Le blog de Marc Endeweld
Publié le 23.06.2025 à 21:09
L'Azerbaïdjan à l'assaut de Benalla
Cette histoire empoisonne la vie du président Macron depuis plusieurs mois. On y trouve tous les ingrédients d’un bon feuilleton d’espionnage : un pays, l’Azerbaïdjan, sous l’influence de différentes puissances (Russie, Turquie, Israël) et dirigé d’une main de fer par Ilham Aliyev, un contrat de plusieurs millions d’euros avec Farkhad Akhmedov, un oligarque russo-azerbaïdjanais, mais aussi l'un des plus grands yachts du monde, le Luna, qui a appartenu par le passé à un autre oligarque, le russo-israélien Roman Abramovitch, et enfin l’Élysée, qui fait l’objet d’une intense campagne de déstabilisation.
Et parmi les personnages centraux de cette histoire, on retrouve surtout Alexandre Benalla, l’ex-chargé de mission de l’Élysée, qui a été l’un des plus proches collaborateurs du président de la République, avant d’être viré pour avoir joué les gros bras sous uniforme policier lors du 1er mai 2018 à la place de la Contrescarpe de Paris.
Est-ce justement la date anniversaire du 1er mai qui a inspiré l’Azerbaïdjan ? Dans la guerre hybride que mène depuis deux ans ce petit État pétrolier du Caucase contre la France comme je l’avais relaté dans un précédent article, tous les coups sont permis. C’est ainsi que Bakou actionne fin avril la grosse Grosse Bertha contre l’Élysée en soufflant sur les braises de l’affaire Benalla, au moment même où le président français tente de survivre diplomatiquement entre Poutine, Trump et Netanyahou, dans un monde, il faut bien le dire, de plus en plus incertain.
Une dépêche azerbaïdjanaise suscite l’inquiétude de l’Élysée
Le 28 avril 2025, l’agence de presse azerbaïdjanaise (l’APA), bras armé médiatique du président Ilham Aliyev, l’homme fort du pays, a en effet publié une dépêche, diffusée notamment en Français, affirmant qu’Interpol, l’organisation internationale de la police criminelle qui regroupe 196 États, a délivré une notice rouge à l’encontre d’Alexandre Benalla, ce que la presse francophone appelle habituellement un « mandat d’arrêt international ». Un coup de tonnerre. Dans le viseur des autorités azerbaïdjanaises ? Un contrat qu’Alexandre Benalla a signé avec Farkhad Akhmedov le 15 novembre 2018, quelques semaines après son départ de l’Élysée.
« Après une longue procédure, le Secrétariat général d’Interpol a inscrit le citoyen français Alexandre Benalla sur la liste internationale des personnes recherchées avec une notice rouge en avril 2025, jugeant la recherche justifiée et a notifié tous les États membres en conséquence », assure alors l’agence de presse azerbaïdjanaise, qui ajoute que cette inscription de l’ancien chargé de mission de l’Élysée sur la liste internationale des personnes recherchées date de courant avril et fait suite à une demande de l’Azerbaïdjan.
Très vite, cette dépêche azerbaïdjanaise fait le tour de cercles initiés à Paris, ceux du grand commerce international et de la communauté du renseignement au sens large, via des messageries « sécurisées ». De très rares comptes sur X postent l’article en question, et les tweets ne provoquent aucun reprise ni aucun buzz. Bref rien ne filtre, mais l’inquiétude gagne immédiatement les hautes sphères du pouvoir.
Où est donc Alexandre Benalla ? Est-il à l’étranger, lui qui vit en partie entre Paris et Genève ? D’autant que l’agence de presse d’Azerbaïdjan écrit une phrase pour le moins ambigüe : « Une « notice rouge » entraîne la détention de la personne dans le pays où elle est trouvée et son extradition vers le pays requérant. Il est notoire qu’A. Benalla fait actuellement l'objet d'une procédure d'extradition dans un pays tiers ». L’inquiétude redouble : et si Alexandre Benalla avait-il déjà été arrêté ?
No comment d’Interpol, silence de l’Azerbaïdjan
Lorsque je prends connaissance de cette dépêche quelques heures après sa publication, je contacte les services d’Interpol sur l’existence d’une telle notice rouge délivrée à l’encontre d’Alexandre Benalla. Le mercredi 30 avril, le bureau de presse me répond par ces mots : « Lorsqu’un service de police de l’un des 196 pays membres d’INTERPOL communique au Secrétariat général, à Lyon, des informations sur une arrestation, une enquête ou des malfaiteurs en fuite, ces informations demeurent la propriété de ce pays membre. INTERPOL ne fait donc aucun commentaire sur des affaires ou des individus particuliers, sauf circonstances spéciales et s’il y a été autorisé par le pays membre concerné. Pour ce qui est de votre question concernant cette personne/affaire, nous vous conseillons de contacter les autorités des pays concernés. » No comment donc.
Le même jour, je prends contact avec l’ambassadrice d’Azerbaïdjan, Leyla Abdullayeva, qui ne me retourne aucune réponse. Je sollicite aussi une figure de la communauté azerbaïdjanaise à Paris et je questionne le ministère des affaires étrangères à Bakou. Silence radio. Guère étonnant alors que des négociations secrètes sont toujours en cours entre la France et l’Azerbaïdjan, comme on le verra plus loin, pour aplanir les différents diplomatiques de ces dernières années (la France a soutenu l’Arménie en guerre il y a encore peu avec l’Azerbaïdjan), mais aussi pour essayer de régler la situation de plusieurs Français actuellement en prison à Bakou ou assigné à résidence.
Le vendredi 2 mai, j’interroge ainsi le conseiller communication de l’Élysée, Jonathan Guémas, qui m’assure dans un premier temps qu’il va se renseigner auprès de la cellule diplomatique et du directeur de cabinet, avant de me dire plusieurs jours après qu’il revient bredouille. Même la communication de l’Élysée n’est pas informée de ce dossier ultra-sensible. Dans le reste de l’appareil d’État, y compris au sein de services chargés de veiller aux ingérences étrangères, on préfère ouvrir les parapluies à la simple évocation du nom de l’ancien chargé de mission de l’Élysée. Je tente également de joindre l’avocate d’Alexandre Benalla à Paris, Jacqueline Laffont. Là aussi, silence. Enfin, quand j’arrive à contacter directement Alexandre Benalla, il me répond qu’il ne souhaite faire aucun commentaire.
Compte X suspendu et les mystérieux EDL « du château »
Est-ce une coïncidence ? Dans les heures qui suivent mes questions, le compte X d’Alexandre Benalla est soudainement fermé, et le restera durant plusieurs semaines – l’ancien chargé de mission de l’Élysée semble alors s’imposer une diète numérique après un dernier message datant du 20 mars. Trois mois plus tard, comme si de rien n’était, Alexandre Benalla signe son retour numérique le 18 juin en soutenant sur X l’esclandre de Rachida Dati contre le journaliste Patrick Cohen sur le plateau de l’émission C à vous (France 5).
Début mai, l’ambiance n’est manifestement plus au show. Quelques heures avant mes différentes prises de contacts officiels, une source qui suit de près l’affaire me transmet des EDL de crise (Éléments de langage) au sujet de la dépêche azerbaïdjanaise, et me signale au passage que ces éléments de langage proviennent de l’« entourage du château ». Étrange car de son côté, Guémas, le conseiller com’ de l’Élysée, n’est pas au courant.
Cette note anonyme est là pour insinuer le doute – sans pour autant le faire officiellement ce qui permet de maintenir le silence sur cette affaire – sur la véracité des informations délivrées par l’agence de presse azerbaïdjanaise qui, rappelons le, est d’abord une institution d’État dans un pays détenu par une main de fer par Ilham Aliyev : « Les récentes affirmations des médias azerbaïdjanais (…) concernant l’émission d’une notice rouge par Interpol à l’encontre d’Alexandre Benalla, ancien collaborateur de l’Élysée, soulèvent des interrogations quant à leurs motivations. Ces informations, non confirmées par des sources indépendantes et absentes de la base publique d’Interpol, suggèrent une possible opération de communication orchestrée par les autorités azerbaïdjanaises ».
Quand le parquet azerbaïdjanais réclame le dossier Benalla
Qu’il y ait une opération de Bakou contre Paris, c’est une évidence. Reste que cette note anonyme ajoute à la confusion. En effet, elle n’infirme pas clairement les affirmations azerbaïdjanaises. Par ailleurs, contrairement à ce qu’elle affirme, une notice rouge n’apparaît pas nécessairement dans la base publique d’Interpol comme l’organisme international basé à Lyon me l’a rappelé dans sa réponse officielle. Et pour cause : dans de nombreux dossiers, pour laisser les services de police du monde entier agir le plus efficacement, la notion de surprise est essentielle.
Au final, après plusieurs jours de vérifications auprès de différentes sources, j’ai réussi à confirmer certains éléments, et à en infirmer d’autres.
D’abord, Alexandre Benalla n’a pas été arrêté dans un « pays tiers » comme le sous-entend la dépêche de l’agence de presse azerbaïdjanaise qui va jusqu’à affirmer que ce dernier fait alors l’objet d’une procédure d’extradition. Selon plusieurs sources, l’ancien chargé de mission de l’Élysée passe toujours une bonne partie de son temps entre Paris et Genève. Ainsi, quelques jours après la publication de la dépêche, le 5 mai, Alexandre Benalla a été vu à Paris. Et lors de la semaine du 19 mai, il s’est déplacé de Genève vers la Centrafrique en vol privé, via Casablanca au Maroc, selon l’une de ses connaissances. Et le 26 mai, il était de nouveau à Paris.
Pour autant, l’Azerbaïdjan a bien multiplié les démarches ces derniers mois à l’encontre d’Alexandre Benalla. C’est ainsi que le parquet général d’Azerbaïdjan a demandé en septembre dernier à la justice française d’accéder au fameux dossier des contrats russes, révélé par Médiapart en décembre 2018 et février 2019, et qui a amené le PNF (Parquet National Financier) à ouvrir dans la foulée une enquête préliminaire. Cette dernière a été confiée aux policiers de la Brigade de répression de la délinquance économique (BRDE). La justice française n’a pas donné suite à cette demande azerbaïdjanaise, selon nos informations.
À la même période, l’Azerbaïdjan a également demandé aux autorités suisses des informations personnelles sur Alexandre Benalla, notamment l’adresse de son domicile dans les environs de Genève, histoire de faire monter la pression sur l’ancien chargé de mission de l’Élysée en laissant planer l’idée d’une prochaine demande d’extradition. Là aussi, la Suisse n’a pas donné suite. Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? C’est alors que l’Azerbaïdjan a déposé une demande auprès d’Interpol, dans les semaines précédant la fin avril, réclamant la délivrance d’une notice rouge à l’encontre d’Alexandre Benalla. Avant cette démarche auprès d’Interpol, l’Azerbaïdjan avait en fait convoqué à plusieurs reprises l’intéressé pour qu’il s’explique devant la justice. Ce dernier ne s’est jamais présenté.
Interpol a t-il délivré une notice rouge contre Alexandre Benalla ?
Qu’est devenue cette demande ? Selon nos informations, le secrétariat général d’Interpol a bien enregistré la demande de l’Azerbaïdjan à l’encontre de l’ancien chargé de mission de l’Élysée et a procédé à l’étude du dossier.
Rappelons que si Interpol est rattaché à l’ONU, son fonctionnement ne s’apparente nullement à une instance diplomatique. Cette agence de coopération policière, basée à Lyon, est avant tout technique. Si Interpol veille – via son secrétariat général chargé de l’étude des demandes de notices et une commission de contrôle – que les États autoritaires n’abusent pas de mandats de recherche contre des opposants politiques, le dossier d’Alexandre Benalla relève du droit commun. De fait, selon plusieurs interlocuteurs – policiers, gendarmes, experts –, il ne fait aucun doute qu’Interpol ne peut s’opposer à une telle demande si les procédures habituelles sont suivies à la lettre. Libre aux États ensuite de transcrire ou non la notice rouge dans leurs propres fichiers nationaux de recherche.
En principe, ce n’est qu’une fois diffusée aux polices du monde entier qu’une notice rouge peut faire l’objet d’un appel individuel (toutefois, une notice rouge ne peut faire l’objet d’une réclamation officielle d’un État comme dans une instance diplomatique). Interrogé, un avocat spécialiste des procédures d’appel auprès d’Interpol me certifie qu’un appel individuel lors de son examen ne permet pas de suspendre une notice. Un autre interlocuteur qui a l’habitude de travailler avec l’institution internationale de coopération policière m’assure pour autant que tout « dépend de la nature “sensible” de l’appel ». Dit autrement : suspendre une notice, c’est à la tête du client.
Justement, trois sources de haut niveau – une policière, une autre de renseignement, enfin, un contact étranger en lien avec Interpol – m’ont toutes fait état d’un même scénario : suite à la sollicitation de l’Azerbaïdjan, le secrétariat général d’Interpol aurait bien décidé d’émettre une notice rouge contre Alexandre Benalla avant que des pressions françaises amènent l’institution à renoncer à procéder à sa diffusion : « En principe, émission d’une notice rouge vaut diffusion, mais dans le cadre de ce dossier particulier, il y a eu un contre-ordre venant de très haut empêchant sa diffusion », m’assure ainsi la source de renseignement. Ce lundi 23 juin, une source interne à l’organisation policière internationale m’assure qu’après avoir été active début mai, la notice rouge concernant Alexandre Benalla n’est aujourd’hui plus active.
D’autres interlocuteurs me rappellent que le président d’Interpol, l’émirati Ahmed Nasser al-Raisi fait l’objet d’une enquête judiciaire en France pour « complicité de torture » suite au dépôt de plainte de deux ressortissants britanniques. « Un moyen de pression ? », se demandent ces sources. Pourtant, dans les faits, ce président d’Interpol n’a aucun poids dans l’institution, et n’a aucune influence sur les décisions prises par le Secrétaire général, qui est actuellement le commissaire brésilien Valdecy Urquiza, ancien directeur de la Coopération internationale au sein de la Police fédérale brésilienne.
Des négociations secrètes pour libérer des Français à Bakou
Une chose est sûre, ce dossier Benalla se retrouve depuis des mois au cœur de la bataille diplomatique entre la France et l’Azerbaïdjan. « À travers Benalla, les Azerbaïdjanais tapent en fait sur Macron. Le président Aliyev fait une fixette sur son homologue français, il en fait une affaire personnelle », assure une source diplomatique. Les renseignements français n’hésitent pas à évoquer la main de Moscou dans ce dossier, comme je l’avais précédemment relaté. Mais d’autres acteurs étrangers pourraient jouer un rôle.
Sur ce dossier ultra-sensible, l’Élysée est en tout cas en mode forteresse assiégée. Au sein de l’État, les acteurs traditionnels comme le Quai d’Orsay ou une bonne partie des services sont quasiment débranchés, écartés du règlement du conflit avec l’Azerbaïdjan. Au « château », rue du Faubourg Saint-Honoré, c’est en fait le conseiller Paul Soler, officiellement « envoyé spécial pour la Libye », qui a été discrètement mandaté par le président pour gérer l’affaire avec Bakou et mener des négociations secrètes. « C’est l’envoyé spécial de Macron en Azerbaïdjan », me signale un initié du pouvoir.
Au fil des ans, « monsieur Paul », dont le nom était apparu dans la presse au moment de l’affaire Benalla, est devenu pour Emmanuel Macron un véritable couteau suisse à l’international, son émissaire personnel envoyé aux quatre coins du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, notamment aux Émirats. Concernant l’affaire azerbaïdjanaise, Paul Soler a fait appel à certains de ses contacts israéliens pour l’aider dans ses négociations secrètes. Et à la tête de l’État, seules deux autres personnes suivent le dossier pour le président : Nicolas Lerner, patron de la DGSE et son ancien camarade de promo de l’ENA, et Patrice Faure, le directeur de cabinet de l’Élysée.
Une rencontre furtive entre Macron et Aliyev
Au-delà du cas Benalla, l’Azerbaïdjan a d’autres moyens de pression sur la France. Bakou détient ainsi depuis janvier 2024 un Français, Martin Ryan, accusé d’espionnage. En procès depuis le début de l’année, ce dernier encourt quinze ans de prison. En septembre 2024, un autre Français, le street-artiste Théo Hugo Clerc, était condamné à trois ans de prison pour avoir réalisé un simple graffiti dans le métro de Bakou. Dans le cadre des négociations secrètes menées par Paul Soler, ce dernier a finalement été gracié et libéré le 26 mai dernier par le président Aliyev.
Un signe d’apaisement ? Dix jours plus tôt, Emmanuel Macron et Ilham Aliyev s’étaient croisés lors du sommet de la Communauté politique européenne à Tirani en Albanie où 47 chefs d’État européens se réunissaient. Bien évidemment, cette rencontre a immédiatement été commentée par l’agence de presse azerbaïdjanaise qui en a même publié une photo :
Par contre, en France, l’Élysée ne communique pas sur cette furtive rencontre. Car dans ce dossier Akhmedov, l’Azerbaïdjan n’a pas uniquement Alexandre Benalla dans le viseur. Cette affaire devient carrément impossible pour Paris lorsqu’à l’été 2024, le franco-marocain Anass Derraz, un quarantenaire cadre de la SAUR établi à Dubaï, l’une des multinationales de l’eau française, se retrouve assigné à résidence par les autorités azerbaïdjanaises alors qu’il est de passage à Bakou. Car comme Alexandre Benalla, Anass Derraz est mis en cause par les Azerbaïdjanais dans le dossier du contrat avec Farkhad Akhmedov. « En fait, Derraz est littéralement pris en otage par Bakou car ils cherchent à faire venir Benalla en Azerbaïdjan. Ils l’ont arrêté pour faire pression sur Alexandre… », explique un proche du dossier.
Aujourd’hui, cela fait bientôt un an qu’Anass Derraz essaye de repartir d’Azerbaïdjan. Or, la semaine dernière, on apprenait par l’AFP que son procès pour « corruption » avait débuté à Bakou : « M. Benalla est présenté par les médias azerbaïdjanais comme une connaissance de M. Derraz. Anass Derraz réfute formellement ces accusations. Face aux juges (…) l’intéressé, placé en résidence surveillé depuis l’été 2024, s’est plaint de ne pas avoir accès à une traduction française des débats, ce qui a entraîné le report de l’audience au 19 juin ». Ce 19 juin, après quelques échanges le matin, cette fois-ci avec la présence d’un traducteur, le procès a encore été repoussé jusqu’au 5 juillet.
En coulisses, les négociations via des canaux parallèles se poursuivent. Car les Azerbaïdjanais aimeraient également récupérer deux de leurs ressortissants aujourd’hui emprisonnés en France.
Un contrat de 6,14 millions $ dans le viseur de Bakou
De fait, depuis plusieurs mois, la presse à Bakou affirme que la justice azerbaïdjanaise – en réalité, le Service de sécurité de l’État, le contre-espionnage azerbaïdjanais – enquête sur l’un des volets les plus sensibles de l’affaire Benalla, dit des « contrats russes ». Dans le viseur : un contrat de consultance qu’Alexandre Benalla et Anass Derraz ont signé le 15 novembre 2018 avec le milliardaire russo-azerbaïdjanais Farkhad Akhmedov1, longtemps investi en Russie dans le secteur du pétrole et du gaz (sa fortune personnelle est estimée à 1,6 milliard de dollars par Forbes).
Ce contrat d’un montant de 6,14 millions de dollars avait pour objectif d’obtenir la levée de l’immobilisation du Luna, un magnifique yacht appartenant à Farkhad Akhmedov qui s’était retrouvé placé sous séquestre aux Émirats arabes unis2 dans le cadre d’une procédure de divorce aux multiples rebondissements entre le milliardaire russo-azerbaïdjanais et son ex-femme.
La lettre confidentielle IOL écrivait en octobre dernier qu’« aucune preuve n'a été obtenue par Intelligence Online étayant les allégations de collusion entre l'ex-employé de l'Élysée et Anass Derraz dans le cadre de ce contrat ». Reste que Benalla et Derraz ont bien co-signé ce contrat de 6,14 millions de dollars comme les policiers français de la Brigade de répression de la délinquance économique (BRDE) l’ont notifié après quatre ans d’enquête dans un rapport de synthèse datant du 14 février 2023 que j’ai pu consulter.
« L’exécution de ce contrat, auquel se trouvait rattaché un second contrat (…) devait valoir aux intéressés de percevoir, en cumul, 6 140 000 dollars US, somme inéquitablement répartie entre eux, sachant que tandis que Monsieur Benalla devait percevoir 3 690 000 millions de dollars US, son acolyte devait se contenter de 2 450 000 dollars US », précisent ainsi les policiers de la BRDE dans leur rapport. Il était prévu un acompte de 400 000 dollars pour Alexandre Benalla et de 200 000 dollars pour Anass Derraz.
Face aux Azerbaïdjanais, ce dernier explique avoir bien travaillé à Dubaï contre cette rémunération, et qu’il s’agit nullement d’un « pot-de-vin », alors qu’il est accusé à Bakou d’en avoir reçu un. J’ai contacté l’avocate française d’Anass Derraz qui m’a répondu qu’elle ne s’occupait plus du dossier et m’a renvoyé vers la famille, qui est régulièrement reçue par l’Élysée. Les proches de ce cadre de la SAUR essayent tant bien que mal de faire valoir ses droits et ses intérêts, tant à Paris qu’à Bakou, dans un dossier aux multiples implications, notamment géopolitiques et présidentielles.
En tout cas, sur l’existence de ce contrat lié à la situation du Luna, la presse azerbaïdjanaise dit donc vrai depuis des mois même si elle a par ailleurs multiplié les allégations invérifiables ou mensongères au sujet de Derraz. En février dernier, un site azerbaïdjanais avait dévoilé une copie intégrale de ce contrat, signé comme suit :
Quand Anass Derraz prend ses distances avec Benalla
Dans le dossier français, Anass Derraz s’est retrouvé mis en garde-à-vue, les 7 et 8 décembre 2021 par les policiers de la BRDE, « en tant qu’associé à Monsieur Benalla au contrat de consultance dressé le 15 novembre 2018 pour le compte de l’oligarque Farkhad Akhmedov ». Face aux policiers français, le jeune quarantenaire apporte alors de nombreux éléments de contexte et des souvenirs qui ne jouent pas en la faveur de l’ex-chargé de mission d’Emmanuel Macron : « M. Benalla avait évoqué qu’il voulait travailler dans le domaine de la sécurité, en capitalisant sur sa soit-disant prestigieuse expérience à l’Élysée…», se rappelle-t-il.
En dépit de cette co-signature du contrat, Anass Derraz, qui vit depuis une dizaine d’années à Dubaï, assure qu’il n’est pas un ami d’Alexandre Benalla. Face aux enquêteurs français, Anass Derraz tient déjà à prendre ses distances avec l’ancien chargé de mission de l’Élysée et explique avoir travaillé (et bien travaillé) en parallèle : « Monsieur Benalla était clairement connu de la famille Akhmedov de par son ancienne qualité de conseiller au palais présidentiel (…) moi j’étais tout petit dans ce dispositif (…) Je ne sais pas ce qu’il a vendu à M. Akhmedov pour sa part de rémunération. Rétrospectivement, dès lors que nos misions étaient totalement distinctes, j’aurais dû signer un contrat séparé (…) ma mission était sans rapport avec celle de Monsieur Benalla, car je n’étais pas impacté par ce qu’il faisait. Je faisais ma mission dans mon couloir avec des parties prenantes sans que l’intervention de M. Benalla ne soit visible : par “parties prenantes”, j’entends Timur [le fils d’Arkhad Akhmedov, ndlr], la société qui gère le yacht, les autorités portuaires, les grandes familles émiraties, les avocats locaux dont l’avocat Tamimi et d’autres (…) j’avais six ou sept réunions par week-end sur le même sujet, j’étais au quotidien en contact avec les avocats et Timur… Selon moi, M. Benalla n’a pas opéré auprès des autorités locales pour répondre aux attentes de notre client commun puisque je ne l’ai pas vu à Dubaï et je n’ai pas relevé d’actions qu’il aurait pu mener sur place… ». L’avocat Tamimi est l’un des plus grands avocats de Dubaï qu’Anass Derraz a donc sollicité sur le dossier Farkhad Akhmedov pour essayer de suspendre le placement sous séquestre du Luna.
De son côté, Alexandre Benalla a l’habitude de travailler avec les Émirats – par le passé, il s’est occupé de la sécurité de l’ambassade émirati à Paris – et connaît plusieurs protagonistes qui ont une connaissance fine de l’Azerbaïdjan. C’est ainsi que l’ancien chargé de mission de l’Élysée est devenu un proche d’Umaro Sissoco Embaló, le président de Guinée-Bissau qui entretient les meilleures relations avec son homologue azerbaïdjanais Ilham Aliyev. À l’origine, Benalla et Sissoco Embaló se sont rencontrés grâce à une connaissance commune, le franco-israélien Philippe Hababou Solomon (à lire à son sujet, cet article de Marianne), qui dispose aussi d’un passeport diplomatique de Guinée Bissau, et qui avait accompagné l’ex-chargé de mission dans une tournée africaine à l’automne 2018 peu de temps après son éviction de l’Élysée. Sur ce dossier azerbaïdjanais, un autre protagoniste s’est énormément activé ces derniers mois : Germain Djouhri, le fils du célèbre intermédiaire Alexandre Djouhri (l’un des prévenus du procès Libye / Sarkozy), qui a multiplié les prises de contacts auprès des autorités françaises depuis qu’Anass Derraz se retrouve assigné à résidence à Bakou.
L’affaire Benalla continue donc des années plus tard d’empoisonner l’Élysée, particulièrement sur les terrains diplomatiques et géopolitiques. Rappelons qu’à Paris, l’avocat chargé des intérêts de l’Azerbaïdjan n’est autre que maître Olivier Pardo, qui a également parmi ses clients le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou ou la ministre de la Culture Rachida Dati, qui entretient depuis de nombreuses années les meilleures relations avec cet État du Caucase, au point d’intéresser la justice comme l’a révélé récemment l’Obs.
En réalité, si la justice française avait pu avancer plus rapidement, les responsabilités des uns et des autres auraient pu être clarifiées et la France aurait pu se retrouver davantage à l’abri d’éventuels chantages ou autres pressions venant d’intérêts étrangers. Et Anass Derraz aurait pu éviter d’être assigné à résidence et poursuivi à Bakou…
Les difficultés des policiers français sur le dossier Benalla
De leur côté, depuis 2019, malgré une succession de difficultés rencontrées3 , les policiers français enquêtent méticuleusement et patiemment pour le Parquet National Financier (PNF) sur cette affaire dite des contrats russes visant l’ancien chargé de mission de l’Élysée et initialement dévoilée par Mediapart. Selon les policiers, la justice émiratie n’a pas coopéré sur le dossier Luna / Akhmedov contrairement aux justices marocaines et britanniques4. Et dans leur rapport de février 2023, les enquêteurs de la BRDE accusent : « Nous pouvons légitimement présumer que […] M. Alexandre Benalla a pu jouer sinon abuser de son influence réelle ou supposée pour percevoir, directement ou non, des avantages et subsides de ces oligarques ».
Cette affaire est donc particulièrement sensible pour l’Élysée alors que les tensions géopolitiques se sont accentuées depuis les révélations de presse de 2018. À l’époque, le site Mediapart n’avait fait état dans leurs révélations initiales que d’un contrat de sécurité signé entre Alexandre Benalla et Farkhad Akhmedov, ainsi que d’autres contrats de sécurité signés entre des sociétés gérées de fait, selon les policiers de la BRDE, par l’ancien chargé de mission alors que ce dernier était encore en poste à l’Élysée avec Iskander Makhmudov, un autre oligarque russe d’origine ouzbèke. Je reviendrai en détail sur tous ces éléments dans un prochain article. Au final, 941 000 euros ont été effectivement versés à Alexandre Benalla, ses associés et prestataires.
Concernant le contrat Luna appartenant à Farkhad Akhmedov, l’ex-chargé de mission de l’Élysée a touché 353 000 euros (400 000 dollars) dès décembre 2018. Mais l’intéressé aurait bien aimé toucher l’ensemble des sommes promises dans le contrat, comme il le précise aux policiers français qui l’interrogent au cours de l’enquête : « Il devait y avoir un complément sous forme de “success fee” la réussite de la mission. Malheureusement, la médiatisation autour de monsieur Akhmedov notamment dans Mediapart a rendu caduc le versement du “success fee”. Ayant été exposé comme il l’a été, je ne me voyais en aucun cas faire un recours pour demander le solde de tout compte… » Quel gentleman !
Sur l’affaire Benalla, vous pouvez également lire ces articles, notamment deux que j’avais écrits en septembre 2021 lors du premier procès :
Izzat Khatab, l’« ami » d’Hollande, Macron et Benalla, fait l’objet d’une plainte pour agression (16/09/2021, QG)
Les angles morts du procès Benalla (30/09/2021, QG)
"L'espion du président", protecteur de Benalla et toujours à l'Elysée (24/04/2019, Soazig Quéméner, Marianne)
Sur Paul Soler et son action en Libye dès 2016/2017 :
Libye, jeux troubles à l’Elysée Révélations sur des messages secrets (1-2) (6 avril 2023, Off Investigation)
(Re)voir le reportage d'enquête diffusé en juin 2019 dans “Envoyé Spécial” (France 2) :
Contacté à plusieurs reprises, l’avocat français de Farkhad Akhmedov n’a pas donné suite. Par contre, l’oligarque avait tenu à publier un droit de réponse à un article de Médiapart publié en février 2024 dans lequel il indiquait qu’il ne pouvait être considéré comme « un oligarque au parfum de soufre » ou un « proche de Vladimir Poutine », en ce « qu’il n’entretient aucun lien, personnel ou d’affaires, avec la Russie ou son gouvernement, et ce depuis son retour dans son pays d’origine, l’Azerbaïdjan, il y a plus de dix ans ». Et le droit de réponse ajoute : « Cette absence de proximité avec la Russie a d’ailleurs été reconnu par le Conseil de l’Union européenne, qui a retiré le nom de M. Farkhad Akhmedov de la liste des personnes sanctionnées le 15 septembre 2023 ». En mars 2023, une conversation téléphonique entre Farkhad Akhmedov et un producteur russe a été rendue publique par un média ukrainien : les deux hommes y critiquent très fortement Vladimir Poutine.
À l’origine, c’est en 2014 que Farkhad Akhmedov rachète ce yacht le Luna à Roman Abramovich, l’oligarque russe et israëlien et propriétaire du club de foot Chelsea FC. En octobre 2017, le Luna est saisi à Dubaï par décision d'un tribunal britannique et à la suite d'une collaboration entre le Royaume-Uni et Dubaï. Mais Farkhad Akhmedov entame alors une procédure auprès de la justice des Émirats arabes unis qui conclut, à l'inverse, que son ex-épouse n'a aucun droit sur ce yacht.
Dans leur rapport de synthèse du 13 février 2023, les policiers de la BRDE font état de leurs difficultés lors de l’interpellation d’Alexandre Benalla et de son épouse, le 14 décembre 2021 suivie d’une perquisition de leur domicile, qu’ils qualifient d’« infructueuse au possible ». Et de préciser : « tandis que tard la veille, le téléphone mobile de l’intéressé bornait en cet endroit - suivant la géolocalisation que nous avions entreprise pour nous assurer de sa présence… la visite des lieux ne nous permettait de relever aucun appareil connecté ». Les policiers laissent clairement entendre qu’Alexandre Benalla a été prévenu de leur perquisition.
Le 19 décembre 2022, ces derniers procèdent à une nouvelle interpellation d’Alexandre Benalla au sein du restaurant L’Élysée Saint Honoré dans le 8ème arrondissement de Paris. Mais si l’intéressé est cette fois-ci interpellé en possession de son smartphone, les policiers ont quand même fait choux blanc en ne pouvant accéder à son contenu : « son titulaire refusait, dès l’entame de cette reprises de la garde-à-vue, de nous communiquer les codes de décryptage seuls à même de nous permettre de poursuivre nos investigations techniques ».
Dès juillet 2018, les policiers avaient été confrontés à de nombreuses difficultés en enquêtant sur Alexandre Benalla. On se souvient de la rocambolesque perquisition à son domicile de l’époque, entre porte close et coffres-forts disparus… Sur ce dernier volet, la justice a discrètement ordonné un non-lieu fin juin 2024.
