23.06.2025 à 21:09
L'Azerbaïdjan à l'assaut de Benalla
Marc Endeweld
Texte intégral (8696 mots)
Cette histoire empoisonne la vie du président Macron depuis plusieurs mois. On y trouve tous les ingrédients d’un bon feuilleton d’espionnage : un pays, l’Azerbaïdjan, sous l’influence de différentes puissances (Russie, Turquie, Israël) et dirigé d’une main de fer par Ilham Aliyev, un contrat de plusieurs millions d’euros avec Farkhad Akhmedov, un oligarque russo-azerbaïdjanais, mais aussi l'un des plus grands yachts du monde, le Luna, qui a appartenu par le passé à un autre oligarque, le russo-israélien Roman Abramovitch, et enfin l’Élysée, qui fait l’objet d’une intense campagne de déstabilisation.
Et parmi les personnages centraux de cette histoire, on retrouve surtout Alexandre Benalla, l’ex-chargé de mission de l’Élysée, qui a été l’un des plus proches collaborateurs du président de la République, avant d’être viré pour avoir joué les gros bras sous uniforme policier lors du 1er mai 2018 à la place de la Contrescarpe de Paris.
Est-ce justement la date anniversaire du 1er mai qui a inspiré l’Azerbaïdjan ? Dans la guerre hybride que mène depuis deux ans ce petit État pétrolier du Caucase contre la France comme je l’avais relaté dans un précédent article, tous les coups sont permis. C’est ainsi que Bakou actionne fin avril la grosse Grosse Bertha contre l’Élysée en soufflant sur les braises de l’affaire Benalla, au moment même où le président français tente de survivre diplomatiquement entre Poutine, Trump et Netanyahou, dans un monde, il faut bien le dire, de plus en plus incertain.
Une dépêche azerbaïdjanaise suscite l’inquiétude de l’Élysée
Le 28 avril 2025, l’agence de presse azerbaïdjanaise (l’APA), bras armé médiatique du président Ilham Aliyev, l’homme fort du pays, a en effet publié une dépêche, diffusée notamment en Français, affirmant qu’Interpol, l’organisation internationale de la police criminelle qui regroupe 196 États, a délivré une notice rouge à l’encontre d’Alexandre Benalla, ce que la presse francophone appelle habituellement un « mandat d’arrêt international ». Un coup de tonnerre. Dans le viseur des autorités azerbaïdjanaises ? Un contrat qu’Alexandre Benalla a signé avec Farkhad Akhmedov le 15 novembre 2018, quelques semaines après son départ de l’Élysée.
« Après une longue procédure, le Secrétariat général d’Interpol a inscrit le citoyen français Alexandre Benalla sur la liste internationale des personnes recherchées avec une notice rouge en avril 2025, jugeant la recherche justifiée et a notifié tous les États membres en conséquence », assure alors l’agence de presse azerbaïdjanaise, qui ajoute que cette inscription de l’ancien chargé de mission de l’Élysée sur la liste internationale des personnes recherchées date de courant avril et fait suite à une demande de l’Azerbaïdjan.
Très vite, cette dépêche azerbaïdjanaise fait le tour de cercles initiés à Paris, ceux du grand commerce international et de la communauté du renseignement au sens large, via des messageries « sécurisées ». De très rares comptes sur X postent l’article en question, et les tweets ne provoquent aucun reprise ni aucun buzz. Bref rien ne filtre, mais l’inquiétude gagne immédiatement les hautes sphères du pouvoir.
Où est donc Alexandre Benalla ? Est-il à l’étranger, lui qui vit en partie entre Paris et Genève ? D’autant que l’agence de presse d’Azerbaïdjan écrit une phrase pour le moins ambigüe : « Une « notice rouge » entraîne la détention de la personne dans le pays où elle est trouvée et son extradition vers le pays requérant. Il est notoire qu’A. Benalla fait actuellement l'objet d'une procédure d'extradition dans un pays tiers ». L’inquiétude redouble : et si Alexandre Benalla avait-il déjà été arrêté ?
No comment d’Interpol, silence de l’Azerbaïdjan
Lorsque je prends connaissance de cette dépêche quelques heures après sa publication, je contacte les services d’Interpol sur l’existence d’une telle notice rouge délivrée à l’encontre d’Alexandre Benalla. Le mercredi 30 avril, le bureau de presse me répond par ces mots : « Lorsqu’un service de police de l’un des 196 pays membres d’INTERPOL communique au Secrétariat général, à Lyon, des informations sur une arrestation, une enquête ou des malfaiteurs en fuite, ces informations demeurent la propriété de ce pays membre. INTERPOL ne fait donc aucun commentaire sur des affaires ou des individus particuliers, sauf circonstances spéciales et s’il y a été autorisé par le pays membre concerné. Pour ce qui est de votre question concernant cette personne/affaire, nous vous conseillons de contacter les autorités des pays concernés. » No comment donc.
Le même jour, je prends contact avec l’ambassadrice d’Azerbaïdjan, Leyla Abdullayeva, qui ne me retourne aucune réponse. Je sollicite aussi une figure de la communauté azerbaïdjanaise à Paris et je questionne le ministère des affaires étrangères à Bakou. Silence radio. Guère étonnant alors que des négociations secrètes sont toujours en cours entre la France et l’Azerbaïdjan, comme on le verra plus loin, pour aplanir les différents diplomatiques de ces dernières années (la France a soutenu l’Arménie en guerre il y a encore peu avec l’Azerbaïdjan), mais aussi pour essayer de régler la situation de plusieurs Français actuellement en prison à Bakou ou assigné à résidence.
Le vendredi 2 mai, j’interroge ainsi le conseiller communication de l’Élysée, Jonathan Guémas, qui m’assure dans un premier temps qu’il va se renseigner auprès de la cellule diplomatique et du directeur de cabinet, avant de me dire plusieurs jours après qu’il revient bredouille. Même la communication de l’Élysée n’est pas informée de ce dossier ultra-sensible. Dans le reste de l’appareil d’État, y compris au sein de services chargés de veiller aux ingérences étrangères, on préfère ouvrir les parapluies à la simple évocation du nom de l’ancien chargé de mission de l’Élysée. Je tente également de joindre l’avocate d’Alexandre Benalla à Paris, Jacqueline Laffont. Là aussi, silence. Enfin, quand j’arrive à contacter directement Alexandre Benalla, il me répond qu’il ne souhaite faire aucun commentaire.
Compte X suspendu et les mystérieux EDL « du château »
Est-ce une coïncidence ? Dans les heures qui suivent mes questions, le compte X d’Alexandre Benalla est soudainement fermé, et le restera durant plusieurs semaines – l’ancien chargé de mission de l’Élysée semble alors s’imposer une diète numérique après un dernier message datant du 20 mars. Trois mois plus tard, comme si de rien n’était, Alexandre Benalla signe son retour numérique le 18 juin en soutenant sur X l’esclandre de Rachida Dati contre le journaliste Patrick Cohen sur le plateau de l’émission C à vous (France 5).
Début mai, l’ambiance n’est manifestement plus au show. Quelques heures avant mes différentes prises de contacts officiels, une source qui suit de près l’affaire me transmet des EDL de crise (Éléments de langage) au sujet de la dépêche azerbaïdjanaise, et me signale au passage que ces éléments de langage proviennent de l’« entourage du château ». Étrange car de son côté, Guémas, le conseiller com’ de l’Élysée, n’est pas au courant.
Cette note anonyme est là pour insinuer le doute – sans pour autant le faire officiellement ce qui permet de maintenir le silence sur cette affaire – sur la véracité des informations délivrées par l’agence de presse azerbaïdjanaise qui, rappelons le, est d’abord une institution d’État dans un pays détenu par une main de fer par Ilham Aliyev : « Les récentes affirmations des médias azerbaïdjanais (…) concernant l’émission d’une notice rouge par Interpol à l’encontre d’Alexandre Benalla, ancien collaborateur de l’Élysée, soulèvent des interrogations quant à leurs motivations. Ces informations, non confirmées par des sources indépendantes et absentes de la base publique d’Interpol, suggèrent une possible opération de communication orchestrée par les autorités azerbaïdjanaises ».
Quand le parquet azerbaïdjanais réclame le dossier Benalla
Qu’il y ait une opération de Bakou contre Paris, c’est une évidence. Reste que cette note anonyme ajoute à la confusion. En effet, elle n’infirme pas clairement les affirmations azerbaïdjanaises. Par ailleurs, contrairement à ce qu’elle affirme, une notice rouge n’apparaît pas nécessairement dans la base publique d’Interpol comme l’organisme international basé à Lyon me l’a rappelé dans sa réponse officielle. Et pour cause : dans de nombreux dossiers, pour laisser les services de police du monde entier agir le plus efficacement, la notion de surprise est essentielle.
Au final, après plusieurs jours de vérifications auprès de différentes sources, j’ai réussi à confirmer certains éléments, et à en infirmer d’autres.
D’abord, Alexandre Benalla n’a pas été arrêté dans un « pays tiers » comme le sous-entend la dépêche de l’agence de presse azerbaïdjanaise qui va jusqu’à affirmer que ce dernier fait alors l’objet d’une procédure d’extradition. Selon plusieurs sources, l’ancien chargé de mission de l’Élysée passe toujours une bonne partie de son temps entre Paris et Genève. Ainsi, quelques jours après la publication de la dépêche, le 5 mai, Alexandre Benalla a été vu à Paris. Et lors de la semaine du 19 mai, il s’est déplacé de Genève vers la Centrafrique en vol privé, via Casablanca au Maroc, selon l’une de ses connaissances. Et le 26 mai, il était de nouveau à Paris.
Pour autant, l’Azerbaïdjan a bien multiplié les démarches ces derniers mois à l’encontre d’Alexandre Benalla. C’est ainsi que le parquet général d’Azerbaïdjan a demandé en septembre dernier à la justice française d’accéder au fameux dossier des contrats russes, révélé par Médiapart en décembre 2018 et février 2019, et qui a amené le PNF (Parquet National Financier) à ouvrir dans la foulée une enquête préliminaire. Cette dernière a été confiée aux policiers de la Brigade de répression de la délinquance économique (BRDE). La justice française n’a pas donné suite à cette demande azerbaïdjanaise, selon nos informations.
À la même période, l’Azerbaïdjan a également demandé aux autorités suisses des informations personnelles sur Alexandre Benalla, notamment l’adresse de son domicile dans les environs de Genève, histoire de faire monter la pression sur l’ancien chargé de mission de l’Élysée en laissant planer l’idée d’une prochaine demande d’extradition. Là aussi, la Suisse n’a pas donné suite. Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? C’est alors que l’Azerbaïdjan a déposé une demande auprès d’Interpol, dans les semaines précédant la fin avril, réclamant la délivrance d’une notice rouge à l’encontre d’Alexandre Benalla. Avant cette démarche auprès d’Interpol, l’Azerbaïdjan avait en fait convoqué à plusieurs reprises l’intéressé pour qu’il s’explique devant la justice. Ce dernier ne s’est jamais présenté.
Interpol a t-il délivré une notice rouge contre Alexandre Benalla ?
Qu’est devenue cette demande ? Selon nos informations, le secrétariat général d’Interpol a bien enregistré la demande de l’Azerbaïdjan à l’encontre de l’ancien chargé de mission de l’Élysée et a procédé à l’étude du dossier.
Rappelons que si Interpol est rattaché à l’ONU, son fonctionnement ne s’apparente nullement à une instance diplomatique. Cette agence de coopération policière, basée à Lyon, est avant tout technique. Si Interpol veille – via son secrétariat général chargé de l’étude des demandes de notices et une commission de contrôle – que les États autoritaires n’abusent pas de mandats de recherche contre des opposants politiques, le dossier d’Alexandre Benalla relève du droit commun. De fait, selon plusieurs interlocuteurs – policiers, gendarmes, experts –, il ne fait aucun doute qu’Interpol ne peut s’opposer à une telle demande si les procédures habituelles sont suivies à la lettre. Libre aux États ensuite de transcrire ou non la notice rouge dans leurs propres fichiers nationaux de recherche.
En principe, ce n’est qu’une fois diffusée aux polices du monde entier qu’une notice rouge peut faire l’objet d’un appel individuel (toutefois, une notice rouge ne peut faire l’objet d’une réclamation officielle d’un État comme dans une instance diplomatique). Interrogé, un avocat spécialiste des procédures d’appel auprès d’Interpol me certifie qu’un appel individuel lors de son examen ne permet pas de suspendre une notice. Un autre interlocuteur qui a l’habitude de travailler avec l’institution internationale de coopération policière m’assure pour autant que tout « dépend de la nature “sensible” de l’appel ». Dit autrement : suspendre une notice, c’est à la tête du client.
Justement, trois sources de haut niveau – une policière, une autre de renseignement, enfin, un contact étranger en lien avec Interpol – m’ont toutes fait état d’un même scénario : suite à la sollicitation de l’Azerbaïdjan, le secrétariat général d’Interpol aurait bien décidé d’émettre une notice rouge contre Alexandre Benalla avant que des pressions françaises amènent l’institution à renoncer à procéder à sa diffusion : « En principe, émission d’une notice rouge vaut diffusion, mais dans le cadre de ce dossier particulier, il y a eu un contre-ordre venant de très haut empêchant sa diffusion », m’assure ainsi la source de renseignement. Ce lundi 23 juin, une source interne à l’organisation policière internationale m’assure qu’après avoir été active début mai, la notice rouge concernant Alexandre Benalla n’est aujourd’hui plus active.
D’autres interlocuteurs me rappellent que le président d’Interpol, l’émirati Ahmed Nasser al-Raisi fait l’objet d’une enquête judiciaire en France pour « complicité de torture » suite au dépôt de plainte de deux ressortissants britanniques. « Un moyen de pression ? », se demandent ces sources. Pourtant, dans les faits, ce président d’Interpol n’a aucun poids dans l’institution, et n’a aucune influence sur les décisions prises par le Secrétaire général, qui est actuellement le commissaire brésilien Valdecy Urquiza, ancien directeur de la Coopération internationale au sein de la Police fédérale brésilienne.
Des négociations secrètes pour libérer des Français à Bakou
Une chose est sûre, ce dossier Benalla se retrouve depuis des mois au cœur de la bataille diplomatique entre la France et l’Azerbaïdjan. « À travers Benalla, les Azerbaïdjanais tapent en fait sur Macron. Le président Aliyev fait une fixette sur son homologue français, il en fait une affaire personnelle », assure une source diplomatique. Les renseignements français n’hésitent pas à évoquer la main de Moscou dans ce dossier, comme je l’avais précédemment relaté. Mais d’autres acteurs étrangers pourraient jouer un rôle.
Sur ce dossier ultra-sensible, l’Élysée est en tout cas en mode forteresse assiégée. Au sein de l’État, les acteurs traditionnels comme le Quai d’Orsay ou une bonne partie des services sont quasiment débranchés, écartés du règlement du conflit avec l’Azerbaïdjan. Au « château », rue du Faubourg Saint-Honoré, c’est en fait le conseiller Paul Soler, officiellement « envoyé spécial pour la Libye », qui a été discrètement mandaté par le président pour gérer l’affaire avec Bakou et mener des négociations secrètes. « C’est l’envoyé spécial de Macron en Azerbaïdjan », me signale un initié du pouvoir.
Au fil des ans, « monsieur Paul », dont le nom était apparu dans la presse au moment de l’affaire Benalla, est devenu pour Emmanuel Macron un véritable couteau suisse à l’international, son émissaire personnel envoyé aux quatre coins du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, notamment aux Émirats. Concernant l’affaire azerbaïdjanaise, Paul Soler a fait appel à certains de ses contacts israéliens pour l’aider dans ses négociations secrètes. Et à la tête de l’État, seules deux autres personnes suivent le dossier pour le président : Nicolas Lerner, patron de la DGSE et son ancien camarade de promo de l’ENA, et Patrice Faure, le directeur de cabinet de l’Élysée.
Une rencontre furtive entre Macron et Aliyev
Au-delà du cas Benalla, l’Azerbaïdjan a d’autres moyens de pression sur la France. Bakou détient ainsi depuis janvier 2024 un Français, Martin Ryan, accusé d’espionnage. En procès depuis le début de l’année, ce dernier encourt quinze ans de prison. En septembre 2024, un autre Français, le street-artiste Théo Hugo Clerc, était condamné à trois ans de prison pour avoir réalisé un simple graffiti dans le métro de Bakou. Dans le cadre des négociations secrètes menées par Paul Soler, ce dernier a finalement été gracié et libéré le 26 mai dernier par le président Aliyev.
Un signe d’apaisement ? Dix jours plus tôt, Emmanuel Macron et Ilham Aliyev s’étaient croisés lors du sommet de la Communauté politique européenne à Tirani en Albanie où 47 chefs d’État européens se réunissaient. Bien évidemment, cette rencontre a immédiatement été commentée par l’agence de presse azerbaïdjanaise qui en a même publié une photo :
Par contre, en France, l’Élysée ne communique pas sur cette furtive rencontre. Car dans ce dossier Akhmedov, l’Azerbaïdjan n’a pas uniquement Alexandre Benalla dans le viseur. Cette affaire devient carrément impossible pour Paris lorsqu’à l’été 2024, le franco-marocain Anass Derraz, un quarantenaire cadre de la SAUR établi à Dubaï, l’une des multinationales de l’eau française, se retrouve assigné à résidence par les autorités azerbaïdjanaises alors qu’il est de passage à Bakou. Car comme Alexandre Benalla, Anass Derraz est mis en cause par les Azerbaïdjanais dans le dossier du contrat avec Farkhad Akhmedov. « En fait, Derraz est littéralement pris en otage par Bakou car ils cherchent à faire venir Benalla en Azerbaïdjan. Ils l’ont arrêté pour faire pression sur Alexandre… », explique un proche du dossier.
Aujourd’hui, cela fait bientôt un an qu’Anass Derraz essaye de repartir d’Azerbaïdjan. Or, la semaine dernière, on apprenait par l’AFP que son procès pour « corruption » avait débuté à Bakou : « M. Benalla est présenté par les médias azerbaïdjanais comme une connaissance de M. Derraz. Anass Derraz réfute formellement ces accusations. Face aux juges (…) l’intéressé, placé en résidence surveillé depuis l’été 2024, s’est plaint de ne pas avoir accès à une traduction française des débats, ce qui a entraîné le report de l’audience au 19 juin ». Ce 19 juin, après quelques échanges le matin, cette fois-ci avec la présence d’un traducteur, le procès a encore été repoussé jusqu’au 5 juillet.
En coulisses, les négociations via des canaux parallèles se poursuivent. Car les Azerbaïdjanais aimeraient également récupérer deux de leurs ressortissants aujourd’hui emprisonnés en France.
Un contrat de 6,14 millions $ dans le viseur de Bakou
De fait, depuis plusieurs mois, la presse à Bakou affirme que la justice azerbaïdjanaise – en réalité, le Service de sécurité de l’État, le contre-espionnage azerbaïdjanais – enquête sur l’un des volets les plus sensibles de l’affaire Benalla, dit des « contrats russes ». Dans le viseur : un contrat de consultance qu’Alexandre Benalla et Anass Derraz ont signé le 15 novembre 2018 avec le milliardaire russo-azerbaïdjanais Farkhad Akhmedov1, longtemps investi en Russie dans le secteur du pétrole et du gaz (sa fortune personnelle est estimée à 1,6 milliard de dollars par Forbes).
Ce contrat d’un montant de 6,14 millions de dollars avait pour objectif d’obtenir la levée de l’immobilisation du Luna, un magnifique yacht appartenant à Farkhad Akhmedov qui s’était retrouvé placé sous séquestre aux Émirats arabes unis2 dans le cadre d’une procédure de divorce aux multiples rebondissements entre le milliardaire russo-azerbaïdjanais et son ex-femme.
