Christian Laval · Pierre Dardot
L’extrême-droite semble inarrêtable. Sur tous les continents, elle engrange victoires idéologiques et électorales. Elle capte les colères qu’elle transforme en carburant politique grâce aux technologies numériques. De l’Inde à Israël, en passant par la Russie et les États-Unis, son nationalisme ethnique fabrique des ennemis intérieurs et extérieurs, prépare ou provoque les guerres de basse ou haute intensité. De plus, là où elle ne domine pas encore, les politiques inégalitaires et autoritaires du néolibéralisme nourrissent les insatisfactions et lui servent de tremplin.
Comment cette « polycrise » est-elle en train de se muer en néo-fascisme ? À mesure que s’accentue l’impasse économique, sociale et écologique du capitalisme, s’élève sur chaque continent des discours eschatologiques. La proclamation de la fin des temps donne du crédit à l’accélérationnisme de la droite radicale et de l’extrême-droite. Agitant les peurs avec son discours sur l’effondrement civilisationnel, ces droites veulent agir vite en se débarrassant de l’héritage humaniste, fût-il limité et partial, de la modernité occidentale. Pour elles, l’intensification technologique permettrait de relancer une nouvelle vague de croissance et de croyance dans le progrès ; le conflit racial permettrait d’expurger les corps étrangers et de refaire l’unité de la communauté. Dans tous les cas, la technologie est salvatrice, la société industrielle et le capitalisme sortent renforcés : le modernisme réactionnaire triomphe. À chaque fois, cette guerre aux peuples s’appuie sur une « guerre des valeurs » faisant l’éloge du génie capitaliste, de la nation ethnique blanche, des empires passés, de la prééminence masculine, de la religion et des valeurs traditionnelles.
Plutôt que de croire que la résolution des multiples crises viendra des États ou d’une « communauté internationale » désormais en décomposition, il est vital d’inventer une nouvelle politique des peuples au-delà de la souveraineté des États-nations. Pour sortir de notre impuissance collective, il est nécessaire de reprendre la question d’un internationalisme démocratique tout en la renouvelant depuis l’horizon écologique, égalitaire et démocratique des communs. Pierre Dardot et Christian Laval défendent l’idée qu’une nouvelle cosmopolitique, entendue comme une action collective par le bas au-delà des frontières, pourrait faire obstacle au pire. Elle s’inspire des expérimentations alternatives et des pratiques de transnationalisation qui se développent au sein des luttes écologistes, féministes, antiracistes, autochtones, syndicales et paysannes.
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Comme l’indique la quatrième de couverture de Instituer les mondes. Pour une cosmopolitique des communs, paru aux éditions de La Découverte en 2025 :
Ces mouvements esquissent partout une politique des communs, ces institutions fondées sur l’autogouvernement des milieux de vie. Mais, si leurs promesses démocratiques et égalitaires dessinent déjà un autre horizon politique, il ne suffit pas d’attendre patiemment que ces petits îlots se multiplient et s’agrègent pour en révéler la puissance révolutionnaire planétaire. Il s’agit maintenant de se demander comment penser les échelles d’action et leur articulation sans céder à l’illusion d’un emboîtement vertical. C’est cette question stratégique fondamentale qu’affrontent ici Pierre Dardot et Christian Laval. L’enjeu suppose de tirer le bilan des internationalismes du passé, de comprendre les limites que l’altermondialisme s’est lui-même imposées et d’établir l’inadéquation des variétés anciennes de cosmopolitisme aux exigences nouvelles. En œuvrant à composer un monde commun qui procéderait des multiples manières de faire monde, la cosmopolitique des communs permet désormais d’envisager lucidement la possibilité d’une nouvelle phase de mobilisation mondiale.
Pierre Dardot (philosophe et chercheur à l’université Paris-Ouest-Nanterre-La-Défense) et Christian Laval (sociologue, professeur émérite de sociologie à l’université Paris-Nanterre) dialogueront avec Pierre Sauvêtre (maître de conférences en sociologie à l’Université Paris Nanterre) et Sophie Gosselin (philosophe et enseignante à l’EHESS).
Une rencontre organisée par Terrestres, avec les éditions La Découverte et l’Académie du climat.
Le mercredi 18 juin 2025 de 19h à 22h, à la Salle des mariages de l’Académie du climat (2 place Baudoyer 75004 Paris).
