Le blog de Michel Goya
Michel Goya est un auteur spécialisé dans l'histoire militaire et l'analyse des conflitsPublié le 27.04.2025 à 14:57
Sortir du blocage en Ukraine (avril 2024)
La
carte de la guerre en Ukraine n’a guère évolué depuis mi-novembre 2022. Depuis
cette époque, les opérations de conquête n’ont fait évoluer la ligne de front
que de manière marginale à coups de quelques dizaines de km2 conquis
ou perdu chaque mois. Une telle situation était inconnue depuis 1988 et la fin
de la longue guerre de position entre l’Iran et l’Irak. La norme de la guerre
industrielle moderne mise en place du milieu du XIXe siècle à la fin
de la Seconde Guerre mondiale est plutôt celle d’un vainqueur qui s’impose
aisément en quelques semaines de manœuvres. Pour peu cependant comme en Ukraine
que le défenseur parvienne à résister et à se fortifier et, autre condition
nécessaire, que l’on dispose de part et d’autre de ressources humaines et
matérielles suffisantes pour poursuivre un combat très destructeur, et il ne
faut plus alors compter alors en semaines mais en années avant de voir se
dessiner la « décision ».
Une
stratégie de résonance
Dans
un cadre clausewitzien classique, le sort du duel entre les armées opposées
décide de la perte de volonté d’un gouvernement et de son peuple. La nation
vaincue sur le champ de bataille se découvre impuissante face au vainqueur et
renonce à poursuivre un combat vain. En découvrant que ce duel des armes
pouvait aussi être long et indécis, on a commencé à estimer que la perte de
volonté à combattre pouvait commencer par l’arrière, d’où les politiques de
blocus, de sédition, puis, lorsque cela a été possible, de frappes de
destruction de l’économie et même de pure terreur de la population.
Dans
les faits, cette stratégie d’attaque des ressources matérielles et morales de
l’arrière n’a jamais réussi en soi tant que l’avant continuait à avoir des
victoires, même petites, et entretenir un espoir. Qu’à la suite d’une série de
revers, l’espoir fasse au contraire place à une anticipation consensuelle de la
défaite et que les sacrifices de l’avant comme les efforts de l’arrière
apparaissent désormais à tous comme des dépenses inutiles et une spirale
défaitiste peut se mettre en place en provoquer un effondrement rapide en
quelques mois, comme en Russie en 1917 ou en Allemagne en 1918.
Les
deux adversaires dans la guerre en Ukraine s’inscrivent dans une telle
stratégie de résonance, avec cette particularité que les arrières, et plus
particulièrement du côté ukrainien, s’étendent aussi largement aux nations qui
les soutiennent. On y procède donc à toute la panoplie possible des opérations
de pression économique et diplomatique, de destruction ouverte ou masquée et
enfin d’influence sur les esprits. Les matériaux qui modèlent vraiment les
anticipations restent cependant les victoires ou les défaites sur le front,
trop limitées certes pour être « décisives » mais suffisantes pour
être connues de tous et modifier l’image de l’avenir de la guerre. Avec une
série continue et suffisamment longue de noms de villes conquises ou au
contraire brillamment défendues ou encore de destructions d’objectifs très
importants par un raid ou des frappes, Russes comme Ukrainiens peuvent encore
espérer après des mois et des mois d’efforts faire émerger une spirale de la
défaite chez l’autre.
Dans
ce bras de fer, la Russie compte beaucoup sur la paralysie de l’économie
ukrainienne, sinon de sa société, ainsi que sur le découragement et la
versatilité politique des pays occidentaux, tandis qu’elle ménage autant que
possible sa propre population critique, au sens de « pouvant
critiquer ». On n’y recourt à des combattants non volontaires qu’en
dernière extrémité et ces volontaires sont eux-mêmes recrutés en périphérie
géographique et sociale d’un cœur moscovite lui-même très surveillé. L’économie est militarisée au maximum de ses
possibilités hors nationalisation et conversion industrielle massive, en
exploitant surtout les énormes stocks hérités de l’armée soviétique. Avec
l’aide bienvenue des quelques pays alliés, cet effort est là encore jugé
suffisant sans provoquer une déstabilisation de la société. Sur le front, il
s’agit surtout de presser l’ennemi dans tous les espaces jusqu’à, au mieux,
provoquer des brèches et s’emparer de villes ou de forcer à des reculs
importants, ou au pire d’éviter les défaites. Avec l’espoir d’un rapport de
force toujours plus favorable, les Russes peuvent espérer accélérer les
évènements et enclencher la spirale de la défaite chez l’ennemi un peu plus
tard dans l’année 2024 ou plus sûrement en 2025.
