La rédac
Par les rédactions de Motus & Langue Pendue et Combat
Pour certain·es c’est la fin du monde, pour d’autres la décadence est une fête.
Certain·es y gagnent, beaucoup y perdent, et finalement, peu y pensent vraiment.
Ce qui est sûr, c’est que nous vivons des temps troublés.
On y trouve tout ce que les libéraux et les alliances mortifères de ces dernières années ont déterré de plus misérable dans les poubelles de l’Histoire : des saluts nazis, des lanceur·ses d’alerte inculpé·es pour dénonciation de génocide, des récits tordus, mis en pièce ou décontextualisés, du vide, de la panique morale, de la lâcheté politique.
Nous qui avons grandi dans un monde qui se dérobe sous nos pieds, nous devons donc non seulement affronter la pile de crises qui s’entassent sur nos épaules, mais aussi constater que nos résistances politiques sont gangrenées par le vide de la pensée. Ce qui devrait nous faire sursauter nous laisse pourtant dangereusement apathiques.
Nous, petit collectif de médias et militant·es qui sursautons, voulons donc prendre le temps de rappeler ici :
Nous vous proposons donc un pacte : celui de briser le monopole des récits d’actualité (monopole détenu par des idéologues réactionnaires comme par des humanistes moraux qui se vautrent dans les discours sans les penser) et de maintenir grandes ouvertes les portes du débat public à celles et ceux qui entendent se réveiller et résister intelligemment.
Depuis des lustres, nous marmonnons entre nos dents qu’il faut s’engueuler, être mal-polis, rentrer dans le lard. Mais nous n’avons pas la place de le faire!
Les entre-soi, les caresses dans le sens du poil, les copinages, les ramollissements, nous en empêchent. En ce qui nous concerne, nous pâtissons de nos petites tailles et de nos marginalités. Pourtant, ce sont les marges qui servent à secouer les centres de gravité, et à les empêcher de devenir des poids morts. Or l’année 2025 nous a semblé être un sacré poids mort dans nos trajectoires politiques. Que s’est-il passé ? Est-ce que nous dormons ?
Jour après jour, nous faisons le constat que nous battre devient de plus en plus compliqué, y compris au sein de nos propres milieux et cercles idéologiques. Nous avançons de plus en plus difficilement, sous les airs moqueurs des plus gros médias, des voix qui portent déjà et ne se renouvellent pas, ou de celles qui prônent la positivité à tout crin, la neutralité, l’apolitique – et qui nous désactivent. Nous comprenons la fatigue que peut susciter un débat public virulent et une pensée qui reste critique, mais nous sommes davantage fatigué·es par cette atmosphère de pré-défaite idéologique.
Lutter, sans faire de bruit ni demander de comptes, pour ne pas déranger l’ordre des choses, c’est ce à quoi nous semblons condamnés. Non seulement ce monde nous écrase sous son poids, mais en plus, il exige de nous que nous ne troublions pas sa paix en le mettant en question autrement que superficiellement dans des débats de salons ou sur de petits blogs obscurs que plus personne n’a le temps de parcourir.
Depuis que nos médias précaires existent, nous avons pris la parole en lien avec des organisations militantes diverses, parce qu’au-delà d’une reprise de pouvoir stratégique sur nos destins communs, il nous est à tous insupportable de nous taire. Nous avons donc rejoint le grand et joyeux monde des « médias indépendants », ce terme qui ne veut plus dire grand-chose au fond. Nous écrivons, parlons, débattons, et surtout : nous entretenons savamment un seum qui nous dévore quand il pourrait servir à réveiller cette gauche lasse et molle. Le seum qu’on nous claque la porte au nez, et avec elle la possibilité de jouer notre rôle de trublions
Pour parler de chez nous, le merveilleux monde des indés n’échappe pas aux logiques qui empêchent la pensée. Aux entre-soi qui abrutissent et aux petits manèges de pouvoir et de flatteries qui donnent de l’eau à un moulin qui tourne à vide ou commente l’époque au lieu d’y prendre part. Nous, petits parmi les gros indés, nous avons aussi été témoins d’une machine à broyer la solidarité qui a gangrené notre milieu, reflet des souffrances d’une gauche en proie à l’auto-destruction débile, sous prétexte d’évidences, de complicités faciles ou de faux caractères subversifs. La course à qui sera le plus moral d’entre nous n’a pas abouti à l’efficacité de notre camp politique mais au contraire à son surplace. Nous avons confondu posture et activisme.