Entrée libre, inscription souhaitée, disponible en cliquant sur ce lien.
Sur place, retrouvez un stand librairie et un coin revue Terrestres.
Copyright : Pauline Le Goff
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L’article Rencontre Terrestres : Face au chaos du monde, le pari d’un nouvel internationalisme est apparu en premier sur Terrestres.
Collectif
Nous allons vivre un été déterminant. D’ici à quelques jours, les machines et les bulldozers d’Atosca reviendront dans le Sud-Tarn pour terminer leur travail de destruction, bétonner notre terre, araser nos collines.
Nous devons tout faire pour les en empêcher, nous organiser collectivement pour les faire reculer.
Contre l’A69, une barricade juridique vient de céder. Il s’agit désormais de bloquer la reprise du chantier concrètement sur le terrain et de faire monter la lutte au niveau national, de constituer partout des comités de soutien et de montrer aux aménageurs et à l’État qu’ils nous trouveront toujours sur leur chemin.
Nous ne nous laisserons pas bitumer sans résistance.
Il va se jouer, ces prochains mois, une bataille décisive. Ils auraient rêvé nous voir acculé.e.s, écrasé.e.s et désespéré.e.s après ces années de lutte acharnée mais nous sommes toujours là, plus déterminé.e.s que jamais.
Nous invitons tous celles et ceux qui se sentent relié.e.s à ce bout de territoire, tous celles et ceux qui sont révoltées par la situation actuelle à nous rejoindre. Pour faire de cet été brûlant une saison de lutte. Que la canicule qui nous attend ne soit pas la seule raison qui fasse suer les aménageurs.
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C’est une tâche qui nous incombe à tous et toutes. Nous ne pouvons pas laisser passer les pelleteuses, nous laisser happer par la sidération, courber l’échine face à leur violence. Si l’A69 se fait, nous savons qu’elle ouvrira un boulevard pour tous les autres projets écocidaires. C’est le combat écologiste et social du moment, celui qui détermine tous les autres, celui sur lequel nous devons désormais mettre toute notre énergie.
Nous appelons partout en France à créer des comités locaux contre l’A69.
Il faut reprendre l’initiative, riposter, résister. Jeter toutes nos forces dans la bataille.
Partout en France, retrouvons-nous autour de cette lutte, conspirons, organisons des soirées de soutien et des concerts, témoignons de notre solidarité avec les camarades engagé.e.s dans le Sud Tarn, préparons des convois pour les rejoindre, lançons des info-tours, organisons des covoiturages.
Réactivons des réseaux en dormance, les comités Zad, les groupes de Bure, etc. Appelons les associations et les syndicats à se mobiliser. Composons ensemble malgré nos différences et cultures politiques. Faisons de l’A69 la priorité de nos combats écologistes, anti-autoritaires et anticapitalistes.
Soyons des milliers à descendre dans le Sud Tarn cet été, dès la reprise des travaux. Pour en faire des vacances interminables que les aménageurs n’oublieront pas. Un été flamboyant fait d’occupations éphémères, de blocages, de fêtes et de sabotage. L’été s’annonce chaud. Nous avons l’opportunité, ensemble, de les mettre en difficulté.
Aujourd’hui, rien n’est encore acté, rien n’est encore joué, rien n’est irréversible : de l’herbe repousse déjà depuis trois mois sur les chantiers abandonnés, le bitume n’est pas coulé, les ponts sont loin d’être finis, les terrassements inachevés.
Tout dépend de nous. Nous avons appris que des surgissements populaires naissent la magie, la surprise et la puissance. Nous savons que nous pouvons être une force incontrôlable. Proliférons la lutte ! Déferlons de joie dans le Tarn pour porter haut le rapport de forces et leur rendre la vie impossible ! Seule la résistance populaire aura raison des bétonneurs.
– Dès le mois de juin, mobilisons-nous chez nous, dans nos villes et villages pour créer des groupes locaux, parler de la lutte, diffuser l’information, tracter sur les marchés , mener des campagnes d’affichage, faire grandir l’écho de la lutte.
– À la reprise des travaux, faisons aussi entendre notre colère partout, ciblons les chantiers et les intérêts de NGE sur tout le territoire, de manière décentralisée. Rendons-nous sur place pour faire un comité d’accueil aux machines, une grande farandole pour être ensemble et leur faire face !
