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Michel LEPESANT
Conférencier, animateur de la Maison commune de la Décroissance

DÉCROISSANCES


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02.08.2025 à 13:36

Politiser la décroissance : difficile défi

Michel Lepesant

Je ne suis pas venu à la décroissance pour des raisons psychologiques (je ne suis pas éco-angoissé) ou écologiques (ce n’est pas tant la planète qui est limitée que nos désirs qui ne le sont pas) mais pour des raisons politiques : je n’imagine pas la vie humaine sensée comme
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Je ne suis pas venu à la décroissance pour des raisons psychologiques (je ne suis pas éco-angoissé) ou écologiques (ce n’est pas tant la planète qui est limitée que nos désirs qui ne le sont pas) mais pour des raisons politiques : je n’imagine pas la vie humaine sensée comme une robinsonnade.

1. Voilà que le livre que j’avais écrit en 2012 vient de connaître une traduction espagnole : l’occasion d’écrire une nouvelle préface pour faire un bilan politique → comment je suis passé des « 3 pieds » (alternatives, visibilité, travail du projet) à la focalisation de mes réflexions sur le pied bancal, celui de la théorie, des définitions, des concepts, des distinctions…

2. La semaine dernière, j’étais pour la troisième année de suite à « Décroissance, le Festival » où j’ai eu l’occasion de présenter pour la première fois en public mon idée d’une analogie entre la politique et la permaculture, ce que j’appelle la « permapolitique« . Concrètement, je reprends d’abord l’idée d’un « zonage » ; et je place la « décroissance radicale » dans la zone 5, celle qui échappe à l’injonction permanente à agir sans tarder, et qui est la zone dans laquelle peuvent cohabiter des « lieux de vigilance » radicalement idéologiques.

3. Dans 2 semaines, ce seront les (f)estives de la décroissance qui seront cette année particulièrement politiques :

  • 2 jours consacrés à réfléchir à la croissance comme « régime politique » : en présence d’Onofrio Romano.
  • 3 jours ensuite pour essayer de définir une position décroissante sur la question de la propriété, question que nous aborderons sous des angles anticapitalistes, anti-autoritaires, foncièrement égalitaristes et partageux.

Pour le moment, nous ne sommes pas assez d’inscrits pour équilibrer financièrement cette rencontre. Alors si vous n’avez pas encore décidé de venir, vous pouvez changer d’avis, et venir avec des ami.e.s. sinon, un peu de tam-tam nous ferait le plus grand bien.

Pour des infos pratiques sur les (f)estives (pour s’inscrire, en particulier) : https://ladecroissance.xyz/2024/10/28/festives-2025-annonce/

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30.07.2025 à 23:06

La décroissance, solution politique ? Saint-Maixent, le 25 juillet

Michel Lepesant

« Pour beaucoup, la croissance est la solution. Renversons la perspective : si la croissance est le problème, alors, la décroissance, c’est la solution ! ». Mon intervention a consisté à donner sens à ce « renversement de perspective », qui me semble une façon particulièrement mobilisatrice en envisageant la décroissance comme renversement de la croissance.
Texte intégral (8862 mots)

« Pour beaucoup, la croissance est la solution. Renversons la perspective : si la croissance est le problème, alors, la décroissance, c’est la solution ! ».

Telle était formulée l’invitation à intervention pour la troisième édition de « Décroissance, le Festival » (à Saint-Maixent, du 25 au 27 juillet 2025).

Mon intervention a consisté à donner sens à ce « renversement de perspective », qui me semble une façon particulièrement mobilisatrice en envisageant la décroissance comme renversement de la croissance. Façon aussi de se mettre sous l’autorité de Carolyn Merchant : « La terre malade, « oui morte, oui putréfiée », ne peut probablement être restaurée à long terme que par un renversement des valeurs dominantes, et une révolution dans les priorités économique. En ce sens, le monde doit une fois de plus être renversé ».[1]

Pour télécharger et lire l’article au format PDF

Mais alors, pour défendre ce renversement : dans quels termes, selon quelle méthode, sur quel objet, dans quel cadre, pour quel programme ?