La lettre confidentielle IOL écrivait en octobre dernier qu’« aucune preuve n'a été obtenue par Intelligence Online étayant les allégations de collusion entre l'ex-employé de l'Élysée et Anass Derraz dans le cadre de ce contrat ». Reste que Benalla et Derraz ont bien co-signé ce contrat de 6,14 millions de dollars comme les policiers français de la Brigade de répression de la délinquance économique (BRDE) l’ont notifié après quatre ans d’enquête dans un rapport de synthèse datant du 14 février 2023 que j’ai pu consulter.
« L’exécution de ce contrat, auquel se trouvait rattaché un second contrat (…) devait valoir aux intéressés de percevoir, en cumul, 6 140 000 dollars US, somme inéquitablement répartie entre eux, sachant que tandis que Monsieur Benalla devait percevoir 3 690 000 millions de dollars US, son acolyte devait se contenter de 2 450 000 dollars US », précisent ainsi les policiers de la BRDE dans leur rapport. Il était prévu un acompte de 400 000 dollars pour Alexandre Benalla et de 200 000 dollars pour Anass Derraz.
Face aux Azerbaïdjanais, ce dernier explique avoir bien travaillé à Dubaï contre cette rémunération, et qu’il s’agit nullement d’un « pot-de-vin », alors qu’il est accusé à Bakou d’en avoir reçu un. J’ai contacté l’avocate française d’Anass Derraz qui m’a répondu qu’elle ne s’occupait plus du dossier et m’a renvoyé vers la famille, qui est régulièrement reçue par l’Élysée. Les proches de ce cadre de la SAUR essayent tant bien que mal de faire valoir ses droits et ses intérêts, tant à Paris qu’à Bakou, dans un dossier aux multiples implications, notamment géopolitiques et présidentielles.
En tout cas, sur l’existence de ce contrat lié à la situation du Luna, la presse azerbaïdjanaise dit donc vrai depuis des mois même si elle a par ailleurs multiplié les allégations invérifiables ou mensongères au sujet de Derraz. En février dernier, un site azerbaïdjanais avait dévoilé une copie intégrale de ce contrat, signé comme suit :
Quand Anass Derraz prend ses distances avec Benalla
Dans le dossier français, Anass Derraz s’est retrouvé mis en garde-à-vue, les 7 et 8 décembre 2021 par les policiers de la BRDE, « en tant qu’associé à Monsieur Benalla au contrat de consultance dressé le 15 novembre 2018 pour le compte de l’oligarque Farkhad Akhmedov ». Face aux policiers français, le jeune quarantenaire apporte alors de nombreux éléments de contexte et des souvenirs qui ne jouent pas en la faveur de l’ex-chargé de mission d’Emmanuel Macron : « M. Benalla avait évoqué qu’il voulait travailler dans le domaine de la sécurité, en capitalisant sur sa soit-disant prestigieuse expérience à l’Élysée…», se rappelle-t-il.
En dépit de cette co-signature du contrat, Anass Derraz, qui vit depuis une dizaine d’années à Dubaï, assure qu’il n’est pas un ami d’Alexandre Benalla. Face aux enquêteurs français, Anass Derraz tient déjà à prendre ses distances avec l’ancien chargé de mission de l’Élysée et explique avoir travaillé (et bien travaillé) en parallèle : « Monsieur Benalla était clairement connu de la famille Akhmedov de par son ancienne qualité de conseiller au palais présidentiel (…) moi j’étais tout petit dans ce dispositif (…) Je ne sais pas ce qu’il a vendu à M. Akhmedov pour sa part de rémunération. Rétrospectivement, dès lors que nos misions étaient totalement distinctes, j’aurais dû signer un contrat séparé (…) ma mission était sans rapport avec celle de Monsieur Benalla, car je n’étais pas impacté par ce qu’il faisait. Je faisais ma mission dans mon couloir avec des parties prenantes sans que l’intervention de M. Benalla ne soit visible : par “parties prenantes”, j’entends Timur [le fils d’Arkhad Akhmedov, ndlr], la société qui gère le yacht, les autorités portuaires, les grandes familles émiraties, les avocats locaux dont l’avocat Tamimi et d’autres (…) j’avais six ou sept réunions par week-end sur le même sujet, j’étais au quotidien en contact avec les avocats et Timur… Selon moi, M. Benalla n’a pas opéré auprès des autorités locales pour répondre aux attentes de notre client commun puisque je ne l’ai pas vu à Dubaï et je n’ai pas relevé d’actions qu’il aurait pu mener sur place… ». L’avocat Tamimi est l’un des plus grands avocats de Dubaï qu’Anass Derraz a donc sollicité sur le dossier Farkhad Akhmedov pour essayer de suspendre le placement sous séquestre du Luna.
De son côté, Alexandre Benalla a l’habitude de travailler avec les Émirats – par le passé, il s’est occupé de la sécurité de l’ambassade émirati à Paris – et connaît plusieurs protagonistes qui ont une connaissance fine de l’Azerbaïdjan. C’est ainsi que l’ancien chargé de mission de l’Élysée est devenu un proche d’Umaro Sissoco Embaló, le président de Guinée-Bissau qui entretient les meilleures relations avec son homologue azerbaïdjanais Ilham Aliyev. À l’origine, Benalla et Sissoco Embaló se sont rencontrés grâce à une connaissance commune, le franco-israélien Philippe Hababou Solomon (à lire à son sujet, cet article de Marianne), qui dispose aussi d’un passeport diplomatique de Guinée Bissau, et qui avait accompagné l’ex-chargé de mission dans une tournée africaine à l’automne 2018 peu de temps après son éviction de l’Élysée. Sur ce dossier azerbaïdjanais, un autre protagoniste s’est énormément activé ces derniers mois : Germain Djouhri, le fils du célèbre intermédiaire Alexandre Djouhri (l’un des prévenus du procès Libye / Sarkozy), qui a multiplié les prises de contacts auprès des autorités françaises depuis qu’Anass Derraz se retrouve assigné à résidence à Bakou.
L’affaire Benalla continue donc des années plus tard d’empoisonner l’Élysée, particulièrement sur les terrains diplomatiques et géopolitiques. Rappelons qu’à Paris, l’avocat chargé des intérêts de l’Azerbaïdjan n’est autre que maître Olivier Pardo, qui a également parmi ses clients le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou ou la ministre de la Culture Rachida Dati, qui entretient depuis de nombreuses années les meilleures relations avec cet État du Caucase, au point d’intéresser la justice comme l’a révélé récemment l’Obs.
En réalité, si la justice française avait pu avancer plus rapidement, les responsabilités des uns et des autres auraient pu être clarifiées et la France aurait pu se retrouver davantage à l’abri d’éventuels chantages ou autres pressions venant d’intérêts étrangers. Et Anass Derraz aurait pu éviter d’être assigné à résidence et poursuivi à Bakou…
Les difficultés des policiers français sur le dossier Benalla
De leur côté, depuis 2019, malgré une succession de difficultés rencontrées3 , les policiers français enquêtent méticuleusement et patiemment pour le Parquet National Financier (PNF) sur cette affaire dite des contrats russes visant l’ancien chargé de mission de l’Élysée et initialement dévoilée par Mediapart. Selon les policiers, la justice émiratie n’a pas coopéré sur le dossier Luna / Akhmedov contrairement aux justices marocaines et britanniques4. Et dans leur rapport de février 2023, les enquêteurs de la BRDE accusent : « Nous pouvons légitimement présumer que […] M. Alexandre Benalla a pu jouer sinon abuser de son influence réelle ou supposée pour percevoir, directement ou non, des avantages et subsides de ces oligarques ».
Cette affaire est donc particulièrement sensible pour l’Élysée alors que les tensions géopolitiques se sont accentuées depuis les révélations de presse de 2018. À l’époque, le site Mediapart n’avait fait état dans leurs révélations initiales que d’un contrat de sécurité signé entre Alexandre Benalla et Farkhad Akhmedov, ainsi que d’autres contrats de sécurité signés entre des sociétés gérées de fait, selon les policiers de la BRDE, par l’ancien chargé de mission alors que ce dernier était encore en poste à l’Élysée avec Iskander Makhmudov, un autre oligarque russe d’origine ouzbèke. Je reviendrai en détail sur tous ces éléments dans un prochain article. Au final, 941 000 euros ont été effectivement versés à Alexandre Benalla, ses associés et prestataires.
Concernant le contrat Luna appartenant à Farkhad Akhmedov, l’ex-chargé de mission de l’Élysée a touché 353 000 euros (400 000 dollars) dès décembre 2018. Mais l’intéressé aurait bien aimé toucher l’ensemble des sommes promises dans le contrat, comme il le précise aux policiers français qui l’interrogent au cours de l’enquête : « Il devait y avoir un complément sous forme de “success fee” la réussite de la mission. Malheureusement, la médiatisation autour de monsieur Akhmedov notamment dans Mediapart a rendu caduc le versement du “success fee”. Ayant été exposé comme il l’a été, je ne me voyais en aucun cas faire un recours pour demander le solde de tout compte… » Quel gentleman !
Sur l’affaire Benalla, vous pouvez également lire ces articles, notamment deux que j’avais écrits en septembre 2021 lors du premier procès :
Izzat Khatab, l’« ami » d’Hollande, Macron et Benalla, fait l’objet d’une plainte pour agression (16/09/2021, QG)
Les angles morts du procès Benalla (30/09/2021, QG)
"L'espion du président", protecteur de Benalla et toujours à l'Elysée (24/04/2019, Soazig Quéméner, Marianne)
Sur Paul Soler et son action en Libye dès 2016/2017 :
Libye, jeux troubles à l’Elysée Révélations sur des messages secrets (1-2) (6 avril 2023, Off Investigation)
(Re)voir le reportage d'enquête diffusé en juin 2019 dans “Envoyé Spécial” (France 2) :
Contacté à plusieurs reprises, l’avocat français de Farkhad Akhmedov n’a pas donné suite. Par contre, l’oligarque avait tenu à publier un droit de réponse à un article de Médiapart publié en février 2024 dans lequel il indiquait qu’il ne pouvait être considéré comme « un oligarque au parfum de soufre » ou un « proche de Vladimir Poutine », en ce « qu’il n’entretient aucun lien, personnel ou d’affaires, avec la Russie ou son gouvernement, et ce depuis son retour dans son pays d’origine, l’Azerbaïdjan, il y a plus de dix ans ». Et le droit de réponse ajoute : « Cette absence de proximité avec la Russie a d’ailleurs été reconnu par le Conseil de l’Union européenne, qui a retiré le nom de M. Farkhad Akhmedov de la liste des personnes sanctionnées le 15 septembre 2023 ». En mars 2023, une conversation téléphonique entre Farkhad Akhmedov et un producteur russe a été rendue publique par un média ukrainien : les deux hommes y critiquent très fortement Vladimir Poutine.
À l’origine, c’est en 2014 que Farkhad Akhmedov rachète ce yacht le Luna à Roman Abramovich, l’oligarque russe et israëlien et propriétaire du club de foot Chelsea FC. En octobre 2017, le Luna est saisi à Dubaï par décision d'un tribunal britannique et à la suite d'une collaboration entre le Royaume-Uni et Dubaï. Mais Farkhad Akhmedov entame alors une procédure auprès de la justice des Émirats arabes unis qui conclut, à l'inverse, que son ex-épouse n'a aucun droit sur ce yacht.
Dans leur rapport de synthèse du 13 février 2023, les policiers de la BRDE font état de leurs difficultés lors de l’interpellation d’Alexandre Benalla et de son épouse, le 14 décembre 2021 suivie d’une perquisition de leur domicile, qu’ils qualifient d’« infructueuse au possible ». Et de préciser : « tandis que tard la veille, le téléphone mobile de l’intéressé bornait en cet endroit - suivant la géolocalisation que nous avions entreprise pour nous assurer de sa présence… la visite des lieux ne nous permettait de relever aucun appareil connecté ». Les policiers laissent clairement entendre qu’Alexandre Benalla a été prévenu de leur perquisition.
Le 19 décembre 2022, ces derniers procèdent à une nouvelle interpellation d’Alexandre Benalla au sein du restaurant L’Élysée Saint Honoré dans le 8ème arrondissement de Paris. Mais si l’intéressé est cette fois-ci interpellé en possession de son smartphone, les policiers ont quand même fait choux blanc en ne pouvant accéder à son contenu : « son titulaire refusait, dès l’entame de cette reprises de la garde-à-vue, de nous communiquer les codes de décryptage seuls à même de nous permettre de poursuivre nos investigations techniques ».
Dès juillet 2018, les policiers avaient été confrontés à de nombreuses difficultés en enquêtant sur Alexandre Benalla. On se souvient de la rocambolesque perquisition à son domicile de l’époque, entre porte close et coffres-forts disparus… Sur ce dernier volet, la justice a discrètement ordonné un non-lieu fin juin 2024.
Si, à l’origine, la justice émiratie n’a collaboré avec la justice française sur l’affaire Benalla et le dossier dit des « contrats russes » au cours de l’enquête policière française d’avant 2023, elle semble avoir collaboré avec l’Azerbaïdjan dans le cadre de la demande de notice rouge à l’encontre de l’ex-chargé de mission de l’Élysée. Une source m’indique qu’entre temps, les Émirats ont signé plusieurs conventions de coopération judiciaire, notamment la France.
12.06.2025 à 12:40
Atos : « la bombe », le banquier et la justice
Marc Endeweld
Texte intégral (4323 mots)
In extremis, l’État et la direction d’Atos ont donc fini par s’entendre à la toute fin mai. Après des mois de négociation, le conseil d’administration du groupe informatique a finalement accepté l’offre ferme que l’État lui a remis un jour plus tôt – un total de 410 millions d’euros – pour le rachat de l’activité Advanced Computing, qui comprend principalement les stratégiques supercalculateurs, construits dans l’usine d’Angers, héritière du groupe informatique français Bull.
La semaine dernière, les communiqués officiels se sont ainsi félicités des engagements tenus de l’État au nom de la « souveraineté numérique » et de la « souveraineté industrielle ». Quelques jours plus tôt, le ministre de l’Économie, Éric Lombard, interrogé à l’Assemblée Nationale, se félicitait que l’État puisse décider de « nationaliser » – attention le grand mot – des entreprises ou, la nuance est importante, des parties d’entreprises…
Première incongruité, c’est l’Agence des participations de l’État (APE) de Bercy qui s’y colle et qui va donc signer dans les prochains jours une promesse d’achat, et non la Banque Publique d’Investissement (BPI), qui a préféré botter en touche. Le montage financier prévoit 300 millions d’euros de paiement initial, complétés par 110 millions d’euros de compléments de prix conditionnés aux performances 2025 et 2026.
L’APE à la rescousse ou l’État voiture-balai
Or, l’APE, rattachée à la puissante administration du Trésor, n’a développé ces dernières années ni doctrine industrielle ni stratégie dans le domaine. Les hauts fonctionnaires de l’APE considèrent qu’ils sont d’abord là pour maximiser les dividendes de l’État, non pour avoir une stratégie industrielle globale. Élément important, l’APE est dirigée depuis 2022 par Alexis Zajdenweber, un très proche d’Alexis Kohler. Cet ancien du Trésor fut durant cinq ans (de 2017 à 2022) le conseiller économie, finances, industrie d’Emmanuel Macron à l’Élysée.
Depuis sa nomination à son poste, le ministre de l’Industrie, Marc Ferracci, à l’origine économiste et témoin de mariage d’Emmanuel Macron (et par ailleurs le plus gros patrimoine du gouvernement avec 22,9 millions d’euros net), est resté totalement muet sur Atos. Il n’est pas le seul.
Matignon également est totalement aphone sur ce dossier, alors même que François Bayrou est l’ancien « haut commissaire au Plan ». Pour un précédent article, j’avais contacté Ferracci qui ne s’était même pas donné la peine de me répondre (je l’avais pourtant rencontré par le passé, et notamment pour mon livre l’Ambigu Monsieur Macron, qu’il avait qualifié par SMS lors de sa sortie de « good job »). De même, j’avais également sollicité Matignon à plusieurs reprises sur le dossier Atos. J’attends toujours une réponse malgré les promesses de mes interlocuteurs.
Alors que le gouvernement ne cesse de dire ces dernières semaines que les caisses sont vides, l’État va donc débourser 410 millions d’euros et les donner à un groupe exsangue, contrôlé principalement par ses créanciers. Un groupe qui a annoncé à l’automne dernier vouloir procéder à 2500 licenciements au cours des deux ans à venir. Surtout, quelle est la logique de nationaliser une activité – celle des supercalculateurs essentiels pour le maintien de la dissuasion nucléaire – qui n’est pas viable économiquement si elle ne s’adosse pas à d’autres activités dans le cadre d’un groupe ? Ce n’est pas l’État stratège, c’est l’État voiture-balai.
Tous ces points, seule la CGT les a relevés la semaine dernière, comme l’a écrit L’Humanité dans un article intitulé « une trahison de plus ». « Pour nous, c’est une trahison de plus de la part des dirigeants. On attendait une nationalisation il y a deux ans, on n’a pas été écouté et aujourd’hui, l’entreprise est vendue à la découpe », se désespère Pascal Besson, délégué central CGT chez Atos France, qui ajoute : « On ne sait pas encore comment cela va être géré. Mais l’Agence des participations de l’État n’est pas un industriel, donc il faudra qu’ils aillent chercher des compétences ailleurs. »
Les gouvernements successifs ont refusé toute nationalisation mais n’ont jamais cherché ni à susciter, ni à un soutenir, un quelconque projet industriel qui aurait pu mettre en cause ce qui était alors le grand dessein des précédentes directions d’Atos, c’est-à-dire la scission du groupe en deux, un projet, pour ne pas dire un bricolage financier et spéculatif, soutenu à l’origine et imaginé par McKinsey et Rothschild, deux principaux conseils de l’entreprise, comme je l’avais décrit dès février 2023 (Le fiasco du projet de découpage d’Atos).
Depuis cette scission entre les activités activités d’infogérance (Tech Foundations) et les activités plus stratégiques (Eviden) a été abandonnée par Philippe Salle, le nouveau PDG d’Atos. Durant quatre ans, ce projet a pourtant coûté (notamment en conseils divers) près de 1 milliard d’euros à l’entreprise au bord de la faillite. Or, avant que le dossier ne prenne un tour politique à partir de l’été 2023, c’était officiellement le laisser faire qui prévalait du côté de l’exécutif. La BPI a par ailleurs toujours refusé d’entrer dans le capital d’Atos.
20 ans de travail avec la DAM sur la dissuasion nucléaire
Ce silence semble aujourd’hui coupable alors que les supercalculateurs, principale activité industrielle d’Atos, sont cruciaux dans le cadre de la dissuasion nucléaire française. En effet, depuis l’arrêt des essais nucléaires décidé par Jacques Chirac en 1996, la France est passée aux simulations numériques combinées aux expérimentations laser et au calcul haute performance pour maintenir la crédibilité de la dissuasion française, un exercice difficile comme je le rappelle dans mon précédent article consacrée à « la bombe ». C’est les programmes Tera, puis EXA1 puis EXA2.
Ces simulations sont permises par des supercalculateurs qui permettent d’anticiper le comportement des matériaux, de modéliser les effets des explosions en fonction des environnements, et garantit la longévité des armes sans test réel. Alors qu’à l’origine la DAM avait acheté des calculateurs auprès des firmes américaines IBM et Cray, ses ingénieurs ont commencé à discuter à la fin des années 1990 avec le français Bull, craignant de se voir imposer dans ce domaine si stratégique un embargo des Américains en cas de conflit diplomatique. Du côté de Bull, ces discussions ont notamment été impulsées par Henri Conze, administrateur du groupe informatique et surtout ancien directeur général de l’Armement au début des années 1990. Une heureuse initiative : quelques années plus tard, les Américains mèneront la vie dure à la France pour s’être opposée à la seconde guerre en Irak.
