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06.05.2025 à 16:26

Isma Le Dantec

Texte intégral (3285 mots)

Un an et demi après le début du génocide à Gaza, le capitalisme fossile est plus que jamais mêlé à la logique impérialiste occidentale, dont Israël apparaît comme le pivot au Moyen-Orient. Pour l’essayiste et militant écolo Andreas Malm, la destruction de la Palestine n’est pas le « vestige d’une ère coloniale ». Il s’agit plutôt, au contraire, d’un sombre présage pour les populations considérées comme sacrifiables ; au nom d’un ordre pétrolier qu’il faudrait préserver coûte que coûte. Entretien.

Cet entretien est issu du numéro 3 de Fracas. Photo : Dorian Prost.


Dans Pour la Palestine comme pour la Terre, l’année 1840 et la victoire de la Royal Navy britannique sur les troupes ottomanes à Acre (actuelle ville israélienne), apparaissent comme un moment clé. S’agit-il d’un point de départ de l’impérialisme fossile (1) ?

Il peut être tentant de chercher « le » moment précis où tout a commencé. Mais il se passait évidemment des choses avant 1840, et beaucoup d’autres événements ont suivi. L’intérêt de cette période, c’est que l’Empire britannique a été le premier à déployer des bateaux à vapeur lors d’un conflit armé, dans lequel des armes à feu basées sur la combustion du charbon ont joué un rôle stratégique décisif. C’est aussi à ce moment qu’a germé l’idée que les pays occidentaux auraient intérêt à implanter une colonie en Palestine, et qu’elle devrait être peuplée de Juifs. Le rôle de cette colonie serait alors de projeter la puissance impériale britannique au Moyen-Orient. 

Pourquoi pensez-vous qu’il est pertinent de dresser des parallèles entre la destruction de la Palestine et celle de la planète ? 

On peut aborder ce lien depuis la Palestine. L’idée selon laquelle elle était une anomalie, un vestige de l’ère coloniale, a longtemps persisté. Cette vision de la Palestine comme une sorte d’anachronisme s’est estompée ces derniers temps, et de plus en plus de gens en sont venus à considérer ce conflit avec Israël comme un symptôme, une cristallisation des temps actuels. Le président colombien Gustavo Petro, qui est peut-être le seul bon dirigeant dans le monde aujourd’hui, a par exemple déclaré que ce qu’il se passait à Gaza était ce à quoi les pays du Sud seraient confrontés dans un futur très proche en raison du changement climatique. 

Les endroits détruits par des événements météorologiques extrêmes ont tendance à ressembler à la Palestine : les quartiers de Los Angeles, totalement brûlés par les incendies de forêt, rappellent étrangement les camps de réfugiés de Gaza. La destruction crée une scénographie similaire. La Palestine apparaît comme un signe des temps présents, mais aussi de l’avenir qui nous attend. C’est pourquoi, depuis le début du génocide, de nombreux activistes climatiques se sont tournés vers l’activisme pro-palestinien. Et je pense qu’il y a aussi, au sein de l’activisme pro-palestinien, un certain degré d’ouverture à l’idée qu’il y a un lien entre ce qui se passe en Palestine et le climat.

Cet entretien est extrait du numéro 3 de Fracas.

Ce lien, c’est aussi les puissances impérialistes, qui sont impliquées dans l’une comme dans l’autre de ces catastrophes ?

Oui. C’est très concret : l’État d’Israël s’appuie sur les combustibles fossiles qu’il détient et sur leur capacité de destruction, puisque la destruction de Gaza est exécutée en grande partie par des avions de chasse qui fonctionnent avec du carburant livré par les États-Unis. Il y a donc ce pipeline métaphorique de kérosène qui va des raffineries du Texas jusqu’aux ports de l’État d’Israël, et qui est ensuite utilisé pour bombarder Gaza. On peut aussi parler des émissions des armées du monde entier, qui représentent 5 % du total des émissions mondiales rien qu’en temps de paix, soit plus que l’aviation civile (3 %). 

Mais l’alliance entre les États-Unis et Israël ne peut être comprise sans tenir compte du rôle du Moyen-Orient, principal fournisseur de pétrole du système mondial… Nous devons éviter les raccourcis qui nous amèneraient à penser que tout ce qu’il se passe est dû au fait que les États-Unis veulent contrôler le pétrole au Moyen-Orient. Mais il n’est pas non plus possible de comprendre la situation au Moyen-Orient sans analyser en profondeur le rôle du pétrole dans ce conflit, un rôle qui charrie tout un tas de contradictions. L’État d’Israël est le principal allié des États-Unis dans la région, certes. Cependant, l’autre pilier principal de la puissance américaine dans la région, ce sont les pays du Golfe, comme l’Arabie saoudite. Ces dernières années, l’empire américain a tenté d’harmoniser ces deux piliers à travers un processus de normalisation des rapports entre ses alliés. Et l’un des principaux objectifs du 7-Octobre et de l’opération Al-Aqsa était justement d’enrayer ce processus. Malgré cela, l’impérialisme américain, au service duquel Donald Trump semble particulièrement investi, ne démord pas de son objectif. C’est là que la question palestinienne, épineuse, entre en scène. Il est très difficile d’envisager ce rapprochement tout en continuant à détruire le peuple palestinien, puisque cela met le Royaume saoudien dans une position délicate. Ce régime est profondément réactionnaire et ne se soucie pas du tout des Palestiniens, et il n’a aucune légitimité démocratique ou populaire. Mais il y a une contradiction idéologique, car il tire sa légitimité du rôle qu’il s’est attribué de gardien des lieux saints et de créateur de l’Islam. Abandonner les Palestiniens à leur sort et les laisser se faire annihiler tout en faisant la paix avec leurs assassins est en conséquence un peu difficile à avaler. Nous nous trouvons donc dans une situation absurde où l’Arabie saoudite, aussi réactionnaire soit-elle, exerce une influence modératrice sur les États-Unis. C’est au nom de l’impérialisme fossile que les États-Unis interviennent dans la colonisation et dans la destruction de la Palestine, mais c’est aussi au nom d’une alliance avec un État fossile, l’Arabie saoudite, que certains remparts persistent. 

