Tristan Nitot sur la technologie, l'Internet et les libertés numériques
Publié le 06.10.2025 à 15:15
Pourquoi les investisseurs font-ils de l'IA une bulle ?
Mais pourquoi investit-on des centaines de milliards de dollars dans l’IA ? Ce matin, j’étais au journal de 8h de France Inter (à partir de 13 mn 15 s), pour répondre à cette question au micro de Stéphane Jourdain et parler de la bulle de l’IA.
Le temps qui m’était accordé étant très court, je profite de ce billet pour répondre plus longuement à la question posée :
Quelles sont les motivations des investisseurs ?
- Les internautes ont un usage croissance de ces technologies (700 millions de personnes rien que pour ChatGPT en moins de deux ans !), et ça pourrait devenir une source importante de revenus le jour où on les facturera ;
- Les grandes entreprises utilisatrices de technologie n’ont pas encore de preuve que l’IA générative délivrera les gains de productivité promis mais se disent qu’il faut prendre le train en marche, sinon elles vont le rater et se faire dépasser par leurs concurrents ;
- Les entreprises de la Tech sentent aussi que c’est un changement de paradigme et que cela pourrait redistribuer les cartes. Google pourrait bien perdre le marché des moteurs de recherche, doublé par des IA qui répondent à toutes les questions des utilisateurs. Facebook pourrait aussi se faire disrupter. C’est pourquoi ils investissent massivement pour éviter leur propre disparition.
- Nvidia, pendant ce temps-là, investit dans OpenAI pour l’aider à acheter des puces… de chez Nvidia. Ils financent donc leur propre croissance.
- Certains acteurs voient encore plus loin et visent la super-intelligence, le moment où on arrivera à faire des outils plus intelligents que l’homme (si ça arrive un jour).
Tout cela fait des sommes astronomiques, qui augmente de 50% cette année !
Il n’en reste pas moins que c’est une bulle spéculative.
On arrive donc à cette question :
L’explosion de la bulle serait-elle grave ?
- Jeff Bezos, fondateur d’Amazon dit que oui, c’est une bulle (il a raison à mon sens) mais il en minimise la portée en affirmant que c’est une bulle “industrielle” et pas spéculative, c’est à dire que les puces GPU et les datacenters construits resteront après l’explosion de la bulle, et donc on pourra utiliser ces “assets” pour construire la suite. Certes, mais la vitesse d’évolution des GPU est telle que ces puces très coûteuses auront perdu l’essentiel de leur valeur le temps qu’on sorte de l’explosion de la bulle…
- L’autre sujet préoccupant est que la bourse américaine ne grossit que grâce au “miracle” de la bulle spéculative de l’IA. Le Krach boursier de l’IA sera donc probablement un vrai gros krach.
- Mais comme l’empreinte écologique et énergétique de l’IA est monstrueuse, et difficilement compatible avec l’accord de Paris et toute la démarche liée au changement climatique et aux limites planétaires, il est possible que cela soit paradoxalement une bonne nouvelle…
Publié le 05.10.2025 à 06:00
Vélorutopia : Remerciements et Colophon
Remerciements
Moment délicat que cette section, où je vais forcément oublier des tas de gens qui m’ont directement ou indirectement inspiré, aidé, fait réfléchir, voire changer de trajectoire.
À ma Maman, première relectrice, à mon père, qui m’a accompagné par l’esprit, à mon épouse, Bénédicte, qui m’a vu disparaître pour écrire cette chose et a dû se demander si je n’avais pas une maîtresse (non, promis !), à nos enfants Philippine et à Robin qui, chacun à leur manière, m’ont inspiré, la première par son sale caractère et son turbo-gauchisme et le second qui, au cours d’une longue promenade sur la plage, m’a fait comprendre à quel point il est important de faire communauté au delà des désaccords politiques. À mon frère Benjamin, créatif polymorphe, pour nos fructueux échanges. À ma cousine Sophie Nitot, qui a maquetté la couverture.
Les copines et copains du groupe de travail EROOM et Fresque des nouveaux récits : Sylviane Luong, Gwenaëlle Hirrien, Samia Kherrati, Morgane Eckert, Amandine Capelle, Olivier Marchand, Raphaël Lemaire.
Les collègues et amis d’OCTO Technology (ils se reconnaîtront), l’équipe O by Octo, et toutes les tribus qui abordent les sujets de logiciels libres, de communs, d’optimisation, de Green-IT, de numérique responsable, d’éco-conception, etc.
Les invités de mon podcast l’Octet Vert, ceux du podcast Numériques Essentiels 2030 de Frugarilla/OCTO, spéciale dédicace à Agnès Crépet, Bela Loto-Hiffler, Hélène Jacquemin, Romane Clément, Timothée Parrique, Thomas Bourgenot, Julie Orgelet, Marion Graeffly, Frédéric Bordage (forcément !) et Alexis Bonon.
Les auteurs dont le pionnier Ernest Callenbach (Ecotopia), Camille Leboulanger (Eutopia), et mes camarades Henri Loevenbruck (Pour ne rien regretter et J’irais tuer pour vous) et Ploum (Bikepunk) m’ont montré la voie, tout en allant beaucoup plus loin que moi, avec infiniment plus de talent et de patience. Il me faut aussi mentionner Jean-Bernard Pouy, auteur de Spinoza encule Hegel et créateur de la collection Le Poulpe.
Les personnalités qui, par leur discours public, m’ont influencées : Jean-Marc Jancovici, il y a plus de 20 ans et encore aujourd’hui, Nicolas Hulot, par sa démission en direct sur France Inter, qui fut un électrochoc et provoqua à cette occasion une nouvelle prise de conscience, Cyril Dion (Demain, la Convention Citoyenne pour le Climat, ses chroniques sur France Inter). Les scientifiques du climat et de la biodiversité, Jean Jouzel en tête, Christophe Cassou, Valérie Masson-Delmotte, Magali Reghezza-Zitt, et tous les autres.
