Le blog de Michel Goya
Michel Goya est un auteur spécialisé dans l'histoire militaire et l'analyse des conflitsPublié le 12.10.2025 à 21:58
La CPIMa au Tchad (1969-1972)
La
6e Compagnie Parachutiste d’Infanterie de Marine (CPIMa) a participé
à onze combats importants au Tchad de septembre 1969 à février 1972, y
déplorant 26 tués et 56 blessés, pour 540 combattants ennemis mis hors de
combat. Elle reste à ce jour l’unité élémentaire française ayant le plus
combattu depuis la fin de la guerre d’Algérie et constitue toujours un modèle
d’emploi de l’infanterie légère.
Constitution
d’une unité originale
Le
Groupe colonial de commandos parachutistes d'Afrique Équatoriale Française
(GCCP AEF) a été formé en 1948 et basé à Brazzaville. Elle a ensuite évolué à
travers plusieurs dénominations, dont la Compagnie parachutiste d'infanterie de
marine d'AEF (CPIMa), avant de devenir la CAPIMa en 1963 pour devenir la première
unité d’intervention française dans la région. Elle est formée un temps d’un
mélange de soldats français et de soldats volontaires de plusieurs armées
africaines, puis uniquement de Français, des Volontaires service long Outre-mer
(VSLOM) pour l’essentiel.
L’action
principale de ces années a lieu le 19 février 1964 à Libreville lors du
renversement du Président gabonais Léon M’Ba par une mutinerie militaire. Associé
à une compagnie du 7e RPIMa (régiment de parachutistes d’infanterie
de marine) venu de Dakar, la CAPIMa, commandée par le Capitaine Dominique,
s’empare de l’aéroport de Libreville par un poser d’assaut de deux Dakota-DC3. La
compagnie s’infiltre ensuite de nuit jusqu’au camp Baraka où le président M’Ba
est tenu prisonnier et donne l’assaut au matin. Le combat est très violent, une
marsouin-parachutiste est tué mais les mutins subissent une sévère défaite et
le président gabonais est libéré. En octobre 1964, la compagnie redevient 6e
CPIMa et s’installe à Bouar, en Centre Afrique, où elle est rattachée au 6e
Régiment interarmes d’outre-mer (RIAOM) avec le 6e escadron blindé
(léger). En mars 1965, le 6e RIAOM rejoint Fort-Lamy (N’Djamena, Tchad).
où il sert à la fois d’unité d’intervention immédiate et de cadre pour
l’engagement du dispositif d’alerte Guépard, avec un équipement
prépositionné pour 390 hommes supplémentaires venus de France.
En
août 1968, devant le développement rapide de la menace du Front de libération
du Tchad (Frolinat), soutenu par le Soudan et surtout la Libye, le Tchad fait
appel une première fois à la France pour dégager le poste de Zouar, menacé par
des rebelles Toubous dans le Tibesti. La CPIMa est ainsi engagée après un
aérotransport à Bardaï, au nord de Zouar. Le poste est dégagé sans combat et
l’opération est rapidement démontée.
La situation continue cependant à se dégrader rapidement, et le Frolinat s’implante solidement à la fois dans les provinces peuplées du sud-est du pays et dans les trois provinces désertiques du Nord : Borkou, Ennedi, Tibesti (BET). Au bord de l’effondrement, le gouvernement tchadien fait de nouveau appel à la France, qui décide d’engager le 2eRégiment étranger de parachutistes (REP). Le 2e REP est déployé dans le sud, tandis que le 6e RIAOM devient l’unité d’intervention pour l’ensemble du théâtre. On décide cette fois de ne plus engager de VSL au combat et de professionnaliser, à partir de septembre 1969, tout le RIAOM grâce à des engagements de VSLOM sur place et surtout des mutations individuelles de marsouins et de cadres venus de métropole. Le 3e Régiment d’infanterie de marine (RIMa) sera également professionnalisé quelques mois plus tard pour relever le 2e REP. C’est le début de la réextension des unités de métier dans l’armée de Terre.
La
CPIMa est alors formée d’une section de commandement (avec un groupe d’appui
armé de deux mortiers de 81 mm et d’un canon de 57 mm sans recul de l’armée
tchadienne) et de trois, puis quatre sections d’infanterie légère à partir du
début de 1970, baptisées commandos. L’ensemble représente 180 hommes au
maximum.