Suite à ces premières discussions, la DAM va finir par acheter un premier supercalculateur Bull en 2005. Il y a tout juste vingt ans. D’autres supercalculateurs suivront. En fait, la DAM en achète tous les cinq ans environ. C’est en fait une véritable collaboration entre la DAM et les industriels, tant Atos que les groupes qui fournissent les puces et microprocesseurs tels que STMicroelectronics ou Intel. Dans ce cadre, les ingénieurs du CEA au sein du LETI (Laboratoire d'électronique des technologies de l'information) situé à Grenoble, procèdent à la validation (de confiance) des composants produits par des fabricants qui sont loin d’être tous français. Pour optimiser les machines aux besoins de la DAM et à d’autres activités du ministère de la Défense, tout est personnalisé et adapté : architecture de la machine, types de mémoire, structure des composants, logiciels…
Ces machines particulièrement adaptées aux calculs de mécanique des fluides peuvent ensuite être commercialisées auprès d’autres secteurs, comme celui de la météorologie. C’est ainsi qu’Atos a pu vendre un supercalculateur à l’agence allemande de météo après avoir travaillé sur la conception d’une machine avec la DAM. Cette profonde collaboration et cet investissement de long terme expliquent pourquoi les fonctionnaires si dévoués de la DAM sont juste furieux de la situation d’Atos et du comportement de l’État dans ce dossier.
Gros client, l’État n’a jamais été actionnaire d’Atos
Car si l’État n’avait pas investi initialement dans ces supercalculateurs, rien de tout cela n’aurait pu être possible. Mais pour autant, jamais l’État n’a pensé pouvoir investir dans Atos en actions pour avoir son mot à dire.
C’est également cette impasse — cet impensé néolibéral (profits pour le privé, et les pertes pour les contribuables), qui se retrouve au cœur du scandale Atos. Encore une fois, l’État a préféré dépenser sans compter et sans avoir son mot à dire sur la bonne marche d’une entreprise qui avait pourtant en son sein une activité plus que stratégique, vitale pour la sécurité nationale. « Si l’État n’avait pas investi en amont, on aurait rien. Mais normalement, l’État aurait dû prendre des parts dans l’entreprise », constate aujourd’hui un bon connaisseur du dossier.
Si l’État n’a jamais été actionnaire d’Atos, il en a été l’un de ses très gros clients (supercalculateurs, contrats informatiques de long terme pour ses administrations), et a également aidé ce groupe (essentiellement de services) pour ses implantations industrielles en France. Lors de sa récente audition au Sénat le 22 avril, le nouveau PDG d’Atos, Philippe Salle, un financier qui « a une bonne réputation chez les hedge funds », selon une initiée de la place de Paris, a d’ailleurs dû s’expliquer sur l’utilisation de l’argent public reçu ces dernières années par son entreprise dans le cadre d’une commission d’enquête sur l’utilisation des aides publiques aux grandes entreprises créée à l’initiative du groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste – Kanaky (La vidéo de l’audition dans sa totalité est disponible ici).
Le groupe Atos a ainsi reçu 59 millions d’euros d’aides publiques en 2023, et il a encore bénéficié au printemps 2024 d’un prêt de l’État de 50 millions d’euros, ce qui ne l’a pas empêché de créer à l’automne, comme l’avait révélé le magazine Capital, une holding fiscale aux Pays-Bas ! « Permettez moi de vous dire mon étonnement, pour ne pas dire mon agacement » de voir Atos demander le soutien de l’État tout en s’engageant dans « un process d’optimisation fiscale », a dénoncé le rapporteur de la commission, le sénateur communiste Fabien Gay, par ailleurs patron de L’Humanité :
Lors de cette audition, Philippe Salle, qui dit comprendre que l’État peut lui demander des comptes après avoir soutenu son groupe, n’a pas manqué de souligner qu’Atos avait reçu des aides publiques principalement en raison de ses activités industrielles dans les supercalculateurs. Étrange exercice où l’on voit un PDG chanter les louanges d’une activité – cruciale pour la souveraineté de la France, rappelle-t-il au passage – qu’il est justement en train de vendre… à l’État.
Philippe Salle a l’habitude de faire dans la méthode Coué. Dans une récente interview Échos (« Atos reviendra au CAC 40 »), le PDG n’a pas peur d’annoncer vouloir procéder d’ici 3 ans à de nouvelles acquisitions entre 500 millions et 1 milliard d’euros ! Le groupe est pourtant à deux doigts de l’écroulement. En 2024, les pertes de contrats se sont multipliées et le groupe a vendu au français Alten son activité Worldgrid, les contrôles commande des centrales nucléaires, pour 270 millions d’euros.
Résultat, le groupe est passé de 110 000 salariés à un peu moins de 75 000 salariés, et pourrait descendre dès l’an prochain à 60 000. Dans ce contexte, le nouveau plan de la direction dévoilé il y a un mois – et qui prévoit à horizon 2028 un chiffre d’affaires entre 9 et 10 milliards d’euros avec une marge opérationnelle d’environ 10 %… – n’a guère convaincu les marchés. Et pour cause : en 2024, la marge opérationnelle d’Atos était tombée à 2,1 % et le groupe a commencé l’année avec une décroissance de 16 % sur le premier trimestre.
Chotard passe du CIRI à Rothschild
En réalité, le plan actuellement en cours – prise de contrôle de l’entreprise par ses créanciers, vente à la découpe d’activités, vente des supercalculateurs à l’État – a été imaginé dans les couloirs de Bercy sous la houlette du CIRI (Comité interministériel de restructuration industrielle) et de son ancien secrétaire général Pierre-Olivier Chotard qui s’en félicitait dans une récente interview : « Le sauvetage d’Atos nous a occupés tout au long de l’année. C’était un dossier majeur, non seulement du fait de l’impact sur plusieurs dizaines de milliers d’emplois à travers le monde, mais aussi en raison de l’importance stratégique de certaines de ses activités (…) Si la reprise du groupe par ses créanciers n’est pas la solution optimale, elle a tout de même permis d’assainir le bilan de la société (…) La principale satisfaction qui en ressort est que l’État est parvenu à racheter les activités de supercalculateur, un enjeu clé de défense nationale et plus largement de notre souveraineté numérique. C’est une action inédite, puisque, avec le dossier Atos, c’est la première fois qu’une entreprise qui sollicite l’aide du Ciri voit un pan de son activité racheté par l’État ».
Ce qui est moins inédit, c’est le pantouflage de ce haut fonctionnaire dans le privé. Fin mars, Chotard a quitté le CIRI pour devenir banquier d’affaires chez… Rothschild, toujours conseil d’Atos. Officiellement, sa fonction de banquier est centrée sur les fusions et acquisitions, et toute activité de « restructuring » est écartée de son champ de compétence, mais cela n’empêche pas Les Échos de souligner dans un article que « la banque d’affaires renforce son expertise en matière de restructuration d’entreprises », en s’adjoignant « les services du secrétaire général du Comité interministériel de restructuration industrielle (CIRI) ».
Ce n’est pas le seul va-et-vient entre le public et le privé qui interroge. En début d’année, Charles Clément-Fromentel a été nommé conseiller entreprises à Matignon : après un passage à l'Élysée, ce dernier était précédemment un ancien du cabinet BTSG, dont le fondateur Marc Sénéchal, administrateur judiciaire star de la place de Paris, a conseillé Atos lors de son plan de scission en 2023.
René Proglio entendu comme témoin par la justice
Cette année-là, on avait vu le milliardaire Daniel Kretinsky proposer à Atos de racheter sa branche Tech Foundations comme je l’avais dévoilé au coeur de l’été (à lire également : Atos / Eviden : les doutes de la place de Paris).
Suite à cette bagarre, plusieurs plaintes avaient été déposées par des actionnaires et des fonds auprès du PNF pour dénoncer la communication trompeuse et l’inexactitude des comptes du groupe, mais aussi pour corruption active et passive, après avoir découvert les bonus promis par Daniel Kretinsky aux dirigeants chargés de négocier avec lui la vente d’une partie d’Atos. Alertée par des actionnaires sur la communication « trompeuse d’Atos » depuis août 2023, l’Autorité des marchés financiers (AMF) n’avait alors jamais émis la moindre réserve.
Jusqu’à présent, le PNF s’était fait très discret sur dossier Atos, au point que certains interlocuteurs se demandaient si une enquête avait été finalement engagée. C’est le cas. Ainsi, l’ancien président du comité d’audit du groupe, René Proglio, qui s’était fortement opposé au plan de scission, a été entendu comme témoin par les gendarmes le lundi 26 mai, soit près de deux ans après les faits.
En 2024, l’homme avait été déjà auditionné durant plusieurs heures par l’AMF, sans qu’ensuite l’institution de contrôle des marchés financiers n’exprime la moindre critique à l’égard d’Atos. Dans ce contexte, on peut se demander si la justice de son côté ira vraiment très loin pour pointer les responsabilités des uns et des autres et les collusions dans ce dossier emblématique de la place de Paris.
À relire :
« Qui veut la peau du groupe ? » : Atos, une liquidation qui ne dit pas son nom, Marianne, 30 janvier 2025.
Le géant informatique Atos bientôt liquidé aux frais de la princesse ? Marianne, 25 mai 2024.
Atos : la fuite en avant de Meunier et le bal des prédateurs, The Big Picture, 26 septembre 2023.
Atos / Eviden, les doutes de « la place de Paris », The Big Picture, 2 août 2023.
Rien ne va plus chez Atos : vers un démantèlement ? The Big Picture, 31 juillet 2023.
Le fiasco du projet de découpage d’Atos, The Big Picture, 15 avril 2023.
À écouter :
Atos, comment échouer dans un domaine à succès, France Culture, 7 mai 2023.
08.06.2025 à 11:52
Face à la Russie, la dissuasion française vers un réarmement majeur ?
Marc Endeweld
Texte intégral (9796 mots)

Seul pays de l’Union Européenne à avoir « la bombe », la France peut-elle donner une garantie nucléaire à ses voisins et ses alliés ? En a-t-elle au moins les capacités ? Surtout, ses adversaires la jugerait-elle crédible ? Il a suffi que Donald Trump montre une nouvelle fois que la sécurité de l’Europe était le cadet de ses soucis pour que toutes ces questions surviennent dans la tête des gouvernants européens. Le 21 février 2025, à la veille des élections fédérales en Allemagne, le candidat menant la liste CDU-CSU, Friedrich Merz, estime ainsi que la dissuasion nucléaire française et britannique peut « être utilisée par l’Allemagne ». Dix jours plus tard, le 5 mars 2025, Emmanuel Macron répond « à l’appel historique du futur chancelier allemand » en affirmant avoir « décidé d’ouvrir le débat stratégique sur la protection par notre dissuasion de nos alliés du continent européen ».
Un mois et demi après, le journaliste Darius Rochebin interroge le président français pour savoir si la France pourrait stationner, comme le font les Américains dans le cadre de l’OTAN, des armes nucléaires sur le sol de nos alliés européens, et ce dernier répond : « nous sommes prêts à avoir cette discussion ». Ce n’est pas la première fois qu’Emmanuel Macron évoque l’idée d’une « dimension européenne » de la dissuasion nucléaire française. En février 2020, lors d’une allocution à l’École de guerre alors peu commentée, Emmanuel Macron avait commencé à franchir un pas dans ce sens en appelant à un dialogue stratégique avec les partenaires européens sur le rôle de la dissuasion française pour la stabilité du continent. Il ne proposait pas de mise en commun ni de partage des moyens, mais ouvrait néanmoins la voie à une évolution doctrinale : l’élargissement du périmètre des intérêts nationaux.
« Soyons clairs : les intérêts vitaux de la France ont désormais une dimension européenne ». À l’époque, cette déclaration du président français avait suscité indifférence et scepticisme à Berlin. Précédemment, ses discours enflammés à Athènes ou à la Sorbonne pour la « souveraineté européenne », une « Europe de la Défense », ou « l’autonomie stratégique » du continent avaient été considérés avec un dédain certain dans les capitales européennes.
Il faudra attendre l’automne 2019 et son interview à The Economist dans laquelle il estime que l’OTAN se retrouve en « état de mort cérébrale », pour qu’Emmanuel Macron réussisse à susciter des réactions (la plupart négatives) sur ses propositions. À l’époque, l’Allemagne n’était pas encore prête : avec sa Constitution pacifiste, sa dépendance à l’égard du « parapluie nucléaire » américain, sa culture stratégique fondée sur le désarmement, mais aussi sa peur d’un leadership renforcé de Paris.
Quand Chirac voulait protéger le « territoire européen »
Pour mon livre l’Emprise, j’avais interrogé son prédécesseur, François Hollande. L’ancien président semblait sceptique lui aussi, et me rappelait un fait qui lui semblait indépassable : « Ni la France ni l'Allemagne ne sont prêtes à une codécision en matière de dissuasion nucléaire ». On le verra plus loin, mais toute idée de « codécision » n’est tout simplement pas envisageable en matière de dissuasion nucléaire.
Reste qu’en ce printemps 2025, le changement de décor est total. À Berlin, conservateurs et sociaux-démocrates ont scellé un accord de coalition qui tourne le dos à l'orthodoxie budgétaire et au pacifisme hérités de l'après-guerre. Parmi les responsables politiques français, cette inflexion majeure et unilatérale suscite peu de commentaires ou même de débat. Vogue la galère !
Pour autant, Emmanuel Macron n’a pas toujours eu cette « foi » dans le feu nucléaire. Comme je l’ai déjà raconté, au printemps 2010, lors d’une séance de travail de la seconde commission Attali, le jeune banquier d’affaires expose aux membres présents une proposition osée : rien de moins que de supprimer la force de dissuasion nucléaire pour faire des économies. Très vite, Jacques Attali, ancien conseiller spécial de François Mitterrand, interrompt sèchement son protégé pour le contredire. Les autres membres de la commission renchérissent : pas question de supprimer la dissuasion, outil majeur de l'influence française dans le monde.
Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’un président français propose de faire de la dissuasion nucléaire une composante essentielle de la défense européenne. Bien avant Macron, Giscard, Mitterrand et Chirac… ont tous déjà évoqué la « dimension européenne » de la bombe française. Dans son discours du 8 juin 2001 à l’IHEDN, Jacques Chirac explique ainsi : « J'évoquais tout à l'heure le développement par certains États de capacités balistiques qui pourraient leur donner les moyens, un jour, de menacer le territoire européen avec des armes nucléaires, biologiques ou chimiques. S'ils étaient animés d'intentions hostiles à notre égard, les dirigeants de ces États doivent savoir qu'ils s'exposeraient à des dommages absolument inacceptables pour eux ». Même le général De Gaulle écrivit dans une « instruction personnelle et secrète », adressée en 1964 aux chefs des armées et aux responsables des forces nucléaires, que « la France doit se sentir menacée dès que les territoires de l'Allemagne fédérale et du Benelux seraient violés ».
Le feu nucléaire comme nouvelle ligne d’horizon
Jusqu’à récemment encore, tous ces discours des présidents français sur la dissuasion nucléaire étaient peu commentés. L’idée que l’Europe ne puisse plus être protégée par le « grand frère » américain n’était même pas envisagée. Pour beaucoup, la Pax Americana d’après guerre froide semblait immuable.
L’émergence de la Chine et de puissances extra-occidentales depuis une quinzaine d’années bouleverse l’ordre mondial. De fait, on assiste au grand retour du nucléaire comme cœur des relations de puissance. Les opinions publiques occidentales ont eu tendance à l’oublier après la fin de la guerre froide, mais le feu nucléaire apparaît de nouveau comme une ligne d’horizon possible de la guerre.
Après le grand désarmement des années 1990, les États nucléaires se sont mis peu à peu à se réarmer à travers la modernisation de leurs arsenaux : « Nous vivons actuellement l'une des périodes les plus dangereuses de l'histoire de l'humanité », a mis en garde Dan Smith, directeur du Sipri, un centre de recherche suédois qui publie régulièrement des rapports sur la situation du nucléaire militaire dans le monde. Rappelons qu’en 2024, il y avait 12 121 ogives nucléaires existantes dans le monde, 9 585 étaient disponibles en vue d'une utilisation potentielle et 2 100 d'entre elles étaient maintenues en état d'« alerte opérationnelle élevée » pour les missiles balistiques.
À marche forcée, la Chine rattrape son « retard », disposant désormais de 600 têtes nucléaires selon le Pentagone, et la puissance asiatique pourrait dépasser le millier d’ogives en 2030. Depuis quelques années, les signaux se multiplient sur ce qui s’apparente à un véritable réarmement. Plus alarmant encore, ce sont les équilibres stratégiques traditionnels qui sont aujourd’hui remis en question. On assiste au retour de la menace nucléaire, à la résurgence du risque entre puissances nucléaires.
Le 2 août 2019, les États-Unis décident ainsi de ne plus participer au traité INF signé en 1987 qui réglementait les missiles à portée intermédiaire en Europe. Dans les jours qui suivent, la Russie procède au test d’un nouveau missile pouvant porter des ogives nucléaires et le fait savoir. En février 2023, la Russie suspend sa participation au traité New Start, dernier accord de maîtrise des armements liant Washington à Moscou. Ce traité doit arriver à expiration en février 2026, et limite chaque partie à 1 550 ogives stratégiques offensives déployées et prévoit un mécanisme de vérifications (interrompues depuis la suspension russe d’il y a deux ans).

La France maîtrise l’ensemble de la chaîne nucléaire
Dans ce contexte, la France est le seul pays de l’Union Européenne à disposer d’une force nucléaire complète, opérationnelle, indépendante et modernisée. À travers la très secrète Direction des Applications Militaires (DAM), rattachée au CEA (Commissariat à l’Énergie Atomique), la France est l’un des rares États à maîtriser l’ensemble de la chaîne du nucléaire militaire : de la recherche fondamentale à la simulation, de la propulsion à la dissuasion.
Ces forces nucléaires sont souvent vues comme le dernier rempart de l’indépendance nationale. La France n’a d’ailleurs jamais voulu intégrer ses forces nucléaires à une organisation multilatérale. Et si le pays fait de nouveau partie depuis 2009 du commandement intégré de l’OTAN, qui est avant tout une alliance nucléaire, sa force de dissuasion, présentée comme « tous azimuts », c’est-à-dire valable contre toute puissance susceptible de menacer la France, reste extérieure à la planification stratégique de l’organisation atlantique. La France n’a jamais admis que sa dissuasion puisse être subordonnée à une logique étrangère, et s’était fortement opposée à la stratégie américaine de la « riposte graduée » développée à partir de 1962 dans le cadre de l’OTAN. On ne s’en souvient guère mais cette « riposte graduée » envisageant un éventuel champ de bataille nucléaire en Europe avait déjà fait douter de l’effectivité d’un « parapluie » américain », et d’un partage réel de la dissuasion.
Au cœur de la doctrine française, on trouve ainsi le principe de dissuasion du faible au fort. L’idée est simple : la possibilité de riposter avec une intensité inacceptable suffit à décourager toute velléité de chantage ou d’agression. C’est une sorte de judo stratégique. Car cette doctrine est fondée sur le renversement des forces. L’effet recherché n’est pas la destruction mutuelle assurée mais l’élévation du coût de l’agression à un niveau insupportable.
Deux autres grands principes guident la doctrine française de dissuasion. D’abord, l’autonomie de décision : la dissuasion est placée sous le contrôle exclusif du président de la République. Et ensuite, la « stricte suffisance » : le fait de garantir en permanence la possibilité de causer des dommages inacceptables à tout agresseur potentiel, quelles que soient les circonstances (y compris en cas d’attaque surprise adverse). À l’origine, il ne s’agit donc pas, pour la puissance moyenne qu’est la France, de tenter de rivaliser symétriquement avec l’URSS, mais de développer un arsenal dont le volume et les propriétés techniques et opérationnelles décourageraient même une superpuissance de s’en prendre directement à ses intérêts vitaux. À l’origine, cette approche française exclut l’accumulation d’armes ou la recherche de la suprématie stratégique. Si durant la guerre froide, la France a pu stocker jusqu’à 540 têtes nucléaires, elle dispose aujourd’hui de la moitié (290).
