Le blog de Olivier Ertzscheid
Maître de conférences en sciences de l'information, O. Ertzscheid suit les évolutions du web en temps réel
Publié le 12.10.2025 à 17:02
Publié le 01.10.2025 à 10:00
Plateformes numériques et politique : ce sera soit MAGA, soit Mao.
Publié le 26.09.2025 à 19:12
Publié le 21.09.2025 à 18:33
La bataille de l’IA, et nos effondrements.
Publié le 15.09.2025 à 19:07
Les livres de C&F Éditions sur Cairn.info (et donc les miens aussi)
Publié le 13.09.2025 à 19:46
Christelle Morançais-Stérin. La présidente et le Crayon.
Publié le 12.10.2025 à 17:02
Faut que je vous raconte. J’ai acheté un canapé. Et j’ai fait une maîtrise et un DEA (aujourd’hui on dirait un Master 1 et 2) sur Samuel Beckett. Vous allez voir qu’il y a un lien. Bon alors c’est un bon canapé hein, du genre italien fabriqué en Italie à la main par des adultes plutôt correctement rétribués. Et donc ce canapé m’a été livré. Par d’autres gens d’une grande entreprise de livraison spécialisée, des gens certes tout aussi adultes que ceux qui ont fabriqué mon canapé mais clairement des gens beaucoup moins correctement payés au regard du boulot qu’ils font et des cadences infernales qu’on leur impose.
Et donc les livreurs arrivent, observent ma porte d’entrée, font le tour de la maison pour voir si ça passe dans le jardin et font le constat formel suivant : ça ne passe pas. Et de m’indiquer qu’il faut donc que j’appelle le magasin d’achat du canapé et que bah je prenne un autre canapé (sic).
Alors là bon faut que je vous dise, le canapé ça fait trois mois que je l’ai commandé, et j’ai du prendre ma demi-journée pour attendre et être là pour la livraison. Je m’attendais donc à autre chose que : bon bah ça passe pas, appelez le magasin et commandez-en un autre. #JeSuisDéception
Je commence donc à argumenter avec une rhétorique implacable :
- « Heu mais vous voulez pas mesurer d’abord ? » (ils n’avaient pas mesuré, juste « estimé » que ça ne passerait pas, et de toute façon ils n’avaient pas de mètre, j’ai fini par leur en prêter un)
- « Heu mais à aucun moment quand j’ai claqué un peu plus d’un demi Smic pour acheter en magasin ce canapé on ne m’a indiqué qu’il fallait habiter dans une maison avec des portes de 2 mètres de large et qu’il n’y avait rien de démontable dans ce canapé » (en fait il y avait des trucs démontables bien sûr mais attendez la fin de l’histoire)
Fort marri, je propose d’imaginer le scénario où on passe ce foutu canapé par la fenêtre (tout en voyant bien que si mes nuits sont plus belles que vos jours, mes fenêtres ne sont pas plus larges que mes portes). Ce à quoi le chef des livreurs répondit :
- « on a interdiction de passer par les fenêtres«
Observant le canapé d’angle (petit angle) tout empaqueté au fond de ce grand camion de livraison, je note en effet que sous l’emballage plastique opaque, il y a quand même l’air d’y avoir genre des coussins et la petite pièce qui sert d’angle que l’on doit pouvoir enlever et que bon là si on enlève tout ça bah on a quand même toutes les chances raisonnables pour que ça passe. Oui mais c’est alors à mes nouveaux camarades livreurs de faire usage d’une rhétorique implacable :
- Le chef des livreurs : « Ah oui mais on ne peut pas l’ouvrir (= enlever le plastique opaque qui enrobe le tout) parce que sinon après si ça passe pas on est obligé de le laisser en l’état et on peut pas vous le reprendre«
- Moi : « mais si on l’ouvre pas on saura jamais et là en effet il risque de pas passer comme ça«
- Le chef des livreurs : « On peut pas l’ouvrir, ou alors après on le laisse là et on peut pas le reprendre«
- Moi : » … en l’état genre dans la rue sous la pluie mon canapé à presque un demi-smic que j’attends depuis plus de 3 mois ?«
- Le chef des livreurs : « Oui ».