Le
dispositif français est si léger et son engagement si intense — on compte 40
opérations différentes pour l’année 1970 seulement — que la CPIMa est employée
de manière quasi permanente pendant deux ans, le plus souvent dans le BET, dans
des missions de dégagement des postes de l’armée nationale tchadienne (ANT) ou
de recherche des bandes rebelles dans les palmeraies.
Les
opérations dans le BET, dont la première a lieu le 7 septembre 1969, sont
presque toujours lancées à partir de la base de Faya-Largeau, qui accueille un
État-major tactique, un détachement d’intervention héliporté (DIH) et une ou
deux patrouilles de Skyraider AD4. Les avions de transport tactique, Nord 2501
et Transall, peuvent également se poser dans cinq autres aérodromes aménagés
(Bardaï, Ounianga-Kébir, Zouar) ou sur des surfaces « naturelles » (grandes
plaques de basalte) servant de bases avancées. Tous les postes de l’ANT
disposent par ailleurs d’une piste sommaire pour avions légers et hélicoptères,
servant de plots de ravitaillement en carburant.
À
partir de ce maillage, le mode d’action privilégié consiste en l’aérotransport
de la compagnie jusqu’à Faya-Largeau ou une base avancée, suivi d’un raid
héliporté ou motorisé (camions Dodge 6 × 6 ou parfois camions civils
réquisitionnés). L’objectif est alors bouclé et pris d’assaut, toujours avec
l’appui d’un hélicoptère H34 Pirate et d’au moins deux AD4. Le bouclage, même
par héliportage, prend de deux à trois heures et la réduction de la résistance
au moins le double. Si le combat n’est pas terminé avant la tombée de la nuit
(vers 18 h), une mission d’éclairement par fusées N2501 Luciole doit
permettre de fixer l’ennemi avant sa destruction finale le lendemain. Le pion
d’emploi dans le BET est la compagnie complète, ce qui correspond au volume
moyen de l’ennemi rencontré. L’armement est sensiblement équivalent des deux
côtés, avec un léger avantage du trinôme FSA 49/56–AA52–PM sur les fusils
Enfield 303, les carabines Stati et les quelques mitrailleuses
légères Bren ou Lewis des rebelles. Si les parachutistes savent bien manœuvrer,
les rebelles toubous connaissent le terrain et sont des rudes combattants, qui
ne s’enfuient pas et se constituent rarement prisonniers. Grâce à l’appui
aérien, l’écart de gamme tactique en faveur des Français sur les points de
contact est de l’ordre de deux dans le nord et de trois dans le sud.
Les
premières opérations dans le BET et l’embuscade de Bedo
Les
opérations de recherche et destruction dans le BET s’étalent de septembre 1969
à juin 1971. Parmi les plus importantes, on peut citer Ephémère,
dont l’objectif est de reprendre le poste d’Ounianga-Kébir dans le Borkou et
d’y détruire les bandes rebelles ainsi que celle de Gourou. La CPIMa est
aérotransportée par Nord 2501 à Gouro et, le 24 mars 1970, rejoint
Ounianga-Kébir en véhicules, en même temps qu’une compagnie du REP. L’assaut de
la cuvette est donné avec un très fort appui aérien. Les rebelles se replient,
mais sont à nouveau accrochés par la CPIMa le 27 mars. Le poste est repris : 84
rebelles sont tués et 28 faits prisonniers, au prix de cinq parachutistes tués
et neuf blessés.
En
octobre 1970, la CPIMa est engagée dans le nettoyage de la ligne de palmeraies
situées entre 50 et 120 km au nord de Faya-Largeau, zones servant fréquemment
de refuges aux bandes rebelles. Le 9 octobre, la compagnie, forte de trois
commandos, d’une section de l’ANT et d’une section de commandement et d’appui,
portée sur 15 camions Dodge 6 × 6, reconnaît l’axe Kirdimi–Tagui. Après une
nuit passée en embuscade dans les environs, l’unité se replie sur Faya-Largeau,
n’ayant toujours pas rencontré l’ennemi.
À
16 h 30, à mi-chemin entre Bedo et Kirdimi, la compagnie longe un terrain
sablonneux et rocheux lorsqu’un feu nourri stoppe la section de tête et fige
l’unité sur un kilomètre de long. L’unité est surprise, car le terrain ne se
prête pas à une embuscade. Elle est à nouveau choquée par la puissance de feu
de l’ennemi, estimé à un peu plus d’une centaine de combattants, équipé de
plusieurs mitrailleuses légères Bren et Lewis. Les forces sont équilibrées,
mais les rebelles bénéficient de l’initiative et de la position. La section de
commandement ne parvient pas à établir le contact avec Faya-Largeau pour
obtenir un appui aérien.
