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Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.

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25.04.2025 à 16:48
Hinamoeura Morgant-Cross
Texte intégral (5365 mots)
Temps de lecture : 20 minutes

Hinamoeura Morgant-Cross est militante indépendantiste et anti-nucléaire, membre de l’Assemblée de Polynésie. Elle est la lauréate 2023 du « Prix pour un futur sans nucléaire (Nuclear Free Futur Awards) ».

Entretien réalisé par Naïké Desquesnes et Léna Silberzahn.

Depuis plusieurs années, tu milites pour faire reconnaître la dette de la France vis-à-vis de la population polynésienne, dont les îles ont subi 193 essais nucléaires entre 1966 et 1996. Peux-tu nous raconter comment ton enfance a été marquée par cette question et ce qui t’a poussée à t’engager dans ce combat ?

J’avais sept ans lorsque le président français Jacques Chirac annonce l’arrêt des expérimentations nucléaires, mais je ne me souviens pas de ce moment ! À l’école, c’était un non-sujet. Enfant, une des seules choses qui m’a marquée en lien avec le nucléaire, ce sont les émeutes de 1995 à Papeete, la capitale de Tahiti, où j’ai grandi. Je me rappelle de mon inquiétude face aux images des barricades enflammées par des émeutiers pour protester contre la reprise des essais [voir encadré n°4].

Pendant notre adolescence, ma sœur et moi faisions régulièrement surveiller notre thyroïde : de ma grand-mère à ma tante, les femmes de ma famille ont beaucoup de problèmes. À 24 ans, un an après avoir accouché de mon premier enfant en 2012, j’apprends de manière fortuite après une prise de sang que je suis atteinte d’une leucémie dite myéloïde chronique, un type de cancer du sang qui s’attaque à ma moelle épinière. L’hématologue balaye d’un revers de main l’hypothèse d’un lien avec les expérimentations nucléaires, affirmant que ça n’a rien à voir. Grâce à un traitement à vie, ma maladie est aujourd’hui stabilisée, mais j’ai des crampes qui sont très dures à supporter et des moments de grande fatigue.

Je n’ai fait le rapprochement avec les essais nucléaires que beaucoup plus tard : en 2018, Oscar Temaru, le président du parti indépendantiste, annonce qu’il va porter plainte contre la France pour crime contre l’humanité, pour les 193 bombes nucléaires lancées de 1966 à 1996 sur notre territoire. À l’époque, je croyais qu’il n’y avait eu que trois ou quatre essais en Polynésie… et je découvre qu’il y en a eu 193 ! Je tombe de haut : comment ai-je pu passer à côté de ça, en ayant fait des études supérieures ? Je me sens soudain terriblement inculte.

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Pourtant, sur le moment, je trouve cette histoire de « crime contre l’humanité » exagérée : après tout, ce ne sont que des « essais ». Mais dans la foulée, je prends connaissance de la liste des 23 maladies radio-induites reconnues par l’État français depuis la loi Morin de 2010, et j’y trouve les cancers de la thyroïde et du sein, qui touchent de nombreuses femmes de ma famille, ainsi que la leucémie dont je suis atteinte. De nouveau, je tombe de haut. Je me documente sur internet, je lis les témoignages des Polynésien·nes qui vivaient autour de Moruroa [l’atoll où se sont déroulés la majorité des essais, nde]. Toutes ces personnes à qui on a dit qu’en cas de pluie radioactive, il fallait juste se cacher sous les bananiers, puis poursuivre sa vie normalement. C’est proprement criminel, d’autant plus que les gens buvaient l’eau de pluie.

Portrait © Taina Calissi

Un autre déclic me vient de la lecture d’un livre, « La Vieille dame d’Hiroshima – éducation à la paix

Toutes ces découvertes me blessent autant qu’elles me révoltent, et je commence à militer dans les associations locales. Je me dis qu’il y a du travail : si moi, 30 ans et des études supérieures derrière moi, je n’étais pas au courant, quid de toute la population ?

La colonisation de la Polynésie par la France

La Polynésie, qui compte 118 îles – dont 76 habitées – dans cinq archipels (Société, Tuamotu, Marquises, Gambier et Australes, cf carte), s’étend sur un espace océanique grand comme l’Europe. Elle est traversée par les explorateurs européens depuis le 16e siècle. À la fin du 18e, l’influence anglaise prend le dessus : les Anglais implantent des missions protestantes à Moorea, l’une des îles principales, et fournissent des armes à feu au chef Tu, qui fonde le royaume de Tahiti en 1788. Son fils, Pōmare II, se convertit au christianisme et impose un système monarchiste de type européen avec l’aide des missionnaires britanniques, affaiblissant ainsi les autres structures de pouvoir autochtones tahitiennes. Au même moment, alors que le premier empire français s’est effondré, la France envoie des officiers de marine dans les archipels de Polynésie. Le Pacifique est alors devenu espace stratégique pour accroître les échanges commerciaux entre les côtes. La France annexe les îles Marquises en 1842. La reine tahitienne Pōmare résiste à la France, ce qui lui vaut d’être destituée en 1843 ; elle est contrainte de se réfugier au consulat britannique. Les Tahitiens tentent de s’opposer à l’annexion des îles : la guerre franco-tahitienne éclate et s’étend de 1844 à 1847, marquée par plusieurs batailles et par une guérilla dans les vallées fortifiées de l’arrière-pays tahitien. Les Tahitiens sont vaincus et la reine revient de son exil au début de l’année 1847 pour finalement régner sous protectorat français. En 1880, Tahiti est officiellement cédé à la France par le roi Pōmare V et les archipels sont annexés les uns après les autres au cours de la décennie suivante. Un gouverneur est installé à la capitale et doté des pleins pouvoirs afin de conduire une politique assimilatrice qui impose sa langue, son éducation nationale et son mode de propriété. Ce dernier contredit le principe d’indivision jusque-là en vigueur sur les îles, provoquant un grand nombre de litiges fonciers.

On sait que certains cancers se déclarent sur les générations suivantes, et que les maladies ne s’arrêtent pas au décès des personnes présentes lors des essais nucléaires. Pour toi qui souffres d’une maladie radio-induite et qui as des enfants, qu’est-ce que cela provoque ?

Quand je me présente, je dis d’abord que je suis maman. Pour moi, une maman, c’est quelqu’un qui a une source d’énergie inépuisable : pour nos enfants, on peut vaincre n’importe qui. Mes deux enfants ont donné une dimension incroyable à ce combat et je ne les remercierai jamais assez pour ça. Quand j’ai appris que j’étais malade, mon premier garçon avait un an et demi. Le premier diagnostic était très mauvais, c’était la fin du monde pour moi.