Mais, force est de constater que nous sommes encore là : les bras ballants, et les tripes en feu. Un constat nous est donc commun : il faut faire quelque chose de ça tant que faire se peut.
Les médias Motus & Langue Pendue et Combat sont les premiers seumards d’un collectif qui a vocation à s’élargir d’autres aigris.
Chacun de notre côté, avec nos spécificités et nos outils, nous avons construit des collectifs à échelle humaine, sans appui financiers ni sociaux, sans célèbre tête d’affiche, sans réseaux, sans diplômes et sans salaires. Nous l’avons fait pour nourrir l’époque de questionnements, car nous sommes convaincus qu’apporter des réponses nous dessert plus que de continuer à poser les questions. Nous l’avons fait pour continuer à abreuver le monde de propositions véritablement indépendantes, pour relayer des paroles dont la carrière, la réputation ou le réseautage ne conditionnent pas le contenu, qui ne sont pas influencées par qui sont nos amis ou quel coup d’éclat verbal nous planifions sur Twitter.
Cela fait de nous des rebelles, des vilains petits canards, des cancres, des impubliables, des inaudibles. Inaudibles car nous avons constaté que les « médias indépendants » ne le sont pas tant que ça, que les militant·es stars le sont sur des questions que d’autres ont défrichées pour elles et eux et au-delà desquelles ils s’aventurent rarement.
Que l’on s’entende bien : de tels médias et cercles politiques (plus visibles, lisses, consensuels) sont probablement, sur le fond, nos ami·es et nos allié·es, et il nous en faut pour murmurer à l’oreille du grand public. Mais pour nous assurer qu’ils le soient, ami·es et allié·es, il est de notre responsabilité de leur rappeler que la forme et la matérialité de notre contre-pouvoir compte aussi. N’est pas subversif qui veut, hélas. Il est de notre responsabilité, en d’autres termes, de les chahuter, et de s’imposer à la table bien fermée des discussions pour éviter qu’ils s’endorment.
Cela étant dit, parce que nous ne faisons pas les choses dans les règles de l’art avec la posture qui va avec (celle du sérail) et la réput’ qui grossit nos egos, nous avons été confrontés à des fin de non-recevoir, des portes closes, de la cooptation, des renvois d’ascenseur et des opportunités bien confidentielles desquelles nous étions soigneusement écartés. Nous avons constaté que nous étions dans l’incapacité de déranger ce monopole tranquille de la gauche parisienne et bourgeoise qui ne remarque plus que le soleil ne se lève et ne se couche pas dans son trou du cul.
Ce manifeste a donc pour but d’acter la naissance d’un collectif de seumard·es.
Aigri·es, pros du système D, farouchement asociaux face à ce monde de petits pouvoirs cooptés, nous décidons de créer un réseau d’entraide, de chahutage et de partage de bons plans, pour que les paroles sincèrement indépendantes puissent se doter des moyens de survie que personne ne veut leur accorder.
Au-delà de grands discours sur l’état de l’art dans la presse, nous nous engageons à :
Nos positions et nos alliances feront de nous des trouble-fête, des fauteurs de trouble. Des chouineur·es jamais contents ou hystériques.