La
situation est finalement renversée par le 4e commando, en queue de
colonne et hors de la nasse. Le commando remonte le terrain où sont postés les
rebelles et dégage le 3e commando, puis la section de commandement qui peut
mettre en batterie son canon de 57 mm SR. Il leur faut deux heures pour dégager
le commando de tête, ayant subi la majorité des pertes.
La
nuit tombe et un vent de sable se lève. La CPIMa, craignant une nouvelle
attaque, s’installe en position défensive, éclairée par les fusées larguées
pendant des heures par un Nord 2501. Un équipage d’Alouette II (sous-lieutenant
Koszela) brave le sable et la nuit à plusieurs reprises pour évacuer onze
blessés graves sur douze. Au lever du jour, la compagnie nettoie les environs
et retrouve 30 cadavres. Les tombes relevées dans le secteur et les
interrogatoires de prisonniers permettent de déterminer que la bande rebelle a
été presque entièrement détruite.
Les
pertes françaises s’élèvent à 11 morts et 25 blessés, dont un décédera par la
suite. Deux heures de combat ont suffi pour provoquer presque un tiers des
pertes françaises des trois années de guerre. L’événement provoque une grande
émotion en France et un violent débat politique. Preuve est ainsi faite qu’une
erreur tactique ennemie peut constituer pour lui un succès stratégique dès lors
qu’il a tué plus de cinq hommes dans un seul engagement. Dans l’absolu, seize
ans après la bataille de Diên Biên Phu, les pertes du combat de Bedo restent
faibles, représentant même les pertes moyennes d’une seule journée des huit ans
de la guerre d’Algérie. Elles suffisent néanmoins à attirer l’attention des
médias sur un engagement que l’on souhaitait garder discret, suscitant un vif
débat politique influençant la suite des opérations.
L’échec
de Bison et la sécurisation du sud
L’opération Bison,
lancée en janvier 1971, est la plus ambitieuse du BET, puisqu’elle mobilise
l’ensemble du 6e RIAOM, renforcé d’une compagnie du 3e RIMa,
pour deux mois. La base de Faya-Largeau reçoit pour l’occasion le renfort d’une
deuxième patrouille de Skyraider AD4 et de l’escadrille 33F de l’aéronavale,
forte de 12 H34 (transportés à Douala par porte-avions). L’opération se déroule
en trois phases du 10 janvier au 15 mars. La première, Bison Alpha,
vise à nettoyer la région de Bedo. La CPIMa reconnaît la zone du 11 au 18
janvier mais n’y rencontre pas l’ennemi. La troisième, Bison Charlie,
se déroule du 9 février au 10 mars (interrompue du 12 au 19 février pour
faciliter des négociations) dans la région de Bardaï. L’escadron y est
principalement engagé mais ne rencontre pas non plus l’ennemi.
Bison
Bravo,
du 21 au 27 janvier dans la région de Gouro, est la seule phase à occasionner
un combat. Elle est déclenchée à la suite d’un renseignement fourni par un
rebelle rallié et confirmé par photo aérienne, signalant la présence d’une
bande rebelle d’une cinquantaine d’hommes à Moyounga, entre les palmeraies de
Bini Erda et Bini Drosso, à 70 km au nord-ouest de Gouro.
La
première étape consiste à établir une base avancée sur une vaste plaque de
basalte au sud de Gouro, sécurisée dans la nuit du 21 au 22 janvier par une
section de l’ANT, puis par un commando héliporté après un arrêt et
ravitaillement à Ounianga-Kébir. À 7 h, deux Transall se posent avec quatre
commandos, un H34 Pirate et un cargo à vide à 8 h 34 (pour atteindre
directement Gouro). Les Transall retournent à Faya-Largeau pour récupérer deux
sections du 3e RIMa et du carburant. Une fois les pleins effectués,
l’Alouette II, servant de PC volant, et les H34 avec deux commandos à bord
partent vers l’objectif, première d’une série de trois rotations toutes les
deux heures.
