Le blog de Michel Goya
Michel Goya est un auteur spécialisé dans l'histoire militaire et l'analyse des conflitsPublié le 20.08.2025 à 14:02
Poor bloody infantry
On peut bombarder ou saboter tout ce que l’on veut,
mais ce qui compte presque toujours à la fin, c’est de savoir où sont les
petits drapeaux sur la carte – et on le voit bien encore dans les négociations
en cours sur le conflit ukrainien. Et les hommes qui plantent et défendent ces
drapeaux, ce sont les combattants directs ou rapprochés, les hommes et les
femmes au ras du sol qui ouvrent le feu directement sur l’ennemi, prennent le
terrain où il se trouve ou, au contraire, le défendent face à lui. J’aurais
tendance à mettre toutes ces unités de combat, aux configurations humaines et
matérielles très variées, dans une même structure générale, mais l’usage
historique a conservé partout la distinction entre cavalerie/chars de
bataille/tanks et infanterie. Utilisons-la donc.
L’infanterie, c’est l’arme stratégique par
excellence, puisque c’est fondamentalement elle qui tient le terrain et les
drapeaux. Mais c’est aussi la « poor bloody infantry » dont parlent les
Britanniques, souvent dédaignée en temps de paix, ne serait-ce que parce que
ses programmes d’équipement et d’armement ne sont pas assez chers ou « sexy ».
Faut-il rappeler qu’il nous aura fallu quatorze ans pour changer notre fusil
d’assaut réglementaire alors que nos soldats étaient engagés en Afghanistan
puis au Sahel ? Et puis, le contenu moins technique de l’infanterie par rapport
aux autres armes ne nécessite apparemment pas un niveau d’études très élevé.
C’est un peu « l’armée d’en bas ».
Ces fantassins sont aussi ceux qui paient le plus
lourd tribut – environ 70 % des tués dans les conflits industriels modernes –
tout en menant la vie la plus ingrate et la plus difficile sur le front.
J’insiste sur ce dernier aspect. Fondamentalement, l’idée assez abstraite de
mourir (au moins jusqu’à la vision du premier copain mort) fait moins peur que
la perspective très concrète de souffrir dans son quotidien pénible, ou d’être
blessé/mutilé/traumatisé pour tout le reste de sa vie. Or, tout cela se trouve
surtout sur la première ligne, à proximité ou dans la « zone de mort ».
Le courage qui y est demandé aux fantassins est
d’abord un courage stoïcien, de résistance aux choses – depuis les rats
jusqu’aux obus, en passant par les mines et maintenant les drones – beaucoup
plus qu’un courage homérique de duellistes, comme les pilotes de chasse par
exemple, engagés dans d’acrobatiques (et en réalité très rares) dogfights. La
vie de fantassin, c’est beaucoup d’ennui, entrecoupé de moments de peur
intense, parfois – et parfois seulement – en face de soldats ennemis que l’on
distingue à peu près. Difficile aussi d’être « reconnu » quand on mène ce
combat collectif, caché, anonyme et ingrat. C’est tout le problème que l’on
rencontre dans l’attribution des citations, censées récompenser le courage au
combat – et cela, c’est en interne. La société elle-même est incapable de citer
le nom de soldats français courageux, sauf quand ils meurent.
L’infanterie s’use beaucoup plus vite que les autres
armes au combat, et pour peu que le conflit dure, son renouvellement devient là
aussi une question stratégique, d’autant plus que l’armée augmente généralement
en volume et doit fournir des effectifs partout, en particulier dans les
spécialités nouvelles. Depuis plus de cent ans, pratiquement toutes les grandes
armées engagées dans une guerre de haute intensité et de longue durée ont dû
faire face à une « crise de l’infanterie » et terminer le conflit avec
insuffisamment de fantassins. L’infanterie française est ainsi passée de plus
de 65 % du total des effectifs de l’armée de Terre en 1914 à moins de 40 % en
1918, avec des effectifs réels dans les compagnies correspondant à environ la
moitié de ceux de 1914. C’est d’autant plus difficile que la vie (et donc
souvent la mort) de fantassin n’est pas attrayante et que les volontaires à
servir, qui ont souvent le choix de leur spécialité, la choisissent bien moins
souvent que les autres. On en arrive ainsi régulièrement à être obligé de
convertir des unités d’artillerie, du train ou autres en unités d’infanterie,
mais presque jamais l’inverse.