Les forces nucléaires françaises en format réduit
En réalité, la doctrine française de dissuasion a évolué en fonction des présidents et des évolutions technologiques. Dans les années 1990, il est ainsi décidé la contraction du format des forces et du complexe de conception et de production des armes nucléaires françaises. La France ferme, puis démantèle le polygone de test situé en Polynésie française, signe et ratifie le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE). Elle ferme également, puis démantèle, ses sites de production de matières fissiles de Marcoule et Pierrelatte. Diplomatiquement, la France s’engage dans la voie du désarmement international, en prenant désormais une part active dans la lutte contre la prolifération nucléaire (En 1992, elle ratifie ainsi le TNP, le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires).
En 1995, Jacques Chirac décide également de se passer d’une des composantes de la dissuasion, les missiles nucléaires sol-sol, avec la suppression du célèbre plateau d’Albion, leur base de lancement. Le nombre de sous-marins nucléaires porteurs de missiles balistiques de la Force océanique stratégique (FOST) passe de 6 à 4, et le nombre d’escadrons des bombardiers des Forces aériennes stratégiques (FAS) passe de 5 à 3, (puis à 2 à la fin des années 2000).
C’est également à ce moment-là que la France décide de ne plus différencier les frappes dites « tactiques » des frappes dites « stratégiques ». Autrement dit, la France s’engage à ce que son arme nucléaire ne puisse être utilisée qu’en dernier recours, dans le cadre d’un rapport de force nécessairement stratégique et s’inscrivant pleinement dans la dissuasion (et donc dans sa dimension défensive).
Ce que le grand public ne perçoit pas forcément, c’est que cette doctrine française n’est pas forcément partagée par l’ensemble des puissances nucléaires, notamment la Russie ou de nouveau les États-Unis… Comme on le verra plus loin.
Par la suite, Nicolas Sarkozy décide en 2008 de réduire d’un tiers la composante nucléaire aéroportée (les missiles embarqués par les avions) avec l’entrée en service d’un nouveau missile air-sol plus performant. L’arme nucléaire est une « arme de légitime défense », comme il le déclare lors d’un déplacement à Cherbourg en 2008. Quant à lui, François Hollande réduit un peu plus l’ambiguïté stratégique de la dissuasion française, en annonçant cibler prioritairement les centres de pouvoir, lors de son discours sur la base aérienne d’Istres, tout en insistant sur la nécessité de la permanence du dispositif. On le voit, poursuivant le principe de « stricte suffisance », la France profitait jusqu’à présent des avancées technologiques pour adapter ses forces (et maîtriser les coûts au passage).
Modernisation des armes et nouveaux sous-marins
Si la France ne participe pas à la course aux armements, elle est soucieuse de préserver sa permanence technologique. En effet, faute d’investissements, une dissuasion nucléaire peut vite devenir obsolète. C’est pourquoi à partir des années 2010, l’État décide d’augmenter à bas bruit ses investissements dans ce domaine. Un effort confirmé par Emmanuel Macron. Dans la dernière loi de programmation militaire (2024-2030), la dissuasion nucléaire représente désormais un budget de 5 à 6 milliards d’euros par an (soit 13 % du budget total des armées). Au regard de l’intensité des investissements, c’est finalement des coûts maîtrisés, d’autant si l’on compare aux dérives récentes aux États-Unis avec les coûts astronomiques des nouveaux bombardiers stratégiques B21 ou des Sentinel ICBM, ou certaines impasses russes (rhétorique de l’escalade compensant la dégradation des arsenaux).

Ce nouveau cycle de rénovation de la force nucléaire française passe d’abord par la mise en chantier par la DGA (Direction générale de l’Armement), le CEA et Naval Group d’une troisième génération de sous-marins SNLE (sous-marins nucléaires lanceurs d'engins), qui doivent prendre le relais à partir de 2035. Des investissements importants sont notamment consacrés à l’amélioration de la discrétion acoustique de ces nouveaux SNLE pour les rendre plus furtifs. Tout a été repensé : coque, propulseur, système de navigation, senseurs (capteurs), l’intelligence artificielle embarquée. L’objectif ? Garantir l’invisibilité totale, y compris face aux futures générations de détection multi-domaines (quantique, gravimétrique, thermique), tout en réduisant l’empreinte logistique et énergétique. Ce programme mobilise des milliers d’ingénieurs et s’étend sur plus de trente ans.
Mais d’autres investissements sont prévus. Car l'un des enjeux les plus importants pour maintenir la crédibilité de la dissuasion est de pouvoir en permanence s'assurer que les forces nucléaires françaises pénétreraient ou satureraient les défenses adverses (défenses antimissiles et antiaériennes). Il s’agit ainsi de préserver les capacités de pénétration des futures versions du missile balistique mer-sol M-51 face au renforcement des capacités de défense antimissile dans le monde.
Le surgissement des armes hypersoniques
Plus globalement, il s’agit de faire face à tout risque de surprise technologique. Ainsi, le surgissement des armes hypersoniques, qui ont été utilisées pour la première fois à partir de 2022 par la Russie dans le cadre de sa guerre en Ukraine, entraîne un changement brutal dans l'équilibre stratégique mondial. Alliant une vitesse inédite –Mach 5 (plus de 6.000 km/h, soit 5 fois la vitesse du son) – à une manœuvrabilité exceptionnelle, les missiles hypersoniques sont particulièrement délicats à intercepter pour les défenses antimissiles existantes.
Dans ce domaine de l’hypervélocité, les trois plus grandes puissances nucléaires (Russie, États-Unis, Chine) se livrent une compétition féroce. Si la Russie possède une certaine avance avec des systèmes comme l’Avangard, le Kinzhal ou encore le Zircon, la Chine développe aussi ses armes hypersoniques (DF-2F, YJ-21), et les États-Unis mettent les bouchées doubles pour combler leur retard (C-HGB).
Ces missiles hypersoniques, capables de manœuvrer à des vitesses supérieures à Mach 5 dans les couches atmosphériques denses, bouleversent les temps de réaction, la nature des trajectoires, et la capacité de riposte anticipée. Le principal effet stratégique de ces armes n’est pas la puissance de destruction, mais la réduction drastique du temps de décision pour les États visés, et la difficulté croissante à distinguer entre frappe conventionnelle et frappe nucléaire. Cela entraîne un risque d’alerte prématurée, de mauvaise interprétation ou d’escalade incontrôlée.
Face à ce bouleversement technologique, et pour combler son retard, la France a décidé d’engager toutes ses forces dans son propre programme de missiles hypersoniques, en développant l’ASN4G (Air-Sol Nucléaire 4e génération), successeur du missile ASMP-A actuellement en service (Mach 3/4). L’enjeu de ce programme est double : garantir la pénétration dans les espaces hautement défendus (A2/AD – Anti-Access/Area Denial) et introduire une capacité de vitesse hypersonique (supérieure à Mach 5), rendant toute interception pratiquement impossible.
À terme, l’ASN4G, combiné au Rafale F5, représentera une arme de frappe stratégique à haute manœuvrabilité, capable de répondre à la prolifération de systèmes de défense avancés (S-500 russes, HQ-19 chinois) et de systèmes de guerre électronique. La mise en service opérationnelle de cette arme redoutable, conçu par le groupe MBDA en collaboration avec la DAM/CEA est pour l’instant prévue autour de 2035. Les premiers essais de maquette, de matériaux, de guidage inertiel et de propulsion sont en cours.
Il est donc vital de maintenir l’efficacité de pénétration de l’arme nucléaire française vis-à-vis des défenses adverses pour conserver la crédibilité de dissuasion du pays. Cette capacité de pénétration s’obtient à la fois par la vitesse et la manœuvrabilité des vecteurs utilisés mais également par leur furtivité — permettant qu’ils soient détectés le plus tard possible — et aussi par leur nombre.
Vers une augmentation de l’arsenal nucléaire français
Seuls les spécialistes en sont conscients, mais il est nécessaire de disposer d’un nombre suffisant de têtes nucléaires à mobiliser dans une attaque nucléaire pour espérer échapper aux défenses adverses. Au cœur de la guerre froide, c’est la raison pour laquelle Américains et Russes se sont mis à développer dans leurs arsenaux des ogives nucléaires à têtes multiples ou M.I.R.V. (Multiple Independently targetable Re-entry Vehicle). En accédant à la miniaturisation, la France a pu également accéder à cette « avancée » technologique dans les années 1980 et a équipé d’ogives à têtes multiples les missiles mobilisés dans ses sous-marins.
À tout moment, la France doit donc adapter son système à sa posture nucléaire. Est-ce que l’équilibre de destruction est encore respecté ? La question se pose notamment quand les capacités de défense évoluent. Quel est l’état des forces chez les autres puissances ? « On regarde en permanence l’état du stock », me rappelle un spécialiste du sujet. Élargir le périmètre des intérêts vitaux de la France à d’autres pays européens amène forcément la DAM, et sa direction des armes nucléaires, à envisager une augmentation du nombre de têtes dans l’arsenal français. Selon mes informations, des réflexions sont bien en cours sur une augmentation éventuelle du nombre de têtes.
Après vingt ans de contraction des forces nucléaires, on assiste donc, derrière les discours présidentiels, au retour à un réarmement nucléaire qui va bien au-delà de la modernisation précédemment décrite. Parmi les experts, tous ne sont pas convaincus d’une telle nécessité stratégique (à lire notamment cet article : « Le parapluie et la panique : les fausses évidences sur la renucléarisation et la remilitarisation de l’Europe »), mais bon nombre d’entre eux estiment, en off ou publiquement, que la France, avec l’affaiblissement des garanties américaines, devra augmenter tôt ou tard son arsenal nucléaire (290 têtes) face à la menace russe (près de 1600 têtes déployées) : « Le dogme de la stricte suffisance doit (…) être questionné, estime ainsi Benoît Grémare, ancien officier à l’escadrille des sous-marins nucléaires d’attaque, Si aujourd’hui, 290 têtes nucléaires représentent la valeur que la France accorde à la défendre de son existence, ce prix paraît négliger l’échelle du continent européen, et la logique le confirme : les puissances nucléaires de taille continentale telles que les États-Unis, la Russie et bientôt la Chine déploient un arsenal à hauteur d’un millier de têtes thermonucléaires ». De son côté, Étienne Marcuz de la FRS (Fondation pour la recherche stratégique) estime qu’il sera bientôt nécessaire pour la France d’avoir deux sous-marins SNLE à la mer en permanence, et pas seulement un seul comme actuellement.
C’est dans cette perspective de réarmement que la France envisage ainsi, comme l’a dévoilé début juin La Tribune, de s’appuyer sur la centrale EDF de Civaux mais aussi sur le réacteur militaire RES installé sur le site du CEA à Cadarache (Bouches-du-Rhône) pour produire de nouveau du tritium, composant essentiel dans la fabrication de bombes H. Depuis l’arrêt du site de production de Marcoule en 2009, l’État s’appuie sur un stock existant de tritium, dont le volume reste confidentiel. Or, le tritium est un gaz qui « se désintègre et disparaît spontanément », indique une note explicative du ministère des Armées, publiée au printemps 2024 lors de l'officialisation de la collaboration entre l'État et EDF. « Tout stock est réduit de moitié au bout de 12 ans, les trois quarts au bout de 25 ans, 99,5 % au bout d'un siècle...Impossible de produire le tritium une fois pour toutes et de le stocker », précise le document. Il faut donc en fabriquer régulièrement, ce qui explique la décision soudaine de l’État français d’en reproduire.
Quelle place pour l’arme nucléaire française en Europe ?
La crédibilité d’une force nucléaire ne repose pas uniquement sur la possession d’armes mais aussi et surtout sur la démonstration permanente que ces armes sont opérationnelles, impossibles à neutraliser et prêtes à l’emploi en toutes circonstances. Les évolutions technologiques contemporaines viennent brouiller les frontières traditionnelles entre dissuasion stratégique et action tactique, entre théâtre conventionnel et menace existentielle. Armes hypersoniques, cyberguerre, guerre hybride, interférences spatiales… À court terme, de nombreux sujets pourraient ainsi être partagés entre la France et d’autres pays européens pour assurer la crédibilité de la dissuasion française : cybersécurité nucléaire, protection des communications présidentielles, blindage électromagnétique contre les attaques informatiques.
À l’inverse, aucune codécision n’est possible dans l’emploi de l’arme nucléaire française. Entre le processus délibératif européen et la nécessité d’une décision solitaire et immédiate, rien n’est plus incompatible. De fait, la dissuasion repose sur la menace d’emploi, instantanée, crédible et univoque. Tout partage de la décision aboutirait à une dilution. Toute gouvernance partagée annulerait l’effet de la dissuasion.
La question est plutôt de définir le rôle de la dissuasion française dans la sécurité européenne élargie. Comment reconnaître le feu nucléaire français comme élément structurant de la sécurité européenne ? Car jusqu’à présent, l’espace stratégique européen était informe, divisé et sous la dépendance américaine.
Si l’Union Européenne est une puissance économique majeure, elle n’a aucune doctrine stratégique unifiée. Les Constitutions de certains États (Allemagne, Autriche, Irlande) interdisent toute adhésion à une doctrine de dissuasion. D’autres (France, Pologne), affirment la nécessité d’un feu souverain. Le traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN) adopté à l’ONU et soutenu par plusieurs membres de l’UE, s’oppose à toute reconnaissance de l’arme. De surcroît, il n’existe aucun consensus au sein de l’UE sur ce qui constituerait un casus belli, une menace existentielle, ni même sur les critères d’emploi nucléaire.
Comme le président Macron l’a proposé, cette discussion pourrait être initiée à travers un « dialogue stratégique » entre États volontaires. Plutôt que de « partager » cette arme, l’Union européenne pourrait concourir à sécuriser l’environnement stratégique de cette arme. De fait, la France ne peut porter seule le poids de la modernisation permanente. Aujourd’hui, les industriels allemands TKMS et Rohde & Schwarz et le groupe italien Leonardo, voire certains partenaires scandinaves ou néerlandais, participent déjà à des segments technologiques de la dissuasion nucléaire sous pilotage français strict, sans jamais avoir accès à la logique d’ensemble.
Le précédent de l’accord Teutates avec le Royaume-Uni
Par ailleurs, le Royaume Uni et la France ont signé ensemble l’accord Teutates, suite aux accords de Lancaster House de 2010, qui a permis de développer entre les deux pays une coopération sur des installations communes hydrodynamique et radiative, notamment sur le site de la DAM à Valduc en Bourgogne. Par ailleurs, toujours dans ce cadre, des rapprochements industriels ont été initiés entre la France et le Royaume-Uni avec MBDA sur des systèmes d’armes communs, des missiles classiques. Alors que la dissuasion nucléaire britannique est historiquement entre les mains des Américains, les Anglais cherchent aujourd’hui à développer les rapprochements avec les Français pour tenter de s’autonomiser un peu de l’Oncle Sam.
De nombreux autres projets participant à la dissuasion pourraient être soutenus par les pays européens. Jusqu’à présent, la France s’est engagée seule dans le programme de missile hypersonique ASN4G, mais plusieurs coopérations discrètes avec l’Allemagne et l’Italie ont été initiées dans ce cadre sur les matériaux (alliages thermorésistants, céramiques), mais aussi sur la navigation inertielle et le guidage adaptatif.
De même, dans le domaine de la détection, la France, seule, ne dispose pas encore d’un système complet d’alerte spatiale infrarouge équivalent au SBIRS américain ou aux satellites russes Oko. C’est pourquoi elle participe avec l’Allemagne, l’Italie et la Suède à des programmes de codéveloppement de capteurs spatiaux, de radars… Car l’arme nucléaire dépend aujourd’hui du spatial : sans contrôle autonome de l’espace, toute dissuasion devient aveugle.
Ces dispositifs de défense pourraient être particulièrement utiles dans un monde où l’on assiste à un affaiblissement des principes de la dissuasion nucléaire. À travers la guerre en Ukraine, la Russie n’a pas hésité à utiliser la menace nucléaire comme outil de coercition, loin des principes de la dissuasion à la française. Pour Vladimir Poutine, tout est bon pour intimider les capitales occidentales : les tirs et redéploiements de missiles à capacité nucléaire, le nombre croissant d’exercices impliquant les forces stratégiques, la propagande valorisant les capacités nucléaires russes, enfin, les patrouilles de bombardiers stratégiques à long rayon d’action opérant à proximité des côtes d’Europe occidentale, d’Amérique du Nord, du Japon.
La France s’oppose au nucléaire sur les champs de bataille
Plus inquiétant encore, la miniaturisation des armes apporte de nouveaux périls. Ces dernières années, tout indique un retour aux ogives à faible puissance, dites charges « tactiques », pouvant être utilisées sur un champ de bataille. L’expert des armes de destruction massive, Joe Cirincione pointe dans un article de Responsible Statecraft l'évolution de la doctrine russe de dissuasion nucléaire vers cet usage, mais rappelle également que, même aux États-Unis, certains experts de la défense sont devenus des promoteurs zélés d'un tel recours. Il cite notamment l'activisme dans ce domaine de Frank Miller, un haut cadre du Pentagone, un temps conseiller du président George W. Bush. Au détour de cet article, on apprend ainsi que les États-Unis ont décidé depuis une décennie d'intégrer les armes nucléaires tactiques au sein de l'arsenal utilisable dans les plans de guerre conventionnelle.
Les promoteurs de telles armes nucléaires «tactiques» semblent indifférents à leur potentiel destructeur. À partir de 2018, l'administration Trump décide ainsi d'adapter les ogives W76 dans une version de « faible puissance», de 5 à 7 kilotonnes. En comparaison, Little Boy, lancée sur Hiroshima, avait une puissance entre 13 et 16 kilotonnes; ou, plus frappant encore, la bombe conventionnelle (donc non nucléaire) la plus puissante actuellement incluse dans l'arsenal américain, surnommée « la mère de toutes les bombes », la GBU-43/B Massive Ordnance Air Blast, ne représente que 11 tonnes de TNT, soit un cinquantième de la puissance de ces nouvelles bombes nucléaires américaines à « faible puissance ». Autant dire que l’utilisation de ces armes nucléaires « tactiques » auraient des conséquences terribles.
Ces ogives de « faible puissance », appelées « W76-2 », commencent à être discrètement fabriquées par les États-Unis en janvier 2019. La décision suscite de nombreuses critiques (feutrées) dans la communauté de la défense américaine. Six mois après le lancement de la production de ces armes, la commission des forces armées de la Chambre des représentants des États-Unis en interdit le déploiement... Un blocage de courte durée : dès février 2020, les États-Unis annoncent avoir installé cette arme à bord d'un sous-marin, en réponse au développement par la Russie d'armements similaires. « L'US Navy a déployé la tête nucléaire de faible puissance W76-2 sur un missile balistique lancé depuis un sous-marin », indique succinctement John Rood, le numéro deux du Pentagone.
Selon Washington, Moscou est alors en train de moderniser un arsenal de 2 000 armes nucléaires tactiques, menaçant les pays européens à leurs frontières, et contournant ses obligations liées au traité de désarmement New Start, qui ne comptabilise que les armes stratégiques servant de fondement à la doctrine de dissuasion, basée sur la « destruction mutuelle assurée ». En déployant ces nouvelles armes nucléaires tactiques, Moscou pourrait « reprendre l'avantage sur les Occidentaux en cas de conflit », rapporte la dépêche AFP publiée à l'occasion. À quelques semaines du premier confinement anti-Covid-19 en France, cette information ne retient l'attention ni des médias ni des responsables politiques.
En février 2020, le président Emmanuel Macron rappelle pourtant dans son discours à l'École de guerre que la France « a toujours refusé que l'arme nucléaire puisse être considérée comme une arme de bataille ». Il affirme alors que Paris « ne s'engagera jamais dans une bataille nucléaire ou une quelconque riposte graduée ».
Pour aller plus loin :
« Forces nucléaires françaises : quel renouvellement ? », Corentin Brustlein, Politique Étrangère, automne 2017.