Les journalistes comme Mathieu Vidard (La Terre au carré sur France Inter), Hervé Kempf (Reporterre, qui a eu le courage, après une de nos conversations, de supprimer les pubs du site !), Paloma Moritz et Salomé Saqué de Blast qui m’impressionnent par leur détermination et leur professionnalisme.
Toutes les communautés libristes, des communs numériques (ou pas), Valérie Peugeot en tête et les nombreux Mozilliens qui - comme Framasoft et les CHATONS - et le fédivers ont pu me montrer qu’une utopie en informatique, c’était contre toute attente possible. Spéciale dédicace à Goofy pour le coup de pouce au bon moment !
Toute la communauté cycliste, des vélotaffeurs, les maisons du vélo et autres ateliers vélos associatifs, l’Heureux-Cyclage, le Wiklou, qui m’ont inspiré par leur habileté, leur convivialité, leur générosité, leur accueil et tout particulièrement la communauté vélo de Mastodon.
Ce livre est un peu le vôtre, et les bêtises, bévues, approximations, exagérations, maladresses, contresens et fautes sont bien les miens !
Licence
Ce livre, Vélorutopia, est sous licence libre Creative Commons CC-BY par Tristan Nitot. Vous pouvez télécharger gratuitement le livre et le modifier, le redistribuer, tant que vous citez l’auteur, Tristan Nitot.
Colophon
La couverture (ses deux versions) est l’oeuvre de Sophie Nitot, avec des photos de Tristan Nitot.
La police de caractère utilisée pour la couverture est Pally. Elle est gratuite mais pas libre (zut !).
Il a été écrit en Août et Septembre 2025, pour l’essentiel en Normandie, dans le Calvados.
Table des matières
- Chapitre premier : Paris, 2051
- Chapitre 2 : La rencontre
- Chapitre 3 : En selle !
- Chapitre 4 : Électrique
- Chapitre 5 : Chouette, un nouveau téléphone !
- Chapitre 6 : Clamart, 2015
- Chapitre 7 : Allez-y sans nous dans votre dystopie de merde
- Chapitre 8 : Ma petite entreprise
- Chapitre 9 : La ferme
- Chapitre 10 : À bicyclette
- Chapitre 11 : À cheval
- Chapitre 12 : La mer, qu’on voit danser le long des golfes clairs
- Chapitre 13 : On dirait le Sud
- Chapitre 14 : ¿Por qué te vas?
- Chapitre 15 : Épilogue
- Remerciements et colophon
Ce document est sous licence CC-BY-SA Tristan Nitot
Publié le 04.10.2025 à 06:00
Velorutopia, chapitre 15 : Épilogue
Alpha chantonnait le même chanson qu’à son adolescence, “Allez viens, je t’emmène loin / Regarder le monde s’écrouler / Il y aura du popcorn salé / Il y aura un nouveau monde à nos pieds” sauf que cette fois-ci, Guillaume était avec elle, sur les toits parisiens, ils étaient tous deux enlacés. Elle avait avec elle le porte-documents de Batarès. Ils faisaient face à un petit brasero qu’elle avait installé pour compenser la fraîcheur nocturne.
— Tu vas finir par l’ouvrir, ce truc ? lui demanda Guillaume. Je vois bien que tu tournes autour sans oser y toucher.
— C’est vrai. Il faut dire que je suis intriguée par ce contenu censé être si précieux au point que Batarès ait risqué sa vie pour le retrouver, avant d’en mourir. Et puis… Si ça se trouve c’est sans intérêt, des poèmes qu’il a écrits pendant l’enfance, ou une édition originale des écrits d’un économiste libéral qu’il chérissait et qui n’aurait aucune valeur ici à moins de réussir à le vendre sous le manteau à un capitalo !
— T’imagines, une version dédicacée de The Art of the Deal de l’autre crétin, tu sais, le président qui est mort étouffé par un hamburger quand il a appris le début de la révolution américaine à la télévision…
Ils rirent de bon cœur. Et Alpha se décida à ouvrir le porte document, avec un peu d’appréhension. Une publication scientifique, avec un tampon rouge “SECRET ABSOLU GROUPE PENAULT. Exemplaire N°1/1”.
— Un papier scientifique ! Qui vient des labos de l’entreprise de Batarès… Toi qui a une formation scientifique, t’en penses quoi ? Elle lui tendit le document.
— Wouah, c’est dingue ! il continuait à lire. C’est juste dingue ! Incroyable. Il avait raison, ton vieux, il faut donner ça tout de suite aux autorités ! C’est visiblement la méthode scientifique avec les plans et tous les paramètres pour réussir la fusion nucléaire. Comment arriver, sur Terre, à disposer d’une énergie gratuite et illimitée. Visiblement, ils indiquent les coordonnées GPS du laboratoire secret où le premier prototype est assemblé et où les tests ont déjà eu lieu. Ah, et voici la clé USB avec les plans numériques. C’est fou, c’est génial, incroyable !
— Fais voir le document ! demanda Alpha, qui lui prit des mains avant de le jeter promptement dans le brasero, clé USB comprise.
— Mais t’es folle !?
— Ah non. L’énergie abondante, c’est précisément ce qui a fait que l’humain a sabordé le vivant depuis la révolution industrielle. Alors refaire la même chose en plus grand, utiliser toute cette énergie pour retomber dans une logique extractiviste et productiviste, c’est juste non.