L’infanterie ukrainienne a connu une évolution tout
à fait classique : très importante au début de la guerre, en comptant l’active
et les réservistes – notamment territoriaux –, elle représente une part de plus
en plus réduite au fur et à mesure que l’armée doublait de volume. Sa crise de
l’infanterie est son problème stratégique numéro un, certains évoquant un
manque énorme de 80 000 fantassins. Il ne faut pas chercher beaucoup plus loin
la difficulté des Ukrainiens à contenir complètement la pression russe.
Car la situation serait beaucoup plus simple si
l’ennemi avait connu également cette crise. Or l’armée russe a rompu cette
tendance historique et c’est sans doute son principal succès dans la manœuvre
d’évolution des forces, ce que l’on appelle aussi la stratégie organique.
L’armée russe commence la guerre en 2022 avec une infanterie très faible. Ses
meilleures troupes – troupes d’assaut aéroportées (VDV) ou infanterie de
marine, avec des unités réduites en volume pour pouvoir être aérotransportées
ou débarquées – ne font pas partie de l’armée de Terre, qui mise surtout sur
l’artillerie et la mécanisation. La force russe qui envahit l’Ukraine en 2022
doit être l’armée de l’histoire qui avait le plus de tonnes d’acier pour le
nombre d’hommes qu’elle transportait. Cela s’est avéré inadapté dès qu’il a
fallu s’attaquer à du « dur » – villes, forêts, fortifications de campagne –
tenu par une infanterie ukrainienne plus nombreuse. Le rapport de forces de
l’infanterie – le RAPINF, pour faire technique – était alors en faveur des
Ukrainiens.
Et puis ce RAPINF a commencé à s’inverser à partir
de la fin de 2022, avec d’abord un classique : la mobilisation forcée comme
palliatif d’urgence, puis une innovation majeure : payer très cher les
volontaires pour rejoindre l’infanterie.
Depuis toujours, l’argument majeur pour attirer des
volontaires dans des régiments d’infanterie est la transformation sociale. On
propose à un « nobody » de devenir un « marine/marsouin », un « légionnaire »,
un « para », etc., avec un bel uniforme pour frimer en ville (à condition que
les militaires puissent se balader en tenue et donner leur nom), mais aussi une
considération interne, puisque très vite on peut devenir quelqu’un que l’on
vouvoie et que l’on salue, ainsi qu’un jeu de récompenses, brevets et médailles
qui permettent de se construire une super-personnalité sur son uniforme –
lequel, du coup, n’est pas du tout uniforme. En échange, il faut faire honneur
à la tenue que l’on porte et au drapeau que l’on salue. Tout ce processus est
vieux comme les régiments professionnels et il fonctionne. On s’engage
massivement dans le Corps des marines pendant la Seconde Guerre mondiale alors
que l’on sait pertinemment que ce sera plus dur qu’ailleurs. Encore faut-il que
cette communauté existe et soit connue de la société. Encore faut-il aussi que
cela impressionne encore cette société, et bien d’autres choses aussi dont on
reparlera plus tard.
L’armée russe – dont on rappellera qu’elle découvre
seulement depuis une quinzaine d’années ce qu’est une armée professionnelle –
fonctionne aussi sur le principe de la transformation sociale, avec ses
procédés classiques, y compris la rédemption des prisonniers, mais aussi – et
c’est nouveau – en faisant du fantassin un homme riche, à condition de
survivre, bien sûr. Un fantassin russe gagne environ quatre fois le revenu
moyen, sans compter primes et indemnités. On transforme non seulement un
inconnu en héros, mais aussi un pauvre en membre de la classe moyenne. Cela a
évidemment un coût faramineux pour la Russie, mais compensé par le fait – et
c’est nouveau – que le rapport Capital-Travail redevient plus favorable à ce
dernier, ne serait-ce que parce qu’on est désormais incapable de créer de
nouveaux équipements majeurs durant une guerre et de les produire en grande
série. On pourra, et c’est mon cas, trouver cela assez logique si on peut le
faire : si les fantassins sont si importants et si leur métier est aussi
dangereux, alors il faut les payer en conséquence. On verra ensuite, après la
guerre, les effets que provoquera dans la société la démobilisation soudaine de
cette classe de mercenaires. Peut-être d’ailleurs n’y aura-t-il pas justement
de démobilisation, pour éviter cette inconnue.