En
cours de vol, le rebelle rallié désigne un emplacement ennemi différent de
l’objectif initial. Le commandant de l’opération modifie le plan de vol, mais
la saturation du réseau radio empêche tous les groupes de recevoir
l’information. L’un d’eux est ainsi surpris par le feu ennemi et le
sergent-chef Cortadellas, fils du général COMANFOR, est tué. Les AD4, en
attente à 30 km au sud, interviennent. À 13 h 30, le bouclage est terminé avec
l’arrivée des deux sections du 3e RIMa. L’ennemi, fortement
retranché, résiste toute la journée. Un deuxième marsouin-parachutiste est tué,
et l’hélicoptère Pirate est touché et contraint de se poser. Le bouclage est
maintenu pendant la nuit, mais le Nord 2501 Luciole, chargé
d’éclairer la zone, arrive après la tombée de la nuit, laissant le temps à
l’ennemi de se replier dans le relief. Au matin du 23, 11 cadavres ennemis sont
découverts et trois prisonniers faits. Le dispositif est replié sur
Faya-Largeau en fin de journée.
L’opération
Bison est un échec : quatre soldats tués (dont deux par accident) et 37
blessés, dont dix évacués sur Fort-Lamy, avec un effet limité sur l’ennemi.
La
dernière grande opération dans le BET et la concentration sur le sud
La
dernière grande opération de recherche et destruction dans le BET a lieu du 17
au 19 juin 1971 à Kouroudi, à 100 km au nord de Faya-Largeau. La CPIMa se
déplace jusqu’à Bedo en véhicules, où elle est récupérée par des H34 et
héliportée en bouclage autour d’une bande rebelle de 150 hommes. L’opération
est parfaitement coordonnée jusqu’à la tombée de la nuit. Cependant, le retard
de la mission Luciole permet aux rebelles de s’exfiltrer,
laissant néanmoins 55 morts sur place pour deux pertes françaises.
Le
commandement français décide alors de renoncer à ces opérations de recherche et
destruction dans le BET, jugées peu efficaces, pour se concentrer sur le « Tchad utile »,
au sud du 15e parallèle. La CPIMa n’y est plus engagée
dans le Nord qu’en protection des grandes missions logistiques
ravitaillant les postes de l’ANT par voie
routière (opérations Morvan en octobre
1971 et Ratier en février 1972).
La
compagnie est ensuite employée dans le sud et l’est du pays, zones plus
peuplées, où elle mène, en liaison avec l’ANT et le 3e RIMa, des opérations de
nomadisation plus longues et décentralisées. En février 1972, l’opération Languedoc dure
plus d’un mois et permet à la CPIMa d’éliminer une bande rebelle de 200 hommes
venue du Soudan, infligeant 49 morts et 7 prisonniers pour aucune perte
française. Il s’agit de la dernière grande opération de la compagnie et même des
forces françaises au Tchad jusqu’en 1978.
D’un
commun accord avec le gouvernement tchadien, de plus en plus impatient de voir
les Français quitter le territoire, le président Pompidou met fin à l’intervention
sur un succès relatif mais suffisant. Le 6e RIAOM reste néanmoins à
N’Djamena en unité d’intervention.
En
avril 1975, un coup d’Etat militaire dirigé par le général Malloum renverse et assassine
le président Tombalbaye puis exige le départ des forces françaises. Le 6e
RIAOM devient le 6e Bataillon d'Infanterie de Marine (6e BIMa)
à Libreville au Gabon. La 6e CPIMa est rapatrié à Toulon où elle est
dissoute en décembre 1975.
De septembre 1969 à septembre 1972, la CPIMa aura mis hors de combat plus de 500 rebelles, fait 47 prisonniers. Elle aura perdu au combat 26 tués et au moins 56 blessés. À une époque où les interventions en Afrique sont vues comme néocoloniales et honteuses, la CPIMa n’est récompensée que par un simple « Témoignage de Satisfaction » du ministre de la Défense.
Publié le 20.09.2025 à 21:18
Les Minutemen et le chaos qui vient
En réalité, les éléments techniques indiquent au
contraire un amateur, pour qui c’était le premier et dernier « tir à tuer » de
sa vie. Un tireur un tant soit peu expérimenté sait que, sur une distance de
180 mètres, depuis une hauteur, avec un fusil de précision réglé, la balle
atteindra un cercle d’environ 5 cm autour du point visé et mettra environ un
quart de seconde pour toucher la cible. Cela laisse le temps à la cible, même
assise, de bouger légèrement la tête ou le haut du corps, rendant le cou — zone
étroite — un choix improbable. La cible aurait donc été plus probablement
l’abdomen, la poitrine ou, avec plus de risque, la tête. C’est sans doute l’un
de ces trois points qu’avait visé l’assassin de Charlie Kirk. Mais, sous
l’effet du stress et sans aucune expérience de tir sur un être humain, il a
tout de même réussi, malheureusement, à atteindre in extremis un point vital.