« La question n’est pas de savoir si mes enfants vont tomber malades, mais à quel moment de leur vie ils vont tomber malades. »

Tina Cordova, victime des essais nucléaires américains au Nouveau-Mexique

Autour de moi, certaines personnes ne veulent pas d’enfants car il y a trop de malades dans leur famille. C’est une réalité partagée par toutes les victimes du nucléaire, comme en atteste la lutte de Tina Cordova

Carte topographique de la Polynésie française, Wikimedia.

En ce qui me concerne, la chimiothérapie a très bien marché, alors j’ai eu le désir d’un deuxième enfant. Mais mon mari a perdu deux oncles de maladies radio-induites, donc bien sûr qu’on a eu beaucoup de doutes. Grâce à un accompagnement médical très poussé, on a pu se lancer. Quand ma maladie a été stabilisée, j’ai pu arrêter mon traitement durant un an et demi, le temps de la conception et de la grossesse. J’ai été suivie de très près par l’hôpital, avec des échographies tous les mois pour vérifier la bonne santé de mon bébé. Ce traitement VIP, j’aimerais qu’il soit accessible à toutes les femmes polynésiennes, qui ont grandi ici, qui ont des parents qui ont grandi ici, et qui devraient pouvoir avoir accès aux soins pour ne pas avoir de complications de grossesses et d’enfants malades.

Malgré l’accompagnement, j’ai quand même eu peur. Et la maladie fait de moi une maman dure : j’ai besoin de savoir que mon enfant peut s’en sortir sans moi. Par exemple, au début de la vie de mon aîné, il était devant moi avec un paquet de biscuits qu’il n’arrivait pas à ouvrir et je ne faisais pas ce que font d’habitude les mamans, à savoir se précipiter pour faire à la place. Il me disait : « aide-moi ! », et je répondais : « tu vas te débrouiller ». Il n’y a pas que la souffrance physique de la chimio qui nous traverse, mais aussi des transformations psychiques, des bouleversements familiaux, éducatifs. C’est un aspect essentiel de notre parcours de victimes, que le Comité d’indemnisation [le CIVEN, Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires, nde] doit absolument prendre en compte. 

Le choix de la Polynésie pour effectuer des expérimentations nucléaires

En 1962, la Polynésie est choisie par les autorités françaises comme territoire d’« essais » nucléaires, après que les Vosges, la Corse ou les îles Kerguelen aient été envisagées puis écartées. Ni le gouvernement polynésien, ni son assemblée, ni sa population n’ont été consulté·es dans le choix des atolls. Comme l’explique l’historien Renaud Metz, « la faveur pour la Polynésie s’explique par la balance entre l’exigence sanitaire (faiblesse démographique) et politique (éloignement de puissance étrangère), et la qualité des mesures, mais aussi pour des motifs implicites difficiles à évaluer ». Parmi ces motifs, on peut invoquer le racisme, qui contribue à ignorer ou réprimer les populations, mais aussi le sexisme et l’exotisation des femmes polynésiennes. Roger Baléras, responsable du diagnostic nucléaire et futur DAM [Direction des Applications Militaires, nde], souligne ainsi que Tahiti et son côté « aventureux » séduit davantage les militaires que les îles Kerguelen. Or, au-delà de la géographie des îles et de leurs paysages, Tahiti est depuis longtemps réputé pour le « charme » de ses vahinés, que l’explorateur Bougainville ou le peintre Gauguin ont imprimé dans l’imaginaire colonial occidental. La brochure destinée aux officiers qui servent au Centre d’expérimentation du Pacifique contient ainsi son lot de clichés publicitaires et sexistes : la beauté de ce que la légende annonce comme « la baie de Paopao » se laisse à peine voir, le premier plan étant occupé par une jeune fille en paréo. L’immense portrait d’une « Tahitienne » au sourire aguicheur, quelques pages plus loin, n’a pas d’équivalent masculin.

Grâce à l’ouverture récente des documents classifiés secret-défense, à des travaux comme ceux du lanceur d’alerte Bruno Barrillot ou aux modélisations du chercheur Sébastien Philippe et du journaliste Tomas Statius, on sait que l’État a sciemment minimisé, voire caché les risques à la population et aux travailleurs du nucléaire, déployant en parallèle une propagande pro-essais atomiques. Dans quels domaines cette architecture du silence a-t-elle été déployée en Polynésie, et à quel point subsiste-t-elle encore ? Quels moyens devraient selon toi être mis en place pour que la population accède à une information fiable et véritable ?

Je n’ai jamais étudié ce sujet à l’école, mais j’ai entendu pendant toute mon enfance que grâce au nucléaire, on avait des routes, une voiture et la télé. Que c’était ce boom économique qui nous avait permis d’évoluer. Durant près d’un demi-siècle, on nous a toujours affirmé que les essais français étaient « propres » et on a invisibilisé la contamination due aux expérimentations nucléaires. C’était tabou d’en parler, et ça l’est encore aujourd’hui, dans une certaine mesure : dans les campagnes de prévention sur les cancers, dans les prospectus à l’hôpital, on parle du Polynésien qui fume, qui boit de l’alcool ; certaines études vont jusqu’à imputer le nombre de cancers de la thyroïde en Polynésie à notre consommation de poisson. J’ai moi-même longtemps cru à ces arguments – effectivement, on mange du poisson à tous les repas. Jusqu’au jour où je me suis documentée au sujet de l’explosion de cancers de la thyroïde à Tchernobyl : je me suis fait la réflexion qu’à Tchernobyl, il y a peu de probabilité qu’ils mangent « trop de poisson ». Le travail de sensibilisation et d’éducation à initier pour contrer cette infrastructure de diversions et de minimisations est immense. Il faudrait a minima une vraie mobilisation de la part de notre ministre de la Santé, et que dans chaque cabinet médical, dans chaque clinique, dans chaque hôpital du pays, il y ait une affiche d’information sur les 23 maladies radio-induites.

Ocean is watching you © Taina Calissi

La France n’est pas prête à nous donner la vérité ; elle veut plutôt nous faire oublier, nous faire tourner la page. En mars 2024, en visite à Moruroa, je me suis encore retrouvée devant une officielle de l’Armée qui m’a affirmé que toutes les précautions ont été prises pour les déchets nucléaires sous-marins, car ils ont tous été bétonnés. Quelques mois plus tard, je découvre une vidéo d’époque filmée sans autorisation dans le documentaire Les oubliés de l’atome (Suliane Favennec, 2023), où l’on voit un militaire en train de balancer des tonneaux et de la ferraille radioactive dans la mer. L’État français continue à nous prendre pour des imbéciles.