Si, à l’origine, la justice émiratie n’a collaboré avec la justice française sur l’affaire Benalla et le dossier dit des « contrats russes » au cours de l’enquête policière française d’avant 2023, elle semble avoir collaboré avec l’Azerbaïdjan dans le cadre de la demande de notice rouge à l’encontre de l’ex-chargé de mission de l’Élysée. Une source m’indique qu’entre temps, les Émirats ont signé plusieurs conventions de coopération judiciaire, notamment la France.
Publié le 12.06.2025 à 12:40
Atos : « la bombe », le banquier et la justice
In extremis, l’État et la direction d’Atos ont donc fini par s’entendre à la toute fin mai. Après des mois de négociation, le conseil d’administration du groupe informatique a finalement accepté l’offre ferme que l’État lui a remis un jour plus tôt – un total de 410 millions d’euros – pour le rachat de l’activité Advanced Computing, qui comprend principalement les stratégiques supercalculateurs, construits dans l’usine d’Angers, héritière du groupe informatique français Bull.
La semaine dernière, les communiqués officiels se sont ainsi félicités des engagements tenus de l’État au nom de la « souveraineté numérique » et de la « souveraineté industrielle ». Quelques jours plus tôt, le ministre de l’Économie, Éric Lombard, interrogé à l’Assemblée Nationale, se félicitait que l’État puisse décider de « nationaliser » – attention le grand mot – des entreprises ou, la nuance est importante, des parties d’entreprises…
Première incongruité, c’est l’Agence des participations de l’État (APE) de Bercy qui s’y colle et qui va donc signer dans les prochains jours une promesse d’achat, et non la Banque Publique d’Investissement (BPI), qui a préféré botter en touche. Le montage financier prévoit 300 millions d’euros de paiement initial, complétés par 110 millions d’euros de compléments de prix conditionnés aux performances 2025 et 2026.
L’APE à la rescousse ou l’État voiture-balai
Or, l’APE, rattachée à la puissante administration du Trésor, n’a développé ces dernières années ni doctrine industrielle ni stratégie dans le domaine. Les hauts fonctionnaires de l’APE considèrent qu’ils sont d’abord là pour maximiser les dividendes de l’État, non pour avoir une stratégie industrielle globale. Élément important, l’APE est dirigée depuis 2022 par Alexis Zajdenweber, un très proche d’Alexis Kohler. Cet ancien du Trésor fut durant cinq ans (de 2017 à 2022) le conseiller économie, finances, industrie d’Emmanuel Macron à l’Élysée.
Depuis sa nomination à son poste, le ministre de l’Industrie, Marc Ferracci, à l’origine économiste et témoin de mariage d’Emmanuel Macron (et par ailleurs le plus gros patrimoine du gouvernement avec 22,9 millions d’euros net), est resté totalement muet sur Atos. Il n’est pas le seul.
Matignon également est totalement aphone sur ce dossier, alors même que François Bayrou est l’ancien « haut commissaire au Plan ». Pour un précédent article, j’avais contacté Ferracci qui ne s’était même pas donné la peine de me répondre (je l’avais pourtant rencontré par le passé, et notamment pour mon livre l’Ambigu Monsieur Macron, qu’il avait qualifié par SMS lors de sa sortie de « good job »). De même, j’avais également sollicité Matignon à plusieurs reprises sur le dossier Atos. J’attends toujours une réponse malgré les promesses de mes interlocuteurs.
Alors que le gouvernement ne cesse de dire ces dernières semaines que les caisses sont vides, l’État va donc débourser 410 millions d’euros et les donner à un groupe exsangue, contrôlé principalement par ses créanciers. Un groupe qui a annoncé à l’automne dernier vouloir procéder à 2500 licenciements au cours des deux ans à venir. Surtout, quelle est la logique de nationaliser une activité – celle des supercalculateurs essentiels pour le maintien de la dissuasion nucléaire – qui n’est pas viable économiquement si elle ne s’adosse pas à d’autres activités dans le cadre d’un groupe ? Ce n’est pas l’État stratège, c’est l’État voiture-balai.
Tous ces points, seule la CGT les a relevés la semaine dernière, comme l’a écrit L’Humanité dans un article intitulé « une trahison de plus ». « Pour nous, c’est une trahison de plus de la part des dirigeants. On attendait une nationalisation il y a deux ans, on n’a pas été écouté et aujourd’hui, l’entreprise est vendue à la découpe », se désespère Pascal Besson, délégué central CGT chez Atos France, qui ajoute : « On ne sait pas encore comment cela va être géré. Mais l’Agence des participations de l’État n’est pas un industriel, donc il faudra qu’ils aillent chercher des compétences ailleurs. »
Les gouvernements successifs ont refusé toute nationalisation mais n’ont jamais cherché ni à susciter, ni à un soutenir, un quelconque projet industriel qui aurait pu mettre en cause ce qui était alors le grand dessein des précédentes directions d’Atos, c’est-à-dire la scission du groupe en deux, un projet, pour ne pas dire un bricolage financier et spéculatif, soutenu à l’origine et imaginé par McKinsey et Rothschild, deux principaux conseils de l’entreprise, comme je l’avais décrit dès février 2023 (Le fiasco du projet de découpage d’Atos).
Depuis cette scission entre les activités activités d’infogérance (Tech Foundations) et les activités plus stratégiques (Eviden) a été abandonnée par Philippe Salle, le nouveau PDG d’Atos. Durant quatre ans, ce projet a pourtant coûté (notamment en conseils divers) près de 1 milliard d’euros à l’entreprise au bord de la faillite. Or, avant que le dossier ne prenne un tour politique à partir de l’été 2023, c’était officiellement le laisser faire qui prévalait du côté de l’exécutif. La BPI a par ailleurs toujours refusé d’entrer dans le capital d’Atos.
20 ans de travail avec la DAM sur la dissuasion nucléaire
Ce silence semble aujourd’hui coupable alors que les supercalculateurs, principale activité industrielle d’Atos, sont cruciaux dans le cadre de la dissuasion nucléaire française. En effet, depuis l’arrêt des essais nucléaires décidé par Jacques Chirac en 1996, la France est passée aux simulations numériques combinées aux expérimentations laser et au calcul haute performance pour maintenir la crédibilité de la dissuasion française, un exercice difficile comme je le rappelle dans mon précédent article consacrée à « la bombe ». C’est les programmes Tera, puis EXA1 puis EXA2.
Ces simulations sont permises par des supercalculateurs qui permettent d’anticiper le comportement des matériaux, de modéliser les effets des explosions en fonction des environnements, et garantit la longévité des armes sans test réel. Alors qu’à l’origine la DAM avait acheté des calculateurs auprès des firmes américaines IBM et Cray, ses ingénieurs ont commencé à discuter à la fin des années 1990 avec le français Bull, craignant de se voir imposer dans ce domaine si stratégique un embargo des Américains en cas de conflit diplomatique. Du côté de Bull, ces discussions ont notamment été impulsées par Henri Conze, administrateur du groupe informatique et surtout ancien directeur général de l’Armement au début des années 1990. Une heureuse initiative : quelques années plus tard, les Américains mèneront la vie dure à la France pour s’être opposée à la seconde guerre en Irak.
Suite à ces premières discussions, la DAM va finir par acheter un premier supercalculateur Bull en 2005. Il y a tout juste vingt ans. D’autres supercalculateurs suivront. En fait, la DAM en achète tous les cinq ans environ. C’est en fait une véritable collaboration entre la DAM et les industriels, tant Atos que les groupes qui fournissent les puces et microprocesseurs tels que STMicroelectronics ou Intel. Dans ce cadre, les ingénieurs du CEA au sein du LETI (Laboratoire d'électronique des technologies de l'information) situé à Grenoble, procèdent à la validation (de confiance) des composants produits par des fabricants qui sont loin d’être tous français. Pour optimiser les machines aux besoins de la DAM et à d’autres activités du ministère de la Défense, tout est personnalisé et adapté : architecture de la machine, types de mémoire, structure des composants, logiciels…
Ces machines particulièrement adaptées aux calculs de mécanique des fluides peuvent ensuite être commercialisées auprès d’autres secteurs, comme celui de la météorologie. C’est ainsi qu’Atos a pu vendre un supercalculateur à l’agence allemande de météo après avoir travaillé sur la conception d’une machine avec la DAM. Cette profonde collaboration et cet investissement de long terme expliquent pourquoi les fonctionnaires si dévoués de la DAM sont juste furieux de la situation d’Atos et du comportement de l’État dans ce dossier.
Gros client, l’État n’a jamais été actionnaire d’Atos
Car si l’État n’avait pas investi initialement dans ces supercalculateurs, rien de tout cela n’aurait pu être possible. Mais pour autant, jamais l’État n’a pensé pouvoir investir dans Atos en actions pour avoir son mot à dire.
C’est également cette impasse — cet impensé néolibéral (profits pour le privé, et les pertes pour les contribuables), qui se retrouve au cœur du scandale Atos. Encore une fois, l’État a préféré dépenser sans compter et sans avoir son mot à dire sur la bonne marche d’une entreprise qui avait pourtant en son sein une activité plus que stratégique, vitale pour la sécurité nationale. « Si l’État n’avait pas investi en amont, on aurait rien. Mais normalement, l’État aurait dû prendre des parts dans l’entreprise », constate aujourd’hui un bon connaisseur du dossier.
Si l’État n’a jamais été actionnaire d’Atos, il en a été l’un de ses très gros clients (supercalculateurs, contrats informatiques de long terme pour ses administrations), et a également aidé ce groupe (essentiellement de services) pour ses implantations industrielles en France. Lors de sa récente audition au Sénat le 22 avril, le nouveau PDG d’Atos, Philippe Salle, un financier qui « a une bonne réputation chez les hedge funds », selon une initiée de la place de Paris, a d’ailleurs dû s’expliquer sur l’utilisation de l’argent public reçu ces dernières années par son entreprise dans le cadre d’une commission d’enquête sur l’utilisation des aides publiques aux grandes entreprises créée à l’initiative du groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste – Kanaky (La vidéo de l’audition dans sa totalité est disponible ici).
Le groupe Atos a ainsi reçu 59 millions d’euros d’aides publiques en 2023, et il a encore bénéficié au printemps 2024 d’un prêt de l’État de 50 millions d’euros, ce qui ne l’a pas empêché de créer à l’automne, comme l’avait révélé le magazine Capital, une holding fiscale aux Pays-Bas ! « Permettez moi de vous dire mon étonnement, pour ne pas dire mon agacement » de voir Atos demander le soutien de l’État tout en s’engageant dans « un process d’optimisation fiscale », a dénoncé le rapporteur de la commission, le sénateur communiste Fabien Gay, par ailleurs patron de L’Humanité :
Lors de cette audition, Philippe Salle, qui dit comprendre que l’État peut lui demander des comptes après avoir soutenu son groupe, n’a pas manqué de souligner qu’Atos avait reçu des aides publiques principalement en raison de ses activités industrielles dans les supercalculateurs. Étrange exercice où l’on voit un PDG chanter les louanges d’une activité – cruciale pour la souveraineté de la France, rappelle-t-il au passage – qu’il est justement en train de vendre… à l’État.
Philippe Salle a l’habitude de faire dans la méthode Coué. Dans une récente interview Échos (« Atos reviendra au CAC 40 »), le PDG n’a pas peur d’annoncer vouloir procéder d’ici 3 ans à de nouvelles acquisitions entre 500 millions et 1 milliard d’euros ! Le groupe est pourtant à deux doigts de l’écroulement. En 2024, les pertes de contrats se sont multipliées et le groupe a vendu au français Alten son activité Worldgrid, les contrôles commande des centrales nucléaires, pour 270 millions d’euros.
Résultat, le groupe est passé de 110 000 salariés à un peu moins de 75 000 salariés, et pourrait descendre dès l’an prochain à 60 000. Dans ce contexte, le nouveau plan de la direction dévoilé il y a un mois – et qui prévoit à horizon 2028 un chiffre d’affaires entre 9 et 10 milliards d’euros avec une marge opérationnelle d’environ 10 %… – n’a guère convaincu les marchés. Et pour cause : en 2024, la marge opérationnelle d’Atos était tombée à 2,1 % et le groupe a commencé l’année avec une décroissance de 16 % sur le premier trimestre.
Chotard passe du CIRI à Rothschild
En réalité, le plan actuellement en cours – prise de contrôle de l’entreprise par ses créanciers, vente à la découpe d’activités, vente des supercalculateurs à l’État – a été imaginé dans les couloirs de Bercy sous la houlette du CIRI (Comité interministériel de restructuration industrielle) et de son ancien secrétaire général Pierre-Olivier Chotard qui s’en félicitait dans une récente interview : « Le sauvetage d’Atos nous a occupés tout au long de l’année. C’était un dossier majeur, non seulement du fait de l’impact sur plusieurs dizaines de milliers d’emplois à travers le monde, mais aussi en raison de l’importance stratégique de certaines de ses activités (…) Si la reprise du groupe par ses créanciers n’est pas la solution optimale, elle a tout de même permis d’assainir le bilan de la société (…) La principale satisfaction qui en ressort est que l’État est parvenu à racheter les activités de supercalculateur, un enjeu clé de défense nationale et plus largement de notre souveraineté numérique. C’est une action inédite, puisque, avec le dossier Atos, c’est la première fois qu’une entreprise qui sollicite l’aide du Ciri voit un pan de son activité racheté par l’État ».
Ce qui est moins inédit, c’est le pantouflage de ce haut fonctionnaire dans le privé. Fin mars, Chotard a quitté le CIRI pour devenir banquier d’affaires chez… Rothschild, toujours conseil d’Atos. Officiellement, sa fonction de banquier est centrée sur les fusions et acquisitions, et toute activité de « restructuring » est écartée de son champ de compétence, mais cela n’empêche pas Les Échos de souligner dans un article que « la banque d’affaires renforce son expertise en matière de restructuration d’entreprises », en s’adjoignant « les services du secrétaire général du Comité interministériel de restructuration industrielle (CIRI) ».
Ce n’est pas le seul va-et-vient entre le public et le privé qui interroge. En début d’année, Charles Clément-Fromentel a été nommé conseiller entreprises à Matignon : après un passage à l'Élysée, ce dernier était précédemment un ancien du cabinet BTSG, dont le fondateur Marc Sénéchal, administrateur judiciaire star de la place de Paris, a conseillé Atos lors de son plan de scission en 2023.
René Proglio entendu comme témoin par la justice
Cette année-là, on avait vu le milliardaire Daniel Kretinsky proposer à Atos de racheter sa branche Tech Foundations comme je l’avais dévoilé au coeur de l’été (à lire également : Atos / Eviden : les doutes de la place de Paris).
Suite à cette bagarre, plusieurs plaintes avaient été déposées par des actionnaires et des fonds auprès du PNF pour dénoncer la communication trompeuse et l’inexactitude des comptes du groupe, mais aussi pour corruption active et passive, après avoir découvert les bonus promis par Daniel Kretinsky aux dirigeants chargés de négocier avec lui la vente d’une partie d’Atos. Alertée par des actionnaires sur la communication « trompeuse d’Atos » depuis août 2023, l’Autorité des marchés financiers (AMF) n’avait alors jamais émis la moindre réserve.
Jusqu’à présent, le PNF s’était fait très discret sur dossier Atos, au point que certains interlocuteurs se demandaient si une enquête avait été finalement engagée. C’est le cas. Ainsi, l’ancien président du comité d’audit du groupe, René Proglio, qui s’était fortement opposé au plan de scission, a été entendu comme témoin par les gendarmes le lundi 26 mai, soit près de deux ans après les faits.
En 2024, l’homme avait été déjà auditionné durant plusieurs heures par l’AMF, sans qu’ensuite l’institution de contrôle des marchés financiers n’exprime la moindre critique à l’égard d’Atos. Dans ce contexte, on peut se demander si la justice de son côté ira vraiment très loin pour pointer les responsabilités des uns et des autres et les collusions dans ce dossier emblématique de la place de Paris.
À relire :
« Qui veut la peau du groupe ? » : Atos, une liquidation qui ne dit pas son nom, Marianne, 30 janvier 2025.
Le géant informatique Atos bientôt liquidé aux frais de la princesse ? Marianne, 25 mai 2024.
Atos : la fuite en avant de Meunier et le bal des prédateurs, The Big Picture, 26 septembre 2023.
Atos / Eviden, les doutes de « la place de Paris », The Big Picture, 2 août 2023.
Rien ne va plus chez Atos : vers un démantèlement ? The Big Picture, 31 juillet 2023.
Le fiasco du projet de découpage d’Atos, The Big Picture, 15 avril 2023.
À écouter :
Atos, comment échouer dans un domaine à succès, France Culture, 7 mai 2023.
Publié le 08.06.2025 à 11:52
Face à la Russie, la dissuasion française vers un réarmement majeur ?

Seul pays de l’Union Européenne à avoir « la bombe », la France peut-elle donner une garantie nucléaire à ses voisins et ses alliés ? En a-t-elle au moins les capacités ? Surtout, ses adversaires la jugerait-elle crédible ? Il a suffi que Donald Trump montre une nouvelle fois que la sécurité de l’Europe était le cadet de ses soucis pour que toutes ces questions surviennent dans la tête des gouvernants européens. Le 21 février 2025, à la veille des élections fédérales en Allemagne, le candidat menant la liste CDU-CSU, Friedrich Merz, estime ainsi que la dissuasion nucléaire française et britannique peut « être utilisée par l’Allemagne ». Dix jours plus tard, le 5 mars 2025, Emmanuel Macron répond « à l’appel historique du futur chancelier allemand » en affirmant avoir « décidé d’ouvrir le débat stratégique sur la protection par notre dissuasion de nos alliés du continent européen ».
Un mois et demi après, le journaliste Darius Rochebin interroge le président français pour savoir si la France pourrait stationner, comme le font les Américains dans le cadre de l’OTAN, des armes nucléaires sur le sol de nos alliés européens, et ce dernier répond : « nous sommes prêts à avoir cette discussion ». Ce n’est pas la première fois qu’Emmanuel Macron évoque l’idée d’une « dimension européenne » de la dissuasion nucléaire française. En février 2020, lors d’une allocution à l’École de guerre alors peu commentée, Emmanuel Macron avait commencé à franchir un pas dans ce sens en appelant à un dialogue stratégique avec les partenaires européens sur le rôle de la dissuasion française pour la stabilité du continent. Il ne proposait pas de mise en commun ni de partage des moyens, mais ouvrait néanmoins la voie à une évolution doctrinale : l’élargissement du périmètre des intérêts nationaux.
« Soyons clairs : les intérêts vitaux de la France ont désormais une dimension européenne ». À l’époque, cette déclaration du président français avait suscité indifférence et scepticisme à Berlin. Précédemment, ses discours enflammés à Athènes ou à la Sorbonne pour la « souveraineté européenne », une « Europe de la Défense », ou « l’autonomie stratégique » du continent avaient été considérés avec un dédain certain dans les capitales européennes.
Il faudra attendre l’automne 2019 et son interview à The Economist dans laquelle il estime que l’OTAN se retrouve en « état de mort cérébrale », pour qu’Emmanuel Macron réussisse à susciter des réactions (la plupart négatives) sur ses propositions. À l’époque, l’Allemagne n’était pas encore prête : avec sa Constitution pacifiste, sa dépendance à l’égard du « parapluie nucléaire » américain, sa culture stratégique fondée sur le désarmement, mais aussi sa peur d’un leadership renforcé de Paris.
Quand Chirac voulait protéger le « territoire européen »
Pour mon livre l’Emprise, j’avais interrogé son prédécesseur, François Hollande. L’ancien président semblait sceptique lui aussi, et me rappelait un fait qui lui semblait indépassable : « Ni la France ni l'Allemagne ne sont prêtes à une codécision en matière de dissuasion nucléaire ». On le verra plus loin, mais toute idée de « codécision » n’est tout simplement pas envisageable en matière de dissuasion nucléaire.
Reste qu’en ce printemps 2025, le changement de décor est total. À Berlin, conservateurs et sociaux-démocrates ont scellé un accord de coalition qui tourne le dos à l'orthodoxie budgétaire et au pacifisme hérités de l'après-guerre. Parmi les responsables politiques français, cette inflexion majeure et unilatérale suscite peu de commentaires ou même de débat. Vogue la galère !
Pour autant, Emmanuel Macron n’a pas toujours eu cette « foi » dans le feu nucléaire. Comme je l’ai déjà raconté, au printemps 2010, lors d’une séance de travail de la seconde commission Attali, le jeune banquier d’affaires expose aux membres présents une proposition osée : rien de moins que de supprimer la force de dissuasion nucléaire pour faire des économies. Très vite, Jacques Attali, ancien conseiller spécial de François Mitterrand, interrompt sèchement son protégé pour le contredire. Les autres membres de la commission renchérissent : pas question de supprimer la dissuasion, outil majeur de l'influence française dans le monde.
Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’un président français propose de faire de la dissuasion nucléaire une composante essentielle de la défense européenne. Bien avant Macron, Giscard, Mitterrand et Chirac… ont tous déjà évoqué la « dimension européenne » de la bombe française. Dans son discours du 8 juin 2001 à l’IHEDN, Jacques Chirac explique ainsi : « J'évoquais tout à l'heure le développement par certains États de capacités balistiques qui pourraient leur donner les moyens, un jour, de menacer le territoire européen avec des armes nucléaires, biologiques ou chimiques. S'ils étaient animés d'intentions hostiles à notre égard, les dirigeants de ces États doivent savoir qu'ils s'exposeraient à des dommages absolument inacceptables pour eux ». Même le général De Gaulle écrivit dans une « instruction personnelle et secrète », adressée en 1964 aux chefs des armées et aux responsables des forces nucléaires, que « la France doit se sentir menacée dès que les territoires de l'Allemagne fédérale et du Benelux seraient violés ».
Le feu nucléaire comme nouvelle ligne d’horizon
Jusqu’à récemment encore, tous ces discours des présidents français sur la dissuasion nucléaire étaient peu commentés. L’idée que l’Europe ne puisse plus être protégée par le « grand frère » américain n’était même pas envisagée. Pour beaucoup, la Pax Americana d’après guerre froide semblait immuable.
L’émergence de la Chine et de puissances extra-occidentales depuis une quinzaine d’années bouleverse l’ordre mondial. De fait, on assiste au grand retour du nucléaire comme cœur des relations de puissance. Les opinions publiques occidentales ont eu tendance à l’oublier après la fin de la guerre froide, mais le feu nucléaire apparaît de nouveau comme une ligne d’horizon possible de la guerre.
Après le grand désarmement des années 1990, les États nucléaires se sont mis peu à peu à se réarmer à travers la modernisation de leurs arsenaux : « Nous vivons actuellement l'une des périodes les plus dangereuses de l'histoire de l'humanité », a mis en garde Dan Smith, directeur du Sipri, un centre de recherche suédois qui publie régulièrement des rapports sur la situation du nucléaire militaire dans le monde. Rappelons qu’en 2024, il y avait 12 121 ogives nucléaires existantes dans le monde, 9 585 étaient disponibles en vue d'une utilisation potentielle et 2 100 d'entre elles étaient maintenues en état d'« alerte opérationnelle élevée » pour les missiles balistiques.
À marche forcée, la Chine rattrape son « retard », disposant désormais de 600 têtes nucléaires selon le Pentagone, et la puissance asiatique pourrait dépasser le millier d’ogives en 2030. Depuis quelques années, les signaux se multiplient sur ce qui s’apparente à un véritable réarmement. Plus alarmant encore, ce sont les équilibres stratégiques traditionnels qui sont aujourd’hui remis en question. On assiste au retour de la menace nucléaire, à la résurgence du risque entre puissances nucléaires.
Le 2 août 2019, les États-Unis décident ainsi de ne plus participer au traité INF signé en 1987 qui réglementait les missiles à portée intermédiaire en Europe. Dans les jours qui suivent, la Russie procède au test d’un nouveau missile pouvant porter des ogives nucléaires et le fait savoir. En février 2023, la Russie suspend sa participation au traité New Start, dernier accord de maîtrise des armements liant Washington à Moscou. Ce traité doit arriver à expiration en février 2026, et limite chaque partie à 1 550 ogives stratégiques offensives déployées et prévoit un mécanisme de vérifications (interrompues depuis la suspension russe d’il y a deux ans).

La France maîtrise l’ensemble de la chaîne nucléaire
Dans ce contexte, la France est le seul pays de l’Union Européenne à disposer d’une force nucléaire complète, opérationnelle, indépendante et modernisée. À travers la très secrète Direction des Applications Militaires (DAM), rattachée au CEA (Commissariat à l’Énergie Atomique), la France est l’un des rares États à maîtriser l’ensemble de la chaîne du nucléaire militaire : de la recherche fondamentale à la simulation, de la propulsion à la dissuasion.
Ces forces nucléaires sont souvent vues comme le dernier rempart de l’indépendance nationale. La France n’a d’ailleurs jamais voulu intégrer ses forces nucléaires à une organisation multilatérale. Et si le pays fait de nouveau partie depuis 2009 du commandement intégré de l’OTAN, qui est avant tout une alliance nucléaire, sa force de dissuasion, présentée comme « tous azimuts », c’est-à-dire valable contre toute puissance susceptible de menacer la France, reste extérieure à la planification stratégique de l’organisation atlantique. La France n’a jamais admis que sa dissuasion puisse être subordonnée à une logique étrangère, et s’était fortement opposée à la stratégie américaine de la « riposte graduée » développée à partir de 1962 dans le cadre de l’OTAN. On ne s’en souvient guère mais cette « riposte graduée » envisageant un éventuel champ de bataille nucléaire en Europe avait déjà fait douter de l’effectivité d’un « parapluie » américain », et d’un partage réel de la dissuasion.
Au cœur de la doctrine française, on trouve ainsi le principe de dissuasion du faible au fort. L’idée est simple : la possibilité de riposter avec une intensité inacceptable suffit à décourager toute velléité de chantage ou d’agression. C’est une sorte de judo stratégique. Car cette doctrine est fondée sur le renversement des forces. L’effet recherché n’est pas la destruction mutuelle assurée mais l’élévation du coût de l’agression à un niveau insupportable.
Deux autres grands principes guident la doctrine française de dissuasion. D’abord, l’autonomie de décision : la dissuasion est placée sous le contrôle exclusif du président de la République. Et ensuite, la « stricte suffisance » : le fait de garantir en permanence la possibilité de causer des dommages inacceptables à tout agresseur potentiel, quelles que soient les circonstances (y compris en cas d’attaque surprise adverse). À l’origine, il ne s’agit donc pas, pour la puissance moyenne qu’est la France, de tenter de rivaliser symétriquement avec l’URSS, mais de développer un arsenal dont le volume et les propriétés techniques et opérationnelles décourageraient même une superpuissance de s’en prendre directement à ses intérêts vitaux. À l’origine, cette approche française exclut l’accumulation d’armes ou la recherche de la suprématie stratégique. Si durant la guerre froide, la France a pu stocker jusqu’à 540 têtes nucléaires, elle dispose aujourd’hui de la moitié (290).
Les forces nucléaires françaises en format réduit
En réalité, la doctrine française de dissuasion a évolué en fonction des présidents et des évolutions technologiques. Dans les années 1990, il est ainsi décidé la contraction du format des forces et du complexe de conception et de production des armes nucléaires françaises. La France ferme, puis démantèle le polygone de test situé en Polynésie française, signe et ratifie le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE). Elle ferme également, puis démantèle, ses sites de production de matières fissiles de Marcoule et Pierrelatte. Diplomatiquement, la France s’engage dans la voie du désarmement international, en prenant désormais une part active dans la lutte contre la prolifération nucléaire (En 1992, elle ratifie ainsi le TNP, le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires).
En 1995, Jacques Chirac décide également de se passer d’une des composantes de la dissuasion, les missiles nucléaires sol-sol, avec la suppression du célèbre plateau d’Albion, leur base de lancement. Le nombre de sous-marins nucléaires porteurs de missiles balistiques de la Force océanique stratégique (FOST) passe de 6 à 4, et le nombre d’escadrons des bombardiers des Forces aériennes stratégiques (FAS) passe de 5 à 3, (puis à 2 à la fin des années 2000).
C’est également à ce moment-là que la France décide de ne plus différencier les frappes dites « tactiques » des frappes dites « stratégiques ». Autrement dit, la France s’engage à ce que son arme nucléaire ne puisse être utilisée qu’en dernier recours, dans le cadre d’un rapport de force nécessairement stratégique et s’inscrivant pleinement dans la dissuasion (et donc dans sa dimension défensive).
Ce que le grand public ne perçoit pas forcément, c’est que cette doctrine française n’est pas forcément partagée par l’ensemble des puissances nucléaires, notamment la Russie ou de nouveau les États-Unis… Comme on le verra plus loin.
Par la suite, Nicolas Sarkozy décide en 2008 de réduire d’un tiers la composante nucléaire aéroportée (les missiles embarqués par les avions) avec l’entrée en service d’un nouveau missile air-sol plus performant. L’arme nucléaire est une « arme de légitime défense », comme il le déclare lors d’un déplacement à Cherbourg en 2008. Quant à lui, François Hollande réduit un peu plus l’ambiguïté stratégique de la dissuasion française, en annonçant cibler prioritairement les centres de pouvoir, lors de son discours sur la base aérienne d’Istres, tout en insistant sur la nécessité de la permanence du dispositif. On le voit, poursuivant le principe de « stricte suffisance », la France profitait jusqu’à présent des avancées technologiques pour adapter ses forces (et maîtriser les coûts au passage).
Modernisation des armes et nouveaux sous-marins
Si la France ne participe pas à la course aux armements, elle est soucieuse de préserver sa permanence technologique. En effet, faute d’investissements, une dissuasion nucléaire peut vite devenir obsolète. C’est pourquoi à partir des années 2010, l’État décide d’augmenter à bas bruit ses investissements dans ce domaine. Un effort confirmé par Emmanuel Macron. Dans la dernière loi de programmation militaire (2024-2030), la dissuasion nucléaire représente désormais un budget de 5 à 6 milliards d’euros par an (soit 13 % du budget total des armées). Au regard de l’intensité des investissements, c’est finalement des coûts maîtrisés, d’autant si l’on compare aux dérives récentes aux États-Unis avec les coûts astronomiques des nouveaux bombardiers stratégiques B21 ou des Sentinel ICBM, ou certaines impasses russes (rhétorique de l’escalade compensant la dégradation des arsenaux).

Ce nouveau cycle de rénovation de la force nucléaire française passe d’abord par la mise en chantier par la DGA (Direction générale de l’Armement), le CEA et Naval Group d’une troisième génération de sous-marins SNLE (sous-marins nucléaires lanceurs d'engins), qui doivent prendre le relais à partir de 2035. Des investissements importants sont notamment consacrés à l’amélioration de la discrétion acoustique de ces nouveaux SNLE pour les rendre plus furtifs. Tout a été repensé : coque, propulseur, système de navigation, senseurs (capteurs), l’intelligence artificielle embarquée. L’objectif ? Garantir l’invisibilité totale, y compris face aux futures générations de détection multi-domaines (quantique, gravimétrique, thermique), tout en réduisant l’empreinte logistique et énergétique. Ce programme mobilise des milliers d’ingénieurs et s’étend sur plus de trente ans.
Mais d’autres investissements sont prévus. Car l'un des enjeux les plus importants pour maintenir la crédibilité de la dissuasion est de pouvoir en permanence s'assurer que les forces nucléaires françaises pénétreraient ou satureraient les défenses adverses (défenses antimissiles et antiaériennes). Il s’agit ainsi de préserver les capacités de pénétration des futures versions du missile balistique mer-sol M-51 face au renforcement des capacités de défense antimissile dans le monde.
Le surgissement des armes hypersoniques
Plus globalement, il s’agit de faire face à tout risque de surprise technologique. Ainsi, le surgissement des armes hypersoniques, qui ont été utilisées pour la première fois à partir de 2022 par la Russie dans le cadre de sa guerre en Ukraine, entraîne un changement brutal dans l'équilibre stratégique mondial. Alliant une vitesse inédite –Mach 5 (plus de 6.000 km/h, soit 5 fois la vitesse du son) – à une manœuvrabilité exceptionnelle, les missiles hypersoniques sont particulièrement délicats à intercepter pour les défenses antimissiles existantes.