Au bout du compte – et il faut en mesurer le
caractère inédit –, la Russie parvient à avoir chaque mois 30 à 40 000
volontaires pour aller combattre dans une guerre terrible et, par ailleurs, pas
du tout existentielle pour le pays, et la plupart d’entre eux vont rejoindre,
en connaissance de cause, les rangs de l’infanterie. Cela a entraîné un cercle
vertueux pour les Russes, où l’infanterie dispose maintenant de suffisamment
d’unités pour exercer une pression permanente sur l’ensemble du front tout en ayant
la possibilité d’effectuer des rotations avant-arrière indispensables à leur
reconstitution. On y meurt beaucoup, mais on y survit suffisamment pour
apprendre et, après un creux, commencer à capitaliser de l’expérience
combattante.
Je n’avais pas vu venir cette innovation socio-militaire russe, comme par principe la plupart des innovations. Alors que, par ailleurs, notre pays n’a jamais eu aussi peu de combattants directs par rapport à sa population, peut-être faut-il la regarder de plus près.
Publié le 13.08.2025 à 08:57
Percée
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Crédit @Pouletvolant3 |
De fait, les attaques ukrainiennes ont effectivement
ressemblé aux offensives allemandes du premier semestre 1918, permettant de
progresser jusqu’à la mi-novembre, mais pas au-delà, en raison de la
mobilisation russe qui a finalement stabilisé le front, tenu la ligne, puis
repris l’avantage, à la manière des forces alliées à l’été 1918, mais avec
moins de supériorité tactique. Depuis l’automne 2023 et l’échec de la dernière
offensive ukrainienne, suivi de longs mois de gel de l’aide américaine,
l’initiative est passée à l’armée russe, qui a adopté une stratégie adaptée à
ses capacités, déployant quinze armées et corps d’armées le long du Donbass et
de la province de Zaporijia jusqu’au fleuve Dniepr. Comme pendant la Première
Guerre mondiale, ces armées restent statiques et attaquent la ligne selon la
méthode du tourniquet, engageant successivement leurs bataillons sous une
couverture dronique de plus en plus dense pour grignoter des lignes ennemies
qui ressemblent de moins en moins à des lignes continues, plutôt à des
échiquiers de petites positions isolées, surveillées par des drones.
Le concept consiste à grignoter les lignes selon le
principe de la moindre résistance, en espérant parfois réaliser des percées,
comme en avril 2024 au nord d’Avdiivka, tout en usant autant que possible
physiquement et moralement l’infanterie ukrainienne en première ligne,
contrainte à une défense constante, ainsi que les brigades de réserve appelées
à jouer les pompiers. C’est une stratégie assez classique, mais difficile à
contrer tant que les Russes disposent de la supériorité globale des forces et des
moyens, renforcée par l’aide nord-coréenne, ainsi que de trois atouts
particuliers : l’artillerie d’écrasement grâce à l’emploi massif de bombes
planantes depuis début 2024, une flotte de drones de plus en plus sophistiquée,
notamment grâce au guidage filaire, et enfin une infanterie différenciée entre
troupes d’assaut consommables et troupes légères, mobiles et de plus en plus
capables de combattre de manière décentralisée.
Face à cela, la seule stratégie ukrainienne possible
est une stratégie de freinage sur la ligne principale de front, associée à une
campagne de frappes d’interdiction dans la profondeur du dispositif ennemi et à
des raids dans les zones encore vulnérables, comme le franchissement du Dniepr
en octobre 2023, ou à plus grande échelle, l’attaque dans la province de Koursk
en août 2024. Avec cette stratégie défensive, les Ukrainiens pouvaient espérer,
au pire, stopper toute avancée russe, avec la perspective d’un gel des combats
sur la ligne de front, ou au mieux, user suffisamment le potentiel russe pour,
avec l’aide occidentale et des adaptations internes, inverser à nouveau les
courbes et le rapport de forces afin de reprendre à long terme les opérations
de libération du territoire.
Les Ukrainiens disposent d’un atout avec leur
industrie de drones, qui leur permet de compenser la faiblesse de leur
aviation, de leur artillerie et de leur infanterie, mais cela ne suffit pas à
résoudre la crise de cette dernière. L’Ukraine manque cruellement de fantassins
pour tenir le front, et ce manque s’aggrave alors que l’infanterie russe
continue de progresser. On parle de rapport de feu, ou RAPFEU, pour désigner la
différence de puissance de feu entre adversaires. On peut aussi évoquer le
RAPINF pour comparer les capacités de combat rapproché ; ce RAPINF, très
favorable aux Ukrainiens au début de la guerre, penche désormais en faveur des
Russes. Le déroulement des opérations s’est donc avéré globalement sans
surprise depuis près de deux ans, avec d’un côté un lent grignotage permanent,
ponctué parfois de petites percées, et de l’autre une forte résistance ponctuée
de coups en profondeur.
