À propos de Mouvementements. Écopolitiques de la danse d’Emma Bigé, paru en 2023 aux éditions La Découverte dans la collection « Terrains philosophiques ».
Emma Bigé, l’autrice de cet ouvrage conçu comme une « enquête », a écrit six ans plus tôt une thèse consacrée à la phénoménologie du mouvement depuis le contact improvisationTrou noir, lundi matin ou Multitude avec Yves Citton. Enfin, elle partage ses textes sur son site Internet
L’ouvrage, composé de cinq courts chapitres, est proliférant : d’exemples, de références, de thématiques, tissés autour du fil conducteur des « mouvementements » dont il crépite, résonne et fourmille. Le choix du terme de mouvementement a deux origines. D’une part, il renvoie à un travail précédent d’études en danse, proposé par Alice Godfroy
Ainsi, les « mouvementements » désignent tous ces « mouvements en soi qui ne sont pas de soi », qui constituent une occasion et une puissance de transformation, d’autant plus si l’on est capable de les constater et de se laisser affecter par eux. L’autrice prend l’exemple de l’écoute de la musique : « loin d’avoir à me mettre au pas de la musique, tout va se passer comme si, enveloppée par les sons, j’allais me laisser bouger par eux plutôt que de bouger « sur » eux » (p. 58). Il s’agit aussi des micro-mouvements qui nous agitent, nous déséquilibrent ou nous permettent de nous ajuster, sous l’effet de la gravité, lorsque nous sommes debout et immobiles. Bref, ce sont tous les mouvements internes qui ne se décrètent pas mais se constatent, s’activent en nous si on les laisse faire, sans résulter d’une décision motrice pour autant, et qui héritent de forces extérieures (telles que la gravité) ou intérieures (la respiration) et peuvent conduire au geste. En effet, « nous sommes mouvementées par des gestualités autres qu’humaines » (p. 32).
Les mouvementements sont tous les mouvements internes qui ne se décrètent pas mais se constatent, s’activent en nous si on les laisse faire, sans résulter d’une décision motrice (respiration, posture…).
Le paradoxe qui mène à l’ouvrage est le suivant : nous, habitant·es des sociétés occidentales, sommes aussi des créatures terrestres, mais nous détruisons notre sol et nous ne savons ni où ni comment « atterrir
Je partirai des approches relationnelles qui étaient le propos l’ouvrage, celui-ci cherchant à frayer un chemin alternatif au dualisme pour problématiser notre appartenance terrestre. Ensuite, seront synthétisées quelques propositions de l’autrice quant aux manières de se sentir mouvementées, grâce aux danses et aux œuvres qui associent la critique sociopolitique à la critique esthétique. Enfin, je proposerai trois éléments critiques pour prolonger les discussions auxquelles cet ouvrage nous invite.
« Des mouvements qui ne sont pas de moi »
L’avant-propos présente synthétiquement et successivement le projet de l’autrice, à la fois son objet d’étude et sa stratégie. Il s’agit d’une « enquête » sur et avec les « mouvementements », c’est-à-dire « les mouvements qui ne sont pas de moi, des mouvements qui me précèdent et dont certains m’instituent », tels que la respiration, la circulation sanguine, le maintien de la posture érigée, etc. « Sans cesse je suis mouvementée, du dedans comme du dehors, par d’autres mouvements que les miens. » (p. 13). L’autrice allie plusieurs sources, des praticiennes et/ou penseuses en danse contemporaine et des philosophies activistes. « Quelles mobilisations pouvons-nous trouver dans les leçons-en-mouvement dont s’arment les danseuses ? » (p. 15). Cette alliance est profondément « écologique », au sens de la philosophe Isabelle Stengers : en effet, Emma Bigé se place du côté d’une écologie des solidarités, plutôt que de la prédation
« Quelles mobilisations pouvons-nous trouver dans les leçons-en-mouvement dont s’arment les danseuses ? »
Emma Bigé
D’autre part, l’approche qu’elle mobilise, relationnelle, s’inspire largement d’une relationnalité « écosomatique », envisagée par la chercheuse écologue et danseuse Joanne Clavelsoma, qui en plongeant dans le corps-vivant-vécu, y découvre l’eco, la maison-Terre qui l’entoure et avec laquelle il vit » (p. 31). Plus précisément, « Mouvementements est une enquête sur ces danses « composthumanistes », c’est-à-dire sur la manière dont certaines pratiques chorégraphiques peuvent nous aider à aiguiser les sentis de nos solidarités avec d’autres entités, humaines et pas qu’humaines » (p. 14), en s’inspirant de la philosophe Donna Haraway
L’hypothèse de travail est la suivante : la danse contemporaine, lorsqu’elle s’articule aux philosophies activistes (notamment critiques : féministes, queer, décoloniales, antivalidistes, etc) et que l’on prend le temps de lui consacrer une enquête, d’en décrire les pratiques, est riche d’une intelligence et d’un enseignement qui peut contribuer aux activismes. Cette intelligence est sensible, c’est-à-dire qu’elle repose sur un apprentissage créatif de notre capacité à sentir, à porter notre attention sur ce à travers quoi nous vivons incarné·es, et même à reconnaître ce qu’il y a, dans notre aptitude attentionnelle, d’incarné et de vivant. L’avant-propos présente rapidement la manière dont chaque partie du livre s’organise et se déploie autour de ce fil conducteur.