Dans ce domaine de l’hypervélocité, les trois plus grandes puissances nucléaires (Russie, États-Unis, Chine) se livrent une compétition féroce. Si la Russie possède une certaine avance avec des systèmes comme l’Avangard, le Kinzhal ou encore le Zircon, la Chine développe aussi ses armes hypersoniques (DF-2F, YJ-21), et les États-Unis mettent les bouchées doubles pour combler leur retard (C-HGB).
Ces missiles hypersoniques, capables de manœuvrer à des vitesses supérieures à Mach 5 dans les couches atmosphériques denses, bouleversent les temps de réaction, la nature des trajectoires, et la capacité de riposte anticipée. Le principal effet stratégique de ces armes n’est pas la puissance de destruction, mais la réduction drastique du temps de décision pour les États visés, et la difficulté croissante à distinguer entre frappe conventionnelle et frappe nucléaire. Cela entraîne un risque d’alerte prématurée, de mauvaise interprétation ou d’escalade incontrôlée.
Face à ce bouleversement technologique, et pour combler son retard, la France a décidé d’engager toutes ses forces dans son propre programme de missiles hypersoniques, en développant l’ASN4G (Air-Sol Nucléaire 4e génération), successeur du missile ASMP-A actuellement en service (Mach 3/4). L’enjeu de ce programme est double : garantir la pénétration dans les espaces hautement défendus (A2/AD – Anti-Access/Area Denial) et introduire une capacité de vitesse hypersonique (supérieure à Mach 5), rendant toute interception pratiquement impossible.
À terme, l’ASN4G, combiné au Rafale F5, représentera une arme de frappe stratégique à haute manœuvrabilité, capable de répondre à la prolifération de systèmes de défense avancés (S-500 russes, HQ-19 chinois) et de systèmes de guerre électronique. La mise en service opérationnelle de cette arme redoutable, conçu par le groupe MBDA en collaboration avec la DAM/CEA est pour l’instant prévue autour de 2035. Les premiers essais de maquette, de matériaux, de guidage inertiel et de propulsion sont en cours.
Il est donc vital de maintenir l’efficacité de pénétration de l’arme nucléaire française vis-à-vis des défenses adverses pour conserver la crédibilité de dissuasion du pays. Cette capacité de pénétration s’obtient à la fois par la vitesse et la manœuvrabilité des vecteurs utilisés mais également par leur furtivité — permettant qu’ils soient détectés le plus tard possible — et aussi par leur nombre.
Vers une augmentation de l’arsenal nucléaire français
Seuls les spécialistes en sont conscients, mais il est nécessaire de disposer d’un nombre suffisant de têtes nucléaires à mobiliser dans une attaque nucléaire pour espérer échapper aux défenses adverses. Au cœur de la guerre froide, c’est la raison pour laquelle Américains et Russes se sont mis à développer dans leurs arsenaux des ogives nucléaires à têtes multiples ou M.I.R.V. (Multiple Independently targetable Re-entry Vehicle). En accédant à la miniaturisation, la France a pu également accéder à cette « avancée » technologique dans les années 1980 et a équipé d’ogives à têtes multiples les missiles mobilisés dans ses sous-marins.
À tout moment, la France doit donc adapter son système à sa posture nucléaire. Est-ce que l’équilibre de destruction est encore respecté ? La question se pose notamment quand les capacités de défense évoluent. Quel est l’état des forces chez les autres puissances ? « On regarde en permanence l’état du stock », me rappelle un spécialiste du sujet. Élargir le périmètre des intérêts vitaux de la France à d’autres pays européens amène forcément la DAM, et sa direction des armes nucléaires, à envisager une augmentation du nombre de têtes dans l’arsenal français. Selon mes informations, des réflexions sont bien en cours sur une augmentation éventuelle du nombre de têtes.
Après vingt ans de contraction des forces nucléaires, on assiste donc, derrière les discours présidentiels, au retour à un réarmement nucléaire qui va bien au-delà de la modernisation précédemment décrite. Parmi les experts, tous ne sont pas convaincus d’une telle nécessité stratégique (à lire notamment cet article : « Le parapluie et la panique : les fausses évidences sur la renucléarisation et la remilitarisation de l’Europe »), mais bon nombre d’entre eux estiment, en off ou publiquement, que la France, avec l’affaiblissement des garanties américaines, devra augmenter tôt ou tard son arsenal nucléaire (290 têtes) face à la menace russe (près de 1600 têtes déployées) : « Le dogme de la stricte suffisance doit (…) être questionné, estime ainsi Benoît Grémare, ancien officier à l’escadrille des sous-marins nucléaires d’attaque, Si aujourd’hui, 290 têtes nucléaires représentent la valeur que la France accorde à la défendre de son existence, ce prix paraît négliger l’échelle du continent européen, et la logique le confirme : les puissances nucléaires de taille continentale telles que les États-Unis, la Russie et bientôt la Chine déploient un arsenal à hauteur d’un millier de têtes thermonucléaires ». De son côté, Étienne Marcuz de la FRS (Fondation pour la recherche stratégique) estime qu’il sera bientôt nécessaire pour la France d’avoir deux sous-marins SNLE à la mer en permanence, et pas seulement un seul comme actuellement.
C’est dans cette perspective de réarmement que la France envisage ainsi, comme l’a dévoilé début juin La Tribune, de s’appuyer sur la centrale EDF de Civaux mais aussi sur le réacteur militaire RES installé sur le site du CEA à Cadarache (Bouches-du-Rhône) pour produire de nouveau du tritium, composant essentiel dans la fabrication de bombes H. Depuis l’arrêt du site de production de Marcoule en 2009, l’État s’appuie sur un stock existant de tritium, dont le volume reste confidentiel. Or, le tritium est un gaz qui « se désintègre et disparaît spontanément », indique une note explicative du ministère des Armées, publiée au printemps 2024 lors de l'officialisation de la collaboration entre l'État et EDF. « Tout stock est réduit de moitié au bout de 12 ans, les trois quarts au bout de 25 ans, 99,5 % au bout d'un siècle...Impossible de produire le tritium une fois pour toutes et de le stocker », précise le document. Il faut donc en fabriquer régulièrement, ce qui explique la décision soudaine de l’État français d’en reproduire.
Quelle place pour l’arme nucléaire française en Europe ?
La crédibilité d’une force nucléaire ne repose pas uniquement sur la possession d’armes mais aussi et surtout sur la démonstration permanente que ces armes sont opérationnelles, impossibles à neutraliser et prêtes à l’emploi en toutes circonstances. Les évolutions technologiques contemporaines viennent brouiller les frontières traditionnelles entre dissuasion stratégique et action tactique, entre théâtre conventionnel et menace existentielle. Armes hypersoniques, cyberguerre, guerre hybride, interférences spatiales… À court terme, de nombreux sujets pourraient ainsi être partagés entre la France et d’autres pays européens pour assurer la crédibilité de la dissuasion française : cybersécurité nucléaire, protection des communications présidentielles, blindage électromagnétique contre les attaques informatiques.
À l’inverse, aucune codécision n’est possible dans l’emploi de l’arme nucléaire française. Entre le processus délibératif européen et la nécessité d’une décision solitaire et immédiate, rien n’est plus incompatible. De fait, la dissuasion repose sur la menace d’emploi, instantanée, crédible et univoque. Tout partage de la décision aboutirait à une dilution. Toute gouvernance partagée annulerait l’effet de la dissuasion.
La question est plutôt de définir le rôle de la dissuasion française dans la sécurité européenne élargie. Comment reconnaître le feu nucléaire français comme élément structurant de la sécurité européenne ? Car jusqu’à présent, l’espace stratégique européen était informe, divisé et sous la dépendance américaine.
Si l’Union Européenne est une puissance économique majeure, elle n’a aucune doctrine stratégique unifiée. Les Constitutions de certains États (Allemagne, Autriche, Irlande) interdisent toute adhésion à une doctrine de dissuasion. D’autres (France, Pologne), affirment la nécessité d’un feu souverain. Le traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN) adopté à l’ONU et soutenu par plusieurs membres de l’UE, s’oppose à toute reconnaissance de l’arme. De surcroît, il n’existe aucun consensus au sein de l’UE sur ce qui constituerait un casus belli, une menace existentielle, ni même sur les critères d’emploi nucléaire.
Comme le président Macron l’a proposé, cette discussion pourrait être initiée à travers un « dialogue stratégique » entre États volontaires. Plutôt que de « partager » cette arme, l’Union européenne pourrait concourir à sécuriser l’environnement stratégique de cette arme. De fait, la France ne peut porter seule le poids de la modernisation permanente. Aujourd’hui, les industriels allemands TKMS et Rohde & Schwarz et le groupe italien Leonardo, voire certains partenaires scandinaves ou néerlandais, participent déjà à des segments technologiques de la dissuasion nucléaire sous pilotage français strict, sans jamais avoir accès à la logique d’ensemble.
Le précédent de l’accord Teutates avec le Royaume-Uni
Par ailleurs, le Royaume Uni et la France ont signé ensemble l’accord Teutates, suite aux accords de Lancaster House de 2010, qui a permis de développer entre les deux pays une coopération sur des installations communes hydrodynamique et radiative, notamment sur le site de la DAM à Valduc en Bourgogne. Par ailleurs, toujours dans ce cadre, des rapprochements industriels ont été initiés entre la France et le Royaume-Uni avec MBDA sur des systèmes d’armes communs, des missiles classiques. Alors que la dissuasion nucléaire britannique est historiquement entre les mains des Américains, les Anglais cherchent aujourd’hui à développer les rapprochements avec les Français pour tenter de s’autonomiser un peu de l’Oncle Sam.
De nombreux autres projets participant à la dissuasion pourraient être soutenus par les pays européens. Jusqu’à présent, la France s’est engagée seule dans le programme de missile hypersonique ASN4G, mais plusieurs coopérations discrètes avec l’Allemagne et l’Italie ont été initiées dans ce cadre sur les matériaux (alliages thermorésistants, céramiques), mais aussi sur la navigation inertielle et le guidage adaptatif.
De même, dans le domaine de la détection, la France, seule, ne dispose pas encore d’un système complet d’alerte spatiale infrarouge équivalent au SBIRS américain ou aux satellites russes Oko. C’est pourquoi elle participe avec l’Allemagne, l’Italie et la Suède à des programmes de codéveloppement de capteurs spatiaux, de radars… Car l’arme nucléaire dépend aujourd’hui du spatial : sans contrôle autonome de l’espace, toute dissuasion devient aveugle.
Ces dispositifs de défense pourraient être particulièrement utiles dans un monde où l’on assiste à un affaiblissement des principes de la dissuasion nucléaire. À travers la guerre en Ukraine, la Russie n’a pas hésité à utiliser la menace nucléaire comme outil de coercition, loin des principes de la dissuasion à la française. Pour Vladimir Poutine, tout est bon pour intimider les capitales occidentales : les tirs et redéploiements de missiles à capacité nucléaire, le nombre croissant d’exercices impliquant les forces stratégiques, la propagande valorisant les capacités nucléaires russes, enfin, les patrouilles de bombardiers stratégiques à long rayon d’action opérant à proximité des côtes d’Europe occidentale, d’Amérique du Nord, du Japon.
La France s’oppose au nucléaire sur les champs de bataille
Plus inquiétant encore, la miniaturisation des armes apporte de nouveaux périls. Ces dernières années, tout indique un retour aux ogives à faible puissance, dites charges « tactiques », pouvant être utilisées sur un champ de bataille. L’expert des armes de destruction massive, Joe Cirincione pointe dans un article de Responsible Statecraft l'évolution de la doctrine russe de dissuasion nucléaire vers cet usage, mais rappelle également que, même aux États-Unis, certains experts de la défense sont devenus des promoteurs zélés d'un tel recours. Il cite notamment l'activisme dans ce domaine de Frank Miller, un haut cadre du Pentagone, un temps conseiller du président George W. Bush. Au détour de cet article, on apprend ainsi que les États-Unis ont décidé depuis une décennie d'intégrer les armes nucléaires tactiques au sein de l'arsenal utilisable dans les plans de guerre conventionnelle.
Les promoteurs de telles armes nucléaires «tactiques» semblent indifférents à leur potentiel destructeur. À partir de 2018, l'administration Trump décide ainsi d'adapter les ogives W76 dans une version de « faible puissance», de 5 à 7 kilotonnes. En comparaison, Little Boy, lancée sur Hiroshima, avait une puissance entre 13 et 16 kilotonnes; ou, plus frappant encore, la bombe conventionnelle (donc non nucléaire) la plus puissante actuellement incluse dans l'arsenal américain, surnommée « la mère de toutes les bombes », la GBU-43/B Massive Ordnance Air Blast, ne représente que 11 tonnes de TNT, soit un cinquantième de la puissance de ces nouvelles bombes nucléaires américaines à « faible puissance ». Autant dire que l’utilisation de ces armes nucléaires « tactiques » auraient des conséquences terribles.
Ces ogives de « faible puissance », appelées « W76-2 », commencent à être discrètement fabriquées par les États-Unis en janvier 2019. La décision suscite de nombreuses critiques (feutrées) dans la communauté de la défense américaine. Six mois après le lancement de la production de ces armes, la commission des forces armées de la Chambre des représentants des États-Unis en interdit le déploiement... Un blocage de courte durée : dès février 2020, les États-Unis annoncent avoir installé cette arme à bord d'un sous-marin, en réponse au développement par la Russie d'armements similaires. « L'US Navy a déployé la tête nucléaire de faible puissance W76-2 sur un missile balistique lancé depuis un sous-marin », indique succinctement John Rood, le numéro deux du Pentagone.
Selon Washington, Moscou est alors en train de moderniser un arsenal de 2 000 armes nucléaires tactiques, menaçant les pays européens à leurs frontières, et contournant ses obligations liées au traité de désarmement New Start, qui ne comptabilise que les armes stratégiques servant de fondement à la doctrine de dissuasion, basée sur la « destruction mutuelle assurée ». En déployant ces nouvelles armes nucléaires tactiques, Moscou pourrait « reprendre l'avantage sur les Occidentaux en cas de conflit », rapporte la dépêche AFP publiée à l'occasion. À quelques semaines du premier confinement anti-Covid-19 en France, cette information ne retient l'attention ni des médias ni des responsables politiques.
En février 2020, le président Emmanuel Macron rappelle pourtant dans son discours à l'École de guerre que la France « a toujours refusé que l'arme nucléaire puisse être considérée comme une arme de bataille ». Il affirme alors que Paris « ne s'engagera jamais dans une bataille nucléaire ou une quelconque riposte graduée ».
Pour aller plus loin :
« Forces nucléaires françaises : quel renouvellement ? », Corentin Brustlein, Politique Étrangère, automne 2017.
Sur ce dossier de la dissuasion nucléaire, à voir également la fin de mon dernier entretien sur Thinkerview (10 mars 2025) : à partir de 2h59 sur la dissuasion britannique et les accords de Lancaster avec la France, à partir de 3h07, sur les questions d’équilibre stratégique entre les États-Unis et la Russie et la place de la France et de l’Europe dans cet affrontement, à partir de 3h16, sur les problématiques de prolifération, avec un topo sur la situation de l’Ukraine depuis le non respect du memorandum de Budapest, et sur les différences de traitement de l’Iran par les États-Unis et Israël, et à partir de 3h30, sur la permanence du parapluie nucléaire américain en Europe alors que l’objectif numéro un des États-Unis est désormais la Chine :
Enfin, la bande annonce de « Docteur Folamour » de Stanley Kubrick :
Publié le 30.05.2025 à 20:07
Justice française : les parquets continuent de soutenir Alexis Kohler

Après une première audience qui s’est tenue le 2 avril dernier, la chambre criminelle de la Cour de cassation examinait mercredi matin la demande de prescription déposée par les avocats d’Alexis Kohler dans le dossier MSC, dans lequel il est mis en examen pour prise illégale d’intérêt pour avoir participé entre 2009 et 2016, d’abord comme haut fonctionnaire puis comme collaborateur de cabinet de Pierre Moscovici et d’Emmanuel Macron, à plusieurs décisions relatives au numéro un mondial des armateurs, groupe tentaculaire dirigé par les cousins de sa mère, la famille Aponte.
À la bourse médiatique, il y a des dossiers qui font les gros titres, et d’autres qu’on préfère oublier opportunément. Manifestement, « l’affaire Kohler » est à classer dans ce dernier cas. Nouvel exemple cette semaine : si l’AFP a publié une dépêche relatant les débats entre avocats à la chambre criminelle de la Cour de cassation, bien peu de médias l’ont repris. Au niveau de la presse nationale, seul Le Figaro et le Bulletin Quotidien y ont consacré un article. Pas d’articles pour le moment dans Le Monde, Libération, Marianne, ou même Mediapart qui avait pourtant lancé l’affaire en 2018 en publiant de nombreux articles de la journaliste économique Martine Orange.
L’avocat général prend la défense de Kohler
On sait désormais que la justice rendra finalement sa décision le 10 septembre prochain. Comme je le relatais dans un précédent article, Alexis Kohler et ses défenseurs savent décidément jouer la montre. Mais lors des derniers débats à la chambre criminelle de la Cour de cassation, bien d’autres éléments auraient mérité un éclairage médiatique. En effet, une nouvelle fois, le parquet général a pris fait et cause pour Alexis Kohler… L’avocat général a d’abord ironisé sur le «pacte de silence» entre l’ancien secrétaire général de l’Élysée et ses collaborateurs directs de l'époque invoqué par les juges d'instruction et l'arrêt d'appel, une «notion juridique qui ne me paraît pas forcément bien répertoriée». Le magistrat du parquet a ensuite indiqué qu’il y avait peut-être eu « du silence » et de la « passivité » de M. Kohler, mais pas de volonté délibérée de dissimuler son lien familial avec les Aponte, propriétaires de MSC.
Au cœur du dossier figure l'éventuelle dissimulation de ces liens familiaux, ce qui rend l'infraction «occulte» jusqu'à sa révélation publique et permet de poursuivre l'intégralité des faits, comme le soutiennent les juges d'instruction et la cour d'appel. Alexis Kohler, mis en examen pour prise illégale d’intérêt, et deux hauts fonctionnaires, Bruno Bézard et Jean-Dominique Comolli, pour complicité, arguent au contraire de la connaissance collective de ces liens et donc de la prescription des faits antérieurs à mars 2014. La cour d'appel de Paris leur avait donné tort en novembre alors que lors des débats le parquet s’était rangé en grande partie derrière les conclusions des avocats d’Alexis Kohler.
L’association Anticor est « la seule à soutenir l’accusation »
Mercredi matin, devant la plus haute juridiction judiciaire, Me Frédéric Rocheteau, avocat d’Anticor, a estimé que «des intérêts publics sont lésés» et s'est donc étonné que l'association anticorruption soit «la seule à soutenir l'accusation», quand le ministère public à tous les niveaux depuis 2018 a toujours défendu la prescription.
Le conseil de l’association a alors énuméré de nombreux épisodes, entre 2009 et 2016, où l’ancien secrétaire aurait pris part à des décisions relatives à MSC, caractérisant une situation «lourdement conflictuelle». «M. Kohler a exercé des fonctions qu'il n'aurait pas dû exercer, il n'a même pas songé à se déporter (...), et plus grave encore, il n'a même pas informé les organes où il siégeait», a asséné Me Rocheteau.
L'avocat a ensuite demandé à la Cour de cassation, juge de la régularité de l'application du droit mais non du fond, d'éviter toute «nouvelle appréciation» de la réalité de cette dissimulation et de constater que la cour d'appel a suffisamment et correctement motivé son arrêt. En cas de cassation, la période des faits reprochés à Alexis Kohler serait très nettement rabotée.
Et si la justice justifiait « à peu près tout » ?
En fin d’audience, les débats se sont tendus lorsque Me Claire Waquet, avocate au conseil d’Alexis Kohler, a dénoncé des propos « inadmissibles » de Me Rocheteau « salissant » son client, avant de lancer : « M. Kohler, sur ordre de sa hiérarchie, a préservé essentiellement les intérêts de l’État ».
De son côté, l’avocat général (encore lui) a estimé que si l’État n’a pas signalé à la justice ce lien familial, « c’est que son intérêt n’était pas de se priver de la manne financière que représentait » la commande de MSC auprès des chantiers navals de STX à Saint-Nazaire, alors en grande difficulté financière, ce qui inquiétait les pouvoirs publics. Face à ce qui s’apparente à des excuses, Me Rocheteau a préféré ironiser : « Ces commandes passées justifieraient-elles à peu près tout ? »
Décidément, justifier à peu près tout dès qu’il s’agit de l’ancien principal collaborateur d’Emmanuel Macron semble être devenu une habitude pour les magistrats des parquets. Il y a deux semaines, on apprenait ainsi que le parquet de Paris avait décidé de classer sans suite la non-comparution d’Alexis Kohler à la commission d’enquête sur le dérapage budgétaire.
Auto-immunité pour les collaborateurs du président
La commission des finances de l’Assemblée nationale avait en effet souhaité entendre Alexis Kohler dans le cadre de l’enquête sur le dérapage budgétaire en 2023 et en 2024. L’ancien secrétaire général de l’Elysée avait invoqué dans un premier temps des problèmes d’agenda, puis « le principe de séparation des pouvoirs ». Et le parquet lui a finalement donné raison ! « La combinaison » de différents articles de la Constitution « est analysée comme prévoyant que le Parlement contrôle le gouvernement, mais non l’exécutif dans son ensemble », selon le magistrat qui a classé sans suite le signalement.
Cela « empêche de considérer comme une infraction le fait de ne pas comparaître devant la commission d’enquête, pour le secrétaire général de la présidence convoqué en tant que tel et pour répondre sur des prérogatives du chef de l’Etat [en l’espèce, des décisions du président de la République ou la participation de ses services à des réunions dans le cadre de ses attributions] », insiste également le ministère public. Autant dire qu’avec cette décision, un haut fonctionnaire comme Alexis Kohler s’arroge presque l’immunité présidentielle1 au nom de la séparation des pouvoirs. L’ancien secrétaire général de l’Élysée et ses avocats ont donc inventé l’auto-immunité pour les collaborateurs de la présidence face aux parlementaires.
Une coutume dommageable en terme de contre-pouvoir. D’ailleurs, il a suffi de quelques semaines pour voir une nouvelle fois Alexis Kohler refuser de venir devant une commission d’enquête du Parlement, cette fois-ci au sujet du scandale des eaux Nestlé. Et une nouvelle fois, les parlementaires n’ont pu qu’exprimer leur surprise devant une telle morgue et un tel sentiment d’impunité comme on peut le voir sur cette vidéo :
Soupçons de trafic d’influence au sujet de la fusion avortée Fincantieri-STX
Enfin, n’oublions pas que sur le dossier MSC, si Alexis Kohler est mis en examen pour prise illégale d’intérêt, il reste aussi témoin assisté pour l’autre volet de l’instruction, qui porte sur des soupçons de trafic d’influence au sujet de la fusion avortée entre le groupe italien Fincantieri et les chantiers navals STX-Saint-Nazaire, un projet contre lequel le groupe MSC s’était mobilisé auprès des pouvoirs publics français entre 2015 et 2017, comme je le rappelais dans un entretien donné au Média :
Cette affaire Fincantieri semble aujourd’hui ressortir en Italie alors que les tensions se multiplient entre les gouvernements français et italiens, notamment sur l’avenir de STMicroelectronics comme je le soulignais le mois dernier. C’est ainsi que le quotidien milanais conservateur La Verità a rappelé récemment dans un article acerbe que le choix d’un patron français à la tête de STMicroelectronics avait fait l’objet de nombreuses tractations entre 2017 et 2018, des discussions liées au projet de fusion entre Fincantieri et les chantiers de l’Atlantique (appartenant alors au groupe coréen STX) : « Comment les Français nous ont trompé deux fois », titre La Verità.
« L’Italie a été dupée et Fincantieri floué »
L’article en question est particulièrement précis : « L’ancien secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kohler, devenu ensuite cadre dirigeant de la Société Générale, et faisant l’objet d’une enquête sur ses fonctions publiques pour une affaire liée à l’armateur Aponte, a joué un rôle clé. Cette affaire était liée à une autre négociation franco-italienne : la tentative d’acquisition des chantiers de l’Atlantique par Ficantieri. Ce détail n’est pas anodin. Pendant que le feu vert était donné à Jean-Marc Chéry [pour devenir PDG de STMicroelectronics, ndlr], Guiseppe Bono [patron de Fincantieri, ndlr] menait sa bataille pour la construction navale française. Les deux dossiers ont été mis en balance entre Paris et Rome. La négociation, menée personnellement par le conseiller Pagani (…) a consacré l’échange : STMicroelectronics sous direction française et STX (les chantiers navals) aux Italiens. Le résultat ? À partir de la seconde moitié de 2018, le gouvernement français est revenu sur l’accord, puis avec le soutien de l’Autorité européenne de la concurrence (dont le chef de cabinet, comme par hasard, venait également de l’Élysée), a fait échouer l’opération en 2021. L’Italie a été dupée et Fincantieri floué ». On le voit, ce second volet de l’affaire Kohler, qui porte sur le lobbying de MSC auprès des pouvoirs publics français contre la fusion entre Fincantieri et les chantiers de Saint-Nazaire, a de multiples conséquences, y compris diplomatiques. Voilà peut-être pourquoi la justice française semble encore moins motivée à creuser de ce côté-là d’une affaire dont la presse se désintéresse.
D’ailleurs, pour élargir ce dossier aux multiples rebondissements, je vous conseille de (re)lire l’enquête publiée par Bloomberg dans son magazine hebdomadaire du 19 décembre 2022, et dont la couverture illustre mon article d’aujourd’hui, sur l’ampleur des trafics de drogue qui touchent les activités de MSC (il suffit de cliquer ici)
La révision constitutionnelle de 2007 a confirmé le principe de l'irresponsabilité du président de la République. Aucune action ne peut être engagée contre lui pour des actes accomplis en sa qualité de Président, même après la fin de son mandat. Cette immunité est valable à la fois dans les domaines pénal, civil et administratif. Elle vise à protéger la fonction présidentielle et non son titulaire.
Publié le 17.05.2025 à 00:52
Qui veut gagner des millions grâce à France Télé ? Le classement exclusif des producteurs
Quand j’avais écrit en 2010 France Télévisions off the record. Histoires secrètes d’une télé publique sous influences (Flammarion), je m’étais plongé dans les comptes du groupe audiovisuel. C’était quinze ans après « l’affaire des voleurs de patates », comme l’avaient surnommée les Guignols de l’Info sur Canal + (à l’époque, la chaîne cryptée était concurrente de France Télé sur la télévision par satellite), amenant à la démission du journaliste Jean-Pierre Elkabbach, deux ans après sa nomination en 1994 à la tête du groupe public par François Mitterrand et Édouard Balladur.
Dans le cadre de cette enquête en profondeur, j’avais récupéré l’ensemble des chiffres d’affaires des producteurs et fournisseurs de programmes pour la télé publique, au centime près, ainsi qu’une étude dévoilant leurs réelles marges (voir plus loin). Je m’étais alors aperçu qu’en réalité, l’âge d’or des fameux « animateurs producteurs » datait du mandat de Marc Tessier entre 1999 et 2005. Cet inspecteur des Finances et ancien directeur financier de Canal+ ne jurait que par « l’externalisation » des programmes auprès de producteurs extérieurs, version désindustrialisation et fabless (entreprise sans usines) dans la gestion de l’audiovisuel public.
856 millions d’euros d’achat de programmes à des producteurs et fournisseurs extérieurs
Depuis, les directions successives de France Télévisions ont essayé tant bien que mal de renégocier ces fameux contrats auprès des producteurs qui, en plus de détenir certaines des marques les plus emblématiques du service public (comme Fort Boyard ou Taratata), ont toujours su nouer de profondes relations avec les responsables politiques, et en particulier avec l’Élysée. Alors que Delphine Ernotte vient d’être reconduite par l’Arcom (ex CSA) pour un troisième mandat à la tête de France Télévisions, qu’en est-il aujourd’hui, alors que le groupe public représente environ un chiffre d’affaires de 3 milliards d’euros, pour 2,4 milliards de subventions publiques ?
Selon des documents internes de France Télévisions que j’ai pu consulter, sur ces 3 milliards d’euros de budget, 943 millions étaient consacrés en 2023 à l’achat et au financement de programmes. Certes, ce gâteau est appétissant mais il pourrait bientôt s’effriter car après dix années d’équilibre, le budget 2025 du groupe public se retrouve en déficit de 72 millions d’euros : la faute à la suppression de la redevance publique en 2022 et à des crédits de « transformation » pour l’année 2024 non versés. En novembre 2024, les syndicats ont d’ailleurs déclenché leur droit d’alerte économique. Forcément, dans ce contexte, les couteaux sont tirés chez les producteurs.
Car sur cette somme, pas moins de 856 millions d’euros sont consacrés par France Télévisions à l’achat de programmes à des producteurs et fournisseurs extérieurs, tant pour ce qu’on appelle le « flux » (les émissions de plateaux, les talk shows, les jeux et divertissements), que pour le « stock » (fictions, documentaires, « créations »). Dans ce cadre, les petits producteurs, dits « indépendants » s’inquiètent de la concentration de plus en plus importante des cases de programmes aux mains de quelques gros producteurs qui appartiennent désormais à des groupes intégrés et internationaux. Autant dire que de l’artisanat des patates des années 1990, on est passé depuis une dizaine d’années à l’industrialisation de la production audiovisuelle, un phénomène qui s’est accéléré avec le boom des plateformes de contenus.
En 2023, France Télévisions achetait pour 109 millions d’euros de programmes à Mediawan
À ce jeu-là, un grand gagnant sort du lot côté France Télévisions. C’est Mediawan, avec 109 millions d’euros de chiffre d’affaires assuré par le groupe public en 2023, groupe qui avait récupéré trois ans plus tôt les activités de production audiovisuelle de Lagardère. Mediawan, c’est notamment le producteur d’émissions stratégiques, les fameux talk shows C à vous, C l’hebdo et C dans l’air, à la fois prisés des responsables politiques comme des éditeurs en recherche de visibilité maximale pour leurs livres. Mediawan pèse aujourd’hui 1,6 milliard d’euros de chiffre d’affaires, investissant à tour de bras en Europe et aux États-Unis. Une vraie success story.
Créé il y a tout juste dix ans par le magnat des télécoms Xavier Niel, le banquier d’affaires Matthieu Pigasse et le producteur Pierre-Antoine Capton, ce groupe de production audiovisuelle est depuis 2020 contrôlé principalement par le fonds américain KKR (co fondé par Henry Kravis), qui laisse aux manettes la fine équipe, et en particulier Capton, un producteur qui s’est imposé en vingt ans à France Télé (au départ avec sa société Troisième Oeil Productions), après avoir fait ses premiers pas en télé auprès de Marc-Olivier Fogiel et avoir commencé son envol en produisant des programmes low cost pour la télé par satellite puis par la TNT.
À 50 ans tout juste, ce normand originaire de Trouville et fils de petits commerçants joue les Rastignac à Paris. Craint et courtisé, l’homme fascine par son entregent et multiplie les signes distinctifs de réussite : co-propriétaire du club de foot de Caen avec Kylian Mbappé, co-propriétaire de l’hôtel Flaubert à Trouville ou des restaurants Loulou, il a été décoré personnellement par Emmanuel Macron de la Légion d’Honneur en octobre 2023, une proximité présidentielle qu’il aime mettre en avant, comme sa relation avec Brad Pitt, dont la société de production est l’un des principaux partenaires du groupe français aux États-Unis. À Paris, Mediawan étale sa réussite en installant son quartier général et ses studios dans le très chic 7e arrondissement derrière les Invalides et l’école militaire. Plus exactement au 46, avenue de Breteuil, dans un superbe immeuble de 10 000 m2 datant des années 1930 qui n’est autre que l’ancien siège historique du groupe Michelin.
Les dix premiers producteurs de France Télé représentent 41 % des achats extérieurs
Dans son ascension, Capton n’a donc rien laissé au hasard ou presque. Une anecdote : il y a une douzaine d’années, peu de temps après la publication de France Télévisions off the record, cet ambitieux producteur m’invitait à déjeuner rue Oberkampf dans le 11e arrondissement, où étaient situés les studios de C à vous. C’était à la bonne franquette, tutoiement de rigueur, compliment sur ma bonne forme physique (« tu fais de la muscu ? »), et proposition de job pour rejoindre la rédaction de C à vous : « Tu ne veux pas passer de l’autre côté de la barrière ? », m’avait-il demandé. Après m’avoir présenté d’une manière impromptue au rédacteur en chef de l’émission, j’en étais resté là, un peu dubitatif, eux aussi. Quelques années plus tard, je l’ai toutefois interviewé avec le journaliste Arnaud Viviant pour le magazine Transfuge, l’ambiance était sympathique. Hasard ou pas, depuis 2017, l’homme semble me ghoster quand je le contacte, assurément bien occupé.
