Normandie et dans les Landes : ils ont dû s’adapter. Mais ils sont globalement restés sur le même modèle : c’est-à-dire plutôt le modèle coupe-rase et plantation.«
Le témoignage de Claude confirme mes craintes : en rachetant ses concurrents, Alliance Forêts Bois propage son modèle sylvicole ultra-simplifié. Et l’agrandissement d’Alliance est énorme : la coopérative a successivement phagocyté 18 autres coopératives et s’étend désormais sur toute la moitié Ouest de la France .
Difficile de savoir si Alliance Forêts Bois compte encore s’agrandir et prendre une ampleur monopolistique. Je parviens malgré tout à trouver la trace d’une question, qui a été posée à Stéphane Viéban, le directeur général d’Alliance, à l’occasion d’une rencontre avec l’Association Française des Eaux et Forêts : “Jusqu’où pensez-vous aller dans votre expansion géographique ?”, lui a alors été demandé. La réponse reste ouverte à toute éventualité : “Elle se fait en fonction des opportunités”9…
Pour chercher à en savoir plus, je m’en vais faire un tour sur la page LinkedIn d’Alliance Forêts Bois. Et j’y reste scotché. Alliance vient de publier ceci :
Cette photo montre le directeur d’Alliance Forêts Bois, Stéphane Viéban, tout sourire, avec le Ministre de l’Agriculture, en plein sur une coupe rase.
Un moment d’égarement du Ministre ? Pas du tout : en creusant, je découvre que les liens entre Alliance Forêts Bois et le Ministère de l’Agriculture sont étroits. Pas étonnant, en réalité, vu la taille de la coopérative : elle est un acteur incontournable de la filière. Mais Alliance semble parvenir à modifier les politiques publiques.
“La coopérative est une force pour se faire entendre au niveau national, notamment dans les Ministères et là où les lois sont votées” : voilà ce qu’explique Edouard Bentéjac, le Président d’Alliance Forêts Bois lors de l’Assemblée Générale de la section Landes-Pyrénées du 23 mars 202310. Et Stéphane Viéban, le directeur d’Alliance, va même plus loin dans son e-mail mensuel envoyé aux salariés de l’entreprise : “J’ai pu échanger avec le Ministre de l’Agriculture dans son bureau à Paris”. C’est clair : Alliance fait du lobbying pour modifier les politiques publiques en sa faveur.
Je me souviens que j’ai entendu dire que le plan de relance forestier, sur lequel j’ai enquêté il y a maintenant 2 ans, avait été taillé sur mesure pour les coopératives11. Un lien avec Alliance, peut-être ?
Ce plan de relance avait été présenté par le gouvernement comme un plan d’adaptation des forêts au changement climatique, qui devait permettre de planter 50 millions d’arbres en 2 ans. Mais notre enquête avait révélé que 87% des projets financés faisaient intervenir des coupes rases, et que le premier arbre planté était le douglas, un résineux adapté à aux usages industriels. Alliance semble bien derrière tout ça.
Mais je suppose qu’Alliance n’avouera jamais la chose publiquement. Alors pour en avoir le cœur net, je décide de prendre l’information à la source : à l’Assemblée Générale de la coopérative.
Pour éviter des problèmes juridiques aux personnes impliquées, je ne raconterai pas en détail cette phase de l’enquête. Disons juste que nous étions présents à l’Assemblée Générale d’Alliance et que nous savons très précisément ce qui y a été dit.
Bingo : dès les premières minutes, Stéphane Viéban, le directeur général d’Alliance, évoque le plan de relance : “On a vraiment fait ça ensemble avec l’administration, que ce soit au niveau régional ou au niveau national. On avait proposé cette opportunité (celle des Appels à Manifestation d’Interêt pour le plan de relance) à Sylvain Réallon bien avant un certain nombre de choses, la relation a été très bonne”. Or Sylvain Réallon est le sous-directeur Filières Forêt-Bois du Ministère de l’Agriculture, en charge du projet. Cela signifie qu’Alliance Forêts Bois a bien influencé les critères du plan de relance. La coopérative semble même en avoir été à l’origine.