C’est l’inverse de Thomas Matthew Crooks qui, dans des conditions similaires, a
raté de peu Donald Trump en juillet 2024.
L’enquête, quelque peu chaotique, du FBI a confirmé
cette hypothèse en conduisant à l’arrestation de Tyler Robinson, un tireur et
meurtrier politique effectivement amateur, tout comme Crooks. Elle a également
permis d’identifier Ryan Wesley Routh, qui avait tenté de tuer Donald Trump,
Luigi Mangione, le meurtrier d’Andrew Witty, PDG de UnitedHealth Group, ou
encore Vance Boelter, qui a tué le couple Hortman et tenté de massacrer la
famille Hoffman — pour ne citer que les meurtres politiques individuels des deux
dernières années aux États-Unis. Les motivations de chacun sont souvent
confuses, mais il s’agit presque toujours de défendre, individuellement ou en
petites équipes, des valeurs jugées « américaines » à coups d’armes à feu, dans
la grande tradition pervertie des Minutemen.
À l’origine, les Minutemen, miliciens de la
Nouvelle-Angleterre pouvant s’équiper de leur fusil « à la minute », furent les
premiers soldats de la Révolution américaine et les héros de plusieurs combats
mémorables contre l’armée britannique, notamment en 1775 lors des batailles de
Lexington et Concord, où se dresse aujourd’hui la Minute Man Statue. Dans les
faits, les Minutemen ont en réalité joué un rôle secondaire face aux « habits
rouges », comparés à l’armée régulière continentale commandée par George Washington
et aux forces françaises. Qu’importe : les Minutemen sont devenus le symbole du
patriotisme américain et des premiers défenseurs des Américains contre les
ennemis de la « frontière » ou les tyrans potentiels. C’est la raison pour
laquelle les citoyens armés sont reconnus comme nécessaires par le 2ᵉ amendement de la Constitution, alors que l’idée
d’une armée professionnelle permanente, politiquement suspecte, en est
initialement exclue. L’atteinte à la démocratie viendrait d’un homme de pouvoir
utilisant, à l’instar de Cromwell, les instruments de coercition à sa
disposition ; sa défense viendrait des hommes armés « d’en bas », selon la
théorie de Carroll Quigley.
Tout cela n’est pas absurde. Alexis de Tocqueville
décrit le fusil comme l’instrument de l’égalité entre les citoyens et le
Minuteman comme la garantie de la liberté générale — mais aussi une source de
désordre et de violence locale. Frederick Jackson Turner évoquera plus tard le
rôle de ces hommes dans la défense et l’expansion de la Frontière, ainsi que
l’influence de celle-ci sur la société américaine. La frontière est cependant
officiellement fermée en 1890, et les milices ne jouent qu’un rôle médiocre dès
qu’il s’agit d’affronter des armées régulières ; la garantie de démocratie n’a
pas empêché la guerre civile ni la montée de la violence politique dans les
années qui l’ont précédée.
Tout au long du XXᵉ siècle, il est apparu nécessaire de créer des organes de sécurité permanents et
puissants — forces armées, FBI, services de renseignement — venant se superposer à ceux des États (polices
locales et garde nationale, qui remplace les milices en 1903). Il fallut donc
aussi accorder à ces forces de sécurité le monopole de l’usage de la force, tel que défini par le sociologue Max
Weber (1919), au détriment définitif des citoyens armés, qui persistent néanmoins, ne serait-ce que
parce qu’il est très difficile d’abroger un amendement de la Constitution — seul
le 18ᵉ, celui de la prohibition
de l’alcool, l’a été — surtout s’il reste populaire.
De fait, hors légitime défense, avec la disparition
des ennemis de l’Amérique sur le sol américain, l’emploi individuel des armes
par de simples citoyens devient automatiquement criminel, même lorsqu’il a un
contenu politique. On assiste alors à un accroissement considérable de la
violence, purement criminelle bien sûr, mais aussi raciste (lynchages),
syndicale (IWW), terroriste (KKK, anarchistes), du début du XXᵉ siècle jusqu’à la Grande Dépression, avec
l’assassinat d’un président en 1901 et deux tentatives en 1912 et 1933. Paradoxalement, cette
montée de la violence contribue à l’accroissement de l’armement individuel,
chacun voulant se protéger.