1. Les termes du renversement

Dans la question « décroissance, solution politique ? », chaque terme mérite quelques précautions de définition. Surtout si on s’aperçoit que si la définition mainstream de la décroissance n’est qu’économique, comment espérer en tirer une « solution politique » ?

1.1 Disposons-nous d’une définition politique de la décroissance ?

Nous disposons maintenant d’une définition (actuellement mainstream) de la décroissance. C’est celle fournie par Timothée Parrique, dont la validité provient du fait qu’elle a été « construite » par recoupements[2] = réduction de la production et de la consommation (de quoi ? des énergies et des matières), planifiée démocratiquement, pour repasser sous les plafonds de la soutenabilité écologique, pour réduire les inégalités, en vue du bien-être.

Décroissance, le festival, Salle des communs, le vendredi 25 juillet 2025

Mais est-ce une définition politique, autrement dit, est-ce que c’est sur cette définition-là de la décroissance que l’on va pouvoir bâtir une solution politique ?

  • Car si on l’analyse, on va (à la suite de Timothée Parrique) distinguer un chemin, un trajet de réduction (c’est le chapitre 6 de son Ralentir ou périr), et 4 piliers.
  • En apparence, il y a dans ces 4 piliers de quoi définir politiquement la décroissance : exigence démocratique, responsabilité écologique, théorie de la justice, objectif de bonheur.
  • Mais définir (politiquement), ce n’est pas résoudre (politiquement). Et pour le vérifier, il suffit d’aller lire du côté des partisans de la croissance pour constater que, dans leurs plaidoyers, aucun de ces 4 piliers n’est oublié : démocratie libérale, croissance verte (ou développement durable), théorie du ruissellement[3] (d’où une politique de l’offre, si chère à Macron) et/ou principe de différence (John Ralws), utilitarisme.
  • Politiquement, ces 4 piliers ne peuvent aboutir qu’à un dialogue de sourds pendant lequel partisans et critiques de la croissance débattront[4] chacun de « leurs » conceptions de la démocratie, de l’écologie, de la justice, du bonheur. Autrement dit, ces piliers ne peuvent convaincre politiquement que ceux qui ont déjà fait leur choix… politique.
  • Et pour les autres, ceux qui n’ont pas de choix politique préalable, il ne reste alors dans cette définition que son noyau économique/physicaliste de réduction de la production et de la consommation (et donc de l’extraction et de l’excrétion). Or c’est précisément le refus d’une économie qui phagocyte tous les domaines de la vie humaine – y compris donc la dimension politique – qui est l’une des sources la plus robuste de la critique décroissante. On ne peut donc pas accepter de voir dans la réduction de la production et de la consommation une réponse politique. C’est une réponse économique dont on peut supposer qu’elle est déduite d’une position politique, mais ce n’est pas elle qui est la position politique.

Et nous voilà alors à la recherche d’une définition directement politique de la décroissance.

1.2 C’est quoi une définition « politique » ?

Mais a) comment entendre ce terme de « politique » ; et si nous arrivons à cerner le champ de ce « politique », b) à quelles conditions (théoriques et pratiques) la décroissance peut se montrer à la hauteur ?

Et nous voilà à la recherche d’une telle définition de la politique, tout en se demandant si la décroissance pourra relever le défi.

Comment esquisser ce domaine politique ? Par politique, de façon très générale, j’entends tout ce qu’un groupe envisage pour organiser son organisation : « La politique est l’art d’établir, de cultiver et de conserver entre les hommes la vie sociale qui les unit » (Johannes Althusius, 1603). Démocratiquement, il devrait s’agir de l’auto-institution d’une société.

Dans la suite, je vais proposer 3 autres approches pour cerner ce que j’entends par « politique » : la notion de « régime » comme régime politique où se jouent des rapports de domination et d’émancipation, des zones de politisation (par analogie avec le zonage en permaculture), des pôles d’enjeu politique (dispositifs démocratiques de politisation, institutions politiques, ordre politique global).

1.3 Si on cherche une solution, c’est qu’il y a un problème, lequel ?

Pour que la décroissance apparaisse comme une « solution politique », il faut qu’elle soit la solution politique d’un problème politique.

Quel est ce problème politique auquel s’affronte la décroissance ?