Du
côté ukrainien, il n’y a pas d’autres solutions que de briser cette tendance et
de reprendre l’initiative afin d’infliger à nouveau de grandes défaites à
l’armée russe, comme autour de Kiev et de Kharkiv au printemps 2022, dans les
provinces de Kharkiv et Kherson à l’automne 2002 ou encore la neutralisation de
la flotte de la mer Noire. Le problème majeur est que l’Ukraine n’a
actuellement pas les moyens de générer de nouveaux grands succès. La faute en revient d’abord aux insuffisances
de l’indispensable aide alliée, lente, disparate et peut-être surtout inconstante,
comme en témoigne le blocage pendant sept mois du soutien matériel américain,
de loin le plus important. Contrairement aux Russes, il doit être extrêmement
compliqué pour les Ukrainiens de planifier correctement une stratégie
opérationnelle quand celle des moyens est aussi aléatoire. Mais la faute en
revient aussi à la désorganisation de la mobilisation humaine ukrainienne, très
supérieure à celle de la société russe, mais encore insuffisante pour faire
face à l’ampleur des défis.
Trois
crises à résoudre
Avant
de songer à reprendre l’initiative, l’armée ukrainienne doit commencer par
résoudre plusieurs crises, avec l’aide de ses alliés. La première est celle de
la défense du ciel, indispensable au moins au bon fonctionnement de la société
ukrainienne, de son effort de guerre et du mouvement de ses troupes. Pour
résoudre cette crise, il est difficile d’imaginer autre chose que le rachat-récupération
dans le monde entier puis leur envoi en Ukraine des munitions des systèmes d’artillerie
de défense aérienne (ADA) ex-soviétiques de la famille SA-10 (S-300) et des
systèmes tactiques SA-8 et SA-11, l’adaptation si possible des munitions
occidentales en stock sur les systèmes ex-soviétiques – avec le projet
Franken-SAM notamment - et bien sûr le transfert de nouvelles batteries
multicouches de Patriot-PAC 3, NASAMS, Iris-T ou SAMP-T[i].
Le problème majeur est que ces batteries constituent des actifs rares et
précieux pour les pays donateurs et il faut donc convaincre certains d’entre
eux de faire l’impasse sur une partie de leur défense aérienne. Une des
solutions, qui résoudrait aussi le problème des compétences associées,
constituerait bien sûr à déployer directement des batteries des armées
nationales, à la manière du déploiement de la 18e division de
défense aérienne soviétique en Égypte en 1970 en pleine guerre contre Israël. À
défaut de cet engagement direct, très délicat politiquement, et puisqu’il ne
faut plus rien exclure, on peut concevoir de passer par le biais
d’organisations non étatiques ou par la légion des volontaires étrangers.
L’arrivée
d’avions de combat européens, et peut-être américains un jour, constituera un autre
élément essentiel de la défense du ciel et de la capacité de frappes en
profondeur à condition de disposer de la logistique et l’infrastructure
protégées adéquates et donc aussi d’ADA, d’une masse critique de plusieurs
dizaines d’avions de combat et d’un capital humain de haut niveau technique,
que ce soit en l’air ou au sol. Tout cela est en cours de constitution. Cela
pourrait aller plus vite là aussi, là encore, avec l’engagement de
« Tigres volants », c’est-à-dire de mercenaires pilotes ou
maintenanciers fonctionnant sur le régime du volontariat en Ukraine, mais avec
une forte prime dans leur pays d’origine. Cette nouvelle aviation ukrainienne
peut avoir un effet sur le champ de bataille aéroterrestre dans le second
semestre 2024.