Le processus colonial s’immisce dans l’intime et détruit jusqu’à l’estime de soi. La décolonisation des esprits est urgente: on a besoin d’enlever le casque colonial vissé sur nos têtes.

Les mensonges sont d’autant plus difficiles à contredire que nous sommes un peuple de colonisé·es et que beaucoup ont intériorisé le stigmate colonial et raciste de notre infériorité : inconsciemment, on suppose que les blancs sont plus intelligents que nous, et que, s’ils affirment quelque chose, c’est forcément vrai. Ainsi, quand j’entends le représentant du président de la République, Mr Dominique Sorain, dire qu’il n’y a pas de corrélation entre les essais nucléaires et les cancers dans le contexte de la sortie du livre Toxique. Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie en 2021, même moi, pendant plusieurs secondes, je vais le croire, avoir des doutes sur ma lutte et me sentir idiote. Cette anecdote met en lumière à quel point le processus colonial s’immisce dans l’intime et détruit jusqu’à l’estime de soi. C’est pourquoi la décolonisation des esprits est si urgente. On a d’abord besoin d’enlever le casque colonial vissé sur nos têtes.

Au cours de ton parcours de militante, qu’est-ce qui t’a permis de te défaire de ce « casque colonial » ?

Depuis que je suis jeune, je baigne dans des discussions assez critiques vis à vis de l’État Français, puisque mes parents sont tous les deux proches ou membres du parti indépendantiste. Mon père est avocat et conseiller d’Oscar Temaru, le président du parti indépendantiste Tavini [majoritaire à l’assemblée territoriale depuis avril 2023]. Ma mère en est membre également et a été élue à l’assemblée de la Polynésie française – elle n’est plus élue depuis 2023. Mais je restais très captive de la vision de l’État français selon laquelle c’est nous, les victimes, qui avons la charge de la preuve du lien de causalité précis entre nos maladies et leurs expérimentations. En fin de compte, ce sont mes rencontres lors de conférences internationales, avec les communautés affectées, originaires d’Hiroshima, de Nagasaki, du Nevada, du Kazakhstan, qui m’ont permis de réaliser que j’ai le droit de dire que je suis malade à cause de la bombe. Ces personnes m’ont confortée dans le fait de croire en nos expériences et nos vécus, même en l’absence d’une causalité absolue et scientifiquement établie, qui est de fait inatteignable quand on parle de cancers. Ils et elles me disaient : « Oui, Hina, tu n’es pas physicienne, mais les maladies qui touchent ton pays, ce sont les mêmes qui touchent nos territoires. Nous sommes malades à cause des expérimentations nucléaires ». Après ces rencontres déterminantes, je suis rentrée chez moi convaincue, mais en bataille avec mon propre peuple : ce lien de cause à effet n’est pas du tout une évidence chez nous.

1974 : L’île de Tahiti irradiée à l’insu de ses habitant·es

En analysant l’énorme somme de documents déclassifiés de l’armée, le chercheur Sébastien Philippe et le journaliste Tomas Statius ont démontré que la contamination de la population civile par les retombées radioactives au sol ont été très largement minorées. Dans leur livre Toxique : Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie, paru en 2021, ils estiment par exemple que la bombe Centaure, dernier « essai » atmosphérique de Polynésie réalisé en 1974, a fait 110 000 potentielles victimes. En modélisant le nuage grâce aux documents de l’armée, ils dévoilent comment les poussières radioactives sont transportées par le vent vers Tahiti, 48 heures après l’explosion. L’armée, qui voit le nuage partir dans le mauvais sens, décide de garder le silence, alors même qu’elle connaît les risques encourus par la population. Ces nouveaux résultats pourraient amener à reconsidérer radicalement l’indemnité que l’État doit aux victimes : « presque toute la population de Tahiti, soit près de 90 000 personnes, aurait reçu plus de 1 mSv en 1974, le seuil imposé par le Comité d’indemnisation pour être reconnu en tant que victime. Toute personne présente sur l’île ce jour-là pourrait potentiellement être indemnisée, dans le cas où elle développerait l’une des vingt-trois maladies reconnues par la loi ».

Tu mènes cette lutte depuis le parti indépendantiste. Quels liens fais-tu entre la question de l’indépendance et celle des réparations des conséquences des expérimentations nucléaires, et pourquoi as-tu intégré ce parti ?

En octobre 2019, je m’inscris pour prendre la parole à New York aux côtés de membres du parti indépendantiste, devant la Commission des Nations Unies qui concerne la décolonisation des pays non-autonomes. À ce moment-là, je ne projette pas de me lancer en politique, je viens « seulement » en tant que personne concernée, et je n’ai que quatre minutes pour témoigner. Puis je participe à la 1ère réunion des États parties du Traité d’interdiction des armes nucléaires aux Nations Unies de Vienne. Là encore, en tant que personne représentante de la société civile, je n’ai deux minutes trente de temps de parole, et c’est extrêmement frustrant. J’envie les personnalités politiques à qui on accorde beaucoup plus d’écoute, et qui ont accès à des réunions auxquelles je ne suis pas invitée. Je me dis qu’il faut que je me lance en politique, pour avoir plus de temps de parole, plus d’écoute, plus d’outils. Et c’est plus facile pour moi que pour d’autres, sachant que mes parents avaient déjà les pieds dedans.

La colonisation est indissociable du fait nucléaire. Et les deux luttes vont de pair. Ça a été dur pour moi de l’admettre, mais on a été contaminé·es sciemment, pour faire des expérimentations sur nous et notre territoire, considéré comme un océan sans habitants : pendant 30 ans, nous avons été les souris de laboratoire de l’État français. La dissuasion nucléaire a permis la grandeur de la France, et c’est cette « grandeur » que je porte dans mes gènes, comme des milliers d’autres, au travers de la leucémie dont je suis atteinte depuis maintenant onze ans.