Sur ce dossier de la dissuasion nucléaire, à voir également la fin de mon dernier entretien sur Thinkerview (10 mars 2025) : à partir de 2h59 sur la dissuasion britannique et les accords de Lancaster avec la France, à partir de 3h07, sur les questions d’équilibre stratégique entre les États-Unis et la Russie et la place de la France et de l’Europe dans cet affrontement, à partir de 3h16, sur les problématiques de prolifération, avec un topo sur la situation de l’Ukraine depuis le non respect du memorandum de Budapest, et sur les différences de traitement de l’Iran par les États-Unis et Israël, et à partir de 3h30, sur la permanence du parapluie nucléaire américain en Europe alors que l’objectif numéro un des États-Unis est désormais la Chine :
Enfin, la bande annonce de « Docteur Folamour » de Stanley Kubrick :
30.05.2025 à 20:07
Justice française : les parquets continuent de soutenir Alexis Kohler
Marc Endeweld
Texte intégral (3216 mots)

Après une première audience qui s’est tenue le 2 avril dernier, la chambre criminelle de la Cour de cassation examinait mercredi matin la demande de prescription déposée par les avocats d’Alexis Kohler dans le dossier MSC, dans lequel il est mis en examen pour prise illégale d’intérêt pour avoir participé entre 2009 et 2016, d’abord comme haut fonctionnaire puis comme collaborateur de cabinet de Pierre Moscovici et d’Emmanuel Macron, à plusieurs décisions relatives au numéro un mondial des armateurs, groupe tentaculaire dirigé par les cousins de sa mère, la famille Aponte.
À la bourse médiatique, il y a des dossiers qui font les gros titres, et d’autres qu’on préfère oublier opportunément. Manifestement, « l’affaire Kohler » est à classer dans ce dernier cas. Nouvel exemple cette semaine : si l’AFP a publié une dépêche relatant les débats entre avocats à la chambre criminelle de la Cour de cassation, bien peu de médias l’ont repris. Au niveau de la presse nationale, seul Le Figaro et le Bulletin Quotidien y ont consacré un article. Pas d’articles pour le moment dans Le Monde, Libération, Marianne, ou même Mediapart qui avait pourtant lancé l’affaire en 2018 en publiant de nombreux articles de la journaliste économique Martine Orange.
L’avocat général prend la défense de Kohler
On sait désormais que la justice rendra finalement sa décision le 10 septembre prochain. Comme je le relatais dans un précédent article, Alexis Kohler et ses défenseurs savent décidément jouer la montre. Mais lors des derniers débats à la chambre criminelle de la Cour de cassation, bien d’autres éléments auraient mérité un éclairage médiatique. En effet, une nouvelle fois, le parquet général a pris fait et cause pour Alexis Kohler… L’avocat général a d’abord ironisé sur le «pacte de silence» entre l’ancien secrétaire général de l’Élysée et ses collaborateurs directs de l'époque invoqué par les juges d'instruction et l'arrêt d'appel, une «notion juridique qui ne me paraît pas forcément bien répertoriée». Le magistrat du parquet a ensuite indiqué qu’il y avait peut-être eu « du silence » et de la « passivité » de M. Kohler, mais pas de volonté délibérée de dissimuler son lien familial avec les Aponte, propriétaires de MSC.
Au cœur du dossier figure l'éventuelle dissimulation de ces liens familiaux, ce qui rend l'infraction «occulte» jusqu'à sa révélation publique et permet de poursuivre l'intégralité des faits, comme le soutiennent les juges d'instruction et la cour d'appel. Alexis Kohler, mis en examen pour prise illégale d’intérêt, et deux hauts fonctionnaires, Bruno Bézard et Jean-Dominique Comolli, pour complicité, arguent au contraire de la connaissance collective de ces liens et donc de la prescription des faits antérieurs à mars 2014. La cour d'appel de Paris leur avait donné tort en novembre alors que lors des débats le parquet s’était rangé en grande partie derrière les conclusions des avocats d’Alexis Kohler.
L’association Anticor est « la seule à soutenir l’accusation »
Mercredi matin, devant la plus haute juridiction judiciaire, Me Frédéric Rocheteau, avocat d’Anticor, a estimé que «des intérêts publics sont lésés» et s'est donc étonné que l'association anticorruption soit «la seule à soutenir l'accusation», quand le ministère public à tous les niveaux depuis 2018 a toujours défendu la prescription.
Le conseil de l’association a alors énuméré de nombreux épisodes, entre 2009 et 2016, où l’ancien secrétaire aurait pris part à des décisions relatives à MSC, caractérisant une situation «lourdement conflictuelle». «M. Kohler a exercé des fonctions qu'il n'aurait pas dû exercer, il n'a même pas songé à se déporter (...), et plus grave encore, il n'a même pas informé les organes où il siégeait», a asséné Me Rocheteau.
L'avocat a ensuite demandé à la Cour de cassation, juge de la régularité de l'application du droit mais non du fond, d'éviter toute «nouvelle appréciation» de la réalité de cette dissimulation et de constater que la cour d'appel a suffisamment et correctement motivé son arrêt. En cas de cassation, la période des faits reprochés à Alexis Kohler serait très nettement rabotée.
Et si la justice justifiait « à peu près tout » ?
En fin d’audience, les débats se sont tendus lorsque Me Claire Waquet, avocate au conseil d’Alexis Kohler, a dénoncé des propos « inadmissibles » de Me Rocheteau « salissant » son client, avant de lancer : « M. Kohler, sur ordre de sa hiérarchie, a préservé essentiellement les intérêts de l’État ».
De son côté, l’avocat général (encore lui) a estimé que si l’État n’a pas signalé à la justice ce lien familial, « c’est que son intérêt n’était pas de se priver de la manne financière que représentait » la commande de MSC auprès des chantiers navals de STX à Saint-Nazaire, alors en grande difficulté financière, ce qui inquiétait les pouvoirs publics. Face à ce qui s’apparente à des excuses, Me Rocheteau a préféré ironiser : « Ces commandes passées justifieraient-elles à peu près tout ? »
Décidément, justifier à peu près tout dès qu’il s’agit de l’ancien principal collaborateur d’Emmanuel Macron semble être devenu une habitude pour les magistrats des parquets. Il y a deux semaines, on apprenait ainsi que le parquet de Paris avait décidé de classer sans suite la non-comparution d’Alexis Kohler à la commission d’enquête sur le dérapage budgétaire.
Auto-immunité pour les collaborateurs du président
La commission des finances de l’Assemblée nationale avait en effet souhaité entendre Alexis Kohler dans le cadre de l’enquête sur le dérapage budgétaire en 2023 et en 2024. L’ancien secrétaire général de l’Elysée avait invoqué dans un premier temps des problèmes d’agenda, puis « le principe de séparation des pouvoirs ». Et le parquet lui a finalement donné raison ! « La combinaison » de différents articles de la Constitution « est analysée comme prévoyant que le Parlement contrôle le gouvernement, mais non l’exécutif dans son ensemble », selon le magistrat qui a classé sans suite le signalement.
Cela « empêche de considérer comme une infraction le fait de ne pas comparaître devant la commission d’enquête, pour le secrétaire général de la présidence convoqué en tant que tel et pour répondre sur des prérogatives du chef de l’Etat [en l’espèce, des décisions du président de la République ou la participation de ses services à des réunions dans le cadre de ses attributions] », insiste également le ministère public. Autant dire qu’avec cette décision, un haut fonctionnaire comme Alexis Kohler s’arroge presque l’immunité présidentielle1 au nom de la séparation des pouvoirs. L’ancien secrétaire général de l’Élysée et ses avocats ont donc inventé l’auto-immunité pour les collaborateurs de la présidence face aux parlementaires.
Une coutume dommageable en terme de contre-pouvoir. D’ailleurs, il a suffi de quelques semaines pour voir une nouvelle fois Alexis Kohler refuser de venir devant une commission d’enquête du Parlement, cette fois-ci au sujet du scandale des eaux Nestlé. Et une nouvelle fois, les parlementaires n’ont pu qu’exprimer leur surprise devant une telle morgue et un tel sentiment d’impunité comme on peut le voir sur cette vidéo :
Soupçons de trafic d’influence au sujet de la fusion avortée Fincantieri-STX
Enfin, n’oublions pas que sur le dossier MSC, si Alexis Kohler est mis en examen pour prise illégale d’intérêt, il reste aussi témoin assisté pour l’autre volet de l’instruction, qui porte sur des soupçons de trafic d’influence au sujet de la fusion avortée entre le groupe italien Fincantieri et les chantiers navals STX-Saint-Nazaire, un projet contre lequel le groupe MSC s’était mobilisé auprès des pouvoirs publics français entre 2015 et 2017, comme je le rappelais dans un entretien donné au Média :
Cette affaire Fincantieri semble aujourd’hui ressortir en Italie alors que les tensions se multiplient entre les gouvernements français et italiens, notamment sur l’avenir de STMicroelectronics comme je le soulignais le mois dernier. C’est ainsi que le quotidien milanais conservateur La Verità a rappelé récemment dans un article acerbe que le choix d’un patron français à la tête de STMicroelectronics avait fait l’objet de nombreuses tractations entre 2017 et 2018, des discussions liées au projet de fusion entre Fincantieri et les chantiers de l’Atlantique (appartenant alors au groupe coréen STX) : « Comment les Français nous ont trompé deux fois », titre La Verità.
« L’Italie a été dupée et Fincantieri floué »
L’article en question est particulièrement précis : « L’ancien secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kohler, devenu ensuite cadre dirigeant de la Société Générale, et faisant l’objet d’une enquête sur ses fonctions publiques pour une affaire liée à l’armateur Aponte, a joué un rôle clé. Cette affaire était liée à une autre négociation franco-italienne : la tentative d’acquisition des chantiers de l’Atlantique par Ficantieri. Ce détail n’est pas anodin. Pendant que le feu vert était donné à Jean-Marc Chéry [pour devenir PDG de STMicroelectronics, ndlr], Guiseppe Bono [patron de Fincantieri, ndlr] menait sa bataille pour la construction navale française. Les deux dossiers ont été mis en balance entre Paris et Rome. La négociation, menée personnellement par le conseiller Pagani (…) a consacré l’échange : STMicroelectronics sous direction française et STX (les chantiers navals) aux Italiens. Le résultat ? À partir de la seconde moitié de 2018, le gouvernement français est revenu sur l’accord, puis avec le soutien de l’Autorité européenne de la concurrence (dont le chef de cabinet, comme par hasard, venait également de l’Élysée), a fait échouer l’opération en 2021. L’Italie a été dupée et Fincantieri floué ». On le voit, ce second volet de l’affaire Kohler, qui porte sur le lobbying de MSC auprès des pouvoirs publics français contre la fusion entre Fincantieri et les chantiers de Saint-Nazaire, a de multiples conséquences, y compris diplomatiques. Voilà peut-être pourquoi la justice française semble encore moins motivée à creuser de ce côté-là d’une affaire dont la presse se désintéresse.
D’ailleurs, pour élargir ce dossier aux multiples rebondissements, je vous conseille de (re)lire l’enquête publiée par Bloomberg dans son magazine hebdomadaire du 19 décembre 2022, et dont la couverture illustre mon article d’aujourd’hui, sur l’ampleur des trafics de drogue qui touchent les activités de MSC (il suffit de cliquer ici)
La révision constitutionnelle de 2007 a confirmé le principe de l'irresponsabilité du président de la République. Aucune action ne peut être engagée contre lui pour des actes accomplis en sa qualité de Président, même après la fin de son mandat. Cette immunité est valable à la fois dans les domaines pénal, civil et administratif. Elle vise à protéger la fonction présidentielle et non son titulaire.
17.05.2025 à 00:52
Qui veut gagner des millions grâce à France Télé ? Le classement exclusif des producteurs
Marc Endeweld
Texte intégral (6804 mots)
Quand j’avais écrit en 2010 France Télévisions off the record. Histoires secrètes d’une télé publique sous influences (Flammarion), je m’étais plongé dans les comptes du groupe audiovisuel. C’était quinze ans après « l’affaire des voleurs de patates », comme l’avaient surnommée les Guignols de l’Info sur Canal + (à l’époque, la chaîne cryptée était concurrente de France Télé sur la télévision par satellite), amenant à la démission du journaliste Jean-Pierre Elkabbach, deux ans après sa nomination en 1994 à la tête du groupe public par François Mitterrand et Édouard Balladur.
Dans le cadre de cette enquête en profondeur, j’avais récupéré l’ensemble des chiffres d’affaires des producteurs et fournisseurs de programmes pour la télé publique, au centime près, ainsi qu’une étude dévoilant leurs réelles marges (voir plus loin). Je m’étais alors aperçu qu’en réalité, l’âge d’or des fameux « animateurs producteurs » datait du mandat de Marc Tessier entre 1999 et 2005. Cet inspecteur des Finances et ancien directeur financier de Canal+ ne jurait que par « l’externalisation » des programmes auprès de producteurs extérieurs, version désindustrialisation et fabless (entreprise sans usines) dans la gestion de l’audiovisuel public.
856 millions d’euros d’achat de programmes à des producteurs et fournisseurs extérieurs
Depuis, les directions successives de France Télévisions ont essayé tant bien que mal de renégocier ces fameux contrats auprès des producteurs qui, en plus de détenir certaines des marques les plus emblématiques du service public (comme Fort Boyard ou Taratata), ont toujours su nouer de profondes relations avec les responsables politiques, et en particulier avec l’Élysée. Alors que Delphine Ernotte vient d’être reconduite par l’Arcom (ex CSA) pour un troisième mandat à la tête de France Télévisions, qu’en est-il aujourd’hui, alors que le groupe public représente environ un chiffre d’affaires de 3 milliards d’euros, pour 2,4 milliards de subventions publiques ?
Selon des documents internes de France Télévisions que j’ai pu consulter, sur ces 3 milliards d’euros de budget, 943 millions étaient consacrés en 2023 à l’achat et au financement de programmes. Certes, ce gâteau est appétissant mais il pourrait bientôt s’effriter car après dix années d’équilibre, le budget 2025 du groupe public se retrouve en déficit de 72 millions d’euros : la faute à la suppression de la redevance publique en 2022 et à des crédits de « transformation » pour l’année 2024 non versés. En novembre 2024, les syndicats ont d’ailleurs déclenché leur droit d’alerte économique. Forcément, dans ce contexte, les couteaux sont tirés chez les producteurs.
Car sur cette somme, pas moins de 856 millions d’euros sont consacrés par France Télévisions à l’achat de programmes à des producteurs et fournisseurs extérieurs, tant pour ce qu’on appelle le « flux » (les émissions de plateaux, les talk shows, les jeux et divertissements), que pour le « stock » (fictions, documentaires, « créations »). Dans ce cadre, les petits producteurs, dits « indépendants » s’inquiètent de la concentration de plus en plus importante des cases de programmes aux mains de quelques gros producteurs qui appartiennent désormais à des groupes intégrés et internationaux. Autant dire que de l’artisanat des patates des années 1990, on est passé depuis une dizaine d’années à l’industrialisation de la production audiovisuelle, un phénomène qui s’est accéléré avec le boom des plateformes de contenus.
En 2023, France Télévisions achetait pour 109 millions d’euros de programmes à Mediawan
À ce jeu-là, un grand gagnant sort du lot côté France Télévisions. C’est Mediawan, avec 109 millions d’euros de chiffre d’affaires assuré par le groupe public en 2023, groupe qui avait récupéré trois ans plus tôt les activités de production audiovisuelle de Lagardère. Mediawan, c’est notamment le producteur d’émissions stratégiques, les fameux talk shows C à vous, C l’hebdo et C dans l’air, à la fois prisés des responsables politiques comme des éditeurs en recherche de visibilité maximale pour leurs livres. Mediawan pèse aujourd’hui 1,6 milliard d’euros de chiffre d’affaires, investissant à tour de bras en Europe et aux États-Unis. Une vraie success story.
Créé il y a tout juste dix ans par le magnat des télécoms Xavier Niel, le banquier d’affaires Matthieu Pigasse et le producteur Pierre-Antoine Capton, ce groupe de production audiovisuelle est depuis 2020 contrôlé principalement par le fonds américain KKR (co fondé par Henry Kravis), qui laisse aux manettes la fine équipe, et en particulier Capton, un producteur qui s’est imposé en vingt ans à France Télé (au départ avec sa société Troisième Oeil Productions), après avoir fait ses premiers pas en télé auprès de Marc-Olivier Fogiel et avoir commencé son envol en produisant des programmes low cost pour la télé par satellite puis par la TNT.
À 50 ans tout juste, ce normand originaire de Trouville et fils de petits commerçants joue les Rastignac à Paris. Craint et courtisé, l’homme fascine par son entregent et multiplie les signes distinctifs de réussite : co-propriétaire du club de foot de Caen avec Kylian Mbappé, co-propriétaire de l’hôtel Flaubert à Trouville ou des restaurants Loulou, il a été décoré personnellement par Emmanuel Macron de la Légion d’Honneur en octobre 2023, une proximité présidentielle qu’il aime mettre en avant, comme sa relation avec Brad Pitt, dont la société de production est l’un des principaux partenaires du groupe français aux États-Unis. À Paris, Mediawan étale sa réussite en installant son quartier général et ses studios dans le très chic 7e arrondissement derrière les Invalides et l’école militaire. Plus exactement au 46, avenue de Breteuil, dans un superbe immeuble de 10 000 m2 datant des années 1930 qui n’est autre que l’ancien siège historique du groupe Michelin.
Les dix premiers producteurs de France Télé représentent 41 % des achats extérieurs
Dans son ascension, Capton n’a donc rien laissé au hasard ou presque. Une anecdote : il y a une douzaine d’années, peu de temps après la publication de France Télévisions off the record, cet ambitieux producteur m’invitait à déjeuner rue Oberkampf dans le 11e arrondissement, où étaient situés les studios de C à vous. C’était à la bonne franquette, tutoiement de rigueur, compliment sur ma bonne forme physique (« tu fais de la muscu ? »), et proposition de job pour rejoindre la rédaction de C à vous : « Tu ne veux pas passer de l’autre côté de la barrière ? », m’avait-il demandé. Après m’avoir présenté d’une manière impromptue au rédacteur en chef de l’émission, j’en étais resté là, un peu dubitatif, eux aussi. Quelques années plus tard, je l’ai toutefois interviewé avec le journaliste Arnaud Viviant pour le magazine Transfuge, l’ambiance était sympathique. Hasard ou pas, depuis 2017, l’homme semble me ghoster quand je le contacte, assurément bien occupé.
Forcément, cette montée en puissance suscite l’inquiétude des producteurs indépendants. À France Télévisions on réplique qu’entre 2019 et 2023, le nombre de contractants indépendants est passé de 647 à 683. Certes, mais dans le même temps la part de chiffre d’affaires des dix premiers fournisseurs de programmes (hors France TV Studio, la filiale de production du groupe public) est passée de 37 % à 41 % entre 2017 et 2023. France Télévisions est donc une sacrée bonne affaire pour la dernière success story de l’audiovisuel français : comme le dévoilait il y a un mois le journaliste Christophe Nobili dans Le Canard Enchaîné, 40 % des activités de production française de Mediawan sont réalisées sur les antennes de France Télé, son premier client, comme le notifiait un récent rapport de l’Arcom (Ex CSA).
Face à ce mastodonte de la production audiovisuelle à Paris, l’équipe Ernotte aime rappeler qu’elle a augmenté la part de production interne de la télévision publique, via sa filiale France TV studio qui produit depuis 2018 le feuilleton populaire Un si grand soleil. Et c’est vrai que France TV Studio a vu son activité considérablement augmenter passant de 40 millions d’euros en 2015, à 62 millions d’euros en 2019, puis à 90,5 millions d’euros en 2023.