La
seconde crise ukrainienne à résoudre est celle de l’artillerie, qui est surtout
une crise de munitions, de tubes et de pièces de rechange. Là, encore il n’y a
guère d’autres solutions que le ratissage mondial d’obus soviétiques, y compris
anciens à reconstituer, l’augmentation des productions nationales ou l’impasse
sur ses propres stocks. L’artillerie est l’arme principale de la guerre de
positions, que ce soit en défense et plus encore dans l’offensive où il n’est
guère possible d’espérer conquérir une zone retranchée sans l’avoir neutralisé au
préalable par le feu. À moins de changer de mode de combat, l’armée ukrainienne
ne peut espérer infliger des défaites à la Russie, sans une puissante
artillerie. C’est là cependant que les choses sont les plus lentes, avec
peut-être l’atteinte d’un retour à un seuil minimal d’efficacité défensive à
l’été 2024 et une capacité à appuyer des opérations offensives à la fin de
l’année.
En
attendant, avec la fourniture de mutions à longue portée, des missiles
aéroportés Scalp-Storm Shadow aux missiles sol-sol ATACMS en passant par les
bombes volantes A2SM ou GLSDB mais aussi ses propres drones de frappe,
l’Ukraine est ou sera relativement bien pourvue en capacité d’interdiction
jusqu’à 300 kilomètres de la ligne de front, et plus encore si elle dispose
d’une capacité de pénétration aérienne. Cela autorise au moins dans l’immédiat l’entrave
du corps expéditionnaire russe en Ukraine par de multiples frappes
d’interdiction. Ce qui permettrait de rentabiliser encore plus cette force de
frappe en profondeur serait d’autoriser les Ukrainiens à utiliser les armes
occidentales sur le sol russe. Cela n’est toujours pas le cas, sauf de la part
du Royaume-Uni, par la crainte d’une escalade avec la Russie, mais cela laisse
une grande quantité de bases et infrastructures militaires russes interdites de
tir aux Ukrainiens, à la grande frustration de ces derniers.
La
troisième crise à résoudre est celle des unités de manœuvre. Le changement de
rapport de forces en faveur des Russes est dû à leur capacité de feux qui a
décliné moins vite que celle des Ukrainiens, mais aussi, et peut-être surtout,
à leur nombre de brigades et régiments de manœuvre blindés-mécanisés qui a cru
plus vite que celui des Ukrainiens. Cela a permis aux Russes de réaliser une
économie positive des forces. Il y a désormais suffisamment de régiments et
brigades de manœuvre dans l’ordre de bataille russe pour permettre par rotation
à la fois de maintenir une pression offensive sur le front et de reconstituer
et même de faire progresser les forces à l’arrière. La quantité autorise aussi
la qualité tactique à condition d’avoir une solide structure de formation, et
les Russes ont ainsi réussi à constituer cette infanterie qui leur manquait
cruellement.
L’armée
ukrainienne compte de son côté environ 80 brigades de manœuvre réellement
opérationnelles, soit environ 250 000 hommes au total. Sur ces 80
brigades, on en compte seulement une dizaine à l’arrière et la plupart d’entre
elles sont des brigades de constitution récente en formation dans la région de
Dnipro. Toutes les autres sont collées au front, où elles subissent toutes une
pression plus ou moins forte, en particulier sur les bataillons d’infanterie.