– Du 4 au 6 juillet, rendons-nous tous et toutes dans le Sud Tarn pour la Turbo Teuf et organisons un moment de convergence pour penser un été intense de résistance.
L’A69 ne passera pas !
NO MACADAM !
Pour suivre l’actualité de la lutte : t.me/stop_a69
Crédits : La voie est libre.
Lire aussi sur Terrestres : Nelo Magalhães, « Arrêt de l’A69 : s’épargner le cycle de vie d’une autoroute », mars 2025.
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Anna Lowenhaupt Tsing
!! ATTENTION : COMPLET !!
Oups ! Nous venons de fermer le formulaire d’inscription à la rencontre avec Anna Tsing : la salle est pleine. Nous sommes à la fois heureux·ses de ce succès et navré·es pour celles et ceux qui n’ont pas pu s’inscrire
Moustiques, infrastructures, spores, jacinthes, charançons, éléphants, gyres de plastique, plantations, déblais, crabes à mitaines… Savons-nous regarder les natures abîmées de l’Anthropocène ? Anna Tsing, l’anthropologue qui nous apprend à penser « la vie dans les ruines du capitalisme », peut nous y aider.
À l’occasion de son passage en France pour une série d’événements autour de la parution de son nouveau livre Notre nouvelle nature, Anna Tsing dialoguera avec la philosophe Emilie Hache (Université Paris Nanterre, autrice de Ce à quoi nous tenons et De la génération, éditions La Découverte) et avec Philippe Pignarre, éditeur (collection « Les Empêcheurs de penser en rond » chez La Découverte) et traducteur, co-auteur avec Isabelle Stengers de la traduction en français de Notre nouvelle nature.
La discussion sera animée par Jade Lindgaard, journaliste responsable du pôle écologie à Mediapart, et traduite en direct par Miranda Richmond Mouillot, autrice, traductrice et interprète.
Une rencontre organisée par Terrestres, avec les éditions du Seuil et l’Académie du climat.
Le vendredi 13 juin 2025 de 19h30 à 21h30, à la Salle des fêtes de l’Académie du climat (2 place Baudoyer 75004 Paris).
Entrée libre sur inscription en cliquant sur ce lien.
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Notre nouvelle nature. Guide de terrain de l’Anthropocène, dirigé par Anna Lowenhaupt Tsing et co-écrit par Jennifer Deger, Alder Keleman Saxena et Feifei Zhou, traduit par Philippe Pignarre et Isabelle Stengers aux éditions du Seuil, collection « Écocène », mai 2025.
Image d’accueil : ©Drew Kelly
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Thibault De Meyer · Vinciane Despret
À propos d’Un monde immense : comment les animaux perçoivent le monde, Ed Yong, Les Liens qui Libèrent, 2023
L’un de nous l’avait conseillé à l’autre : « toi qui as envie d’écrire des fictions et même des sciences fictions dont les animaux seraient les héros, tu y trouveras pas mal de choses qui nourriront ton imagination ». Ed Yong est avant tout un journaliste scientifique qui s’intéresse, de manière privilégiée aux sciences de la vie. Ses blogs ont rapidement rencontré un immense succès, comme l’ont fait ses publications dans National Geographic, Nature, le New-York Times, et bien d’autres. Ce succès est à la fois dû à son indéniable talent de conteur et à cet intérêt grandissant pour les vivants autres qu’humains, intérêt auquel même les sciences humaines et sociales, pourtant pendant longtemps assez rétives à l’histoire naturelle, ont participé. Ajoutons qu’en 2016, il avait déjà publié un premier ouvrage sur les microbes et les microbiotes, I Contain Multitudes: The Microbes Within Us and a Grander View of Life1. Tous les travaux d’Ed Yong sont donc plutôt orientés par un double souci d’exactitude scientifique et de familiarisation.