Banijay de Stéphane Courbit récupère 87 millions d’euros
Reste que le second producteur privé qui vend des programmes à France Télévisions est un autre mastodonte du secteur : il s’agit de Banijay, avec 87 millions d’euros de chiffre d’affaires assuré en 2023 par le groupe public, qui lui achète notamment les émissions N’oubliez pas les paroles, Fort Boyard, Taratata, Les Enfants de la télé, La Carte aux trésors…
En seulement quelques années, Banijay a réussi le tour de force de devenir le premier producteur mondial de programmes de télévision, avec plus de 3 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2024. Fondé par Stéphane Courbit (principal actionnaire à 45,4 %), l’actionnariat de Banijay est particulièrement intéressant. Le groupe bénéficie notamment des participations de Vivendi (actionnaire à 19,2 %), groupe contrôlé par Vincent Bolloré, mais aussi du milliardaire Marc Ladreit de Lacharrière (via Fimalac qui a 7,4 % du capital), ou encore de la famille Arnault (via la financière Agache), ou le gestionnaire d’actifs Tikehau Capital. Enfin, les animateurs Nagui et Cyril Hanouna, dont les émissions sont produites par la société, sont également actionnaires.
Dans ce classement des plus gros producteurs privés de France Télévisions, vient ensuite en troisième position le groupe Newen, avec 34,3 millions d’euros de chiffre d’affaires avec des émissions sur la santé (Enquête de santé, Prenez soin de vous), de nombreuses fictions ou des documentaires produits par l’emblématique agence CAPA rachetée en 2010. Si Newen a connu une baisse drastique de son chiffre d’affaires ces dernières années avec France Télévisions, c’est que cette société de production a été rachetée dès 2015 par le groupe TF1, le concurrent direct de France Télévisions. Depuis mars 2025, Newen s’appelle d’ailleurs Studio TF1. C’est ce qui a poussé Delphine Ernotte en 2022 à ne pas renouveler le contrat de Plus belle la vie, pourtant feuilleton emblématique de France 3, lancé sur la chaîne publique par Rémy Pflimlin au début des années 2000, et qui assurait jusqu’alors à lui tout seul 30 millions d’euros de chiffre d’affaires à Newen (qui avait ainsi encore 75 millions d’euros de chiffre d’affaires avec le groupe public en 2019).
252,3 millions d’euros de programmes achetés à seulement quatre groupes
Le quatrième fournisseur extérieur de programmes de France Télévisions est la Warner Media avec 22 millions d’euros qui fournit films et dessins animées, mais produit aussi pour la télé publique l’émission de vente aux enchères Affaire Conclue. Il suffit donc de prendre sa calculette : les quatre plus gros producteurs extérieurs de France Télévisions représentaient 252,3 millions d’euros d’achat de programmes en 2023 pour le groupe, soit près de 30 % de ses achats extérieurs.
Ensuite, neuf fournisseurs réalisent des chiffre d’affaires entre 10 et 20 millions d’euros par an pour le groupe public : Effervescence (de la productrice Simone Harari), Elephant (d’Emmanuel Chain), JLA (Jean-Luc Azoulay), Morgane Production, Satisfaction (d’Arthur), Together (de Renaud Le Van Kim), qui produit les autres émissions de talk shows politiques, C ce soir et C politique, et ne cache pas lui aussi sa proximité avec Emmanuel Macron. Viennent ensuite BBC Worldwide, Federation Studios, et Gaumont Pathé.
Enfin, parmi les douze producteurs indépendants qui génèrent entre 5 et 10 millions d’euros, on trouve deux historiques de France Télévisions, Fabienne Servan Schreiber (avec Cinétévé) ou l’inoxydable Michel Drucker (avec DMD). Car comme cet illustre animateur de la télévision publique française, le gros souci des chaînes du groupe France Télévisions comme des autres chaînes de télévision, c’est d’être confronté à un grand vieillissement de leurs audiences…
Rajeunir les audiences des chaînes classiques de broadcast et continuer de développer la diffusion de programmes via la plateforme numérique de France Télé, ce n’est pas un mince défi à relever pour Delphine Ernotte pour son troisième mandat. À moins que la création d’une éventuelle holding France Médias chapeautant l’ensemble de l’audiovisuel public (France Télévisions, Radio France, France Médias Monde et l’INA) vienne chambouler ses projets.
À titre de comparaison, le classement 2012 des producteurs de flux de France Télévisions :
Je l’avais révélé dans une analyse publiée dans Le Monde : en octobre 2012, les sept principaux fournisseurs de France Télévisions dans le flux, selon une étude interne, étaient à l’époque le groupe Banijay de Stéphane Courbit, qui s’était associé trois ans plus tôt à Nagui ("Taratata" et "N'oubliez pas les paroles"), pour 24,8 millions d'euros ; le groupe Lagardère (notamment "C dans l'air", "C Politique", émissions produites par le journaliste Jérôme Bellay) pour 23,7 millions d'euros ; RTL Group ("Mots de passe", "Question pour un champion") pour 22,2 millions d'euros ; Effervescence productions de Simone Harari ("Tout le monde veut prendre sa place", "Slam") pour 20,1 millions d'euros ; Tout sur l'écran de Catherine Barma ("On n'est pas couché", "On n'demande qu'à en rire") pour 19,9 millions d'euros ; Réservoir Prod qui appartenait à Jean-Luc Delarue ("Toute une histoire") pour 16,5 millions d'euros ; DMD, la maison de production de Michel Drucker ("Vivement dimanche") pour 14,7 millions d’euros. À noter qu’à l’époque, que la filiale de production interne de France Télévisions, qui s’appelait alors MFP fournissait moins de 10 millions d’euros de programmes pour France Télévisions, et de son côté, Pierre-Antoine Capton, qui n’était pas encore allié à Xavier Niel, Matthieu Pigasse, ne réalisait qu’un peu moins de 12 millions d’euros de chiffre d’affaires avec France Télévisions, via sa première société de production Troisième Oeil Productions. En treize ans, l’ambitieux a donc multiplié quasiment par dix son chiffre d’affaires avec France Télé !
À titre de comparaison, les chiffres des producteurs de France Télévisions au début des années 2000 (publiés dans mon livre de 2010) :

Autres ressources documentaires :
France Télévisions dans l'impasse, Marc Endeweld, Le Monde, 17 décembre 2012.
Les droits, le point faible de la télé publique, Marc Endeweld, Le Monde, 17 décembre 2012.
France Télévisions, plus de droits numériques, Marina Alcaraz, Les Echos, 11 janvier 2019.
Télévision publique, la mal-aimée du pouvoir, Le Monde Diplomatique, avril 2012.
12.05.2025 à 03:38
[rétro] : Sarkozy en rase campagne (2012)
Marc Endeweld
Texte intégral (11557 mots)
Où et quand Nicolas Sarkozy s’est-il trompé ? Erreurs de tempo, de timing, de positionnement ? Pour le comprendre, je vous propose de lire (ou relire) mon enquête publiée à l’automne 2012 dans la revue Charles, consacrée aux coulisses de la vie politique et cofondée par Arnaud Viviant (ex-Libé / Inrocks), et Alexandre Chabert des éditions La Tengo.
Cette longue enquête, saluée alors dans Le Point par mon confrère Michel Revol, revient ainsi sur les coulisses et les stratégies d’une bien drôle de campagne à droite toute, un épisode marquant de la Vème République, voire même un tournant qui explique aujourd’hui de nombreuses dérives. C’est que cette campagne a été initiée deux ans après le fameux discours de Grenoble inspiré par l’homme de l’ombre Patrick Buisson, farouche partisan de l’union des droites.
Étrange mais nécessaire retour en arrière. En effet, treize ans plus tard, en 2025, Louis Sarkozy tente ses débuts dans la vie politique française à grands renforts d’invitations dans les médias, en particulier sur les chaînes « d’info ». Et son père, Nicolas Sarkozy attend son verdict dans l’affaire libyenne à l’automne, lui qui semble ne plus pouvoir échapper aux condamnations de la justice. Déjà condamné dans le dossier Bygmalion, ce dernier se retrouve depuis février dernier avec un bracelet électronique du fait d’une nouvelle condamnation dans l’affaire dite des écoutes.
Cette première enquête me permit d’y voir plus clair sur le dossier Bygmalion
Concernant Bygmalion, dossier que j’avais largement couvert chez Marianne entre 2014 et 2016, c’est justement cette première enquête de coulisses datant de 2012 et publiée dans Charles qui m’a permis de dévoiler très vite le pot-au-rose dans différents articles publiés dans Marianne que je vous ferai découvrir cet été : l’affaire Bygmalion concernait avant tout le maquillage de la comptabilité de la campagne Sarkozy, pour cacher d’innombrables dépassements de dépenses.
Dès juin 2014, je le comprends, je le découvre et je l’écris. Deux ans plus tôt, dans Charles, j’avais en effet raconté que les meetings de campagne de Nicolas Sarkozy avaient été organisés à la fois par Jérôme Lavrilleux ET par Éric Césari, le directeur général de l’UMP et fidèle parmi les fidèles de celui qui était encore président. Ce fait, je le conserverais en mémoire.
Et lorsque je recueille les versions des uns et des autres peu de temps après les aveux de Jérôme Lavrilleux à la télévision, ce simple fait va percuter le storytelling des communicants et de la garde rapprochée de l’ancien président. L’affaire Bygmalion avait éclaté un peu plus tôt en février 2014 dans Le Point qui présenta à ses lecteurs un mauvais cadrage du dossier, centré uniquement sur la bande des Copé boys, histoire d’éloigner les curieux du vrai sujet qui était celui de la campagne de Nicolas Sarkozy. L’hebdomadaire de droite titra alors « l’Affaire Copé. Sarkozy a-t-il été volé ? ». Manifestement, Franck Louvrier, ancien conseiller en communication de Nicolas Sarkozy à l’Élysée, avait tout fait pour dévier le tir mais… juste un temps.
Bonne (re)lecture !
Sarkozy en rase campagne (revue Charles)
« Si on fait une campagne sur la division des Français, les uns contre les autres, la droite et la gauche, le PS et l’UMP, si on fait la guerre aux pauvres, si on fait la guerre aux musulmans, on perdra. Au fond, la défaite morale précède toujours la défaite politique, et elle l’entraîne. »
Henri Guaino, conseiller spécial du président Sarkozy, automne 2011, Les Stratèges, Canal +.
Peu de temps avant l’ intervention armée en Libye, en mars 2011 – plus d’un an avant l’élection présidentielle – un rendez-vous discret est organisé entre Jean-René Fourtou, président du conseil de surveillance du groupe Vivendi, ancien PDG de Rhône-Poulenc, et Nicolas Sarkozy : « Ton bilan, personne ne le promeut », se désespère le patron. « T’as qu’à le faire ! », lui répond le président. « Chiche ! », lance finalement son invité. À 72 ans, Jean-René Fourtou n’a plus rien à perdre, plus rien à prouver, mais est persuadé d’une chose : l’avenir de la France ne peut se faire sans Nicolas Sarkozy.
Le « Groupe Fourtou » est né : autour du grand patron vont désormais se réunir chaque semaine des politiques comme Alain Carignon, l’ancien maire de Grenoble et ministre de la Communication d’Édouard Balladur, les jeunes trentenaires Guillaume Peltier, secrétaire national de l’UMP chargé de l’opinion, ex-FN, ex-villiériste, et Geoffroy Didier, conseiller de Brice Hortefeux ; un autre patron, celui de BNP Paribas, Michel Pébereau ; un « communiquant » en la personne de Michel Calzaroni ; les vieux journalistes Gérard Carreyrou, 69 ans, éditorialiste à France Soir, et ex-sympathisant socialiste il y a une vingtaine d’années, Charles Villeneuve, 70 ans, ancien d’Europe 1, et Étienne Mougeotte, 71 ans, le directeur des rédactions du Figaro. Tous anciens de TF1.
Pédagogie « subliminale »
Pour faire le lien avec Nicolas Sarkozy, l’homme tout trouvé est Camille Pascal, nouveau conseiller audiovisuel à l’Élysée depuis début 2011 – après être passé par le CSA sous Baudis, et France Télévisions sous Carolis –, et qui s’est très vite attiré les bonnes grâces présidentielles après avoir écrit un discours remarqué : « C’est le Siècle, sans les emmerdeurs, confie alors ce dernier à ses proches à propos du « groupe Fourtou ». C’est le seul endroit où on peut faire dialoguer un geek de 25 ans avec un patron du CAC 40. » Un jeune membre du cabinet de Claude Guéant, Louis de Raguenel, féru de Twitter, a pu participer aux réunions du groupe.
Tous ont un objectif : valoriser l’action de Nicolas Sarkozy. « Insufflons du positif ! », martèle Jean-René Fourtou, qui a l’habitude de dire : « Toujours faire venir l’adversaire sur notre damier. » Ou encore : « Un tiers de contention de l’adversaire, deux tiers d’extension de notre territoire. » Les réunions ont lieu chaque semaine au domicile privé du grand patron à Neuilly. Chaque semaine, Camille Pascal rédige une note pour le président. Très vite, le groupe s’attache à améliorer l’image de Nicolas Sarkozy sur deux thématiques principales : la crise économique et les relations internationales. Autrement dit, rendre crédible la « représidentialisation » du président. Empruntant des méthodes de communication de crise, et au marketing d’influence, Fourtou veut imposer des éléments de langage dans les médias.
Exemple : « chef de l’État » plutôt que « président de la République » : « Que les gens puissent se dire : Nicolas Sarkozy a quand même agi en homme d’État », souffle un participant. Les membres du groupe ne travaillent pas uniquement sur l’image de leur champion. Ils veulent retrouver le souffle du « sarkozysme culturel » tel que décrit par le journaliste Frédéric Martel, gagner la bataille idéologique. L’un d’eux résume : « Nous avons tenté une pédagogie subliminale de l’action de Nicolas Sarkozy pendant la crise. » Pour cela, ils collaborent un temps avec l’Institut Montaigne.
Ensemble, ils organisent en septembre un colloque sur les leçons et défis de la crise avec Jean-Claude Trichet, alors toujours président de la BCE, et son futur successeur Mario Draghi. D’une manière « subliminale », il s’agit bien d’imposer l’idée – en pleine primaires socialistes – que seul Nicolas Sarkozy sera, au bout du compte, capable de naviguer dans la tempête.
La Porsche panamera
Stratèges d’influence, façon spin doctors à l’américaine, les membres du groupe Fourtou savent également passer à l’attaque. En novembre 2011, certains d’entre eux sont à la manœuvre pour décrédibiliser l’accord Verts-PS en diffusant aux médias les coûts estimés, sur les plans économiques et sociaux, d’un éventuel arrêt de la filière nucléaire. Mais le « coup » le plus important du groupe Fourtou restera la fuite dans la presse, le 4 mai 2011, de la photo de Dominique Strauss-Kahn et d’Anne Sinclair sortant d’une Porsche Panamera, voiture estimée à 100 000 euros, et appartenant à leur ami Ramzy Khiroun, conseiller d’Arnaud Lagardère, au sein du groupe éponyme.
Car l’autre fonction du groupe Fourtou est de réactiver les réseaux sarkozystes dans les milieux d’affaires et les médias : « Nous avons essayé de retisser la toile à un moment où il n’y avait plus de sarkozystes en France. Il était nécessaire de “resarkoïser”, et de décomplexer les sarkozystes qui s’ignoraient », confie un des participants. « Il s’agissait de sortir Sarko de l’isolement. Chacun de notre côté d’ailleurs, on travaillait nos différents réseaux. » Dans cette optique, le groupe Fourtou organise également des rencontres et déjeuners entre Nicolas Sarkozy et des intellectuels, des historiens, des anthropologues, avec des journalistes comme Patrick Besson, Elisabeth Lévy, avec le cinéaste Yann Moix, des professionnels de la petite enfance… De son côté, Henri Guaino, la célèbre plume de l’Élysée, fait de même. Car, en ce printemps 2011, Nicolas Sarkozy est effectivement isolé : c’est l’époque où, à l’UMP, certains n’hésitent plus à dire qu’il n’est peut-être pas le meilleur candidat pour la droite… Le nom d’Alain Juppé, nouveau ministre des Affaires étrangères, est cité dans les journaux. « Vous étiez là quand il faisait froid », dira d’ailleurs Sarkozy quelques mois plus tard aux membres du groupe Fourtou.
Isolé dans son propre camp, l’UMP, mais surtout isolé dans les milieux d’affaires qui lorgnent à l’époque de plus en plus du côté de DSK…
Les regrets de Bouygues
Le temps du Fouquet’s est révolu. Depuis 2010, l’amour fusionnel entre le président et les grands patrons du CAC 40 s’est dissipé, en dehors de Jean-René Fourtou, Michel Pébereau, et bien sûr, Vincent Bolloré ou Bernard Arnault. Tous les anciens de TF1 du groupe Fourtou – les Carreyrou, Mougeotte et Villeneuve –, sont même persuadés que leur ancienne chaîne dirigée désormais par Nonce Paolini ne roule plus pour Sarkozy, et ce, malgré la présence à l’antenne de Jean-Pierre Pernaut… « Nous sommes en train de nous faire avoir par TF1 et l’Élysée ne réagit pas. Franck Louvrier [conseiller communication de Sarkozy] n’a pas vu ce tournant ! », s’alarment-ils à l’automne 2010, en pleine affaire Woerth-Bettencourt.
Fini la victoire de 2007. Désormais, entre Nicolas Sarkozy et Martin Bouygues, « les rapports sont francs », souffle-t-on pudiquement du côté de l’Élysée. Bouygues, témoin du second mariage de Nicolas Sarkozy et parrain de son fils Louis, déçu du sarkozysme ? Au début du quinquennat, le leader du BTP, propriétaire de TF1, avait en effet fait savoir à l’Élysée qu’il souhaitait s’engager davantage dans la filière du nucléaire… Sans résultat.
Lors d’une rencontre organisée à HEC le 28 janvier 2010, Martin Bouygues laisse filer ses regrets, rappelant qu’en deux ans et demi, son ami Nicolas Sarkozy n’avait toujours pas privatisé Areva, avait bradé une licence téléphonique, et gratifié TF1 d’une nouvelle taxe. « Cette relation avec Nicolas Sarkozy est plus un handicap qu’un avantage », confiait-il, presque la larme à l’œil. Bouygues aurait aussi perdu de nombreux contrats de BTP en Algérie suite à une visite rocambolesque de Nicolas Sarkozy en décembre 2007 qui s’était terminée par un incident diplomatique. Accompagné à l’époque de Rachida Dati, Fadela Amara, de Smaïn et de Didier Barbelivien (sic), le nouveau Président d’alors n’avait pas pris grand soin à respecter le protocole et l’accueil qui lui était réservé par les officiels algériens. Au point que le Président Algérien, Abdelaziz Bouteflika, lui en tiendra rigueur durant toute la suite du quinquennat...
Le 14 décembre 2011, comme le révèlera Le Canard enchaîné, Martin Bouygues rencontrera François Hollande. Quand on est patron du CAC 40, il ne faut jamais mettre ses œufs dans le même panier. Même Arnaud Lagardère, dragué alors par DSK, et Serge Dassault, lassé de voir Nicolas Sarkozy s’exciter à l’étranger sans réussir à vendre ses Rafales, semblent s’éloigner du président. Au moins jusqu’à la victoire éclatante de ce dernier contre Kadhafi.
Éduquer plus pour gagner
Courant juin 2011, Nicolas Sarkozy évoque devant le groupe Fourtou quelques grands traits de la campagne qu’il souhaite mener en 2012. La campagne de ses rêves : « Hollande va faire ma campagne de 2007. Moi, je vais faire “la” campagne de 2012. Car Hollande n’a pas compris une chose, c’est qu’avec la crise, nous avons changé de siècle », explique-t-il alors.