C’est là que je prétends faire d’une pierre deux coups : a) définir la croissance en tant que problème politique (et pas simplement comme problème économique) ; b) définir la décroissance, très simplement comme opposition politique à la croissance.

Ne cachons pas qu’il y a là deux ruptures :

  • Rupture par rapport aux approches habituelles de la décroissance sous les seuls angles, physicalistes (énergies et matières), écologiques, démographiques, économiques. D’ailleurs beaucoup de ceux qui adoptent ces approches en viennent souvent à ne défendre qu’une « décroissance sélective ». Ils ne critiquent pas la croissance en tant que telle, mais seulement telle ou telle croissance. Et ils vont jusqu’à défendre que certaines croissances seraient bonnes.
  • Rupture par rapport à ces définitions de la décroissance qui n’assument pas que le « dé » du préfixe signifie une opposition au radical « croissance ». Et qui, même quand il s’agit de croissance économique, ne veulent pas voir dans la croissance une « croissance négative » ; alors que c’est bien, économiquement, d’une baisse du PIB, du pouvoir d’achat, de la production, de la consommation dont il est question.

Pour aller jusqu’au bout de cette définition de la décroissance comme opposition politique à la croissance, il reste quand même à montrer a) en quoi la croissance est un problème politique ; b) en quoi la décroissance est l’opposition politique à la croissance.

2. La méthode du renversement

La critique politique portée par la décroissance à l’encontre de la croissance ne devrait pas se faire dans le « style marxiste ».

Par cette expression, j’entends ces façons de dénoncer, à l’extérieur, les « contradictions » (dont les héritiers, de ce point de vue, aujourd’hui sont les effondristes) mais à l’intérieur, de ne pas faciliter la liberté d’autocritiquer. A l’extérieur, c’est la nécessité des contradictions qui ferait loi, comme s’il y avait une promesse eschatologique que les contradictions du système critiqué ne pourront pas ne pas nécessairement aboutir à son effondrement. C’est, certes, doublement rassurant (on a raison, et ils ont tort) mais politiquement, c’est irresponsable et indéfendable.