Il n’appartenait pas dès lors à son projet de nourrir des autrices en mal d’imagination. Mais on pourrait dire que, d’une certaine manière, c’est ce qu’Un monde immense peut attendre, ou peut susciter : de l’imagination. D’abord, c’est un feu d’artifice, on va d’étonnements en émerveillements. L’effet n’est évidemment pas fortuit : ce livre est mu par la curiosité incroyable de son auteur, tout comme il atteste de son érudition scientifique époustouflante. Un monde immense est un titre qui tient ses promesses, ne fut-ce que parce que Ed Yong a justement élargi ce monde qui est peuplé de bien plus de merveilles que ce que nous aurions pu imaginer. Et nous aimons tous deux l’idée que s’il peut nourrir de nouvelles sciences fictions, c’est en sachant à présent que les technologies les plus étonnantes, les plus sophistiquées qu’on aurait eues à inventer imaginairement pour les écrire, étaient déjà là, sous forme de techniques corporelles, de possibilités perceptives, en attente d’être simplement remarquées et comprises dans leur grande ingéniosité2. Baptiste Morizot n’avait pas tort quand il affirmait que pendant des années on est allés puiser la matière de nos récits sur d’autres planètes fictives alors que nous avions, dans notre monde, de quoi faire proliférer les histoires3.
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Mais le plus grand mérite d’Ed Yong, du moins à nos yeux d’amateurs de dispositifs de savoir, n’est pas seulement là. Sa fascinante enquête le conduit à toujours contextualiser, c’est-à-dire à veiller à insérer dans un réseau de relations ce qu’il inventorie : il ne s’agit pas du vautour, de la poule ou du rat-taupe, mais de la poule de tel chercheur, du vautour de telle autre, du rat-taupe de telle équipe. Comment cherche-t-on ? Comment trouve-t-on ? Qu’est-ce que cela demande comme sagacité, comme créativité, comme patience, comme heures d’observation, comme flair ? Voilà également ce qui est raconté.
Mais, surtout, ce qui ressort particulièrement de sa lecture si l’on suit ce fil, c’est une forme de récit d’aventures scientifiques tout particulier, que nous tenons à honorer. Car derrière chaque trouvaille, chaque résultat de recherche se trame une question cruciale : qu’est-ce que telle ou telle découverte a mis en œuvre comme — ce que nous appellerions —« création d’accords » ? Ainsi, lorsque Rulon Clarck dit à Ed Yong : « L’étude des reptiles rend le chercheur très sensible à la température et au temps qu’il fait » (p. 181), ou encore lorsque Graham Martin lui signale ce contraste en rappelant que le monde visuel des humains se trouve devant eux, les humains se déplaçant en y entrant, alors qu’en revanche, « le monde aviaire se trouve tout autour des oiseaux et ils se déplacent en le traversant » (p. 89).
Ed Yong nous rappelle qu’entrer dans un monde tout autre demande d’apprendre à devenir un peu « autre ». C’est-à-dire d’apprendre, comme le soulignait Donna Haraway à propos du travail de Barbara Smuts tentant de familiariser les babouins à sa présence4, de se « défaire » et de se « refaire ». D’apprendre à désapprendre en quelque sorte. « Tout ce que nous connaissons à ce jour au sujet de la vision animale, lui dit Sumner-Rooney, est fondé sur l’œil. Nous nous appuyons entièrement sur tout un siècle de travaux portant sur les rétines contigües, dont les photorécepteurs sont proches et regroupés ». Or, précise le chercheur, « un animal n’a pas besoin de voir une image pour utiliser la vision. Mais les humains sont des créatures qui dépendent tellement de la vision que tenter de concevoir des systèmes complètement étrangers est très difficile5 » (p. 87).
Lire aussi sur Terrestres, Roméo Bondon, « Penser depuis l’oiseau », décembre 2020.
C’est la raison pour laquelle Yong va également s’intéresser à certaines particularités de certain·es scientifiques. Ainsi, beaucoup de biologistes sensoriels ont fait des études artistiques, ce qui les rend capables de voir « au-delà des mondes sensoriels créés automatiquement par nos cerveaux », d’autres sont doté·es de « facultés divergentes » : l’une, qui étudie la vision des céphalopodes, ne peut reconnaître les visages ; l’autre, daltonien, étudie la vision de la couleur chez les papillons ; telle autre encore qui étudie les signaux visuels et vibratoires chez les paons voit les couleurs différemment selon qu’elle les regarde d’un œil ou de l’autre.