Avant même que François Hollande promette la création de 60 000 postes dans l’Éducation nationale, Nicolas Sarkozy a l’intuition que les questions éducatives doivent être au cœur de son projet : « Je sais la campagne que je voudrais faire, confie-t-il au groupe Fourtou. Ça tournera autour de trois ou quatre idées-forces. Notamment une révolution à l’école. À ce sujet, on s’est totalement trompé de logiciel à droite. La question, ce n’est pas d’avoir moins de profs. C’est de mieux les répartir. On peut être à soixante élèves dans une classe à Henri IV et réussir, mais dans un lycée de banlieue, on échouera. C’est le suivi des élèves qui compte. Et il faut donc payer davantage les profs. »
Éduquer plus pour gagner plus. Tel est le message qu’il compte faire passer aux professeurs de l’Éducation nationale dans quelques mois. En somme, la version 2012 de son slogan fétiche de 2007, travailler plus pour gagner plus. Une telle idée sera-t-elle suffisante pour gagner ? Durant « sa » campagne, il souhaite aussi promouvoir les soins palliatifs : un sujet qui concerne tous les Français, qui dépasse les clivages. Le groupe Fourtou n’en saura pas plus… « Je ne veux pas trop parler », souffle le président perdu dans ses pensées.
Car le plus grand secret doit entourer une « éventuelle » candidature de Nicolas Sarkozy en 2012. Ce qui n’empêche pas le journaliste politique du Monde, Arnaud Leparmentier, « d’outer » le groupe Fourtou dans un long article à la mi-août : « Nous nous sommes alors demandés s’il fallait continuer », rapporte un des Fourtou’s boys. Mais il en faut plus à Jean-René Fourtou pour abandonner. Les réunions seront désormais organisées au bureau de Michel Calzaroni dans le 16ème arrondissement, tous les jeudis après-midi. Et les efforts seront même redoublés car l’Élysée commence à s’activer…
Un « dossier secret »
En réalité, dès juin 2010, Jean-Baptiste de Froment, alors conseiller éducation à l’Élysée, est chargé par Nicolas Sarkozy de se mettre en mode « veille » pour 2012. Le jeune conseiller multiplie alors les lectures, les rendez-vous. Plusieurs groupes de bénévoles se mettent en place. En janvier 2011, le président décide de confier la préparation de son projet à Bruno Le Maire, son ministre de l’Agriculture, après un intense lobbying de ce dernier : « Il n’y a que moi pour faire ce travail. » Des réunions sont désormais organisées toutes les semaines.
Après plusieurs mois de travail, un « dossier secret » rassemblant une quinzaine de thèmes (sécurité, maîtrise de la dette, croissance…) est finalement remis en main propre par Bruno Le Maire à Nicolas Sarkozy le 1er août, juste avant que ce dernier ne parte en vacances. « Nicolas Sarkozy n’en a pas fait grand-chose. Je suis même sûr qu’il ne l’a pas lu. En fait, il ne se projetait pas encore totalement dans la campagne. Et puis ça venait de Bruno Le Maire, c’était difficile pour lui de s’approprier un tel package. D’autant plus que Le Maire a voulu faire une présentation très à plat, thème par thème, car il estimait que ce n’était pas à lui de faire les arbitrages, mais Nicolas Sarkozy aime plutôt qu’on le surprenne, et là ce n’était pas le cas », raconte un témoin.
À l’Élysée, le secrétaire général Xavier Musca trouve d’ailleurs cette démarche assez « artificielle », et ne prend pas part aux discussions. Ce que Nicolas Sarkozy « achète » au moins dans le dossier de Le Maire, c’est le volet éducation, apprenant par cœur la fiche consacrée à cette thématique. Au même moment, Nicolas Sarkozy, alors en vacances dans le Var au Cap Nègre, dans la villa de sa belle-famille, commence à écrire un livre confession, avec l’aide de son épouse Carla, qui relit sa copie. Dans les premiers jets, une partie est ainsi consacrée à l’éducation, et d’autres développements concernent l’Europe, où le président tente des propositions « audacieuses », selon un des rares lecteurs.
Fin août, Bruno Le Maire n’a aucun retour de Nicolas Sarkozy. Celui qui ne voulait pas apparaître comme un simple soutier du président explique alors à ses interlocuteurs qu’il est au service de Jean-François Copé. Projet présidentiel, projet de l’UMP, Le Maire joue sur tous les tableaux, au point de commettre un impair irréparable. Sans prévenir l’Élysée, le ministre donne une interview à L’Express dans laquelle il promet un projet « à zéro euro » pour le pays : selon lui, toute nouvelle mesure doit être gagée par une économie. Il propose de fiscaliser les allocations familiales ou les allocations chômage des cadres. À l’UMP, c’est un tollé ! « À partir de là, c’est fini pour lui », note un observateur. Résultat, deux jours plus tard, le ministre, dépité, fera un discours « totalement vide » lors de l’université d’été de l’UMP.
Obligé de rentrer dans le rang, Le Maire devient alors le rapporteur du « comité de pilotage » qui se met en place à l’UMP, une véritable usine à gaz chargée de concocter le projet du parti. « Or, le président disait à l’époque que son projet ne serait pas celui de l’UMP ! » s’amuse un des participants. Dans ce nouveau travail, désormais en pleine lumière, Bruno Le Maire rencontre la plupart des éléphants du parti afin de préparer les trois conventions qui doivent se tenir en décembre : « C’était un véritable exercice de synthèse à la sauce Hollande, où chacun devait se mettre d’accord sur le plus petit dénominateur commun », raconte un responsable de l’UMP. Au final, les conventions feront un flop médiatique, pour la plus grande joie du président. Nicolas Sarkozy est (encore) le président, et il a besoin de prendre de la hauteur.
Capitaine dans la tempête
En attendant que Nicolas Sarkozy se déclare candidat, le secrétaire général de l’UMP, Jean-François Copé, soumet l’idée à Brice Hortefeux d’organiser la « riposte » au PS, au moment même où le Sénat bascule à gauche. Le fidèle ami de Nicolas Sarkozy, qui sait déjà qu’il ne sera pas le prochain directeur de campagne, se lance alors dans l’aventure de la « cellule riposte ». Avec l’aide de Geoffroy Didier, de Guillaume Peltier, et d’Alain Carignon, Brice Hortefeux va réunir tous les mercredis à l’UMP des ministres (Nadine Morano, Laurent Wauquiez et Nathalie Kosciusko-Morizet) et des élus (Éric Woerth, Éric Raoult, Franck Riester, Valérie Rosso-Debord, Sébastien Huyghe, Jérôme Chartier, Roger Karoutchi, Éric Ciotti, Bruno Beschizza, Christophe Béchu…).
L’idée d’une telle réunion n’est pas de diffuser les habituels « éléments de langage », mais plutôt de réfléchir à des arguments de fond, et de coordonner les prises de parole des uns et des autres. Les chaînes d’information en continu vont devenir un élément stratégique de la campagne : « Très tôt chaque matin, on s’appelait au téléphone pour que la riposte soit présente tous les jours dans les médias, raconte un député. On attendait que l’Élysée donne son aval après la réunion de 8h30 avec le président. Nous devions être réactifs pour être repris par les chaînes tout info qui font aussi l’info, car quand un sujet passe en boucle sur leurs antennes, les JT du soir sont quasi obligés de le reprendre… » En octobre, la riposte s’illustre avec le torpillage de l’accord Verts-PS. Deux mois plus tard, le quotient familial, et le « sale mec » confié en « off » par François Hollande à des journalistes seront dans le viseur de la cellule de Brice Hortefeux.
De son côté, le « chef de l’État » se plaît à jouer le capitaine dans la tempête. L’heure est au couple Merkozy et aux accents alarmistes. Enchaînant les sommets internationaux en pleine crise de l’euro, Nicolas Sarkozy est persuadé que son discours de « vérité » lui permettra de marginaliser François Hollande. Encore faut-il que la réussite soit au rendez-vous : « Si la France perd son triple A, je suis mort, confie Sarkozy en marge du sommet de Bruxelles, c’est là-dessus que la différence se fera sur Hollande. Nous devons tout faire pour le garder. »
Quelques jours plus tard, le meeting de Toulon du 1er décembre sera l’occasion de présenter aux Français et aux militants de l’UMP un Sarkozy aux commandes, maître de lui et de son destin. Si la consigne est alors donnée au public de ne pas apporter drapeaux ou autres signes distinctifs qui pourraient faire penser à une campagne électorale, Toulon est en fait symboliquement le premier meeting du futur candidat… Tout en étant financé par l’Élysée.
Une campagne à la Mitterrand
Depuis quelques semaines, Nicolas Sarkozy exhorte donc la France à s’adapter à la mondialisation pour mieux l’affronter. L’Allemagne est présentée comme un modèle. Pourtant, en cette fin d’année, le président a l’intuition qu’il devra, durant sa prochaine campagne, s’adresser en priorité à l’électorat populaire, comme en 2007, s’il veut espérer gagner. Cet électorat pour qui la mondialisation est « anxiogène ». À la rentrée, Jean-Baptiste de Froment avait d’ailleurs transmis au président une note sur l’ouvrage Fractures françaises, du géographe Christophe Guilluy, qui décrit cette France « des oubliés », des « invisibles », ces habitants des communes périurbaines : « C’est la clé de la campagne », estimait de Froment.
Très intéressé, Nicolas Sarkozy fait savoir à son conseiller qu’il souhaite rencontrer le géographe. C’est chose faite courant novembre : « Le bobo qui détourne la carte scolaire n’est pas tellement différent de l’ouvrier qui vote FN », explique Guilluy. Pour illustrer son propos, le géographe, visiblement un peu gêné, présente alors une carte au président. Il s’agit de lui montrer où se trouve cette « France périphérique ». Nicolas Sarkozy n’oubliera pas cette entrevue : au cours de sa campagne, il multipliera les déplacements dans « cette France où il n’y a rien ». Car, comme le notait le géopolitologue Yves Lacoste, « la géographie, ça sert d’abord à faire la guerre ».
Justement, Nicolas Sarkozy espère encore pouvoir mener une campagne Blitzkrieg (« guerre éclair », en allemand). « Il rêvait d’une campagne courte comme Mitterrand en 1988. C’était l’idée qu’on pouvait court-circuiter la campagne. Sarkozy était presque dans le déni. C’est vrai qu’un président sortant rêve toujours d’une non-campagne », confie un proche. Le président veut une campagne courte, très courte : dans son entourage, on parle alors de cinq grands meetings en cinq semaines à peine !
Président jusqu’au bout. Mais contrairement à Mitterrand en 1988, Nicolas Sarkozy n’est pas en situation de cohabitation. Mitterrand avait choisi le silence et l’immobilité. Lui choisit la parole et l’action. Lors de ses vœux du 1er janvier, il décide de frapper un grand coup en annonçant la mise en place d’une TVA « antidélocalisation » et d’une taxe sur les produits financiers à l’échelle de la France, contre l’avis de la plupart de ses conseillers et des hauts fonctionnaires de Bercy : « Refusant le vide en cas d’échec, le président a multiplié les annonces dans une sorte de fuite en avant », persifle l’un d’eux.
Alors, lorsque l’agence Standard & Poor’s retire à la France son triple A vendredi 13 janvier, Sarkozy est sonné. À l’UMP, c’est l’incrédulité. Le moral est à plat. Les sondages, mauvais. Pire, alors que Nicolas Sarkozy multiplie les annonces, les instituts de sondage soulignent que les enquêtés trouvent ce dernier comme absent, lointain, éloigné de leurs préoccupations. Bref, le président est inaudible : « C’est une stratégie foireuse qui n’a pas du tout marché, critique un conseiller. Tant qu’il ne s’était pas déclaré candidat, toutes les annonces qu’il pouvait faire étaient associées à une présidence finissante. »
Confidences pour confidences
La fin de l’histoire : Nicolas Sarkozy tente de mettre en scène cette éventualité. Lors de son déplacement en Guyane le 21 janvier à Cayenne, il réunit plusieurs journalistes pour une discussion à bâtons rompus : « Si je perds, c’est une certitude : j’arrête la politique, je changerai de vie complètement. Vous n’entendrez plus parler de moi, leur confie-t-il, Je me sens comme si j’avais 22 ans. J’aime profondément la vie. Je peux voyager. J’ai un métier. Je commencerai mes semaines le mardi, je les terminerai le jeudi. Ce serait nécessairement moins fort que ce que je vis aujourd’hui. » Ces confidences ne doivent rien à l’improvisation. Contre l’avis de ses conseillers Patrick Buisson, Jean-Michel Goudard, et Franck Louvrier, le grand affectif qu’est Nicolas Sarkozy a voulu créer une nouvelle relation avec des journalistes qui, pour la plupart, n’avaient pas connu la campagne de 2007.
Pourtant, en ce mois de janvier, Sarko n’a « pas la banane », comme il le dit à quelques proches. Son horizon s’assombrit. Le dimanche 22 janvier, son principal concurrent, François Hollande, réussit brillamment son discours du Bourget. Troublant : le meeting socialiste ressemble furieusement à celui de Sarkozy du 14 janvier 2007 à la porte de Versailles, qui avait alors lancé sa campagne. Les images s’entrechoquent : cette année, le président semble à la peine lors d’une émission télévisée à l’Élysée, diffusée fin janvier à la fois par TF1, France 2, BFM TV et I-Télé.
Sarkozy trouve pourtant l’énergie pour regonfler le moral de ses troupes. Le 31 janvier, il reçoit députés et sénateurs dans la salle des fêtes de l’Élysée. Une bonne nouvelle vient de tomber : l’Inde a décidé d’entrer en négociations exclusives avec le groupe Dassault pour signer un éventuel contrat sur 126 Rafales. Mais l’annonce d’une augmentation de la TVA ne passe toujours pas dans la majorité. C’est le député du Nord, Christian Vanneste, connu pour ses envolées anti-homos, et pro-colonisation, qui ouvre le bal en interrogeant le président sur son idée de TVA « antidélocalisation » : « Pourquoi maintenant ? » Sarkozy lui répond : « C’est déjà bien de le faire. C’est l’occasion. Par le passé, il y a eu des grandes réformes comme l’IVG ou la suppression de la peine de mort. En politique, il faut savoir prendre les décisions au bon moment. D’ailleurs, Christian, sur l’avortement justement, je me demande si ça n’a pas été fait trop tôt. Car il faut aussi que le corps social soit d’accord. » Sarkozy aurait-il déjà l’idée d’une campagne à droite toute ?
En tout cas, les parlementaires s’impatientent : « Je sais très bien où je vais, répond du tac au tac le président. J’ai déjà fait une campagne présidentielle. Rassurez-vous, je ne fais pas les choses au hasard. Respectez mon tempo. Je ne peux pas me permettre de partir en campagne trop tôt. Les Français ne le comprendraient pas. Mais je vous entends. Je sais bien, ça serait plus facile pour vous, et… plus facile pour moi. On me dit que c’est un suicide ? Eh bien, je suis le suicidé le plus en forme de France. » Sarko se transforme en super coach de la majorité : « N’ayez pas peur de cogner », leur dit-il. Et répète qu’il a tout prévu… sauf la perte du triple A. Rares sont ceux qui résistent à son argumentaire : « Hollande va s’effondrer », assure-t-il.
Plus tôt dans la journée, Nicolas Sarkozy avait expliqué au petit-déjeuner des responsables de la majorité : « Je veux un continuum entre le bilan et le projet. C’est beaucoup mieux d’affirmer : “Je veux faire cela dans les cinq ans à venir” que de dire “Je n’ai pas pu faire cela dans les cinq ans à venir”. »
Mais Sarkozy est tiraillé. À la fois impatient de se jeter dans l’arène, et incapable de se défaire de son costume de président. Après la « rupture » tant déclamée en 2007, Sarkozy doit désormais rompre avec lui-même.
Patrick Buisson en force
Pour certains, les jeux sont déjà faits. En privé, le Premier ministre François Fillon assure que « c’est quasiment plié » et que « le rejet sur sa personne est beaucoup plus important qu’il ne veut bien l’avouer ». Même son de cloche du côté de Claude Goasguen qui ose : « Même dans le XVIème, les gens ne veulent plus de Sarko. » Situation critique pour le président alors que des sondages en faveur de Bayrou pourraient transformer ce dernier en possible recours. L’égalité du temps de parole imposée en télé et radio par le CSA un mois avant l’élection finit de convaincre Sarko de précipiter son entrée en campagne.
Il prend sa décision tout début février. Et opte pour une campagne clivante, transgressive, identitaire. Fini la crise économique, le capitaine dans la tempête. Place aux valeurs, aux frontières, à la lutte contre l’immigration. Une stratégie concoctée depuis des mois par son conseiller de l’ombre, Patrick Buisson, l’ancien journaliste d’extrême droite de Minute et de Valeurs Actuelles, passé un temps à TF1, disciple de Charles Maurras et de Raoul Girardet. Dès 2009, Buisson analyse les raisons de la dégradation vertigineuse de la cote de popularité du président. Il considère que le clivage droite-gauche est dépassé, qu’il faut lui substituer celui du peuple contre les élites : « Une élection ne se gagne ni à droite ni au centre. Elle se gagne au peuple », assure-t-il. « Buisson a mis du temps à convaincre Sarkozy d’y aller. Mais quand le président se rend compte qu’il faut y aller, il achète Buisson. Et quand, il achète, il achète ! », s’enthousiasme un des élèves Buisson.
Dans l’équipe qui compose la réunion de pilotage – celle qui se tient chaque soir dans le salon vert de l’Élysée, à côté du bureau du président –, le sondeur Pierre Giacometti, le responsable com’ Franck Louvrier, et le secrétaire général de l’Élysée, Xavier Musca, davantage favorables à une ligne de centre-droit, encaissent difficilement, mais ne mouftent pas. Au final, Pierre Giacometti transmettra les sondages mais ne dira pas grand-chose. Franck Louvrier gérera la presse sans peser vraiment sur l’orientation de la campagne. Camille Pascal, mis sur la touche, apportera son soutien silencieux à Buisson. Et le publicitaire Jean-Michel Goudard s’attachera à mettre l’ensemble en musique avec brio. « Buisson dominait sur tout », se souvient un conseiller.
Dans un premier temps, le républicain Henri Guaino se laisse même séduire, satisfait que la ligne des « technos » soit abandonnée et que la thématique des frontières revienne en force. Même si personnellement, il continuera à plaider pour un discours plus rassembleur et plus économique, s’adressant d’abord à « cette France qui a voté “non” au référendum de 2005 ».
Un péplum pour Sarko
Dès lors, il n’y a plus de temps à perdre. L’interview accordée au Figaro magazine – un choix de Patrick Buisson – est mise en boîte le vendredi 3 février. Le week-end servira pour les relectures. Les membres de la réunion de pilotage pourront lire la dernière version avant le dimanche soir. À peine arrivée dans l’équipe, Emmanuelle Mignon, ex-dir cab de Sarkozy, et ancienne « architecte en chef » du projet présidentiel de 2007, a le privilège de relire une copie de l’interview. « Mais Mignon est arrivée trop tard, déplore un membre de l’UMP. Elle n’aura pas de rôle réellement stratégique durant la campagne. En 2007, elle avait réussi la synthèse de la droite, séduisant même des gens de gauche ! Mais à l’époque, elle avait une page blanche devant elle. En 2012, elle deviendra très vite l’alliée de Buisson, qui l’a fait venir. »
L’interview a été préparée dans la plus grande discrétion. À l’UMP, seuls Alain Juppé et François Fillon en reçoivent une copie deux jours avant la publication. Samedi 11 février, c’est l’événement. L’édition du Figaro magazine sera épuisée en quelques heures. L’interview de Nicolas Sarkozy donne le ton de sa campagne : le futur candidat évoque « les racines chrétiennes de la France », s’oppose à l’ouverture du mariage pour les homos, et propose d’organiser des référendums sur l’indemnisation du chômage et sur l’immigration.
Dans les coulisses, les petites mains s’activent. Après de multiples visites entre décembre et janvier, un local de campagne est finalement trouvé dans le XVème arrondissement, 18 rue de la Convention: ni trop bourgeois, ni trop éloigné des domiciles du candidat, tout en étant au cœur du Paris médiatique. Mauvaise nouvelle pour l’architecte : comme la campagne est avancée d’une quinzaine de jours, il a seulement huit jours pour les travaux !