Puis c’est l’information phare qui tombe : Stéphane Viéban explique qu’en 2021, Alliance Forêts Bois a touché 8,9 millions d’Euros à l’aide du plan de relance, et que la coopérative compte en toucher encore 6 millions supplémentaires en 2022, soit un total de 14,9M€. Si on résume : Alliance a influencé une politique publique qui a permis de financer des coupes rases dans 87% des cas, et qui lui a rapporté 14,9 millions d’Euros.
Quelques mois plus tard, Emmanuel Macron, le Président de la République, annonce un nouveau plan pour les forêts. La France va planter 1 milliard d’arbres en 10 ans. Sortons les calculettes : si le plan de plantation de 50 millions d’arbres rapporte 14,9 M€ à Alliance, la plantation d’un milliard d’arbres dans les mêmes conditions lui rapporterait… 300 M€. Le jackpot.
Sydney, une consultante qui est en train de rédiger pour Canopée un rapport sur le Label Bas Carbone12, apprend que je travaille sur Alliance. Elle m’appelle et m’explique :
“Alliance est en train de détourner le Label Bas Carbone pour planter des résineux, il faut que tu en parles. En principe, ce label doit permettre de certifier des projets de réduction d’émissions de carbone. Mais une grande majorité des projets est portée par des acteurs privés, parmi lesquels on retrouve Alliance Forêts Bois, qui porte 32 projets. Et devine quoi : 67% des projets comprennent des plantations de résineux.”
Le pis dans cette histoire, c’est qu’Alliance parvient à faire croire aux grandes entreprises qui veulent verdir leurs pratiques que leurs plantations sont bénéfiques pour l’environnement. Orange s’est par exemple associé à Alliance pour “compenser ses émissions incompressibles” :
Un informateur anonyme qui travaille pour Alliance Forêts Bois me fait même parvenir un document interne à la coopérative : c’est la liste des entreprises qui travaillent sur le Label Bas Carbone avec Alliance. Parmi elles : Engie, Air France, Bolloré, Louis Vuitton, Air Corsica, JC Decaux, Netto, Axa, Toyota…
C’est le moment de ressortir le “Manifeste en faveur des forêts de plantation” d’Alliance : souvenez-vous, ce document dans lequel Alliance assumait sa stratégie avant de préférer se cacher derrière des éléments de comm’. Page 6 : “Il faut mettre en place de nouveaux dispositifs de financement (Fonds carbone, reboisements compensateurs…) ciblés vers les forêts de plantation”. C’est écrit nour sur blanc : Alliance essaye de capter des fonds carbone pour perpétuer son modèle sylvicole.
Cela signifie qu’Alliance Forêts Bois est en réalité sous perfusion de subventions publiques. Non seulement la coopérative capte l’argent de politiques publiques dont elle a elle-même été à l’origine, mais elle a développé de nombreuses tentacules pour s’accaparer tous types de fonds publics sous couvert d’actions en faveur du climat.
Mais pour terminer le récit des grandes lignes de cette enquête, je dois absolument vous parler du dernier levier qu’Alliance Forêts Bois a développé pour capter des subventions : Plantons pour l’Avenir.
Pour commencer, il suffit de faire un tour sur le site internet du fonds. Sur sa page d’accueil, Plantons pour l’Avenir indique être un fonds de dotation “privé, apolitique et indépendant”. Pourtant, si l’on clique sur l’onglet “Le Fonds”, on s’aperçoit que le Président de Plantons pour l’Avenir n’est autre qu’Edouard Bentéjac, qui est aussi le Président d’Alliance Forêts Bois13. En fait, sur 7 administrateurs du fonds, 4 sont directement liés à Alliance Forêts Bois.
Comme d’habitude, il suffit de remonter un peu dans les communications plus anciennes d’Alliance pour trouver de petites pépites : dans un numéro d’Alliance-infos de 2014, l’ancien président de la coopérative expliquait clairement : “Nous avons créé cette année le premier fonds de dotation destiné au reboisement des forêts françaises : Plantons pour l’Avenir”14.