Il est difficile d’imaginer pouvoir reprendre l’initiative sans créer au moins
trente nouvelles brigades de manœuvre et recompléter les anciennes, le tout de
manière plus homogène et avec une forte densité de fantassins et de sapeurs. Cela
passe par un appel accru au reste de la société, et on ne voit pas comment
éviter de mobiliser les jeunes hommes et femmes pour y parvenir. Cela passe aussi
par une réorganisation de l’ordre de bataille en transformant des unités de
l’armée territoriale, de la garde nationale ou des gardes-frontières en
brigades de manœuvre ou en récupérant leurs ressources pour renforcer celles
qui existent déjà. Le mouvement est déjà en cours avec la création par
transformation de cinq nouvelles brigades de manœuvre, mais il doit
s’accélérer. La formation d’état-major de corps d’armée susceptibles
d’organiser l’engagement de plusieurs brigades est peut-être plus urgente
encore. Là encore le processus est en cours, par exemple avec la formation récente
du 30e corps de marine regroupant toutes les brigades de manœuvre et
d’appui de la marine, mais on se trouve encore loin du compte.
C’est
peut-être dans le domaine de la formation que l’apport européen peut-être le
plus rentable. Les pays européens ont contribué à former 100 000 soldats
ukrainiens de diverses manières jusqu’à la fin de l’année 2023, pour un coût
relativement réduit de 350 millions d’euros[ii].
Il doit être possible de faire beaucoup plus en utilisant toute
l’infrastructure de formation en Europe et en Amérique du Nord, avec trois
cibles prioritaires : la formation et l’équipement des états-majors
complets de brigades et de corps d’armée, une formation initiale du combattant
renforcée passant de cinq semaines à au minimum quatre mois, l’entraînement
collectif par exercices de bataillons et si possible de brigades. Le tout doit
se faire en étroite coopération avec le commandement ukrainien, qui a autant
sans doute à apprendre aux armées occidentales que l’inverse. À condition d’une
mobilisation accrue et une rationalisation des ressources humaines
ukrainiennes, on peut espérer ainsi faire un saut quantitatif et qualitatif à
l’armée ukrainienne, là encore au second semestre 2024.
Infliger
à nouveau des défaites aux Russes
Il
restera à traduire cette stratégie des moyens en victoires sur le terrain. La
première possibilité consiste à effectuer de grands raids périphériques au
front principal du Donbass jusqu’au Dniepr. Il serait possible, à la demande du
gouvernement moldave, et avec des forces mobiles réduites de s’emparer de la
Transnistrie, d’y détruire la minuscule 14e armée russe et de
s’emparer des considérables et précieux stocks de munitions qui s’y trouvent.
Une autre option serait de pénétrer dans les provinces russes de Briansk,
Koursk ou de Belgorod non plus avec quelques milices d’opposants russes mais
avec au moins une brigade blindée renforcée, voire un corps d’armée, afin d’y
effectuer un maximum de destruction d’infrastructures et d’unités militaires
russes dans la région. Cela provoquerait dans les deux cas, surtout le second,
un ébranlement politique fort aux conséquences imprévisibles, d’où une grande
crainte dans les capitales occidentales où on souhaite des secousses au Kremlin
afin de le faire renoncer à la guerre mais pas trop.
En
Ukraine, les possibilités de grands raids sont limitées à des opérations
amphibies en Crimée ou au-delà du Dniepr de Kherson à Zaporijia. Ces opérations
ne pourront s’effectuer qu’en proportion des moyens matériels disponibles de
débarquement ou de franchissement et avec la capacité et d’alimenter de
protéger une tête de pont. Avec des moyens importants, il serait effectivement
possible au minimum de lancer de grands raids de destruction et au maximum de
s’emparer de territoires clés, depuis la centrale nucléaire d’Enerhodar jusqu’à
la Crimée tout entière. Les moyens ne sont cependant pas là, à moins qu’ils
soient constitués en secret, et on ne peut pas pour l’instant envisager
d’opérations aussi complexes. Cela viendra peut-être.