La dimension politique de l’esthétique
L’introduction et le premier chapitre clarifient deux postulats principaux qui guident la réflexion de l’autrice. Le premier, général, concerne l’ontologie, c’est-à-dire les croyances relatives à la réalité concrète. L’autrice revendique une « ontologie relationnelle », où ce qui existe ne consiste pas d’abord en des entités à l’identité préconstituée qui peuvent interagir, mais en des relations multiples qui fondent des existences aux identités évolutives. Le second postulat, particulier, découle du premier : si le fait d’exister procède avant tout de relations, alors la définition traditionnelle du corps, notamment humain, comme entité première, évidente, ne tient plus. « L’anatomie moderne ne coupe pas que dans les chairs : elle coupe aussi et surtout entre le corps et l’environnement au sein duquel il se tient. » (p. 40).
Ce pari se nourrit notamment de la pensée de la philosophe du « danser » et danseuse Erin Manning, qui contourne l’essentialisation à laquelle mène le plus souvent le substantif du « corps » au profit d’une activation que permet l’anglais par le suffixe –ing. Erin Manning affirme un « refus du corps comme unité descriptive dernière des évènements dynamiques […], refus à la faveur duquel on trouve plutôt ce qu’elle appelle des « bodyings », « encorporations » ou « corps-en-train-de-se-faire » (p. 48). Le pari se fonde et se comprend également sur une proposition plus logique, celle de la « voie médiane » (p. 55-66), qui désigne dans certaines langues, la possibilité d’articuler les voix active et passive (par exemple en grec, haptomai signifie autant « toucher » qu’« être touché »).
Lire aussi sur Terrestres : Baro d’evel et Barbara Métais-Chastanier, « Les beaux gestes », juillet 2024.