On reconnaît là une phase de discorde décrite par
l’historien Peter Turchin, exprimée dès 2010 dans Nature, puis dans
son ouvrage Le Chaos qui vient, avec cette particularité que ces
phases de désagrégation sociale aux États-Unis voient systématiquement resurgir
les Minutemen, qui se croient investis d’une mission de défense des valeurs
alors qu’ils ne sont plus que de purs assassins.
Peter Turchin décrit les phases de discorde comme la
confluence de trois phénomènes : un appauvrissement de la classe populaire,
parallèlement à une captation des richesses par une « pompe à finance »
concentrée dans le sommet de la pyramide sociale, créant des inégalités
inédites depuis les années 1930 ; une impuissance de l’État, manquant de
ressources pour remplir ses missions régaliennes et compenser les inégalités
sociales ; et enfin, une surproduction d’élites. Ce dernier point est
particulièrement original : le nombre de prétendants aux postes de pouvoir —
politiques, économiques, bureaucratiques ou culturels — croît plus vite que la
disponibilité de ces postes, pour un nombre croissant d’héritiers, prioritaires
à la succession, et surtout de diplômés de haut niveau, de plus en plus exclus.
La conséquence est la constitution d’une contre-élite contestataire, éclatée en
multiples groupes qui expriment leur frustration, de l’extrême gauche à
l’extrême droite, dans de multiples combats spécifiques, parfois reliés aux
préoccupations d’une classe populaire hétérogène, sinon par la stagnation
générale de son niveau de vie.
Turchin estime que la nouvelle phase de discorde a
commencé à la fin des Trente Glorieuses et du grand pacte social de la Great
Generation — hors la minorité noire, qui s’est rappelée au bon
souvenir de la société parfois violemment dans les années 1960 — et trouvera
son paroxysme dans les années 2020 et peut-être jusqu’aux années 2030. Alors
qu’il n’y a jamais eu autant de Minutemen potentiels aux États-Unis — où l’on
compte plus d’armes à feu que d’habitants, et, entre autres, un fusil
semi-automatique AR-15 pour dix adultes — on assiste logiquement au retour des
justiciers qui se croient défenseurs de la liberté contre des membres d’autres
factions ou détenteurs de pouvoir, alors qu’ils ne sont que des assassins. Dans
ce mythe américain de l’individu seul et modeste sauvant le monde, ils agissent
souvent individuellement, comme Tyler Robinson, Crooks et les autres, ce qui
les rend très difficiles à détecter, mais ils peuvent aussi agir en équipes —
Oath Keepers, Three Percenters, Patriot Front, Atomwaffen Division, The Base,
National Socialist Movement, Army of God, Antifa, BAMN, Sovereign Citizens,
Republic of Texas, Branch Davidians, Groypers, etc. — ce qui les rend plus
détectables mais potentiellement plus dangereux. Ces groupes peuvent
s’infiltrer dans les manifestations et les transformer en émeutes, comme en
2020 (25 morts et des milliers de blessés), ou mener des actions spectaculaires,
comme l’assaut du Capitole en 2021. Ils peuvent également organiser des
attentats de grande ampleur, en plus de ceux de la mouvance djihadiste, comme à
La Nouvelle-Orléans, qu’il ne faut pas oublier dans ce paysage de violence.
On n’est hélas sans doute pas près de voir
disparaître ces Dark Minutemen, seuls ou en équipe, assassinant des personnes
de pouvoir au nom de leurs lubies ou de leurs haines. Le seul espoir, selon
Peter Turchin, est que cette violence finisse par purger suffisamment les
frustrations et épuiser la société pour imposer un nouveau pacte social
pacifié. Peut-être à la fin de la décennie. C’est à ce moment-là, et à ce
moment-là seulement, que l’Amérique sera à nouveau grande.
Publié le 11.09.2025 à 14:25
Le retour du rodeur sur le seuil
À mon sens, c’est une erreur de perspective. Il n’y
a plus de « somnambules » depuis que l’apocalypse thermonucléaire, même
lointaine, plane en toile de fond. Les dirigeants sont bien éveillés et
cherchent avant tout à éviter le seuil de la guerre ouverte entre puissances
dotées. Cela ne les empêche pas de faire la guerre. Toutes les puissances
nucléaires en ont mené depuis 1945, grandes ou petites, contre des États ou des
organisations armées, et sur presque tous les continents. Notons que lorsqu’il
a fallu combattre, on n’a pas commencé par se tester, s’impressionner ou faire
les matamores en restant sur le seuil : on l’a franchi, si possible massivement
et par surprise. Cela est à distinguer de la notion de prétexte, souvent
nécessaire pour justifier le déclenchement d’une guerre mais avec cette difficulté
qu’il n’y a justement pas souvent d’accrochages ou d’incidents majeurs à mettre
en avant pour justifier l’attaque d’une autre entité politique. Il a donc fallu
parfois inventer une histoire plus ou moins crédible, comme pour justifier
l’attaque de l’Irak en 2003 ou celle de l’Ukraine en 2022. Dans la majorité des
cas cependant cela n’a pas été nécessaire puisque l’intervention militaire
avait lieu sur propre territoire, comme en Tchétchénie, ou s’insérait dans des
conflits déjà en cours.
