Outside Dana Hilliot

Le blog de Dana Hilliot

Publié le 08.10.2025 à 23:51

Untitled

Au (petit) marché ce matin :

Je vais acheter mon pain de berger : compact, à la croûte épaisse, qui vous fait trois ou quatre jours sans que la mie durcisse. La boulangère essaie tant que bien que mal de retenir son étal que le vent qui vient de se lever menace d’emporter. Une aubergine, deux courgettes et trois grosses pommes de terre. Puis cette table disponible au café-truck : un gars du coin qui fait tous les marchés avec sa camionnette aménagée en zinc de café. Tout autour les robes et les voiles colorés des femmes qui se détachent, brillants, à l’avant d’un ciel sombre. Les langues, l’arabe, le turc, les créoles, le français, qui se mélangent sans s’embarrasser. La grande douceur d’un monde apaisé juste avant la pluie. Un couple de sexagénaire tente d’intéresser le chaland à des questions plus politiques. Lutte Ouvrière existe encore. Leur affiche et leurs prospectus n’ont pas changé de design depuis un demi-siècle. Le slogan lui-même est très vintage. Il est question de s’en prendre aux patrons, plutôt qu’aux travailleurs étrangers. J’ai envie de leur parler du travail aujourd’hui : combien de gens sur cette planète vivent ou survivent encore d’un travail salarié ? Reprendre le contrôle des usines ? Pour faire quoi ? Produire encore ? Ne serait-il pas grand temps de se débarrasser de cette obsession pour le travail ? Imaginer toute autre chose ?

Je ne le fais pas bien entendu. Je les laisse tranquilles avec leur prospectus et leurs affiches vintage. Je ne veux pas les déranger.

À la petite table du café, j’ouvre mon carnet pour voir où en est La Montée des eaux, le livre sur lequel je travaille depuis des mois. J’affine le dispositif narratif. J’ai toujours eu besoin d’un dispositif solide avant de lancer l’écriture proprement dite. Une fois ce dispositif inventé, bien pensé, arrimé, le texte s’écrit naturellement. Cette fois-ci, ça va être vraiment compliqué. Encore plus tordu que dans Moldanau.

Je dois aller à la fin du mois au bord de la mer, aux Sables d’Olonne, j’ai loué pour trois nuits un bungalow dans un camping au milieu des dunes. Je lancerai les grandes manœuvres avec vue sur la mer, entre deux balades sur la plage avec Iris de la Loupette. L’auteur (moi, supposé-je, ?), explique comment, durant son bref séjour aux Sables d’Olonnes, il a élaboré la trame narrative d’un livre nommé La Montée des eaux, il raconte le livre pour ainsi dire. Il ne l’écrit pas vraiment. Ce qu’il écrit, c’est le livre qui pourrait s’écrire. L’histoire d’un homme qui fuit sans crier gare, du jour au lendemain, une ville dont je tairais le nom, mû par le vague projet de retourner à Santander, une autre ville où naguère, il y a fort longtemps, il a vécu une histoire d’amour intense, mais, en cours de route, il dévie de la route qui mène à l’Espagne et se retrouve un soir dans un camping de fin de saison, quasiment désert, sur une presqu’île qui est en train de devenir une île, d’où le titre, la Montée des eaux, une presqu’île qui devient une île dont il ne partira jamais plus sans doute. Avec les hésitations, les doutes, les variantes. Ce qui lui (me ?) donne l’occasion de parler de tout autre chose, faire des digressions, des apartés, et qui sait, il se pourrait qu’il y ait aussi des rencontres au camping, si bien qu’au bout d’un certain nombre de pages, on ne sait plus très bien ce qui relève de l’observation in situ, de ce que l’auteur (moi ?) voit depuis la terrasse de son bungalow juché sur une dune près des Sables d’Olonne, et ce qui est le produit de son imagination. Les personnages se déplacent d’un niveau du texte à l’autre, et j’espère ainsi dire quelque chose sur l’expérience littéraire certes, mais aussi sur la précarité, la menace, l’incertitude, l’angoisse.

Je me suis un peu ruiné en louant ce bungalow pour trois nuits. Pas qu’il soit cher, au contraire, on est vraiment « hors saison », mais il y a le voyage en automobile. La vérité, et peut-être en parlerai-je aussi dans mon livre, je ne sais pas encore, c’est que je dois aller visiter ma mère, qui habite en Vendée, et mon père, qui habite dans le Poitou. Ils ont vécu une année très difficile. Ils ont vieilli d’un coup, brutalement, le corps qui se dérègle, les organes qui dysfonctionnent. Il faut que j’y aille. Maintenant. Peut-être une dernière fois. Donc je vais voir ma mère, et j’en profite pour aller à la mer. Comme toujours.

Nous sommes allés une seule fois à la mer avec Iris de la Loupette. À Cherbourg l’année dernière, quand je vivais encore avec ma compagne. Iris était toute fofolle sur la plage, à courir après les goélands. Je veux lui offrir ce moment encore une fois, et me l’offrir à moi aussi. En récompense aussi de l’ascétisme auquel je m’astreins depuis trois mois, cette vie quasiment monacale, qui m’a permis de surnager de justesse économiquement jusqu’ici.

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Publié le 08.10.2025 à 23:49

Gouvernance et dépolitisation

 

La succession des gouvernements en France ces derniers mois met en lumière une tendance irrésistible du pouvoir, exacerbée depuis le déploiement des formes néolibérales au niveau mondial, celle de se représenter comme une équipe d’ “experts” chargé avant tout de veiller aux intérêts économiques du secteur privé et de mettre en place des “solutions” aux “problèmes” publics.

On se souvient (ou pas) de toute cette littérature sur le « gouvernement des experts » – qu’on s’en indigne ou pas – ou encore des réflexions autour du concept foucaldien de “gouvernementalité”, ou encore de “gouvernance”.

Le « recours aux experts » légitimant le gouvernement a de nombreux effets, parfaitement conscients et délibérés.

1. Il tend à dépolitiser le gouvernement lui-même, assimilant tous ses acteurs à des hauts fonctionnaires politiquement neutres (c’est-à-dire, « au centre »), au service de l’État et de la Nation – censés incarner, au-delà des opinions et des débats politiques, la “stabilité”, laquelle ne peut se trouver qu’a l’abri des querelles, dans une sphère d’objectivité supposée rationnelle. L’importance des think tank, des cabinets conseils type McKinley s’inscrit évidemment dans ce remplacement de la politique par la technique de gouvernement.

2. Cette dépolitisation est une des procédures idéologiques fondatrices du néolibéralisme quand il prend le pouvoir : elle renvoie tous les autres partis d’opposition dans le champ de la “politique” sous entendu “partisane” : les opposants sont forcément irrationnels, naïfs, infantiles, mal intentionnés, “intéressés”. Bref, les opposants font de la politique. Le gouvernement est donc a-politique. Et on voit se profiler ici le thème classique aussi bien chez les néolibéraux que chez les pseudo-démocrates (mais à vrai dire, partout où s’exerce un pouvoir) de « l’excès de démocratie ».