  • D’abord parce qu’une « contradiction », ce n’est pas un problème. Une contradiction, c’est une façon d’opposer 1 thèse à elle-même (contradiction interne entre une thèse A et une conséquence de A). Un problème, c’est une façon d’opposer 2 thèses (soit A mais contradiction entre une conséquence de A et A, soit B (qui est non-A) mais contradiction entre une conséquence de B et B). D’un point de vue marxiste, dans le capitalisme[5], la baisse tendancielle du taux de profit est une contradiction interne.
  • Je propose donc de pratiquer 2 renversements de méthode :
    • En interne : accepter les bienfaits et les risques de la conflictualité = de la controverse[6]. En particulier, avoir un rapport didactique au passé = savoir tirer les leçons des échecs passés plutôt que de répéter la fable libérale d’une histoire qui pourrait rompre avec toute tradition, à partir d’une tabula rasa.
    • En externe : je ne dis pas qu’il n’y a pas des contradictions dans le monde de la croissance, je dis juste a) qu’il faut faire attention au biais de conviction = toujours se demander si les contradictions internes que je prétends relever dans le système critiqué ne résultent pas d’abord d’une évaluation passée au filtre partisan de nos convictions ; b) et j’en déduis que ma critique sera toujours normative (éthique et morale) avant d’être fonctionnelle[7]. Je ne dis pas que le monde de la croissance se trompe, je dis qu’il faute. Et doublement : tant du point de vue d’une théorie de la justice, car le capitalisme ne peut produire des profits qu’en produisant des inégalités (critique morale) ; que du point de vue d’une exigence de la vie bonne, car dans le capitalisme, les modes de vie sont des aliénations (critique éthique). En externe, je ne vais donc pas attaquer les points faibles du système critiqué mais ses points forts : je ne vise donc pas ses « échecs » mais ses « succès ».
    • Concrètement, on se trompe d’argumentaire (de force illocutoire) quand on (se) raconte que la décroissance serait « inéluctable », que ce soit en se réfugiant dans des « bulles noires » (les effondrements sont inévitables) ou dans des « bulles roses » (la décroissance serait culturellement majoritaire[8]).
  • Le problème de la croissance en tant que boussole macroéconomique (micro-économiquement, c’est le profit), ce n’est donc pas qu’elle soit limitée (à cause des frontières planétaires) mais qu’elle ait réussi à imposer une hégémonie culturelle qui légitiment des inégalités et des aliénations. Mais comment cette hégémonie s’est-elle imposée et pourquoi a-t-elle réussi ?
    • Comment (par quels moyens) : c’est l’apport de l’approche de Serge Latouche → par la « colonisation des imaginaires ».
      • Occidentalisation du monde : c’est là que la décroissance comme politique est tout aussi valable au Nord comme au Sud. Le problème ce n’est pas que le Sud soit « sous-développé » (économiquement) et que la solution serait d’être « en voie de développement » (économique »), le problème c’est de présenter le développement comme unique et universel paradigme.
      • Le triptyque publicité – crédit – obsolescence
      • Une rationalité économique sans contrôle (avec les agences de notation, c’est même l’inverse, ce sont elles qui contrôlent les politiques publiques).
    • Pourquoi (par quelles causes) : c’est là que l’hypothèse de Latouche montre ses limites et qu’il faut la prolonger par celle de la croissance comme régime politique.
      • La colonisation de nos imaginaires par un paradigme économiciste, colonial, patriarcal (viriarcal) est facile à montrer. Mais qui peut croire que l’on peut « changer de paradigme » en opposant au paradigme dominant un « autre » paradigme ? Qui peut croire que l’on peut s’émanciper magiquement d’une valeur, d’une représentation, d’un imaginaire, d’un récit, d’un mode de vie en leur opposant une « autre » valeur, une « autre » représentation, etc. ?
      • Il faut tenir compte du « plouf » qui conclut la meilleure argumentation, qu’elle soit de type rationnel (basée sur des « faits ») ou de type raisonnable (basée sur des valeurs, des normes…).
      • D’où l’hypothèse qu’il existe sous-jacent au paradigme de la croissance un dispositif (= une rhétorique politique) qui neutralise toute possibilité de trancher les discussions → c’est ce dispositif que nous nommons « régime de croissance » et c’est un dispositif politique.
      • En régime horizontaliste de croissance, une opinion ne renvoie qu’à la sphère privée. Toute tentative de convaincre l’autre et de le faire changer d’avis est vécue comme une violence : toute controverse est caricaturée en polémique. Tout conflit doit être évité et la confrontation des contradictions doit laisser place au seul relevé des différences. Tout face-à-face est vécu comme une agression, seul le côte-à-côte serait « bienveillant ». L’horizontalisme est ce dispositif qui permet de neutraliser toute discussion sur les faits et les valeurs, qui interdit de trancher, qui rend toute discussion indécidable, qui relativise tout fait par un « contrefait » et toute valeur par une contre-valeur. L’horizontalisme est un dispositif de verrouillage de la discussion qui dévalue toute valeur, qui défait tout fait, qui déconstruit toute construction.

L’hypothèse du « régime de croissance » peut seule permettre de répondre au pourquoi de la victoire de la croissance comme hégémonie culturelle. Car ce régime politique est un régime de dépolitisation : les limites planétaires sont objectivées, les responsabilités individuelles sont subjectivées, les conflits intersubjectifs sont neutralisés.

3. L’objet du renversement : le régime politique de croissance

Je fais l’hypothèse (politique) que le régime de croissance est le milieu dans lequel flotte l’iceberg de la croissance, dont la partie immergée est « le monde de la croissance » et la partie émergée, l’économie de la croissance.

L’intérêt de cette hypothèse c’est d’éviter de réduire l’engagement politique de la décroissance au seul anticapitalisme. Malheureusement, peu d’auteurs décroissants, même parmi les plus critiques, font avancer la critique politique de la croissance au-delà de l’anticapitalisme (parce que bien souvent, leur critique de la croissance y voit une économie et un « monde », mais pas un régime politique). Heureusement, on trouve chez Harmut Rosa, dans sa critique systémique de la « modernité tardive » une analyse qui déborde explicitement celle du capitalisme.