Depuis quelques jours, une percée s’est produite à
l’est de la petite ville de Dobropillia (20 000 habitants avant-guerre), à
partir du saillant russe au nord de Pokrovsk. La percée, encore large de
quelques kilomètres, s’étend désormais sur une vingtaine de kilomètres en trois
jours, un rythme inédit depuis deux ans.
Comme d’habitude, cette percée résulte de la conjonction de points forts d’un côté et de points faibles de l’autre. Du côté des points forts, la 51e armée combinée russe a bénéficié d’un appui-feu d’artillerie et surtout aérien puissant, d’un brouillage efficace tirant parti des récentes défaillances de Starlink, ainsi que d’une infanterie légère qui a réussi à s’infiltrer, à pied ou à moto, mais apparemment sans véhicules blindés, assez profondément dans le dispositif pour atteindre la zone des opérateurs de drones. Ces derniers, contraints de se replier, ont dû abandonner le contrôle du ciel, ce qui a grandement facilité les mouvements russes. Inversement, les opérateurs de drones, souvent très avancés, ont réussi à frapper en profondeur et même à mener une petite manœuvre d’interdiction des renforts avec l’emploi de Shahed-136 (Geran) poseurs de mines. En face, le dispositif ukrainien était assez faible et n’a pas vu venir la manœuvre. La brèche réalisée, les groupes dits de « reconnaissance et sabotage », en réalité de petites équipes de fantassins à pied, moto ou même vélo, vont le plus loin possible, partout où c’est possible, afin d’étendre au maximum la poche. Il faudra ensuite la densifier avec de nouvelles forces afin de l'étendre et au moins s’emparer de la ville de Dobropillia
Ce coup est important, avec des conséquences
opérationnelles déjà très graves pour les Ukrainiens. Au-delà de Dobropillia,
le terrain est ouvert, sans ligne de défense et, pour l’instant, sans plafond
de drones, ce qui laisse aux forces russes la possibilité de manœuvrer,
peut-être avec des unités mécanisées cette fois, afin de menacer les voies de
communication ukrainiennes. La première menace vise Pokrovsk, qui se trouvera
proche de l’étranglement, mais tout le bastion urbain Sloviansk-Kramatorsk-Druzhkhivka-Konstiantinivka
— objectif ultime de la campagne du Donbass — est lui aussi affecté, d’autant
plus qu’une autre avancée russe, moins importante mais réelle, a eu lieu dans
le secteur de Lyman, au nord du bastion. En progressant sur l’axe T5014 entre Dobropillia
et Kramatorsk, placé sur une ligne de crête, les forces russes pourraient
surplomber toute la vallée où se trouve le bastion.
La course entre l’exploitation russe et le colmatage ukrainien dans les jours à venir sera déterminante. Les Ukrainiens ont démontré par le passé leur capacité à reconstituer rapidement une ligne de front, mais cette bataille se déroule alors que la pression est maximale à peu près partout et que les réserves manquent. Ces brigades viendront probablement des provinces de Kharkiv et Soumy, mais il sera peut-être nécessaire pour les Ukrainiens de raccourcir le front dans des secteurs secondaires afin de récupérer encore un peu de réserves. Il est probable, à ce stade, que les Ukrainiens parviendront à rétablir le front et à revenir à la situation antérieure, mais dans une position plus difficile, au début d’un nouveau processus de négociations où, bien évidemment, cette victoire russe indéniable n’incitera guère aux concessions. Si les Ukrainiens ne parvenaient pas à colmater la brèche, la guerre changerait sans doute de forme, comme lors des dernières semaines de 1918, obligeant l’Ukraine et ses alliés à un sursaut pour rétablir une nouvelle fois la situation, à la manière de la bataille de Kiev en février-mars 2022. L’Ukraine en serait sans doute capable, ses alliés de l’époque peut-être moins.