Il
reste les actions sur le front principal. Une stratégie opérationnelle très
audacieuse consisterait à changer radicalement de posture et de ne plus
chercher à défendre pied à pied le terrain et s’exposer ainsi à la puissance de
feu russe, mais de contrer les Russes par une défense mobile de freinage et corrosion
comme autour de Kiev en 2022 suivi de contre-attaque. Outre que la chose est
toujours contre-intuitive et délicate car elle suppose d’accepter de perdre
d’abord à coup sûr dans l’espoir, mais seulement l’espoir, de gagner ensuite
beaucoup plus. Ce mode opératoire serait sans doute plus difficile à mettre en
œuvre en 2024 qu’en 2022, à cause de forces russes beaucoup plus denses et
agissant de manière plus méthodique. La quasi-absence de guérilla sur les
arrières russes, du fait d’un quadrillage répressif efficace, laisse des doutes
sur la réussite d’opération massives de harcèlement. Un tel mode opératoire ne
sera sans doute tenté que par défaut et en dernier recours.
Il
y a enfin la perspective pour les Ukrainiens de relancer de nouvelles
opérations offensives. L’échec de celle de l’été 2023 a témoigné de la
persistance des principes fondamentaux de la guerre de positions : pas de
succès possibles sans la combinaison harmonieuse sur chaque point de contact d’une
puissance de feu écrasante et d’une force d’assaut intégrée, et avec la
possibilité de multiplier rapidement axialement et latéralement ces attaques
afin d’obtenir une véritable victoire. Il sera possible d’y songer lorsque les
crises évoquées précédemment seront résolues.
En résumé, tout semble indiquer que l’Ukraine restera sous pression durant une grande partie de l’année 2024 sans grand espoir de retourner la tendance mais sans risque non plus de voir se créer cette spirale de défaite qui mettrait fin à la guerre. Les choses décisives surviendront probablement en 2025 alors que les deux adversaires auront accumulé suffisamment de ressources pour envisager des batailles avec plus d’effets stratégiques. Savoir qui sera à l’origine de ces effets dépend encore de beaucoup trop de facteurs politiques internes aux deux adversaires ou exogènes pour pouvoir le dire maintenant.
Publié le 10.03.2025 à 13:03
Des contractions répétées du cercle des poètes revendicatifs
Je me suis engagé comme élève sous-officier en 1983. Le chef d’état-major de l’armée de Terre venait alors de démissionner pour protester contre la baisse du budget de Défense qui passait brutalement de l’équivalent d’environ 36 milliards d’euros (si, si, vous avez bien lu) à 30 (pour des chiffres voir ici). Le major général des armées avait démissionné aussi pour protester contre les intrusions permanentes du ministre dans la conduite des opérations mais ceci est une autre histoire. Étrangement, le budget remontait tout aussi rapidement l’année suivante.
Général Michel Forget, Nos armées au temps de la Ve République, Economica, 2016.
Publié le 18.02.2025 à 13:12
Le pacte des flous - Quelles garanties de sécurité pour l'Ukraine ?
En bon homme
d’affaires qu’il croit être, y compris quand elles sont étrangères, Donald
Trump considère le produit Ukraine comme peu rentable au sein d’un marché,
l’Europe, peu porteur. On appelle cela un « poids mort » dans la vieille
matrice du Boston Consulting Group, et le conseil est de s’en débarrasser au
plus vite pour pouvoir mieux se concentrer sur des marchés plus profitables,
comme le Moyen-Orient (qui serait classé comme « dilemme » par le BCG) et
surtout l’Asie (« vedette »). Les Américains réduisent donc leurs parts au sein
de l’OTAN, tout en conservant une position de contrôle et en obligeant les
associés européens à payer plus, notamment pour acheter américain (le BCG
parlerait dans ce cas de « vache à lait »), et vendent l’Ukraine à la Russie.
Chacun essaie
donc de monnayer le maximum au sein de ce grand marchandage imposé. Du côté
ukrainien, où l’on s’efforce de montrer que le poids mort est bien vivant, un
des objectifs principaux est d’échanger l’acceptation d’un arrêt des combats,
plus ou moins sur les positions actuelles, contre des garanties de sécurité.
L’expression « garanties de sécurité » est une manière diplomatique de dire «
dissuasion », et « dissuasion » est synonyme de « faire peur ». L’objectif
final de l’Ukraine est donc d’avoir un dispositif militaire national et/ou
intégré dans une forme d’alliance suffisamment fort pour persuader la Russie
qu’une nouvelle offensive de sa part aboutirait à un désastre pour elle.