Ils se turent, fascinés par ce papier qui brûlait, papier qui aurait pu changer la trajectoire de l’humanité. Sauf que le papier était en train de brûler et donc la trajectoire avec lui…
Alors que le feu finissait de se consumer, Alpha lança à son compagnon :
— Bon, on va faire un tour de vélo pour se changer les idées ?
FIN
Ensuite : Remerciements et colophon
Table des matières
- Chapitre premier : Paris, 2051
- Chapitre 2 : La rencontre
- Chapitre 3 : En selle !
- Chapitre 4 : Électrique
- Chapitre 5 : Chouette, un nouveau téléphone !
- Chapitre 6 : Clamart, 2015
- Chapitre 7 : Allez-y sans nous dans votre dystopie de merde
- Chapitre 8 : Ma petite entreprise
- Chapitre 9 : La ferme
- Chapitre 10 : À bicyclette
- Chapitre 11 : À cheval
- Chapitre 12 : La mer, qu’on voit danser le long des golfes clairs
- Chapitre 13 : On dirait le Sud
- Chapitre 14 : ¿Por qué te vas?
- Chapitre 15 : Épilogue
- Remerciements et colophon
Ce document est sous licence CC-BY-SA Tristan Nitot
Publié le 03.10.2025 à 06:00
Vélorutopia, chapitre 14 : ¿Por qué te vas?
Le lendemain, Alpha se réveilla tardivement. Elle, qui était du genre matinal, avait eu une panne d’oreiller ! Bon, elle avait l’excuse des vacances — encore que c’était celles de Batarès, elle était toujours en mission, et surtout il lui fallait se remettre de cette randonnée à vélo et fort dénivelé de la veille.
— Charly, on va prendre le petit déjeuner ? lança-t-elle.
Pas de réponse. Elle s’habilla à toute vitesse, descendit dans la salle à manger de la pension et s’adressa à la patronne. :
— Dites, Madame, vous n’auriez pas vu le Monsieur qui est arrivé avec moi hier ? Plus âgé, il s’appelle Charly Bath.
— Ah si, il est très gentil, ce monsieur. Il est descendu tôt ce matin, m’a demandé de lui servir un petit déjeuner sur le pouce et de lui faire un sandwich. Son attitude était un peu étrange, à la fois espiègle et chuchotant comme un gamin qui fait une bêtise. Et puis il a sauté sur son vélo et a disparu.
— Oh merde. À quelle heure ?
— vers 6 h 30 du matin…
— Zut, il a une heure et demie d’avance. Je file ! À ce soir !
— Vous n’allez pas partir le ventre vide quand même ?
Alpha ne prit pas le temps de répondre et sauta à son tour sur son vélo, jurant entre ses dents.
— Ah la vieille ordure, il m’embobine avec ses compliments et file à l’anglaise dès que je dors ! Je parie qu’il est parti vers Mornes les Mimosas rejoindre les capitalos. Si je ne le rattrape pas, la colonelle Tricot va me passer un savon taille XXL, je vais me retrouver à faire la circulation cycliste sur une autoroute désaffectée du Cantal !
Elle demanda à son terminal la distance qui la séparait de Mornes les Mimosas puis appela la Colonelle pour lui expliquer le problème.
— Colonelle, c’est Alpha au rapport. Mauvaise nouvelle : Batarès a filé au petit matin, je suis à sa poursuite, mais je n’ai pas de visuel. Il m’avait parlé d’aller vers Mornes les Mimosas avant que je ne lui explique que ça n’était pas possible. Vous avez une idée de l’endroit précis où il pourrait se rendre ? Chez des capitalos ? Autre part ? Il avait des attaches par là ?
— Je ne vous félicite pas, Alpha, répondit la colonelle d’une voix glaciale. Je mets une équipe sur le sujet ici au QG. Ils vous contacteront. En attendant, essayez de rattraper votre retard sur Batarès. Comptez sur moi pour avoir de mes nouvelles quand vous l’aurez retrouvé. C’est votre priorité, essayez de ne pas me décevoir ce coup-ci ! balança la colonelle avant de raccrocher rageusement.
Alpha donnait tout ce qu’elle avait en réserve. Bonne nouvelle, le vent était d’Ouest, il lui était donc favorable. Le chemin, par ailleurs, était beaucoup plus plat que la veille. Et elle n’avait pas d’assistance électrique. Paradoxalement, elle savait que cela l’avantageait, car Batarès aurait une vitesse de croisière de 25 km/h, vitesse à laquelle l’assistance électrique se déconnectait. Bien sûr, il pouvait rouler plus vite, mais à la seule énergie de ses mollets, ce qu’il n’allait probablement pas faire, vu l’effort supplémentaire que ça demandait. Alpha, si elle arrivait à tenir les 35 km/h qu’elle se fixait comme objectif, pourrait rattraper une partie de son retard. Avec son vélo gravel et sa bonne forme physique, c’était faisable, surtout si Batarès faisait des pauses. Tout dépendait de l’avance qu’il avait prise.
Concentrée sur son effort, elle arriva en vue du port d’Hyères, qui était devenu la frontière avec l’État capitalo. Il y avait effectivement une chicane composée de blocs de béton en travers de la route, une cabine de plage qui devait servir de poste frontière, mais aucun garde à l’intérieur. Les environs étaient déserts. Pour un peu, on verrait des buissons rouler avec le vent et on entendrait “c’est trop calme, j’aime pas trop beaucoup ça” avec la voix de Jamel Debbouze.