3. Ce ne sont pas seulement les acteurs gouvernementaux qui deviennent des administrateurs de la chose publique, calqués sur le modèle du haut-fonctionnaire (supposé remplaçable, interchangeable : je vous conseille à ce sujet le film inoubliable et génial de Pierre Schoeller, l’Exercice de l’État :

fr‧wikipedia.org/wiki/L’Exerci

,
mais les thèmes et les “problèmes” mis à l’agenda qui sont eux-mêmes soigneusement “dépolitisés” : non seulement toute la sphère de l’économie « va de soi », ne devrait pas être sujette à débat (mais à des règlements techniques), l’impératif de la croissance est tenu pour acquis, mais aussi en réalité la totalité du social (le « traitement » des subalternes, largement fondé sur la statistique et la numérisation). Il n’y a là que des problèmes techniques à résoudre. Les oppositions (qu’elles soient de droite ou de gauche) sont victimes de biais idéologiques qu’elles seront forcées d’abandonner, contraintes par l’impératif de réalité (la dette, l’insécurité, la guerre !!!!), une fois qu’elles atteindront le pouvoir (ce qu’on a vu d’ailleurs un peu partout quand les gauches accèdent au pouvoir, même si, ici ou là, notamment en Amérique Latine, les choses sont plus complexes et la “dépolitisation” certainement pas aussi marquées qu’en Europe)

Tout cela tend évidemment à faire oublier que la technopolitique est (comme disait Foucault) une biopolitique, et (comme disait Achille Mbembe) bien souvent une nécropolitique. Rien n’est plus idéologiquement prégnant que les choix politiques néolibéraux. Et rien n’est plus irrationnel et délirant que le capitalisme, aujourd’hui comme hier.

Bref, tout se passe comme si, du point de vue du pouvoir en place actuellement, la politique était un gros mot. Notez bien, comme toujours, qu’une partie de la population est d’accord avec cela : ce n’est pas seulement le fait des classes bourgeoises de gouvernement, mais l’idée est très répandue dans la population qu’un responsable de la chose publique ne devrait pas faire de politique, et beaucoup de gens se déclarent eux-mêmes « a-politiques », considérant que c’est une vertu. (mais, leur rétorque-t-on à raison : si tu es apolitique, alors tu es de droite!)

Ce n’est pas seulement l’imposition d’un processus top-down, du haut vers le bas, mais une tendance lourde qui ne date pas d’hier. Ah ! la gestion raisonnée du bon père de famille ! Je note au passage que la perspective féministe, notamment celle de la seconde vague, ultra-politisée, est plus que jamais d’actualité : quand un gouvernement prétend trouver des “solutions” aux “problèmes” de la condition féminine (sic) ou au racisme persistant ou à la pauvreté, vous pouvez être sûr que le premier objectift c’est de faire taire les mouvements politiques féministes ou anti-racistes en leur coupant l’herbe sous le pied.

C’est pourquoi la violence des techniques de gouvernance néolibérales ne se traduit pas tant dans la répression physique des manifestants – ces spectacles de la répression sont en réalité l’arbre qui cache la forêt, c’est-à-dire la violence continue de la succession des lois, des régalements, des décrets, des institutions, qui passe sans faire de vagues, quotidiennement, dans les découpages en zones de ségrégation des villes, les environnements toxiques où survivent les subalternes, dans les bureaux du l’assistance sociale, des officines du retour au travail, des institutions éducatives et de santé, dans l’espace public saturé par les technologies de surveillance invisibles, jusque dans nos smartphones, à travers l’empire du numérique sur nos existences politiques, tout un système d’apartheid soft qui mine et précarise et désespère et tue à petit feu (la « slow violence » qu’ont thématisé Rob Nixon et tant d’autres). La violence est là, partout, tellement habituelle qu’on n’y fait plus attention, et, comme toujours, elle est genrée, racisée, socialisée.

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Publié le 27.09.2025 à 19:36

Temps de travail dans les usines du monde

Je racontais à un ami ouvrier qu’en Chine, dans les usines du monde (qui sont NOS usines du monde, parmi d’autres évidemment, y’a pas qu’en Chine, où sont assemblés NOS putains de smartphone etc, et NOS putains de textile, etc.), en cas de forte demande du marché, genre la sortie du nouvel Iphone, les ouvrières/ouvriers dorment carrément sur la chaîne d’assemblage pour pouvoir répondre à NOTRE demande impérieuse. Le pire, disent-elles, c’est dans le secteur de la mode, parce que les spécifications changent en permanence, qu’il faut s’adapter, que c’est une torture, les consignes changent parfois plusieurs fois dans la même journée.

En retour il me raconte ce que lui a rapporté cette femme chinoise, qui vit en France, mariée avec un gars du syndicat : quand elle travaillait dans l’assemblage électronique en Chine, elle bossait 6 mois par an à l’usine, et les 6 autres mois, elle retournait dans son village, auprès de sa famille, pour s’occuper des plus petits (qu’elle laissait à ses parents pendant les 6 mois d’usine). Ces 6 mois d’usine, c’était non-stop, sans un seul jour de congé. Sans possibilité de tomber malade. On dort dans de vastes dortoirs situés dans l’enceinte de l’usine, à deux escaliers des ateliers. Elle expliquait que le déjeuner de midi était pris à même la chaîne de travail : il suffisait de retourner la tablette de travail, et, sur l’autre face, un bol était collé, qu’on remplissait de nouilles. Ne pas perdre un seul instant.

On ne sort quasiment jamais de l’usine. Vos faits et gestes sont surveillés. De nombreux apprentis (dès l’âge de 16 ans), mais aussi des étudiants « en stage d’immersion professionnelle », se retrouvent sur ces chaînes. (même si l’âge moyen augmente ces dernières années).

Dans les années 2010, une vague de suicides a eu lieu dans les usines Foxconn, le plus gros employeur du monde, dont le siège est à Taiwan. Les ouvriers/ouvrières se jetaient par la fenêtre du dortoir. Leur vie n’avait plus aucun sens.

Je me dis qu’une pensée de gauche véritablement consciente du caractère global du capitalisme devrait placer au cœur de ses revendications ces travailleurs/travailleuses des usines du monde. Nombre des revendications en Europe supposent en réalité le maintien, la continuation, au nom de la prospérité nationale, de cette exploitation dans les pays du sud (et plus seulement « au sud » d’ailleurs : la précarisation se mondialise depuis une décennie).

Ça changerait énormément de choses. Déjà, regarder en face notre double identité de producteur (travailleur) et de consommateur. Ça pourrait même assez logiquement déboucher sur une logique de décroissance et rejoindre des préoccupations climatiques. (enfin, faut pas rêver, ce n’est pas demain la veille)

(NB : cette alternance entre les 6 mois de travail dans l’industrie capitaliste chinoise et les 6 mois de travail à la ferme familiale – où se maintient plus ou moins une économie de subsistance, est de plus en plus rare aujourd’hui en Chine : les jeunes qui partent pour la ville reviennent rarement pour une période aussi longue. Mais ça me fait penser très fort à cette question essentielle de la coexistence entre la temporalité dévorante du capitalisme et des temporalités qu’on pourrait appeler non-capitaliste (réglée, comme dans les activités agricoles, non pas par l’horloge de l’atelier, le temps de travail salarié, mais la succession des jours et des saisons.) En réalité, dans bien des régions du monde, notamment dans le Global South, s’est maintenu jusqu’à récemment cette coexistence d’activités réglées par des logiques différentes. Il ne faut certes pas se leurrer non plus : le travail “domestique” non payé sert les intérêts du Capital en ce qu’il permet de maintenir à moindres frais un stock de travailleurs/travailleuses en relativement bonne santé – ce qu’on appelle la reproduction sociale. Je pense aussi au cas des mineurs “indépendants” en Afrique. Il faudra que j’en parle de manière plus détaillée. Qui creuse à la recherche de pierres précieuses par exemple, en parallèle avec l’extraction industrielle (qui s’en arrange plus ou moins). Cette activité permet d’améliorer le revenu des familles – à un prix élevé en termes de risque, surtout quand on envoie des enfants explorer les filons. Les multinationales minières tolèrent plus ou moins ces activités “indépendantes”, dans la mesure où ils s’en servent aussi à des fins de prospection : les mineurs indépendants font une partie du boulot.)