Uprising island – there’s a mushroom in the garden © Taina Calissi

Si on n’avait pas été une colonie, on n’aurait pas été choisi, après que l’État français a procédé à ses premiers tirs atmosphériques dans une autre colonie, l’Algérie, entre 1960 et 1961. La guerre d’indépendance a empêché de continuer les essais là-bas, et c’est chez nous que la France a continué de faire exploser ses bombes. Cette décision de construire le Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) et de mener les expérimentations nucléaires a été imposée par Paris, sans que la population n’ait son mot à dire. La situation coloniale de la Polynésie française a permis à la France de mener les essais nucléaires avec une quasi-impunité, profitant de l’absence de contrôle local et international, et le contexte colonial a permis de poursuivre ces expérimentations pendant 30 ans, jusqu’en 1996. Notre éloignement de tout n’a pas non plus aidé.

Chaque année, le 2 juillet, je participe à la commémoration de l’anniversaire du premier tir, connu sous le nom d’Aldébaran. Mais bon, avec l’ambiance musicale, nos chants tahitiens, le ukulélé… J’ai l’impression d’être à l’anniversaire de ma grand-mère ! Ce n’est pas comme ça que j’imagine un rapport de force face à l’État français. Ils doivent bien rigoler…

Les associations de soutien aux victimes des essais nucléaires ne souhaitent pas être identifiées comme indépendantistes. Comment réussissez-vous à tisser des alliances malgré certaines différences politiques ?

Aujourd’hui, j’en viens à la conclusion que paradoxalement, le lien historique entre la question des réparations et celle de l’indépendance nous a desservi politiquement, même si l’imbrication de ces problèmes est une évidence. Ainsi, Oscar Temaru, leader indépendantiste, portait une critique radicale de la France et de la bombe atomique qui entrait en conflit avec les discours des associations de victimes, celles des anciens combattants ou des travailleur·ses du nucléaire. En fait, beaucoup ne remettent pas en question le nucléaire et sa politique de prolifération : leur priorité est de monter des dossiers d’indemnisation, de soutenir les gens dans cette démarche, et d’obtenir une reconnaissance équivalente à celle des vétérans de guerre. Certain·es sont même fier·es d’avoir participé à la dissuasion nucléaire et à la défense de la Nation française. Ils et elles ne veulent surtout pas être vu·es comme politiques ou être assimilé·es à l’indépendance. Mais nous devons développer une stratégie qui nous rassemble, c’est pourquoi je pense que la question nucléaire ne doit pas être cantonnée au parti indépendantiste.


1995 : Manifestations planétaires et émeutes populaires contre la France nucléaire

Juin 1995. Alors que le président Jacques Chirac annonce la reprise des essais nucléaires pour une « ultime campagne », les protestations reprennent aux quatre coins de la planète, et particulièrement parmi les populations d’Océanie. Le gouvernement néo-zélandais déplore l’arrogance de la Franceer essai de la dernière campagne de tirs français a lieu le 5 septembre 1995. Le syndicat majoritaire de Polynésie appelle aussitôt à une grève générale. L’aéroport de Tahiti est assiégé par les manifestant·es. Deux jours durant, des commerces sont pillés et des voitures incendiées, jusqu’à ce que l’homme politique indépendantiste Oscar Temaru accepte d’appeler au calme : « C’est l’indépendance de ce pays qui pourra arrêter les essais nucléaires, ce n’est pas cette violence ». Le dernier essai nucléaire français en Polynésie a lieu le 27 janvier 1996, 6e tir d’une campagne qui en prévoyait initialement huit. Au mois de mars, Gaston Flosse, alors président du gouvernement polynésien, signe au nom de la France le traité de Rarotonga, qui entérine l’arrêt des essais nucléaires dans le Pacifique sud.

Je dis souvent que la maladie n’a pas de couleur politique. Les élu·es entendent ma volonté que l’on travaille ensemble et que cette question ne reste pas la chasse gardée du parti Tavini. À titre d’exemple, la résolution que j’ai déposée en 2024 pour soutenir le traité d’interdiction des armes nucléaires a été votée à l’unanimité à l’Assemblée de la Polynésie française. C’est un geste fort, car même si nous ne pouvons pas ratifier ce traité [puisque la France s’y oppose, nde], nous le soutenons et nous nous dissocions ensemble de la position officielle française au sein de la communauté internationale.

Pour quelles formes de réparation vous battez-vous aujourd’hui ?

Beaucoup demandent des excuses officielles, du pardon. Certains voudraient qu’Emmanuel Macron présente ses excuses au nom de la France. Il y a beaucoup de chrétiens en Polynésie, et le pardon, c’est énorme. Moi, personnellement, je préférerais des actions concrètes, notamment en termes de soin.

La loi Morin, qui date de 2010 et prévoit un dispositif d’indemnisation financière pour les personnes malades d’une des 23 maladies radio-induites reconnues par l’État, a le mérite d’exister. Mais elle laisse trop de Polynésien·nes de côté. C’est David contre Goliath. Il faut constituer un dossier de demande d’indemnisation, beaucoup n’arrivent pas à retrouver les preuves médicales de leur contamination, d’autres ne maîtrisent pas suffisamment le français. C’est pour cela qu’il y a aujourd’hui plus de métropolitain·es indemnisé·es que de Polynésien·nes [les vétérans des essais nucléaires, nde]. Aujourd’hui, nous réclamons un véritable accompagnement médical financé par l’État français pour toutes les personnes atteintes d’une maladie radio-induite. Cela comprend les soins pour nos enfants malades, car les maladies peuvent se transmettre de génération en génération, vu que notre ADN atteint par l’irradiation provoque des malformations dans la descendance.

Upprising island – This cloud in the sky © Taina Calissi

Les compétences de santé ont été transférées de l’État français à l’assemblée de la Polynésie en 1977

Notre société est très malade et les cotisations sociales ne suffisent évidemment pas : nous n’avons pas la médecine à la hauteur du préjudice qu’on a subi. À titre d’exemple, en métropole il y a 200 établissements de médecine nucléaire ; ici, on en a zéro ! Nous avons des possibilités de radiothérapies mais pas de Tep Scan par exemple. Si vous avez un cancer en Polynésie, on va faire avec les moyens du bord. Il y a moins d’un mois encore, un médecin m’a parlé d’une jeune fille de 25 ans atteinte d’un cancer du sein, qui va être bombardée de chimiothérapie et charcutée faute de moyens pour des interventions plus fines et ciblées. Les fonctionnaires d’État ont la possibilité de se faire soigner en France et certain·es Polynésien·nes également, mais c’est au cas par cas. C’est très dur pour un·e Polynésien·ne, venu·e d’une île éloignée, de se retrouver à Paris, en hôpital. Quand je vois les milliards d’euros que la France injecte dans son arsenal militaire alors que je demande juste 5 millions d’euros pour un centre de médecine nucléaire en Polynésie, ça me rend dingue.