Entre puissances nucléaires, les règles du jeu sont
différentes et, par nature, inédites sur le plan historique. Jusqu’à présent,
aucune puissance dotée n’a été suffisamment folle – ou audacieuse, c’est selon
– pour franchir le seuil de la guerre ouverte contre une autre, de peur
d’escalader très rapidement, peut-être même immédiatement, vers l’affrontement
nucléaire. Cela ne rend pas la guerre impossible pour autant. On a d’abord
pensé, pendant quelques années, que la guerre en environnement nucléaire était
un jeu certes dangereux et meurtrier, mais encore « jouable ». À la fin des
années 1950 et au début des années 1960, on faisait de grands exercices
utilisant obus et roquettes atomiques en considérant qu’il s’agissait encore de
guerres limitées, puisqu’on n’utilisait pas d’armes thermonucléaires. On a fini
par comprendre que c’était insensé, et on a clairement redissocié les seuils
conventionnels et nucléaires, comme à l’époque du monopole américain de 1945
jusqu’à la fin de la guerre de Corée.
Pour autant, la guerre conventionnelle restait
concevable sous forme de « coup » dans un espace-temps limité : par exemple,
une tentative d’invasion de la République fédérale d’Allemagne par les forces
soviétiques, sur quelques jours, en misant sur l’hésitation des États-Unis – et
de la France – à employer leurs armes nucléaires. C’est ce type de scénario
qu’on peut transposer aujourd’hui : Taïwan à la place de la RFA pour un
affrontement sino-américain, ou un assaut russe contre un ou plusieurs pays
baltes. Il existe donc un espace pour la guerre conventionnelle entre
puissances nucléaires, mais il est étroit et il faut être sûr de son coup. Pour
l’instant, personne n’a osé. Et il faut s’assurer que personne ne soit jamais
certain de réussir, afin que cela reste ainsi. La dissuasion globale commence
par la dissuasion conventionnelle. La Russie n’attaquera pas massivement les
pays baltes si elle est absolument certaine d’échouer, et les six millions de
Baltes seuls n’y suffisent pas : d’où l’importance de l’idée d’un « mur commun
européen ». Là encore, on notera que ces scénarios de guerre limitée entre
puissance nucléaires n’incluent pas, pour les mêmes raisons, de phases
d’accrochages, de survols de drones ou de provocations, autant de signaux qui
donneraient l’alerte et permettraient de se renforcer. Quand on veut attaquer,
on attaque ; on ne fait pas semblant.
Cela nous amène à l’autre art de la guerre de l’époque
nucléaire : celui où l’on s’approche du seuil, en le dépassant éventuellement
un peu, mais sans aller plus loin. C’est la partie haute de ce qu’on appelle la
confrontation hybride (et non « guerre hybride ») où l’on cherche à
obtenir des effets stratégiques sur un adversaire – pas encore un ennemi – en
utilisant peu ou pas de violence, justement pour ne pas franchir le seuil de la
guerre ouverte. De ce point de vue, l’envoi de 19 drones à longue portée sur le
territoire polonais est un geste typique de cet art de la guerre « sur le seuil
». Cette agression est évidemment délibérée : il peut y avoir des erreurs de
programmation ou des dérives de trajectoire dues au brouillage, mais pas à ce
point, surtout lorsque les drones partent de lieux différents pour converger,
sauf un qui est allé plus profondément, vers la même zone près des trois
frontières Pologne–Biélorussie–Ukraine. Comme souvent dans les cas graves,
l’opération s’accompagne d’un freinage diplomatique : dénégations, semis de
doutes, relais par propagandistes et idiots utiles.