Je finis par réussir à le convaincre d’au moins essayer de le rentrer sans l’ouvrir. Nous voici donc à l’acte 2 de cette tragi-comédie, celui où après un bon quart d’heure de négociations et d’observations de terrain, des livreurs font le choix audacieux de sortir un objet à livrer du fond de leur camion pour tenter … bah de le livrer.
Et les voici donc tous deux en train de pousser en mode accouchement au forceps mais sans les forceps, ledit canapé dans ma porte. Et de constater qu’en effet y compris avec la carrure de pilier droit sud-africain du livreur numéro 2 qui s’enfile des grands coups d’épaule dans mon canapé comme s’il était à un entraînement de Pro D2 après une tournée générale de stéroïdes … bah ça passe pas.
Nouvel échange rhétorique. Je pars chercher un mètre. On prend des mesures. Nouvel échange rhétorique :
- Le chef des livreurs : « Bah monsieur je vous avais dit que ça passerait pas«
- Moi : » … «
Et c’est là que le miracle païen se produisit. Sans même que je l’ai demandé et alors que je commençais à imaginer le scénario dans lequel j’allais chercher ma tronçonneuse après avoir dégondé ma porte et abattu une cloison afin d’assouvir à la fois ma passion ameublement (non) et mon admiration pour Javier Milei (toujours non), j’observe un être humain s’affranchir de toute forme de soumission et faire ce qu’il lui est normalement strictement interdit de faire par convention autant que par peur de perdre son emploi : il déchire ce putain de plastique opaque, sort les coussins et la pièce qui sert d’angle dans le mot « canapé d’angle ». Fin de l’histoire ou presque, le canapé ainsi délesté de tout ce qui faisait qu’il ne passait pas finit par passer. Il est dans mon salon. Un peu marqué par sa prime tentative d’accouchement en force avec quelques mailles déchirées ou étirées mais posé là, à la place qui l’attendait.
Son camarade livreur pilier droit a observé la scène à moitié médusé et à moitié blasé (depuis le début on le sentait clairement moins impliqué dans ce qui se jouait comme dramaturgie ici et principalement concerné par savoir comment faire rentrer un rond dans un carré en y apportant la même réponse qu’un coach de mêlée fermée en Pro D2 c’est à dire « bah t’y mets la tête et tu pousses plus fort bordel »).
Pourquoi je vous raconte tout ça hein ? D’abord parce que je fais bien ce que je veux et que j’ai besoin d’écrire un peu sur autre chose que ce que je vis actuellement au boulot et l’état de ce qui fut l’université publique en tout cas celle où j’exerce (mais que je vous raconterai bientôt en longueur, soyez tranquille)
Ensuite parce que cela fait maintenant 3 jours que je reçois des mails et SMS de la compagnie de livraison et du magasin de canapé en mode « alors donnez-nous votre avis sur votre expérience de livraison ». Et je sais parfaitement ce qui va se passer si je leur raconte « mon expérience », expérience qui consiste à mettre une note, une ou plusieurs étoiles, éventuellement un commentaire assassin à l’équipe de livraisons (ce que je fais certes ici mais sans qu’il soit possible de remonter jusqu’au chef des livreurs et à son associé pilier droit de Pro D2). Et parce que je me souviens, à chaque fois dans ce genre de situation, de ce sketch de Blanche Gardin dans lequel elle dit « la technologie ne fait plus du tout appel à ce qu’il y a d’humain dans l’intelligence« , ce qui reste une phrase (et un sketch) dont je me ressers souvent dans mes cours et interventions publiques.
Enfin parce que dans ce petit moment de vie il y a beaucoup de l’exergue que Samuel Beckett place au début de son ouvrage « Le monde et le pantalon » et qui est l’histoire d’un homme s’étonnant auprès de son tailleur du temps qu’il lui faut pour parvenir à lui faire son pantalon sur-mesure, histoire se concluant ainsi :
« LE CLIENT : Dieu a fait le monde en six jours, et vous, vous n’êtes pas foutu de me faire un pantalon en six mois.