Une petit biblio concernant les thèmes que je viens d’évoquer :

Sur la vague de suicides dans les usines Foxconn :

Jenny Chan, Mark Selden &&Ngai Pun, Dying for an iPhone. Apple, Foxconn, and The Lives of China’s Workers, Haymarket Books (2020)

Sur les mutations de la production en Chine (notamment la question de la migration rurale interne)

Pun Ngai, Made in China, (2005, trad. Française Éditions de l’Aube 2012)

Wanning Sun, Maid in China. Media, morality, and the cultural politics of boundaries, Routledge (2008)

Andreas Bieler Chun-Yi Lee , Chinese Labour in the Global Economy Capitalist Exploitation and Strategies of Resistance, Routledge 2017.

Sur les chaînes de production textile en Chine :

Lisa Rofel & Sylvia J. Yanagisako, Fabricating Transnational Capitalism. A Collaborative Ethnography of Italian-Chinese Global Fashion, Duke University 2019.

Sur l’extraction minière « artisanale » en Afrique subsaharienne, entre autres sujets, un important article dans ce recueil :

Stephanie Postar, Negar Elodie Behzadi & Nina Nikola Doering, Extraction/Exclusion. Beyond Binaries of Exclusion and Inclusion in Natural Resource Extraction, Rowman & Littlefield 2024.

ou encore le chapitre 7 du livre de Paula Butler, Colonial Extractions Race and Canadian Mining in Contemporary Africa, University of Toronto Press 2015.

***

LES SUICIDÉS DE FOXCONN ET NOUS

Xu Lizhi
Le dernier cimetière
21 décembre 2011

« Les cris d’oiseaux de la machine qui s’assoupit
Le fer malade enfermé à double tour dans l’atelier
Les salaires planqués derrière les rideaux
Comme l’amour que les jeunes ouvriers enfouissent au plus profond de leurs cœurs
Pas le temps d’ouvrir la bouche, les sentiments sont pulvérisés.
Ils ont des estomacs cuirassés d’acier
Remplis d’acides épais, sulfurique ou nitrique
L’industrie s’empare de leurs larmes avant qu’elles ne coulent
Les heures défilent, les têtes se perdent dans le brouillard,
La production pèse sur leur âge, la souffrance fait des heures supplémentaires jour et nuit
L’esprit encore vivant se cache
Les machines-outils arrachent la peau
Et pendant qu’on y est, un plaquage sur une couche d’alliage d’aluminium.
Certains supportent, la maladie emporte les autres
Je somnole au milieu d’eux, je monte la garde sur
Le dernier cimetière de notre jeunesse. »

(Salarié du groupe Foxconn âgé de 24 ans, Xu Lizhi s’est suicidé le 30 septembre 2014 à Shenzhen. Il fait partie des suicidés des années 2010 à Foxconn. Il faisait partie de ces dizaines de millions de ruraux qui ont migré (et continuent de le faire) dans les villes industriels et les villes nouvelles (les villes-usines) pour alimenter la machine à broyer des travailleurs et travailleuses afin de répondre aux demandes de la production mondiale (dans plusieurs secteurs, notamment le textile et l’électronique).

Le poème est extrait du livre de Jenny Chan, La machine
est ton seigneur et ton maître, Deuxième édition établie, revue et actualisée, postface et traduction de l’anglais par Celia Izoard. Traductions des poésies chinoises (édition bilingue)
revues et composées par Alain Léger, Éditions Agone 2022

Le volume des éditions Agone est une synthèse augmentée de poèmes des travailleuses et travailleurs chinois, de l’étude de Jenny Chan, Mark Selden et Ngai Pun, Dying for an iPhone. Apple, Foxconn, and The Lives of China’s Workers, Haymarket Books 2020.

dyingforaniphone.com/

J’ai évoqué hier les conditions de travail dans les usines d’assemblage de matériel électronique et informatique dans les villes-usines chinoises.

La photographie ci-dessous montre des files d’attente lors de la sortie du nouvel iphone à l’entrée d’une boutique Apple à Londres.

LONDON, UNITED KINGDOM – JUNE 24: Crowds of consumers queue for the iPhone 4 on launch day in Oxford Street on June 24, 2010 in London, England. People waited outside of stores overnight to be first in line when doors opened at 7 a.m. in New York and at 8 a.m. local time in Germany, Japan, France and the United Kingdom. (Photo by Ming Yeung/Getty Images)

(ne vous focalisez pas sur Apple : toutes les entreprises qui font appel à des usines d’assemblage en Chine ou ailleurs, ont recours aux mêmes sous-traitants, et il n’y a pas que Foxconn évidemment. Et les conditions de travail sont à peu près partout les mêmes. Ces usines sont nos usines : nous en sommes les clients et les donneurs d’ordre. Si vous posez la question « Qui a tué le poète travailleurs migrant (de l’intérieur) Xu Lizhi ? » alors vous pourriez répondre : Foxconn, Apple, Samsung, le capitalisme global, le gouvernement chinois, les responsables du marché du travail à Shenzen, tous les gens qui travaillent dans le secteur de la tech, à quelque niveau que ce soit, et bien entendu, absolument tous les consommateurs et usagers qui possèdent une machine informatique sans exception. C’est-à-dire nous. C’est-à-dire moi qui écrit devant un écran. C’est là le piège absolument dément du capitalisme global, qu’aucun parti même de gauche n’ose penser : nous détruisons l’existence et ruinons tout l’avenir des Xu Lizhi et des centaines de millions d’autres travailleuses et travailleurs dans le monde. Notre prospérité, notre mode de vie, repose sur la précarisation (pour ne pas dire le meurtre) de tous les autres. Tous les programmes de nos chers partis, même de gauche, se reposent sur la continuation de cette exploitation/extraction généralisée et systématique. Littéralement. Que le pays conserve sa place dominante sur le marché global colonial. Si vous prenez en compte cette globalité du travail, toutes les jolies réformes sympathiques proposées par tous les partis révèlent soudainement leur face cachée, sordide, criminelle. IL N’Y A PAS DE CAPITALISME À VISAGE HUMAIN – sauf à effacer de l’humanité quelques milliards d’habitants de cette planète.)

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Publié le 27.09.2025 à 19:31

Harry Harootunian : L’Occultation de l’histoire

Un autre extrait traduit du livre de Harry Harootunian, Marx After Marx. History and Time in the Expansion of Capitalism.

degruyterbrill.com/document/do

J’ai déjà évoqué ce livre du chercheur arménien-américain, qui a consacré sa vie à l’étude de la vie intellectuelle du Japon moderne.

climatejustice.social/@danahil

Le premier chapitre aborde un thème tout à fait crucial pour comprendre, à partir de Marx, la manière dont le capitalisme se déploie comme l’horizon indépassable de l’existence, un système de relations sociales tellement pregnant qu’il est devenu extraordinairement difficile, et peut-être impossible, de penser « en dehors » de lui : sa relation à l’histoire, et, plus profondément, la temporalité qu’il institue – un éternel présent, une fatale éternité, la naturalisation de l’histoire.