« La pauvreté qui prépare les descendants des peuples colonisés à succomber aux coups du changement climatique est une continuation de cette histoire génocidaire. »

Le pétrole suffit-il à expliquer l’implication des États-Unis dans la région ?

Les Etats-Unis pourraient survivre sans le pétrole de l’Arabie saoudite, puisqu’ils en sont le premier producteur mondial. Mais on oublie souvent un autre aspect de la puissance de l’empire américain : celle-ci repose en grande partie sur l’utilisation du dollar comme monnaie mondiale. Si le dollar américain reste la monnaie mondiale, c’est parce qu’il est utilisé dans les échanges commerciaux. Or le pétrole est le produit le plus important du commerce mondial : les États-Unis ont donc tout intérêt à maintenir l’infrastructure fossile coûte que coûte. 

Cela signifie également que si nous parvenions à décarboner l’économie mondiale, que nous cessions d’utiliser du pétrole et que nous l’éliminions du commerce mondial, alors toute cette infrastructure s’effondrerait. Une atténuation sérieuse du changement climatique serait donc extrêmement dangereuse pour l’empire américain. C’est une raison structurelle profonde pour l’empire américain de continuer à pomper les combustibles fossiles et à alimenter le commerce du pétrole et du gaz dans le monde. 

Pour certaines catastrophes climatiques, comme la tempête Daniel qui a fait plus de 300 morts en une nuit en Libye, vous parlez de « paupéricide », de tuerie de masse causée par le changement climatique. S’il n’y a pas intention directe de tuer, la perpétuation d’un impérialisme fossile mortifère et dont les conséquences sont connues ne finit-elle pas par traduire une forme de volonté ? 

Il y a effectivement une zone grise lorsqu’il s’agit de déterminer l’intentionnalité. Pour la Palestine, il est de plus en plus consensuel parmi les juristes qu’il s’agit bien d’un génocide. Lorsqu’on laisse mourir des gens sans s’en soucier, il peut s’agir de quelque chose de légèrement différent, mais c’est une nuance mais il n’y a pas de différence fondamentale, qualitative. Prenons un exemple. L’année dernière, nous avons connu la pire sécheresse jamais enregistrée en Afrique australe. Des millions de personnes sont mortes de faim au Mozambique, en Zambie et ailleurs. Ce n’est pas quelque chose que les investisseurs dans les énergies fossiles ont activement cherché. Ils ne considèrent pas ces agriculteurs du Mozambique comme des gens vils ou des terroristes, et ne tirent certainement aucun plaisir de ces drames. C’est juste qu’ils s’en fichent complètement. Peut-être que cela les touche, je n’en sais rien, mais ils continuent à investir dans les combustibles fossiles, et même de plus en plus. En 2024, les investissements dans la production de pétrole et de gaz ont augmenté de 7 % dans le monde entier. De plus en plus de capitaux sont  déversés chaque année dans la production de pétrole et de gaz, malgré toutes ces informations sur les populations du Sud qui meurent des conséquences de cette combustion. S’agit-il donc d’un génocide ? Pas dans sa définition standard. C’est pour cela que j’utilise ce terme de paupéricide : c’est une tentative de désignation de ce meurtre systémique des pauvres – même s’ils ne sont pas ciblés intentionnellement – perpétré par ceux qui investissent dans les énergies fossiles.

Il y a aussi une dimension coloniale…

Tout cela est enraciné dans une structure originellement génocidaire : le colonialisme. Un article récemment publié dans le Journal of Genocide Research (2) affirme que nous devrions élargir la notion de génocide. C’est ce qu’a fait Raphael Lemkin (3), l’homme qui a développé le concept de génocide dans le sillage de l’Holocauste, et qui considérait qu’il était possible d’inclure dans cette notion une grande partie de l’histoire colonial. La pauvreté qui prépare les descendants des peuples colonisés à succomber au changement climatique est une perpétuation de cette histoire génocidaire.

Sur la question climatique, vous avez par le passé, notamment dans l’ouvrage Comment saboter un pipeline, suggéré des modes d’actions, incité à la résistance. Face à la situation en Palestine, quelles formes de solidarités internationales, quel positionnement encourageriez-vous ? 

Dans Comment saboter un pipeline, quelques tactiques sont justement tirées de la résistance palestinienne, qui a saboté des oléoducs à de nombreuses reprises. Il existe un incroyable répertoire d’options tactiques dans l’histoire palestinienne. Mais nous sommes dans un environnement politique complètement différent, et il ne s’agit pas d’imiter ce que font les Palestiniens.

En termes de solidarité à l’égard des Palestiniens depuis les pays occidentaux, j’ai pu observer différentes tentatives intéressantes. Comme l’occupation israélienne dépend d’un approvisionnement constant en ressources provenant des pays occidentaux, des mouvements de solidarité ont tenté d’interrompre ces flux. A Copenhague, par exemple, une action de masse a récemment visé une compagnie maritime danoise pour tenter de l’empêcher de livrer des armes à Israël. Les intérêts israéliens peuvent être ciblés de diverses manières, notamment par le boycott. Plus globalement, ne pas avoir peur de s’engager et de se prononcer clairement en faveur des luttes anticoloniales en tant que militant climatique est un bon point de départ. C’est ce qu’a fait, par exemple, Greta Thunberg, qu’on a pu voir en première ligne d’une manifestation contre l’envoi d’armes à Israël. Ses prises de positions et sa trajectoire qui tente d’échapper à un cloisonnement purement climatique sont de bons signaux.