L’autrice entremêle tout au long de l’ouvrage les références nourries par les approches relationnelles, qui excèdent largement la question ontologique. D’une part, les références théoriques issues des travaux en épistémologie – l’étude des conditions de validité des énoncés scientifiques – se nourrissent des approches critiques, qui s’intéressent aux rapports sociaux de domination, et des théories phénoménologiques, qui s’intéressent à la connaissance issue de l’expérience et de sa description de celle-ci. Certaines de ces références sont elles-mêmes à la croisée des épistémologies critiques et phénoménologiques. C’est le cas de la Queer Phenomenology (2006) de Sara Ahmed, qui est aussi décoloniale, ou encore de Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs (1952) pour qui la souffrance issue de l’oppression coloniale se traduit dans la posture corporelle, et aussi de celleux qui en héritent comme Fred Moten, qui s’intéresse en retour aux potentialités du soin et du soutien intra-communautaire, à travers une autre forme de contact
« L’anatomie moderne ne coupe pas que dans les chairs : elle coupe aussi et surtout entre le corps et l’environnement au sein duquel il se tient. »
Emma Bigé
D’autre part, du côté des pratiques chorégraphiques, on retrouve une tendance à articuler les préoccupations politiques et esthétiques. Les théories répondent aux pratiques en les formalisant, et réciproquement : les pratiques (esthétiques) permettent d’incarner concrètement ce que les théories formalisent. Ce faisant, l’ouvrage insiste sur une version particulière de la notion d’esthétique, qui renvoie moins au regard distancié du/de la spectatrice, qui apprécie sensiblement mais de l’extérieur ce qui lui est donné à voir, qu’à une version de l’esthétique qui insiste sur la manifestation voire la création de sentis « haptiques », liés au contact (tactile, mais également au mouvement, au soutien d’autrui). C’est là que se loge en partie la dimension politique de l’esthétique : notre capacité à sentir, à sentir nos relations à nous-mêmes, aux autres et à autrui dépendent directement de la définition du corps, et de ce à quoi les corps sont autorisés ou non par la société dans laquelle ils s’activent. Ces perspectives « écosomatiques », relationnelles et critiques se traduisent dans les pratiques somatiques et chorégraphiques, grâce à l’étude de divers « savoir-sentir » (chapitres 2 à 5), empruntée à Isabelle Launay : il s’agit « du mixte d’habitudes sensorielles et motrices qui se développent au travers d’une pratique et en particulier de la répétition de certains gestes ou de certaines attitudes » (p. 31).
Trois gestes intimes et politiques pour sentir autrement
Avec la gravité
Le premier chapitre de l’ouvrage dédié aux savoir-sentir concerne la chute, telle qu’elle est pratiquée en danse. L’autrice convoque les pensées et pratiques héritées du contact improvisation. Le transfert de poids peut en effet être considéré comme une forme de chute horizontale, en ce qu’il suppose le déséquilibre et permet d’apprendre à sentir le déplacement de ses propres appuis, à même le sol, et ceux de l’autre. Ce transfert peut s’expérimenter seul·e, à travers la méditation de la « petite danse » proposée par le gymnaste et danseur Steve Paxton, pour se rendre disponible et se préparer à la chute, tout en restant debout
Contre ou avec autrui
La question politique articulée aux pratiques somatiques, à tout mouvement en tant qu’il est vécu et senti, traverse l’ensemble de l’ouvrage, parfois explicitement, parfois davantage en filigrane.
D’une part, les pratiques écosomatiques, chorégraphiques, artistiques décrites sont appréhendées dans leur capacité à souligner et créer de nouvelles relations à son corps et celui d’autrui, plus généralement à la Terre, offrant ce faisant un horizon de résistance non frontale aux oppressions qui structurent le monde moderne occidental (violence et répression policière, racisme et néo-colonialisme, capitalisme racial et patriarcal, qui exploitent les corps des personnes les plus précaires, réduits à un outil de travail productif).
D’autre part, ce sont précisément les oppressions systémiques (race, genre, validisme, etc.) qui sont remises en question par certaines praticien·nes somatiques. Celleux-ci constatent que les oppressions se renouvellent au sein même des communautés de pratique somatiques et chorégraphiques, alors même que ces communautés se pensent non concernées voire émancipées de certaines formes d’oppression. Des propositions de certain·es praticien·nes cherchent précisément à mettre en exergue ces oppressions internes, et à les réduire. C’est le cas, par exemple, des danseurs noirs de contact improvisation Ishmael Houston-Jones et Fred Holland, qui soulignent les normes blanches du contact improvisation et ont proposé dans les années 1980 Le Manifeste du contact de travers, afin de « jouer le rôle de rabat-joie : ils vont pratiquer une « mauvaise sorte » de contact improvisation, « et le flux pourra bien aller se faire foutre » » (p. 105). Concrètement, dans les jams ou dans les ateliers de contact improvisation, les agressions racistes et sexistes
Avec soi-même : « ne-pas-faire »
Le senti de la relation à soi-même traverse les chapitres dédiés aux quatre exemples de « senti » développés par l’autrice : se sentir vulnérables et puissantes vis-à-vis de la Terre et de la gravité qui constitue notre première condition, à nous vivant·es humain·es, comme à tous·tes les autres vivant·es ; ou se sentir vulnérables, et puissant·es, en relation avec d’autres prenant soin de nous, avec tendresse. Cela dit, l’autrice insiste à juste titre sur la spécificité de la relation à soi-même, grâce à une exploration de plusieurs pratiques somatiques et chorégraphiques. C’est le cas de la « sieste PEP (Pour en profiter) » proposée par Catherine Contour (p. 184), qui invite chacun·e à s’octroyer, lorsque l’envie se manifeste, quelques minutes de relâchement, sans forcément sombrer dans le sommeil, mais en prêtant attention à ce que fait notre corps, notre « corps-en-train-de-se-faire », lorsque plus rien ne lui est demandé d’autre que de constater ce qui le mouvemente, immobile.