Publié le 10.08.2025 à 19:13
Savoir où s'arrête ce qui suffit
Le flou, c’est la liberté d’action du politique. Il est toujours extrêmement dangereux d’annoncer des objectifs grandiloquents lorsque l’on n’a pas les moyens ou l’intention de les atteindre. Le Premier ministre israélien Ehoud Olmert en fit les frais dès le début de la guerre contre le Hezbollah, en juillet 2006, en proclamant haut et fort que l’organisation libanaise serait détruite et que les prisonniers qu’elle avait faits seraient libérés.
Il n’en
fut rien, à l’époque plutôt par manque de capacités, et cette guerre fut
largement perçue comme un échec. Après l’attaque et les atrocités du 7 octobre
2023, le Premier ministre Netanyahu annonça à son tour que le Hamas serait
éradiqué. Pourtant, deux ans plus tard, après la guerre la plus longue et la
plus meurtrière de l’histoire d’Israël, le Hamas est toujours là. La faute,
cette fois, à une stratégie inadaptée.
Le
choix de 2007
L’erreur
initiale d’Israël fut d’avoir laissé le Hamas se territorialiser en juin 2007,
en prenant le contrôle de Gaza au détriment de l’Autorité palestinienne.
Plusieurs généraux israéliens avaient alors perçu le danger et proposé d’agir,
alors que le Hamas restait militairement faible. Mais le gouvernement Olmert,
encore lui, s’y refusa. La doctrine stratégique consistait alors à ne plus
s’enliser dans des bourbiers inutiles, comme Gaza ou le Sud-Liban, et à
contrôler les menaces à distance par des frappes aériennes et, éventuellement,
par des raids terrestres lancés depuis l’abri d’une solide barrière de défense
— au sol et bientôt face au ciel. On aurait pu néanmoins, à l’époque, réoccuper
militairement Gaza pour un temps et aider le Fatah à rétablir une autorité plus
solide, avant de se replier à nouveau.
Mais
le véritable problème était que le gouvernement israélien ne voulait surtout
pas renforcer l’Autorité palestinienne. Au contraire, un mouvement palestinien
divisé et disqualifié sur la scène internationale par la présence du Hamas
servait ses intérêts. Avec le temps, le nouvel « État-Hamas » de Gaza pourrait
même, espérait-on, adopter un comportement plus étatique, privilégiant son bon
fonctionnement à l’attaque d’un voisin presque invulnérable et capable de
frapper très fort. En droit international, Gaza reste un territoire occupé par
Israël. Celui-ci se contenta de le déclarer « territoire hostile » et de
l’encercler dans une forme de siège mou mais permanent, se réservant le
contrôle de ses ouvertures vers l’extérieur — ciel et mer compris —, modulées
selon le comportement du Hamas, tout en conservant la capacité de frapper
préventivement ou en réaction à toute velléité ou action hostile contre son
territoire.
On
savait pourtant qu’en laissant le Hamas se territorialiser, celui-ci pourrait
s’appuyer sur le triangle des Frères musulmans — Qatar, Turquie et, un temps,
Égypte —, sur l’Iran, et sur ses propres ressources de proto-État pour se
renforcer continuellement.Dans les comptes-rendus militaires israéliens, on
voyait bien qu’entre les opérations Pluie d’été en 2006 - « Les
Palestiniens tirent dans tous les sens avant de s’enfuir » - Plomb
durci en 2008 – « Les combattants palestiniens ne sont pas bons
mais ils s’accrochent au terrain et sont beaucoup plus nombreux » - et
Bordure protectrice en 2014 – « les Palestiniens sont bien
organisés, armés et beaucoup plus compétents qu’avant » - il se
passait quelque chose. La puissance de frappe — obus, roquettes, missiles,
drones — augmentait en quantité et en qualité, tandis que le Hamas développait
des infrastructures souterraines pour se protéger à son tour des attaques
israéliennes et franchir la barrière.
Qu’importe
: il suffisait, pensait-on, de renforcer encore cette barrière (souterraine,
terrestre, antimissiles), d’améliorer les forces terrestres via le plan Gédéon,
quitte à en réduire le volume, et d’augmenter les doses et la précision des feux
aériens de précision lors des « tontes de gazon » régulières pour
maintenir une supériorité écrasante et la sécurité éternelle à défaut d’avoir
la paix. Cette stratégie, poursuivie par les gouvernements suivants, fonctionna
relativement bien… jusqu’à octobre 2023, quand la montée en puissance du Hamas
croisa une baisse de vigilance israélienne.