La première
garantie de sécurité d’un État est sa propre armée. L’armée ukrainienne est
déjà la plus importante d’Europe, et on l’a vue suffisamment forte pour tenir
tête à celle de la Russie, à défaut de pouvoir libérer les territoires occupés.
Le problème est qu’au contraire de la Russie, qui n’a que modérément mobilisé
la nation, l’Ukraine ne peut maintenir après-guerre son énorme effort et sera
obligée de réduire ses capacités militaires. Autrement dit, le rapport de
forces militaires relativement équilibré actuellement basculera forcément à
nouveau en faveur de la Russie, avec tous les risques que cela comporte pour
l’Ukraine ou d’ailleurs les autres nations du voisinage.
Il faut donc
trouver quelque chose qui puisse compenser ce futur rapport de forces
défavorable. Cela pourrait être l’arme nucléaire, comme Volodymyr Zelensky l’a
déjà évoqué. Ce n’est pas impossible techniquement, mais les risques politiques
seraient énormes. Il y a peu de chances que la communauté internationale
accepte un tel projet, et encore moins, bien sûr, la Russie qui saisirait
immédiatement cette occasion pour reprendre la guerre. Il faut trouver autre
chose.
L’« autre chose
» privilégié par Kiev est l’adhésion à l’OTAN afin de bénéficier de l’article 5
de la charte de l’Alliance atlantique, engageant ses membres à la solidarité en
cas d’agression d’un des leurs, et dans l’immédiat d’une structure militaire spécifique
de commandement, d’exercices et de plans communs, de procédures
d’interopérabilité, etc. Ce n’est pas forcément si protecteur que cela quand on
regarde de près, mais c’est déjà beaucoup mieux que les déclarations
d’intentions fumeuses du mémorandum de Budapest de 1994. L’Ukraine,
suffisamment bonne élève pour s’être engagée massivement en Irak aux côtés des
Américains de 2003 à 2008, souhaite intégrer l’OTAN depuis vingt ans. La
question a été évoquée au sommet de l'Alliance atlantique à Bucarest en 2008
pour décider de la mettre en veilleuse, ce qui a eu le don à la fois de
décevoir Kiev et d’effrayer les paranoïaques de Moscou qui ont décidé d’être
plus offensifs, en Géorgie d’abord et en Ukraine ensuite. L'Ukraine a déposé
une demande formelle d'adhésion à l'alliance le 30 septembre 2022, et le sujet
a été abordé à l’été 2023, avec un nouveau renvoi aux calendes grecques de la
part de Joe Biden. Dans l’immédiat, Trump, qui n’a probablement jamais entendu
parler des calendes grecques, veut un accord de paix et sait que l’idée d’une
adhésion à l’OTAN l’exclurait totalement. À défaut, l’Ukraine pourrait se
tourner vers l’Union européenne, qui est également en droit une alliance
militaire puisque l’article 42 du traité de l’Union impose à ses membres une
assistance plus contraignante que l’article 5 de l’Alliance atlantique. Dans
les faits, personne n'est dupe sur la valeur d’un tel engagement, mais la
perspective d’une entrée dans l’UE est à peine moins incertaine que celle d’une
adhésion à l’OTAN.
À défaut
d’alliance, l’administration Trump a proposé un lot de consolation à Volodymyr
Zelensky sous la forme du déploiement d’une force en Ukraine, sans troupes
américaines et sans bannière de l’OTAN, et surtout sans mission claire, comme
s’il s’agissait d’une fin en soi. Dans les faits, soit cette force est destinée
simplement à observer les choses en excluant toute idée de combat – comme une
force des Nations Unies sous casques bleus – soit elle est destinée à combattre
en cas d’attaque russe.