LE TAILLEUR : Mais, Monsieur, regardez le monde, et regardez votre pantalon. »
Dans nos rapports à la technologie, aux autres, aux autres médiés par la technologie, dans la vie des livreurs de canapés (ou d’autres choses) et dans les notes que nous leur mettons ou ne leur mettons pas, dans les injonctions paradoxales qui leurs sont imposées et dont ils s’émancipent (parfois), il y a beaucoup de l’état du monde, et de celui de nos canapés d’où nous regardons le monde. Je me trompe peut-être mais il m’a semblé qu’en repartant dans son camion de livraison, le chef des livreurs me regardait en pensant : « Mais, Monsieur, regardez le monde, et regardez votre canapé. » Je regarde mon ami, je regarde.
Publié le 01.10.2025 à 10:00
Plateformes numériques et politique : ce sera soit MAGA, soit Mao.
Republication, pour partage et archivage, de ma tribune parue Lundi 29 Septembre dans le journal Libération.
En 2016 et devant les frasques et sorties de route déjà très inquiétantes de celui qui allait pourtant devenir le premier président des Etats-Unis à se vanter « d’attraper les femmes par la chatte » (sic), des employés de Facebook adressaient à Mark Zuckerberg cette question : « Quelle est la responsabilité que Facebook peut prendre pour empêcher Donald Trump de devenir président des Etats-Unis en 2017? » Nous sommes en 2025, Trump est aujourd’hui élu pour un second mandat et après avoir fait de l’homme le plus riche du monde son allié au travers de sa plateforme la plus controversée (Elon Musk et X), il vient de confier au 2ème homme le plus riche de la planète la gestion de la part américaine de l’autre plateforme la plus controversée et la plus toxique de la planète (Larry Ellison prenant le contrôle de TikTok US). Et pourtant …
Pourtant longtemps la question des plateformes (réseaux sociaux puis médias sociaux) fut imperméable à la chose politique. Longtemps elles furent autre chose que du politique bien que dès le début la politique en fut l’un des sujets de discussion (mais parmi tant d’autres et le plus souvent anecdotiquement).
JUSTE POLITIQUES.
Puis les plateformes devinrent des objets politiques. Des objets politiques car elles agrégeaient des millions puis des dizaines de millions puis des centaines de millions de citoyennes et de citoyens et c’étaient autant de nouvelles « polis » (au sens grec de « cité »). Des objets politiques également car en leur sein y étaient débattus et éditorialisés des enjeux sociétaux importants que le politique ne pouvait ignorer, tout comme il ne pouvait ignorer l’arbitrage juridique et législatif des infractions, crimes ou délits discutés ou commis dans ces espaces troubles, jamais entièrement publics, jamais totalement privés.
PUIS MILITANTES.
Puis ces plateformes, dans certaines des zones de leurs topologies mouvantes, devinrent des espaces cette fois explicitement militants ainsi que des espaces organisationnels redoutablement efficaces (des printemps arabes aux gilets jaunes), et aussi des espaces très efficients dans la prospective, le recrutement et l’animation d’un projet ou mouvement politique. On peut ici citer l’expérience de la plateforme Nation Builder, utilisée par Barack Obama et reprise ensuite par (notamment) Alain Juppé ou Jean-Luc Mélenchon et qui laissait augurer de ce qui semble advenu, à savoir la possible construction d’une nation comme un vulgaire fichier client. C’est leur infrastructure, et finalement leur essence même qui épousa parfaitement la forme de l’organisation militante. Et au jeu du militantisme à l’échelle du numérique tel qu’il se décline dans les plateformes, c’est la droite et l’extrême-droite qui gagnent. Toujours. Pour plein de raisons dont celles rappelées par Jen Schradie :
« D’abord, les classes plus aisées sont plus présentes en ligne que les classes populaires. Elles disposent de meilleures organisations, plus accoutumées à la bureaucratie. Enfin, les conservateurs, comme les membres du Tea Party, ont un message plus simple et abordent moins de sujets que les groupes de gauche. (…) L’idéal de liberté se partage plus facilement sur les réseaux sociaux que celui d’égalité. »
ET GÉOPOLITIQUES.