La stratégie d’occultation est au cœur du fonctionnement même du capitalisme, c’est elle qui garantit sa reproduction – le récit capitaliste s’efforce toujours de reléguer dans l’ombre, effacer, plonger dans l’oubli, sa violence systématique et structurelle. Le passé est pensé comme dépassé, résolu, par l’avènement de l’éternel présent du marché global – ce qui est nié, c’est l’idée que le passé puisse se continuer dans le présent, et que ces traces subsistantes puissent avoir un effet sur le futur.

Dans le texte ci-dessous, Harootunina articule cette occultation de l’histoire qu’on peut rapporter à la structure fétiche de la marchandise, avec celle de l’État-nation : le récit nationaliste, loin de s’opposer à l’occultation capitaliste, comme on pourrait s’y attendre, l’affermit au contraire. Les deux récits, capitaliste et national, concourent au contraire, de manière complice, à raffermir cette annihilation non seulement des violences inhérentes à l’accumulation initiale (qui, bien qu’initiale, se répète à chaque fois que le Capital cherche à conquérir de nouveaux champs, s’accaparer et domestiquer les dehors qui lui résistent encore), mais aussi les formes de production (et les organisations sociales) non-capitalistes, ou pré-capitalistes, qui subsistent et échappent, certes de manière partielle, à la marchandisation généralisée.

Cette grande question, tellement décisive, aujourd’hui sans doute encore plus qu’hier, de la complicité entre le capitalisme et l’État-nation, doit être plus que jamais élucidée. (et, note personnelle, c’est ici précisément que s’origine mon aversion viscérale pour toute forme de nationalisme.)

***

« En conséquence, l’histoire a été laissée pour compte, voire perdue, oubliée, comme Marx l’a reproché aux économistes bourgeois, tout comme l’a été une grande partie du souvenir des événements qui ont causé tant de violence et d’incertitude dans tant de vies. On a souvent fait remarquer que les récits nationaux dissimulent et oublient invariablement que les origines de la nation ont été forgées dans une violence sanglante, atteignant souvent des proportions génocidaires, et que peu d’États-nations ont réussi à échapper à ce modèle d’amnésie sélective fourni par le capitalisme comme accompagnement nécessaire à la construction de la représentation historique de son développement depuis ses origines jusqu’à nos jours. Le récit de Marx sur la violence déchaînée au moment de l’accumulation primitive et son souvenir, que la normalisation ultérieure, comprise comme une abstraction, du nouvel ordre productif a effacé, illustre non seulement les origines du capitalisme, mais aussi les fondements de l’État anglais qui a émergé sur les ruines de l’ancien mode de production et les débuts du nouveau. Les ruines présumées n’ont pas nécessairement disparu, mais ont trouvé un nouveau souffle dans un présent et une configuration de production différents. À cet égard, le modèle de la perte de mémoire reste à la base de la plupart des récits nationaux, même lorsque l’introduction du capitalisme joue un rôle récessif, si cela est imaginable. Dans ce scénario révisé, l’histoire, en tant que telle, en tant que témoignage d’un changement lié au temps, disparaît au profit d’un « ordre économique naturel » dont les partisans bourgeois revendiquaient à la fois l’éternité et le caractère naturel, inversant l’ordre historique pour « naturaliser » des relations historiques dénaturées. Ici, semble-t-il, l’histoire naturelle présumée du capital a été remplacée par l’histoire nationale, qui se concentre sur l’extériorité des événements politiques et des guerres, l’économie étant considérée comme intrinsèquement et naturellement donnée. À cet égard, la nation a servi de factotum au capital. Le couplage d’une « économie naturelle » et de la nation semblait approprié, car l’État avait été très impliqué dans la promotion de ses instruments de violence et de coercition – sous le couvert de la « loi » – à la fois pour pousser à la dissolution du mode féodal tributaire et pour accélérer l’essor du nouveau mode de production capitaliste.

Dans la mesure où l’État-nation intégrait la nécessité des « lois immanentes » de la production capitaliste, la voie était ouverte à la fois à sa propre « objectivation » et à la naturalisation du destin historique, qui était recodé comme une fatalité. De cette manière, l’histoire nationale ne servait qu’à masquer une histoire naturelle plus fondamentale, dans laquelle la forme nationale parvenait sans surprise à révéler une étroite parenté avec la forme marchande elle-même. La forme-nation et la forme-marchandise partageaient à la fois le caractère d’une « chose mystique » et une complicité pour éliminer l’historique, en tant que tel, la contingence elle-même, dans la construction de l’histoire, cette dernière par la répression de ses conditions de développement (le processus de production), la première par la suppression du temps, comme Hegel l’a proposé dans son appel à l’allégorie de la formation de l’État et à l’annihilation du temps dans la mythologie grecque.

Si Marx qualifiait la forme marchande de « chose mystérieuse », son jugement s’appliquait également à la forme nationale, qui a déplacé le temps historique par les mystifications d’un esprit national intemporel, naturellement auto-originaire. Ce que l’histoire nationale, en tant que substitut de l’histoire naturelle, a perdu au profit de la promesse d’éternité (le présent permanent du capital), c’est le respect de l’enregistrement des changements dans le temps et la mémoire, en fait la reconnaissance des forces mêmes d’inégalité qui ont alimenté la formation historique de la nation, que Marx, dans son récit des horreurs de l’accumulation primitive – le « massacre des innocents » qu’il a décrit de manière si saisissante – avait cherché à rétablir la compréhension de l’histoire cachée de la forme marchande. Voici le sens de l’observation d’Ernst Bloch selon laquelle il n’y a pas de temps dans l’histoire nationale, seulement de l’espace. « Ainsi, la « nation » chasse le temps, voire l’histoire, hors de l’histoire : c’est l’espace et le destin organique, rien d’autre ; c’est ce « véritable collectif » dont les éléments souterrains sont censés engloutir la lutte des classes inconfortable du présent. » Pour Bloch, qui écrivait dans les années 1930, la nation n’était rien d’autre qu’un « état de sang ».

Harry Harootunian, Marx After Marx. History and Time in the Expansion of Capitalism. pages 35-36

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Publié le 27.09.2025 à 19:29

L’essentialisation du peuple et la montée des aspirations au fascisme

S’efforcer de comprendre comment des foules entières en viennent à adhérer au fascisme, y aspirer, en désirer l’avènement, à embrasser des positions racistes et suprématistes. Retracer l’histoire de ces adhésions, identifier les causes, leur multiplicité, leur enchevêtrement, leur complexité. Montrer comment l’alliance des néolibéraux et des (néo-)conservateurs à droite, la trahison des élites à gauche, les tendances populistes auxquelles les partis de tout bord cèdent plus souvent qu’à leur tour, constituent autant de terreaux fertiles pour l’émergence de ce désir fasciste. Insister sur la dégradation de l’expérience sociale sous le ciel implacable du capitalisme absolu, les subjectivités qu’il fabrique, les rivalités brutales, l’individualisme radical, que radicalisent la précarité galopante, la destruction des acquis sociaux, les promesses de bonheur non tenues, et qui aboutissent à la désignation des boucs émissaires coupables de tant de malheur. Mesurer l’effet depuis des siècles des récits, impérialistes, coloniaux, scientifiques, qui ont forgé et continent d’affermir la conscience raciale. S’attarder sur les micro-récits de l’inconvenance des corps, ces signifiants qui circulent et se collent à la surface des peaux colorées, engendrant ces affects d’indisposition, de dégoût, de haine. Décrire la grammaire des relations des groupes sociaux, des affinités, des consanguinités, des appartenances, la composition, décomposition et recomposition des « nous », et, inévitablement, dans le même mouvement, des « autres » que ce « nous » exclut, sous l’égide de la nation, de la blancheur, de la culture ou de la civilisation. Rappeler que ces crispations réactionnaires répondent aux grands mouvements d’émancipation d’autrefois, aux menaces qu’elles ont fait peser sur l’éthique du travail, de la famille, la hiérarchie des races, l’ordre bourgeois du monde. Dire un mot de la crétinisation digitale, de la crétinisation médiatique, de la crétinisation en général.