Dilemme
de la conquête
Par
vengeance, pour empêcher qu’une telle action se reproduise, et plus cyniquement
pour faire oublier ses propres responsabilités dans le désastre, le
gouvernement israélien ne pouvait guère annoncer autre chose que la destruction
de l’organisation à l’origine de ce pogrom. Mais deux options difficiles se
présentaient alors.
La
première consistait à détruire au moins l’État-Hamas et à ramener
l’organisation à la clandestinité. Qu’on le tourne dans tous les sens, le seul
moyen connu de détruire un proto-État territorialisé est de conquérir l’espace
qu’il contrôle — souvent des villes, parfois des métropoles comme Bagdad en
2007 ou Mossoul en 2016-2017. Cette démarche ne suffit généralement pas à
éliminer l’organisation, mais réduit considérablement sa dangerosité en la
forçant à se cacher. Commence alors un combat de traque, long et ingrat, mais
finalement moins meurtrier. En une seule attaque majeure, le 7 octobre, le
Hamas a tué trois fois plus d’Israéliens, civils et militaires, que sur toute
la période de 1987 à 2007.
Le premier
obstacle à cette option est le coût humain et matériel qu’elle implique.
Concrètement, Israël dispose d’un potentiel de 20 brigades de manœuvre
mobilisables à long terme sur un seul théâtre d’opérations, tout en maintenant
les autres fronts et en assurant la rotation des réserves. Cela représente
entre 40 000 et 60 000 combattants — fantassins, sapeurs, tankistes — que
Tsahal peut déployer au maximum dans le territoire de Gaza, à peine plus que
les effectifs combattants du Hamas et des groupes armés alliés. En se basant
sur l’opération Bordure protectrice de 2014, l’état-major israélien estimait
qu’il faudrait environ 200 jours et 300 soldats tués pour s’emparer entièrement
de Gaza. La phase suivante, le quadrillage du territoire jusqu’à la libération
des otages et la réduction quasi totale du Hamas, demanderait sans doute moins
de pertes quotidiennes, mais s’étalerait sur une durée incertaine.
Le
second problème est que détruire l’État-Hamas ne suffit pas : il faut aussi le
remplacer pour administrer un territoire peuplé de deux millions d’habitants. À
moins de considérer que ces derniers doivent rester éternellement dépendants de
l’aide internationale, il faut une autorité politique légitime capable de
reprendre le contrôle. Dans les cas similaires de déterritorialisation
d’organisations armées, un État local reconnu reprenait cette fonction, plus ou
moins efficacement. À Gaza, la solution la plus légitime serait la restauration
de l’Autorité palestinienne, dans ses prérogatives définies par les accords
d’Oslo. Pourtant, en 2025 comme en 2007, cela reste hors de question : le
gouvernement israélien préfère affaiblir l’AP plutôt que de la renforcer, et
rejette toute avancée vers un État palestinien. Que faire alors ? Un retour à
l’administration militaire israélienne ? Certains y songent, espérant chasser
le maximum de Palestiniens et relancer la colonisation, mais cette option
soulève des réticences, tant en Israël qu’au niveau international. Reste la
solution inconnue d’un transfert d’autorité à une tierce partie… qui n’existe
pas vraiment, faute de volontaires.
Face
à ces perspectives sombres, le gouvernement a opté pour la seconde stratégie :
faire comme avant, mais en beaucoup plus violent. Depuis près de deux ans, le
territoire de Gaza est pilonné de bombes, avec une moyenne colossale de 150 à
200 cibles frappées quotidiennement. Le territoire est aussi parcouru par de
vastes raids menés par trois divisions de manœuvre, s’abattant sur le nord
autour de Gaza-ville, puis à Khan Younès et enfin à Rafah, ponctués par des
incursions plus petites sur les zones déjà « nettoyées ». Il ne s’agit pas de
contrôler le territoire en permanence, mais de le verrouiller, en renforçant la
barrière à un niveau inédit, prolongée par deux corridors fortifiés reliant
Israël à la mer : à Netzarim au nord, et sur le couloir Philadelphie à la
frontière avec l’Égypte. Trois divisions de réserve avec brigades tournantes
sont dédiées à cette mission. Une fois ces raids majeurs terminés, et alors
qu’une partie des forces se concentre au nord du pays, on passe à un rythme de
croisière fait de raids plus modestes, ponctués de frappes aériennes.