Son terminal vibra, c’était un message du capitaine Chécraud, qui lui donnait des précisions : “En fouillant dans les archives, on a vu que Batarès possédait une maison dans un domaine privé nommé ‘Cap Beunet’. C’est une destination possible. Probable, même. Attention, le Cap Beunet était un domaine privé gardé 24/7 et résidence secondaire de nombreux ultra-riches. Pas d’informations récentes disponibles à son sujet, mais l’endroit est souvent référencé avec crainte et respect dans les groupes de capitalos qu’on a pu infiltrer. Prudence extrême et arme de service sont recommandés. Coordonnées GPS jointes.”
— Quand je pense que les collègues se moquaient de moi en me traitant de baby-sitter option gériatrie spatiale, ils vont moins ricaner quand ils apprendront que je suis allé le chercher par la peau des fesses en territoire capitalo !
Alpha s’arrêta pour consulter son application OpenStreetMap. La façon la plus logique c’est de suivre la route qui passe par Mornes les Mimosas avant de finir en cul de sac au Cap Beunet. Mais si l’endroit est gardé, ce qui est quasiment certain, c’est là que l’accès sera le plus verrouillé. Une autre possibilité serait de passer par Brégançon, le village où se trouve le fort éponyme, ancienne résidence des présidents de la république. Là aussi il va falloir s’attendre à une concentration de personnes hostiles, mais en passant par les chemins DFCI de lutte contre les incendies, elle pourrait sûrement progresser en se faisant discrète. Elle prit cette option.
Une fois arrivée à l’extrémité de la route, Alpha camoufle son vélo derrière un arbuste et progresse à pieds aussi discrètement que possible sur un chemin très pentu et caillouteux. Personne pour l’instant. Elle progresse doucement, mais la chaleur de fin d’été et la soif se font sentir et sa gourde est vide. À force d’efforts pour gravir le chemin forestier, elle arrive à la limite de la première villa. Luxueuse, avec piscine, vue imprenable sur la mer et le fort de Brégançon. Pas de vie en vue. Les volets ne sont pas fermés, les habitants ne semblent pas repartis dans leur résidence principale. Les maisons dans le coin sont loin de tout et n’avaient de sens que dans un monde motorisé, avec des revenus importants pour payer les charges, l’entretien de la piscine, la climatisation, les frais de gardiens et tout le côté artificiel d’une vie moderne dans un environnement préservé où rien n’est cultivé à proximité. On y est dépendant de tout le système capitaliste, sa chaîne logistique, ses réseaux d’eau, d’électricité, d’évacuation des eaux. Mais tout cela s’est enrayé il y a 25 ans. Comment les gens font-ils pour continuer à vivre ici alors que le monde capitaliste s’est effondré ?
— HALTE OU JE TIRE ! retentit une voix.
Alpha se jette au sol, sort son arme de service, insère une balle dans la chambre et ôte le cran de sécurité. La voix reprend :
— HALTE OU JE TIRE !
Exactement la même voix. Exactement le même message, la même intonation. Alpha reste immobile. La voix retentit encore, absolument identique. Alpha attrape une pierre et la lance vers la piscine. Une rafale lui répond. Une rafale… de clic-clic-clic-clic… Un robot tueur à bout de munition. Elle s’en doutait, à cause de la voix enregistrée. Mais pour ce qui était d’absence de munition, c’est une excellente surprise. Elle repère la machine, peinte en noir, avec le canon de son arme dirigée vers la piscine, s’approche doucement et écrase une grosse pierre sur le capteur de présence humaine. Ce genre d’équipement, dans une villa d’ultra-riche, n’était rétrospectivement pas une surprise, surtout que c’était une villa en limite de domaine. Il est probable que seules les villas en bordure de périmètre sont équipées de tels robots. Logiquement, les autres villas, plus entourées, ne devraient pas avoir de robots-tueurs, sinon on risquerait un massacre entre voisins robots.
Alpha entreprit de faire le tour de la propriété. La baie vitrée de la cuisine était ouverte, les restes d’un cadavre en travers, les bras chargés de victuailles, alors qu’il se dirigeait vers la sortie. Un pillard ? Ici ? L’homme était mort depuis belle lurette, le corps était dans un sale état, bouffé par toutes sortes de bêtes, rongeurs, mouches, lézards… Alpha en avait déjà vu de belles, mais c’était objectivement répugnant. Autour de ce qui avait été son poignet, une Rolex. Probablement un voisin désespéré venu se servir dans la cuisine et qui s’était fait surprendre par le robot tueur. Un revolver dépassait de la poche de son short. Elle enjamba le corps, entra dans la maison. Un couple avait été abattu dans le salon.
— Bon, je ne suis pas là pour enquêter sur un double meurtre de capitalos façon cold case. Alors, t’es où, Batarès ?
Alpha s’éloigna, descendant vers la maison dont le capitaine Chécraud lui avait transmis les coordonnées. Il fallait être prudent, d’autres robots-tueurs pouvaient avoir été disposés dans le luxueux lotissement. La progression était lente et, au détour d’un chemin, elle arriva dans une zone qui avait brûlé. Toute la végétation était noircie, les villas dévastées. La bonne nouvelle, c’est que les robots tueurs de cette partie avaient brûlé. Il n’y avait aucun signe d’intervention de pompiers. Les capitalos avaient-ils été abandonnés par les gardes et les soldats du feu ? Alpha finit par trouver la maison qui avait appartenu à Batarès. Elle en fit le tour, cherchant à voir si Charly était encore dedans. Pas trace de vie, mais des traces de pas visiblement récentes qui entraient par une baie vitrée pour se diriger vers l’escalier. Alpha les suivi prudemment, arme au poing et monta les marches menant au premier étage.
— Charly, c’est Alpha ! Vous êtes là ?