Alors nous voudrions poser ici cela : nous acceptons de l’être. Pire : nous défendons les trouble-fête, des enquiquineurs aux révolutionnaires. Nous pensons qu’à l’heure où l’espace de discussion médiatique et politique, l’espace de tolérance et de remise en question, tous se rétrécissent, certains doivent endosser ce rôle et nous le pouvons puisque nous ne profitons de rien et jouissons d’une liberté sans commune mesure – dont nous payons le prix, celui de la précarité et de la marginalisation. Nous devons tirer profit de cette marginalisation : laissez-nous vous déranger, c’est nécessaire.
Nous, nous acceptons de jouer ce rôle. Celui de poser les questions qui fâchent, de mettre les pieds dans le plat, et de continuer d’affirmer que quelque chose d’autre, est non seulement possible, mais également désirable. Et que cette « autre chose » existe déjà, de manière inconfortable, dans les interstices de liberté que nous tentons de protéger des assauts de manière très inconfortable.
Nous appelons à une solidarité entre nous, celles et ceux qui osent braver les ordres établis, parce qu’avoir ce courage-là n’est pas toujours facile. Nous encaissons des coups et des doutes, nous sommes parfois pointés du doigt, régulièrement invisibilisés, souvent violemment attaqués et rarement défendus. Nos problématiques sont silencieuses et étouffées.
La force du collectif sert à ne pas renoncer, jamais.
Nous devons apprendre à composer avec un espace politique et médiatique qui n’est pas un consensus, un jeu calme et indolore.
Parce que c’est en refusant que nos vies soient tracées d’avance que nous l’investissons, l’espace politique doit impliquer une part de conflit et des remises en question constantes.
La politique se façonne par les rapports de force, parce que nous n’avons pas toustes la mainmise sur nos réalités, ni les mêmes intérêts. Nous assumons de jouer notre partition, et nous voulons aujourd’hui nous donner les moyens que nos fausses notes parviennent aux oreilles des chefs d’orchestre qui perdent leur virtuosité dans le confort des répétitions classiques.
Peut-être faut-il que nous soyons ensemble pour trouver le courage quotidien de refuser en bloc ce statu quo qui détruit tant et nous isole les uns des autres pour se perpétuer, en mettant au ban les trouble-fête.
Il est temps de renverser les perspectives. Si vous êtes calmes alors que tout se dérobe, vous faites peut-être bien partie du problème. Charge à nous de re-paramétrer les récits, avec tout le courage possible et malgré tout ce que cela nous coûte. De créer des passerelles entre les a priori et les réalités situées, variées, et diverses qui nous poussent à nous engager dans la recomposition du monde.
Il est temps que ce récit-là prenne la place : c’est le calme qui nous menace, pas le changement. À l’échelle de l’écosystème médiatique dit « indépendant », et des sphères militantes qui le nourrissent, nous nous engageons à continuer de nous enrager, et de vous réveiller.
Qui ne nous aime pas nous suive! et grand bien nous en fasse.
La suite bientôt.
CONTACT : combat.lemedia@gmail.com / motusetlanguependue@gmail.com
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La rédac
Par Laura Wolkowicz
“Un black-out historique”. C’est ainsi que les médias français titrent au lendemain d’une panne de courant géante en Espagne, au Portugal, et en France, le lundi 28 avril 2025. Laura y était, et pour elle, tout ne s’est pas éteint, mais rallumé. Le temps de quelques heures, le rappel fugace qu’on peut lever la tête de son ordi et regarder l’alternative – la vie.
C’était un lundi comme un autre, j’étais attelée à la table du salon, travaillant sur la présentation que je devais finaliser pour le soir-même. Comme un lundi, j’étais dans un entre-deux, la tête encore dans le week-end et le flux sanguin bien activé par le stress du retour au travail. Il était 12h30 quand ma connexion a cessé de fonctionner, quand mon clavier arrêta d’écrire. Imperturbable, je me suis mise en quête d’un café pour récupérer une connexion et continuer ma journée comme prévu. Mais une fois sortie dans la rue, je me suis rendu compte que je n’étais pas la seule. Ce n’était pas juste mon immeuble, ce n’était pas juste mon quartier, ce n’était pas juste Madrid, ce n’était pas juste l’Espagne, c’était toute la péninsule, la France, l’Italie, la Suisse… Tout le monde y allait de son info, de sa supposition, proclamant une cyberattaque, la troisième guerre mondiale ou je ne sais quelle autre théorie complotiste.