Une stratégie
de statistiques
L’avantage
de cette stratégie réside dans sa prévisibilité. Le 31 juillet 2024, le Premier
ministre Netanyahu peut ainsi se targuer d’avoir provoqué la dislocation de
presque toutes les unités de combat ennemies à Gaza, mettant fin à toute menace
contre le territoire israélien. Tsahal revendique alors la mort de 14 000
combattants palestiniens, ce qui, en incluant les blessés graves et les
prisonniers, équivaut effectivement à la destruction de l’ennemi initial. Les
combattants survivants sont neutralisés dans un espace entièrement bouclé, d’où
ils ne peuvent plus sérieusement menacer Israël par des tirs de roquettes,
devenus sporadiques, et encore moins par des raids. Il leur est également très
difficile de tuer des soldats israéliens qui pénètrent à l’intérieur même du
territoire de Gaza, protégés par un mur de feu et l’acier de leurs véhicules
blindés. La mort d’un seul des 326 soldats israéliens tués à Gaza depuis le 23
octobre doit être compensée par celle de plusieurs dizaines de combattants
ennemis.
Netanyahu
peut également se vanter, sans toutefois le revendiquer ouvertement lorsqu’il
s’agit d’opérations à l’étranger, d’avoir fait éliminer les principaux cadres
du Hamas, notamment le leader de l’organisation, Ismail Haniyeh, à Téhéran le
jour même, ainsi que la quasi-totalité des responsables de l’attaque du 7
octobre, à l’image de Mohammed Deif, tué le 13 juillet. Seul Yahia Sinwar
survit jusqu’à être retrouvé et abattu à Rafah le 17 octobre 2024.
Cependant,
Netanyahu omet de mentionner que ce succès a été obtenu, malgré toutes les
précautions annoncées, au prix d’une vaste dévastation du territoire et de
pertes civiles au moins deux fois supérieures à celles des combattants ennemis,
plongeant le reste de la population dans une situation désastreuse. Celui qui
contrôle le terrain contrôle aussi, au moins en partie, les informations qui en
émanent. Or, avec cette stratégie de raids et de frappes, les Israéliens ne
maîtrisent pas le terrain et, en instaurant un blocus médiatique, laissent le
champ libre à la propagande du Hamas, ou du moins à la propagande
anti-israélienne. Beaucoup en Israël considéraient sans doute cela comme une
cause perdue, et peu importait au final.
Néanmoins,
le capital de sympathie dont bénéficiait le pays après l’attaque du 7 octobre
s’est rapidement érodé, au rythme des images de corps d’enfants extraits des
décombres, puis de celles d’autres enfants affamés. On peut répéter à l’infini
que c’est la faute du Hamas et qu’il n’y avait pas d’autre solution, cela ne
change rien à la dégradation considérable de l’image d’Israël. Tout le monde
sait que ces deux affirmations sont partiellement vraies, mais chacun sent
aussi qu’il aurait été possible de faire bien mieux. Que penserait-on d’une
intervention armée pour libérer des otages qui déboucherait sur un siège
interminable et, à la manière russe, sur la mort de deux fois plus de civils
innocents que de preneurs d’otages ?
En
parlant d’otages, ce que Netanyahu n’a pas accompli le 31 juillet, bien que
quelques-uns d’entre eux aient pu être libérés par la force, la théorie d’une
libération par capitulation sous pression s’est révélée naïve. Le Hamas ne
déposera jamais les armes et n’a libéré des otages qu’en échange de la
cessation temporaire des combats et de la libération de bien plus de
prisonniers palestiniens.
Surtout,
quel que soit ce que Benjamin Netanyahu affirme ce 31 juillet, le Hamas n’est
pas éradiqué comme cela avait été annoncé, ce qui était de toute façon
impossible avec la stratégie choisie. Certes, il ne représente plus une menace
directe pour Israël, mais il contrôle toujours une grande partie du terrain et
de la population, peut compenser ses pertes en recrutant notamment parmi ceux
qui ont des raisons d’en vouloir aux Israéliens, et remplacer son encadrement.
Pire, en continuant d’exister comme une sorte de proto-État, même très
affaibli, face à la puissance israélienne, il peut, par sa résistance, les
coups portés à Israël et les concessions obtenues, construire un discours de
victoire.
Il
existait cependant sans doute un point d’équilibre possible à ce moment-là. Le
gouvernement israélien pouvait au moins se targuer d’avoir vengé l’attaque du 7
octobre en éliminant ses concepteurs et la plupart de ses acteurs, puis d’avoir
réduit à peu de choses la menace réelle du Hamas, d’autant plus que
l’organisation était désormais coupée de tout soutien extérieur. C’était un
résultat finalement acceptable, et la guerre aurait pu, en échange de la
libération des otages – ou du moins d’une grande partie d’entre eux –,
s’arrêter là.