Par rapport au capitalisme, beaucoup de décroissants croient qu’il leur suffit de dénoncer le capitalisme pour politiser leurs propos : mais c’est parce qu’ils évitent de se poser ce qu’Harmut Rosa nomme la « question sérieuse : La société moderne est-elle donc équivalente à la société capitaliste ? Est-ce que j’entends simplement « capitalisme » lorsque je me réfère à la structure de base de la société moderne ? La réponse est : le capitalisme est un moteur central, mais la stabilisation dynamique s’étend bien au-delà de la sphère économique »[9]. Cette expression de « stabilisation dynamique » peut être comprise comme synonyme de « la croissance pour la croissance » : toujours plus, toujours innover, toujours plus vite.

  • Le « problème », ce n’est pas d’abord l’idéologie capitaliste mais le régime de croissance, expression qui englobe le libéralisme et ses variantes. Ce libéralisme repose sur un deal (en réalité, une arnaque) régissant soi-disant la relation public-privé (à la place de sacré-profane).
  • Car la croissance est davantage qu’une économie, davantage qu’un « monde ». C’est aussi un « régime »  qui peut être défini par l’hégémonie qu’une certaine « forme » exerce sur nos activités comme sur nos représentations de ces activités et de nos places dans la société. Cette forme est la logique poussée jusqu’au bout de l’idéal de la modernité libérale, à savoir ce contrat politique tacite selon lequel les institutions – l’État et ses administrations, le Marché et ses entreprises – prétendent s’interdire de hiérarchiser les différentes conceptions privées de la vie bonne et prétendent accorder un égal respect à toutes celles qui sont compatibles avec celles des autres. La « liberté » libérale est le droit accordé à chaque individu de mobiliser toutes les ressources nécessaires à la réalisation de sa conception individuelle de la vie bonne. La croissance n’est alors que l’exigence d’une mise à disposition illimitée des « ressources ». Cette prétendue absence de hiérarchisation – et il faudrait montrer comment l’illibéralisme est en réalité le destin du libéralisme – se manifeste dans une forme horizontale dans laquelle toutes les valeurs se valent, dans laquelle les institutions prétendent être neutres. Cet horizontalisme est en pratique un principe d’équivalence et on peut faire l’hypothèse qu’il vient de l’économie libérale pour laquelle l’argent est l’équivalent généralisé de tous les autres biens.
    • D’un côté, les institutions (l’État, le Marché, sortie de la Religion) prétendent rester indifférentes aux diverses conceptions privées de la vie bonne. Indifférence aux buts privés.
    • D’un autre côté, les institutions s’engagent à maximiser les moyens mis à disposition des fins privées = promesse de croissance = le gâteau ne doit pas cesser de croître (mise à disposition généralisée de ressources abondantes, sinon infinies, et gratuites : la nature, les activités féminisées de la reproduction sociale).
  • L’hypothèse du « régime de croissance » peut seule permettre de répondre au pourquoi de la victoire de la croissance comme hégémonie culturelle. Car ce régime politique est un régime a/ de naturalisation (en externalisant les limites), b/ d’individualisation (en internalisant les responsabilités), c/ de dépolitisation par la neutralisation et l’horizontalisation des conflits.
  • Selon le régime de croissance, il ne faudrait plus poser la question (éthique) de la société bonne, mais seulement celle (morale) de la société juste, celle de l’équité, de l’égalité des chances, celle de la compétition généralisée, celle de la loi du commerce (pour qui l’argent n’a pas d’odeur). Ce rétrécissement s’est opéré sous la pression des théories libérales de la justice, toutes ces théories qui s’interdisent de hiérarchiser entre les différentes conceptions de la vie bonne, au nom de la neutralité caractéristique du régime horizontaliste de croissance. Tout au contraire, dans une société bonne la justice consisterait à s’assurer que tous ses membres disposent des biens et des services qu’il est dans leur intérêt de disposer, même s’ils ne font pas eux-mêmes le choix de les préférer à d’autres biens. Parce qu’une société composé de membres aliénés peut être une société juste (suivant une certaine conception libérale de la justice) mais elle n’est pas une société décente.
  • La décroissance politique devrait-elle alors assumer a) qu’il existe des choix de vie qui sont aliénés, que des besoins peuvent être faux, et que pour une société, il est suicidaire – à la MCD, nous disons « sociocidaire » – de laisser de tels choix individuels saper les fondations communes de la vie sociale ; b) de cadrer les libertés individuelles dans les limites de ce qu’on pourrait appeler « liberté sociale » – celle qui structure une vie pour etavec les autres, et non pas contre etsans les autres – et à laquelle il faut accorder priorité ?