Selon Emma Bigé, alors que la notion de performance a souvent servi de métaphore en sciences sociales, c’est moins le cas pour la danse. Elle se propose d’y remédier au moyen de la notion de « mobilisation » qui permet de comprendre les mouvements sociaux en termes de contagion, de viralité. Emma Bigé cite également l’anthropologue brésilien André Lepecki (2013) qui envisage pour sa part la danse comme possibilité de « reconnaître dans toute situation son potentiel de mouvement » (p. 203) mais aussi ce qui, dans les politiques répressives policières, relève d’un contrôle des corps et des mouvements. En somme, les savoirs des danseuses et praticien·nes somatiques pourraient outiller l’étude des luttes sociales, précisément à partir de leur dimension somatique. L’implication de cette proposition est pragmatique : l’autrice se tourne alors vers l’essai poétique d’Alexis Pauline Gumbs (dans Underdrowned. Black Feminist Lessons from Marine Mammals, 2020, traduit en français aux éditions Burn~Août/Les liens qui libèrent en 2024), qui trace, elle, un chemin possible pour accueillir parmi les gestes des humain·es ce qui pourrait les relier à d’autres qu’elleux-mêmes telles que les « mammifères marines
Une autre « politique du moindre geste »
La multiplicité des axes par lesquels l’autrice aborde la question politique est intéressante. Le premier axe est en quelque sorte pré-politique (chapitre 1 et 2) : il s’agit de proposer une approche permettant de rompre avec les ontologies/épistémologies humanistes de la « modernité/colonialité » (p. 17) occidentale, qui séparent radicalement corps et matière, esprit et corps, etc., et dont l’organisation capitaliste de l’économie conduit à une écologie de la prédation qui exploite les corps humains comme non humains et les sols qui les soutiennent. Selon l’autrice, la danse permet de faire l’expérience sensible d’une autre écologie, celle des relations (corps-matière, espèce humaine et non-humaine, etc.), et plus précisément des relations de coopération, de soutien mutuel.
Deuxièmement, l’autrice évoque un autre axe qui concerne l’existence des oppressions sociales (chapitre 3), considérées à la fois à l’échelle macro et micropolitique (échelle des communautés de pratiques somatiques). Le chapitre suivant (chapitre 4) explore les stratégies « obliques » permettant non pas de combattre de front des groupes ou des systèmes dans une logique oppositionnelle mais de trouver des chemins de traverse ou des interstices pour faire des pratiques somatiques une ressource de l’émancipation, notamment corporelle, psychique et sociale. Par exemple, Black Power Naps est une installation de 2018, d’artistes également activistes qui proposent à la spectatrice (notamment sexisée et racisée) de prendre soin d’elle en trouvant le repos dans la sieste, considérant celle-ci comme une revendication d’un droit au sommeil tout à fait politique. Le dernier chapitre renseigne moins clairement sur sa dimension politique, si ce n’est qu’il met en exergue l’engagement (somatique) que génère paradoxalement le « non-agir ».
La danse permet de faire l’expérience sensible d’une autre écologie, celle des relations (corps-matière, espèce humaine et non-humaine, etc.), et plus précisément des relations de coopération, de soutien mutuel.
Enfin, un dernier axe politique est esquissé dans la conclusion : il s’agit de considérer la participation « choréopolitique », des pratiques somatiques aux luttes et activismes qu’ils soient écologiques, et/ou antiracistes, queer, etc.