Le premier cas
n'apporterait évidemment pas plus de garantie de sécurité pour les Ukrainiens
que l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) après
les accords de Minsk. Son seul intérêt est qu’une force impuissante, oxymore,
serait acceptable pour la Russie et qu’elle permettrait à l’Ukraine de sauver
un peu la face à défaut de toute autre solution. Cela permettrait également aux
nations qui veulent montrer qu’elles font quelque chose « pour la paix » mais
sans prendre de risques, de montrer le drapeau et éventuellement, en cas de
missions des Nations Unies, de gagner de l’argent. Peu importe au passage le
volume de cette force, de 0 à 200 000, puisqu’elle ne servirait à rien, sauf
peut-être à mettre dans l’embarras la Chine si par extraordinaire elle décidait
d’y participer.
Le second cas
est évidemment beaucoup plus utile pour les Ukrainiens mais aussi, forcément,
plus problématique pour tous les autres. Concrètement, il s’agirait, a priori
pour les seules nations européennes, de déployer des unités de combat le long
de la ligne de cessez-le-feu afin de combattre aux côtés des forces
ukrainiennes en cas de nouvelle invasion.
S’il y a des
moyens disponibles et une volonté, les principaux pays européens pourraient
déployer chacun une brigade de 3 à 5 000 hommes renforcés de bataillons de plus
petites nations. Au total, si tout le monde était d’accord, on pourrait avoir
au grand maximum 40 à 50 000 soldats européens (c’était le volume des forces
européennes déployées en Afghanistan) au sein d’unités de combat solides et
bien équipées. Dans les faits, tout le monde ne sera pas d’accord à prendre des
risques, et si on parvenait à déployer un corps d’armée de 20 000 combattants
européens et canadiens, et peut-être même australiens par solidarité historique
avec le Royaume-Uni, ce serait déjà extraordinaire. C’est assez peu quand on
compare avec le volume des armées russe et ukrainienne qui s’affrontent
actuellement, mais suffisant quand même pour résister en attendant des
renforts, notamment aériens. Ces brigades serviraient en fait surtout de forces
« détonateurs », à l’instar par exemple des bataillons multinationaux déployés
dans les pays baltes. S’attaquer à elles entraînerait automatiquement les pays
européens fournisseurs dans la guerre, ce qui poserait un énorme dilemme à la
Russie. Bien entendu, l’Ukraine serait ravie d’une telle perspective, alors que
la Russie ne voudra jamais en entendre parler, continuerait le combat si on en
parlait quand même, et activerait tous ses relais d’influence pour la combattre
« au nom de la paix ». Ce n’est pas la peine d’envahir l’Ukraine pour
l’empêcher de rejoindre une alliance militaire, si des brigades de cette même
alliance – même sans bannière – viennent en Ukraine pour la défendre. Si la
Russie s’y oppose, les États-Unis s’y opposeront aussi.
Résumons : si
une force étrangère doit être déployée un jour en Ukraine, elle ne sera en rien
dissuasive face à la Russie et ne servira donc à pas grand-chose, sinon à
offrir un « lâche soulagement » à certains et peut-être prodiguer un peu d’aide
humanitaire.
Que faire alors ? Outre la continuation de l’aide à l’Ukraine et à son armée sous forme de coopération, les États qui restent encore pour aider vraiment les Ukrainiens n’ont pas d’autres solutions que de proposer une alliance de fait et à distance. Concrètement, il s’agirait d’utiliser les forces aéroterrestres présentes en Pologne et en Roumanie comme force d’action préventive en cas de crise semblable à celle de l’hiver 2021-2022. Dissuader, ce n’est pas simplement déployer des moyens, mais aussi persuader que l’on va les utiliser. Il faudra donc expliquer à tous qu’en cas de nouvelles tensions avec la Russie, comme à l’hiver 2021-2022, et sur la demande du gouvernement ukrainien, cette force serait engagée avec certitude et en quelques jours pour protéger le ciel ukrainien, renforcer les forces terrestres ukrainiennes et placer la Russie devant le fait accompli et le dilemme de l’escalade. Cela demandera quand même quelques moyens supplémentaires, si possible autonomes des Américains peu fiables, une approbation manifeste des opinions publiques, et un peu de courage politique. Pour paraphraser une réplique de La grande vadrouille, c’est là qu’est l’os, hélas !