On peut ainsi mesurer toute la puissance du paradigme de croissance qui ne s’exerce pas seulement économiquement, culturellement mais, plus fondamentalement, de façon politique (et même anthropologique). Et cette puissance est pour la décroissance un défi politique.

C’est pourquoi, si on ne veut pas se contenter de dénoncer les effets tout en continuant de chérir les causes, il ne faut pas simplement s’attaquer aux symptômes (aux effets) de cette puissance, mais renverser ses causes. Le mouvement de la décroissance est-il assez mûr politiquement pour assumer une telle responsabilité ?

4. Le cadre du renversement : permapolitique et décroissance radicale

Dans mon article précédemment évoqué (note 6) sur les trajectoires de décroissance, je justifie leur intérêt par leur capacité à situer des frottements qui bien souvent deviennent des conflits faute d’avoir su les repérer sur des trajectoires de temps, d’espace, de rapport à la technique et aux institutions mais aussi sur leur degré de politisation. Mais autant il est relativement aisé de définir des échelons de temps (de l’immédiat à la fin du monde) ou d’espace (du chez soi à la planète), autant pour les degrés de politisation, cela semble plus difficile.

4.1 Les 5 zones de la permapolitique décroissante

C’est pourquoi je propose aujourd’hui de définir ces degrés de politisation / dépolitisation en faisant une analogie entre permaculture et engagement politique, à partir de la proposition de « zonage ». J’ai présenté cette idée pour la première fois dans la newsletter épisodique associée à mon blog : « la part radicale de la décroissance »[10]. Je reprends donc cette idée de voir dans une décroissance radicale (comme il y a une écologie radicale), une façon très robuste de politiser la décroissance.