Pas de réponse dans la maison dévastée. C’est alors qu’elle remarqua que les traces allaient vers la chambre principale et en ressortaient. Elle y entra silencieusement. À gauche du lit, derrière un cadre en verre brisé qui avait été posé à terre récemment, un coffre fort dont la porte est ouverte. Elle s’approche, il est vide. Elle suit les traces de pas qui mènent à l’arrière de la maison, rattrape un sentier qui se dirige vers la sortie du domaine Cap Beunet. Batarès est sûrement venu chercher des documents dans le coffre fort pour les emporter et les donner aux chefs capitalos. Qui sait ce qu’ils contiennent, qu’est-ce qui peut être suffisamment précieux pour que Batarès risque sa vie en venant les chercher, lui fausser compagnie au petit matin, s’aventurer en territoire hostile, braver les robots tueurs et les gardes, et repartir ? Alpha avançait toujours prudemment sans rencontrer personne. La maison des gardes, reconnaissable à ses barrières pour bloquer les automobiles, était proche de la mer. Alpha la contourne, passe par la plage. Certes, c’est à découvert, mais au moins on se trouve loin des robots tueurs dont les armes ont une courte portée. Cette petite plage de sable semble immaculée, à part deux traces de pas récentes, dans deux sens opposés. Le cœur d’Alpha bat la chamade, seraient-ce celles de Batarès ? Elle les suit jusqu’à la route qui mène à Mornes les Mimosas. Prudente, elle progresse sur le bas-côté pour ne pas être une cible trop facile d’éventuels capitalos. Ici, la végétation n’a pas brûlé, c’est plus facile. Elle observe l’endroit, qui fut paradisiaque, exclusif, un petit coin de la côte méditerranéenne préservé du tourisme de masse au profit des ultra-riches, maintenant devenu dangereux, mortifère, où les voisins s’entretuent pour des victuailles, faute d’avoir su faire communauté et de savoir cultiver quoi que ce soit pour se nourrir. Il faut dire que le lieu, certes superbe et parfait pour des vacances avec piscine et vue sur mer, n’avait rien pour permettre l’auto-suffisance.
Elle marcha ainsi plusieurs longs kilomètres, toujours sur le qui-vive, quand elle aperçut, sortant d’un gros buisson, la roue d’un vélo à assistance électrique. À côté, à moitié caché, Batarès était allongé, livide, blessé, tenant contre lui un porte-document.
— Alpha, c’est vous ! Vous m’avez fait peur !
— Mais merde, Batarès, qu’est-ce qui vous a pris de passer à l’ennemi ! J’avais confiance en vous ! fulminait-elle.
— Ça n’est pas le cas, haletait-il, visiblement mal en point.
Alpha s’agenouilla, lui prit la pochette, ouvrit sa chemise. Il était salement touché par au moins deux impacts de balle au thorax. Sa respiration était sifflante.
— Merde, fit-elle.
— Oui, je… Je crois que je n’en ai plus pour très longtemps. Salaud de robots-tueurs ! J’ai réussi à les éviter à l’aller mais pas au retour. Mais j’ai les papiers. C’est ça qui compte.
— Les papiers, franchement, on s’en fiche, Charly.
— Non, ils sont importants. Moi, je suis vieux, et j’ai bien compris en écoutant les infirmières qu’après 25 ans dans l’espace, mon corps avait été bombardé de rayons cosmiques malgré le blindage du vaisseau de Fusk. Mon temps sur cette planète était donc compté. C’était donc mon dernier été, et je suis content d’avoir revu le Mourillon et le Cap Beunet.
— Ne dites pas de bêtises, on va vous sortir d’ici, Batarès !
— Je préfère que vous m’appeliez Charly. Et ne me refaites pas le coup du PADPAMPAN, mais là c’est vous qui dites des conneries. C’est gentil de me donner de l’espoir, mais… mais… ça va être vite terminé. Jurez-moi que vous emporterez ces papiers. C’est pour vous que je suis allé les chercher. Ils sont importants. Je vous les confie. Vous avez tous les contacts nécessaires au niveau politique pour faire ce qu’il faut avec.
C’est vrai que le vieux avait l’air dans un sale état, son état empirait de minute en minute. Coincée en territoire hostile, avec un vélo pour deux et un blessé grave, Alpha ne voyait pas comment sauver Batarès. Il était bien parti pour y rester.
— Je suis cap’ de mourir comme un benêt au Cap Beunet, plaisanta-t-il avec l’énergie de ceux qui n’en n’ont plus pour longtemps.
— Je suis désolée, Charly.
— Pour le PADPAMPAN à l’hôpital ? J’avoue que je ne l’avais pas volé. À défaut d’être agréables, vos méthodes révolutionnaires “pédagogiques” font leur petit effet.
— Non, enfin si, mais pour… elle n’y arrivait pas. Pourtant, il fallait qu’elle lui dise, cela l’avait rongée toute sa vie.
C’était à son tour d’être ému. Il avait réussi à rester bravache jusque-là, mais voir Alpha avec les larmes aux yeux se battre avec ses souvenirs d’adolescente, avec qui elle avait lutté toute sa vie, c’était dur aussi pour lui.
Et tous deux finirent la phrase, simultanément : “Pour Camille…”
Alpha était choquée. Batarès continua :
— J’en avais l’intuition, et puis l’autre soir, avec Guillaume… C’était vous la “petite connasse” à vélo ?
Elle hocha la tête.
— Je suis désolé de vous avoir mis à terre avec votre vélo.
— Et moi… pour Camille, sanglota-t-elle. Pardon…
Elle le prit dans ses bras et ils restèrent ainsi un long moment. La respiration de Batarès se fit plus faible…
La nuit était tombée, la respiration avait cessé.