Forcément, cette montée en puissance suscite l’inquiétude des producteurs indépendants. À France Télévisions on réplique qu’entre 2019 et 2023, le nombre de contractants indépendants est passé de 647 à 683. Certes, mais dans le même temps la part de chiffre d’affaires des dix premiers fournisseurs de programmes (hors France TV Studio, la filiale de production du groupe public) est passée de 37 % à 41 % entre 2017 et 2023. France Télévisions est donc une sacrée bonne affaire pour la dernière success story de l’audiovisuel français : comme le dévoilait il y a un mois le journaliste Christophe Nobili dans Le Canard Enchaîné, 40 % des activités de production française de Mediawan sont réalisées sur les antennes de France Télé, son premier client, comme le notifiait un récent rapport de l’Arcom (Ex CSA).
Face à ce mastodonte de la production audiovisuelle à Paris, l’équipe Ernotte aime rappeler qu’elle a augmenté la part de production interne de la télévision publique, via sa filiale France TV studio qui produit depuis 2018 le feuilleton populaire Un si grand soleil. Et c’est vrai que France TV Studio a vu son activité considérablement augmenter passant de 40 millions d’euros en 2015, à 62 millions d’euros en 2019, puis à 90,5 millions d’euros en 2023.
Banijay de Stéphane Courbit récupère 87 millions d’euros
Reste que le second producteur privé qui vend des programmes à France Télévisions est un autre mastodonte du secteur : il s’agit de Banijay, avec 87 millions d’euros de chiffre d’affaires assuré en 2023 par le groupe public, qui lui achète notamment les émissions N’oubliez pas les paroles, Fort Boyard, Taratata, Les Enfants de la télé, La Carte aux trésors…
En seulement quelques années, Banijay a réussi le tour de force de devenir le premier producteur mondial de programmes de télévision, avec plus de 3 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2024. Fondé par Stéphane Courbit (principal actionnaire à 45,4 %), l’actionnariat de Banijay est particulièrement intéressant. Le groupe bénéficie notamment des participations de Vivendi (actionnaire à 19,2 %), groupe contrôlé par Vincent Bolloré, mais aussi du milliardaire Marc Ladreit de Lacharrière (via Fimalac qui a 7,4 % du capital), ou encore de la famille Arnault (via la financière Agache), ou le gestionnaire d’actifs Tikehau Capital. Enfin, les animateurs Nagui et Cyril Hanouna, dont les émissions sont produites par la société, sont également actionnaires.
Dans ce classement des plus gros producteurs privés de France Télévisions, vient ensuite en troisième position le groupe Newen, avec 34,3 millions d’euros de chiffre d’affaires avec des émissions sur la santé (Enquête de santé, Prenez soin de vous), de nombreuses fictions ou des documentaires produits par l’emblématique agence CAPA rachetée en 2010. Si Newen a connu une baisse drastique de son chiffre d’affaires ces dernières années avec France Télévisions, c’est que cette société de production a été rachetée dès 2015 par le groupe TF1, le concurrent direct de France Télévisions. Depuis mars 2025, Newen s’appelle d’ailleurs Studio TF1. C’est ce qui a poussé Delphine Ernotte en 2022 à ne pas renouveler le contrat de Plus belle la vie, pourtant feuilleton emblématique de France 3, lancé sur la chaîne publique par Rémy Pflimlin au début des années 2000, et qui assurait jusqu’alors à lui tout seul 30 millions d’euros de chiffre d’affaires à Newen (qui avait ainsi encore 75 millions d’euros de chiffre d’affaires avec le groupe public en 2019).
252,3 millions d’euros de programmes achetés à seulement quatre groupes
Le quatrième fournisseur extérieur de programmes de France Télévisions est la Warner Media avec 22 millions d’euros qui fournit films et dessins animées, mais produit aussi pour la télé publique l’émission de vente aux enchères Affaire Conclue. Il suffit donc de prendre sa calculette : les quatre plus gros producteurs extérieurs de France Télévisions représentaient 252,3 millions d’euros d’achat de programmes en 2023 pour le groupe, soit près de 30 % de ses achats extérieurs.
Ensuite, neuf fournisseurs réalisent des chiffre d’affaires entre 10 et 20 millions d’euros par an pour le groupe public : Effervescence (de la productrice Simone Harari), Elephant (d’Emmanuel Chain), JLA (Jean-Luc Azoulay), Morgane Production, Satisfaction (d’Arthur), Together (de Renaud Le Van Kim), qui produit les autres émissions de talk shows politiques, C ce soir et C politique, et ne cache pas lui aussi sa proximité avec Emmanuel Macron. Viennent ensuite BBC Worldwide, Federation Studios, et Gaumont Pathé.
Enfin, parmi les douze producteurs indépendants qui génèrent entre 5 et 10 millions d’euros, on trouve deux historiques de France Télévisions, Fabienne Servan Schreiber (avec Cinétévé) ou l’inoxydable Michel Drucker (avec DMD). Car comme cet illustre animateur de la télévision publique française, le gros souci des chaînes du groupe France Télévisions comme des autres chaînes de télévision, c’est d’être confronté à un grand vieillissement de leurs audiences…
Rajeunir les audiences des chaînes classiques de broadcast et continuer de développer la diffusion de programmes via la plateforme numérique de France Télé, ce n’est pas un mince défi à relever pour Delphine Ernotte pour son troisième mandat. À moins que la création d’une éventuelle holding France Médias chapeautant l’ensemble de l’audiovisuel public (France Télévisions, Radio France, France Médias Monde et l’INA) vienne chambouler ses projets.
À titre de comparaison, le classement 2012 des producteurs de flux de France Télévisions :
Je l’avais révélé dans une analyse publiée dans Le Monde : en octobre 2012, les sept principaux fournisseurs de France Télévisions dans le flux, selon une étude interne, étaient à l’époque le groupe Banijay de Stéphane Courbit, qui s’était associé trois ans plus tôt à Nagui ("Taratata" et "N'oubliez pas les paroles"), pour 24,8 millions d'euros ; le groupe Lagardère (notamment "C dans l'air", "C Politique", émissions produites par le journaliste Jérôme Bellay) pour 23,7 millions d'euros ; RTL Group ("Mots de passe", "Question pour un champion") pour 22,2 millions d'euros ; Effervescence productions de Simone Harari ("Tout le monde veut prendre sa place", "Slam") pour 20,1 millions d'euros ; Tout sur l'écran de Catherine Barma ("On n'est pas couché", "On n'demande qu'à en rire") pour 19,9 millions d'euros ; Réservoir Prod qui appartenait à Jean-Luc Delarue ("Toute une histoire") pour 16,5 millions d'euros ; DMD, la maison de production de Michel Drucker ("Vivement dimanche") pour 14,7 millions d’euros. À noter qu’à l’époque, que la filiale de production interne de France Télévisions, qui s’appelait alors MFP fournissait moins de 10 millions d’euros de programmes pour France Télévisions, et de son côté, Pierre-Antoine Capton, qui n’était pas encore allié à Xavier Niel, Matthieu Pigasse, ne réalisait qu’un peu moins de 12 millions d’euros de chiffre d’affaires avec France Télévisions, via sa première société de production Troisième Oeil Productions. En treize ans, l’ambitieux a donc multiplié quasiment par dix son chiffre d’affaires avec France Télé !
À titre de comparaison, les chiffres des producteurs de France Télévisions au début des années 2000 (publiés dans mon livre de 2010) :

Autres ressources documentaires :
France Télévisions dans l'impasse, Marc Endeweld, Le Monde, 17 décembre 2012.
Les droits, le point faible de la télé publique, Marc Endeweld, Le Monde, 17 décembre 2012.
France Télévisions, plus de droits numériques, Marina Alcaraz, Les Echos, 11 janvier 2019.
Télévision publique, la mal-aimée du pouvoir, Le Monde Diplomatique, avril 2012.
Publié le 12.05.2025 à 03:38
[rétro] : Sarkozy en rase campagne (2012)
Où et quand Nicolas Sarkozy s’est-il trompé ? Erreurs de tempo, de timing, de positionnement ? Pour le comprendre, je vous propose de lire (ou relire) mon enquête publiée à l’automne 2012 dans la revue Charles, consacrée aux coulisses de la vie politique et cofondée par Arnaud Viviant (ex-Libé / Inrocks), et Alexandre Chabert des éditions La Tengo.
Cette longue enquête, saluée alors dans Le Point par mon confrère Michel Revol, revient ainsi sur les coulisses et les stratégies d’une bien drôle de campagne à droite toute, un épisode marquant de la Vème République, voire même un tournant qui explique aujourd’hui de nombreuses dérives. C’est que cette campagne a été initiée deux ans après le fameux discours de Grenoble inspiré par l’homme de l’ombre Patrick Buisson, farouche partisan de l’union des droites.
Étrange mais nécessaire retour en arrière. En effet, treize ans plus tard, en 2025, Louis Sarkozy tente ses débuts dans la vie politique française à grands renforts d’invitations dans les médias, en particulier sur les chaînes « d’info ». Et son père, Nicolas Sarkozy attend son verdict dans l’affaire libyenne à l’automne, lui qui semble ne plus pouvoir échapper aux condamnations de la justice. Déjà condamné dans le dossier Bygmalion, ce dernier se retrouve depuis février dernier avec un bracelet électronique du fait d’une nouvelle condamnation dans l’affaire dite des écoutes.
Cette première enquête me permit d’y voir plus clair sur le dossier Bygmalion
Concernant Bygmalion, dossier que j’avais largement couvert chez Marianne entre 2014 et 2016, c’est justement cette première enquête de coulisses datant de 2012 et publiée dans Charles qui m’a permis de dévoiler très vite le pot-au-rose dans différents articles publiés dans Marianne que je vous ferai découvrir cet été : l’affaire Bygmalion concernait avant tout le maquillage de la comptabilité de la campagne Sarkozy, pour cacher d’innombrables dépassements de dépenses.
Dès juin 2014, je le comprends, je le découvre et je l’écris. Deux ans plus tôt, dans Charles, j’avais en effet raconté que les meetings de campagne de Nicolas Sarkozy avaient été organisés à la fois par Jérôme Lavrilleux ET par Éric Césari, le directeur général de l’UMP et fidèle parmi les fidèles de celui qui était encore président. Ce fait, je le conserverais en mémoire.
Et lorsque je recueille les versions des uns et des autres peu de temps après les aveux de Jérôme Lavrilleux à la télévision, ce simple fait va percuter le storytelling des communicants et de la garde rapprochée de l’ancien président. L’affaire Bygmalion avait éclaté un peu plus tôt en février 2014 dans Le Point qui présenta à ses lecteurs un mauvais cadrage du dossier, centré uniquement sur la bande des Copé boys, histoire d’éloigner les curieux du vrai sujet qui était celui de la campagne de Nicolas Sarkozy. L’hebdomadaire de droite titra alors « l’Affaire Copé. Sarkozy a-t-il été volé ? ». Manifestement, Franck Louvrier, ancien conseiller en communication de Nicolas Sarkozy à l’Élysée, avait tout fait pour dévier le tir mais… juste un temps.
Bonne (re)lecture !
Sarkozy en rase campagne (revue Charles)
« Si on fait une campagne sur la division des Français, les uns contre les autres, la droite et la gauche, le PS et l’UMP, si on fait la guerre aux pauvres, si on fait la guerre aux musulmans, on perdra. Au fond, la défaite morale précède toujours la défaite politique, et elle l’entraîne. »
Henri Guaino, conseiller spécial du président Sarkozy, automne 2011, Les Stratèges, Canal +.
Peu de temps avant l’ intervention armée en Libye, en mars 2011 – plus d’un an avant l’élection présidentielle – un rendez-vous discret est organisé entre Jean-René Fourtou, président du conseil de surveillance du groupe Vivendi, ancien PDG de Rhône-Poulenc, et Nicolas Sarkozy : « Ton bilan, personne ne le promeut », se désespère le patron. « T’as qu’à le faire ! », lui répond le président. « Chiche ! », lance finalement son invité. À 72 ans, Jean-René Fourtou n’a plus rien à perdre, plus rien à prouver, mais est persuadé d’une chose : l’avenir de la France ne peut se faire sans Nicolas Sarkozy.
Le « Groupe Fourtou » est né : autour du grand patron vont désormais se réunir chaque semaine des politiques comme Alain Carignon, l’ancien maire de Grenoble et ministre de la Communication d’Édouard Balladur, les jeunes trentenaires Guillaume Peltier, secrétaire national de l’UMP chargé de l’opinion, ex-FN, ex-villiériste, et Geoffroy Didier, conseiller de Brice Hortefeux ; un autre patron, celui de BNP Paribas, Michel Pébereau ; un « communiquant » en la personne de Michel Calzaroni ; les vieux journalistes Gérard Carreyrou, 69 ans, éditorialiste à France Soir, et ex-sympathisant socialiste il y a une vingtaine d’années, Charles Villeneuve, 70 ans, ancien d’Europe 1, et Étienne Mougeotte, 71 ans, le directeur des rédactions du Figaro. Tous anciens de TF1.
Pédagogie « subliminale »
Pour faire le lien avec Nicolas Sarkozy, l’homme tout trouvé est Camille Pascal, nouveau conseiller audiovisuel à l’Élysée depuis début 2011 – après être passé par le CSA sous Baudis, et France Télévisions sous Carolis –, et qui s’est très vite attiré les bonnes grâces présidentielles après avoir écrit un discours remarqué : « C’est le Siècle, sans les emmerdeurs, confie alors ce dernier à ses proches à propos du « groupe Fourtou ». C’est le seul endroit où on peut faire dialoguer un geek de 25 ans avec un patron du CAC 40. » Un jeune membre du cabinet de Claude Guéant, Louis de Raguenel, féru de Twitter, a pu participer aux réunions du groupe.
Tous ont un objectif : valoriser l’action de Nicolas Sarkozy. « Insufflons du positif ! », martèle Jean-René Fourtou, qui a l’habitude de dire : « Toujours faire venir l’adversaire sur notre damier. » Ou encore : « Un tiers de contention de l’adversaire, deux tiers d’extension de notre territoire. » Les réunions ont lieu chaque semaine au domicile privé du grand patron à Neuilly. Chaque semaine, Camille Pascal rédige une note pour le président. Très vite, le groupe s’attache à améliorer l’image de Nicolas Sarkozy sur deux thématiques principales : la crise économique et les relations internationales. Autrement dit, rendre crédible la « représidentialisation » du président. Empruntant des méthodes de communication de crise, et au marketing d’influence, Fourtou veut imposer des éléments de langage dans les médias.
Exemple : « chef de l’État » plutôt que « président de la République » : « Que les gens puissent se dire : Nicolas Sarkozy a quand même agi en homme d’État », souffle un participant. Les membres du groupe ne travaillent pas uniquement sur l’image de leur champion. Ils veulent retrouver le souffle du « sarkozysme culturel » tel que décrit par le journaliste Frédéric Martel, gagner la bataille idéologique. L’un d’eux résume : « Nous avons tenté une pédagogie subliminale de l’action de Nicolas Sarkozy pendant la crise. » Pour cela, ils collaborent un temps avec l’Institut Montaigne.
Ensemble, ils organisent en septembre un colloque sur les leçons et défis de la crise avec Jean-Claude Trichet, alors toujours président de la BCE, et son futur successeur Mario Draghi. D’une manière « subliminale », il s’agit bien d’imposer l’idée – en pleine primaires socialistes – que seul Nicolas Sarkozy sera, au bout du compte, capable de naviguer dans la tempête.
La Porsche panamera
Stratèges d’influence, façon spin doctors à l’américaine, les membres du groupe Fourtou savent également passer à l’attaque. En novembre 2011, certains d’entre eux sont à la manœuvre pour décrédibiliser l’accord Verts-PS en diffusant aux médias les coûts estimés, sur les plans économiques et sociaux, d’un éventuel arrêt de la filière nucléaire. Mais le « coup » le plus important du groupe Fourtou restera la fuite dans la presse, le 4 mai 2011, de la photo de Dominique Strauss-Kahn et d’Anne Sinclair sortant d’une Porsche Panamera, voiture estimée à 100 000 euros, et appartenant à leur ami Ramzy Khiroun, conseiller d’Arnaud Lagardère, au sein du groupe éponyme.
Car l’autre fonction du groupe Fourtou est de réactiver les réseaux sarkozystes dans les milieux d’affaires et les médias : « Nous avons essayé de retisser la toile à un moment où il n’y avait plus de sarkozystes en France. Il était nécessaire de “resarkoïser”, et de décomplexer les sarkozystes qui s’ignoraient », confie un des participants. « Il s’agissait de sortir Sarko de l’isolement. Chacun de notre côté d’ailleurs, on travaillait nos différents réseaux. » Dans cette optique, le groupe Fourtou organise également des rencontres et déjeuners entre Nicolas Sarkozy et des intellectuels, des historiens, des anthropologues, avec des journalistes comme Patrick Besson, Elisabeth Lévy, avec le cinéaste Yann Moix, des professionnels de la petite enfance… De son côté, Henri Guaino, la célèbre plume de l’Élysée, fait de même. Car, en ce printemps 2011, Nicolas Sarkozy est effectivement isolé : c’est l’époque où, à l’UMP, certains n’hésitent plus à dire qu’il n’est peut-être pas le meilleur candidat pour la droite… Le nom d’Alain Juppé, nouveau ministre des Affaires étrangères, est cité dans les journaux. « Vous étiez là quand il faisait froid », dira d’ailleurs Sarkozy quelques mois plus tard aux membres du groupe Fourtou.
Isolé dans son propre camp, l’UMP, mais surtout isolé dans les milieux d’affaires qui lorgnent à l’époque de plus en plus du côté de DSK…
Les regrets de Bouygues
Le temps du Fouquet’s est révolu. Depuis 2010, l’amour fusionnel entre le président et les grands patrons du CAC 40 s’est dissipé, en dehors de Jean-René Fourtou, Michel Pébereau, et bien sûr, Vincent Bolloré ou Bernard Arnault. Tous les anciens de TF1 du groupe Fourtou – les Carreyrou, Mougeotte et Villeneuve –, sont même persuadés que leur ancienne chaîne dirigée désormais par Nonce Paolini ne roule plus pour Sarkozy, et ce, malgré la présence à l’antenne de Jean-Pierre Pernaut… « Nous sommes en train de nous faire avoir par TF1 et l’Élysée ne réagit pas. Franck Louvrier [conseiller communication de Sarkozy] n’a pas vu ce tournant ! », s’alarment-ils à l’automne 2010, en pleine affaire Woerth-Bettencourt.
Fini la victoire de 2007. Désormais, entre Nicolas Sarkozy et Martin Bouygues, « les rapports sont francs », souffle-t-on pudiquement du côté de l’Élysée. Bouygues, témoin du second mariage de Nicolas Sarkozy et parrain de son fils Louis, déçu du sarkozysme ? Au début du quinquennat, le leader du BTP, propriétaire de TF1, avait en effet fait savoir à l’Élysée qu’il souhaitait s’engager davantage dans la filière du nucléaire… Sans résultat.
Lors d’une rencontre organisée à HEC le 28 janvier 2010, Martin Bouygues laisse filer ses regrets, rappelant qu’en deux ans et demi, son ami Nicolas Sarkozy n’avait toujours pas privatisé Areva, avait bradé une licence téléphonique, et gratifié TF1 d’une nouvelle taxe. « Cette relation avec Nicolas Sarkozy est plus un handicap qu’un avantage », confiait-il, presque la larme à l’œil. Bouygues aurait aussi perdu de nombreux contrats de BTP en Algérie suite à une visite rocambolesque de Nicolas Sarkozy en décembre 2007 qui s’était terminée par un incident diplomatique. Accompagné à l’époque de Rachida Dati, Fadela Amara, de Smaïn et de Didier Barbelivien (sic), le nouveau Président d’alors n’avait pas pris grand soin à respecter le protocole et l’accueil qui lui était réservé par les officiels algériens. Au point que le Président Algérien, Abdelaziz Bouteflika, lui en tiendra rigueur durant toute la suite du quinquennat...
Le 14 décembre 2011, comme le révèlera Le Canard enchaîné, Martin Bouygues rencontrera François Hollande. Quand on est patron du CAC 40, il ne faut jamais mettre ses œufs dans le même panier. Même Arnaud Lagardère, dragué alors par DSK, et Serge Dassault, lassé de voir Nicolas Sarkozy s’exciter à l’étranger sans réussir à vendre ses Rafales, semblent s’éloigner du président. Au moins jusqu’à la victoire éclatante de ce dernier contre Kadhafi.
Éduquer plus pour gagner
Courant juin 2011, Nicolas Sarkozy évoque devant le groupe Fourtou quelques grands traits de la campagne qu’il souhaite mener en 2012. La campagne de ses rêves : « Hollande va faire ma campagne de 2007. Moi, je vais faire “la” campagne de 2012. Car Hollande n’a pas compris une chose, c’est qu’avec la crise, nous avons changé de siècle », explique-t-il alors.
Avant même que François Hollande promette la création de 60 000 postes dans l’Éducation nationale, Nicolas Sarkozy a l’intuition que les questions éducatives doivent être au cœur de son projet : « Je sais la campagne que je voudrais faire, confie-t-il au groupe Fourtou. Ça tournera autour de trois ou quatre idées-forces. Notamment une révolution à l’école. À ce sujet, on s’est totalement trompé de logiciel à droite. La question, ce n’est pas d’avoir moins de profs. C’est de mieux les répartir. On peut être à soixante élèves dans une classe à Henri IV et réussir, mais dans un lycée de banlieue, on échouera. C’est le suivi des élèves qui compte. Et il faut donc payer davantage les profs. »
Éduquer plus pour gagner plus. Tel est le message qu’il compte faire passer aux professeurs de l’Éducation nationale dans quelques mois. En somme, la version 2012 de son slogan fétiche de 2007, travailler plus pour gagner plus. Une telle idée sera-t-elle suffisante pour gagner ? Durant « sa » campagne, il souhaite aussi promouvoir les soins palliatifs : un sujet qui concerne tous les Français, qui dépasse les clivages. Le groupe Fourtou n’en saura pas plus… « Je ne veux pas trop parler », souffle le président perdu dans ses pensées.
Car le plus grand secret doit entourer une « éventuelle » candidature de Nicolas Sarkozy en 2012. Ce qui n’empêche pas le journaliste politique du Monde, Arnaud Leparmentier, « d’outer » le groupe Fourtou dans un long article à la mi-août : « Nous nous sommes alors demandés s’il fallait continuer », rapporte un des Fourtou’s boys. Mais il en faut plus à Jean-René Fourtou pour abandonner. Les réunions seront désormais organisées au bureau de Michel Calzaroni dans le 16ème arrondissement, tous les jeudis après-midi. Et les efforts seront même redoublés car l’Élysée commence à s’activer…
Un « dossier secret »
En réalité, dès juin 2010, Jean-Baptiste de Froment, alors conseiller éducation à l’Élysée, est chargé par Nicolas Sarkozy de se mettre en mode « veille » pour 2012. Le jeune conseiller multiplie alors les lectures, les rendez-vous. Plusieurs groupes de bénévoles se mettent en place. En janvier 2011, le président décide de confier la préparation de son projet à Bruno Le Maire, son ministre de l’Agriculture, après un intense lobbying de ce dernier : « Il n’y a que moi pour faire ce travail. » Des réunions sont désormais organisées toutes les semaines.
Après plusieurs mois de travail, un « dossier secret » rassemblant une quinzaine de thèmes (sécurité, maîtrise de la dette, croissance…) est finalement remis en main propre par Bruno Le Maire à Nicolas Sarkozy le 1er août, juste avant que ce dernier ne parte en vacances. « Nicolas Sarkozy n’en a pas fait grand-chose. Je suis même sûr qu’il ne l’a pas lu. En fait, il ne se projetait pas encore totalement dans la campagne. Et puis ça venait de Bruno Le Maire, c’était difficile pour lui de s’approprier un tel package. D’autant plus que Le Maire a voulu faire une présentation très à plat, thème par thème, car il estimait que ce n’était pas à lui de faire les arbitrages, mais Nicolas Sarkozy aime plutôt qu’on le surprenne, et là ce n’était pas le cas », raconte un témoin.
À l’Élysée, le secrétaire général Xavier Musca trouve d’ailleurs cette démarche assez « artificielle », et ne prend pas part aux discussions. Ce que Nicolas Sarkozy « achète » au moins dans le dossier de Le Maire, c’est le volet éducation, apprenant par cœur la fiche consacrée à cette thématique. Au même moment, Nicolas Sarkozy, alors en vacances dans le Var au Cap Nègre, dans la villa de sa belle-famille, commence à écrire un livre confession, avec l’aide de son épouse Carla, qui relit sa copie. Dans les premiers jets, une partie est ainsi consacrée à l’éducation, et d’autres développements concernent l’Europe, où le président tente des propositions « audacieuses », selon un des rares lecteurs.
Fin août, Bruno Le Maire n’a aucun retour de Nicolas Sarkozy. Celui qui ne voulait pas apparaître comme un simple soutier du président explique alors à ses interlocuteurs qu’il est au service de Jean-François Copé. Projet présidentiel, projet de l’UMP, Le Maire joue sur tous les tableaux, au point de commettre un impair irréparable. Sans prévenir l’Élysée, le ministre donne une interview à L’Express dans laquelle il promet un projet « à zéro euro » pour le pays : selon lui, toute nouvelle mesure doit être gagée par une économie. Il propose de fiscaliser les allocations familiales ou les allocations chômage des cadres. À l’UMP, c’est un tollé ! « À partir de là, c’est fini pour lui », note un observateur. Résultat, deux jours plus tard, le ministre, dépité, fera un discours « totalement vide » lors de l’université d’été de l’UMP.
Obligé de rentrer dans le rang, Le Maire devient alors le rapporteur du « comité de pilotage » qui se met en place à l’UMP, une véritable usine à gaz chargée de concocter le projet du parti. « Or, le président disait à l’époque que son projet ne serait pas celui de l’UMP ! » s’amuse un des participants. Dans ce nouveau travail, désormais en pleine lumière, Bruno Le Maire rencontre la plupart des éléphants du parti afin de préparer les trois conventions qui doivent se tenir en décembre : « C’était un véritable exercice de synthèse à la sauce Hollande, où chacun devait se mettre d’accord sur le plus petit dénominateur commun », raconte un responsable de l’UMP. Au final, les conventions feront un flop médiatique, pour la plus grande joie du président. Nicolas Sarkozy est (encore) le président, et il a besoin de prendre de la hauteur.
Capitaine dans la tempête
En attendant que Nicolas Sarkozy se déclare candidat, le secrétaire général de l’UMP, Jean-François Copé, soumet l’idée à Brice Hortefeux d’organiser la « riposte » au PS, au moment même où le Sénat bascule à gauche. Le fidèle ami de Nicolas Sarkozy, qui sait déjà qu’il ne sera pas le prochain directeur de campagne, se lance alors dans l’aventure de la « cellule riposte ». Avec l’aide de Geoffroy Didier, de Guillaume Peltier, et d’Alain Carignon, Brice Hortefeux va réunir tous les mercredis à l’UMP des ministres (Nadine Morano, Laurent Wauquiez et Nathalie Kosciusko-Morizet) et des élus (Éric Woerth, Éric Raoult, Franck Riester, Valérie Rosso-Debord, Sébastien Huyghe, Jérôme Chartier, Roger Karoutchi, Éric Ciotti, Bruno Beschizza, Christophe Béchu…).
L’idée d’une telle réunion n’est pas de diffuser les habituels « éléments de langage », mais plutôt de réfléchir à des arguments de fond, et de coordonner les prises de parole des uns et des autres. Les chaînes d’information en continu vont devenir un élément stratégique de la campagne : « Très tôt chaque matin, on s’appelait au téléphone pour que la riposte soit présente tous les jours dans les médias, raconte un député. On attendait que l’Élysée donne son aval après la réunion de 8h30 avec le président. Nous devions être réactifs pour être repris par les chaînes tout info qui font aussi l’info, car quand un sujet passe en boucle sur leurs antennes, les JT du soir sont quasi obligés de le reprendre… » En octobre, la riposte s’illustre avec le torpillage de l’accord Verts-PS. Deux mois plus tard, le quotient familial, et le « sale mec » confié en « off » par François Hollande à des journalistes seront dans le viseur de la cellule de Brice Hortefeux.
De son côté, le « chef de l’État » se plaît à jouer le capitaine dans la tempête. L’heure est au couple Merkozy et aux accents alarmistes. Enchaînant les sommets internationaux en pleine crise de l’euro, Nicolas Sarkozy est persuadé que son discours de « vérité » lui permettra de marginaliser François Hollande. Encore faut-il que la réussite soit au rendez-vous : « Si la France perd son triple A, je suis mort, confie Sarkozy en marge du sommet de Bruxelles, c’est là-dessus que la différence se fera sur Hollande. Nous devons tout faire pour le garder. »
Quelques jours plus tard, le meeting de Toulon du 1er décembre sera l’occasion de présenter aux Français et aux militants de l’UMP un Sarkozy aux commandes, maître de lui et de son destin. Si la consigne est alors donnée au public de ne pas apporter drapeaux ou autres signes distinctifs qui pourraient faire penser à une campagne électorale, Toulon est en fait symboliquement le premier meeting du futur candidat… Tout en étant financé par l’Élysée.
Une campagne à la Mitterrand
Depuis quelques semaines, Nicolas Sarkozy exhorte donc la France à s’adapter à la mondialisation pour mieux l’affronter. L’Allemagne est présentée comme un modèle. Pourtant, en cette fin d’année, le président a l’intuition qu’il devra, durant sa prochaine campagne, s’adresser en priorité à l’électorat populaire, comme en 2007, s’il veut espérer gagner. Cet électorat pour qui la mondialisation est « anxiogène ». À la rentrée, Jean-Baptiste de Froment avait d’ailleurs transmis au président une note sur l’ouvrage Fractures françaises, du géographe Christophe Guilluy, qui décrit cette France « des oubliés », des « invisibles », ces habitants des communes périurbaines : « C’est la clé de la campagne », estimait de Froment.
Très intéressé, Nicolas Sarkozy fait savoir à son conseiller qu’il souhaite rencontrer le géographe. C’est chose faite courant novembre : « Le bobo qui détourne la carte scolaire n’est pas tellement différent de l’ouvrier qui vote FN », explique Guilluy. Pour illustrer son propos, le géographe, visiblement un peu gêné, présente alors une carte au président. Il s’agit de lui montrer où se trouve cette « France périphérique ». Nicolas Sarkozy n’oubliera pas cette entrevue : au cours de sa campagne, il multipliera les déplacements dans « cette France où il n’y a rien ». Car, comme le notait le géopolitologue Yves Lacoste, « la géographie, ça sert d’abord à faire la guerre ».
Justement, Nicolas Sarkozy espère encore pouvoir mener une campagne Blitzkrieg (« guerre éclair », en allemand). « Il rêvait d’une campagne courte comme Mitterrand en 1988. C’était l’idée qu’on pouvait court-circuiter la campagne. Sarkozy était presque dans le déni. C’est vrai qu’un président sortant rêve toujours d’une non-campagne », confie un proche. Le président veut une campagne courte, très courte : dans son entourage, on parle alors de cinq grands meetings en cinq semaines à peine !
Président jusqu’au bout. Mais contrairement à Mitterrand en 1988, Nicolas Sarkozy n’est pas en situation de cohabitation. Mitterrand avait choisi le silence et l’immobilité. Lui choisit la parole et l’action. Lors de ses vœux du 1er janvier, il décide de frapper un grand coup en annonçant la mise en place d’une TVA « antidélocalisation » et d’une taxe sur les produits financiers à l’échelle de la France, contre l’avis de la plupart de ses conseillers et des hauts fonctionnaires de Bercy : « Refusant le vide en cas d’échec, le président a multiplié les annonces dans une sorte de fuite en avant », persifle l’un d’eux.