L’autrice rappelle à travers ces trois axes la pluralité des articulations entre sensibilité, pratique somatique et écopolitique. Elle s’intéresse, via la création artistique, chorégraphique et somatique à une autre forme de « politique du moindre geste »
Toutefois, le traitement de ces questions politiques est inégal. D’une part, on peut s’étonner de l’absence de la question, à la fois transversale et spécifique, de la classe sociale : est-ce qu’aucune pratique « somactiviste » ne vient par exemples de milieux prolétaires ? Les pratiques somatiques ne sont ici jamais situées comme un privilège des groupes les plus aisés (ou des plus aisées parmi les plus précaires) : celleux qui ont le choix de pratiquer la danse comme un métier, celleux qui trouvent le temps et l’énergie pour cultiver leur plaisir esthétique, celleux qui ont les ressources nécessaires et suffisantes pour se rendre sensibles à de telles pratiques.
D’autre part, plus généralement, la matérialité économique des pratiques somatiques et chorégraphiques n’est jamais évoquée. Cela n’est certes pas le cœur de l’ouvrage, mais on peut s’interroger sur le fait qu’il n’en soit pas fait mention dans le corps du texte de l’ouvrage ou dans ses notes. Comment et à quelles conditions ces praticiennes (et/ou les spectatrices) sont-elles concrètement en mesure de s’organiser collectivement ?
Enfin, un dernier élément peut surprendre : le troisième axe politique évoqué, qui concerne l’articulation des luttes et des pratiques somatiques, n’est traité qu’en conclusion, en forme d’ouverture de l’ouvrage, et consacré principalement à l’étude des « mobilisations » sociales au prisme des savoirs de la danse. Un chapitre aurait pourtant pu être dédié à l’articulation des luttes et des pratiques somatiques, afin d’analyser leur potentiel heuristique. À tout le moins, un passage aurait pu expliquer le choix délibéré de ne pas creuser cette question, quand d’autres s’y attèlent : on peut penser à la récente parution de la revue Communications, « Danser en lutte », co-dirigé par Marie Glon et Bianca Maurmayr, où Emma Bigé a d’ailleurs écrit un article, ou encore au travail du groupe Soma & po
Lire aussi sur Terrestres : Ariel Salleh, « Pour une politique écoféministe », mai 2024.
Esthétique et ontologie relationnelle
La proposition esthétique qui sous-tend tout l’ouvrage est pertinente. Il s’agit en effet de se tourner du côté d’un certain nombre de pratiques artistiques, chorégraphiques, somatiques, qui n’ont pas pour enjeu premier leur mise en spectacle – quoi que cela puisse être un moyen pour faire connaître ces pratiques. Ce n’est pas ici le regard et l’imagination qui contribuent seulement au plaisir esthétique, reposant sur l’action d’autrui, ou sur un paysage, mais bien une invitation à se laisser mobiliser soi-même afin d’éprouver autrement le monde. C’est une sorte de petite révolution, au sens d’un tour sur soi-même : plutôt que de projeter au-devant et en-dehors de soi ses aptitudes sensorielles, il s’agit de les retourner vers soi-même afin de faire une expérience alternative du monde et d’autrui.
Emma Bigé décrit de nombreuses facettes de cette proposition qu’elle connaît fort bien, étant elle-même praticienne de la danse, des somatiques, et philosophe du mouvement vécu-senti. Le concept d’« hapticalité », qui désigne la double capacité à toucher/être touchée dans un contact peau à peau, mais aussi par le regard ou l’écoute, est repris et employé par l’autrice à travers une approche décoloniale (comme celle des textes de Suely Rolnik et Fred Moten).
Il s’agit de se tourner vers des pratiques artistiques, chorégraphiques ou somatiques qui n’ont pas pour enjeu premier leur mise en spectacle, pour se laisser mobiliser soi-même afin d’éprouver autrement le monde.
Toutefois, l’une des matrices de ce concept est aussi la psychanalyse transitionnelle qui s’intéresse à la construction du sujet en relation avec son environnement (Winnicottcare, du soutien de l’environnement (par exemple des parents) au sujet. Cette approche psychanalytique, que certains travaux d’études en danse mobilisent, n’est jamais mentionnée dans le livre. Cela se comprend dans la mesure où l’enquête cherche à articuler les références activistes, critiques et somatiques, mais cela interroge aussi, car la dimension esthétique et éthique de l’hapticalité est développée du côté de la psychanalyse, et pourrait tout à fait soutenir l’argumentaire de l’autrice.