On était comme des hamsters déboussolés à qui on aurait soudainement enlevé leur roue. Toustes bien engagé·es dans notre course routinière, à répéter en boucle la chorégraphie que l’on connaissait par cœur : Travailler, manger, se connecter, s’informer, consommer, sortir, dormir. Un pas de côté et nous étions perdus.
Un lundi, sans nos outils, nous n’étions plus rien : de simples opérateurs sans rien à opérer. Si ça avait été un samedi ou un dimanche, l’histoire aurait été différente. Mais non c’était un lundi et les lundis, c’est raviolis ! Non, les lundis sont productifs, les lundis sont initiatifs, pas passifs.
En relisant ces lignes je me dis, et vous devez sûrement vous dire aussi : elle parle d’une coupure de courant de 12h comme si c’était la fin du monde – les Gazaouis vivent bien pire depuis plus de deux mois ! Mais sur le moment, c’est comme ça que je l’ai vécu. Autant vous dire que si une troisième guerre mondiale venait à exploser, mes chances de survie sont moindres !
Et à côté de ça, les espagnols, aussi flegmatiques qu’à leur habitude y ont juste vu une opportunité supplémentaire pour discuter avec leurs voisin·es et ami·es, se poser en terrasse et boire des coups. Je n’ose imaginer ce qu’il se serait passé si c’était en France : Une manifestation contre l’inefficacité du système électrique se serait montée ? Les êtres malveillants en auraient profité pour piller les commerces ? Tout le monde aurait été en panique ?
Bah oui, ce n’est pas parce que l’électricité saute que la vie s’arrête. Finis les téléphones, finis les réseaux, fini l’argent dématérialisé, finis tous les travaux informatisés et électrisés… On ne peut plus travailler, on ne peut plus produire, on ne peut plus consommer. J’ai rêvé ou ce serait finalement juste la fin du capitalisme ?
Alors que nous reste-t-il ? Nos mains pour faire, nos têtes pour penser, nos lèvres pour communiquer, nos cœurs pour aimer, nos jambes pour nous déplacer, nos pieds pour nous porter… Bref vous avez compris l’idée. Et comme dit Charlotte dans son édito du 1e Mai, je dirais qu’on n’a plus qu’à vivre. Vraiment. Pas dans un simulacre de vie. Mais la vie, la vraie.
Parce que passer huit heures derrière un ordinateur, envoyer mails sur mails, coups de fils sur coups de fils, remplir des tableurs, créer des jolis powerpoint, passer ses journées dans l’air ambiant d’un call center ou d’un open space, rester assis jusqu’à s’en courber le dos, opérer des machines dans des usines, satisfaire toutes les demandes des clients, se tuer à la tâche pour alimenter la machine infernale, ce n’est pas vivre, c’est survivre.
C’est dans le noir de cet « Apagón » qu’une lueur m’est apparue. Alors que le monde s’éteignait, je me suis rallumée. Reboot. Reset. Libérée des chaînes de la pression monétaire qui me tiennent en carotte dans ma roue : « Sans argent, je suis rien. Sans travail, il n’y a pas d’argent. CQFD, je suis travail. » Je sens le vent souffler dans mes cheveux, je me gonfle de légèreté, d’espoir, je me sens voler comme un être libre, libre d’aller où le vent me porte, libre de décider où le vent me portera.
Puis la lumière est revenue. Reboot. Reset. Noir salle. On reprend place dans nos roues et c’est reparti pour un tour. La tête dans le guidon, on suit le chemin tracé comme si rien ne s’était passé, comme au lendemain du confinement. Un espoir a plané dans l’air le temps d’un instant, très vite étouffé par le ronronnement de la machine infernale qui redémarre.