Elle lui fit une sépulture temporaire avec des pierres sèches, prit le porte-document, le vélo et profita de la nuit, tous feux éteints, pour rejoindre le Mourillon au petit matin, épuisée, affamée. Elle avait perdu un ami.
Ensuite : Chapitre 15 : Épilogue
Table des matières
- Chapitre premier : Paris, 2051
- Chapitre 2 : La rencontre
- Chapitre 3 : En selle !
- Chapitre 4 : Électrique
- Chapitre 5 : Chouette, un nouveau téléphone !
- Chapitre 6 : Clamart, 2015
- Chapitre 7 : Allez-y sans nous dans votre dystopie de merde
- Chapitre 8 : Ma petite entreprise
- Chapitre 9 : La ferme
- Chapitre 10 : À bicyclette
- Chapitre 11 : À cheval
- Chapitre 12 : La mer, qu’on voit danser le long des golfes clairs
- Chapitre 13 : On dirait le Sud
- Chapitre 14 : ¿Por qué te vas?
- Chapitre 15 : Épilogue
- Remerciements et colophon
Ce document est sous licence CC-BY-SA Tristan Nitot
Publié le 02.10.2025 à 06:00
Vélorutopia, chapitre 13 : On dirait le Sud
Photo © Tom4
— Décidément, Batarès tient la forme des grands jours, se dit pour elle-même Alpha, gérant son souffle au mieux alors qu’ils montaient vers La Gineste et le mont Puget en quittant les calanques de Sormiou.
Batarès avait tenu à y passer, avec raison, c’était superbe. L’endroit avait rappelé à Alpha un livre révolutionnaire, Paresse pour tous, d’Hadrien Klent. Le héros du livre, Émilien, vivait là. Mais là, il s’agissait maintenant de grimper. La journée, d’après l’application Géovélo, promettait plus de 1000 m de dénivelé positif. Heureusement, Alpha avait choisi un bon vélo mécanique et, l’habitude aidant, elle avait des bagages très légers, mais elle payait cher les derniers mois à Paris avec moins d’exercice en compagnie de Batarès. Heureusement le paysage était sublime, avec la mer au loin, la vue sur la montagne de l’autre côté. Et puis ce fut la descente sur Cassis, où ils s’arrêtèrent pour déjeuner. En début d’après-midi, ils prirent un bout d’autoroute, Batarès en fut estomaqué.
— C’est incroyable de prendre une autoroute à vélo, maintenant qu’il n’y a plus de voitures !
— Oui, c’est une infrastructure dont on ne sait pas quoi faire. La détruire coûterait une fortune, et puis c’est quand même parfois utile. On a décidé de laisser la voie de droite utilisée pour les vélos et vélis, ces véhicules intermédiaires à quatre roues, à pédales et à assistance électrique, à vocation utilitaire. Comme ça, l’herbe n’y pousse pas. Par contre, comme vous le voyez, la vie reprend ses droits sur la file de gauche, et on laisse faire. La biodiversité a bien besoin de se faire une santé.
— Mais justement, vous faites comment pour l’entretien ? Le bitume est nickel !
— On se contente juste de rouler dessus. Mais comme ce ne sont plus que des véhicules légers qui circulent, le bitume, prévu pour des véhicules bien plus lourds, s’abîme peu, contrairement à l’époque des semi-remorques de plusieurs dizaines de tonnes et de véhicules électriques et SUV dépassant les 2 tonnes. À l’époque, il fallait refaire la chaussée régulièrement. Maintenant, le plus pénible, ce sont les ronces qui veulent traverser. C’est pourquoi la plupart des gens qui roulent à la campagne ont dans leurs sacoche un gant en cuir et un sécateur, pour la maintenance des chemins.
Une fois arrivés à Toulon, ils posèrent leurs bagages dans une pension de famille comme celle de Marseille. Ils étaient dans le quartier du Mourillon, qui avait été chic autrefois, maintenant forcément plus dans son jus. Les maisons de vacances étaient occupées par des travailleurs plutôt que par des riches vacanciers. Ils profitèrent de la météo clémente pour aller dîner dans une paillote d’une plage proche. La plage artificielle, qui n’était plus alimentée chaque année en sable par des camions, semblait plus dégarnie qu’avant l’affaissement, mais le charme du bord méditerranéen fonctionnait à plein. Ils parlèrent de tout et de rien, de la randonnée du jour, magnifique mais épuisante, et du bonheur qu’ils éprouvaient dans cet endroit calme, face à la presqu’île de Saint-Mandrier.
— Je voulais vous remercier, Alpha. J’ai retrouvé ma joie de vivre, et c’est un peu grâce à vous.
— Merci Charly, j’accepte le compliment, mais je vous le retourne : c’est vous qui faites le boulot ! Je ne fais que vous aider quand j’en vois l’opportunité, mais c’est vous qui décidez de changer de perspective. Cela me rappelle une blague de coach ou de psy qu’on m’a racontée quand je suivais une formation : “Combien faut-il de coachs pour changer une ampoule ? Un seul, mais il faut que l’ampoule veuille changer !”. Cela s’applique exactement à votre cas, non ?
— Ah, oui, peut-être. Mais mes remerciements sont sincères, vraiment. J’ai de la chance de vous avoir vous, dans ma vie, dans ce passage compliqué. Alors merci, tout simplement.
Alpha fut touchée. Ils rentrèrent dans leurs chambres respectives sans un mot.
Ensuite : Chapitre 14 : ¿Por qué te vas?
Table des matières
- Chapitre premier : Paris, 2051
- Chapitre 2 : La rencontre
- Chapitre 3 : En selle !