« Ce qu’il se passe actuellement à Gaza est ce à quoi les gens seront confrontés dans les pays du Sud dans un avenir très proche, en raison du changement climatique » 

Avec la défense d’un léninisme écologique, vous vous placez en contradiction avec une part de l’écologie politique, plutôt de tradition anti-étatiste, libertaire, ou décentralisatrice. Alors que les États et puissances fossiles sont de plus en plus solidement liés, pensez-vous encore qu’il faut réhabiliter l’État au service d’une révolution écologique ?

Oui ! Je vais donner quelques exemples. À la fin du mois d’octobre, de terribles inondations ont tué plus de 200 personnes à Valence, en Espagne. Des centaines de milliers de manifestants ont attaqué le gouvernement de droite, à juste titre, pour ne pas les avoir aidés et pour avoir laissé des gens mourir. Je pense qu’il s’agit des premières émeutes climatiques du monde occidental : un événement climatique extrême a poussé les gens à se révolter contre les autorités. Je comprends évidemment ce qu’ils ressentent, mais personne n’a fait le lien entre ces événements et la production de combustibles fossiles. En Espagne, Repsol, l’un des géants mondiaux du pétrole et du gaz, ne cesse d’accroître sa production et ses investissements, et personne ne s’en est pris à lui. 

Le léninisme écologique signifierait, tout d’abord, d’essayer de remonter, dans ces moments de désastre, du symptôme à la cause. Il ne s’agit donc pas seulement de s’en prendre aux autorités qui ont failli à leur devoir de protection, mais plutôt de s’attaquer aux moteurs de ces catastrophes. C’est le principal défi stratégique : comment, en période de catastrophe, diriger la colère contre la source du problème ? En 1917, Lénine considérait que la guerre n’était qu’un symptôme. Et que pour y mettre fin, il fallait s’attaquer à ses causes profondes, à savoir le pouvoir de la classe bourgeoise. Il fallait en conséquence écarter la classe capitaliste, dont les intérêts commandaient le maintien de la guerre, du pouvoir d’État. Rechercher la paix impliquait dès lors de renverser le régime : cette idée était au centre de la politique bolchevique léniniste mais aussi de celle de Rosa Luxemburg en Allemagne. C’est de ce type de raisonnements dont nous avons besoin aujourd’hui. 

Pour en venir au rôle de l’État : je pense que si nous envisageons vraiment de fermer les entreprises et de mettre un terme aux investissements fossiles, l’État est le seul acteur qui en ait le pouvoir suffisant. Un État essaie aujourd’hui de le faire : la Colombie de Gustavo Petro, qui vient de la gauche léniniste. Les gens associent parfois le léninisme à une insurrection armée et à une dictature, mais le cas colombien dément cette idée : à la suite d’une révolte qui a secoué le pays entre 2018 et 2019, Petro est devenu le premier président de gauche du pays avec un mandat populaire. Lors de sa campagne électorale, il a promis de commencer à fermer l’industrie des combustibles fossiles, et c’est ce qu’il fait à son arrivée au pouvoir. Aucun nouveau permis d’exploration pétrolière n’a été délivré en Colombie, une mesure radicale si l’on compare la situation à celle d’autres pays. Cela signifie que l’industrie pétrolière colombienne est condamnée à disparaître. Il est donc possible d’avoir un gouvernement qui remporte une élection démocratique et qui décide de stopper l’industrie fossile. Pour moi, c’est du léninisme écologique en pratique. Vous allez à la racine du problème et vous utilisez le pouvoir de l’État, gagné démocratiquement, pour l’attaquer. C’est un phénomène unique dans le monde d’aujourd’hui, et il devrait nous inspirer bien davantage.

(1) L’impérialisme caractérise la domination et le contrôle exercés historiquement par certains États sur d’autres. Il inclut la volonté d’expansion, le contrôle des ressources et les conquêtes violentes de territoires qui se sont multipliées lors des vagues de colonisation. Dans un contexte post-colonial, il se poursuit notamment par des mécanismes de domination économique et technologique, mais aussi fossile. On parle d’impérialisme fossile pour évoquer cet aspect de la domination, par le pillage des ressources pétro-gazières et l’oppression des plus vulnérables qui en résultent, perpétuant les inégalités structurelles et aggravant la crise climatique.

(2) Shira Klein, « The Growing Rift between Holocaust Scholars over Israel/ Palestine », Journal of Genocide Research, 8 janvier 2025.

(3) Procureur puis avocat, juif et intellectuel, Raphael Lemkin (1900-1959) fuit la Pologne en septembre 1939 face à l’invasion allemande. Il se réfugie à Stockholm, où il collecte toutes les traces de l’administration nazie dans les zones occupées. C’est à partir de ces documents qu’il rédige quelques mois plus tard son livre Axes Rule in Occupied Europe, dans lequel il propose pour la première fois la notion de génocide. La définition qu’il en donne pointe bien sûr la Shoah, mais aussi les crimes coloniaux. 

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06.05.2025 à 16:01

Clément Quintard

Texte intégral (1252 mots)

Les calamités volent en escadrille. Nous avions déjà la hausse des températures, l’acidification des océans, la pollution de l’air, l’intensification des catastrophes météorologiques, la multiplication des feux de forêt et l’érosion de la biodiversité, mais il manquait l’assaisonnement indispensable pour lier entre elles toutes les saveurs du chaos : la menace d’un nouveau conflit planétaire.

Pour pimenter le tout, les crises géopolitiques actuelles s’hybrident avec les bouleversements écologiques, et ouvrent la voie à de nouvelles poussées impérialistes. Les diplomates et les militaires des grandes puissances ont désormais compris que la surchauffe planétaire a de profondes implications stratégiques. Pour eux, la crise écologique est non seulement un facteur de risques inédits (submersion des terres, pénuries de ressources, migrations de masse, épidémies, troubles civils), mais aussi d’opportunités à saisir (nouvelles routes terrestres et maritimes à investir, accès à des filons de minerais et d’hydrocarbures jusqu’ici inexploitables). D’autant que les ressources sur lesquelles il s’agit de faire main basse sont à la fois celles de la « transition » et celles du business-as-usual.