Alors, lorsque l’agence Standard & Poor’s retire à la France son triple A vendredi 13 janvier, Sarkozy est sonné. À l’UMP, c’est l’incrédulité. Le moral est à plat. Les sondages, mauvais. Pire, alors que Nicolas Sarkozy multiplie les annonces, les instituts de sondage soulignent que les enquêtés trouvent ce dernier comme absent, lointain, éloigné de leurs préoccupations. Bref, le président est inaudible : « C’est une stratégie foireuse qui n’a pas du tout marché, critique un conseiller. Tant qu’il ne s’était pas déclaré candidat, toutes les annonces qu’il pouvait faire étaient associées à une présidence finissante. »
Confidences pour confidences
La fin de l’histoire : Nicolas Sarkozy tente de mettre en scène cette éventualité. Lors de son déplacement en Guyane le 21 janvier à Cayenne, il réunit plusieurs journalistes pour une discussion à bâtons rompus : « Si je perds, c’est une certitude : j’arrête la politique, je changerai de vie complètement. Vous n’entendrez plus parler de moi, leur confie-t-il, Je me sens comme si j’avais 22 ans. J’aime profondément la vie. Je peux voyager. J’ai un métier. Je commencerai mes semaines le mardi, je les terminerai le jeudi. Ce serait nécessairement moins fort que ce que je vis aujourd’hui. » Ces confidences ne doivent rien à l’improvisation. Contre l’avis de ses conseillers Patrick Buisson, Jean-Michel Goudard, et Franck Louvrier, le grand affectif qu’est Nicolas Sarkozy a voulu créer une nouvelle relation avec des journalistes qui, pour la plupart, n’avaient pas connu la campagne de 2007.
Pourtant, en ce mois de janvier, Sarko n’a « pas la banane », comme il le dit à quelques proches. Son horizon s’assombrit. Le dimanche 22 janvier, son principal concurrent, François Hollande, réussit brillamment son discours du Bourget. Troublant : le meeting socialiste ressemble furieusement à celui de Sarkozy du 14 janvier 2007 à la porte de Versailles, qui avait alors lancé sa campagne. Les images s’entrechoquent : cette année, le président semble à la peine lors d’une émission télévisée à l’Élysée, diffusée fin janvier à la fois par TF1, France 2, BFM TV et I-Télé.
Sarkozy trouve pourtant l’énergie pour regonfler le moral de ses troupes. Le 31 janvier, il reçoit députés et sénateurs dans la salle des fêtes de l’Élysée. Une bonne nouvelle vient de tomber : l’Inde a décidé d’entrer en négociations exclusives avec le groupe Dassault pour signer un éventuel contrat sur 126 Rafales. Mais l’annonce d’une augmentation de la TVA ne passe toujours pas dans la majorité. C’est le député du Nord, Christian Vanneste, connu pour ses envolées anti-homos, et pro-colonisation, qui ouvre le bal en interrogeant le président sur son idée de TVA « antidélocalisation » : « Pourquoi maintenant ? » Sarkozy lui répond : « C’est déjà bien de le faire. C’est l’occasion. Par le passé, il y a eu des grandes réformes comme l’IVG ou la suppression de la peine de mort. En politique, il faut savoir prendre les décisions au bon moment. D’ailleurs, Christian, sur l’avortement justement, je me demande si ça n’a pas été fait trop tôt. Car il faut aussi que le corps social soit d’accord. » Sarkozy aurait-il déjà l’idée d’une campagne à droite toute ?
En tout cas, les parlementaires s’impatientent : « Je sais très bien où je vais, répond du tac au tac le président. J’ai déjà fait une campagne présidentielle. Rassurez-vous, je ne fais pas les choses au hasard. Respectez mon tempo. Je ne peux pas me permettre de partir en campagne trop tôt. Les Français ne le comprendraient pas. Mais je vous entends. Je sais bien, ça serait plus facile pour vous, et… plus facile pour moi. On me dit que c’est un suicide ? Eh bien, je suis le suicidé le plus en forme de France. » Sarko se transforme en super coach de la majorité : « N’ayez pas peur de cogner », leur dit-il. Et répète qu’il a tout prévu… sauf la perte du triple A. Rares sont ceux qui résistent à son argumentaire : « Hollande va s’effondrer », assure-t-il.
Plus tôt dans la journée, Nicolas Sarkozy avait expliqué au petit-déjeuner des responsables de la majorité : « Je veux un continuum entre le bilan et le projet. C’est beaucoup mieux d’affirmer : “Je veux faire cela dans les cinq ans à venir” que de dire “Je n’ai pas pu faire cela dans les cinq ans à venir”. »
Mais Sarkozy est tiraillé. À la fois impatient de se jeter dans l’arène, et incapable de se défaire de son costume de président. Après la « rupture » tant déclamée en 2007, Sarkozy doit désormais rompre avec lui-même.
Patrick Buisson en force
Pour certains, les jeux sont déjà faits. En privé, le Premier ministre François Fillon assure que « c’est quasiment plié » et que « le rejet sur sa personne est beaucoup plus important qu’il ne veut bien l’avouer ». Même son de cloche du côté de Claude Goasguen qui ose : « Même dans le XVIème, les gens ne veulent plus de Sarko. » Situation critique pour le président alors que des sondages en faveur de Bayrou pourraient transformer ce dernier en possible recours. L’égalité du temps de parole imposée en télé et radio par le CSA un mois avant l’élection finit de convaincre Sarko de précipiter son entrée en campagne.
Il prend sa décision tout début février. Et opte pour une campagne clivante, transgressive, identitaire. Fini la crise économique, le capitaine dans la tempête. Place aux valeurs, aux frontières, à la lutte contre l’immigration. Une stratégie concoctée depuis des mois par son conseiller de l’ombre, Patrick Buisson, l’ancien journaliste d’extrême droite de Minute et de Valeurs Actuelles, passé un temps à TF1, disciple de Charles Maurras et de Raoul Girardet. Dès 2009, Buisson analyse les raisons de la dégradation vertigineuse de la cote de popularité du président. Il considère que le clivage droite-gauche est dépassé, qu’il faut lui substituer celui du peuple contre les élites : « Une élection ne se gagne ni à droite ni au centre. Elle se gagne au peuple », assure-t-il. « Buisson a mis du temps à convaincre Sarkozy d’y aller. Mais quand le président se rend compte qu’il faut y aller, il achète Buisson. Et quand, il achète, il achète ! », s’enthousiasme un des élèves Buisson.
Dans l’équipe qui compose la réunion de pilotage – celle qui se tient chaque soir dans le salon vert de l’Élysée, à côté du bureau du président –, le sondeur Pierre Giacometti, le responsable com’ Franck Louvrier, et le secrétaire général de l’Élysée, Xavier Musca, davantage favorables à une ligne de centre-droit, encaissent difficilement, mais ne mouftent pas. Au final, Pierre Giacometti transmettra les sondages mais ne dira pas grand-chose. Franck Louvrier gérera la presse sans peser vraiment sur l’orientation de la campagne. Camille Pascal, mis sur la touche, apportera son soutien silencieux à Buisson. Et le publicitaire Jean-Michel Goudard s’attachera à mettre l’ensemble en musique avec brio. « Buisson dominait sur tout », se souvient un conseiller.
Dans un premier temps, le républicain Henri Guaino se laisse même séduire, satisfait que la ligne des « technos » soit abandonnée et que la thématique des frontières revienne en force. Même si personnellement, il continuera à plaider pour un discours plus rassembleur et plus économique, s’adressant d’abord à « cette France qui a voté “non” au référendum de 2005 ».
Un péplum pour Sarko
Dès lors, il n’y a plus de temps à perdre. L’interview accordée au Figaro magazine – un choix de Patrick Buisson – est mise en boîte le vendredi 3 février. Le week-end servira pour les relectures. Les membres de la réunion de pilotage pourront lire la dernière version avant le dimanche soir. À peine arrivée dans l’équipe, Emmanuelle Mignon, ex-dir cab de Sarkozy, et ancienne « architecte en chef » du projet présidentiel de 2007, a le privilège de relire une copie de l’interview. « Mais Mignon est arrivée trop tard, déplore un membre de l’UMP. Elle n’aura pas de rôle réellement stratégique durant la campagne. En 2007, elle avait réussi la synthèse de la droite, séduisant même des gens de gauche ! Mais à l’époque, elle avait une page blanche devant elle. En 2012, elle deviendra très vite l’alliée de Buisson, qui l’a fait venir. »
L’interview a été préparée dans la plus grande discrétion. À l’UMP, seuls Alain Juppé et François Fillon en reçoivent une copie deux jours avant la publication. Samedi 11 février, c’est l’événement. L’édition du Figaro magazine sera épuisée en quelques heures. L’interview de Nicolas Sarkozy donne le ton de sa campagne : le futur candidat évoque « les racines chrétiennes de la France », s’oppose à l’ouverture du mariage pour les homos, et propose d’organiser des référendums sur l’indemnisation du chômage et sur l’immigration.
Dans les coulisses, les petites mains s’activent. Après de multiples visites entre décembre et janvier, un local de campagne est finalement trouvé dans le XVème arrondissement, 18 rue de la Convention: ni trop bourgeois, ni trop éloigné des domiciles du candidat, tout en étant au cœur du Paris médiatique. Mauvaise nouvelle pour l’architecte : comme la campagne est avancée d’une quinzaine de jours, il a seulement huit jours pour les travaux !
Au même moment, l’équipe du salon vert décide que Nicolas Sarkozy annoncera officiellement sa candidature dans le 20 heures de TF1 du 15 février. C’est le choix de Patrick Buisson qui considère que le public de la première chaîne correspond davantage à sa cible fétiche, « les oubliés ». Franck Louvrier préférait le JT de France 2, un format plus long, qui aurait permis à Nicolas Sarkozy de « purger » le Fouquet’s et le yacht de Bolloré dès le début de sa campagne. Le slogan « la France forte » est proposé au reste de l’équipe par Jean-Michel Goudard. Ce dernier réfléchissait en fait à des slogans autour de la thématique « de la force » depuis le début de l’automne, et en avait déjà parlé fin décembre à Franck Louvrier, en marge d’un déplacement en Ardèche. Patrick Buisson est ravi : « C’est très bien. »
Pour accompagner cette campagne qui s’annonce dure et tournée vers le culte du chef – car pour Buisson, le peuple aime les chefs – Goudard a l’idée de commander une musique de meeting façon péplum. « Nous avons fait une campagne totalitaire, décrypte après-coup un sarkozyste, Sarkozy était comme momifié sur son affiche de campagne façon Corée du Nord. La police d’écriture du slogan était robotique, et il n’y avait pas un village à l’horizon. »
Dans ce contexte, Nicolas Sarkozy impose pourtant le choix de Nathalie Kosciusko-Morizet comme porte-parole de la campagne, contre l’avis de Buisson qui aurait plutôt aimé promouvoir à ce poste l’un de ses disciples, Laurent Wauquiez. En faisant le choix de NKM, Nicolas Sarkozy veut adoucir son image. Preuve qu’au final, c’est lui seul qui décide de sa campagne. « Hollande, je ne vais pas le laisser respirer. Ce sera trois idées nouvelles par jour. Il ne va pas comprendre ce qui lui arrive, et je vais le mettre en charpie », fanfaronne ainsi Sarkozy le 14 février devant les responsables de la majorité.
Sous-estimerait-il son concurrent ? À la même période, le patron chiraquien François Pinault, férocement anti-sarkozyste, rencontre pourtant François Hollande. Et à Londres, lors d’un colloque organisé par le président d’honneur de Saint-Gobain, Jean-Louis Beffa, le Premier ministre David Cameron fonce droit sur Laurent Fabius, représentant de François Hollande, pour le saluer, ignorant superbement les sarkozystes Baroin et Pécresse, également présents.
Brainstorming au QG
Si la campagne est d’abord pilotée à l’Élysée, on s’active tout de même au QG. Les « cerveaux » que sont les jeunes trentenaires Jean-Baptiste de Froment et Sébastien Proto, ex-dir cab d’Éric Woerth et de Valérie Pécresse, ainsi qu’Olivier Henrard, ex-conseiller culture à l’Élysée, sont notamment chargés de recycler le projet de Bruno Le Maire en fonction des déplacements du candidat. Chaque semaine, un thème. De son côté, Emmanuelle Mignon s’enferme dans son bureau – travaillant souvent la nuit entre 20 heures et 6 heures du matin – pour réécrire le livre de Nicolas Sarkozy. Un livre trop fleur bleue, trop mea culpa, et trop techno à la fois, au goût de Patrick Buisson.
La logistique est assurée par l’ancien chef de cabinet de l’Élysée, Guillaume Lambert, propulsé directeur de campagne. « C’est le maître du temps du président lors de ses déplacements mais il n’a pas beaucoup de sens politique », note un membre du QG. C’est l’UMP, et notamment Jérôme Lavrilleux, dir cab de Jean-François Copé, et Éric Césari, directeur général, qui se charge d’organiser les meetings. Des salles entières ont été réservées à l’avance, mais les meetings sont généralement décidés au dernier moment, entre 48 heures et 72 heures à l’avance. Et adaptés aux chaînes tout info : « Les meetings étaient organisés pour les 500 000 téléspectateurs qu’on avait à chaque fois. »
De leur côté, les ministres se plaignent d’être mis à l’écart, et se moquent d’une équipe de campagne « pas assez politique ». Lors des comités stratégiques, les « chapeaux à plume » de l’UMP pourront tout de même donner leur avis. Au cours de la campagne, Sarkozy les écoutera, leur redonnera le moral, mais refusera toute discussion contradictoire. Seul l’ami Hortefeux n’hésitera pas à lui parler franchement lors de leurs débriefings téléphoniques de fin de soirée. Durant les premiers meetings – Marseille, Lille, Bordeaux – Nicolas Sarkozy n’est pas au mieux de sa forme. Il lit rapidement ses discours, ne s’arrête jamais, comme s’il refusait de jouer avec le public. L’ambiance n’est pas bonne, même si les jeunes UMP font tout pour garder le sourire.
Patrick Buisson estime que ses discours, tous écrits par Henri Guaino, manquent considérablement de chair en 2012. Pire, les premiers déplacements thématiques sont des échecs. La semaine du 27 février qui devait être consacrée à l’éducation est pour le moins calamiteuse. L’axe fort de la campagne présidentielle va se trouver carbonisé. Dès le lundi matin, Nicolas Sarkozy, lors d’une interview à RTL, mélange les chiffres et les dates sur l’évolution du nombre de profs et d’élèves. Le soir même, François Hollande fait son annonce surprise sur une nouvelle tranche d’impôt à 75% pour les revenus supérieurs à 1 million d’euros. « Comme si Hollande avait compris le danger de nos propositions sur l’éducation, explique un conseiller, et avec son annonce surprise, il nous a littéralement cornérisés. » Car le lendemain Le Figaro préfère critiquer les 75% plutôt que d’évoquer les propositions de Nicolas Sarkozy sur l’éducation… Et les responsables de l’UMP retrouvent leurs réflexes en soutenant les riches, une posture totalement à rebours de la défense du peuple souhaitée par Buisson.
« Nicolas Le Pen »
Mais ce n’est pas terminé : finalement peu à l’aise avec le monde éducatif, Nicolas Sarkozy annulera un déjeuner avec des professionnels du secteur, et ne fera qu’un seul déplacement thématique dans un internat d’excellence. Mais la catastrophe a lieu le 1er mars lorsque le président-candidat se fait huer et bousculer par des militants indépendantistes et de gauche dans le centre de Bayonne. Un déplacement exceptionnellement organisé par l’Élysée – et non par le QG ou l’UMP – avec Michèle Alliot-Marie…
Bref, en ce début mars, la campagne Sarkozy patine. La polémique sur le halal lancée par Marine Le Pen en est un autre exemple. Alors que dans un premier temps Nicolas Sarkozy refuse d’en faire une question à traiter, il finira huit jours plus tard par dénoncer le manque de « traçabilité » autour du halal, sur les conseils de Patrick Buisson. « Arrêtons de nous laisser intimider en n’allant pas sur des sujets qui intéressent les Français. Et puis dès qu’on parle d’économie, on plonge dans les enquêtes d’opinion », explique le conseiller à Sarkozy.
La contre-offensive est menée à la télévision lors de l’émission Des paroles et des actes de David Pujadas sur France 2. La séquence émotion-confession est préalablement dealée entre les journalistes du service public qui souhaitent faire de l’audience et Franck Louvrier. C’est entendu, Nicolas Sarkozy s’expliquera sur le Fouquet’s, Cécilia Sarkozy et le yacht de Bolloré. Et ils ne seront pas déçus : dans un exercice de contrition personnelle qu’il affectionne tant, Nicolas Sarkozy crève l’écran. Et face à son adversaire « normal », reprend pied dans la bataille des images : « Cette fois-ci, j’ai une famille, une famille solide, et je sais où je pourrais fêter cette victoire : avec ceux que j’aime, avec ma femme et mes enfants et peut-être quelques amis. » Lors de l’émission, Nicolas Sarkozy annonce également son intention de diviser par deux l’immigration légale : « Il y a trop d’étrangers en France », lance-t-il.
Tout est prêt pour la démonstration de force de Villepinte le 11 mars : « Nous avons deux mois pour bâtir la plus formidable des aventures, deux mois pour bousculer les certitudes, pour tout renverser, pour les faire mentir, pour faire triompher la vérité. J’ai besoin de vous », s’exclame-t-il à la tribune. Dans son discours, il ira jusqu’à remettre en cause le traité de Schengen. Emmanuelle Mignon serait l’inspiratrice d’une telle idée. Et deux jours plus tard, The Wall Street Journal titre son éditorial par « Nicolas Le Pen », alors que Le Monde interviewe sur deux pages Patrick Buisson. À Villepinte, Henri Guaino avait bien eu l’honneur d’intervenir à la tribune juste avant son candidat préféré…
Mais peu importe pour Sarkozy, car quelques jours plus tard, les courbes Hollande-Sarkozy dans les sondages se croisent. Pour la première fois, il est en tête. Entre décembre et avril, Sarkozy est ainsi passé de 22 à 28% dans les sondages. « Un exploit », reconnaît un responsable de droite non sarkozyste. Devant ses collaborateurs, Nicolas Sarkozy fait dans la méthode Coué : « On va y arriver, je sens quelque chose », répète-t-il. « On a connu une campagne bipolaire, passant de moments d’euphorie à des moments de déprime », se souvient un des conseillers. « Je connais un médicament très efficace qui n’est pas remboursé par la Sécurité sociale, ce sont les sondages à la hausse », confie Nicolas Sarkozy à ses troupes à la mi-mars.
À la recherche de Borloo
Mais ces bons sondages vont persuader Nicolas Sarkozy de préparer dès à présent la campagne du second tour. En recentrant. Meeting de Villepinte, visite à Meaux, ville de Jean-François Copé, à chaque fois, Jean-Louis Borloo est annoncé à la presse, mais le président du Parti radical semble se raviser au dernier moment, et poser un lapin aux équipes sarko : « En fait, avant même de nous en parler, c’est eux qui nous annonçaient à Villepinte et à Meaux. Les deux fois, ils nous ont mis devant le fait accompli. Comme si Sarkozy voulait afficher à tout prix le président du Parti radical à son palmarès, faire une photo à ses côtés », confie un des proches de Borloo.
Car si les troupes du Parti radical ont décidé de soutenir finalement Sarkozy, c’est à condition que ce dernier reprenne plusieurs propositions du parti. Et pour l’instant, aucun signe de ce côté-là : nada, niet, rien. Borloo marche donc sur des œufs car il doit contenir ses propres troupes. Entre les deux hommes, c’est un peu je t’aime moi non plus. Attraction, répulsion. Sarkozy admire le fulgurant parcours de l’avocat d’affaires à qui tout réussissait jusqu’à faire la une de Forbes au top de sa carrière. Borloo est soufflé par l’énergie du président. Celui-ci a d’ailleurs longuement hésité à en faire son Premier ministre en novembre 2010 lors du renouvellement gouvernemental.
Reste que l’inflexion sociale de la campagne attendue par de nombreux centristes se fait toujours attendre… Le 23 mars, Borloo finit par accueillir à Valenciennes « son » candidat à la présidentielle. L’ancien super ministre du développement durable veut montrer à la presse sa politique de rénovation urbaine, et propose à Sarkozy de prendre le tramway afin de découvrir plusieurs quartiers de sa ville. Branle-bas de combat au QG qui a peur de revivre le douloureux épisode de Bayonne : chacun tente de dissuader l’équipe Borloo et Sarkozy de faire une petite promenade ensemble au milieu des habitants. Sans succès. Tout se passe pourtant bien sur les terres de Jean-Louis Borloo…
« Pour me flinguer »
Malgré les sourires devant les caméras, Nicolas Sarkozy va entrer durant cette deuxième moitié de mars en zone de turbulences. Le 18 mars, Nathalie Kosciusko-Morizet déclare sur France 3 qu’elle irait voter Hollande en cas d’un duel Hollande-Le Pen. Patrick Buisson est furieux. Alors que NKM n’était pas encore intégrée à la réunion de pilotage de l’Élysée – le cœur nucléaire de la campagne – il est décidé de l’intégrer.
Quelques jours plus tard, l’affaire Merah, qui va interrompre la campagne, et la mise en place des règles de temps de parole dans les médias audiovisuels « vont casser la dynamique de Sarkozy », estime un sarkozyste. C’est alors que Valérie Pécresse et Alain Juppé, chauds partisans d’un recentrage de la campagne, vont expliquer dans les médias que François Bayrou pourrait faire un bon Premier ministre sous une présidence Nicolas Sarkozy. Hors de lui, Nicolas Sarkozy appelle Alain Juppé pour lui exprimer son mécontentement. Pourtant, le candidat lui-même avait expliqué peu avant que l’idée d’ouverture était bonne.
Au grand dam de Patrick Buisson qui considère que ces déclarations centristes ont fait perdre de précieux points à Nicolas Sarkozy. De retour du week-end de Pâques, le conseiller grogne et jure qu’il faut poursuivre sur l’immigration, l’islam et la sécurité, alors qu’Henri Guaino plaide pour une inflexion sociale. Mais l’urgence de ce début d’avril est de répondre aux socialistes qui attaquent désormais le candidat de droite sur l’absence de son projet. Sarkozy est pris de cours, lui qui voulait construire principalement sa campagne sur des effets d’annonce lors de chacun de ses meetings. « Le président ne voulait pas se faire cornériser sur un projet. Il est convaincu qu’un projet est un piège que ses ennemis lui tendent », se souvient un de ses collaborateurs. « Les mecs me demandent mon projet. Je ne leur donnerai pas. C’est comme si on me donnait rendez-vous pour me flinguer », explique Nicolas Sarkozy à ses interlocuteurs en mimant une cible au niveau de son cœur.
Le candidat se résout pourtant à organiser une conférence de presse, et décide de diffuser « une lettre aux Français ». C’est Emmanuelle Mignon qui se charge de l’écrire après que la publication du livre confession a été abandonnée en cours de route. De son côté, Sébastien Proto tente un chiffrage hasardeux du projet, contesté par l’Institut de l’entreprise. « Ça a tué la crédibilité économique de Nicolas », déplore un membre du groupe Fourtou.
Début avril, c’est également Sarkozy qui décide seul d’organiser un meeting à la Concorde pour contrer le rassemblement des socialistes à Vincennes. « Il faut qu’on fasse la même chose, sinon on est mort. » Patrick Buisson se bat pour que Sarkozy propose lors de ce meeting la suppression des allocations aux fraudeurs. Sans succès. À la place, Henri Guaino en profitera pour faire un discours dans lequel il rappellera « le rôle de la BCE dans le soutien à la croissance », alors même que son candidat s’est battu contre cette idée depuis des mois !
Une fête du « vrai travail »
Peu importe. Nicolas Sarkozy félicite Patrick Buisson le soir du premier tour, « car, selon lui, s’il n’avait pas fait cette campagne, le FN aurait été à 25 % », rapporte un témoin. L’homme de l’ombre est d’ailleurs présent à la Mutualité, lui qui d’habitude se fait si discret… Dans sa loge, Nicolas Sarkozy savoure le resserrement de l’écart entre lui et François Hollande au cours de la soirée : « Dire que certains me conseillaient de faire campagne au centre ! » Il annonce qu’il compte organiser une « fête du vrai travail » le 1er mai. L’idée vient d’une note de Guillaume Lambert qui évoquait une « vraie fête du travail ». La maladresse ne sera relevée que deux jours après. En attendant, alors que France 2 présente de mauvaises estimations, le président-candidat engueule au téléphone son ministre de l’Intérieur, Claude Guéant, coupable à ses yeux de ne pas avoir fait assez tôt un point presse sur les premiers résultats officiels. De son côté, Brice Hortefeux y croit : « On va gagner ! » lance-t-il.
Contre toute attente, la campagne du second tour se fait donc à droite toute. Dénonciation de l’islamisation, des étrangers, de l’assistanat, des journalistes. « Nous voulons qu’on respecte notre mode de vie car nous ne voulons pas changer notre mode de vie », déclare Sarkozy à Longjumeau. Des affiches « Non au droit de vote des étrangers, non à Hollande » sont diffusées par l’UMP. « Le discours que tu laisses d’habitude à une association étudiante comme l’UNI, qui joue le rôle de rabatteurs, est devenu le discours officiel », s’étonne un militant. Évidemment, Jean-Louis Borloo préfère fuir les médias.
Du côté de l’équipe Sarkozy, on frôle l’hystérie ou l’épuisement. C’est selon. Henri Guaino semble fatigué. Le premier jet de son discours pour le meeting du Trocadéro pour le 1er mai n’est pas bon. Patrick Buisson l’étrille, le modéré Pierre Giacometti n’est pas non plus satisfait. Le matin même, une séance de travail est improvisée pour aider le soldat Guaino à réécrire le discours. Même ambivalence chez Nicolas Sarkozy. D’un côté l’exaltation – il explique ainsi à des journalistes : « Vous verrez, je vais gagner. Vous allez vous prendre un seau d’eau froide le 6 mai » –, et de l’autre la lassitude.
Pour préparer son débat avec François Hollande, il va ainsi se préparer seul lors d’une petite après-midi, sans séance de coaching. « Il n’a pas préparé de formules choc », regrette l’un de ses conseillers. Après l’épreuve, il tentera de se rassurer : « Bon à ce niveau-là, on ne s’effondre pas ». Ses conseillers le félicitent mais le cœur n’y est pas. Olivier Biancarelli fait état des réactions forcément positives des élus.
Prophétie autoréalisatrice
Durant les trois heures de débat, les « hommes du président » ont pourtant souffert, voyant leur champion affaibli face à un Hollande particulièrement pugnace et brillant. « Nicolas Sarkozy n’a pas réussi à avoir un angle d’attaque nouveau, il n’avait pas de stratégie. Ce fut un échec », résume l’un d’eux. Dans la loge, Emmanuelle Mignon est furieuse, regrettant que le président n’évoque pas le cas « Tristane Banon ». Jean-Michel Goudard n’est pas satisfait non plus. Ni Carla Bruni. Le lendemain, lors de son dernier meeting, de retour à Toulon, Sarko 1 er déclare : « Je sens la vague. » Mais son jouet fétiche, la prophétie autoréalisatrice, est cassé.
Le 6 mai, les premiers sondages tombent à l’Élysée dans l’après-midi. C’est perdu. Il a été tenté de tout lâcher. « S’il avait fait du Jospin, il aurait cassé sa famille politique », note un responsable de l’UMP. Finalement vers 18 heures, l’écart se resserre jusqu’à 48,38% pour Sarkozy. Quand il l’apprend, il lance : « Regardez, tout le monde m’acclame. » Toujours le déni. Mais ce déni lui aura permis durant toute la campagne de transporter les foules et ses plus proches collaborateurs. Son rôle personnel fut central. « Sa puissance de conviction n’aura pas servi à rien. Il a réussi à ce qu’il y ait une vraie bataille jusqu’au bout », confie un proche.
À l’Élysée, lorsqu’il arrive finalement à 19h20 devant les responsables de la majorité et qu’il leur dévoile son discours, il leur lance : « Il y a d’autres échéances, il faut s’y mettre à fond. » Puis, dans sa loge de la Mutualité, Nicolas Sarkozy réconforte son entourage. Quelques jours plus tard, quand il fera ses adieux à l’ensemble de son cabinet, il expliquera : « Le style, c’est ce qui compte. C’est la civilisation. Il faut travailler le style, car c’est aussi travailler l’intérieur. » Nicolas Sarkozy aurait-il changé après cinq ans à l’Élysée ?
« On est triste vous savez Monsieur le président », déclare Xavier Musca. « De la tristesse, oui mais pas d’amertume ou de colère. C’est autorisé la tristesse, car on peut avancer avec », répond Sarkozy, soudainement apaisé. Ajoutant : « Vous allez tellement vous ennuyer que vous allez pouvoir me voir. »
Le lendemain de la passation de pouvoir, le groupe Fourtou s’est réuni. L’un des membres lance : « Si on a aimé la conquête, on aimera peut-être la reconquête. »
Publié le 29.04.2025 à 01:29
Quand Macron rêve encore de 2032
Le pouvoir est son moteur. Emmanuel Macron est un dingue de pouvoir. Ses adversaires et ses contempteurs ont tendance à oublier cette donnée pourtant essentielle. Ce qui met en mouvement le plus jeune président de la République n’est ni l’argent ni la reconnaissance, ou même l’amour de son public. C’est le pouvoir. Et c’est sa soif insatiable de pouvoir qui l’amène depuis le début de son deuxième quinquennat à envisager un troisième mandat, afin de marquer l’Histoire de la 5ème République.
Très tôt, c’est-à-dire dès le 5 octobre 2022, j’évoque cet « objectif 2032 » d’Emmanuel Macron dans un article de La Tribune : « Dans ce scénario un peu fou, il ne serait alors pas simplement le plus jeune président de la 5ème République, il réussirait aussi l'exploit de se faire réélire le plus, manière de terrasser une bonne fois pour toutes ses illustres prédécesseurs, De Gaulle et Mitterrand compris ». À l’époque, c’est une source au cœur de la machine élyséenne qui m’assure que cette perspective - un troisième mandat - n’est pas qu’une vue de l’esprit, mais un véritable projet (secret) du président.
Objectif 2032 et le fantasme d’un scénario 2027
Laisser planer le doute sur ses intentions futures est alors un moyen pour Emmanuel Macron de tenter de conserver le contrôle alors que, dès 2022, les ambitions présidentielles se multiplient au sein de la macronie. Ce bruit autour de la possibilité d'un troisième mandat d'Emmanuel Macron a l'avantage de mettre fin à une autre petite musique, celle qui fait déjà du président un has been. Car la force d'Emmanuel Macron ne tient que s'il peut continuer à mettre en scène son ambition, sa vista, son destin. Tout arrêt de son aventure le ramène immédiatement dans les poussières de la politique... Or, Macron n'a pas encore l'âge de réfléchir, façon Mitterrand, à un hypothétique au-delà, à une éternité. Cette ficelle avait permis à son illustre prédécesseur de façonner sa légende jusqu'au bout, lui qui confia, lors de ses derniers vœux présidentiels aux Français, croire aux « forces de l'Esprit ».
Objectif 2032, et non 2027. Car depuis la réforme constitutionnelle de 2008 voulue par Nicolas Sarkozy, la limitation de deux mandats présidentiels consécutifs a été instaurée. Très vite pourtant, l’idée émerge dans le petit Paris du pouvoir qu’Emmanuel Macron pourrait trouver un moyen de se faire élire consécutivement une troisième fois. Le 28 novembre 2022, un tweet de Georges Malbrunot, grand reporter diplomatique au Figaro, va commencer à mettre le feu aux poudres : « Analyse d'un service de renseignements français: "En 2023, Macron fera passer la réforme des retraites en recourant au 49-3 puis il dissoudra l'assemblée. Il démissionnerait ensuite, faute de majorité. Ce qui lui permet de se représenter dans la foulée ou au scrutin suivant" ».
Huit mois plus tard, le 18 juin 2023, c’est Richard Ferrand, fidèle grognard du président et ancien patron de l’Assemblée Nationale, qui évoque lui-même la perspective d’un troisième mandat dans une interview donnée au Figaro dans laquelle il dit regretter que le président ne puisse se représenter en 2027 et laisse entendre qu’il faudrait réformer la Constitution. « A titre personnel, je regrette tout ce qui bride la libre expression de la souveraineté populaire », défend-il alors, déplorant la « limitation du mandat présidentiel » qui « corsète notre vie publique ». « Changeons tout cela, appelle-t-il de ses vœux, en préservant le bicamérisme et le Conseil constitutionnel, gardien vigilant des principes républicains et des libertés publiques. » Il est nécessaire de rappeler ces propos, car en février dernier, l’intéressé les a niés devant des députés qui l’interrogeaient alors qu’il était en campagne pour ravir la présidence du Conseil Constitutionnel.