Mais jusque-là, rien de bien scandaleux. Alliance a créé un fonds de dotation et continue de le diriger.
Regardons cependant de plus près ce que fait ce fonds. Il permet de récolter des dons d’entreprises privées, pour “planter pour l’avenir”. Ces dons sont ensuite défiscalisés à hauteur de 60%,, car ils s’adressent à un fonds de dotation. Je commence à me douter que quelque chose ne tourne pas rond, mais je n’ai pas encore la clef de l’affaire… je décide donc d’aller visiter une parcelle sur laquelle Plantons pour l’Avenir a financé des travaux. Ce n’est pas très difficile : le site du fonds de dotation met en avant ses plus fières réalisations. J’en choisis une : en route pour la Dordogne !
Arrivé à Saint-Maime-de-Peyrerol, entre de jolies collines verdoyantes, je rencontre Vincent, de l’association SOS Forêt Dordogne. Vincent et son association remuent ciel et terre depuis plusieurs mois pour sensibiliser les maires, élus régionaux et le préfet de Dordogne pour encadrer les coupes rases qui se multiplient.
“Tu vas voir, ils ont rasé 10 hectares de forêt feuillue, surtout des châtaigniers en bonne santé, pour remplacer ça par une monoculture de pins maritimes !”
Et en effet : nous arrivons sur la parcelle – aucun arbre n’a survécu à la coupe avant cette “plantation pour l’avenir”.
Je demande :
“Et ça, Vincent, tu savais que c’est Plantons pour l’Avenir ?
– C’est toi qui m’en as informé. Moi, je pensais que c’était Alliance Forêts Bois.
– Mais bien sûr ! C’est Alliance Forêts Bois qui réalise les travaux financés par Plantons pour l’Avenir. C’est comme ça que l’argent qui est versé au fonds qu’ils ont créé finit par arriver dans leurs poches !”
J’appelle deux salariés d’Alliance en me faisant passer pour un propriétaire forestier souhaitant faire financer des travaux par Plantons pour l’Avenir : j’apprends que 60 à 80% des travaux financés par Plantons pour l’Avenir se font chez des adhérents Alliance.
J’essaye de résumer tout ça dans un schéma, lorsque je m’aperçois de la présence, parmi la liste des mécènes de Plantons pour l’Avenir, de la pépinière Forelite… filiale d’Alliance !
Cela signifie qu’Alliance donne de l’argent à un fonds de dotation qu’elle a créé et qu’elle dirige, que ce don est remboursé par les impôts, et qu’il permet de financer des travaux effectués… par Alliance elle-même. Je ne m’y connais pas assez en droit fiscal, mais le constat me fait immédiatement réagir. J’en informe immédiatement la Direction Générale des Finances Publiques.
Les découvertes que j’ai faites au cours de cette enquête sont alarmantes. La coopérative Alliance Forêts Bois, qui a construit son modèle économique sur les économies d’échelle et un itinéraire sylvicole ultra-simplifié, gagne constamment en importance. Les coupes que l’on me signale régulièrement sont loin d’être des cas isolés. La coopérative multiplie les coupes rases de forêts feuillues et diversifiées pour les remplacer par des plantations peu diversifiées – tout ça pour alimenter l’appétit toujours grandissant des industriels, selon une stratégie bien pensée. Elle parvient à capter des fonds publics et privés – et survit ainsi sous perfusion de subventions… ce qui signifie que ce sont nos impôts qui financent ce système.
C’est le moment de lancer une série d’actions et de recommandations pour mettre fin à ce système et mieux protéger nos forêts.
Les 7 juin et 7 juillet 2023, Canopée a lancé deux actions pour attirer l’attention du public et des médias sur Alliance Forêts Bois.
Nous avons commencé par alerter à notre façon les entreprises qui financent des projets menés par Alliance Forêts Bois, lors d’une conférence donnée à Sciences Po, et dans laquelle un représentant d’Alliance Forêts Bois intervenait :
Après plusieurs demandes de débat refusées par Alliance Forêts Bois, nous avons pris l’initiative de rendre une visite surprise au siège de la coopérative, et d’organiser directement une table ronde devant le siège social d’Alliance.