C’est aussi cela que nous nommons des « créations d’accord », mais il ne s’agit pas que de cela. Il s’agit, pour chacun de ces scientifiques de « s’accorder » (le terme anglais attunement serait ici parfait), de penser non dans la tête de l’autre, mais dans le monde de l’autre, le monde que l’autre crée par ses perceptions, ses intérêts, ses possibilités d’agir. Et pour ce faire, ielles doivent souvent rejouer tout ce que l’on croyait savoir, non seulement eu égard à nos propres manières corporelles, sensibles et perceptives d’être en tant qu’humain·es, mais également l’héritage de décennies de recherches. Il s’agit de se désaccorder de son propre monde, de ses propres usages. Et tel est bien le motif de l’enquête au long cours qu’a menée Ed Yong. Non pas nous décentrer (ne serait-ce pas nous arroger une fois encore la position du centre ?), non pas se mettre « dans la tête » d’un autre, mais chercher à habiter autrement un monde autre. Devenir sensible à d’autres choses, comme à la température et au temps qu’il fait ; apprendre à voir le monde non comme quelque chose devant nous (comme un tableau), mais comme un paysage qui nous entourerait, non seulement tout autour, mais au-dessus et en dessous. Un monde immense en fait.
Le livre a reçu comme sous-titre : « comment les animaux perçoivent le monde ». C’est l’occasion pour nous de revenir sur ce que nous nous entendons souvent dire : en l’occurrence, qu’il est impossible de se mettre dans la tête d’un animal. Que l’on ne pourra jamais « réellement » savoir ce qu’il pense ou comment il pense. Mais n’est-ce pas là le plus toxique des malentendus ? Ce qui nous attriste le plus dans ce type de mise en garde, de refus, ou de critique scientiste ou positiviste, c’est en fait qu’elle repose sur une conception, ou plutôt une ambition, d’un savoir « totalisant ». Un peu comme si ce qui doit être découvert devait être le miroir identique d’un réel qui attendrait d’être « dévoilé » — celles et ceux qui ont lu l’extraordinaire livre de Carolyn Merchant, La mort de la nature, verrait tout de suite dans cette ambition de dévoilement le produit d’une histoire des sciences qui porte encore les marques redoutables de l’inquisition.
Autant dire que cette conception du savoir, du rapport de ce que l’on sait avec le réel ne peut être que sans imagination. En revanche, les savoirs des scientifiques que nous aimons, parce qu’ils nous intéressent, parce qu’ils réussissent vraiment à modifier ce que nous savons et que ces savoirs ont des effets dans ce monde, ne peuvent apprendre de ceux qu’ils étudient qu’en spéculant, en approximant, en se défaisant, souvent sur le mode du jeu, des manières habituelles d’habiter le champ de nos perceptions — ce que Yong nomme « un saut imaginatif éclairé » — ne fut-ce que pour résister à la tentation de voir leur sens à travers les nôtres (p. 22) : « Au cours de ce voyage (…) nos intuitions seront nos plus grands handicaps et les fruits de notre imagination nos plus grands atouts » (p.23).
« Aucune créature ne peut tout percevoir, et aucune n’en a besoin »
Ed Yong
C’est d’ailleurs avec ce même terme que s’ouvre le livre, avec ses premiers mots : « Imaginez un éléphant dans une pièce. Un mammifère imposant. Une évidence massive. Imaginez une pièce assez vaste pour l’accueillir (…) Imaginez une souris qui se faufile dans la pièce en trottinant ». Nous voilà prévenu.es, voilà ce qui est attendu de nous : accepter l’épreuve de l’imagination. L’écriture d’Ed Yong, d’entrée de jeu, performe une mise en condition, c’est un dispositif. Il le reconnaîtra un peu plus loin, c’est bien de cela dont il s’agit lorsqu’il annonce les thématiques de chacun des chapitres « ensuite [lorsque nous aurons parcouru les chapitres sur des sens qui nous sont proches et encore facilement accessibles], tels des voyageurs sensoriels confirmés dont l’imagination a été pleinement préparée, nous ferons notre saut imaginatif le plus difficile dans le monde des sens étranges » (p. 26).