Ils poussent à une élection présidentielle anticipée
Manifestement, l’heure n’est plus au rêve d’un troisième mandat consécutif pour Emmanuel Macron. Au contraire, depuis sa dissolution ratée de juin 2024, nombreux sont les responsables politiques à parier sur une élection présidentielle anticipée. Certains espèrent ardemment qu’un tel scénario se concrétise dans les prochains mois, et d’autres essayent même en coulisses de pousser pour que tout cela se réalise... Tout est bon pour déstabiliser le président et le pousser à bout.
Dans un tel dessein, les tensions avec l’Algérie sont un terreau fertile, Bruno Retailleau ne s’y est pas trompé, j’y reviendrai dans quelques jours. Et si devant la pression des événements, Emmanuel Macron démissionnait ? Ce serait une autre manière pour lui d’entrer dans l’Histoire… par la petite porte.
De fait, Jean-Luc Mélenchon est peut-être le seul à appeler publiquement à une élection présidentielle anticipée, mais c’est en réalité au sein des troupes (ex)-macronistes que ce désir est le plus fort. Parmi les anciens d’un « bloc central » en pleine décrépitude, beaucoup souhaitent déjà tourner la page d’Emmanuel Macron. Résultat, depuis l’automne, tous les ambitieux qui rêvent de présidentielle en macronie se préparent à toute éventualité, Gabriel Attal et Édouard Philippe en tête. Rappelons que pour sa rentrée politique début septembre 2024, ce dernier s’est présenté sans gêne comme un recours en annonçant dans Le Point qu’il sera candidat à la prochaine présidentielle, et ce, en pleine crise politique, et sans attendre la nomination d’un nouveau Premier ministre à Matignon.
« Édouard se prépare, mais cela ne peut vraiment se jouer qu’après juin prochain, car pour l’instant, nous n’avons aucun intérêt à empêcher le président comme personne ne peut dissoudre l’Assemblée. On n’a donc aucun intérêt à précipiter les événements car on pourrait se retrouver avec une chambre sans majorité », tempère un proche de Philippe qui s’essaye lui aussi, sans gêne, à la politique fiction. Chez Horizons, on se prépare en tout cas à toute éventualité pour l’après juin : dans chaque département, le mouvement fondé par l’ancien Premier ministre fait remonter des noms susceptibles de passer en commission d’investiture pour de prochaines élections législatives.
C’est à l’aune de ces grandes manœuvres en coulisses qu’il faut comprendre les off d’incompréhension qui se sont multipliés au sein du gouvernement ou chez les parlementaires de l’ex-macronie - alors que ces derniers ne disposent d’aucune majorité à l’Assemblée Nationale, faut-il le rappeler… - après la publication la semaine dernière par l’agence Bloomberg d’un article évoquant les réflexions d’Emmanuel Macron autour d’une éventuelle nouvelle dissolution, une arme institutionnelle dont le président disposera de nouveau après juin prochain. Coûte que coûte, Emmanuel Macron semble bien décidé à reprendre la main.
Le retour de l’objectif 2032 pour conjurer la fin de règne
Une perspective insupportable pour beaucoup. D’autant qu’après la dissolution ratée de juin 2024, la vista d’Emmanuel Macron semble être de retour, ou du moins, la chance ! À la faveur de la situation internationale, avec la victoire (pourtant prévisible) de Donald Trump aux États-Unis, le président français a suscité une vague de sympathie parmi les éditorialistes anglo-américains ou européens. Et face au danger russe, une partie des médias français a clairement mis la sourdine sur leurs critiques naissantes contre Emmanuel Macron et le bilan de son « septennat » virtuel.
Fini l’ambiance fin de règne, place à l’unité nationale qu’on a pu déjà connaître en 2022 en pleine campagne présidentielle. Résultat, le président Macron a bénéficié en quelques semaines d’un sursis de popularité dans les sondages d’opinion en France, un véritable retournement de situation, lui qui dévissait jusqu’à l’abîme ces derniers mois et particulièrement en début d’année. On connaît l’importance de ces sondages dans les croyances partagées entre responsables politiques et journalistes.
Léché, lâché, lynché. Emmanuel Macron semblait être arrivé au troisième stade de cette tradition des trois « L » si vivace dans le journalisme à la française. Fin 2024 et début 2025, le petit Paris médiatique pariait sur une éventuelle élection présidentielle anticipée, en mettant en scène (avec une certaine délectation) une ambiance fin de règne (en multipliant les off contre le président dans de nombreux articles et en spéculant sur le départ d’Alexis Kohler, aujourd’hui effectif).
En ce printemps, changement de décor : le scénario 2032 pour Emmanuel Macron réapparait dans les médias ces derniers jours avec plus d’insistance, à coups de off de ses derniers fidèles. Le 9 avril, on a pu entendre à Sud Radio Jean-Jacques Bourdin interroger Elisabeth Borne sur une telle perspective : « Franchement, ce n’est pas le moment de se poser ce genre de questions », a répondu assez sèchement la ministre, une fidèle d’Alexis Kohler, pas vraiment ravie. Puis, cinq jours plus tard, c’est La Dépêche du Midi qui a consacré entièrement un article à la question : « Election présidentielle : Emmanuel Macron s’est-il fixé pour objectif de revenir en 2032 ? » Et sur France Inter, l’éditorialiste Yaël Goosz se demande le même jour : « Mais qu’est-ce qui l'empêcherait de briguer un 3ème mandat en 2032 ? » Ajoutant : « Plus le temps passe, et moins on peut dire qu'Emmanuel Macron s'est dissous dans sa dissolution.»
Chez Public Sénat en juillet, j’avais d’ailleurs expliqué qu’il ne fallait pas trop vite enterrer Emmanuel Macron après sa dissolution ratée, du fait de sa conception du pouvoir et des outils que lui offre la 5ème République :
Dès décembre 2024, Le Monde dans le quatrième volet que trois de ses journalistes consacrent alors à Emmanuel Macron, n’oublie pas d’évoquer l’objectif d’un troisième mandat au sujet de ses avenirs possibles : « D’autres, autour de lui, l’imaginent rejoindre un jour le groupe LVMH de Bernard Arnault – après tout, ce dernier rêvait déjà de s’offrir les services de l’ex-premier ministre britannique Tony Blair. Présider une organisation internationale, une fondation ou même la FIFA, la puissante instance dirigeante du football mondial. Prendre le temps d’écrire des romans et des poèmes, comme il le rêvait à 16 ans. Ou tenter de se faire réélire en 2032…»
Et dès janvier, c’est Brigitte Macron qui glisse au micro de RTL : « Quels sont les hommes politiques que vous connaissez qui l’ont arrêtée, la politique ? Moi, ceux que je connais, dans leur tête, ce n’est pas réglé ». En 2032, Emmanuel Macron aura 55 ans. Lorsque j’écrivais il y a tout juste dix ans L’Ambigu Monsieur Macron, l’intéressé, alors ministre, m’avait confié : « Il faut se donner une durée : pas plus de dix ou quinze ans en politique. Je ne me vois pas à 60 ans faire de la politique ». 2032, c’est donc encore possible.
Entre Macron et Attal, des « rivières de sang »
Ce doux rêve pourrait expliquer l’hostilité du président de la République à l’égard de tout prétendant à l’incarnation de l’héritage macroniste. Pour l’actuel hôte de l’Élysée, et ce depuis longtemps, il est juste insupportable qu’un de ses anciens subordonnés puisse effleurer toute ambition présidentielle. Dès 2018, les relations se tendent ainsi entre le président et son Premier ministre de l’époque, Édouard Philippe. Le directeur de cabinet de ce dernier, Benoît Ribadeau-Dumas fera les frais de cette rivalité naissante et devra « s’exiler » auprès de la famille Agnelli-Elkann chez Exor-Stellantis. Depuis, l’Élysée méprise allègrement le maire du Havre et ses troupes. Un mépris qu’on retrouve initialement chez Emmanuel Macron pour un certain François Bayrou.
Mais c’est Gabriel Attal, l’actuel président de Renaissance, qui suscite le plus l’hostilité présidentielle. En privé, Emmanuel Macron n’a pas de mots assez durs à l’encontre du plus jeune Premier ministre de toute la 5ème République. Le président est bien décidé à empêcher toute poursuite de la carrière politique de son ancien subordonné à qui il reproche de ne pas avoir été suffisamment loyal durant toutes ces années. Si cette rivalité est ancienne comme je le révélais dans La Tribune dès février 2023, aujourd’hui, Macron souhaite détruire politiquement Attal. « Je n’ai plus du tout de news du président. Je ne sais pas pourquoi le PR m’en veut », déclare l’ancien Premier ministre à ceux qui lui posent la question de ses relations avec l’actuel hôte de l’Élysée. En septembre 2024, le conseiller politique Jean-Bernard Gaillot-Renucci, l’un des piliers du QG de 2017, avait d’ailleurs utilisé une formule particulièrement frappante pour expliciter les relations entre Macron et Attal, et leurs entourages respectifs, en pointant « les rivières de sang » qui pouvaient exister entre les deux :
Une rencontre Attal-Cazeneuve chez Daniel Vial
Si Emmanuel Macron sauve l’un de ses anciens subordonnés, c’est bien Jean Castex : « le seul en qui j’ai confiance », aime-t-il répéter. Le président n’hésite pas à présenter l’actuel patron de la RATP comme un véritable ami. Et si Castex pouvait devenir son Medvedev en attendant son retour en 2032 ?
C’est une question que beaucoup se posent dans ce qu’il reste de macronie. En attendant, chaque prétendant au trône présidentiel essaye de se serrer les coudes face à un président qui ne souhaite décidément pas s’effacer malgré les difficultés politiques de son second mandat. Le 6 avril dernier, lors du meeting de Renaissance à Saint-Denis, Édouard Philippe a rejoint Gabriel Attal pour le soutenir, malgré leur concurrence pour 2027. L’été dernier, lorsqu’Emmanuel Macron se cherchait avec difficulté un Premier ministre sans majorité, Bernard Cazeneuve a discrètement rencontré Gabriel Attal chez leur ami commun Daniel Vial, le lobbyiste de la big pharma qui dispose d’une propriété dans le Lubéron, et ce, alors que le nom de l’ancien Premier ministre de François Hollande était évoqué pour arriver à Matignon.
De leur côté, Cazeneuve et Philippe, tous les deux barons de Normandie, ne cessent d’échanger au téléphone depuis de longs mois. Ces deux-là, qui ne cachent plus leurs ambitions pour 2027, partagent de nombreux réseaux dans le nucléaire, le business et l’armement (Philippe fut l’ancien directeur des affaires publiques d’Areva… dont l’usine de la Hague se situe non loin de Cherbourg, la ville dont Cazeneuve fut maire durant de nombreuses années). Mais ces derniers mois, Philippe échangeait aussi très régulièrement avec Alexis Kohler, alors encore en poste à l’Élysée, au grand dam d’Emmanuel Macron, comme je le rappelais récemment.
Emmanuel Macron aurait-il réussi à unir Attal, Cazeneuve, Philippe, Kohler, malgré leurs ambitions concurrentes, contre son doux rêve de 2032 ?
Publié le 17.04.2025 à 10:47
Comment l'Italie pousse vers la sortie le PDG de STMicroelectronics

L’affaire n’est pas évoquée par la presse française1. Elle fait pourtant les gros titres de la presse italienne la plus sérieuse depuis plusieurs semaines. Et elle empoisonne la vie d’un groupe ô combien stratégique : STMicroelectronics. Cette société franco-italienne de 51 500 salariés (12 000 en France) fabrique des semi-conducteurs, notamment pour l’industrie automobile mais aussi pour Apple et ses Iphones, ou pour Space X et Starlink d’Elon Musk. Né en 1987 du rapprochement entre une filiale du groupe français Thomson et un groupe italien (Società Generale Semiconduttori), le fabricant a toujours fait l’objet de passes d’armes diplomatiques et industrielles entre la France et l’Italie. Mais aujourd’hui, les menaces sont autrement plus sérieuses. Les dirigeants de STMicroelectronics, le PDG Jean-Marc Chéry et le directeur financier du groupe, Lorenzo Grandi, sont ainsi visés par une class action d’actionnaires américains, que j’ai pu lire en détail, devant un tribunal de New York, concernant des faits allant du 14 mars 2023 au 30 octobre 2024.
Cette affaire - cette « déstabilisation », estime un proche de la direction - intervient au plus mauvais moment pour le groupe électronique. La semaine dernière, ses dirigeants ont en effet annoncé un plan de départ volontaire de 2800 salariés sur trois ans. Une manière de répondre aux marchés face aux mauvais résultats financiers du groupe sur l’exercice 2024. Sur cette dernière année, le groupe connaît une forte baisse de son chiffre d’affaires (- 23 %) et subit une chute de 63,4 % de son résultat d’exploitation, passé de 4,6 milliards à 1,7 milliard d’euros. Résultat, en un an, le cours de Bourse a perdu la moitié de sa valeur. L'objectif affiché est de redresser la barre d’ici à 2027 avec un plan d’économies d’au moins 500 millions de dollars par an. On verra un peu plus loin qu’un plan d’économies ne suffira pas : le groupe doit faire face à de profondes difficultés stratégiques et à une concurrence féroce.
Une class action largement commentée en Italie
Le 7 février 2025, c’est La Stampa, le grand quotidien de Turin, qui dévoile le premier quelques détails sur la class action déposée auprès du tribunal de New York et qui rassemble des dizaines d’actionnaires. En Italie, La Stampa est une institution, représentant notamment les intérêts industriels du Nord du pays. Le quotidien a longtemps été contrôlé directement par le groupe Fiat (la famille Agnelli-Elkann, propriétaire du groupe Stellantis, contrôle désormais le quotidien turinois via un participation dans un groupe de presse qui comprend également La Repubblica, le grand quotidien de Rome). Autant dire que la partie italienne utilise opportunément ces révélations dans la presse pour déstabiliser un peu plus la direction française de STMicroelectronics, au moment où Trump envisage de taxer les semi-conducteurs.
Néanmoins, les accusations portées par les actionnaires américains sont particulièrement graves et méritent d’être soulignées. Dans le complément de plainte déposé le 21 janvier 2025 au Southern District Court de New York , on trouve de multiples éléments. Les plaignants accusent les dirigeants de STMicroelectronics d’avoir dissimulé les difficultés de l’entreprise entre 2023 et 2024, et d’avoir procédé à des prévisions financières trop optimistes trompant les investisseurs. Encore plus grave, leurs conseils accusent Jean-Marc Chéry et Lorenzo Grandi d’avoir profité de la situation en vendant pour 4,1 millions de dollars d’actions pour le premier, et 3,7 millions de dollars d’actions pour le second.
Dans leur plainte, les avocats estiment aussi que l’annonce de prévisions optimistes pour 2024 permettait à Jean-Marc Chéry de se maintenir plus facilement à la tête de l’entreprise alors que l’Etat italien ne le souhaitait pas comme j’en avais fait état l’année dernière. Et c’est effectivement bien l’un des arguments qu’avait utilisés Jean-Marc Chéry entre 2023 et 2024 auprès de ses actionnaires pour se faire reconduire : son éventuel départ risquait de susciter des remous sur le marché. « Cette menace sur le cours de Bourse était le raisonnement tenu par Chéry auprès du conseil de surveillance en janvier », nous rapportait un témoin, lors de cette première passe d’armes.
Le PDG Chéry menacé depuis plus d’un an
Il faut revenir en détail sur cette période. En mars 2024, la panique gagne l’état-major de STMicroelectronics : comme je l’avais dévoilé à l’époque, le ministère des Finances italien, co-actionnaire du groupe franco-italien, exprime soudainement sa défiance à l’égard du PDG français Jean-Marc Chéry, alors qu’en 2023 il avait été convenu entre la France et l’Italie que le dirigeant allait être confirmé dans ses fonctions pour un troisième mandat lors de la future assemblée générale. L’alerte, confirmée par l’agence Bloomberg, est sérieuse : la partie italienne réclame alors, dans un courrier envoyé à Nicolas Dufourcq, président du conseil de surveillance de STMicroelectronics et patron de la Banque Publique d’Investissement (BPI), la convocation de la holding de contrôle « STMicroelectronics holding NV » dans laquelle se logent les participations paritaires des États français et italien (À eux deux, ils détiennent 27,25 % du groupe, via la BPI pour la France), pour pouvoir négocier le futur vote lors de l’AG.
Quelques heures après mon article sur la volte-face italienne au sujet de Chéry, le ministre de l’Économie et des Finances Bruno Le Maire a un échange téléphonique avec son homologue italien. Selon mes informations, lors de cet appel datant du 11 mars 2024, le ministre français plaide fortement pour le maintien de Chéry à son poste. Manifestement, cette mise au point politique entre la France et l’Italie sur l’avenir de la gouvernance de STMicroelectronics a permis au PDG français de sauver sa tête alors que les Italiens étaient pourtant bien décidés de mettre fin à ses fonctions. « Pour une fois Le Maire a été courageux », commente alors un bon connaisseur du dossier STMicroelectronics. Ce soutien de Bruno Le Maire en faveur du maintien de Jean-Marc Chéry à la tête du fabricant européen de semi-conducteurs, qui m’a été confirmé par l’entourage du ministre, a été, semble-t-il, déterminant.
Parmi les concessions accordées par les Français aux Italiens : les seconds ont obtenu des premiers que soit enfin nommé au directoire de STMicroelectronics un second membre de leur choix. C’était en effet une curiosité de la société franco-italienne : son directoire n’était jusqu’à présent composé que d’un seul membre, son président, en l’occurrence Jean-Marc Chéry. Je commente alors : « Une manière d’assurer une future transition en douceur ? En tout cas, on a assisté en ce printemps à un nouvel épisode de la gouvernance compliquée entre la France et l’Italie pour ce groupe de composants électroniques pourtant essentiel pour la souveraineté européenne.»
Le témoignage anonyme de huit anciens dirigeants
Si l’on en revient à la plainte déposée à New York, c’est bien au cours de cette période que tout s’est joué. Selon le récit fait par les avocats des actionnaires plaignants, le PDG de STMicroelectronics, Jean-Marc Chéry, et le directeur financier, Lorenzo Grandi, auraient su dès les premiers mois de 2023 que les prévisions pour l'entreprise, et en général pour le secteur des semi-conducteurs, s'aggravaient mais ils auraient ignoré ces signaux. Pire, ils auraient communiqué de fausses prévisions sur le marché masquant les difficultés qui émergeaient pour STMicroelectronics. Et c’est au cours cette période que les deux dirigeants ont vendu leurs actions de la société.
Les cabinets d'avocats américains ont ainsi lancé au cours des derniers mois des appels aux actionnaires potentiellement lésés les encourageant à participer à un recours collectif. Désormais, le juge new-yorkais doit décider s'il autorise ou non l'enquête. Dans leur plainte, les avocats ne se limitent pas à une analyse juridique et relaient ainsi les témoignages anonymes de huit anciens dirigeants de STMicroelectronics. Le témoin le plus important a dirigé entre 2012 et 2023 la filiale ADG (The Automotive & Discrete Group). S’agit-il de Marco Monti, écarté du groupe informatique par Jean-Marc Chéry début 2024, et neveu de l’homme politique Mario Monti (ancien président du conseil des ministres entre 2011 et 2013) ? C’est ce que semble penser La Stampa.
En tout cas, ce témoin apporte des éléments très détaillés sur le déroulement de ces derniers mois au sujet de la gouvernance de STMicroelectronics. Dans la plainte, il est expliqué : « Au cours de l'année 2023, le témoin 1 a assisté à des réunions mensuelles avec environ 25 cadres de haut niveau, dont Chéry, qui a présidé les réunions. Selon le témoin 1, lors de ces réunions, ils ont discuté des prévisions, de la visibilité de la demande, des rapports et des informations à rendre public. Au cours de ces réunions le témoin 1 a dit à Chery que ST devrait rendre compte publiquement des prévisions qui étaient compatibles avec le marché des semi-conducteurs en général ». De plus, le même témoin affirme avoir « averti Chéry que les engagements rendus publics envers les investisseurs au cours des troisième et quatrième trimestres de 2023 ne pouvaient pas être maintenus sur la base d'informations déjà connues de la société ». De fait, pour le reste de l'année 2023 et 2024, la tendance à la baisse s'est réalisée. Le témoin assure aussi s'être plaint formellement auprès du PDG Jean-Marc Chéry et du chef d’exploitation, Alain Dutheil, après « avoir découvert que le personnel commercial de ST offrait des remises excessives aux clients pour augmenter les ventes dans le secteur ADG [la division que témoin 1 a présidée], sans son approbation ».
Une « fraude » ou des « allégations » non pertinentes ?
Un comportement qui aurait « gonflé les ventes et rempli les circuits de distribution de l'entreprise pour cacher la baisse de la demande », selon le témoin 1 cité dans la plainte, qui ajoute : « ce schéma de remplissage des circuits de distribution a créé une bulle laissant apparaître faussement une meilleure performance financière tout au long de l'année 2023 ». Et les avocats d’asséner dans leur plainte : « Chéry et Grandi ont profité du cours artificiellement gonflé des actions de ST et du manque d'informations aux investisseurs sur le problème croissant de la demande auprès de ST pour vendre un total de près de 8 millions de dollars d’actions ». Dans leur démonstration, les avocats tiennent à souligner le caractère exceptionnel de ces transactions pour mieux y déceler une intention frauduleuse : « Ces bénéfices de la vente d'actions dépassent de loin le salaire de 1,21 million de dollars de Chéry en 2023. En violation de leur obligation de divulguer toutes les informations importantes ou de s’abstenir de toute transaction [durant cette période] les accusés ont continué à tirer profit des ventes d’actions d’une manière qui ne correspondait pas à leur historique de transactions sur une période comparable (…) Ces transactions disproportionnées réalisées par ces deux personnes renforcent l’hypothèse d’une fraude ».
Cette class action à New York visant les deux principaux dirigeants de STMicroelectronics pousse finalement le groupe à réagir médiatiquement auprès de La Stampa le 11 février, soit quatre jours après leur premier article. En France, le groupe dénonce des « allégations » tout en rappelant que l’entreprise « ne commente pas les litiges en cours ». Voici ainsi le message que je reçois d’une attachée de presse de ST, deux jours après avoir sollicité la direction de communication du groupe :
« Concernant une action en justice intentée aux États-Unis contre notre entreprise et certains de ses hauts dirigeants, alléguant une violation de la loi américaine sur les valeurs mobilières, il est important de comprendre qu’il ne s’agit actuellement que d’allégations et que les procédures judiciaires sont imprévisibles. L’entreprise considère qu’elle dispose de solides moyens de défense contre ces allégations et se défendra avec détermination devant les tribunaux. Selon sa politique corporate, l’entreprise ne commente pas les litiges en cours ».
Le 10 février 2025, trois jours après l’article de La Stampa, j’avais en effet envoyé le SMS suivant au directeur de la communication de STMicroelectronics avec lequel j’avais déjà échangé l’année dernière :
« Souhaitez-vous faire un commentaire ou apporter des précisions au sujet de la class action déposée devant un tribunal de New York contre les dirigeants du groupe, le PDG Jean-Marc Chéry et son directeur financier Lorenzo Grandi ? Les accusations sont graves, elles vont jusqu’à dénoncer un délit d’initiés des dirigeants. Bien cordialement »
Je n’avais alors reçu aucune réponse.
Nouvelle offensive contre le Français Chéry
Un mois plus tard, à la mi-mars 2025, le gouvernement italien va de nouveau lancer une offensive contre les dirigeants de STMicroelectronics, et en particulier Jean-Marc Chéry. On apprend ainsi, via le Sole24Ore, que l’État italien a l’intention de bloquer chaque délibération au conseil de surveillance de ST s’il n’y a pas un accord avec l’État Français pour faire partir Chéry et Grandi. Le gouvernement italien dit vouloir utiliser son droit de veto pour bloquer les résolutions du conseil et les nominations, mais le journal souligne toutefois que la partie italienne n’y dispose pas de la majorité absolue. L’idée est plutôt de faire pression sur la France pour entamer des négociations « à des niveaux supérieurs », entre les ministres de l’Économie de chacun des deux pays actionnaires, ou même entre les chefs de gouvernement. Dans son article, le Sole24Ore dénonce par ailleurs une « gestion douteuse » de l’entreprise, « qui a ramené la valeur des actions à moitié en un an, à une série d'avertissements sur les comptes suivis d'un plan de licenciements sans nouvelles perspectives de croissance ». Bref, en Italie, la campagne de presse contre les dirigeants actuels de ST bat son plein.
Quelques jours plus tard, le 19 mars Maurizio Tamagnini démissionne du conseil de surveillance. Cette démission avait été annoncée quatre jours plus tôt dans La Stampa, dont les journalistes sont décidément bien informés :

À la suite de cette démission, la passe d’armes entre la France et l’Italie s’est intensifiée. Le conseil de surveillance de l’entreprise a ainsi refusé de désigner en son sein Marcello Sala, directeur général du département économique du ministère italien des Finances, et proche de la présidente du conseil italien, Giorgia Meloni. Ce refus a mis le feu aux poudres. Le ministre italien des Finances, Giancarlo Giorgetti, qualifie cette décision d’« incompréhensible, très grave et inacceptable ». En réaction, l’entourage de Chéry commente en off : « C’est du Trump italien ! ». Puis, le 9 avril, Giorgetti annonce que l’État italien souhaite retirer sa confiance à Jean-Marc Chéry.
Le ministre italien reprend les termes de la class action
Comme nous l’apprend une dépêche Reuters, Giorgetti convoque alors à Rome une conférence de presse. Devant les journalistes, le ministre italien ne mâche pas ses mots en soulignant que l’opposition de son gouvernement à l’encontre des dirigeants de STMicroelectronics est en réalité une réaction au « comportement du management, qui a vendu ses actions la veille de la publication des résultats négatifs ». Une attaque frontale et une référence explicite à la class action américaine… Quelques heures plus tard, le conseil de surveillance confirme pourtant dans ses fonctions Jean-Marc Chéry, et le cours de bourse remonte légèrement. « Pour le moment, le gouvernement français soutient Chéry », souffle un soutien de Jean-Marc Chéry. Pour combien de temps ?
En réalité, ces tensions entre la France et l’Italie n’apparaissent pas aujourd’hui. Cela fait longtemps que l’Italie exprime son impatience de voir des investissements du groupe informatique se concrétiser sur la péninsule. En octobre 2023, la direction de STMicroelectronics avait ainsi communiqué sur la construction d’une nouvelle usine dans les prochaines années sur le site de Catane en Sicile, alors que les investissements sur le site français de Crolles près de Grenoble sont de plus en plus contestés par les Italiens. L’insatisfaction italienne s’est également nourrie du départ de deux hauts cadres italiens du groupe ces dernières années : en 2018, l’ancien directeur financier Carlo Ferro a pris la porte avec le départ du PDG Carlo Bozotti, et comme je l’ai rappelé un peu plus haut, au début 2024, Chéry a écarté Marco Monti.
En 2018, Giorgia Meloni n’est pas au pouvoir. Mais les relations entre la France et l’Italie sont alors excécrables. Emmanuel Macron vient d’être élu président de la République, et il s’empare de deux dossiers qui vont immédiatement tendre les relations avec Rome : le nouvel exécutif français s’empare du dossier diplomatique de la Libye d’une manière tonitruante, et sans concertation européenne, alors que c’est une ancienne colonie italienne, et l’Élysée s’oppose au projet de fusion entre le chantier naval STX de Saint-Nazaire avec l’italien Fincantieri pourtant arbitré par François Hollande (une fusion qui suscite l’opposition de l’armateur italo-suisse MSC, un des principaux clients de STX, et dont la famille propriétaire, les Aponte, est cousine avec Alexis Kohler, le secrétaire général de l’Élysée).
Entre Rome et Paris, le dossier STX percute alors le dossier STMicroelectronics. Au final, la fusion entre Fincantieri et STX ne se fera pas, et la France obtiendra de pouvoir nommer Nicolas Dufourcq, le patron de la BPI, à la présidence du conseil de surveillance de STMicroelectronics (alors que ce dernier visait la direction du groupe qui échoie finalement à Chéry). En contrepartie, le groupe électronique annonce la construction d’une nouvelle usine à Milan d’1 milliard d’euros. Ce qui fait dire à un Français bon connaisseur de ST : « À l’époque, la France a peut-être récupéré la direction de l’entreprise mais une bonne partie des investissements ont été fléchés vers l’Italie, contrairement à ce que disent les Italiens aujourd’hui ».
STMicroelectronics à la recherche d’une nouvelle stratégie
Aujourd’hui, la défiance italienne à l’égard de Jean-Marc Chéry intervient surtout dans un contexte difficile pour le groupe alors que le marché des semi-conducteurs s’est retourné depuis 2023 : après deux années de pénurie entre 2021 et 2022, la surproduction guette le secteur. Résultat, alors que le groupe américain GlobalFoundries (détenu par un fonds souverain émirati) devait investir avec STMicroelectonics dans la méga-usine de Crolles avec un projet de 7,5 milliards d’investissement, ce partenaire stratégique a finalement annoncé une baisse des investissements dans les prochains mois auprès de la direction du groupe franco-italien. Sur ce projet, l’État français a pourtant été autorisé par Bruxelles à subventionner le projet à la hauteur de 2,9 milliards d’euros. Ces aides publiques ont d’ailleurs suscité de récentes interrogations de sénateurs lors d’une audition de Jean-Marc Chéry :
Loin des rêves soudains de souveraineté stratégique de la Commission européenne et d’Emmanuel Macron, les fabricants européens de semi-conducteurs, même s’ils ont parfois conservé leurs chaînes de production sur le continent, se sont spécialisés sur des secteurs particuliers, comme celui de l’automobile, se concentrant sur des circuits intégrés pas forcément les plus évolués. C’est pourquoi, la production du groupe se répartit, en fonction des coûts et technologies, entre l’Europe, Singapour et même Shenzhen en Chine pour les circuits les plus low cost. En France, les technologies les plus innovantes sont d’abord le résultat des recherches du Leti (Laboratoire d'électronique et de technologie de l'information) du CEA (Commissariat à l’énergie atomique), pionnier dans les domaines des micro et nano-technologies, et situé à Grenoble. Sur le marché des puces les plus innovantes, le groupe STMicroelectronics gravait jusqu’en 2023 des puces entre 22 et 28 nanomètres, et même s’il a réussi une percée l’année dernière à 18 nanomètres, les Taïwanais et les Américains gravent des puces bien plus évoluées entre 10 et 5 nanomètres, et très bientôt 2 nanomètres.
Face aux géants américains, coréens et taïwanais du secteur, STMicroelectronics a donc un retard considérable à combler pour jouer un rôle de pivot européen dans le cadre d’une stratégie non ITAR (International Traffic in Arms Regulations, la réglementation américaine qui contrôle la fabrication, la vente et la distribution d'objets et de services liés à la défense et à l'espace). Dans ce contexte, STMicroelectronics est à la croisée des chemins. Faut-il entamer un rapprochement avec un groupe américain comme ON Semiconductor ? Faut-il mettre un terme à l’alliance entre la France et l’Italie comme certains poussent Meloni à le faire ? Ou au contraire trouver un nouveau rapprochement européen, par exemple avec le groupe hollandais NXP (ex-Philips) ? Si l’Europe veut subsister dans le monde de demain, elle ne pourra faire l’économie d’une stratégie industrielle à l’échelle du continent alors que les Allemands ont joué solo ces dernières années avec Infineon.
Ainsi, hier en fin d’après-midi, Les Echos ont publié un long article sur la situation de STMicroelectronics dans lequel ils finissent par consacrer une seule ligne à cette affaire… Une seule ligne et sans en préciser les contours.
Publié le 07.04.2025 à 01:36
Affaires Areva : « Vous êtes au cœur du réacteur »
Dans le monde médiatique, il y a des sujets qui font facilement le buzz, et il y a les autres. Souvent, pour qu’il y ait scandale, il faut frapper l’opinion. Bien évidemment, à ce jeu-là, certaines enquêtes journalistiques passent sous les radars de la controverse publique. C’est d’autant plus vrai quand ces dossiers concernent des secteurs stratégiques comme l’armement ou le nucléaire. Pour mon émission “la boîte noire”, diffusée depuis l’automne sur la chaîne Au Poste du journaliste David Dufresne, j’ai justement interviewé l’ex-syndicaliste d’Areva, Maureen Kearney, qui s’est retrouvée dans une affaire d’État entre la France et la Chine.