- Chapitre 4 : Électrique
- Chapitre 5 : Chouette, un nouveau téléphone !
- Chapitre 6 : Clamart, 2015
- Chapitre 7 : Allez-y sans nous dans votre dystopie de merde
- Chapitre 8 : Ma petite entreprise
- Chapitre 9 : La ferme
- Chapitre 10 : À bicyclette
- Chapitre 11 : À cheval
- Chapitre 12 : La mer, qu’on voit danser le long des golfes clairs
- Chapitre 13 : On dirait le Sud
- Chapitre 14 : ¿Por qué te vas?
- Chapitre 15 : Épilogue
- Remerciements et colophon
Ce document est sous licence CC-BY-SA Tristan Nitot
Publié le 01.10.2025 à 06:00
Vélorutopia, chapitre 12 : La mer, qu'on voit danser le long des golfes clairs
Il était tôt le matin quand ils chargèrent leurs bagages dans le triporteur de Batarès puis commencèrent à pédaler en direction de la gare de Lyon.
— Je n’en reviens pas qu’on mette six heures pour aller à Marseille. De mon temps, on mettait trois heures et quart ! pestait Tabarès. Ce monde n’en finit pas de me décev… surprendre ! se rattrapa-t-il en voyant le regard réprobateur d’Alpha.
— En fait, ce sont toujours les mêmes TGV qu’à l’époque, au moins vous ne serez pas dépaysé. Mais on les fait rouler moins vite, pour réduire la maintenance des voies, qui est très coûteuse en temps, énergie, matériaux et main d’œuvre. Cela a permis de réduire très sensiblement l’empreinte environnementale du train.
— Et en plus, à l’arrivée, on devra aller à Toulon à vélo, depuis Marseille ! C’est que ça monte par là-bas…
D’un coup de jarret, Alpha prit un peu d’avance, histoire de ne plus entendre le vieux bougon grommeler. Il avait beau faire des efforts, il avait du mal à s’adapter, malgré un passage à la ferme qui semblait l’avoir adouci. Mais au moins le projet d’aller à Toulon semblait le réjouir. Ce séjour ferait du bien à Alpha aussi, qui espérait que les groupuscules réacto-capitalos ne seraient pas plus offensifs à Toulon sous prétexte qu’ils étaient proches de leurs bases arrières. Alpha n’en avait pas parlé à Batarès, mais les ponts diplomatiques avaient été coupés avec l’État Capitaliste Nice-Monaco dont les groupuscules étaient proches.
Ils arrivèrent à la Gare de Lyon, garèrent le vélo et le triporteur dans ce qui avait été un parking pour voitures et montèrent dans le TGV, le même qu’en 2025, sauf que les fauteuils avaient été revêtus de tissus de seconde main, lui donnant un air joyeux avec ses couleurs bigarrées choisies avec soin.
— Les vacances commencent maintenant ! se félicita Batarès. Dites, il va falloir que vous m’expliquiez comment cette “révolution” a pu avoir lieu sans qu’elle ne se termine en guerre civile. Parce que bon, quand je suis parti pour Mars, la polarisation de la société allait grandissant et ça n’augurait rien de bon. La droite extrême se radicalisait, la gauche se divisait, on sentait bien que ça se tendait tout ça…
— Oui, en fait il y a eu deux prises de consciences séparées qui se sont rejointes. À gauche, un texte de Cyril Dion est devenu viral petit à petit, un mème, en fait. Il expliquait dans ce texte qu’il y avait une règle du jeu auquel nous jouions tous à l’époque, et que c’était le capitalisme. Cette règle du jeu avait été établie par les puissants il y a longtemps, et que ces mêmes puissants, qui gagnaient à ce jeu en s’enrichissant et donc en augmentant leur puissance, n’avaient aucun intérêt à changer les règles. Il ajoutait cette histoire, “si vous faites jouer Martin Luther King, Gandhi et Mère Teresa au Monopoly, à la fin il se produira la même chose : l’un aura ruiné les autres.”
— Wow, mais… c’est vrai !
— Exactement. Il concluait par “Parce que ce n’est pas un problème de personne, c’est un problème de jeu. Et aujourd’hui, nous avons besoin de changer de jeu”.
— Et donc la les forces de progrès ont décidé de changer de jeu ?
— Voilà. On l’a toujours su plus ou moins consciemment, mais là, ça a touché un public plus large, bien au-delà des partis politiques, qui ont été débordés sur le coup. C’était un très vaste mouvement citoyen. C’est tombé à un moment où il est devenu plus apparent que jamais que le climat était vraiment détraqué. Deux canicules pendant l’été 2025, des feux de forêts qui se multipliaient, l’anxiété du climat et de l’effondrement de la biodiversité étaient à leur paroxysme. C’est devenu à la fois évident et urgent : il fallait changer les règles.
— Mais comment est-on passé de la prise de conscience à l’action ?
— Cela s’est fait en plusieurs temps. Les scandales mettant en cause les industriels et leurs liens avec le gouvernement, comme je vous l’expliquais l’autre jour. Le scandale des eaux minérales qui étaient juste de l’eau filtrée, par exemple. L’opposition des pétroliers à la réduction du plastique, qui posait des problèmes de santé croissants avec les micro-plastiques. La multiplication des PFAS, ces polluants éternels qu’on retrouvait partout, avec des fabricants d’ustensiles de cuisine qui avaient basé leur modèle d’affaire dessus à grands coups de publicité. J’étais jeune, je ne me souviens pas de tout, mais on avait l’impression qu’on nous prenait pour des cons à grande échelle, comme dans la chanson de Souchon qu’on chantait ensemble l’autre soir. Chaque jour apportait son lot de révélations et de scandales de la part des grandes entreprises. Et puis le gouvernement a tenté de mobiliser le peuple sur l’obligation de payer la dette… en faisant payer les plus modestes.