Attardons-nous d’abord encore un peu sur la première mise en scène, cette rencontre d’un éléphant et d’une souris dans une pièce. Arrivent ensuite un rouge-gorge, un hibou, une chauve-souris, un serpent à sonnette, une araignée, un moustique. Chacun de ces êtres va bouger, chanter, envoyer des signaux. Certains vont les percevoir, d’autres pas : chacun reçoit en fait une petite partie de ce que les autres accueillent sensoriellement, qui avec l’ouïe, qui avec le toucher, qui avec la vue, l’odorat, la thermoréception, celle des infrarouges, des ultrasons, des ultraviolets, des infrasons, des champs magnétiques, des courants électriques, des phéromones — parfois même avec une combinaison de plusieurs régimes de sensation. « Aucune créature ne peut tout percevoir, et aucune n’en a besoin » (p. 18). Pourquoi serions-nous différents ?
Il ne s’agit donc pas de « révéler » des mécanismes perceptifs, mais de tenter de comprendre, d’habiter par l’imagination un monde « qui s’étend et s’approfondit » (p. 24). Et c’est bien là le but, le motif de ce livre, étendre et approfondir le monde. Le peupler. Ou plus précisément (et qui nous semble répondre à la tentation toxique d’un savoir « totalisant »), osons un néologisme inspiré de William James, de le « pluriversifier », de le reconnaître comme un « plurivers6 ». Un monde compris comme une pluralité de mondes hétérogènes aux connexions et aux frontières mobiles, « un monde, comme l’écrivait James, ni enroulé sur lui-même, ni clos ». Cherchez les connexions, vous ouvrirez des portes d’univers, et ce sont des expérimentations : écoutez les petits suceurs de sève que sont les membracides, et vous vous apercevrez, propose Yong, que « les plantes sont parcourues de chants vibratoires », suivez un chien en promenade, vous découvrirez que « les villes sont quadrillées d’un écheveau d’odeurs porteuses des biographies et des histoires de ses habitants7 » (p.24).
Ce sur quoi nous voudrions insister, c’est que l’observation est toujours médiée.
L’un de nous pourrait donner à cette démarche particulière de savoir un nom, celui de la « perspective éthologique8 ». L’adjectif « éthologique » permet d’insister sur un aspect qui traverse le livre d’Ed Yong lorsqu’il décrit le travail des scientifiques, mais qui est largement effacé au moment où il commente ce travail, à savoir que l’imagination est une condition nécessaire, mais non suffisante pour approcher les perspectives animales. Il faut en outre approcher les animaux qui font exister ces perspectives, les observer et éventuellement interagir avec eux : « pour comprendre l’Umwelt d’un autre animal, il faut observer son comportement » (p. 186).
Ce sur quoi nous voudrions insister, c’est que l’observation est toujours médiée. Il faut des caméras infrarouges pour étudier les mouvements de serpents à sonnette dans l’obscurité. Des haut-parleurs et une pièce isolée phoniquement pour évaluer les bruits qui sont entendus par les grenouilles túngara. Des radars pour se rendre compte que les baleines communiquent (ou du moins sont « en contact acoustique ténu », p. 274) à travers des milliers de kilomètres de distance. Des programmes informatiques pour ralentir les enregistrements sonores afin d’entendre la musique qu’émettent des oiseaux tels que les diamants mandarins et confirmer en même temps ce que « les passionnés d’oiseaux soupçonnent depuis longtemps, [en l’occurrence] que l’ouïe d’un oiseau capte beaucoup plus de détails par unité de temps que la nôtre » (p. 265).
Toutes ces technologies sont autant de bricolages que les éthologues s’efforcent de mettre au point pour approcher les perspectives animales. Qu’elles soient simples ou avancées, ces technologies n’offrent jamais d’accès immédiat aux mondes animaux : « Pour apprécier les couleurs que voit un autre animal, il ne suffit pas d’ajouter un filtre Instagram à votre vision » (p. 127). La description fine des médiations permet d’éviter l’illusion du Double Clic que critiquait Bruno Latour, l’illusion qu’on peut passer d’un état d’ignorance à un état de connaissance en un clin d’œil, en un ou deux clics tout au plus, par lesquels on pourrait passer du rien au tout, sans effort ni transformations9.