La proposition d’ontologie relationnelle, notamment inspirée d’Erin Manning, opère avec une certaine efficacité. Non seulement cette proposition est conceptualisée depuis la danse et à propos de la danse, mais en outre les illustrations choisies par l’autrice permettent d’imaginer leurs traductions somatiques et chorégraphiques (par exemple avec l’invitation à la Petite danse). Le principe relationnel selon lequel la relation préexiste aux entités et surtout aux identités devient donc concret. Les mouvementements prennent corps dans l’écriture comme à la lecture.
Cela dit, sur le plan conceptuel, la proposition ontologique n’est que partiellement développée et articulée à d’autres pensées relationnelles écologiques (qu’elles traitent d’art, de politique ou de sciences), pourtant nombreuses chez les philosophes actuel·les. Par exemple, en philosophie esthétique, Arnold Berleant propose à travers l’« esthétique environnementale » une approche singulière : défaisant l’articulation fréquente entre l’art et l’objet d’art, il s’intéresse à la relation sensible que tout sujet peut déployer avec son environnement. Du côté de la philosophie d’Isabelle Stengers, la relationnalité est particulièrement abordée dans l’un de ses derniers ouvrages consacrés à la métaphysique de Whitehead (Réactiver le sens commun). Elle y traite de l’usage possible de la voie médiane (moyenne) dans différentes formes d’associations et de la co-transformation des êtres concernés qui peut s’en suivre. Par exemple, dans le cadre d’une enquête en sciences sociales, quelles sont les alliances mises en place et comment fonctionnent-elles ? Comment est-ce que les groupes de pratiques artistiques s’organisent concrètement entre eux ? Autant de questions que l’on a envie de poser à Emma Bigé : comment a-t-elle concrètement mené son enquête, à travers quels modes de relations ? Et comment les danseuses et praticiennes somatiques à propos desquelles/depuis lesquelles elle mène sa réflexion s’organisent-elles matériellement, symboliquement, pour constituer cette forme de vie particulière qui articule l’art et l’activisme ?
On peut enfin penser au géographe et philosophe Augustin Berque qui depuis les années 1980 travaille sur une articulation non dualiste de la subjectivité et de l’objectivité, de la phénoménologie et de l’écologie. Il s‘intéresse notamment à la possibilité pour l’environnement d’être prédiqué (interprété) par le sujet percevant, et les sociétés dont il est issu, sans effacer sa base terrestre, dans une spirale dite « trajective ». Il fait pour cela une place de choix aux logiques non occidentales et aux ontologies associées.
La quasi absence de référence aux travaux de Berleant, Stengers et de Berque peut étonner, dans la mesure où ces auteur·ices évoquent à la fois des questions esthétiques, écologiques, et politiques.
Lire aussi sur Terrestres : Ana Minski, « La buveuse d’ombre », octobre 2019.
Une phénoménologie pratique
Les Mouvementements ne laissent pas indemnes, ils invitent à s’émouvoir autant qu’à explorer de nouveaux gestes. L’écriture généreuse permet de plonger, parfois presque en pratique, dans quelques expérimentations somatiques, comme lorsqu’Emma Bigé cite le texte de la « Petite Danse » ou encore la « pratique de deuil » proposée par la danseuse Olive Bieringa, « DECOMPOSITION A CIEL OUVERT
Toutefois, la méthode phénoménologique s’est depuis quelques années déployée hors de la philosophie : la psycho-phénoménologie en est un exemple. Développée par Pierre Vermersch et le GREX (Groupe de recherche en explicitation), cette dernière permet d’opérer un passage de la philosophie à l’enquête en sciences sociales, grâce à l’entretien d’explicitation. C’est un dispositif relationnel d’entretien qui permet de soutenir l’évocation puis la verbalisation descriptive du vécu. À quoi pourraient ressembler les descriptions singulières de mouvementements vécus ? On peut déjà goûter à quelques descriptions grâce à l’enquête initiée par les danseuses-chercheuses Catherine Kych et Matthieu Gaudeau
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