Tout ce travail de compréhension, n’oblige pas pour autant à éprouver pour ces personnes de l’empathie.

En écoutant, en essayant de comprendre la logique qui sous-tend les rationalités à l’œuvre, on suspend provisoirement son jugement. Ou du moins, le temps de l’analyse, ce jugement se trouve relégué à l’arrière-plan. (c’est frappant quand je lis par exemple les livres d’Arlie Russell Hochschild sur la fierté perdue des électeurs ruraux de Trump).

La gauche de ce point de vue me paraît être dans une situation embarrassée, parce que ces foules ressemblent au peuple qu’elle est censée défendre contre le capital et la bourgeoisie – ce même peuple dont on dit à raison qu’il a tourné le dos à la gauche depuis déjà quelques décennies. Il est plus facile de pointer du doigt la responsabilité des élites ou des médias dans la montée de l’extrême droite que de reconnaître que la majorité de la population qu’elle appelle le « peuple » adhère en réalité de son plein gré et en pleine connaissance de cause aux idées d’extrême droite.

Il est encore plus difficile et embarrassant d’admettre que c’est précisément ce qu’elle représente, elle, la gauche, ses supposées valeurs, qui fait l’objet de la fureur de ces esprits vengeurs : l’attention portée aux plus vulnérables, aux opprimés, aux subalternes, aux racisés, et, d’un point de vue politique, la redistribution de la richesse (pas seulement selon le mérite), la lutte contre les inégalités, l’aspiration à la justice sociale que ces personnes détestent quand elle ne les concerne pas directement. Ce ressentiment envers les supposées élites de la gauche (urbaine, écologistes, post-raciales, etc.) vient alimenter une part de la haine qui meut ces foules en colère.

Oui, ce qu’affirment ces gens qui s’apprêtent à suivre le leader qui saura leur rendre justice, c’est le droit de ne pas prendre soin. De ne pas être de gauche. Ne pas prendre soin de ce qui n’est pas eux, de ce qui ne leur ressemble pas. Ces autres qui, parmi tous les autres, ne sauraient faire partie de leur « nous », aussi fantasmé soit-il. Les racisés qui les menacent, les gauchistes qui les snobent, les écologistes qui leur font la leçon, les non-humains qui leur font obsctacle, les sexualités qui les indisposent, les intellectuels qui les méprisent, la liste est longue. Tout ce qui en somme vient faire obstacle à la domination de leur « communauté », qui vient questionner et critiquer la cohésion et le sens de cette prétendue communauté.

Oui, la gauche est gravement coupable d’avoir essentialisé le peuple, et de persister, encore aujourd’hui, non seulement à croire en cette fiction mais à s’imaginer qu’elle en serait le (seul) porte-parole autorisé. Mais les populations qui adhèrent de plus en plus clairement aux promesses fascisantes s’auto-essentialisent tout autant pour ainsi dire. Et c’est ce qui rend dangereux tous les populismes, qu’ils soient de droite ou de gauche, et plus largement l’invocation de la nation, de sa fierté, de ce qui la menace – et ces invocations ne sont certainement pas l’apanage des populistes.

Comprendre oui. Mais sans empathie. Ils peuvent être nos proches, nos voisins, partager avec nous des objets de passion, les mêmes loisirs, et peut-être, défendre certaines causes avec nous. Mais il se pourrait que demain, ils soient aussi ceux qui iront vous dénoncer, vous battre, vous lyncher.

(et là, il faudrait que j’écrive un autre chapitre pour élucider quel est ce « nous » que ces fascistes menacent)

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Publié le 27.09.2025 à 19:21

Comment meurent les morts.

Matinée bruineuse, ciel gris.

Je pars explorer la ville, comme chaque matin. Une rue, puis une autre, que je ne connaissais pas. J’arrive au cimetière. Il faut bien qu’il y ait quelque part un cimetière. Celui-là est vaste, divisé en carrés séparés par des allées avec des noms de fleurs et d’oiseaux, comme tous les cimetières. Surpeuplé. Surpeuplé du peuple des morts. Dont les tombes s’accumulent, serrées les unes contre les autres. On lutte ici contre l’oubli avec des promesses de mémoire éternelle. Optimisme cruel : ici, l’inscription « Nous n’oublierons jamais » est dévorée par le lichen et la végétation. Les noms des morts désormais effacés. Les morts bel et bien oubliés. La mairie a posé un panneau : concession abandonnée. Et donc disponible. Le cimetière est un parc immobilier saturé. On a ouvert en contrebas un nouveau carré où s’alignent les pierres tombales passablement laides, qui obéissent aux canons de l’esthétique contemporaine du mobilier funéraire : on dirait un lotissement de banlieue. Dans la mort comme dans la vie : ces maisons toujours pareilles et le petit jardinet attenant – manque juste le garage pour l’automobile.

Les parties plus anciennes, qui m’affectent d’un je ne sais quoi de mélancolique, n’en sont pas moins normées sur l’esthétique de leur époque. Pierre granitique et caveau funéraire, minuscule chapelle, verrières. Leur charme vient avant tout de leur ancienneté.

Les vivants s’efforcent de distinguer leur mort, malgré leur irrésistible tendance à l’alignement. Cette contradiction inhérente aux sociétés modernes : le sujet revendique ce petit rien censé faire une différence, « Gibert faisait de la moto », « Anne-Marie était une sacrée cuisinière », tout en ayant consacré sa vie à s’aligner sur celles des autres. Les cimetières sont rarement queer. Celui-là, en tous cas. La distinction sociale saute aux yeux : la famille à particule possède un caveau, une concession perpétuelle, pour l’éternité, comme un défi au passage du temps, et, toujours, à l’oubli. Mais nous sommes tous égaux dans la mort, ce qui console peut-être un peu : il ne reste ici, dans ce caveau autrefois somptueux qui semble recouvrir une crypte, que ce panneau : « concession perpétuelle », bien que les noms de celles et ceux qui ont lancé ce défi à l’oubli soient effacés depuis longtemps.

Je découvre au hasard des allées un carré militaire. Des hommes exclusivement, fauchés par la grande guerre. Un rectangle herbeux vaguement délimité, sans fioriture. Certains dont les ossements reposent ici n’ont pas été identifiés. Il existe un nombre considérable de soldats inconnus, mais aussi de civils, partout sur cette planète. Si la question vous intéresse, je vous conseille la lecture du livre extraordinaire d’Heonik Kwon (lui même un auteur d’une finesse et d’une sensibilité peu commune), Ghosts of War in Vietnam. Cambridge University Press : Cambridge, 2008.