Tout au contraire, la description minutieuse qu’Ed Yong confère aux dispositifs d’observation scientifique sert de rempart à ce que Donna Haraway appelait, quant à elle, l’illusion de la mobilité infinie. Ce qu’elle affirmait dans son article séminal « Les savoirs situés » à propos des images qui tentent de montrer comment le monde est vu par une abeille vaut tout autant pour Un monde immense dans son ensemble : « Toutes ces images du monde [et tous les chapitres du livre de Yong] ne devraient pas être des allégories d’une mobilité et d’une interchangeabilité infinies, mais plutôt des allégories de l’élaboration de spécificités et de différences ainsi que du soin affectueux avec lequel certaines personnes s’efforcent d’apprendre à voir fidèlement à partir du point de vue d’un autre10 […] ».
La perspective élaborée par Ed Yong peut être dite éthologique pour une autre raison également. Dès lors qu’on approxime la perspective d’un autre animal, une question s’impose de manière récurrente : « Si les dichromates peuvent croître et prospérer avec quelques dizaines de milliers de couleurs, à quoi des millions de couleurs peuvent-elles bien servir aux trichromates ? » (p. 112). « Mais puisque les mantes ont déjà 12 catégories de photorécepteurs, à quoi six récepteurs supplémentaires spécialisés dans l’analyse de la polarisation de la lumière pourraient-ils bien leur servir ? » (p. 138), « Mais puisqu’un tel rayonnement [infrarouge] s’amenuise rapidement avec la distance, à quoi pourrait-il bien servir à un animal [le loup] qui a déjà une ouïe et un odorat très développés ? » (p. 187). Voilà donc la question éthologique : à quoi peuvent-elles bien servir, ces perspectives ? En quoi sont-elles importantes pour les êtres qui les ont développées ?
Pour répondre à cette question, Yong se met à raconter les us et coutumes des animaux : que mangent-ils ? À quel moment de la journée ? À quel endroit ? Comment s’accouplent-ils ? Qu’est-ce qui les séduit ou les rebute ? Avec qui communiquent-ils ? À quelle distance, dans quel milieu (aquatique, aérien) ? Qui sont leurs prédateurs et comment s’en protègent-ils ? Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, si les calmars géants ont les plus grands yeux de tous les animaux (des yeux de la taille d’un ballon de football), c’est pour apercevoir de loin les grands cachalots (leurs principaux prédateurs) : « Les grands cachalots ne produisent pas leur propre lumière. Mais, tel un submersible descendant dans les profondeurs, lorsqu’ils heurtent des petites méduses, des crustacés ou des planctons, ils déclenchent chez eux des éclairs de bioluminescence. Avec ses yeux d’une grandeur disproportionnée, le calmar est capable de voir ces scintillements caractéristiques à 120 mètres, distance suffisante pour pouvoir prendre la fuite » (p. 103).
Approcher une perspective, c’est donc plonger dans les milieux des animaux. Ed Yong parle de perspective ou de point de vue, mais on pourrait tout aussi bien évoquer des points d’ouïe, des points d’odorat, des points de vibration ou d’autres sens encore, car l’auteur leur octroie à tous voix au chapitre. On devrait aussi les concevoir comme des « points de vie11) », car toutes ces manières de percevoir sont autant de manières de vivre.
Une dernière raison d’appeler ces perspectives « perspectives éthologiques », c’est qu’elles nous invitent à modifier nos comportements. En effet, « au lieu d’entrer avec prudence et respect dans les Umwelten des autres animaux, nous leur infligeons notre propre Umwelt en les bombardant de stimulus de notre fabrication » (p. 396). Ainsi en va-t-il de toutes ces « pollutions sensorielles » qui, comparativement à d’autres formes de pollutions, sont moins souvent mentionnées : « À cause de nous, la lumière empiète sur la nuit, le bruit chasse le silence et de nouvelles molécules polluent l’eau et les sols. Nous détournons l’attention des animaux de ce qu’ils devraient percevoir, nous noyons leurs signaux vitaux en les leurrant dans des pièges sensoriels, comme les papillons de nuit sont attirés par la lumière d’une flamme » (pp. 396-7). En agrandissant le monde, en le pluriversifiant, Yong ne cherche pas à le rendre solide et indestructible, mais en montre toute la fragilité, tous les rapports subtils et instables entre les êtres et les perspectives — trop de lumière, trop de bruit, trop de signaux olfactifs mettent en péril même le plus immense des mondes.
Pour aller plus loin, lire aussi Frans de Waal, « L’invasion silencieuse. La primatologie d’Imanishi et les préjugés culturels dans les sciences », janvier 2022.
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