Puis les plateformes devinrent des enjeux géopolitiques. Par leur poids économique, par la densité des populations qu’elles agrègent, par les enjeux de « soft power » qui leurs sont consubstantiels et dans lesquels elles s’inscrivent, et par l’effet d’un monde dans lequel les grands « blocs » de la guerre froide se réchauffent dangereusement et où s’ajoutent dans cesse de nouveaux conflits qui prennent corps et font témoignage par la médiation de ces plateformes. Les plateformes ont traité de sujets relevant de géopolitique et elles sont ensuite devenues, en elles-mêmes, des sujets de géopolitique. On ne sait quel exemple citer tellement les dernières années ont fourni d’exemples : Trump menaçant l’Europe de sanctions économiques lourdes si nous persistions dans l’idée d’appliquer les formes de régulation du DSA et du DMA ; question de la gouvernance chinoise de TikTok ; plus anciennement le rôle de Facebook dans la propagation de discours de haine dans le génocide des Rohingyas ; rôle important des infrastructures de télécommunication privées (réseau Starlink d’Elon Musk) dans le conflit en Ukraine ; et bien évidemment reprise et influence massive des discours pro-Netanyahu dans le génocide en cours en Palestine et à Gaza et minoration ou invisibilisation (déjà ancienne) des discours pro-palestiniens. Pas un fait de guerre, pas un conflit international, pas un accord de commerce international qui n’ait sa déclinaison dans la manière dont il se trouve porté, repris, instrumentalisé par une ou plusieurs plateformes.
Soit MAGA, soit Mao.
En parallèle de ces époques, de ces temporalités, de ces mouvements jamais parfaitement linéaires et distincts, s’ajoute une autre grille d’analyse qui est celle de l’incarnation du management autant que du commandement de ces plateformes. Ces plateformes devinrent politiques, militantes et géopolitiques car leurs propriétaires et dirigeants se mirent à revendiquer leur propre statut politique et avec celui-ci leurs convictions militantes idoines. Si pendant longtemps les dirigeants de ces entreprises se gardaient bien d’affirmer publiquement et trop explicitement une affirmation ou un attachement politique, toutes les plateformes généralistes touchant plus d’un millard d’utilisateurs et d’utilisatrices, sont toutes dirigées par des patrons devenus militants et se situant soit dans une internationale réactionnaire d’extrême-droite néo-fascisante, soit dans la survivance totalitaire du mouvement communiste. Aujourd’hui c’est soit MAGA, soit Mao. Et TikTok cristallise à ce titre cet écartèlement entre son contrôle par les réseaux MAGA sur le sol américain et son contrôle par le parti communiste chinois partout ailleurs dans le monde.
On ne comprend plus rien à Facebook, à Instagram, à Telegram ou à X si l’on ne connaît pas l’évolution politique de Zuckerberg, de Durov ou de Musk. C’est évidemment la même chose à l’échelle de Tiktok. Et c’est ce que je n’ai cessé (avec quelques autres) de dire, d’écrire et d’expliquer : « ouvrir le code des algorithmes ne suffit plus« , ces plateformes sont à l’image de ceux qui les gouvernent et les réponses que nous cherchons sont moins dans leurs algorithmes et leurs données que dans les entrailles et la psyché de ces derniers.
[Mise à jour du 2 Octobre] Donald Trump déclarait à quel point il aimerait et voulait que TikTok soit modifié pour devenir 100% MAGA.
Publié le 26.09.2025 à 19:12
Afin de retrouver une forme de régularité (ou d’astreinte) dans ce merveilleux blog, je relance le billet du vendredi soir, celui du petit lien du week-end.
Et vous propose une lecture totalement ahurissante dont le titre suffit à donner toute la mesure : « Il injecte ChatGPT dans Animal Crossing : les villageois parlent maintenant de Trump. »
L’auteur de cette enquête (car c’en est une) est journaliste, il s’agit d’Arnaud Pessey, et tout son blog est passionnant.