Les convoitises du président américain Donald Trump sur le Groenland et le Canada s’expliquent ainsi par la présence dans le cercle polaire de gisements miniers stratégiques (uranium, graphite, or, cuivre, nickel…) et d’hydrocarbures (le sous-sol arctique recèlerait 13 % des réserves mondiales non découvertes de pétrole et 30 % des réserves de gaz naturel), mais aussi par la volonté d’implanter de nouvelles bases militaires pour contester la suprématie de la Russie dans la région, qui dispose déjà d’un chapelet de ports sur les côtes sibériennes. 

Les accrochages militaires répétés au Cachemire ont pour toile de fond une « guerre de l’eau » entre un pays en amont, l’Inde, qui menace de détourner une partie du fleuve Indus grâce à ses barrages, et un pays en aval, le Pakistan, pour qui toute diminution du débit serait constitutif d’un « acte de guerre ». Rappelons, au passage, que les deux pays sont détenteurs de la bombe atomique. 

Cadrage sécuritaire et mensonges d’État

Un climat de destructions mutuelles qui se manifeste par la flambée des dépenses militaires. En 2024, elles ont enregistré un bond de près de 10%, soit la plus forte augmentation depuis la fin de la Guerre froide, selon un récent rapport publié par l’Institut international de recherche sur la paix (Sipri).

Dans ce contexte belliqueux, la France tient évidemment à tenir son rang de puissance impérialiste. Emmanuel Macron a annoncé le 20 février dernier vouloir porter le budget militaire de 2,1% du PIB à 5%, pliant face à la « demande » des États-Unis, qui avaient menacé de se retirer de l’OTAN si ce chiffre n’étaient pas atteint par ses alliés européens, et comptent bien inonder ceux-ci d’armes made in USA. En cas de défection américaine, le président français, dont le tropisme militaire est assumé de longue date, se rêve déjà en chef de guerre européen. La relance de la course à l’armement permettrait ainsi à la France de compenser son recul sur les marchés mondiaux, comme le décrit l’économiste Claude Serfati, en dopant les principaux secteurs de la performance économique et de l’innovation hexagonales : le nucléaire, l’aéronautique et la production d’armes. Avec tout ce qu’impliquent l’ultra-centralisation autoritaire et l’existence nimbée de mensonges d’État de ces industries. 

Guerre totale et guerre sociale

De nouvelles ambitions militaristes pour lesquelles le grand patronat français peine à dissimuler son enthousiasme. Le PDG de Total Patrick Pouyanné y voit un effet d’aubaine car, selon lui, préparer la guerre militaire ne se fait pas sans mener la guerre sociale : « Pour monter le budget de la défense à 5% du PIB, il va falloir trouver l’argent quelque part ! Si l’on considère que la liberté et la souveraineté, et donc avoir les moyens de se défendre, doivent prévaloir sur la solidarité, il faut avoir le courage de remettre à plat certains budgets sociaux », a-t-il affirmé le 17 avril 2025 dans une interview donnée au Figaro.

Face aux crises écologiques, le capitalisme nous rapproche chaque jour un peu plus de l’anéantissement généralisé, désormais avec le concours de la force armée. Un jusqu’au-boutisme que décrivait déjà Marx, dans Le Capital en 1867 : « Chacun sait que la débâcle viendra un jour, mais chacun espère qu’elle emportera son voisin après qu’il aura lui-même recueilli la pluie d’or au passage et l’aura mise en sûreté. Après moi le déluge ! Telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste. » 

Autant de raisons, pour le mouvement écologiste, de renouer avec ses racines anti-impérialistes, anti-militaristes et anti-autoritaires. Ce à quoi s’emploient les Soulèvements de la terre dans une récente campagne, qui appelle à former une large coalition pour « faire la guerre à la guerre ». Ce à quoi ne s’emploie pas cette social-démocratie va-t-en-guerre, qui ne manque jamais l’occasion d’être à parts égales opporturniste et inconséquente dès que de grands rendez-vous historiques se profilent. Plus que jamais : choisir son camp.

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24.04.2025 à 10:25

Philippe Vion-Dury

Texte intégral (1206 mots)

Depuis plus d’une décennie, Total, devenu TotalEnergies, cherche à s’imposer comme la multinationale fossile à la hauteur du XXIe siècle. Au menu : une diversification des énergies, le soutien aux accords de Paris et à une politique de « transition ». Mais attention, toujours avec « réalisme » et sans mettre en péril la continuité des investissements fossiles dans le monde… Figure de ce « tournant » stratégique, Patrick Pouyanné, PDG de l’entreprise, et récemment érigé au sommet du podium du classement des « meilleurs » dirigeants du CAC40 par le cabinet de communication VCOMV.

Entreprise du futur, Total l’est certainement… Mais d’un futur aux couleurs carbofascistes. Depuis l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, Patrick Pouyanné a multiplié les déclarations qui rappellent combien l’industrie fossile est historiquement une alliée des gouvernements autoritaires – or noir et peste brune. Florilège.


« Il est peut-être temps de reprendre l’exploration du golfe d’Amérique »

(cité par Le Monde)

  • D’une pierre, deux coups : avec cette déclaration tenue au CERAWeek, la grand-messe du lobby fossile états-unien qui s’est tenue le mois dernier, Patrick Pouyanné loue l’impérialisme de Donald Trump, dont l’une des premières mesures aura été de renommer le golfe du Mexique en « golfe d’Amérique », et révèle son intention : relancer les projets de Total stoppés par l’administration de l’ex-président Joe Biden dans une zone dévastée par la marée noire de Deepwater Horizon, en 2010. Allégeance immédiatement récompensée : les travaux sur un terminal de gaz naturel liquéfié appartenant au groupe français, bloqués par la justice, ont pu reprendre, tandis que l’administration américaine a approuvé un prêt de cinq milliards de dollars pour un pipeline controversé au Mozambique. 