Les illustrations de cet article sont de Taina Calissi, artiste peintre tahitienne. Retrouvez-les sur sa page Instagram.

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Notes

23.04.2025 à 12:41
Marion Sbriglio
Texte intégral (5086 mots)
Temps de lecture : 21 minutes

À propos de Mouvementements. Écopolitiques de la danse d’Emma Bigé, paru en 2023 aux éditions La Découverte dans la collection « Terrains philosophiques ».

Emma Bigé, l’autrice de cet ouvrage conçu comme une « enquête », a écrit six ans plus tôt une thèse consacrée à la phénoménologie du mouvement depuis le contact improvisationTrou noir, lundi matin ou Multitude avec Yves Citton. Enfin, elle partage ses textes sur son site Internet

L’ouvrage, composé de cinq courts chapitres, est proliférant : d’exemples, de références, de thématiques, tissés autour du fil conducteur des « mouvementements » dont il crépite, résonne et fourmille. Le choix du terme de mouvementement a deux origines. D’une part, il renvoie à un travail précédent d’études en danse, proposé par Alice Godfroy

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Ainsi, les « mouvementements » désignent tous ces « mouvements en soi qui ne sont pas de soi », qui constituent une occasion et une puissance de transformation, d’autant plus si l’on est capable de les constater et de se laisser affecter par eux. L’autrice prend l’exemple de l’écoute de la musique : « loin d’avoir à me mettre au pas de la musique, tout va se passer comme si, enveloppée par les sons, j’allais me laisser bouger par eux plutôt que de bouger « sur » eux » (p. 58). Il s’agit aussi des micro-mouvements qui nous agitent, nous déséquilibrent ou nous permettent de nous ajuster, sous l’effet de la gravité, lorsque nous sommes debout et immobiles. Bref, ce sont tous les mouvements internes qui ne se décrètent pas mais se constatent, s’activent en nous si on les laisse faire, sans résulter d’une décision motrice pour autant, et qui héritent de forces extérieures (telles que la gravité) ou intérieures (la respiration) et peuvent conduire au geste. En effet, « nous sommes mouvementées par des gestualités autres qu’humaines » (p. 32).

Les mouvementements sont tous les mouvements internes qui ne se décrètent pas mais se constatent, s’activent en nous si on les laisse faire, sans résulter d’une décision motrice (respiration, posture…).

Le paradoxe qui mène à l’ouvrage est le suivant : nous, habitant·es des sociétés occidentales, sommes aussi des créatures terrestres, mais nous détruisons notre sol et nous ne savons ni où ni comment « atterrir

Je partirai des approches relationnelles qui étaient le propos l’ouvrage, celui-ci cherchant à frayer un chemin alternatif au dualisme pour problématiser notre appartenance terrestre. Ensuite, seront synthétisées quelques propositions de l’autrice quant aux manières de se sentir mouvementées, grâce aux danses et aux œuvres qui associent la critique sociopolitique à la critique esthétique. Enfin, je proposerai trois éléments critiques pour prolonger les discussions auxquelles cet ouvrage nous invite.

Mary Cassatt, « Summertime » (1894). Wikiart.

« Des mouvements qui ne sont pas de moi »

L’avant-propos présente synthétiquement et successivement le projet de l’autrice, à la fois son objet d’étude et sa stratégie. Il s’agit d’une « enquête » sur et avec les « mouvementements », c’est-à-dire « les mouvements qui ne sont pas de moi, des mouvements qui me précèdent et dont certains m’instituent », tels que la respiration, la circulation sanguine, le maintien de la posture érigée, etc. « Sans cesse je suis mouvementée, du dedans comme du dehors, par d’autres mouvements que les miens. » (p. 13). L’autrice allie plusieurs sources, des praticiennes et/ou penseuses en danse contemporaine et des philosophies activistes. « Quelles mobilisations pouvons-nous trouver dans les leçons-en-mouvement dont s’arment les danseuses ? » (p. 15). Cette alliance est profondément « écologique », au sens de la philosophe Isabelle Stengers : en effet, Emma Bigé se place du côté d’une écologie des solidarités, plutôt que de la prédation

« Quelles mobilisations pouvons-nous trouver dans les leçons-en-mouvement dont s’arment les danseuses ? »

Emma Bigé

D’autre part, l’approche qu’elle mobilise, relationnelle, s’inspire largement d’une relationnalité « écosomatique », envisagée par la chercheuse écologue et danseuse Joanne Clavelsoma, qui en plongeant dans le corps-vivant-vécu, y découvre l’eco, la maison-Terre qui l’entoure et avec laquelle il vit » (p. 31). Plus précisément, « Mouvementements est une enquête sur ces danses « composthumanistes », c’est-à-dire sur la manière dont certaines pratiques chorégraphiques peuvent nous aider à aiguiser les sentis de nos solidarités avec d’autres entités, humaines et pas qu’humaines » (p. 14), en s’inspirant de la philosophe Donna Haraway

L’hypothèse de travail est la suivante : la danse contemporaine, lorsqu’elle s’articule aux philosophies activistes (notamment critiques : féministes, queer, décoloniales, antivalidistes, etc) et que l’on prend le temps de lui consacrer une enquête, d’en décrire les pratiques, est riche d’une intelligence et d’un enseignement qui peut contribuer aux activismes. Cette intelligence est sensible, c’est-à-dire qu’elle repose sur un apprentissage créatif de notre capacité à sentir, à porter notre attention sur ce à travers quoi nous vivons incarné·es, et même à reconnaître ce qu’il y a, dans notre aptitude attentionnelle, d’incarné et de vivant. L’avant-propos présente rapidement la manière dont chaque partie du livre s’organise et se déploie autour de ce fil conducteur.

La dimension politique de l’esthétique

L’introduction et le premier chapitre clarifient deux postulats principaux qui guident la réflexion de l’autrice. Le premier, général, concerne l’ontologie, c’est-à-dire les croyances relatives à la réalité concrète. L’autrice revendique une « ontologie relationnelle », où ce qui existe ne consiste pas d’abord en des entités à l’identité préconstituée qui peuvent interagir, mais en des relations multiples qui fondent des existences aux identités évolutives. Le second postulat, particulier, découle du premier : si le fait d’exister procède avant tout de relations, alors la définition traditionnelle du corps, notamment humain, comme entité première, évidente, ne tient plus. « L’anatomie moderne ne coupe pas que dans les chairs : elle coupe aussi et surtout entre le corps et l’environnement au sein duquel il se tient. » (p. 40).