Nous en avons profité pour déposer devant le siège le rouleau landais abandonné sur la parcelle forestière détruite à Lésigny, dans la Vienne :
Suite à la publication de notre enquête, l’entreprise a réagi en publiant un document qu’elle présente comme un « rétablissement des faits » face à « nos mensonges ». D’une part, ce document ne commente qu’une étude de cas, celle dans la Vienne et n’apporte aucune réponse de fond à notre rapport. D’autre part, ce document tend davantage à confirmer nos critiques de fonds sur ce cas et n’apporte que quelques éléments de contexte et des détails, qu’elle avait jusqu’alors toujours refusée de nous communiquer.
✅ Alliance Forêts Bois confirme avoir réalisé une coupe rase d’environ 20ha (16,55 + 3,11 ha) mais… en 2 fois (2020 et 2022). Comme le constate l’expertise collective sur les coupes rases, réalisées par le GIP ECOFOR, plus la taille des coupes rases est grande, plus les impacts négatifs sont importants. Si nous avons mis en avant cette étude de cas, c’est parce qu’une coupe rase de 20 hectares est une grande coupe rase : d’après la même expertise, 69% des coupes rases en France font moins de 4 hectares.
✅ Alliance Forêts Bois confirme avoir utilisé un « rouleau landais »… mais pas celui que nous avons trouvé sur la parcelle. Là aussi, ce détail ne change pas la critique de fond : l’utilisation du « rouleau landais » dégrade les sols forestiers et favorise la propagation de pourridiés comme le fomes.
✅ La coupe rase puis la plantation réalisée par Alliance Forêts Bois ont conduit à une diminution de la biodiversité et à une simplification de l’écosystème. Dans sa réponse, l’entreprise explique avoir planté 17,39 hectares de pin maritime (5,71 hectares en 2021 et 11,68 hectares en 2023) et 3,13 hectares de cèdre soit 20,52 hectares de résineux purs alors que le peuplement initial n’était constitué que de 6,5 hectares de résineux purs (parcelles 6, 10 et environ la moitié de la 7).
✅ Alliance Forêts Bois confirme, après l’avoir nié, avoir coupé les arbres aux abords d’une mare. Dans un premier communiqué qui a circulé au sein de la filière, l’entreprise a d’abord affirmé « La mare qu’on voit se situe dans une prairie délaissée où nous n’avons ni coupé, ni reboisé. Nous l’avons laissée telle quelle (respect du milieu humide) ». Puis, face à l’évidence, l’entreprise a changé de version et explique désormais que les arbres devaient être coupés pour « améliorer l’ensoleillement du milieu« . Suite à notre plainte, l’Office Français pour la Biodiversité s’est rendu sur place et nous a confirmé, par écrit, qu’elle allait instruire le dossier.
Pour réaliser notre enquête, nous avons demandé 3 rendez-vous à Alliance Forêts Bois dont 2 précisément sur ce cas dans la Vienne. L’entreprise a toujours refusé de répondre à ces demandes ce qui nous aurait permis d’avoir accès à ces détails et surtout un échange sur le fond.
Cette opacité est un le premier obstacle à un débat de qualité. Par exemple, nous n’avons appris qu’apprès publication de notre rapport, et par une fuite d’un document interne à la filière, que le cas dans la Vienne avait bénéficié des aides publiques du plan de relance. Pourtant, ces fonds publics ne sont censés pouvoir être utilisés que pour financer des travaux dans les forêts dégradées, dépérissantes ou pauvres, ce qui ne semble pas être le cas puisque selon la réponse même d’Alliance Forêts Bois : « Les coupes concernent majoritairement des peuplements résineux de 60/70 ans. »
Rejoignez-nous pour poursuivre la campagne et interpeller les entreprises qui financent Alliance Forêts Bois :
Voir aussi : La levée de fonds Folia et Falbala : des projets forestiers controversés
L’article Coupe rase : enquête sur le système Alliance Forêts Bois est apparu en premier sur Canopée.