Au même moment, l’équipe du salon vert décide que Nicolas Sarkozy annoncera officiellement sa candidature dans le 20 heures de TF1 du 15 février. C’est le choix de Patrick Buisson qui considère que le public de la première chaîne correspond davantage à sa cible fétiche, « les oubliés ». Franck Louvrier préférait le JT de France 2, un format plus long, qui aurait permis à Nicolas Sarkozy de « purger » le Fouquet’s et le yacht de Bolloré dès le début de sa campagne. Le slogan « la France forte » est proposé au reste de l’équipe par Jean-Michel Goudard. Ce dernier réfléchissait en fait à des slogans autour de la thématique « de la force » depuis le début de l’automne, et en avait déjà parlé fin décembre à Franck Louvrier, en marge d’un déplacement en Ardèche. Patrick Buisson est ravi : « C’est très bien. »
Pour accompagner cette campagne qui s’annonce dure et tournée vers le culte du chef – car pour Buisson, le peuple aime les chefs – Goudard a l’idée de commander une musique de meeting façon péplum. « Nous avons fait une campagne totalitaire, décrypte après-coup un sarkozyste, Sarkozy était comme momifié sur son affiche de campagne façon Corée du Nord. La police d’écriture du slogan était robotique, et il n’y avait pas un village à l’horizon. »
Dans ce contexte, Nicolas Sarkozy impose pourtant le choix de Nathalie Kosciusko-Morizet comme porte-parole de la campagne, contre l’avis de Buisson qui aurait plutôt aimé promouvoir à ce poste l’un de ses disciples, Laurent Wauquiez. En faisant le choix de NKM, Nicolas Sarkozy veut adoucir son image. Preuve qu’au final, c’est lui seul qui décide de sa campagne. « Hollande, je ne vais pas le laisser respirer. Ce sera trois idées nouvelles par jour. Il ne va pas comprendre ce qui lui arrive, et je vais le mettre en charpie », fanfaronne ainsi Sarkozy le 14 février devant les responsables de la majorité.
Sous-estimerait-il son concurrent ? À la même période, le patron chiraquien François Pinault, férocement anti-sarkozyste, rencontre pourtant François Hollande. Et à Londres, lors d’un colloque organisé par le président d’honneur de Saint-Gobain, Jean-Louis Beffa, le Premier ministre David Cameron fonce droit sur Laurent Fabius, représentant de François Hollande, pour le saluer, ignorant superbement les sarkozystes Baroin et Pécresse, également présents.
Brainstorming au QG
Si la campagne est d’abord pilotée à l’Élysée, on s’active tout de même au QG. Les « cerveaux » que sont les jeunes trentenaires Jean-Baptiste de Froment et Sébastien Proto, ex-dir cab d’Éric Woerth et de Valérie Pécresse, ainsi qu’Olivier Henrard, ex-conseiller culture à l’Élysée, sont notamment chargés de recycler le projet de Bruno Le Maire en fonction des déplacements du candidat. Chaque semaine, un thème. De son côté, Emmanuelle Mignon s’enferme dans son bureau – travaillant souvent la nuit entre 20 heures et 6 heures du matin – pour réécrire le livre de Nicolas Sarkozy. Un livre trop fleur bleue, trop mea culpa, et trop techno à la fois, au goût de Patrick Buisson.
La logistique est assurée par l’ancien chef de cabinet de l’Élysée, Guillaume Lambert, propulsé directeur de campagne. « C’est le maître du temps du président lors de ses déplacements mais il n’a pas beaucoup de sens politique », note un membre du QG. C’est l’UMP, et notamment Jérôme Lavrilleux, dir cab de Jean-François Copé, et Éric Césari, directeur général, qui se charge d’organiser les meetings. Des salles entières ont été réservées à l’avance, mais les meetings sont généralement décidés au dernier moment, entre 48 heures et 72 heures à l’avance. Et adaptés aux chaînes tout info : « Les meetings étaient organisés pour les 500 000 téléspectateurs qu’on avait à chaque fois. »
De leur côté, les ministres se plaignent d’être mis à l’écart, et se moquent d’une équipe de campagne « pas assez politique ». Lors des comités stratégiques, les « chapeaux à plume » de l’UMP pourront tout de même donner leur avis. Au cours de la campagne, Sarkozy les écoutera, leur redonnera le moral, mais refusera toute discussion contradictoire. Seul l’ami Hortefeux n’hésitera pas à lui parler franchement lors de leurs débriefings téléphoniques de fin de soirée. Durant les premiers meetings – Marseille, Lille, Bordeaux – Nicolas Sarkozy n’est pas au mieux de sa forme. Il lit rapidement ses discours, ne s’arrête jamais, comme s’il refusait de jouer avec le public. L’ambiance n’est pas bonne, même si les jeunes UMP font tout pour garder le sourire.
Patrick Buisson estime que ses discours, tous écrits par Henri Guaino, manquent considérablement de chair en 2012. Pire, les premiers déplacements thématiques sont des échecs. La semaine du 27 février qui devait être consacrée à l’éducation est pour le moins calamiteuse. L’axe fort de la campagne présidentielle va se trouver carbonisé. Dès le lundi matin, Nicolas Sarkozy, lors d’une interview à RTL, mélange les chiffres et les dates sur l’évolution du nombre de profs et d’élèves. Le soir même, François Hollande fait son annonce surprise sur une nouvelle tranche d’impôt à 75% pour les revenus supérieurs à 1 million d’euros. « Comme si Hollande avait compris le danger de nos propositions sur l’éducation, explique un conseiller, et avec son annonce surprise, il nous a littéralement cornérisés. » Car le lendemain Le Figaro préfère critiquer les 75% plutôt que d’évoquer les propositions de Nicolas Sarkozy sur l’éducation… Et les responsables de l’UMP retrouvent leurs réflexes en soutenant les riches, une posture totalement à rebours de la défense du peuple souhaitée par Buisson.
« Nicolas Le Pen »
Mais ce n’est pas terminé : finalement peu à l’aise avec le monde éducatif, Nicolas Sarkozy annulera un déjeuner avec des professionnels du secteur, et ne fera qu’un seul déplacement thématique dans un internat d’excellence. Mais la catastrophe a lieu le 1er mars lorsque le président-candidat se fait huer et bousculer par des militants indépendantistes et de gauche dans le centre de Bayonne. Un déplacement exceptionnellement organisé par l’Élysée – et non par le QG ou l’UMP – avec Michèle Alliot-Marie…
Bref, en ce début mars, la campagne Sarkozy patine. La polémique sur le halal lancée par Marine Le Pen en est un autre exemple. Alors que dans un premier temps Nicolas Sarkozy refuse d’en faire une question à traiter, il finira huit jours plus tard par dénoncer le manque de « traçabilité » autour du halal, sur les conseils de Patrick Buisson. « Arrêtons de nous laisser intimider en n’allant pas sur des sujets qui intéressent les Français. Et puis dès qu’on parle d’économie, on plonge dans les enquêtes d’opinion », explique le conseiller à Sarkozy.
La contre-offensive est menée à la télévision lors de l’émission Des paroles et des actes de David Pujadas sur France 2. La séquence émotion-confession est préalablement dealée entre les journalistes du service public qui souhaitent faire de l’audience et Franck Louvrier. C’est entendu, Nicolas Sarkozy s’expliquera sur le Fouquet’s, Cécilia Sarkozy et le yacht de Bolloré. Et ils ne seront pas déçus : dans un exercice de contrition personnelle qu’il affectionne tant, Nicolas Sarkozy crève l’écran. Et face à son adversaire « normal », reprend pied dans la bataille des images : « Cette fois-ci, j’ai une famille, une famille solide, et je sais où je pourrais fêter cette victoire : avec ceux que j’aime, avec ma femme et mes enfants et peut-être quelques amis. » Lors de l’émission, Nicolas Sarkozy annonce également son intention de diviser par deux l’immigration légale : « Il y a trop d’étrangers en France », lance-t-il.
Tout est prêt pour la démonstration de force de Villepinte le 11 mars : « Nous avons deux mois pour bâtir la plus formidable des aventures, deux mois pour bousculer les certitudes, pour tout renverser, pour les faire mentir, pour faire triompher la vérité. J’ai besoin de vous », s’exclame-t-il à la tribune. Dans son discours, il ira jusqu’à remettre en cause le traité de Schengen. Emmanuelle Mignon serait l’inspiratrice d’une telle idée. Et deux jours plus tard, The Wall Street Journal titre son éditorial par « Nicolas Le Pen », alors que Le Monde interviewe sur deux pages Patrick Buisson. À Villepinte, Henri Guaino avait bien eu l’honneur d’intervenir à la tribune juste avant son candidat préféré…
Mais peu importe pour Sarkozy, car quelques jours plus tard, les courbes Hollande-Sarkozy dans les sondages se croisent. Pour la première fois, il est en tête. Entre décembre et avril, Sarkozy est ainsi passé de 22 à 28% dans les sondages. « Un exploit », reconnaît un responsable de droite non sarkozyste. Devant ses collaborateurs, Nicolas Sarkozy fait dans la méthode Coué : « On va y arriver, je sens quelque chose », répète-t-il. « On a connu une campagne bipolaire, passant de moments d’euphorie à des moments de déprime », se souvient un des conseillers. « Je connais un médicament très efficace qui n’est pas remboursé par la Sécurité sociale, ce sont les sondages à la hausse », confie Nicolas Sarkozy à ses troupes à la mi-mars.
À la recherche de Borloo
Mais ces bons sondages vont persuader Nicolas Sarkozy de préparer dès à présent la campagne du second tour. En recentrant. Meeting de Villepinte, visite à Meaux, ville de Jean-François Copé, à chaque fois, Jean-Louis Borloo est annoncé à la presse, mais le président du Parti radical semble se raviser au dernier moment, et poser un lapin aux équipes sarko : « En fait, avant même de nous en parler, c’est eux qui nous annonçaient à Villepinte et à Meaux. Les deux fois, ils nous ont mis devant le fait accompli. Comme si Sarkozy voulait afficher à tout prix le président du Parti radical à son palmarès, faire une photo à ses côtés », confie un des proches de Borloo.
Car si les troupes du Parti radical ont décidé de soutenir finalement Sarkozy, c’est à condition que ce dernier reprenne plusieurs propositions du parti. Et pour l’instant, aucun signe de ce côté-là : nada, niet, rien. Borloo marche donc sur des œufs car il doit contenir ses propres troupes. Entre les deux hommes, c’est un peu je t’aime moi non plus. Attraction, répulsion. Sarkozy admire le fulgurant parcours de l’avocat d’affaires à qui tout réussissait jusqu’à faire la une de Forbes au top de sa carrière. Borloo est soufflé par l’énergie du président. Celui-ci a d’ailleurs longuement hésité à en faire son Premier ministre en novembre 2010 lors du renouvellement gouvernemental.
Reste que l’inflexion sociale de la campagne attendue par de nombreux centristes se fait toujours attendre… Le 23 mars, Borloo finit par accueillir à Valenciennes « son » candidat à la présidentielle. L’ancien super ministre du développement durable veut montrer à la presse sa politique de rénovation urbaine, et propose à Sarkozy de prendre le tramway afin de découvrir plusieurs quartiers de sa ville. Branle-bas de combat au QG qui a peur de revivre le douloureux épisode de Bayonne : chacun tente de dissuader l’équipe Borloo et Sarkozy de faire une petite promenade ensemble au milieu des habitants. Sans succès. Tout se passe pourtant bien sur les terres de Jean-Louis Borloo…
« Pour me flinguer »
Malgré les sourires devant les caméras, Nicolas Sarkozy va entrer durant cette deuxième moitié de mars en zone de turbulences. Le 18 mars, Nathalie Kosciusko-Morizet déclare sur France 3 qu’elle irait voter Hollande en cas d’un duel Hollande-Le Pen. Patrick Buisson est furieux. Alors que NKM n’était pas encore intégrée à la réunion de pilotage de l’Élysée – le cœur nucléaire de la campagne – il est décidé de l’intégrer.
Quelques jours plus tard, l’affaire Merah, qui va interrompre la campagne, et la mise en place des règles de temps de parole dans les médias audiovisuels « vont casser la dynamique de Sarkozy », estime un sarkozyste. C’est alors que Valérie Pécresse et Alain Juppé, chauds partisans d’un recentrage de la campagne, vont expliquer dans les médias que François Bayrou pourrait faire un bon Premier ministre sous une présidence Nicolas Sarkozy. Hors de lui, Nicolas Sarkozy appelle Alain Juppé pour lui exprimer son mécontentement. Pourtant, le candidat lui-même avait expliqué peu avant que l’idée d’ouverture était bonne.
Au grand dam de Patrick Buisson qui considère que ces déclarations centristes ont fait perdre de précieux points à Nicolas Sarkozy. De retour du week-end de Pâques, le conseiller grogne et jure qu’il faut poursuivre sur l’immigration, l’islam et la sécurité, alors qu’Henri Guaino plaide pour une inflexion sociale. Mais l’urgence de ce début d’avril est de répondre aux socialistes qui attaquent désormais le candidat de droite sur l’absence de son projet. Sarkozy est pris de cours, lui qui voulait construire principalement sa campagne sur des effets d’annonce lors de chacun de ses meetings. « Le président ne voulait pas se faire cornériser sur un projet. Il est convaincu qu’un projet est un piège que ses ennemis lui tendent », se souvient un de ses collaborateurs. « Les mecs me demandent mon projet. Je ne leur donnerai pas. C’est comme si on me donnait rendez-vous pour me flinguer », explique Nicolas Sarkozy à ses interlocuteurs en mimant une cible au niveau de son cœur.
Le candidat se résout pourtant à organiser une conférence de presse, et décide de diffuser « une lettre aux Français ». C’est Emmanuelle Mignon qui se charge de l’écrire après que la publication du livre confession a été abandonnée en cours de route. De son côté, Sébastien Proto tente un chiffrage hasardeux du projet, contesté par l’Institut de l’entreprise. « Ça a tué la crédibilité économique de Nicolas », déplore un membre du groupe Fourtou.
Début avril, c’est également Sarkozy qui décide seul d’organiser un meeting à la Concorde pour contrer le rassemblement des socialistes à Vincennes. « Il faut qu’on fasse la même chose, sinon on est mort. » Patrick Buisson se bat pour que Sarkozy propose lors de ce meeting la suppression des allocations aux fraudeurs. Sans succès. À la place, Henri Guaino en profitera pour faire un discours dans lequel il rappellera « le rôle de la BCE dans le soutien à la croissance », alors même que son candidat s’est battu contre cette idée depuis des mois !
Une fête du « vrai travail »
Peu importe. Nicolas Sarkozy félicite Patrick Buisson le soir du premier tour, « car, selon lui, s’il n’avait pas fait cette campagne, le FN aurait été à 25 % », rapporte un témoin. L’homme de l’ombre est d’ailleurs présent à la Mutualité, lui qui d’habitude se fait si discret… Dans sa loge, Nicolas Sarkozy savoure le resserrement de l’écart entre lui et François Hollande au cours de la soirée : « Dire que certains me conseillaient de faire campagne au centre ! » Il annonce qu’il compte organiser une « fête du vrai travail » le 1er mai. L’idée vient d’une note de Guillaume Lambert qui évoquait une « vraie fête du travail ». La maladresse ne sera relevée que deux jours après. En attendant, alors que France 2 présente de mauvaises estimations, le président-candidat engueule au téléphone son ministre de l’Intérieur, Claude Guéant, coupable à ses yeux de ne pas avoir fait assez tôt un point presse sur les premiers résultats officiels. De son côté, Brice Hortefeux y croit : « On va gagner ! » lance-t-il.
Contre toute attente, la campagne du second tour se fait donc à droite toute. Dénonciation de l’islamisation, des étrangers, de l’assistanat, des journalistes. « Nous voulons qu’on respecte notre mode de vie car nous ne voulons pas changer notre mode de vie », déclare Sarkozy à Longjumeau. Des affiches « Non au droit de vote des étrangers, non à Hollande » sont diffusées par l’UMP. « Le discours que tu laisses d’habitude à une association étudiante comme l’UNI, qui joue le rôle de rabatteurs, est devenu le discours officiel », s’étonne un militant. Évidemment, Jean-Louis Borloo préfère fuir les médias.
Du côté de l’équipe Sarkozy, on frôle l’hystérie ou l’épuisement. C’est selon. Henri Guaino semble fatigué. Le premier jet de son discours pour le meeting du Trocadéro pour le 1er mai n’est pas bon. Patrick Buisson l’étrille, le modéré Pierre Giacometti n’est pas non plus satisfait. Le matin même, une séance de travail est improvisée pour aider le soldat Guaino à réécrire le discours. Même ambivalence chez Nicolas Sarkozy. D’un côté l’exaltation – il explique ainsi à des journalistes : « Vous verrez, je vais gagner. Vous allez vous prendre un seau d’eau froide le 6 mai » –, et de l’autre la lassitude.
Pour préparer son débat avec François Hollande, il va ainsi se préparer seul lors d’une petite après-midi, sans séance de coaching. « Il n’a pas préparé de formules choc », regrette l’un de ses conseillers. Après l’épreuve, il tentera de se rassurer : « Bon à ce niveau-là, on ne s’effondre pas ». Ses conseillers le félicitent mais le cœur n’y est pas. Olivier Biancarelli fait état des réactions forcément positives des élus.
Prophétie autoréalisatrice
Durant les trois heures de débat, les « hommes du président » ont pourtant souffert, voyant leur champion affaibli face à un Hollande particulièrement pugnace et brillant. « Nicolas Sarkozy n’a pas réussi à avoir un angle d’attaque nouveau, il n’avait pas de stratégie. Ce fut un échec », résume l’un d’eux. Dans la loge, Emmanuelle Mignon est furieuse, regrettant que le président n’évoque pas le cas « Tristane Banon ». Jean-Michel Goudard n’est pas satisfait non plus. Ni Carla Bruni. Le lendemain, lors de son dernier meeting, de retour à Toulon, Sarko 1 er déclare : « Je sens la vague. » Mais son jouet fétiche, la prophétie autoréalisatrice, est cassé.
Le 6 mai, les premiers sondages tombent à l’Élysée dans l’après-midi. C’est perdu. Il a été tenté de tout lâcher. « S’il avait fait du Jospin, il aurait cassé sa famille politique », note un responsable de l’UMP. Finalement vers 18 heures, l’écart se resserre jusqu’à 48,38% pour Sarkozy. Quand il l’apprend, il lance : « Regardez, tout le monde m’acclame. » Toujours le déni. Mais ce déni lui aura permis durant toute la campagne de transporter les foules et ses plus proches collaborateurs. Son rôle personnel fut central. « Sa puissance de conviction n’aura pas servi à rien. Il a réussi à ce qu’il y ait une vraie bataille jusqu’au bout », confie un proche.
À l’Élysée, lorsqu’il arrive finalement à 19h20 devant les responsables de la majorité et qu’il leur dévoile son discours, il leur lance : « Il y a d’autres échéances, il faut s’y mettre à fond. » Puis, dans sa loge de la Mutualité, Nicolas Sarkozy réconforte son entourage. Quelques jours plus tard, quand il fera ses adieux à l’ensemble de son cabinet, il expliquera : « Le style, c’est ce qui compte. C’est la civilisation. Il faut travailler le style, car c’est aussi travailler l’intérieur. » Nicolas Sarkozy aurait-il changé après cinq ans à l’Élysée ?
« On est triste vous savez Monsieur le président », déclare Xavier Musca. « De la tristesse, oui mais pas d’amertume ou de colère. C’est autorisé la tristesse, car on peut avancer avec », répond Sarkozy, soudainement apaisé. Ajoutant : « Vous allez tellement vous ennuyer que vous allez pouvoir me voir. »
Le lendemain de la passation de pouvoir, le groupe Fourtou s’est réuni. L’un des membres lance : « Si on a aimé la conquête, on aimera peut-être la reconquête. »
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