— Mais les partis plus traditionalistes n’ont pas suivi sur ces sujets, si ?
— En fait, la droite a embrayé en même temps que la gauche, c’est difficile de dire qui a commencé le premier. Ensemble, ça a donné un grand mouvement citoyen. il y a eu une prise de conscience que la théorie du ruissellement était un énorme mensonge. Vous savez, cette théorie jamais vérifiée que si les riches gagnent beaucoup d’argent, ils le dépensent et ça enrichit les gens un peu moins riches, qui à leur tour dépensent cet argent, et donc permet aux classes populaires de bien vivre. C’était juste un pipeau en chêne massif inventé par les ultra-riches. Ce mensonge a fonctionné pendant des décennies, en sous-entendant que si vous ne vous en sortez pas, c’est que vous n’y mettez pas assez d’énergie. Sauf qu’on a commencé à plaisanter, surtout à droite, de la “théorie de la capillarité”. Vous savez, quand vous avez un pantalon un peu long et que vous marchez dans une flaque, le tissu fait comme une mèche, il se remplit d’eau. L’eau monte le long de la jambe. C’est l’effet de capillarité. À droite, c’est devenu une idée qui s’est répandue comme une traînée de poudre : “on nous parle de théorie du ruissellement, mais en fait on vit la théorie de la capillarité”. L’argent du travail des classes populaires va dans les poches des riches, qui le dépensent en abîmant l’habitabilité de la planète. Du coup, la droite, surtout l’extrême, qui avait des prétentions sociales, s’est enflammée sur le sujet. Ils ont réalisé que le problème, c’était les ultra-riches. Le bouc émissaire, ça n’était plus l’immigration, c’était les ultra-riches. Quelque part, les partisans d’extrême-droite aussi ont compris qu’ils étaient les dindons de la farce, et qu’il fallait donc changer de jeu.
— Un genre de convergence des luttes ?
— Ahah, oui ! s’esclaffa Alpha. Mais pas sûr qu’ils aient appelé ça comme ça, à droite…
— Et ça a suffi pour faire tomber le gouvernement ?
— Non, mais le président Macrault a donné le coup de pouce qu’il fallait, bien malgré lui. Il avait été élu pour faire tenir le système en place, on l’avait même surnommé “le président des riches”. Et sur un coup de tête, il avait dissous l’assemblée nationale, refusé de reconnaître la majorité de gauche, nommé des premiers ministres successifs illégitimes. Le deuxième est même arrivé avec une réforme qui allait mettre encore plus de pression sur les classes populaires avec des mesures d’austérité et refusant de mettre à contribution les plus riches. C’est là que tout a explosé. Mathématiquement, les 99% sont plus nombreux que les 1%. Même si les 10% les plus riches croient à la fable des 1% en reprenant leurs idées, il reste quand même 90% de la population contre eux.
Tout cela rendit Batarès songeur. Ils continuèrent la discussion puis se mirent à lire. Alpha avait prêté à son compagnon un livre d’Henri Loevenbruck, Pour ne rien regretter, qu’elle avait adoré. De son côté, elle relisait pour la n-ième fois Bikepunk, de Ploum, un roman d’action avec une héroïne à vélo.
Ils arrivèrent enfin à Marseille. Là, ils allèrent acheter deux vélos de seconde main pour la suite de leur séjour, vélos qu’ils revendraient au même magasin ou à un autre après usage, pour un tarif quasi identique une fois la révision déduite. Ils s’installèrent dans un genre de pension de famille pour voyageurs, ce qu’on aurait appelé un hôtel autrefois, mais tenu par une famille qui embauchait des voyageurs de passage pour faire le service.
Dans le couloir à l’étage, Alpha s’inquiéta :
— Charly, vous êtes sûr qu’un vélo, certes à assistance électrique, vous conviendra ? C’est que nous avons près de 60 km à faire demain et mon terminal me dit que ça ne sera pas plat !
— Ne vous en faites pas, Alpha, la vieille carne que je suis a bien repris du poil de la bête ! La fois où je n’ai pas pu avoir de pain grillé pour avoir abusé du mode Turbo du triporteur m’a piqué au vif, tous nos déplacements qui ont suivi ont été faits en mode Éco, voire sans assistance. Le passage à la ferme a aussi beaucoup aidé. Bref, j’ai des cuisses de jeune homme, je pète le feu, vous allez voir ! Et vous, vous allez vous en sortir ? J’ai vu que vous l’aviez joué Old School en choisissant un vélo musculaire, comme dans les années 1960.
— Ne vous en faites pas pour moi, Charly. J’ai besoin de me défouler, d’où ce choix. Allez, bonne nuit. Demain, c’est l’aventure !
Ensuite : Chapitre 13 : On dirait le Sud
Table des matières
- Chapitre premier : Paris, 2051
- Chapitre 2 : La rencontre
- Chapitre 3 : En selle !
- Chapitre 4 : Électrique
- Chapitre 5 : Chouette, un nouveau téléphone !
- Chapitre 6 : Clamart, 2015
- Chapitre 7 : Allez-y sans nous dans votre dystopie de merde
- Chapitre 8 : Ma petite entreprise
- Chapitre 9 : La ferme
- Chapitre 10 : À bicyclette
- Chapitre 11 : À cheval
- Chapitre 12 : La mer, qu’on voit danser le long des golfes clairs
- Chapitre 13 : On dirait le Sud
- Chapitre 14 : ¿Por qué te vas?
- Chapitre 15 : Épilogue
- Remerciements et colophon
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