L’occasion pour moi d’interroger Maureen Kearney sur son rôle de lanceuse d’alerte, sur les limites en France de la justice et du journalisme, sur la corruption dans les secteurs stratégiques, et sur l’intérêt de la fiction pour questionner le réel et faire de la pédagogie. Cet entretien a déjà été visionné par près de 3000 personnes, mais il mériterait d’être vu par davantage de monde.
Les bas-fonds de l’industrie nucléaire
« La France n’est pas une démocratie aboutie », constate sobrement Maureen dans son témoignage. Son histoire le démontre. Les faits remontent à une dizaine d’années. Après plusieurs mois de combat syndical et d’alertes multiples auprès des responsables politiques de l’époque (notamment Arnaud Montebourg et Bernard Cazeneuve), Maureen Kearney est agressée en décembre 2012 dans sa maison et retrouvée ligotée sur une chaise, le manche d’un couteau enfoncé dans le vagin. Sur son ventre, un « A » a été gravé avec une lame. Face à cette agression sauvage, les gendarmes chargés de l’affaire vont pourtant conclure que la victime a tout inventé. Condamnée par le tribunal de première instance pour mensonge, Maureen Kearney réussit après de longues années à prouver son innocence. Elle est relaxée en appel en 2018. Un an après, exténuée par cette double épreuve, broyée par la machine judiciaire, Maureen Kearney décide finalement de retirer sa plainte pour viol pour tenter de retrouver la tranquillité. Aucune enquête n’a donc été lancée pour comprendre quels responsables se cachent derrière cette agression servant clairement à intimider.
Avec ce dossier, on plonge dans les bas-fonds de l’industrie nucléaire française, sur fond de « raison d’État », petites lâchetés et grandes compromissions des responsables politiques. On y croise l’intermédiaire Alexandre Djouhri, d’autres acteurs de la Sarkozie. les dirigeants d’Areva et d’EDF Anne Lauvergeon et Henri Proglio, des ministres socialistes, et CGN, une grande entreprise chinoise d’électricité… Un véritable thriller. Justement, en 2022, le cinéma français va s’emparer de toute cette histoire en sortant le film “La Syndicaliste” du réalisateur Jean-Paul Salomé, inspiré du travail d’enquête de la journaliste Caroline Michel-Aguirre de l’Obs. À l’écran, Maureen Kearney est interprétée par Isabelle Huppert. Ce film a été l’occasion de permettre à un plus large public de découvrir ce scandale.
En 2022, lors de l’avant-première parisienne de La Syndicaliste, le producteur du film, Bertrand Faivre, s’est justement étonné d’un pays dans lequel la « raison d’État » s’impose souvent sur nombreux dossiers amenant les journalistes et lanceurs d’alerte à naviguer d’une manière bien solitaire : « C’est étrange de constater que dans notre démocratie, pour faire vivre les contre pouvoirs, comme les syndicats, la presse, la notion de « courage » doit intervenir ».
Un montage financier suspect entre Areva et le Niger
De mon côté, j’ai commencé à enquêter sur Areva il y a tout juste dix ans sur ce qui deviendra le dossier de « l’uraniumgate », et que l’on retrouvera dans la série d’articles des « Dubaï Papers » publiée dans l’Obs trois ans plus tard. En 2015, je publie ainsi une enquête très précise de trois pages dans le magazine Marianne dévoilant pour la première fois un montage financier suspect entre Areva et le Niger : « Areva : 18 millions de perdus… pas pour tout le monde ! ».
Dans la torpeur de l’été, j’expliquais ainsi que le groupe nucléaire français avait procédé à plusieurs transactions à l’automne 2011 allant jusqu’à 320 millions de dollars entre différents acteurs entre la France, la Russie, le Liban et le Niger. Selon les éléments de langage de la communication d’Areva, il s’agissait alors d’une opération de trading d’uranium qui aurait mal tournée. Contacté, le groupe reconnaissait ainsi très officiellement la perte de 18 millions d’euros dans ces opérations suspectes, comme vous pouvez le voir dans ce mail :

Trading d’uranium ? La ficelle est un peu grosse. En effet, il s'avère que les prix de chaque opération ont été fixés en réalité quelques mois plus tôt, en juillet 2011, à travers des contrats - dont je me suis procuré une copie - qui ne présentent aucune clause de révision des prix en fonction notamment de l'évolution du cours de l'uranium. Chaque intermédiaire était donc assuré de réaliser de confortables bénéfices sans aucune justification économique apparente. Aucune trace de trading dans cette histoire. Dans mon article j’expliquais d’ailleurs : « Cette somme aurait été versée par le groupe nucléaire en commissions occultes à différents intermédiaires, dans le cadre de contrats de livraison d'uranium brut, en 2011 ». Et je concluais : « Qui a décidé ces opérations et qui en a été informé au niveau non seulement de la division minière, mais aussi de la direction générale du groupe Areva ? Pourquoi les transactions d’uranium ont-elles été décidées dans la précipitation, dès le mois de juillet 2011, quelques jours après le débarquement d’Anne Lauvergeon de la présidence d’Areva par Nicolas Sarkozy ? Quel rôle ont joué les mandataires sociaux d’Areva UG, Sébastien de Montessus et Jean-Michel Guiheux, qui ont refusé de nous répondre ? Enfin, et là est sans doute l’essentiel : quels ont été les véritables destinataires des 18 millions d’euros versés par Areva ? »
Une enquête préliminaire suivie d’une instruction
Justement, deux mois plus tard, j’apprends que le Parquet National Financier (PNF) n’est pas non plus convaincu par les premières explications d’Areva et a décidé d’ouvrir une enquête préliminaire. C’est ce que je relatais dans un nouvel article en septembre 2015 dans lequel je précisais déjà : « L’argent en question aurait ensuite trouvé refuge dans des zones franches aux Émirats arabes unis et à Hong Kong ».
Il faudra attendre 2017 pour voir le dossier s’accélérer avec tout d’abord de nouvelles révélations dans la presse nigérienne qui surnomme alors le montage financier suspect « l’uraniumgate ». Et puis, cette année-là, des perquisitions sont réalisées au siège d’Areva en novembre. Mais alors que L’Obs publie deux ans plus tard un nouvel article sur ce montage financier, malheureusement passé plutôt inaperçu dans les médias, ce n’est qu’en 2020 que le PNF décide d’ouvrir finalement une information judiciaire (donc la nomination de juges d’instruction) pour corruption au terme de cinq années d’enquête préliminaire. Et selon mes informations, cette instruction n’est toujours pas encore clôturée cinq ans plus tard. Guère étonnant pour une affaire qui n’a guère été médiatisée en France en dehors de Marianne et de L’Obs.
Mais ce n’est pas le seul dossier concernant Areva sur lequel j’ai travaillé. Au printemps 2023, je retrouve dans le second volet de l’affaire Uramin une partie des protagonistes qui apparaissent dans le dossier de « l’uraniumgate », notamment Sébastien de Montessus, l’ancien numéro 3 du groupe chargé des mines d’uranium, et surnommé « le baron noir d’Areva ». Pour le site Off Investigation, je dévoile en effet un rapport de la brigade financière riche d’enseignements comme je le relate dans cette vidéo :
Pour Off, je consacre alors deux longs articles, qui auront un certain écho sur le réseau social LinkedIn. C’est suite à ces articles et cette vidéo qu’une de mes sources dans le renseignement tiendra à me dire dès le début d’un rendez-vous qui n’avait pas pour objet initial d’aborder ce dossier : « Avec ces articles, vous êtes au cœur du réacteur ». Et d’ajouter que dans ces domaines de la zone grise de la corruption où les compétences sont rares, il n’est pas étonnant de retrouver toujours les mêmes acteurs, tout en me prévenant : « Vous savez, c’est comme dans le domaine financier et bancaire, on se retrouve ici face à des dossiers judiciaires du type “too big, too fail” [Expression américaine qu’on pourrait traduire par “trop gros pour faire faillite”]. Autant dire que ces dossiers n’aboutiront jamais sur grand chose. Il y a trop d’intérêts en jeu… ». Une manière bienveillante de me prévenir qu’il ne sert à rien pour moi de creuser davantage ? En tout cas, exactement à la même période, un autre contact a joué les intermédiaires suite à la publication de ces deux articles en me transmettant des menaces très claires.
Il ne s’agissait pourtant que d’un rapport de la brigade financière :
Le baron noir d’Areva
Le comte de Montessus au coeur de l’affaire Uramin (1-2). 26 avril 2023.
Le rachat en 2007 par Areva (l’ancien groupe nucléaire français fondé par Anne Lauvergeon) de gisements d’uranium en Centrafrique continue de réserver de nombreuses surprises. La justice a ouvert deux informations judiciaires, la seconde portant sur des soupçons d’escroquerie et de corruption lors de l’acquisition d’Uramin. Sébastien de Montessus, ancien patron du secteur minier d’Areva, se trouve au centre d’investigations judiciaires dont Off Investigation révèle la teneur. Parmi les découvertes des policiers : une partie de l’argent d’Areva a été reversée à une société liée à Patrick Balkany !
Dans ce dossier complexe, qui a déjà connu de multiples rebondissements, la justice s’intéresse plus particulièrement à un personnage peu connu du grand public, le comte Sébastien de Montessus, patron de la Business Unit Mines d’Areva entre 2007 et 2012. Surnommé le « baron noir » d’Areva, cet ancien bras droit d’Anne Lauvergeon s’était ensuite opposé à elle. Sébastien de Montessus a été mis en examen le 29 mars 2018 pour « corruption d’agent public étranger », « corruption privée », et « abus de confiance », sur des faits qu’il conteste vivement. Quatre ans plus tard, la brigade financière de Paris a rendu à la juge d’instruction Anne de Pingon une partie de ses conclusions dans un rapport fouillé de 55 pages. Les policiers y emploient des mots très durs à l’égard de Sébastien de Montessus et, démontant ses arguments de défense, multiplient les soupçons.
Daté du 2 décembre 2022, et co-signé par le chef de la brigade financière, ce document expose l’« enquête concernant la gestion des actifs miniers du groupe Areva détenus en République centrafricaine suite à l’acquisition d’Uranim en 2007 ». Off investigation a pu consulter en intégralité cette pièce supplémentaire du dossier tentaculaire Uramin.
60 millions d’euros pour un intermédiaire belge
Ce chapitre de l’affaire concerne la Centrafrique, où Uramin détenait un gisement d’uranium près de Bakouma. Immédiatement après le rachat de la société minière, Areva se retrouve face à de nombreuses difficultés avec les autorités locales. Le président du Centrafrique de l’époque, François Bozizé, fait savoir qu’il ne reconnaît pas les effets juridiques de l’OPA d’Areva sur Uramin et que les droits miniers d’Uramin ne lui appartiennent pas !
En parallèle de ce bras de fer avec les autorités centrafricaines, le groupe français s’engage pourtant dans le rachat de permis miniers dans le secteur de Bakouma pour tenter d’augmenter la rentabilité du gisement originel, ce qui est classique dans le secteur des mines. Sauf que les investigations constatent de nombreuses irrégularités. Les enquêteurs concluent ainsi leur rapport : « La gestion de cet actif et les difficultés rencontrées par Areva avec les autorités locales sont à l’origine de paiements largement indus en direction de comptes publics de la République Centrafricaine mais également vers un intermédiaire, M. George Forrest, sous couvert de rachat de permis miniers ».
Et les policiers d’ajouter : « Une partie des sommes payées à cet homme d’affaires fut rétrocédée à des individus proches du pouvoir centrafricain (dont M. Fabien Singaye conseiller spécial du président Bozizé) ». Au total, 60 millions d’euros ont été versés par Areva entre 2009 et 2010 à George Forrest, un entrepreneur belge présent en République Démocratique du Congo, notamment dans le secteur minier.
Selon les informations de Off Investigation, c’est bien sur ce dossier centrafricain que Georges Forrest a été mis en examen dans ce second volet de l’affaire Uramin pour « recel d’abus de confiance », « recel d’abus de bien social » et « corruption ».
Des amitiés utiles avec des proches de Nicolas Sarkozy
À l’origine, Forrest commence à travailler auprès d’Areva sur ce dossier centrafricain par l’intermédiaire de Sébastien de Montessus « qui connaissait des gens à l’Élysée », témoigne auprès des enquêteurs Daniel Wouters, ancien responsable du développement et des acquisitions de la division Mines d’Areva, lui aussi mis en examen sur ce volet de l’affaire pour complicité de « corruption d’agent public étranger », « abus de confiance » et « corruption privée ». Si l’on en croit Daniel Wouters, c’est « Patrick Balkany qui a ensuite donné à Sébastien de Montessus le contact de George Forrest ». Patrick Balkany, rappelons-le, est un ami de toujours de Nicolas Sarkozy et une figure des réseaux de la Françafrique.
Durant le quinquennat Sarkozy, Sébastien de Montessus avait l’habitude de fréquenter Bernard Squarcini et Claude Guéant. À l’époque, le patron de la division Mines d’Areva avait ses entrées à la cellule diplomatique de l’Élysée : Montessus est un proche de Damien Loras, jeune et ambitieux conseiller Asie centrale, Russie et Amériques, et d’Olivier Colom, sherpa adjoint, lequel a depuis rejoint le conseil d’administration d’Endeavour Mining, tout en se mettant à son compte comme consultant. C’est que son ami Sébastien de Montessus est depuis 2012 le PDG de la société minière Endeavour Mining – située à Londres, spécialisée dans l’extraction d’or, et dont l’actionnaire principal est le milliardaire égyptien Naguib Sawiris, proche de la droite française.
Deux versements douteux à une société liée à Patrick Balkany
À l’époque, la collaboration entre George Forrest et Areva débute après des accords passés entre 2008 et 2009 entre l’homme d’affaires belge et le groupe nucléaire français, dont les termes interrogent les policiers comme Off Investigation le détaillera dans un prochain article. Si George Forrest était censé récupérer de nouveaux permis miniers en Centrafrique pour le groupe nucléaire, la Brigade financière a découvert au cours de ses investigations de nombreuses « rétrocessions » effectuées par l’intermédiaire.
Parmi celles-ci, deux paiements de 2,5 millions de dollars, soit 5 millions de dollars, effectués les 18 et 28 juin 2009 par George Forrest à une société panaméenne dénommée Himola disposant de comptes bancaires à Singapour et liée à Patrick Balkany. « Himola Cie Corp dont les investigations dans un dossier distinct permettaient d’établir qu’elle était liée de manière indirecte à Patrick Balkany », précisent les policiers dans leur rapport. Une indication d’importance, car la société Himola Cie Corp, ses comptes à Singapour, et ces virements de 5 millions de dollars se sont retrouvés au cœur du procès des époux Balkany en juin 2019. La justice avait condamné lourdement les deux élus de droite pour blanchiment et fraude fiscale, décision confirmée en appel.
Une partie de ces 5 millions ont permis aux époux Balkany d’acquérir indirectement une luxueuse villa à Marrakech. Lors du procès, les juges avaient estimé que la somme correspondait à une commission due à Patrick Balkany pour avoir permis un projet d’exploitation d’uranium en Namibie. L’élu avait nié tout en bloc. Manifestement, cet argent provient du projet minier d’Areva en Centrafrique et des millions que le groupe nucléaire avait alors donné à George Forrest.
Off Investigation a contacté l’un des avocats de Patrick Balkany pour savoir si l’ancien maire de Levallois souhaitait réagir : « zéro commentaire de mon client », a-t-il répondu. De son côté, l’avocat parisien de George Forrest rappelle à Off que « les deux virements de 2,5 millions de dollars sur le compte Himola de Monsieur Balkany à Singapour auxquels vous faites référence ont été jugés comme parfaitement réguliers et légaux par la justice française, au tribunal et devant la Cour d’appel de Paris ». Quant aux éléments apportés par la brigade financière, c’est-à-dire la liaison entre l’argent touché par George Forrest pour sa mission en Centrafrique et les deux transferts de 2,5 millions de dollars sur le compte Himola, l’avocat de George Forrest les qualifie « d’allégations fausses » et « fantaisistes », rappelant que la justice avait déjà considéré que ces versements provenaient d’une commission légale liée à un projet d’exploitation d’uranium en Namibie.
Des fonds pour l’acquisition d’un voilier de 30 mètres
Mais ce n’est pas la seule surprise de l’enquête de la brigade financière. Toujours selon le rapport des policiers, « en 2010 une partie du dernier paiement de 10 millions d’euros d’Areva NC [la partie du groupe nucléaire spécialisé dans le cycle du combustible, ndlr] à M. Forrest a servi au financement d’un projet d’acquisition de bateau dans lequel M. Sébastien de Montessus avait un intérêt ».
Le yacht s’appelle le Cape Arrow, d’une valeur estimée de 7,5 millions d’euros. L’exploitation du disque dur saisi en perquisition chez Sébastien de Montessus a permis la découverte de documents mettant en évidence le rôle de l’intéressé, à compter de juillet 2010, dans l’acquisition de ce luxueux voilier de trente mètres construit par l’entreprise sud africaine Southern Wind Shipyard ltd. Comme l’a révélé Médiapart, Sébastien de Montessus y séjourne gratuitement avec sa famille en juillet 2012 pour une semaine de croisière après son départ du groupe nucléaire. Mais depuis, les policiers ont découvert qu’une partie de l’argent qu’Areva a versé à George Forrest dans le dossier centrafricain a bien servi à financer la construction de ce yacht. Il s’agit d’un acompte de 750 000 euros versé en septembre 2010 au chantier naval sud africain, via une société financière Helin International au coeur du scandale des « Dubai papers » révélés par l’Obs.
À ce sujet, les policiers n’hésitent pas à parler dans leur rapport d’une « rétrocommission ». Car Helin International a été « précisément celle qui fut destinataire » d’une somme de 1,5 millions d’euros payée par George Forrest en juin 2010, « grâce à la trésorerie de 10 millions d’euros payée par Areva NC le 18 janvier 2010 ». L’enquête a par ailleurs établi que Sébastien de Montessus avait été le seul interlocuteur et négociateur du chantier naval.
Ainsi, l’intéressé a négocié au départ l’acquisition du yacht pour le compte d’Haddis Tilahun, un homme d’affaires namibien qui s’est par la suite désisté subitement sans raison précise. Puis la société Helin International s’est proposée d’acquérir le yacht, et a versé un acompte avant elle aussi de se raviser (l’acompte a été conservé par le chantier naval). Les policiers remarquent au final que le yacht a été « cédé en dernier lieu à un trust irlandais susceptible de correspondre à la société Tushar Shopping Limited » et écrivent que « la suite des investigations permettait de recueillir plusieurs déclarations confirmant que M. Sébastien de Montessus, en 2010, agissait dans son intérêt personnel, exclusif ou partagé avec M. Haddis Tilahun et George Forrest ».
Interrogé le 6 novembre 2018 par les policiers, Sébastien de Montessus confirme son intérêt dans l’acquisition du bateau, et fait état de l’accord de Haddis Tilahun pour acheter le yacht seul puis avec d’autres partenaires, enfin plus du tout, et ajoute avoir sollicité George Forrest pour prendre en charge une partie du prix d’acquisition.
Aujourd’hui contacté par Off Investigation, l’avocat parisien de Sébastien de Montessus s’est refusé à tout commentaire sur une instruction en cours. Off a également pu échanger avec une partie de l’entourage de l’ancien patron des Mines d’Areva, entourage qui s’étonne d’« un rapport de la brigade financière qui ne prend pas en compte la réalité de la vie d’une entreprise » et qui rappelle que « tout a été fait dans les règles de compliance en Centrafrique par la direction d’Areva ».
Sur ces derniers éléments de l’enquête policière, l’avocat de George Forrest se refuse également à tout commentaire. Mais selon les informations de Off, un rapport sur les permis détenus par George Forrest en Centrafrique, finalisé le 7 décembre 2020 par l’expert Keith Spence, a été versé au dossier d’instruction. Ce rapport, demandé à l’origine par l’homme d’affaire belge, tente d’expliquer que les permis que ce dernier détenait constituaient une « valeur spéciale ». Ce que contredisent les policiers dans leur rapport.
10 millions d’euros pour un permis « sans valeur »
Dans leur enquête, les policiers de la Brigade financière s’intéressent aussi aux conditions du versement par Areva en janvier 2010 de 10 millions d’euros supplémentaires à George Forrest. « Ce dernier paiement au profit de M. Forrest permettait de servir divers intérêts personnels », constatent les enquêteurs. Dans le cadre des négociations entre l’homme d’affaires belge et le groupe nucléaire, George Forrest est « vraisemblablement en position de force », et se sent « soutenu par Sébastien de Montessus », comme ils le rapportent également.
En interne chez Areva, ces 10 millions d’euros sont justifiés par l’achat d’un permis minier supplémentaire dénommé « Bakouma Sud » qui est pourtant « non désiré et sans valeur », critiquent les policiers. Dans un courriel du géologue d’Areva, Jean-Pierre Milesi, datant du 30 septembre 2009, le permis Bakouma Sud est décrit sans « aucun intérêt ». Ce n’est pas le seul cadre d’Areva sceptique à l’automne 2009. Malgré les critiques, le dossier finit par aboutir. Le 15 décembre de cette année-là, il est indiqué dans une présentation Powerpoint que l’acquisition du permis Bakouma Sud « pourrait continuer à sécuriser une partie substantielle de la zone de Bakouma et atteindre son objectif de taille critique ». Étrangement, aucune donnée chiffrée relative aux ressources en uranium n’est fournie à l’appui de cette affirmation.
Une note préparée par Daniel Wouters intitulée « amendement au contrat Areva-Groupe Forrest : acquisition d’un permis supplémentaire en RCA » est envoyée le 20 décembre par mail par Sébastien de Montessus à différents cadres de la BU Mines avec ce commentaire : « Sujet bien évidemment “touchy”, sur lequel je compte sur votre discrétion… » Puis le lendemain, il l’envoie à Jacques Peythieu, haut cadre de la division Mines, avec ce mot : « Je propose que l’on se voit dans la journée pour en discuter et te donner tout le background “complexe” de ce sujet ». Ce mail suscite l’étonnement de Jacques Peythieu qui répond le jour même qu’il ne voit pas l’urgence à verser 10 millions de dollars supplémentaires pour récupérer un permis d’exploration. Différents cadres, notamment à la direction financiere de la BU Mines, expriment leur étonnement, leurs réserves ou leur opposition à l’opération.
Un avenant au contrat malgré les réserves de cadres d’Areva
Les policiers découvrent que Sébastien de Montessus a alors insisté auprès de ses équipes pour ajouter quelques slides Powerpoint « avec des données chiffrées improvisées et hypothétiques » pour obtenir « l’aval du management d’Areva NC » afin d’acquérir le permis Bakouma Sud. « Il n’est pas d’usage de faire un business plan alors qu’on n’a pas fait les sondages permettant d’estimer les ressources économiques. Le tonnage espéré sur ces extensions n’avait pas de réalité physique », cingle Jacques Peythieu lors de son audition devant les policiers.
Avec tous ces éléments, les policiers de la Brigade financière n’hésitent pas à conclure leur rapport en chargeant Sébastien de Montessus : « Finalement, il apparait au vu des développements qui précèdent, qu’en 2009, M. De Montessus a usé de toute sa persuasion auprès des instances dirigeantes d’Areva pour faire acheter auprès de M. Forrest un permis minier supplémentaire et surtout non véritablement recherché, au prix de 10 millions d’euros. Avec les fonds obtenus, M. Forrest a financé l’acompte de 750 000 euros destiné au chantier naval qui devait vendre le Cape Arrow à M. De Montessus et des associés sollicités par le directeur de la branche Mines d’Areva ».
De fait, en dépit des réticences internes et de l’absence de justification économique à acquérir ce permis, un avenant au contrat entre George Forrest et Areva est bien signé le 30 décembre. Le 18 janvier 2010, Areva verse les 10 millions d’euros sur le compte personnel de George Forrest ouvert en Suisse. Sébastien de Montessus obtient pour cela le 12 janvier une délégation de signature de Didier Benedetti, directeur général délégué d’Areva NC.
Quelques semaines plus tôt, en décembre, Areva avait reçu un courrier du ministre des Mines de la République centrafricaine, rendu public par Africa Mining Intelligence, dans lequel le groupe français était mis en demeure de débuter la phase d’exploitation du projet Bakouma en 2010 conformément aux engagements pris. « Année 2010 dont nous précisons qu’elle correspondait aux élections présidentielles en Centrafrique », écrivent à ce propos les policiers de la Brigade financière. Parmi les différentes « rétrocessions » effectuées par George Forrest, beaucoup d’entre elles concernent la Centrafrique…
Marc Endeweld
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Publié le 02.04.2025 à 03:18
Quand Alexis Kohler joue la montre sur son dossier MSC
Face à la justice, jouer la montre est une tactique comme une autre. Et elle est souvent utilisée pour éviter de parler du fond d’un dossier, au moins médiatiquement. Mis en examen depuis l’automne 2022 pour prise illégale d’intérêt dans le dossier MSC, Alexis Kohler a justement voulu gagner du temps, alors qu’on apprenait la semaine dernière son départ imminent de l’Élysée (le 20 avril) pour la Société Générale.
Cette annonce de démission intervient alors que la Cour de cassation doit étudier ce 2 avril la demande de prescription déposée par ses avocats sur les faits du dossier avant 2014, alors que la Cour d’Appel de Paris avait débouté celle-ci en novembre dernier, confirmant en tous points l’analyse des magistrats instructeurs qui dénoncent un « pacte du silence » autour d’Alexis Kohler entre « initiés » et constatent l’absence réelle de déport du haut fonctionnaire dans ses fonctions passées.
La justice reproche à Alexis Kohler d’avoir participé comme haut fonctionnaire de 2009 à 2016 à plusieurs décisions relatives à l’armateur MSC dirigé par les cousins de sa mère, la famille Aponte. De 2009 à 2012, comme représentant de l’Agence des participations de l’État (APE) au sein du conseil d’administration de STX France (devenu Chantiers de l’Atlantique) alors que l’armateur était l’un des principaux clients de ce chantier naval, mais aussi au conseil d’administration du Grand port maritime du Havre (GPMH), puis entre 2012 et 2016, pour avoir participé à des choix sur des dossiers impliquant MSC à Bercy, quand il était au cabinet de Pierre Moscovici puis d’Emmanuel Macron.
Rappelons que la Cour de cassation ne statue pas sur les faits. C’est donc l’occasion de revenir sur les précédentes réponses faites à la demande de prescription des avocats d’Alexis Kohler, tant par les magistrats instructeurs que par les juges de la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris. Car ces derniers, contrairement à la Cour de cassation, se sont prononcés à partir du fond du dossier, et leurs conclusions sont riches d’enseignements. Si gagner du temps est une tactique, elle peut se révéler à double tranchant…
« La non-révélation délibérée de ce lien aux interlocuteurs majeurs »
Les juges d’instruction Virginie Tilmont et Nicolas Aubertin chargés de l’affaire Kohler avaient précédemment tranché sur l’absence de prescription de l’ensemble des faits dans une ordonnance du 3 avril 2023 que j’ai pu consulter à l’automne dernier. Déjà, leur conclusion était implacable : « La révélation parcellaire par M. Kohler de ce lien de parenté à certains initiés et notamment à sa hiérarchie directe tant au sein de l’APE que des cabinets ministériels, non suivie de la mise en place d’un dispositif clair et précis définissant le périmètre de son déport afin de permettre à toute personne concernée de constater la possible prise illégale d’intérêts, la non-révélation délibérée de ce lien aux interlocuteurs majeurs qu’étaient le directeur général de STX ou le FSI [Fonds Stratégique d’Investissement], au ministère de l’économie dans les demandes de remplacement dans son mandat d’administrateur de STX formées par Messieurs Bézard et Comolli, ainsi qu’aux autorités en charge de la transparence des fonctionnaires caractérisent des actes positifs de dissimulation, justifiant le report du point de départ du délai de prescription au jour où celle-ci est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant l’exercice de poursuites, à savoir sa révélation dans la presse en mai 2018 ». Cette analyse des magistrats instructeurs les ont amené à mettre en examen pour complicité de prise illégale d’intérêts une partie des « initiés », en l’occurrence les anciens patrons de l’APE, Bruno Bézard et Jean-Dominique Comolli (ancien directeur de cabinet de Michel Charasse, qui fut proche d’Emmanuel Macron à la fin de sa vie).
De fait, durant toute cette période, Alexis Kohler n'a signalé son lien de parenté précis avec la famille Aponte propriétaire de MSC ni à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) ni à la commission de déontologie. Si cette dernière avait émis un avis favorable à son recrutement par le groupe MSC en tant que directeur financier (d’octobre 2016 à mai 2017 durant la campagne présidentielle), elle avait rendu deux ans auparavant un avis négatif eu égard à un vote en faveur de MSC en avril 2012.
Les juges de la chambre de l’instruction de la Cour d’appel rappellent dans leur arrêt du 26 novembre 2024 que j’ai également pu consulter : « L’enquête préliminaire montrait qu’il n’existait aucun courrier ou document faisant état du lien familial avec la famille Aponte. Il n’était pas trouvé de trace de la lettre du 5 novembre 2010 remise par l’avocat d’Alexis Kohler visant à matérialiser au sein du conseil de l’administration de l’APE cette relation familiale. Ne figurait non plus aucune note du Trésor ou du ministère informant qu’Alexis Kohler avait un lien avec la famille Aponte ou qu’il devait être exclu de tout document, information ou réunion concernant une négociation ou contrat avec le groupe MSC ».
Et ils ajoutent, un peu plus loin : « Au cours des séances du conseil d’administration [de STX France], la question des relations entre STX France et la société MSC avait été abordée à plusieurs reprises sans que M. Kohler ne fît état de ses liens personnels avec la société Aponte ». Dans ces conditions, estiment les juges, personne n'était en mesure à l'époque de signaler cette situation à la justice. Donc le délai de prescription commence en 2018, considère la chambre de l'instruction de la Cour d’appel de Paris.
Dans leur arrêt d’une trentaine de pages, les juges de la Cour d’appel de Paris rappellent l’enchaînement des faits. Ce simple rappel est lumineux au sujet de ce que les magistrats instructeurs qualifient de « pacte du silence » entre « initiés » : « Il ressort en effet des investigations que : - la hiérarchie directe de M. Kohler a été informée par lui de son lien de parenté avec les Aponte que ce soit (à l’) APE ou à la DG Trésor, - cette hiérarchie, notamment Messieurs Bézard et Comolli pour l’APE, n’a pas prévenu M. Hardelay, directeur de STX de ce lien, et ce dernier a ignoré cet intérêt tout comme les Coréens présents au Conseil d’administration selon ses déclarations, - M. Kohler n’a pas davantage avisé M. Hardelay ou le FSI de ce lien, - M. Kohler a prévenu M. Castaing, directeur du GPMH [Grand Port Maritime du Havre], de ce lien de parenté ; toutefois, M. Castaing n’a pas estimé nécessaire d’informer les autres membre du conseil de surveillance de cette situation, - M. Castaing est devenu directeur de STX le 30 janvier 2012 ».
« L’embarras de l’APE pour informer le directeur de STX »
Les juges de la Cour d’appel se sont particulièrement intéressés à un échange de mails avec Antoine Cordier, adjoint au bureau Défense et Aérospace à l’APE, datant du 26 juin 2009 et intitué « STX Conflits d’intérêts » portant sur la proposition d’adresser un courrier au directeur de STX Jacques Hardelay rédigé au nom de Bruno Bézard, avec une entête de la direction générale du Trésor - APE.
Ce jour-là Alexis Kohler adresse un mail à 10h46 à Antoine Cordier dans lequel figure en pièce jointe un projet de texte dans lequel est annoncée la substitution du Fonds Stratégique d’Investissements (FSI) à l’APE pour le suivi de STX France, dans laquelle figurait la mention suivante en toute fin :
« ce suivi permettra d’éviter tout conflit d’intérêt lié au positionnement de l’État comme client à travers les commandes de la Marine Nationale et aux liens familiaux existants entre l’administrateur représentant l’État, M. Alexis Kohler et la famille Aponte, actionnaire de MSC, ce dont il avait informé sa hiérarchie dès le mois de novembre 2008 ».