Ce pari se nourrit notamment de la pensée de la philosophe du « danser » et danseuse Erin Manning, qui contourne l’essentialisation à laquelle mène le plus souvent le substantif du « corps » au profit d’une activation que permet l’anglais par le suffixe –ing. Erin Manning affirme un « refus du corps comme unité descriptive dernière des évènements dynamiques […], refus à la faveur duquel on trouve plutôt ce qu’elle appelle des « bodyings », « encorporations » ou « corps-en-train-de-se-faire » (p. 48). Le pari se fonde et se comprend également sur une proposition plus logique, celle de la « voie médiane » (p. 55-66), qui désigne dans certaines langues, la possibilité d’articuler les voix active et passive (par exemple en grec, haptomai signifie autant « toucher » qu’« être touché »).

Lire aussi sur Terrestres : Baro d’evel et Barbara Métais-Chastanier, « Les beaux gestes », juillet 2024.

L’autrice entremêle tout au long de l’ouvrage les références nourries par les approches relationnelles, qui excèdent largement la question ontologique. D’une part, les références théoriques issues des travaux en épistémologie – l’étude des conditions de validité des énoncés scientifiques – se nourrissent des approches critiques, qui s’intéressent aux rapports sociaux de domination, et des théories phénoménologiques, qui s’intéressent à la connaissance issue de l’expérience et de sa description de celle-ci. Certaines de ces références sont elles-mêmes à la croisée des épistémologies critiques et phénoménologiques. C’est le cas de la Queer Phenomenology (2006) de Sara Ahmed, qui est aussi décoloniale, ou encore de Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs (1952) pour qui la souffrance issue de l’oppression coloniale se traduit dans la posture corporelle, et aussi de celleux qui en héritent comme Fred Moten, qui s’intéresse en retour aux potentialités du soin et du soutien intra-communautaire, à travers une autre forme de contact

« L’anatomie moderne ne coupe pas que dans les chairs : elle coupe aussi et surtout entre le corps et l’environnement au sein duquel il se tient. »

Emma Bigé

D’autre part, du côté des pratiques chorégraphiques, on retrouve une tendance à articuler les préoccupations politiques et esthétiques. Les théories répondent aux pratiques en les formalisant, et réciproquement : les pratiques (esthétiques) permettent d’incarner concrètement ce que les théories formalisent. Ce faisant, l’ouvrage insiste sur une version particulière de la notion d’esthétique, qui renvoie moins au regard distancié du/de la spectatrice, qui apprécie sensiblement mais de l’extérieur ce qui lui est donné à voir, qu’à une version de l’esthétique qui insiste sur la manifestation voire la création de sentis « haptiques », liés au contact (tactile, mais également au mouvement, au soutien d’autrui). C’est là que se loge en partie la dimension politique de l’esthétique : notre capacité à sentir, à sentir nos relations à nous-mêmes, aux autres et à autrui dépendent directement de la définition du corps, et de ce à quoi les corps sont autorisés ou non par la société dans laquelle ils s’activent. Ces perspectives « écosomatiques », relationnelles et critiques se traduisent dans les pratiques somatiques et chorégraphiques, grâce à l’étude de divers « savoir-sentir » (chapitres 2 à 5), empruntée à Isabelle Launay : il s’agit « du mixte d’habitudes sensorielles et motrices qui se développent au travers d’une pratique et en particulier de la répétition de certains gestes ou de certaines attitudes » (p. 31).

Trois gestes intimes et politiques pour sentir autrement 

Avec la gravité

Le premier chapitre de l’ouvrage dédié aux savoir-sentir concerne la chute, telle qu’elle est pratiquée en danse. L’autrice convoque les pensées et pratiques héritées du contact improvisation. Le transfert de poids peut en effet être considéré comme une forme de chute horizontale, en ce qu’il suppose le déséquilibre et permet d’apprendre à sentir le déplacement de ses propres appuis, à même le sol, et ceux de l’autre. Ce transfert peut s’expérimenter seul·e, à travers la méditation de la « petite danse » proposée par le gymnaste et danseur Steve Paxton, pour se rendre disponible et se préparer à la chute, tout en restant debout

Le danseur et chorégraphe Steve Paxton à Lisbonne en 2019. Wikipedia.

Contre ou avec autrui

La question politique articulée aux pratiques somatiques, à tout mouvement en tant qu’il est vécu et senti, traverse l’ensemble de l’ouvrage, parfois explicitement, parfois davantage en filigrane.

D’une part, les pratiques écosomatiques, chorégraphiques, artistiques décrites sont appréhendées dans leur capacité à souligner et créer de nouvelles relations à son corps et celui d’autrui, plus généralement à la Terre, offrant ce faisant un horizon de résistance non frontale aux oppressions qui structurent le monde moderne occidental (violence et répression policière, racisme et néo-colonialisme, capitalisme racial et patriarcal, qui exploitent les corps des personnes les plus précaires, réduits à un outil de travail productif).

D’autre part, ce sont précisément les oppressions systémiques (race, genre, validisme, etc.) qui sont remises en question par certaines praticien·nes somatiques. Celleux-ci constatent que les oppressions se renouvellent au sein même des communautés de pratique somatiques et chorégraphiques, alors même que ces communautés se pensent non concernées voire émancipées de certaines formes d’oppression. Des propositions de certain·es praticien·nes cherchent précisément à mettre en exergue ces oppressions internes, et à les réduire. C’est le cas, par exemple, des danseurs noirs de contact improvisation Ishmael Houston-Jones et Fred Holland, qui soulignent les normes blanches du contact improvisation et ont proposé dans les années 1980 Le Manifeste du contact de travers, afin de « jouer le rôle de rabat-joie : ils vont pratiquer une « mauvaise sorte » de contact improvisation, « et le flux pourra bien aller se faire foutre » » (p. 105). Concrètement, dans les jams ou dans les ateliers de contact improvisation, les agressions racistes et sexistes

Le chorégraphe, danseur et auteur Ishmael Houston-Jones en 2011. Wikipedia.