En l’absence d’explications, et a fortiori
d’excuses, il ne reste qu’à conjecturer sur les motivations. Il s’agit
probablement d’abord d’un test. Test technique : voir comment un pays de l’OTAN
réagit à une attaque massive de drones à longue portée, la nouvelle arme de
frappe russe. De ce point de vue, le résultat est mitigé. L’attaque a déclenché
l’activation du système de défense aérienne complet : au moins une batterie
Patriot allemande, des F-16 polonais ou F-35 néerlandais guidés par un AWACS
italien. Bilan : trois ou quatre drones Shahed/Geran (ou Gerbera) abattus sur
19. Pas de victimes, mais quelques dégâts matériels et la fermeture temporaire
de quatre aéroports polonais. La coopération interalliée a fonctionné, mais le
test a surtout révélé l’inadéquation du système de défense face aux drones :
efficace contre avions ou missiles, mais trop lourd et coûteux pour contrer des
salves de drones. Ce constat était connu, il est désormais visible, et c’était
peut-être l’un des objectifs de Moscou : démontrer que « nous pouvons vous
frapper avec des drones et vous ne pouvez pas nous en empêcher », ou encore
: « comment comptez-vous protéger le ciel ukrainien si vous ne pouvez pas
protéger le vôtre ? »
Le deuxième test est politique. On lance une petite attaque et on observe les réactions : polonaises, européennes, américaines. Celle-ci n'est en fait que la plus importante et la plus grave de toute un série de pénétrations de l'espace aérien polonais par drones, missiles, avions ou hélicoptères, sans susciter de réactions. C’est pour l’instant à nouveau un succès russe. La Pologne a invoqué l’article 4 de la Charte atlantique – consultation des Alliés – et non l’article 5 – assistance mutuelle en cas d’agression –, alors qu’il s’agit clairement d’une attaque. Les Alliés, notamment les États-Unis, ont condamné l’acte et affirmé leur solidarité, mais n’ont envisagé qu’un renforcement de la défense aérienne du flanc Est de l’OTAN (au détriment de l’Ukraine) et la fermeture de la frontière avec la Biélorussie, juste avant l’exercice militaire russe Zapad 2025. Même pas un énième paquet de sanctions, ni de mesures contre la flotte fantôme, ni de pressions sur l’Inde comme le suggérait Donald Trump.
Richard Nixon comparait cet art « sur le seuil » à
une partie de poker où il s’agit de faire coucher l’adversaire sans jamais
abattre les cartes – synonyme de guerre ouverte –, avec cette particularité que
plus on se couche tôt, plus on perd. Dans un cas comme celui-ci, où la Russie
annonce et mène une attaque limitée – sans victimes –, la pire des réactions
est de se coucher immédiatement. On s’humilie et on incite l’adversaire à
recommencer. Le minimum est de « relancer » un peu, en établissant un lien
clair avec l’action russe : une explosion mystérieuse sur un dépôt de munitions
en Biélorussie, une patrouille aérienne franchissant impunément l’espace aérien
biélorusse, ou, plus explicitement, l’annonce d’une « ligne de sécurité »
située plusieurs dizaines de kilomètres en avant du territoire polonais,
au-delà de laquelle tout aéronef, missile ou drone sera considéré comme hostile
et abattu. Et pour aller plus loin, on pourrait avancer le bouclier antimissile
jusqu’en Ukraine, comme le propose l’initiative SkyShield. Voilà des signaux
que Moscou prendrait au sérieux. Pas d’inquiétude : ils réagiront peut-être une
fois, mais respecteront la règle : quand on s’accroche, on ne se fait pas la guerre
; quand on veut faire la guerre, on n’avertit pas, on attaque.
Il y a quelques jours, Vladimir Poutine a déclaré que les soldats européens en Ukraine seraient des cibles légitimes. Cela a pu être interprété comme une menace de guerre, mais c’est en réalité l’inverse. Il aurait pu dire : « les soldats européens seront systématiquement attaqués » ou pire : « ce sera la guerre avec les pays qui les ont envoyés », mais non : il admet ainsi que cela reste, à ses yeux, une action « sous le seuil », et donc autre chose que la guerre ouverte. C’est bien dans ce cadre qu’il raisonne, pour l’instant, vis-à-vis des pays de l’OTAN. Attention toutefois : ce jeu reste dangereux et parfois meurtrier – plus de cent Russes sont morts en testant une base de Marines américains en Syrie en 2018 –, mais ce n’est pas la guerre tant que personne ne veut qu’elle le devienne.
Si vous êtes arrivés jusque ici vous pouvez cliquer > SkyShield