Mais moi je reste plongée dans le noir éclairée à la lueur de ma bougie. Je ne veux pas y retourner. Je ne peux pas oublier. Comme une envie d’acheter How to blow up a Pipeline et d’aller débrancher le réseau électrique national à nouveau pour qu’on se réveille toustes.
Ce lundi-là reste gravé en moi comme la cicatrice d’Harry Potter, un rappel qu’il existe une alternative. À nous de la trouver. À nous de l’inventer avec notre tête, de la façonner avec nos mains et de la partager avec nos lèvres. Vous me suivez ?
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La rédac
Par Charlotte Giorgi et Marius Uhl
Pierre Alessandri, c’était le nom de ce paysan engagé, militant depuis des années en Corse pour une agriculture paysanne et contre les pratiques mafieuses fortement liées à l’accaparement des terres. Cette semaine, on vous raconte son histoire, et on se demande pourquoi quasi personne dans le paysage politico-médiatique ne parle de cet homme, tué chez lui de trois balles dans le dos.
L’article [vidéo] Assassinat paysan : quand les dérives mafieuses de l’agroindustrie coûtent la vie est apparu en premier sur Motus & Langue Pendue.
La rédac
Par Alyss Haller
Vraiment, encore besoin d’introduire la chronique de notre chère Alyss, Des Interstices ? Alors, en deux mots : elle parle chaque mois de tout et de rien, mais surtout de ce qu’il y a entre les deux, dans les interstices. Et croyez-le ou non, aujourd’hui elle nous invite à patauger pour la journée mondiale de l’eau.
Peut-être as-tu remarqué, le mois dernier, l’absence de ta chronique préférée sur ton web média favori (si ce n’est pas le cas, fais au moins semblant, par politesse). Peut-être t’es-tu perdu.e en conjectures plus fantaisistes les unes que les autres pour tenter d’expliquer cette triste nouvelle, que dis-je, cet irréparable préjudice (comment ça, j’en fais trop ?). Eh bien figure-toi qu’écrire sur les interstices me donne une excellente excuse : quand on cherche à rester agile, à fuir les cases et à éviter l’encroûtement, s’astreindre à produire un épisode par mois coûte que coûte, ça a quelque chose d’un peu dissonant, non ? Je revendique donc la liberté de l’irrégularité, l’authenticité qu’elle permet, le droit de ne pas écrire quand je n’ai rien d’intéressant à dire ou que ce n’est pas le bon moment.
La fluidité : c’est justement ça, dont il va être question ici, puisque c’est de l’eau que j’avais envie de vous parler. Et pour faire bonne mesure avec mon entorse au calendrier éditorial, je serai du moins raccord avec le calendrier de l’ONU (si ça, c’est pas un argument imparable…). Il se trouve en effet que le 22 mars est la journée mondiale de l’eau, et on est bien content.es que quelqu’un y ait pensé, comme pour la journée de la femme – heureusement rebaptisée journée du droit des femmes : ça change tout – la journée de la pastèque1 ou celle du naturisme (à ne pas confondre avec la journée mondiale du jardinage nu, qui tombe le premier samedi de mai : le naturisme, lui, se partage le 4 juin avec les enfants victimes innocentes de l’agression, et… les sentiers – si si)2.
Mais ne nous égarons pas.
L’eau, donc.
Personnellement, c’est l’élément que je trouve le plus fascinant. Pas seulement parce que Bachelard lui a consacré un essai3, mais surtout parce qu’elle existe sous des formes si différentes : des paillettes de givre à la vapeur, en passant par la glace, le flocon, la goutte ou l’océan, et tous les états intermédiaires entre le liquide, le solide et le gazeux. L’eau a la capacité de prendre mille visages, sans jamais perdre sa nature. Elle se fraie des chemins presque n’importe où, et bien sûr, s’infiltre aisément dans les interstices. L’eau déborde, ruisselle et irrigue, l’eau polit les rochers les plus ancrés dans leur fixité4.