À 19h05, Antoine Cordier répond à Alexis Kohler dans un mail particulièrement révélateur, « exprimant alors l’embarras de l’APE pour informer le directeur de STX de son lien de parenté » comme le soulignent les juges de la Cour d’appel. En effet, Antoine Cordier écrit :
« Sérieux, c’est pas facile… difficile d’expliquer pourquoi on ne l’avait pas informé avant. Donc ça tombe forcément mal comme un cheveu sur la soupe (ben au fait, j’vous avait pas dit). À ta disposition pour en parler »
En pièce jointe de son mail figure un deuxième projet de courrier raturé exposant le lien de parenté avec la famille Aponte rédigé ainsi : « Par ailleurs, je tenais également à vous informer que M. Alexis Kohler était affilié à la famille Aponte, actionnaire de l’armateur MSC. L’intéressé m’avait fait part de ces liens familiaux dès le mois de novembre 2008. Les limitations législatives du nombre de mandats d’administrateurs de sociétés anonymes ne permettant ni à Pierre Aubouin ni à moi-même d’assumer les fonctions d’administrateur de STX France Cruise, j’ai proposé la nomination de M. Alexis Kohler en tant que représentant de l’État, intervenue en janvier 2009, tout en veillant personnellement à éviter toute situation de conflit d’intérêt, grâce notamment au caractère collégial des positions prises à l’APE sur les décisions stratégiques concernant votre entreprise ».
Plus tard dans la soirée Alexis Kohler soumet à Bruno Bézard un troisième projet de lettre à son nom en lui demandant : « est-ce que tu préfères cette version ? ». De sa messagerie personnelle la contrescarpe@wanadoo.fr, Bruno Bézard répond à Alexis Kohler à 23h37 : « désolé… ce n’est pas pour t’embêter, mais je ne sens pas encore cette version on va améliorer je vais essayer ce we ».
Au final, comme l’enquête des policiers l’a démontré, ce courrier, retrouvé lors de perquisition menée à Bercy, non signé, n’a jamais été remis au directeur de STX, Jacques Hardelay, ni aux membres de STX France.
« Les membres de l’APE ont sciemment fait le choix de taire cette situation d’intérêt »
Au partir de cet échange de mails particulièrement révélateurs, les juges de la Cour d’appel en tirent la conclusion suivante : « Il ressort de ces éléments, qu’en tout état de cause, les membres de l’APE ont sciemment fait le choix de taire cette situation d’intérêt à M. Hardelay qui était la personne en capacité de mettre en mouvement l’action publique, alors que M. Kohler n’a lui-même jamais révélé ce lien familial au directeur de STX ».
De son côté, Laurent Castaing, alors patron du Grand Port Maritime du Havre (GPMH), a, lui, été mis dans la confidence, mais il a préféré ne pas diffuser cette information aux autres membres de son conseil de surveillance.
Dans leur arrêt, les juges remarquent d’ailleurs la très grande proximité entre Alexis Kohler et Laurent Castaing. On apprend ainsi que le premier a permis au second d’obtenir le poste de directeur général de STX en remplacement de Jacques Hardelay : « Alexis Kohler a joué un rôle dans son recrutement », constatent les juges qui précisent : « un rôle actif ». Ils citent alors la fin d’un mail que Laurent Castaing a envoyé à Alexis Kohler le 9 janvier 2012 :
« PS : ne pas répondre par courriel mais par SMS comme tu l’as déjà fait, mon courriel en arrivée est lu par ma secrétaire. NB je n’ai pas besoin particulier de te voir rapidement sur ce sujet mais au cas où “ai des créneaux pour être à ton bureau le…”»
C’est ce même Laurent Castaing, devenu directeur de STX France, qui remerciera dans un mail datant du 25 mars 2014 Alexis Kohler, devenu alors directeur de cabinet adjoint de Pierre Moscovici, pour son rôle de « superviseur discret » dans la signature d’un gros contrat de construction de paquebots entre STX et MSC. Un peu plus tard, dans un courrier à entête de STX France en date du 8 avril 2014 signé par Laurent Castaing, ce dernier remercie Pierre Moscovici pour son travail et précise : « Mais le soutien a été aussi moral et il fut d’une importance capitale, d’abord avec votre implication personnelle auprès de nos clients et des banques françaises mais aussi avec celle de vos collaborateurs (Rémy Rioux, Alexis Kohler et Julien Denormandie tout particulièrement) qui ont su faire preuve pendant de longs mois, d’intelligence, de diplomatie et de ténacité » (sur le cabinet Moscovici, lire également mon article précédent). Lors de son audition pour sa mise en examen, Alexis Kohler avait pourtant affirmé aux juges qu’il entretenait « des relations inexistantes » avec Laurent Castaing.
Ces rappels permettent aux juges de la Cour d’appel de soutenir que le délai de prescription ne peut commencer qu’à partir des révélations de Mediapart en 2018, et que les faits d’avant 2014 ne peuvent être prescrits : « Dans ce contexte, M. Castaing n’était pas dans un positionnement propice à la dénonciation de cette situation d’intérêt au ministère public de sorte que la connaissance de l’infraction par une personne ayant qualité pour se constituer partie civile mais n’ayant pas intérêt à agir ne constitue pas le point de départ du délai de prescription de l’action publique ».
Alexis Kohler dit s’être inscrit « dans une ligne hiérarchique »
Sur la trentaine de pages de leur arrêt, les juges de la chambre de l’instruction de la Cour d’appel en profitent pour refaire une lecture générale et chronologique du dossier Kohler-MSC. Et au-delà de la question de la prescription, ils rappellent de simples faits qui mettent à mal la défense d’Alexis Kohler comme certains silences lourds de sens : « Au cours des séances du conseil d’administration [de STX France], la question des relations entre STX France et la société MSC avait été abordée à plusieurs reprises sans que M. Kohler ne fît état de ses liens personnels avec la société Aponte ».
Ainsi, lors d’une séance du conseil d’administration de STX le 11 mars 2010, Alexis Kohler avait été appelé à voter sur un projet de vente d’un navire de croisière à MSC. Dans le compte-rendu de cette séance, il était expressément précisé : « aucun des membres du Conseil n’a directement ou indirectement, dans la transaction envisagée ou dans les dispositions qui s’y rapportent un intérêt quelconque que les statuts de la Société, la législation ou autre lui fait l’obligation de révéler ou n’est pour une raison quelconque empêché de voter à la séance ou d’être compté dans le quorum ». Lors de cette séance, Alexis Kohler a voté en faveur de la signature du projet de vente. Au final, le haut fonctionnaire a siégé au minimum à neuf séances du conseil d’administration de STX France dont l’ordre du jour était en lien avec des opérations concernant MSC. Au moins, à cinq reprises, il prenait part aux votes en prenant une position favorable à des opérations en lien avec la société MSC.
Lors de l’une de ses auditions, Alexis Kohler essaye de se défendre et implique sans hésiter sa hiérarchie de l’époque, laquelle « n’avait identifié de conflit d’intérêts ni lui avait demandé de renoncer à ses mandats ou de formaliser plus avant les dispositions prises ». Et le haut fonctionnaire assure s’être abstenu d’intervenir dans tous les aspects des discussions et des décisions concernant l’armateur MSC et avoir seulement participé aux votes du conseil d’administration sur instruction de sa hiérarchie de l’APE, du ministre et de son cabinet. Alexis Kohler affirme par ailleurs que l’administrateur représentant l’État « s’inscrivait dans une ligne hiérarchique ».
Pourtant, lors de l’une de ses auditions, Jean-Dominique Comolli, l’ancien patron de l’APE également mis en examen sur ce dossier, précise le rôle des agents de l’APE et contredit Alexis Kohler sur l’idée que les administrateurs de l’État ne seraient que des rouages : « Sinon, si c’est juste pour être les porte voix, le rôle d’administrateur serait quand même limité ».
Au cabinet Macron, « Alexis Kohler avait une attitude proactive concernant les opérations intéressant STX »
Mais c’est également lors de ses fonctions au sein des cabinets ministériels qu’Alexis Kohler, tant auprès de Pierre Moscovici entre 2012 et 2014 qu’auprès d’Emmanuel Macron entre 2014 et 2016, a pu se retrouver en situation de conflit d’intérêt. Là encore, l’arrêt de la Cour d’appel apporte plusieurs éléments jusque-là méconnus. Le 4 novembre 2013, Julien Denormandie transmet à Rémy Rioux, directeur de cabinet de Pierre Moscovici, avec Alexis Kohler en copie, un mail confidentiel du conseil de la famille Aponte qui rappelle que MSC est prêt à passer une commande de quatre paquebots de croisières et que pour lever les derniers obstacles, la famille Aponte souhaite obtenir un rendez-vous avec le ministre Pierre Moscovici.
Comme directeur de cabinet d’Emmanuel Macron, Alexis Kohler est le destinataire de cinq notes concernant STX rappellent les juges, et l’une d’entre elle concerne plus particulièrement les relations STX-MSC, portant au demeurant la mention « confidentiel » et sur lesquelles il apparait qu’il a formulé des observations sur les sujets abordés telles que « Accord, merci ». « L’exploitation des mails rédigés pendant ce poste montrait qu’Alexis Kohler avait une attitude proactive concernant les opérations intéressant STX, constatent les juges. Il était toujours dans la boucle des e-mails, notamment sur le besoin de recapitalisation de STX France et les options possibles ».
Justement, l’arrêt de la Cour d’appel revient longuement sur un autre épisode : le fait qu’entre 2014 et 2017, les chantiers navals STX, alors en grave difficulté financière, se cherchent un partenaire dans le cadre d’une recapitalisation. C’est une partie importante de l’enquête policière mais sur laquelle les juges d’instruction se sont moins concentrés, estimant qu’il n’y avait pas assez d’éléments pour mettre également en examen Alexis Kohler pour trafic d’influence. Sur cette partie du dossier, le haut fonctionnaire a juste été placé sous le statut de témoin assisté.
Le 2 décembre 2013, Julien Denormandie relaye ainsi l’intérêt des chantiers navals italiens Fincantieri pour entrer au capital de STX. Alexis Kohler répond que « l’intérêt de Fincantieri semble farfelu, ils sont déjà en surcapacité, ils n’ont aucun intérêt à acheter un chantier sans plan de charge ». En 2016, le groupe MSC manifestera fortement son opposition auprès du gouvernement français à un éventuel rapprochement entre le chantier naval Fincantieri avec STX. Ce projet sera finalement abandonné, du fait de l’État français, après l’élection d’Emmanuel Macron en 2017 à la présidence de la République provoquant l’ire de l’État italien de l’époque.
De fait, dès 2014, l’armateur MSC semble exprimer son intérêt pour entrer au capital de STX et s’oppose à un rapprochement entre les chantiers navals français et Fincantieri. Le 22 novembre de cette année-là, Alexis Kohler reçoit ainsi de Julien Denormandie, directeur adjoint de cabinet d’Emmanuel Macron, un mail de l’APE avec en pièce jointe un document confidentiel contenant le projet Fincantieri/STX. Ce document est émis par Julien Mendez, alors conseiller en charge des participations publiques, qui l’a reçu de l’administrateur APE de STX, attirant son attention sur le caractère très confidentiel du document joint. En réponse, Alexis Kohler demande à Julien Denormandie et à Julien Mendez « et quid de la LOI? ». Il semble donc s’intéresser au devenir de la lettre d’intention (Letter of intent) entre STX et MSC.
« Tout le dossier va être épluché par la cour un jour ou l’autre »
Le 17 avril 2015, le conseiller Hugh Bailey demande l’accord sur une note à Julien Mendez et Julien Denormandie, précisant qu’il préfère « la signature d’Emmanuel à Alexis car tout le dossier va être épluché par la cour un jour ou l’autre ». Plusieurs mails attestent qu’Alexis Kohler est alors destinataire des informations sensibles concernant la recapitalisation de STX à laquelle veut alors prendre part la société MSC à hauteur de 20 %, ainsi que des initiatives de l’armateur auprès des autorités politiques pour faire avancer son projet. Le 23 mai 2016, Alexis Kohler est destinataire par mail d’une note de six pages du directeur général de STX France, dans laquelle ce dernier recommande une alliance avec MSC pour débloquer le dossier de l’actionnariat.
En septembre 2015, quand Emmanuel Macron reçoit Gianluigi Aponte, grand patron de l’armateur MSC, Alexis Kohler se retrouve en copie des mails échangés à ce sujet. En août 2016, il est destinataire de plusieurs notes confidentielles relatives aux insuffisances de la proposition de MSC et aux propositions des différents candidats à la reprise des parts coréennes de STX. Des réunions sont organisées au plus au haut niveau par l’APE et la présence d’Alexis Kohler est sollicitée.
Bref, tous ces éléments montrent qu’aucun déport effectif n’était organisé au sein du cabinet Macron au sujet du dossier MSC, et notamment concernant un éventuellement rapprochement entre l’armateur et STX, contrairement aux multiples déclarations de l’intéressé devant les enquêteurs. Les juges de la Cour d’appel semblent ironiser en rappelant dans leur arrêt que « les liens de M. Kohler avec la famille Aponte n’étaient pas coupés : un mail du 25 juillet 2016 envoyé à 01h08 par Alexis Kohler sur sa messagerie à son père contenait cette phrase : “je me rends compte aussi que je ne vous avais pas raconté ma visite chez les Aponte du 14 juillet”».
En tout cas, une fois la question de la prescription tranchée par la Cour de cassation, les juges d’instruction souhaitent désormais clôturer au plus vite le dossier afin de fixer une date de procès… sept ans après les premières révélations de la presse. Concrètement, il n’est plus question aujourd’hui pour la justice de creuser davantage toute cette affaire malgré ses multiples implications. Pas question de permettre aux policiers, qui ont pourtant abattu un travail énorme depuis 2018, de continuer à enquêter sur un éventuel trafic d’influence ou sur les derniers éléments que j’ai révélés dans Marianne à l’automne. Et comme me le confie une source : « C’est un dossier où les pressions se sont multipliées. Et les magistrats estiment qu’Alexis Kohler, ce n’est pas Nicolas Sarkozy ». Sur ce dossier Kohler-MSC, si ce dernier et ses avocats ont joué la montre, ils ne sont manifestement pas les seuls.
Publié le 30.03.2025 à 12:44
Entre Alexis Kohler et la Société Générale, une vieille histoire
Cette fois-ci, c’est la bonne : Alexis Kohler partira après le 20 avril de l’Élysée. Le tout puissant secrétaire général tourne enfin la page après avoir travaillé sans relâche aux côtés d’Emmanuel Macron depuis dix ans. Sa démission a été annoncée jeudi 27 mars. Celui qu’on surnomme en macronie le « vice-président » ou « AK 47 » est très vite devenu indispensable au plus jeune président de la Vème République. Il se met au service de ce dernier en 2014 en devenant son directeur de cabinet à Bercy. De fait, jamais un secrétaire général de l’Élysée n’avait eu autant de pouvoir. « Le numéro un bis de la République», comme me l’avait confié Jean-Pierre Jouyet, ancien SG de François Hollande, quand je travaillais sur mon livre L’Emprise dans lequel je consacre un chapitre à l’affaire Kohler intitulé « l’Amiral de l’Élysée ».
Durant près de huit ans, Alexis Kohler aura régné presque sans partage, arbitrant sur tout un tas de dossiers économiques, industriels, stratégiques et même diplomatiques : en particulier le dossier de l’énergie, avec le « nouveau nucléaire », le projet Hercule d’EDF (avorté), Engie, mais aussi Suez-Veolia, les difficultés d’Atos, les relations avec le Liban… Rien n’échappait à Alexis Kohler. Auprès du chef de l’État, seule Brigitte Macron pouvait rivaliser avec lui. Ces deux-là ne s’aimaient guère.
Du trio infernal à l’axe Kohler-Philippe
Avec le temps, ce trio infernal a fini par s’user. Dès la réélection de 2022, les tensions se multiplient entre le président et son principal collaborateur, comme je l’avais relaté dans une longue enquête publiée dans La Tribune : « Tensions à l'Elysée : la guerre secrète entre Emmanuel Macron et Alexis Kohler ». À l’époque, le haut fonctionnaire de l’ombre avait fini par s’imposer face à Brigitte Macron, en faisant nommer Élisabeth Borne à Matignon alors que le président avait arbitré dans un premier temps en faveur de Catherine Vautrin, poussée par la « première Dame ». De fait, il n’était plus rare que les petites mains de l’Élysée et les officiers de sécurité assistent à des engueulades et autres prises de bec entre les deux hommes. Ce fut le cas lors du remplacement de Borne par Gabriel Attal, qui n’était pas souhaité par Alexis Kohler.
Au fil des années, le principal collaborateur d’Emmanuel Macron n’a pas hésité à privilégier sa relation avec Édouard Philippe qu’il fréquenta à l’origine chez les jeunes rocardiens, puis au conseil d’administration du Grand Port maritime du Havre. Crime de lèse majesté aux yeux du président tant ce dernier ne supporte plus depuis longtemps son ancien Premier ministre et ses ambitions. Alexis Kohler et Édouard Philippe étaient pourtant régulièrement en contact, et multipliaient les coups de téléphone pour discuter notamment de leurs ennemis communs en macronie, comme Gabriel Attal, qu’AK s’est plu à surnommer « TPMG » (Tout pour ma gueule). Mais c’est avec la dissolution que le « vice-président » perdit de sa superbe à l’Élysée. S’il ne fut pas étranger à la nomination de Michel Barnier à Matignon, il ne s’est jamais fait à l’arrivée de François Bayrou à ce poste. Ces deux-là se haïssent depuis 2017.
De fait, si Kohler a été annoncé sur le départ à de multiples reprises par le passé (Il avait des vues sur Renault ou la Caisse des Dépôts), les rumeurs se faisaient de plus en plus insistantes depuis l’automne 2024. On apprit alors que le SG avait sollicité la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), afin de se renseigner sur un éventuel conflit d’intérêts s’il rejoignait un poste dans le secteur privé.
La Société Générale, un second choix ?
C’est finalement la Société Générale qui a décidé de l’embaucher comme directeur général adjoint. Un second choix ? Selon une source proche du Château, Alexis Kohler aurait tenté dans un premier temps de rejoindre la BNP Paribas… mais Jean-Laurent Bonnafé, le directeur général, ne l’aurait pas voulu ainsi.
Dans son communiqué, la Société générale indique qu’Alexis Kohler « assistera le directeur général [Slawomir Krupa] dans la mise en œuvre des programmes de transformation de l’entreprise ». Ex-mastodonte de la place de Paris, la banque ne s’est jamais remise de la crise de 2008 et de l’affaire Kerviel, et continue de se “restructurer” à marche forcée, notamment à coups de suppressions de postes. Mais à la Société Générale, Alexis Kohler va être également bombardé président de la banque d’investissement pour « coordonner de façon globale les activités de fusions et acquisitions, de marché des capitaux actions et de financements d’acquisition ainsi que les équipes chargées des relations clients ». Manifestement, la Société Générale est alléchée par le carnet d’adresses bien fourni de l’ex-SG de l’Élysée. Mais du côté de la HATVP, impossible de savoir quels dossiers précis ne pourront pas être traités par le futur salarié du privé. L’instance censée “chasser” les conflits d’intérêt des responsables politiques et hauts fonctionnaires ne communique pas à ce sujet.
Si Alexis Kohler s’éloigne donc du pouvoir politique en quittant l’Élysée, son retour dans le privé ne signifie pas pour autant qu’il réussira à échapper aux lumières médiatiques dans les prochaines semaines et les prochains mois. En effet, la justice reproche à Alexis Kohler d’avoir caché ses liens avec la famille Aponte, propriétaire de l’armateur mondial MSC (des cousins de sa mère), alors qu’il exerçait des fonctions à Bercy – comme haut fonctionnaire, puis comme conseiller en cabinet – où il s’est retrouvé à traiter des questions relatives au groupe de transport, un des principaux clients des chantiers navals de Saint-Nazaire (détenus alors par la société STX).
Un « pacte du silence » entre « initiés »
Ce 2 avril, la Cour de cassation doit justement se prononcer sur la demande de prescription déposée par les avocats d’Alexis Kohler sur les faits du dossier avant 2014, alors que la Cour d’Appel de Paris avait débouté celle-ci en novembre dernier (j’y reviendrai dans un prochain article cette semaine), confirmant en tous points l’analyse des magistrats instructeurs qui dénoncent un « pacte du silence » autour d’Alexis Kohler entre « initiés » et constatent l’absence réelle de déport du haut fonctionnaire dans ses fonctions passées. En octobre, j’avais publié dans Marianne une enquête exclusive dévoilant un certain nombre de mails clés de Bercy qui n’apparaissent pourtant pas, selon mes informations, dans le dossier d’instruction (article à lire). Or, dans ces mails, couvrant la période où Alexis Kohler était directeur adjoint au cabinet de Pierre Moscovici entre 2012 et 2014, apparait la Société Générale dans des discussions relatives au financement des paquebots construits par STX à Saint-Nazaire…
Reprenons : depuis le début de l’affaire, Alexis Kohler et certains de ses collègues expliquent aux enquêteurs qu’un déport, certes informel, a été organisé concernant sa personne au sujet de MSC au sein du cabinet Moscovici. Mais rien n’a jamais été formalisé. De fait, l’enquête démontre que la majorité des hauts fonctionnaires de Bercy n’étaient pas au courant de la situation familiale d’Alexis Kohler et ignoraient l’existence d’un tel déport « informel » au sein du cabinet Moscovici, pas même Ramon Fernandez, directeur général du Trésor jusqu’en 2014.
Au cours de l’enquête, 18 notes sur le sujet STX-MSC sont découvertes. Alexis Kohler est rendu destinataire d’au moins cinq d’entre elles. Il est informé de la mauvaise situation de STX et de son besoin d’obtenir des commandes. Aux juges qui s’étonnent qu’il ait reçu ces notes du Trésor et de l’Agence des participations de l’État (APE), Alexis Kohler répond : « Je n’ai jamais demandé à recevoir des notes […] Je ne suis jamais intervenu dans le circuit des notes qui était totalement standardisé. »
Or, entre avril 2013 et janvier 2014, Julien Denormandie, alors conseiller à Bercy, n’hésite pas à transférer ses échanges de mails avec les dirigeants de STX, de MSC et de l’APE au directeur de cabinet, Rémy Rioux, ainsi qu’à son adjoint, Alexis Kohler, censé être tenu à l’écart de ces dossiers. Au cours de ces échanges, il est question de l’achat par MSC de deux paquebots pour 1,4 milliard d’euros. En septembre 2022, les juges s’en étonnent devant Kohler : « Si votre déport est “clair et complet” pour reprendre les termes de M. Rioux, pour quelles raisons recevez-vous ces mails en copie ? »
« Si vous aviez la possibilité d’appeler demain vos contacts chez SocGen »
Entre 2012 et 2014, Alexis Kohler continue d’être sur le pont au sujet des dossiers STX et MSC, sur la question plus spécifique du financement, comme j’ai pu le constater à la lecture de dizaines de mails échangés entre le cabinet Moscovici et la direction générale du Trésor, mais aussi avec le cabinet du Premier ministre, Jean-Marc Ayrault. Longtemps maire de Nantes, l’hôte de Matignon surveille alors ce dossier comme le lait sur le feu.

Le 17 décembre 2012, Julien Denormandie adresse un mail très détaillé à plusieurs conseillers, dont Kohler, au sujet du financement du « contrat Oasis 3 », entre STX France et l’un des principaux concurrents de MSC, la Royal Caribbean Cruises Ltd (RCL). Il est fait état d’échanges entre STX et la Société générale pour mettre en place un crédit acheteur, ainsi que le préfinancement, qui s'élèverait à 700 millions d’euros. Les banques ne souhaitent pas prendre de risque avec STX. L’interlocuteur de Denormandie à la Société générale lui souligne que seule une demande politique forte auprès de Frédéric Oudéa, alors directeur général de la banque, pourrait débloquer la situation. Denormandie conclut son mail en impliquant l’actuel secrétaire général de l’Élysée : « En parallèle, Rémy/Alexis, je pense que ce serait vraiment utile si vous aviez la possibilité d’appeler demain vos contacts chez SocGen pour commencer à leur signaler toute l’importance de ce dossier et la nécessité qu’ils interviennent sur le pré financement. »
Ces discussions sur le financement du « contrat Oasis 3 » profiteront également au concurrent de la Royal Caribbean Cruises Ltd. Ainsi, en juin 2014, alors que Manuel Valls est désormais à Matignon et que Pierre Moscovici n’est plus ministre des Finances, la Société générale accordera un prêt de 200 millions d’euros à… MSC.
Pour approfondir le dossier, en plus de mes enquêtes publiées dans Marianne en 2024 (avant mon départ du magazine fin février 2025), vous pouvez également relire mes articles dans Off Investigation sur l’audition d’Alexis Kohler devant les juges :
Ou écouter l’émission “Affaires sensibles” de France Inter consacrée à Alexis Kohler, le 5 décembre 2022, peu de temps après sa mise en examen, dans laquelle je suis longuement interviewé : Alexis Kohler, l’ombre du président Macron.
Publié le 22.03.2025 à 01:25
Quand l'Azerbaïdjan envoie une "carte postale" à Emmanuel Macron
Regardez bien cette photo d’une conférence de presse qui s’est tenue le 8 janvier 2025 à Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan, et organisée par le “Baku Initiative Group”, un groupe d’influence qui soutient “la lutte contre le colonialisme et néocolonialisme” et qui multiplie les critiques à ce titre contre la France depuis bientôt deux ans. Vous regardez bien ? Sur l’étagère à gauche, on aperçoit un livre bien mis en évidence, dont la couverture rouge et noir ne passe pas inaperçue : il s’agit de mon ouvrage d’enquête Le Grand Manipulateur. Les réseaux secrets de Macron publié en avril 2019 dans lequel je reviens longuement sur l’affaire Benalla, mais également sur les zones d’ombre de la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron entre 2016 et 2017.
Ce livre n’a pas été placé là par hasard. Et sa présence n’a pas échappé aux services français chargés de lutter contre les ingérences étrangères et les déstabilisations en tout genre à l’ère du numérique, comme l’une de mes sources françaises de renseignement me l’a indiquée. D’autant plus que cette conférence de presse entendait répondre aux accusations portées contre le BIG par la Viginum, le service de vigilance et de protection contre les ingérences étrangères, qui estime dans un rapport récemment publié que ce groupe d’influence fondé en juillet 2023 a multiplié depuis deux ans les campagnes de désinformation contre les intérêts français en outre-mer, et en particulier en Nouvelle-Calédonie.
Ce n’est pas la première fois que mon livre est mis en évidence. Dès le 14 décembre 2024, journée internationale de la décolonisation, le “Baku initiative Group” l’avait déjà utilisé lors d’une conférence de presse qui s’était déroulée ce jour-là, comme cette autre photo le montre (en bas à droite) :
Mais l’intérêt de l’Azerbaïdjan pour Le Grand Manipulateur a pris également d’autres formes. Début juillet 2024, les éditions Stock reçoivent ainsi une demande de Teas Press, une maison d’édition azérie, pour racheter les droits de mon livre afin de diffuser 500 exemplaires en langue azérie. Immédiatement averti, j’ai alors demandé à Stock de refuser cette cession des droits, pour éviter que mon travail soit instrumentalisé dans une guerre informationnelle en cours menée par l’Azerbaïdjan contre la France. En décembre 2024, c’est au tour d’un journaliste travaillant pour une télévision azerbaïdjanaise de me contacter via Facebook pour me proposer une interview sur mon travail d’enquête. J’ai préfèré ne pas répondre.
Bakou accuse Paris de colonialisme
À l’origine, cette escalade des tensions entre Paris et Bakou est due au soutien français à l'Arménie, en conflit territorial avec son voisin azerbaïdjanais pour le Haut-Karabagh. Dès 2022, le président Macron accuse la Russie d’avoir “joué le jeu” de l’Azerbaïdjan avec une “complicité turque” face à l’Arménie et de poursuivre une “manoeuvre de déstabilisation” de la région.
Si les tensions entre la France et l’Azerbaïdjan s’exacerbent en septembre 2023 avec la reprise de contrôle de l’enclave du Haut-Karabakh par Bakou à l’issue d’une offensive éclair, elles s’étaient renforcées dès juillet 2023 avec la création du fameux “Baku Initiative Group” qui a eu pour objectif de rassembler les mouvements indépendantistes au sein de l’outre-mer français, et même en Corse.
BIG a ainsi commencé à organiser des conférences sur la décolonisation des territoires français d’outre-mer au siège de l’ONU à New-York, au bureau des Nations Unies à Genève, à Istanbul et à Bakou, avec la participation de militants indépendantistes de Nouvelle-Calédonie, de Guyane, de Polynésie française, de Martinique et de Guadeloupe. BIG a également financé la visite de délégations des parlements locaux des territoires français à Bakou. Des communiqués de presse officiels sur ces événements ont été diffusés dans les médias azerbaïdjanais et les médias sociaux avec les tags #décolonisation, #politiquefrançaise, #politiquecolonialefrançaise et #colonialismefrançais.
Et lors de la COP29 organisée à Bakou en novembre 2024, le président autocrate Ilham Aliev a multiplié les attaques contre la France dénonçant dans son discours l’histoire coloniale du pays et les "crimes" du "régime du président Macron" dans ses territoires d’outre-mer, dont la Nouvelle-Calédonie. Alors qu’un espoir de paix se fait jour désormais entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, ces attaques contre la France vont-elles cesser ?
La Russie soupçonnée d’être derrière cette opération
Rien n’est moins sûr car c’est également en coulisses que la bataille entre l’Azerbaïdjan et la France se mène. Rappelons que deux Français restent emprisonnés à Bakou, l’un accusé d’espionnage, l’autre se retrouvant à l’ombre pour avoir réalisé un simple grafiti dans la rue. Un troisième - un cadre de la Saur, le groupe français de l’eau - est, lui, assigné à résidence depuis juillet dernier, accusé de collusion avec Alexandre Benalla… qui avait signé en novembre 2018, comme Médiapart l’avait révélé, un contrat avec l’oligarque russo-azerbaïdjanais, Farkhad Akhmedov.
Est-ce la raison pour laquelle mon livre Le Grand Manipulateur est utilisé par l’Azerbaïdjan ? Une source française connaissant bien le pays me souffle une autre explication : “Vous avez été le seul journaliste français avec ce livre à pointer les proximités d’Emmanuel Macron avec certains réseaux algériens en pleine campagne présidentielle en 2017 à travers son voyage à Alger, où l’on retrouvait Benalla d’ailleurs. Et ce, alors que la question algérienne est aujourd’hui utilisée par tout un tas de responsables politiques français pour avant tout chose mettre mal-à-l’aise le président de la République”.
Une chose est sûre : le président Macron est bien visé personnellement à travers toute cette opération. De leur côté, l’Élysée et les services français ne cachent pas en off que la Russie est derrière cette déstabilisation de la France par l’Azerbaïdjan. D’autres intérêts étrangers sont pourtant proches de ce petit pays du Caucase : la Turquie, le Royaume-Uni, et bien sûr Israël.
Israël, le principal allié de l’Azerbaïdjan
L’État Hébreu est même devenu le principal allié de l’Azerbaïdjan ces dernières années, lui livrant de nombreuses armes (Depuis 2016, près de 70 % des armes achetées par Bakou ont été fournies par Tel-Aviv), et lui vendant son logiciel espion Pegasus dans le cadre d’un partenariat cyberstratégique. En contrepartie, Israël importe d’Azerbaïdjan une quantité non négligeable de pétrole, et peut utiliser ses 600 km de frontière commune avec l’Iran pour y lancer certaines de ses missions d’espionnage contre Téhéran. Dernier signe de la proximité des deux pays : le géant gazier azerbaïdjanais, la SOCAR, vient d’obtenir des licences d’exploration dans les eaux israéliennes.
À Paris, l’avocat chargé des intérêts de l’Azerbaïdjan n’est autre que maître Olivier Pardo, qui a également parmi ses clients le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou ou la ministre de la Culture Rachida Dati, qui entretient depuis de nombreuses années les meilleures relations avec cet État du Caucase, au point d’intéresser la justice comme l’a révélé récemment l’Obs. Or, depuis la visite du président Macron en Israël le 24 octobre 2023, après les attaques du Hamas depuis Gaza, ses relations avec Benyamin Netanyahou se sont particulièrement dégradées.