« Au fil des années, un État profond s’est créé en France. » 

(Le Figaro)

  • Patrick Pouyanné reprend à son compte un élément clef du discours de l’alt-right états-unienne. La dénonciation d’un État profond a été un des chevaux de bataille de la campagne de Donald Trump, présentant l’administration américaine, aux côtés de la justice, comme des pouvoirs internes à l’État conspirant contre la volonté populaire. La version française : les fonctionnaires n’auraient plus confiance dans le personnel politique et refuseraient d’agir, formant une administration qui, selon le PDG, « a tendance à compliquer les choses ». Donald reconnaîtra les siens. 

« L’avantage du DOGE d’Elon Musk, c’est qu’il oblige à repenser tout. » 

(Le Figaro)

  • Conséquence logique de la dénonciation de l’État profond : nettoyer l’administration récalcitrante. Rien de surprenant dès lors à le voir célébrer la figure libertarienne par excellence, Elon Musk, qui entre deux saluts nazis dépèce méthodiquement le corps étatique américain grâce à la cellule spéciale mise en place à l’élection de Trump, le Department of Government Efficiency (DOGE). De quoi faire plaisir aux journalistes du Figaro, qui semblent émerveillés de ces déclarations si iconoclastes.

« Je suis surtout la cible d’un certain système médiatique parisien. Quand je vais en province, on m’encourage. » 

(Le Figaro)

  • « Papou », comme le surnomment ses proches, comme les personnalités politiques de l’extrême droite, est la cible d’un système médiatique particulièrement hostile car urbain et déconnecté. Étrange dès lors de constater que l’étude qui le classe meilleure patron du CAC40 se fondent sur les notes accordées par… 170 journalistes. Le Figaro redouble même de preuves d’amour envers le PDG, le présentant comme « droit dans ses bottes », « dirigeant d’entreprise passionné, lucide, mais ferme dans ses convictions », « bourreau de travail », presque l’égal des chefs d’État qu’il côtoie au quotidien.

« La renaissance du courage des leaders passe par une vision collective qui entraîne nos concitoyens, même si cela peut leur faire peur. » 

(L’Opinion)

  • Patrick Pouyanné parle-t-il de lui-même ? Ou bien parle-t-il de Trump ? Cette phrase qui pourrait passer pour sortie d’un manuel d’histoire du fascisme reste floue quant à sa cible. Au moins permet-elle de méditer le fantasme carbofasciste à l’œuvre : la fin du multilatérialisme sonnant le retour des grands blocs s’affrontant dans des logiques impérialistes. La phrase suivante le confirme : « Une véritable Europe unie et souveraine, une Europe du digital, une Europe de l’énergie, une Europe des capitaux, une Europe de la Défense, voilà une vision courageuse. » Quoi de meilleur pour l’Europe qu’un trumpisme sans Trump ?

« Le principe de précaution est le pire des principes qu’on ait jamais inventé. » 

(au Forum INCYBER Europe, Lille, avril 2025)

  • Patrick parle ici de l’intelligence artificielle, dont il ne comprend pas qu’elle fasse peur, puisqu’on va s’y adapter. Comme à tout progrès technique, d’ailleurs, puisque c’est de là que le salut viendra. « Papou » n’a pas oublié les fondamentaux : pour un empire fossile, la précaution est très certainement le pire des principes.

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23.04.2025 à 10:39

Fracas Media

Texte intégral (2269 mots)

Depuis le début de son combat contre la direction de la boulangerie industrielle Neuhauser dans laquelle il travaille, en Moselle, Christian Porta a toujours ferraillé aux côtés des militants écologistes. À rebours des clivages traditionnels, le délégué CGT défend les travailleurs d’un secteur agro-alimentaire mondialisé, tout en souhaitant la disparition de cette forme d’industrie, dévastatrice pour la planète.

Un article de Damien Mestre issu du dernier numéro de Fracas. Photographies : Olivier Toussaint.


Lui arrive-t-il de dormir ? Christian Porta en vient à faire douter ses collègues, à l’heure du déjeuner devant l’usine Neuhauser de Folschviller en Moselle. « Attends, mais tu bossais pas dans l’équipe de nuit ? » Si, si… répond celui qui les a croisés à cinq heures du matin et qui promet d’aller faire une sieste cet après-midi. La seule chose qui ne les étonne plus, c’est de voir le délégué CGT suivi de près par un photographe.

Il y a quelques mois, c’est l’équipe de tournage d’un documentaire réalisé par Carol Sibony, S’ils touchent à l’un d’entre nous, qui lui collait aux basques. Un film qui retrace son combat contre la direction de cette usine, qui emploie près de 270 personnes à Folschviller, et qui a essayé de licencier le jeune homme pour « harcèlement moral » en avril 2024 – une procédure dénoncée comme une tentative d’écraser les contestations des salariés. Un pied sur le piquet de grève, l’autre au local syndical… L’hyperactif de trente-trois ans assume aussi un rôle d’aidant familial, auprès de sa mère malade avec laquelle il vit. Ajoutez à cela les projections-débats qui s’accumulent depuis la sortie du film, à Paris, Bordeaux ou au Mans. Et surtout, les 5×8 de l’usine qui s’enchaînent : deux jours de travail de nuit, deux jours le matin, deux jours l’après-midi, afin de maintenir la cadence d’un système d’organisation où cinq équipes assurent un fonctionnement continu 24/7, y compris le week-end.