Avec soi-même : « ne-pas-faire »

Le senti de la relation à soi-même traverse les chapitres dédiés aux quatre exemples de « senti » développés par l’autrice : se sentir vulnérables et puissantes vis-à-vis de la Terre et de la gravité qui constitue notre première condition, à nous vivant·es humain·es, comme à tous·tes les autres vivant·es ; ou se sentir vulnérables, et puissant·es, en relation avec d’autres prenant soin de nous, avec tendresse. Cela dit, l’autrice insiste à juste titre sur la spécificité de la relation à soi-même, grâce à une exploration de plusieurs pratiques somatiques et chorégraphiques. C’est le cas de la « sieste PEP (Pour en profiter) » proposée par Catherine Contour (p. 184), qui invite chacun·e à s’octroyer, lorsque l’envie se manifeste, quelques minutes de relâchement, sans forcément sombrer dans le sommeil, mais en prêtant attention à ce que fait notre corps, notre « corps-en-train-de-se-faire », lorsque plus rien ne lui est demandé d’autre que de constater ce qui le mouvemente, immobile.


Selon Emma Bigé, alors que la notion de performance a souvent servi de métaphore en sciences sociales, c’est moins le cas pour la danse. Elle se propose d’y remédier au moyen de la notion de « mobilisation » qui permet de comprendre les mouvements sociaux en termes de contagion, de viralité. Emma Bigé cite également l’anthropologue brésilien André Lepecki (2013) qui envisage pour sa part la danse comme possibilité de « reconnaître dans toute situation son potentiel de mouvement » (p. 203) mais aussi ce qui, dans les politiques répressives policières, relève d’un contrôle des corps et des mouvements. En somme, les savoirs des danseuses et praticien·nes somatiques pourraient outiller l’étude des luttes sociales, précisément à partir de leur dimension somatique. L’implication de cette proposition est pragmatique : l’autrice se tourne alors vers l’essai poétique d’Alexis Pauline Gumbs (dans Underdrowned. Black Feminist Lessons from Marine Mammals, 2020, traduit en français aux éditions Burn~Août/Les liens qui libèrent en 2024), qui trace, elle, un chemin possible pour accueillir parmi les gestes des humain·es ce qui pourrait les relier à d’autres qu’elleux-mêmes telles que les « mammifères marines

L’autrice et activiste étasunienne Alexis Pauline Gumbs et son ouvrage « Non noyées » (éditions Burn~Août/Les liens qui libèrent, 2024). Wikipedia.

Une autre « politique du moindre geste »

La multiplicité des axes par lesquels l’autrice aborde la question politique est intéressante. Le premier axe est en quelque sorte pré-politique (chapitre 1 et 2) : il s’agit de proposer une approche permettant de rompre avec les ontologies/épistémologies humanistes de la « modernité/colonialité » (p. 17) occidentale, qui séparent radicalement corps et matière, esprit et corps, etc., et dont l’organisation capitaliste de l’économie conduit à une écologie de la prédation qui exploite les corps humains comme non humains et les sols qui les soutiennent. Selon l’autrice, la danse permet de faire l’expérience sensible d’une autre écologie, celle des relations (corps-matière, espèce humaine et non-humaine, etc.), et plus précisément des relations de coopération, de soutien mutuel.

Deuxièmement, l’autrice évoque un autre axe qui concerne l’existence des oppressions sociales (chapitre 3), considérées à la fois à l’échelle macro et micropolitique (échelle des communautés de pratiques somatiques). Le chapitre suivant (chapitre 4) explore les stratégies « obliques » permettant non pas de combattre de front des groupes ou des systèmes dans une logique oppositionnelle mais de trouver des chemins de traverse ou des interstices pour faire des pratiques somatiques une ressource de l’émancipation, notamment corporelle, psychique et sociale. Par exemple, Black Power Naps est une installation de 2018, d’artistes également activistes qui proposent à la spectatrice (notamment sexisée et racisée) de prendre soin d’elle en trouvant le repos dans la sieste, considérant celle-ci comme une revendication d’un droit au sommeil tout à fait politique. Le dernier chapitre renseigne moins clairement sur sa dimension politique, si ce n’est qu’il met en exergue l’engagement (somatique) que génère paradoxalement le « non-agir ».

La danse permet de faire l’expérience sensible d’une autre écologie, celle des relations (corps-matière, espèce humaine et non-humaine, etc.), et plus précisément des relations de coopération, de soutien mutuel.

Enfin, un dernier axe politique est esquissé dans la conclusion : il s’agit de considérer la participation « choréopolitique », des pratiques somatiques aux luttes et activismes qu’ils soient écologiques, et/ou antiracistes, queer, etc.

L’autrice rappelle à travers ces trois axes la pluralité des articulations entre sensibilité, pratique somatique et écopolitique. Elle s’intéresse, via la création artistique, chorégraphique et somatique à une autre forme de « politique du moindre geste »

Claude Monet, « La Barque », 1887. Wikipedia.

Toutefois, le traitement de ces questions politiques est inégal. D’une part, on peut s’étonner de l’absence de la question, à la fois transversale et spécifique, de la classe sociale : est-ce qu’aucune pratique « somactiviste » ne vient par exemples de milieux prolétaires ? Les pratiques somatiques ne sont ici jamais situées comme un privilège des groupes les plus aisés (ou des plus aisées parmi les plus précaires) : celleux qui ont le choix de pratiquer la danse comme un métier, celleux qui trouvent le temps et l’énergie pour cultiver leur plaisir esthétique, celleux qui ont les ressources nécessaires et suffisantes pour se rendre sensibles à de telles pratiques.

D’autre part, plus généralement, la matérialité économique des pratiques somatiques et chorégraphiques n’est jamais évoquée. Cela n’est certes pas le cœur de l’ouvrage, mais on peut s’interroger sur le fait qu’il n’en soit pas fait mention dans le corps du texte de l’ouvrage ou dans ses notes. Comment et à quelles conditions ces praticiennes (et/ou les spectatrices) sont-elles concrètement en mesure de s’organiser collectivement ?

Enfin, un dernier élément peut surprendre : le troisième axe politique évoqué, qui concerne l’articulation des luttes et des pratiques somatiques, n’est traité qu’en conclusion, en forme d’ouverture de l’ouvrage, et consacré principalement à l’étude des « mobilisations » sociales au prisme des savoirs de la danse. Un chapitre aurait pourtant pu être dédié à l’articulation des luttes et des pratiques somatiques, afin d’analyser leur potentiel heuristique. À tout le moins, un passage aurait pu expliquer le choix délibéré de ne pas creuser cette question, quand d’autres s’y attèlent : on peut penser à la récente parution de la revue Communications, « Danser en lutte », co-dirigé par Marie Glon et Bianca Maurmayr, où Emma Bigé a d’ailleurs écrit un article, ou encore au travail du groupe Soma & po

Lire aussi sur Terrestres : Ariel Salleh, « Pour une politique écoféministe », mai 2024.