Trop
et trop tard
Pour
diverses raisons, le gouvernement israélien a choisi de poursuivre la guerre.
Il aurait pu cette fois décider de conquérir complètement le territoire de
Gaza, puis de le quadriller. Cela restait encore possible avec la force
militaire disponible, malgré son usure, notamment du côté des réservistes. Mais
la légitimité d’une telle action, ainsi que son acceptation internationale,
n’étaient plus celles d’autrefois, au temps du capital de sympathie. D’autant
plus qu’il n’y avait toujours pas d’alternative crédible au gouvernement du
Hamas, comme en octobre 2023. On a donc préféré continuer à faire la même
chose, en espérant, mystère, que cela produirait des résultats différents.
Un
an plus tard, le constat est forcément le même qu’au 31 juillet 2024, avec
simplement des chiffres de pertes – amies, ennemies et civiles – plus élevés,
un niveau de destruction accru, et une situation humanitaire devenue encore
plus critique. Seule avancée notable : un accord, signé le 15 janvier 2025 sous
la médiation du Qatar, de l’Égypte et des États-Unis, qui a permis une
cessation des combats jusqu’au début mars. Cet accord a abouti à la libération
de 33 otages israéliens en échange d’environ 1 700 à 1 800 prisonniers
palestiniens, au retrait d’Israël de zones densément peuplées, à la reprise de
l’aide humanitaire et au retrait israélien du corridor de Netzarim. Refusant
toutefois d’aller jusqu’au cessez-le-feu permanent prévu pour la phase
suivante, le gouvernement israélien a bloqué l’aide humanitaire, puis relancé
raids et frappes, reprenant même le contrôle du corridor de Netzarim.
Retour
donc à la « tonte de gazon », avec toutefois une inflexion progressive vers
l’idée d’une conquête totale. Le 5 mai 2025, le cabinet de sécurité israélien a
approuvé un plan visant à « conquérir Gaza et à maintenir le territoire sous
contrôle », avec l’intention d’occuper l’ensemble de la bande. Le 8 août
dernier, ce plan s’est concrétisé par l’annonce de Benjamin Netanyahu, qui a
déclaré la prise de contrôle militaire totale prochaine de Gaza-ville. Il a
souligné qu’il ne s’agissait pas d’occuper la zone à perpétuité, mais de
démanteler le Hamas, puis de transférer la gouvernance à une autorité arabe ou
civile.
Pourquoi
pas ? C’est en effet la seule manière de détruire au moins l’État-Hamas. Mais
pourquoi maintenant, au bout de deux ans, alors que la capacité d’approbation
est au plus bas, que l’outil militaire est usé, et qu’il n’existe toujours
aucune solution viable pour gouverner le territoire ? La logique aurait voulu
que l’on profite de la durée de ce conflit pour commencer par construire cette
solution, en impliquant l’Autorité palestinienne, les pays arabes, les
États-Unis et la communauté internationale, puis de passer à la phase militaire
de reconquête, avec la perspective d’une relève rapide par une force
suffisamment importante et capable de maintenir l’étouffement du Hamas, du
Jihad islamique ou du FPLP. Nous en sommes encore très loin.
Peut-être
compte-t-on du côté israélien sur la durée annoncée de plusieurs mois pour
cette opération à Gaza-ville afin de se donner le temps de trouver une
solution. Peut-être n’a-t-on pas réellement l’intention d’aller jusqu’au bout,
et cette conquête est agitée comme une menace. Peut-être enfin s’agit-il
simplement de continuer une guerre qui est devenue pour certains une fin en
soi.
Le
gouvernement Netanyahu n’a fait que donner des coups depuis deux ans, des coups
puissants qui ont considérablement affaibli les ennemis d’Israël. C’est un
résultat très important, mais le problème de cette stratégie de coups de
marteau est que les clous, même enfoncés, restent là — à l’exception du régime
d’Assad à Damas, éliminé par d’autres — et que pour les arracher, il faut
mettre les mains avec des pinces, ce qui est plus compliqué. Il est fort
probable que l’on n’en ait pas encore fini avec les coups de marteau, tant pis
pour ceux qui se trouvent à côté des clous.