Neuhauser condamné à verser un demi-million d’euros

C’est donc un feuilleton judiciaire qui a fait connaître Christian Porta dans le milieu militant. Il en sourit : « C’est vrai qu’aujourd’hui, quand on parle de répression syndicale, mon nom ressort assez vite. » Sa mise à la porte, jugée abusive, est rapidement invalidée par l’inspection du travail. Mais Neuhauser s’entête à la faire appliquer, malgré les risques de sanctions. Les salariés se mettent en grève.

Au mois d’août dernier, ils obtiennent la réintégration de leur collègue. Une victoire retentissante puisque InVivo, le géant de l’agro-industrie qui détient l’usine, est condamné à verser 525 000 euros d’astreinte au syndicaliste pour ne pas avoir respecté une première décision de justice. « Je pense que les prud’hommes de Forbach n’avaient jamais vu ça ! » Il préfère prévenir : la somme, aussi folle que « s’il avait gagné au loto », est bloquée sur un compte. L’employeur a fait appel et aimerait bien la récupérer… De toute façon, on devine assez vite que Christian Porta n’est pas du genre à s’acheter un yacht. « Ma mère n’aime pas qu’il y ait tout cet argent, elle a peur que je me fasse kidnapper. » Dans son combat, le Mosellan a reçu le soutien de tout un tas d’organisations de gauche. Des députés insoumis ont relayé sa parole dans l’hémicycle. Son sourire et sa boucle d’oreille aux couleurs de la Palestine s’affichent en pleine page dans toute la presse militante (le journal local l’a même rebaptisé « le syndicaliste au demi-million d’euros », dans sa rétrospective des personnalités qui ont marqué l’année 2024).

« Les écolos parlent désormais aux travailleurs »

Événement rare pour un délégué CGT : les défenseurs de l’environnement sont aussi venus à ses côtés pour l’écouter et le défendre. Les Soulèvements de la terre, Les Amis de la Terre, Extinction Rebellion, Greenpeace… Toutes les chapelles du mouvement écologiste ont convergé vers cet ouvrier de l’agroalimentaire. Une récente tribune de soutien a recueilli la signature de figures comme Camille Etienne ou Marine Tondelier. Il s’en réjouit : « Avant, les écolos se contentaient de bloquer les usines… Aujourd’hui, ils viennent parler avec les travailleurs. Il y a eu d’énormes avancées. » On pense aussi à Greta Thunberg, l’égérie internationale des grèves pour le climat, qui est allée apporter son soutien aux ouvriers italiens en lutte de GKN. Pourtant, on imagine mal comment l’entreprise dans laquelle il travaille pourrait survivre à la révolution espérée par ces militants.

Chaque jour, les lignes automatisées de Neuhauser dégeulent des centaines de milliers de croissants, baguettes et pains au chocolat surgelés. Des produits bon marché, envoyés sur les routes par dizaines de camions, qui finissent en général chez Lidl. C’est le cœur du réacteur de l’agro-alimentaire mondialisé : ici, on produit toujours plus loin et pour toujours moins cher. À des années-lumière du pain aux graines sans gluten et des petits maraîchers bio. 

« Je suis prêt à discuter de tout, y compris de la fermeture de mon usine à long terme »

Christian Porta reconnaît lui-même une certaine forme de méfiance vis-à-vis des discours environnementaux. Il y a quelques années encore, il associait l’écologie à la politique des « petits gestes » – ce discours un poil naïf et volontier moralisateur. En gros : « les Verts, c’étaient ceux qui venaient nous faire chier si on triait mal nos déchets ».

Depuis, le parti dans lequel il milite, Révolution Permanente (scission du Nouveau Parti anticapitaliste), a fait de l’alliance ouvriers/écolos une nouvelle forme d’agitprop, une forme de communication qui joue sur les affects. En bon trotskyste contemporain (il lit Lénine sur sa liseuse Kindle à l’usine), Christian Porta y voit un moyen de mettre à jour la vieille pensée syndicale, tout en élargissant la base militante. « Il faut absolument que la CGT porte un discours clair sur l’écologie ! » Surtout que protéger l’environnement, « c’est commencer par protéger les travailleurs eux-mêmes ». En disant cela, il pense à la plateforme pétrochimique de Carling, au pied de laquelle il a grandi, tout près d’ici. Avec son « odeur nauséabonde » et l’espérance de vie réduite des gens qui y bossent.

Et si on fermait l’usine ? 

Un autre sujet rapproche pour lui activistes et syndicalistes : « la répression ». Forcément. C’est d’ailleurs ce qui l’a encouragé à initier la convergence des luttes, quand InVivo a racheté Neuhauser fin 2021. En se renseignant sur son nouveau patron, Christian Porta découvre que le groupe a traîné Greenpeace en justice, réclamant des dizaines de milliers d’euros à l’ONG pour une action symbolique devant le siège parisien en 2015. Une forme d’intimidation, comme celle que connaîtra plus tard le syndicaliste ? La cour d’appel de Paris a depuis donné raison aux défenseurs de l’environnement. Ce ne sont pas les seuls à avoir été inquiétés : des activistes d’Extinction Rebellion ont également été poursuivis après le déploiement d’une banderole visant une filiale de l’entreprise, dans le port de La Rochelle. Et d’autres procédures du genre pourraient suivre. Car InVivo est la bête noire de pas mal d’associations, qui y voient une incarnation du gigantisme agricole : 15 000 salariés, plus de 11 milliards d’euros de chiffre d’affaires et des activités réparties dans 39 pays – du stockage de blé aux pesticides, en passant par la commercialisation de semences. 