Depuis mon plus jeune âge, j’ai eu la chance d’habiter à proximité de cours d’eau : canal, rivière, fleuve ; je le réalise en l’écrivant, l’eau a toujours fait partie de mon paysage. Au ruisseau asséché les trois quarts de l’année longeant le jardin de mon enfance, où je sautais à pieds joints avec mes bottes en caoutchouc dès que les fortes pluies le faisaient renaître, ont succédé la Saône, dont les bras encerclaient mon « île », comme j’aimais l’appeler, puis le Saint-Laurent qui borde Québec (et lui a donné son nom : littéralement, « là où le fleuve est le plus étroit »).
Un jour pas si lointain, tandis que je marchais au bord de l’eau, j’ai eu comme une révélation. Et c’est de ça que je voulais parler aujourd’hui. Ce jour-là, les yeux fixés sur la rivière sans vraiment y penser, j’ai tout à coup interrompu mes pas. Quelque chose clochait : il me semblait que l’eau ne coulait pas dans le sens où elle aurait dû, du nord vers le sud. Au lieu de ça, elle paraissait remonter à contre-courant. En observant plus attentivement, j’ai remarqué qu’en réalité, à l’intérieur du courant principal qui suivait bel et bien, inexorablement, la direction nord-sud, existaient ça et là plusieurs micro-courants, créés certainement par des irrégularités du terrain ou des obstacles temporaires, qui suivaient leur propre sens, leur propre rythme et leur propre mouvement, tout en faisant partie du même cours d’eau.
L’eau venait de répondre à l’un des dilemmes existentiels qui me taraudait depuis que j’avais l’âge de savoir que la kétamine n’a rien à voir avec les fleurs, ni les confitures : comment je fais, si je ne veux pas de cette vie absurde et standardisée qu’on me vend et à laquelle on me destine, mais que je ne veux pas non plus me condamner à la marginalité ? Comment rester moi-même, respecter mes besoins et mes valeurs, sans pour autant renoncer à faire partie du groupe social ?
J’avais la réponse sous les yeux depuis toujours : des micro-courants indépendants dans le courant principal (mainstream, like they say).
Épilogue
J’avais prévu d’ajouter au moins deux bons paragraphes à cet épisode. En fait, j’y réfléchis activement depuis deux jours (parce que même si je te parle comme si on était déjà le 22 mars, là tout de suite on est encore le 21, et ça fait presque une semaine que j’ai entamé la rédaction de ce texte), et j’ai bien passé trois heures entre hier et aujourd’hui, assise devant mes notes, à rédiger des bouts de phrases, les rayer, les récrire pour les effacer de nouveau. Mais rien à faire : la fatigue, le cerveau qui pédale dans la semoule en réclamant des vacances… bref, tu sais, ces moments où plus on s’acharne, moins on y arrive, et plus on s’épuise et on s’énerve en se trouvant nul·le et on réduit encore nos chances d’y arriver. Et puis, je me suis arrêtée deux secondes – comme je m’étais jadis arrêtée au bord de la rivière. Et j’ai rigolé : j’étais en train d’essayer de nager contre le courant, tout en restant dedans. Alors qu’une fois que j’ai arrêté et accepté de laisser couler, il m’a suffit de me décaler légèrement pour repérer un micro-courant – et voir que la solution se trouvait juste sous mes yeux.
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1. Le 3 août.
2. Si tu n’as rien de mieux à faire, je te suggère d’aller faire un tour sur http://journee-mondiale.com, c’est édifiant : tu y apprendras par exemple que le 2 mai 2025 sera la journée mondiale de l’asthme, mais aussi du thon ; ou encore que le 26 avril sera dédié aux chiens guides pour personnes malvoyantes et à la visibilité lesbienne (je te laisse apprécier l’à-propos).
3. L’eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière (1942).
4. Projette ici mentalement l’image de la personne de ton choix.
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Bon Pote
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