Esthétique et ontologie relationnelle

La proposition esthétique qui sous-tend tout l’ouvrage est pertinente. Il s’agit en effet de se tourner du côté d’un certain nombre de pratiques artistiques, chorégraphiques, somatiques, qui n’ont pas pour enjeu premier leur mise en spectacle – quoi que cela puisse être un moyen pour faire connaître ces pratiques. Ce n’est pas ici le regard et l’imagination qui contribuent seulement au plaisir esthétique, reposant sur l’action d’autrui, ou sur un paysage, mais bien une invitation à se laisser mobiliser soi-même afin d’éprouver autrement le monde. C’est une sorte de petite révolution, au sens d’un tour sur soi-même : plutôt que de projeter au-devant et en-dehors de soi ses aptitudes sensorielles, il s’agit de les retourner vers soi-même afin de faire une expérience alternative du monde et d’autrui.

Emma Bigé décrit de nombreuses facettes de cette proposition qu’elle connaît fort bien, étant elle-même praticienne de la danse, des somatiques, et philosophe du mouvement vécu-senti. Le concept d’« hapticalité », qui désigne la double capacité à toucher/être touchée dans un contact peau à peau, mais aussi par le regard ou l’écoute, est repris et employé par l’autrice à travers une approche décoloniale (comme celle des textes de Suely Rolnik et Fred Moten).

Il s’agit de se tourner vers des pratiques artistiques, chorégraphiques ou somatiques qui n’ont pas pour enjeu premier leur mise en spectacle, pour se laisser mobiliser soi-même afin d’éprouver autrement le monde.

Toutefois, l’une des matrices de ce concept est aussi la psychanalyse transitionnelle qui s’intéresse à la construction du sujet en relation avec son environnement (Winnicottcare, du soutien de l’environnement (par exemple des parents) au sujet. Cette approche psychanalytique, que certains travaux d’études en danse mobilisent, n’est jamais mentionnée dans le livre. Cela se comprend dans la mesure où l’enquête cherche à articuler les références activistes, critiques et somatiques, mais cela interroge aussi, car la dimension esthétique et éthique de l’hapticalité est développée du côté de la psychanalyse, et pourrait tout à fait soutenir l’argumentaire de l’autrice.

La proposition d’ontologie relationnelle, notamment inspirée d’Erin Manning, opère avec une certaine efficacité. Non seulement cette proposition est conceptualisée depuis la danse et à propos de la danse, mais en outre les illustrations choisies par l’autrice permettent d’imaginer leurs traductions somatiques et chorégraphiques (par exemple avec l’invitation à la Petite danse). Le principe relationnel selon lequel la relation préexiste aux entités et surtout aux identités devient donc concret. Les mouvementements prennent corps dans l’écriture comme à la lecture.

Henri Matisse, « Deux danseurs. Projet pour le rideau de scène du ballet ‘Rouge et noir' », 1937-1938. Wikiart.

Cela dit, sur le plan conceptuel, la proposition ontologique n’est que partiellement développée et articulée à d’autres pensées relationnelles écologiques (qu’elles traitent d’art, de politique ou de sciences), pourtant nombreuses chez les philosophes actuel·les. Par exemple, en philosophie esthétique, Arnold Berleant propose à travers l’« esthétique environnementale » une approche singulière : défaisant l’articulation fréquente entre l’art et l’objet d’art, il s’intéresse à la relation sensible que tout sujet peut déployer avec son environnement. Du côté de la philosophie d’Isabelle Stengers, la relationnalité est particulièrement abordée dans l’un de ses derniers ouvrages consacrés à la métaphysique de Whitehead (Réactiver le sens commun). Elle y traite de l’usage possible de la voie médiane (moyenne) dans différentes formes d’associations et de la co-transformation des êtres concernés qui peut s’en suivre. Par exemple, dans le cadre d’une enquête en sciences sociales, quelles sont les alliances mises en place et comment fonctionnent-elles ? Comment est-ce que les groupes de pratiques artistiques s’organisent concrètement entre eux ? Autant de questions que l’on a envie de poser à Emma Bigé : comment a-t-elle concrètement mené son enquête, à travers quels modes de relations ? Et comment les danseuses et praticiennes somatiques à propos desquelles/depuis lesquelles elle mène sa réflexion s’organisent-elles matériellement, symboliquement, pour constituer cette forme de vie particulière qui articule l’art et l’activisme ?

On peut enfin penser au géographe et philosophe Augustin Berque qui depuis les années 1980 travaille sur une articulation non dualiste de la subjectivité et de l’objectivité, de la phénoménologie et de l’écologie. Il s‘intéresse notamment à la possibilité pour l’environnement d’être prédiqué (interprété) par le sujet percevant, et les sociétés dont il est issu, sans effacer sa base terrestre, dans une spirale dite « trajective ». Il fait pour cela une place de choix aux logiques non occidentales et aux ontologies associées.

La quasi absence de référence aux travaux de Berleant, Stengers et de Berque peut étonner, dans la mesure où ces auteur·ices évoquent à la fois des questions esthétiques, écologiques, et politiques.

Lire aussi sur Terrestres : Ana Minski, « La buveuse d’ombre », octobre 2019.

Une phénoménologie pratique

Les Mouvementements ne laissent pas indemnes, ils invitent à s’émouvoir autant qu’à explorer de nouveaux gestes. L’écriture généreuse permet de plonger, parfois presque en pratique, dans quelques expérimentations somatiques, comme lorsqu’Emma Bigé cite le texte de la « Petite Danse » ou encore la « pratique de deuil » proposée par la danseuse Olive Bieringa, « DECOMPOSITION A CIEL OUVERT

Toutefois, la méthode phénoménologique s’est depuis quelques années déployée hors de la philosophie : la psycho-phénoménologie en est un exemple. Développée par Pierre Vermersch et le GREX (Groupe de recherche en explicitation), cette dernière permet d’opérer un passage de la philosophie à l’enquête en sciences sociales, grâce à l’entretien d’explicitation. C’est un dispositif relationnel d’entretien qui permet de soutenir l’évocation puis la verbalisation descriptive du vécu. À quoi pourraient ressembler les descriptions singulières de mouvementements vécus ? On peut déjà goûter à quelques descriptions grâce à l’enquête initiée par les danseuses-chercheuses Catherine Kych et Matthieu Gaudeau

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