À force d’évoquer ces chiffres astronomiques, une question s’impose naturellement dans la conversation. Christian Porta la pose d’ailleurs lui-même : dans un monde idéal, son métier existerait-il encore ? « Je suis prêt à discuter de tout, y compris de la fermeture de mon usine à long terme. »

Mais en attendant le grand soir et l’abondance, il faut bien réussir à nourrir des millions de personnes. L’échange glisse alors vers un stimulant cours de marxisme, option boulangerie : « Quand je vois les machines que l’on utilise à Neuhauser, je sais que l’on pourrait clairement faire du bon pain bio avec. Ce n’est pas l’appareil de production le problème, mais le cadre capitaliste dans lequel il est utilisé ! » Avant l’usine, Christian Porta a connu le CAP et le brevet pro pâtisserie. Les heures de nuit à feuilleter des pâtons dans les petites boulangeries familiales. « Même dans ces entreprises, on fabrique parfois de mauvais produits… À l’inverse : on pourrait très bien réquisitionner les outils industriels pour produire en masse du meilleur pain. » Des viennoiseries à la chaîne… mais sans les additifs chimiques aux noms imprononçables. Ni le pénible travail en 5×8. 

Lutte contre le gaspillage et les mauvaises odeurs

Pendant la pandémie du Covid-19, ses camarades et lui se sont battus pour éviter le gaspillage de centaines de palettes de denrées alimentaires, vouées initialement à la destruction faute de consommateurs. Ils ont mis la pression pour que tous ces croissants et baguettes soient distribués aux habitants, ainsi qu’à des associations caritatives. Le syndicaliste raconte aussi comment la bataille avec la CGT a permis des avancées très concrètes pour les habitants du coin, en termes de pollution olfactive : « On s’est bougés pour réduire les mauvaises odeurs dont l’usine était responsable dans la cité juste à côté. »  

En 2026, il y aura les élections municipales. Peut-être qu’il tentera de faire émerger ces thèmes à l’échelon local ? « J’adorerais qu’un collectif de riverains puisse avoir un droit de regard direct sur les activités de l’usine. » En tout cas, du côté de Saint-Avold, où il s’apprête à déménager avec sa mère, les vieux de la vieille comptent déjà sur lui pour remuer une campagne électorale qui s’annonce à droite toute. À moins que d’ici là, son employeur ouvre un nouveau front contre lui ? Depuis l’été dernier et le versement du chèque gagné aux prud’hommes, le syndicaliste s’amuse à charrier la direction. Au détour d’un couloir, il demande par exemple des conseils pour apprendre à gérer sa fortune… Pas sûr que cela les fasse trop rigoler, les cravaté. Mais, visiblement, Christian Porta n’a toujours pas peur de s’attirer des ennuis. « En même temps, j’ai un peu l’impression que cela fait partie de la fiche de poste du bon syndicaliste. »

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09.04.2025 à 18:40

Philippe Vion-Dury

Texte intégral (1878 mots)

« Comment convaincre les cons ». Voilà le titre en Une du dernier SoGood, magazine du groupe SoPress paru la semaine dernière. Qui sont-ils, ces cons ? Les « racistes », les « climato-sceptiques » et les « sexistes ». Mais, on le comprend grâce au dessin de couverture comme par les illus d’intérieur (car oui, nous avons lu le dossier), les « cons » sont bien situés socialement : les ploucs, les beaufs, la France rance, moche et mal rasée. Avec une casquette MAGA, parce que pourquoi pas ? Américains, Français… tous les mêmes cons. 

Ce numéro ne traduit pas seulement une attitude qui n’a jamais cessé d’être insupportable, par laquelle un grand nombre de journalistes semblent convaincus d’œuvrer au débat public lorsqu’ils ne font rien d’autre que rappeler leurs privilèges de classe. Elle manifeste aussi l’impérissable complaisance de la gauche bourgeoise quant à sa propre supériorité morale, un barbotage satisfait qui la dispense de faire réellement de la politique. Pour le dire autrement : qui cherche à convaincre ne commence pas par insulter. Ce discours-là n’est que le double de celui qu’il dénonce, et les deux se nourrissent l’un l’autre.

Comme une illustration subtile de ce que le psychiatre marxiste Joseph Gabel nommait la « fausse conscience » : « l’attitude pathologique consistant à prendre la partie pour le tout, autrement dit à isoler une donnée de la vie collective pour l’ériger en réalité absolue ». Dans le réel mutilé d’une partie de la France, le malheur ne peut provenir que de l’immigré, des élites, des bobos. Tout y ramène. Dans le réel mutilé de la bourgeoisie progressiste, le problème c’est que les gens sont trop cons pour comprendre – et donc pas assez diplômés, sophistiqués, et finalement trop prolos, et ainsi de suite.

On ne reviendra pas sur tous les effets délétères de ce type d’attitude, et l’immense bâton dans les roues qu’elle représente pour tous les militants de terrain (on l’a déjà évoqué ici). Mais on peut s’en saisir pour réfléchir à la question qui n’est malheureusement pas traitée par SoGood, une fois le spectre du « con » écarté : comment convaincre ?

Quelques pistes de réflexion qui donnent l’occasion à Fracas d’expliquer un peu plus sa démarche.

1. Comprendre les affects sous-jacents

L’essentialisation, en politique, est l’antithèse de la gauche, qui repose justement sur la construction. On assiste pas à une épidémie de racistes, mais à une montée de la racialisation des problèmes sociaux. Le climato-négationnisme, longtemps en baisse, explose depuis quatre ans, faut-il comprendre que c’est que les gens sont de plus en plus cons ? Evidemment que non, pas plus que les « réseaux sociaux » suffisent à expliquer quoi que ce soit. Spoiler : la société française serait même culturellement de plus en plus progressiste

Résister à la tentation de l’essentialisation, et comprendre que des phénomènes comme le racisme, le sexisme ou le climato-scepticisme sont aussi le signe d’autre chose, d’un malaise qui ne parvient pas à épeler son nom, c’est un préalable à toute ambition de faire de la politique, c’est-à-dire défendre réellement ses idées et ses valeurs. Parce qu’en définitive, on ne débat pas avec un climato-sceptique. Pourquoi perdre son temps ? Mais peut-être qu’on peut débattre avec une personne vaguement sceptique, un peu sceptique, voire même très sceptique, si l’on comprend que la raison profonde de ce scepticisme est ailleurs. Que ce scepticisme n’est que le support d’autre chose.