Il existe des sociétés où l’on préfère oublier les morts. Oublier ici, est à prendre au sens actif. Comme : s’en débarrasser. Les mettre à l’écart. Dans de nombreuses populations animistes, en Amazonie comme en Sibérie, le décès doit être promptement suivi de rituels conjurant la menace que représente le mort. Il ne faudrait pas qu’il revienne hanter les vivants. Parfois, le meilleur moyen d’empêcher le défunt de revenir, c’est de manger son corps. Si vous vous intéressez à l’endo-canibalisme, je vous conseille ce livre de Beth Conklin, Consuming grief : compassionate cannibalism in an Amazonian society, Austin : University of Texas Press. 2001, dont j’ai parlé ici :

outsiderland.com/danahilliot/b

En Sibérie comme en Amazonie, chez certains de ces petits groupes, on évite soigneusement les lieux autrefois fréquentés par les défunts : on n’établit pas son campement dans la taïga à l’endroit où l’ancêtre avait l’habitude de faire paître ses rennes, on évite de chasser ou de cultiver du manioc là où le grand-père a été dévoré par un jaguar. C’est un cliché répandu selon lequel les sociétés animistes voueraient un culte aux ancêtres. Les ethnologues qui cherchent à établir des généalogies en sont pour leur frais. Il est rare que la mémoire des disparus s’étende au-delà de deux générations.

Un couple de septuagénaires s’attarde devant la boutique funéraire à l’entrée du cimetière. Un cercueil en bois d’acajou, 2999 euros, est en promotion. « ça fait une somme, quand même », dit la dame.

Quand j’aurais crevé, brûlez-moi, laissez mon corps en pâture aux bêtes sauvages, ou mangez-moi. Merci.

Au retour, histoire de rester dans l’ambiance, j’écoute les quatuors à corde de Pavel Haas. (Pavel Haas est un compositeur tchèque, juif, un élève de Janacek, qui fut déporté au camp/ghetto de Theresienstadt en 1941, où il composa de la musique (qu’un réalisateur nazi utilisa pour son film de propagande pour Theresienstadt). Il fut gazé en octobre 1944, peu après sa déportation à Auschiwtz.)

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Publié le 27.09.2025 à 18:34

Unite the kingdom : le désir néofasciste d’ordre et de purification

Cette manif aux allures de coup d’état populiste fasciste, Unite the Kingdom, me plonge dans une terreur absolue.
Toutes ces images de foules vociférantes qui reviennent, en noir et blanc (et parfois en couleur)

à lire ici par exemple dans The Guardian.

(et : avez-vous vu ces yellow jackets en tête de cortège ? Un hommage peut-être ?)
(et, cette femme qui brandit la photo du martyr Charly Kirk)
(et, tiens, y’avait Zemmour à la manif)

C’est une manifestation raciste pure et dure. De suprématistes nationalistes blancs. (et internationalistes d’une certaine manière)

ah, le peuple ! Vive le peuple ! Ce fantasme pourri décrépi qu’on brandit à droite comme à gauche. Vous verrez quand ledit peuple, sympathique par définition, viendra vous lyncher pour une raison ou pour une autre.

On est en Grande-Bretagne, un pays qui pratique, à l’instar de ses voisins européens une politique migratoire complètement raciste – qui date d’au moins deux décennies. Où la plupart des racisés sont des descendants des populations colonisées à l’époque où la Grande Bretagne avait établi un empire d’une extension jamais vue dans l’histoire du monde, asservissant et exploitant des centaines de millions d’êtres humains, et pillant leur environnement. Un empire dont l’héritage est révoltant : la partition de l’Inde, le bourbier Israelo-Palestinien, et bien d’autres catastrophes géopolitiques dont les effets s’étalent encore, interminables, voilà leur œuvre à ces génies, Churchill et ses amis, viscéralement racistes.

Un empire dont on ne sait plus rien outre Manche, sinon qu’on en regrette la fierté qu’il inspirait quand le royaume dominait la terre. Dont on a effacé soigneusement les horreurs : les génocides notamment, commis bien après la fin de la seconde guerre mondiale, comme celui des Mau Mau au Kenya.

Lisez sur cet Empire le livre implacable que Caroline Elkins lui a consacré, Legacy of violence : a history of the British empire, New York : Alfred A. Knopf, 2022.
Ou bien celui de Priya Satia, Times Monster. History, Conscience and Britains Empire (Havard University Press 2020)

Qu’on soit clair. Ces manifestants qui s’en prennent aux politiques migratoires se foutent de nous : la forteresse européenne est déjà raciste, de bout en bout. Non, leur plainte, c’est : « ON N’EST PLUS CHEZ NOUS » – et s’ils ne se sentent plus chez eux, c’est à cause de la présence des racisés, des gens d’une autre couleur de peau que la leur. Des gens qui ne sont pas « nous ». Qui les embarrassent, les indisposent, les révulsent, leur donnent envie de vomir. Ils voudraient rester entre blancs. Voilà tout. Sans eux, ça irait mieux.

Ils ont perdu leur fierté d’être blancs, d’être des sujets de sa Majesté. La menace, c’est la couleur. Ces other others, ces autres qui, parmi tous les autres, ne seront jamais « nous ». Leur nationalisme dégouline de haine et sert de prétexte à la fabrication d’un « nous » délirant. D’une foule unie dans la même scansion haineuse.

Ah, la fierté perdue ! Assommés, humiliés, crétinisés, après des décennies de néolibéralisme, les voilà qui, n’ont d’autre priorité que s’en prendre aux racisés. Et qui veulent un leader, un qui parle fort, un bien viril, qui hurle tout haut ce qu’on les contraignait soit-disant à taire (alors que le racisme est devenu complètement mainstream en quelques années, mais peu importe).

Voilà en tous cas une vraie manifestation fasciste (et dieu sait que j’emploie le terme avec prudence, une prudence que j’assume), qui remplit toutes les cases, y compris l’appel au guide et au sauveur. (L’extrême droite américaine ne s’y est pas trompé qui en fait des tonnes pour encourager le pays cousin sur cette voie).

Ah, encore un mot : que cette manif ait lieu alors que gouverne l’aile droite du labour, c’est-à-dire une soit-disant gauche qui ressemble comme deux gouttes d’eau à n’importe quel gouvernement néolibéral en Europe, cela n’est pas anodin. Car on soupçonne Starmer, à tort, de favoriser les racisés et l’immigration, alors que dans ce domaine et bien d’autres, il ne diffère en rien de ses prédécesseurs. Mais voilà, c’est le labour. C’est une menace, comme le Parti Démocrate aux États-Unis (qu’ils soit néolibéral jusqu’à l’os n’y change rien).

Bref, tout cela est horrible.

Parce qu’évidemment, l’exemple britannique n’en est qu’un parmi d’autre, impressionnant, mais qui ne fait que confirmer le poids désormais majoritaire de l’extrême droite dans les population‧ Ajouté aux votes conservateurs, que reste-t-il aux gauches européennes ? Que reste-t-il, quand, à gauche, les partis populistes « de gauche » sont les seuls à surnager un peu ?

Rien.
Le néant.
On a ou bien des partis nationalistes populistes à droite, des partis populistes à gauche, une alliance néolibérale et néoconservatrice au centre, et quelques partis plus ou moins de gauche ou écologistes qui rêvent d’un capitalisme vert à visage humain.
Tous nationalistes en diable d’ailleurs, le patriotisme chevillé au programme.

(PS : et n’allez pas me parler du 10 septembre ce soir, j’ai pas l’humeur à la plaisanterie, et je bloque à tour de bras en ce moment
Ou de l’influence irrésistible des médias de masse.
Sans déconner : je connais des tas de gens qui regardent la télévision et que ça n’a jamais conduit à devenir raciste.