2. Identifier des alliés potentiels

Qui a-t-on les moyens de convaincre, qui a-t-on envie de convaincre ? Quels interlocuteurs se choisit-on pour tenter de faire avancer les lignes de front politique ? Question que la gauche bourgeoise ne fait pas l’effort de se poser, puisqu’elle ne connaît qu’elle-même, qu’elle ne cherche qu’à se convaincre elle-même, dans son monde enchanté dépouillé des violences de classe.

C’est là toute la différence avec un dossier comme celui que Fracas a consacré aux chasseurs. A minima, se poser la question : de par leur importance dans le tissu social rural, ne seraient-ils pas des alliés potentiels pour nos luttes ? Et immédiatement après : lesquels parmi eux, au sein de ce groupe composite, pourraient devenir des alliés ? Et lesquels n’ont pas vocation à le devenir. Car on ne va pas tenter d’aller convaincre Willy Schraen ou Thierry Costes, pas plus qu’on ne validera la chasse bourgeoise et « sportive », l’engraissement et le massacre des faisans d’élevage, ou le business des armuriers. Mais le chasseur qui va promener le fusil de temps en temps, partage la viande au village, et surtout détste ce nouveau projet de méthaniseur au milieu d’une zone sauvage, lui peut-être que…

C’est là, encore une fois, ce que l’essentialisation politique ne permet pas : discriminer au sein d’un groupe social – et donc d’y chercher et trouver des alliés.

3. Se montrer comme on est

Pour convaincre, faudrait-il se fondre dans le groupe et en adopter les codes ? Faudrait-il singer son interlocuteur, s’habiller pareil, faire mine d’avoir les mêmes préoccupations ? Probablement tout le contraire, tant qu’on s’abstient d’instruire l’autre sur la bonne manière de se comporter ou de s’exprimer…

Les Soulèvements de la terre, dans leur récit de lutte avec les conducteurs de poids lourds de Geodis, reviennent sur ce point : « Partir du principe qu’on vient tel qu’on est sans arrière-pensées semble plus judicieux qu’une imitation maladroite des premier·es concerné·es. » Car c’est justement l’occasion de montrer d’autres manières d’être et de penser, de donner à voir une altérité dénuée de condescendance. « Le barbecue était lui-même devenu un espace partagé, sur lequel les traditionnelles merguez syndicales ont fini par laisser une place aux saucisses vegan, la harissa réconciliant tout le monde. »

Rien de plus éloquent à ce sujet que le film Pride, de Matthew Warchus (2014), qui met en scène un groupe militant gay qui débarque dans les mines de l’Angleterre thactchérienne pour leur apporter leur soutien, et l’étrange cohabitation de plus en plus fertile politiquement qui s’y instaure.

4. Concéder n’est pas céder

Une discussion qui vise à convaincre n’est pas un match se concluant par le K.O. de l’adversaire. On est bien obligé de mettre de l’eau dans son vin, et aussi éviter d’humilier. Mais concéder n’est pas céder. Concéder, c’est par exemple admettre qu’il est utile de défendre les conditions de travail et les revendications salariales de travailleurs de la logistique, même sur leur activité est synonyme d’émissions carbonées et de béton. Concéder, c’est reporter la victoire dans le temps long, mais c’est aussi en permettre les conditions de réalisation. Une fois la brèche ouverte, on peut parler, sur le piquet de grève, de contre-projet logistique, de lier écologie et emploi, d’évoquer le racisme environnemental… Concéder à une certaine chasse le droit d’exister, c’est ouvrir le débat avec ceux qui la pratiquent sur le type de chasse sur lequel on peut s’entendre, son périmètre géographique et temporel, favoriser l’échange d’information entre naturalistes et chasseurs, ouvrir la possibilité de fronts communs… La concession d’une partie appelle la concession de l’autre – donner et rendre.

Plutôt qu’une alliance de circonstance qui passerait par des compromis risquant de virer à la compromission politique, c’est un « champ de lutte partagé » qui s’ouvre, selon la formule du cheminot Julien Troccaz, co-responsable de la Fédération Sud-Rail.

5. Renoncer à l’universalisme de son point de vue

Une des pistes de réflexion, peut-être la plus complexe et qui excède largement le problème de la gauche bourgeoise, est la remise en cause de l’universalisme. Elle est aussi ce qui permet peut-être de résister à la pente de la fausse conscience et de la réduction du réel. Les antagonismes sociaux, nourris et même souvent fabriqués par la sphère médiatique, virent de plus en plus à des conflits de mondes, chacun ne se voyant survivre qu’aux dépens de l’autre, à la condition de la destruction de l’autre.

Ces sentiments d’opposition irréductible et de lutte existentielle, qui ferment la porte à toute possibilité de dialogue, sont particulièrement vif avec la chasse. Comme le constate dans nos colonnes l’anthropologue Charles Stépanoff, « On reste une société avec des classes et des rapports au monde différents, mais ces derniers ont acquis une volonté d’universalisation, une dimension impérialiste. Chacun considère que son mode de vie est le seul légitime. Les milieux populaires ruraux ont l’impression qu’on veut détruire leur monde, les empêcher d’exister. » Et d’en appeler à un « pluralisme ontologique », une diversité des rapports au monde qui crée aussi la richesse d’une société.

L’ouverture (non factice) à la diversité et la pluralité, qui commande l’humilité vis-à-vis d’autres réalités sociales, reste une disposition essentielle à qui voudrait tenter de convaincre, non pas un con, mais un « autre ». Et qu’on puisse ensuite entendre dire des militants ces petites phrases qui sonnent comme des victoires : d’abord « ils ne m’ont pas pris de haut », puis « ils étaient moins bêtes que ce je pensais », et enfin, peut-être, « c’est pas si con ce qu’ils proposent »…

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