Et la fierté perdue. Moi, qui suis un vrai précaire, un vrai déclassé, je ne me suis jamais senti fier d’être banc, d’être un mâle, d’être français, bien au contraire. J’ai toujours détesté ce pays, son arrogance. J’ai toujours haï toute forme de patriotisme.

Il faut arrêter avec cette histoire d’influence comme si les gens n’étaient pas assez cons pour être racistes et décréter qu’ils ne prendront soin de personne, excepté leurs proches et ceux qui leur ressemblent, et surtout pas des autres, des racisés, des plus pauvres qu’eux, de la planète, etc..
J’en ai ma claque de ces explications par l’influence. Internet n’existait pas dans l’Italie pré-mussolinienne, ou l’Allemagne pré-nazie. Il n’y avait pas besoin de médias de masse pour entraîner des populations entières derrière un leader fasciste nationaliste.
La gauche se fourre le doigt dans le nez jusque dans l’omoplate en restant bloquée sur des explications aussi minables. Elle ferait mieux de contempler sa propre stupidité et mesurer l’étendue de son impuissance.
Bref sortez de vos obsessions nationales et locales, dépassez les frontières de vos esprits sclérosés et constatez l’extension du désastre.
Il est trop tard. Et ça fait longtemps qu’il est trop tard. Comme pour la catastrophe climatique.

 

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Publié le 27.09.2025 à 18:31

Quand le néolibéralisme « touche le sol »

Dans la liseuse, le passionnant essai de l’historien marxiste Harry Harootunian, Marx after Marx, History and Time in the Expansion of Capitalism (2015), dans lequel il tire les enseignements d’une vie consacrée à l’étude de la vie sociale et intellectuelle japonaise au XXème siècle pour « déprovincialiser » Marx, en se dégageant d’une explication purement européano-centrée du capitalisme, au profit d’un ancrage en Asie, Afrique et Amérique Latine.

cup.columbia.edu/book/marx-aft

Cet ouvrage rejoint nombre d’études qui se sont engagées dans cette voie ces dernières années : je songe par exemple au livre de Sandro Mezzadra et Brett Neilson, The Politics of operation, Excavating Contemporary Capitalism, qui m’a bien occupé cet été (et tant d’autres ces dernières années qui m’ont permis de comprendre le caractère polymorphe et hybride du capitalisme, ses capacités à absorber les différentes manières d’habiter le monde, les formes multiples de la violence par laquelle il assujettit environnement et populations pour en extraire la valeur, et les formes tout aussi multiples de résistance qu’il rencontre et engendre.

dukeupress.edu/the-politics-of

EDIT : si vous vous intéressez à la question des théories néolibérales qui ont émergé dans les pays du Global South au XXè siècle, notamment dans la période décolonial, je vous conseille le recueil d’études Market Civilizations: Neoliberals East and South, qui fournit des points de départ pour s’orienter dans ce domaine embarrassant (pour les tenants d’une théorie purement top-down – du genre, les néolibéraux occidentaux qui imposent leurs thèses sur des « dehors » vierges de toute théorie politiques et économiques antérieures. Beaucoup d’intellectuels des colonies ont fait leurs études en Europe notamment, et les versions du capitalisme néolibéral post-colonial émergent la plupart du temps de ces interactions. D’où les variations observables quand le capitalisme ou le néolibéralisme « touchent le sol » en Asie, en Afrique, en Amérique Latine etc.. Le capitalisme japonais n’est pas le capitalisme chinois qui n’est pas le capitalisme à l’indonésienne ou le capitalisme au Chili etc… Ces différences se fabriquent dans le croisement de l’histoire et de la géographie locales, mais relèvent aussi des productions intellectuelles locales.

press.princeton.edu/books/hard

Tout cela est captivant, mais voilà, ça m’a amené à me tourner et retourner dans les draps jusqu’à 3 heures du matin. Faudrait peut-être revenir à des rituels de lecture/heure du coucher un peu moins sauvages parce que le lendemain matin, le lecteur de la veille n’est pas beau à voir. 😭

Toujours aussi fasciné par la richesse de l’œuvre de Marx, qui se déploie au fur et à mesure de la publication de ses textes, et les fruits qu’on peut tirer de ses observations notées sur un carnet, des intuitions qui émerge de son inlassable curiosité.

 

Un extrait (traduit vite fait) de l’introduction :

« La théorie sociale moderne n’a pas seulement cherché à protéger le présent des contaminations du passé historique en les dissociant définitivement, dans la pure tradition moderniste, dans la mesure où le présent capitaliste était reconnu comme ayant déjà absorbé ses antécédents. En faisant appel à une logique binaire d’oppositions telles que moderne et prémoderne, avancé et arriéré, rationnel et irrationnel, voire à des différenciations géographiques entre l’Occident et l’Orient, la contrainte de cette organisation dyadique a rendu obligatoire de considérer le passé comme un continent historique dont le présent moderne devait désormais se séparer et qu’il devait éliminer, car il ne pouvait y avoir de mélange adultéré ou de signes persistants d’un passé survivant. Le souvenir de ces vestiges serait immédiatement considéré comme une interférence (ou une contradiction rétrograde) avec la modernité ou le capitalisme. Une façon d’empêcher la « contagion » de l’histoire de s’insinuer dans le présent moderne était de considérer celui-ci, ainsi que son autre non-moderne, le passé, comme appartenant à des registres temporels différents, même s’ils pouvaient paradoxalement être immanents l’un à l’autre ou simplement coexister chronologiquement. À cet égard, la théorie sociale moderne et sa traduction en sciences sociales opérationnelles semblaient excessivement désireuses de maintenir le présent à distance et à l’abri de la contamination historique que représentait le passé.

(…)

Ce que propose l’appel à la conceptualisation marxiste de la subsomption formelle, c’est une issue à la fois à la vulgate marxiste et aux récits historiques bourgeois modernisateurs contraints de remplir les agendas téléologiques du capitalisme qui ont prétendu à une trajectoire unique partout dans le monde. Une telle perspective nous oblige à prendre en compte la nécessité concomitante de voir l’« efficacité » des pratiques et des institutions, ainsi que le rôle joué par les temporalités inégales produites par l’incorporation et la métabolisation des passés dans le présent. À cet égard, les multiples exemples de la manière dont la logique du développement a été pensée et médiatisée par une réflexion approfondie sur les circonstances historiques héritées et les conditions locales contemporaines ont révélé la forme possible d’une histoire mondiale que Marx avait annoncée plus tôt et qui restait à écrire. La très grande inégalité partagée par différents présents remet en question l’affirmation illusoire de l’inévitable accomplissement du capitalisme partout dans le monde et ses prétentions à l’uniformité, et incite à considérer les exemples attestant de résistances réussies aux formes dominantes du capitalisme au-delà de l’Euro-Amérique. L’attention portée aux différentes façons dont le capitalisme s’est développé dans des lieux et à des moments singuliers et spécifiques confirme la décision de Marx de privilégier la scène mondiale reflétée dans la formation du marché mondial comme principe organisateur principal dans la conception de toute histoire mondiale possible. L’examen des différences indiquées par les différentes histoires, comme l’ont proposé les philosophes de Kyoto avant la Seconde Guerre mondiale, et les combinaisons inégales de vestiges capitalistes et précapitalistes exigeaient de prendre en compte leurs histoires singulières et spécifiques, dont les significations échappaient aux contaminations de la « raison de l’histoire » afin de restaurer la contingence dans le texte historique. Si le capitalisme n’a pas réussi à contrôler complètement le mélange inégal, les pratiques et les institutions incarnant les différentes temporalités historiques qu’il a conservées du passé pour servir la poursuite de la valeur, c’est parce qu’il avait besoin de produire de l’inégalité comme condition de sa propre pérennité. »

(Harry Harootunian, Marx after Marx, History and Time in the Expansion of Capitalism (2015)

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Publié le 27.09.2025 à 18:28

Cette ville où je vis

Choses vue et entendues ce matin à la promenade en ville (les rues au-dessus de chez moi)

(ce pourquoi j’adore cette ville)

Une dame qui nettoie le pare-brise de sa voiture avec une éponge – j’ai à peine le temps de dire bonjour (on ne se connaît pas), elle m’explique : « J’ai bien fait d’attendre l’orage avant de nettoyer les crottes de pigeon ! Maintenant, avec ce qui est tombé hier, elle est propre comme un sou neuf. J’ai juste à fignoler ! »

Un peu plus loin, par la fenêtre d’un de ces très chouettes logements sociaux (des immeubles bourgeois restaurés par les offices HLM qui ont fière allure – pas de gentrification ici), une voix un peu cassée, un peu traînante, au téléphone (je tends l’oreille) : « Ce matin j’étais allé chercher mon pain tranquillement et ça s’est bien passé, tu vois, j’étais pas excité. Je crois que c’est la bonne dose non ? »

Plus bas, en empruntant un des innombrables escaliers qui se faufilent entre les ruelles, j’entends ahaner et pester : un monsieur, casquette vissée sur la tête, qui fait une pause en soufflant fort en me croisant. Je lui fais : « elle est dure cette ville hein ! Vous venez de tout en bas ? » Lui : « Oui. C’est là qu’on se dit qu’on a bien vieilli »

Et, dans une courette, je vois un jeune homme en survêtement se glisser hors d’une fenêtre du deuxième étage, et avec une souplesse étonnante, descendre en prenant des appuis gracieux sur une poutre en bois, puis un affleurement rocheux avant de se laisser tomber, en arrivant sur ses deux jambes, sur le trottoir, et repartir tout joyeux comme si c’était là une manière tout à fait normale de se déplacer dans la ville (je connais cette fenêtre : il y a deux jeunes adolescentes qui s’y montrent parfois et que je salue quand je vais promener Iris : un rendez-vous galant peut-être ? Mais aussi, éventuellement, puisque je connais ce jeune homme pour le croiser tous les jours et que j’ai eu vent de ses activités la livraison d’une marchandise illicite ? Ou bien les deux !)

Ensuite, forcément, les chats du quartier qui viennent quémander leur câlin quotidien à grands renforts de miaou – ça grince un peu dents parce que je n’ai que deux mains et qu’ils sont trois. Doucement les loustics ! Y’en aura pour tout le monde !

Note : cette nuit, les militants du 10 septembre ont collé leur affiches (sur les poubelles). L’une d’elle est franchement très réussie. Et surtout, pas de slogan « dégagiste », pas de « machin dehors ». Pas mal !

Si vous êtes curieuses ou curieux de savoir à quoi ressemble cette ville, je prends régulièrement des photographies que je présente en vrac ici :

outsiderland.com/photography/i

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Publié le 27.09.2025 à 18:23

La responsabilité inter-générationnelle (avec Stephen Gardiner)

« Il y a quelque chose d’immoral, qu’une génération ne pense pas à la génération suivante, qui lui impose, sans lui dire, de payer »

Oui, François Bayrou, comme souvent, tu trouves les mots justes. C’est exactement ce que à quoi nous nous employons, chaque jour que le diable fait sous le régime du capitalocène (ou de l’anthropo-obscene pour reprendre la formule d’Erik Swyngedouw) : nous fabriquons avec zèle un monde qui devient chaque jour de plus en plus inhabitable, et nous en laissons le fardeau aux générations qui nous succéderont (certaines sont déjà de ce monde, ce sont nos enfants, et d’autres ont déjà péri, notamment dans les zones de sacrifice de l’extraction globale)

Stephen Gardiner, dans un chapitre stimulant du recueil : Climate Ethics. Essential Readings, Oxford University Press, USA (le texte date de 2010), proposait un calcul moral apocalyptique (qui montre évidemment les accablantes limites de l’approche utilitariste, mais passons..)

« 1. le changement climatique n’est pas un phénomène statique. En n’agissant pas de manière appropriée, la génération actuelle ne se contente pas de transmettre un problème existant aux générations futures ; elle l’aggrave. D’une part, elle augmente les coûts de la lutte contre le changement climatique : ne pas agir maintenant accroît l’ampleur du changement climatique futur et de ses effets. D’autre part, elle augmente les coûts d’atténuation : ne pas agir maintenant rend le changement plus difficile car cela permet d’investir davantage dans les infrastructures basées sur les combustibles fossiles dans les pays développés et surtout dans les pays moins développés. Par conséquent, l’inaction augmente les coûts de transition, rendant les changements futurs plus difficiles que les changements actuels. Enfin, et c’est peut-être le plus important, la génération actuelle n’aggrave pas le problème de manière linéaire. Au contraire, elle accélère rapidement le problème, puisque les émissions mondiales augmentent à un rythme considérable (…)

2, une action insuffisante peut faire souffrir inutilement certaines générations. Supposons qu’à l’heure actuelle, le changement climatique affecte gravement les perspectives des générations A, B et C. Supposons ensuite que si la génération A refuse d’agir, l’effet se poursuivra plus longtemps et nuira aux générations D et E. L’inaction de la génération A peut alors s’aggraver de manière significative. En plus de ne pas aider les générations B et C (et probablement aussi d’augmenter l’ampleur des dommages qui leur sont infligés), la génération A nuit maintenant aux générations D et E, qui seraient autrement épargnées. D’un certain point de vue, cela pourrait être considéré comme particulièrement grave, puisqu’on pourrait dire que cela viole un principe moral fondamental : « Ne pas nuire ».

3, l’inaction de la génération A peut créer des situations où des choix tragiques doivent être faits. Une génération peut mal agir si elle met en place un ensemble de circonstances futures qui obligent moralement ses successeurs (et peut-être même elle-même) à faire souffrir d’autres générations, soit inutilement, soit plus qu’elles ne l’auraient fait autrement. Supposons, par exemple, que la génération A puisse et doive agir maintenant pour limiter le changement climatique de manière à ce que la génération D soit maintenue en dessous d’un certain seuil climatique crucial, mais que tout retard signifie qu’elle franchira ce seuil. Si le dépassement du seuil impose des coûts importants à la génération D, sa situation peut être si désastreuse qu’elle est obligée de prendre des mesures qui nuiront à la génération F – comme l’émission d’encore plus de gaz à effet de serre – qu’elle n’aurait pas eu besoin d’envisager autrement. Ce que je veux dire, c’est ceci. Dans certaines circonstances, des actions qui nuisent à d’autres personnes innocentes peuvent être moralement autorisées pour des raisons de légitime défense, et de telles circonstances peuvent se présenter dans le cas du changement climatique. L’affirmation est donc la suivante : s’il existe une exception de légitime défense à l’interdiction de nuire à des tiers innocents, la génération A peut se comporter mal en créant une situation telle que la génération D est obligée de faire appel à l’exception de légitime défense et inflige ainsi des souffrances supplémentaires à la génération F. De plus, comme dans le cas du PIP (pure intergenerational problem) de base, ce problème peut devenir itératif : peut-être que la génération F doit elle aussi faire appel à l’exception de légitime défense et infliger ainsi des dommages à la génération H, et ainsi de suite. »

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 Persos A à L
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