  • De la même façon que la permaculture peut être définie comme cette agriculture (et horticulture) qui se soumet volontairement à un impératif de soutenabilité, comme agriculture permanente, je propose de voir que la décroissance ne peut être une solution politique mature qu’à condition non pas de s’engager mais de continuer à s’engager : Comment continuer de résister, comment ne pas désespérer de résister[11] ?
  • De même qu’en permaculture, les activités peuvent se répartir dans des « zones » classées de la plus intensive (en termes d’activité) à la plus sauvage, je propose de classer la décroissance politique en 5 zones.
    • De la zone 1, la moins politisée mais la plus intensive en termes de soin, à la zone 5 où la décroissance sera d’autant plus radicale qu’elle sera moins activiste.
    • Zone 1 : la simplicité volontaire des « petits gestes ». Sans se cacher que leur individualisation peut être grosse d’impolitisation, il n’empêche que ces petits engagements sont nécessaires pour quiconque veut consolider son ossature morale : faire bien, bien faire les choses, ça fait du bien. Mais attention au péché de suffisance : cette simplicité est nécessaire mais politiquement elle est insuffisante. Pourquoi ? Parce que le renvoi à la seule responsabilité individuelle est caractéristique du régime de croissance comme régime politique de dépolitisation par l’individualisation. Parce que si on peut découper des confettis à partir d’une feuille de papier, bon courage pour inverser le procédé et fabriquer des feuilles de papier à partir des confettis. Parce que la fable d’un tout qui se constituerait à partir de ses parties, c’est celle des abeilles, caractéristique du libéralisme comme processus de séparation et de compétition de « chacun contre chacun ».
    • Zone 2 : les alternatives concrètes, les expérimentations minoritaires héritières du socialisme utopique (des monnaies locales, habitats collectifs, amaps, coopératives de consommateurs, écoles alternatives, cafés associatifs… jusqu’aux entités de l’ESS). Là encore, il faut redire que ce qui est nécessaire n’est pas forcément suffisant. Nécessaires parce que ces initiatives sont des expériences du collectif – même s’il faut faire attention à l’entre-soi des « communautés terribles » (Tiqqun[12]). Nécessaires parce que ces « eSpérimentations » n’ont pas besoin de réussir pour être grosses de leçons pour imaginer d’autres mondes – même s’il n’y a pas besoin de les justifier en y voyant des « préfigurations » de futurs mondes désirables, au moins on peut en tirer des leçons négatives sur « ce qui ne se fait pas » et qu’on ne devra pas refaire. Mais insuffisantes parce qu’on ne fait pas la révolution sur 15 km² (Karl Marx). Insuffisantes et peut-être même piégeuses à cause de leur « apolitisme assourdissant » (Atelier Paysan[13]). Insuffisantes et peut-être même piégeuses à cause d’un anti-intellectualisme nourri par un imaginaire de l’activisme qui leur fait souvent préférer l’adaptation à la provocation, la résilience à la résistance, le « faire nombre » au faire sens », la com’ à l’ossature idéologique, les facilités technologiques aux lenteurs militantes, l’affichage de la citoyenneté à la revendication politique…
    • Zone 3 : les structurations du mouvement de la décroissance par agrégation ou agglutination. Dans la mesure où cette structuration suppose des regroupements, des interactions entre associations, des montées en généralité, cette zone 3 est beaucoup plus tolérante vis-à-vis d’une visibilité explicitement politique sur le principe de « fédérer l’existant », et surtout de ne pas se contenter du « ici et maintenant » mais au contraire de tisser des convergences, de faire réseau. Pour donner un exemple : en zone 1, j’adhère à une amap ou à une monnaie locale ; en zone 2, je gère la comptabilité de mon amap, j’administre l’association locale ; en zone 3, je m’investis dans Miramap, dans le réseau des MLCC, voire même dans le CAC… Mais la zone 3 est beaucoup plus hétérogène que le seul niveau des réseaux car on peut retrouver le même principe d’agrégation dans le format du débat (ah ces « tables rondes » où les intervenants – souvent, un mixte de chercheurs et d’activistes – ont à peine esquissé l’écume de leurs propositions qu’ils doivent déjà se soumettre aux « questions de la salle » qui, d’expérience, sont d’abord l’occasion pour les trolls locaux de monopoliser la parole pour gérer leur frustration de ne pas être à la place des intervenants), dans l’ouvrage collectif qui compilent les contributions – là aussi dans un mixte de théorique et de pratique – au nom de la richesse de l’hétérogénéité, dans la « foire », « festival » et autre « forum » qui tiennent plus du cabinet de curiosités et de l’inventaire à la Prévert que d’un cubisme militant qui ferait voir les multiples facettes d’un noyau politique commun et partagé.
    • Zone 4 : avec un peu de recul pris sur ces 3 zones, on peut s’apercevoir qu’elles ont en commun non seulement un bas degré de politisation mais aussi une forte dose d’entre-soi et surtout une très faible appétence pour les rapports de force, comme si les basculements et autres transitions envisagées comme stratégies allaient pouvoir se réaliser dans un simple esprit de convivialité et d’entente, à la cool. Il ne faut donc pas s’étonner si certaines voix dans la mouvance écologique et décroissante se font entendre pour dénoncer un tel irénisme. Autrement dit, ne peut-on pas distinguer deux types de mobilisations : aux contestations « pour » (celles de la zone 2), ne faut-il pas ajouter les contestations « contre » (par la rue ou par les urnes), celles qui préconisent des rapports de force et l’ouverture de fronts de lutte, et qui constitueraient cette zone 4, dont la politisation se rapprocherait des formes plus traditionnelles d’opposition. C’est la proposition générale de l’Atelier Paysan[14] pour remédier aux faiblesses de la zone 3. C’est aussi le sens de la forte critique de Clément Sénéchal quand il se demande Pourquoi l’écologie perd toujours (2024, Seuil)[15]. Pour autant, faut-il croire qu’il n’y aurait de politisation réelle de la décroissance que par un retour aux rapports de forces ? Parce qu’il faut craindre que ces discussions sur la stratégie politique ne tournent en réalité en rond. La solution de Clément Sénéchal propose de passer d’une stratégie de consensus à une stratégie de clivage. Mais n’est-ce pas oublier que si les voies du « petit geste » (zone 1) et des alternatives concrètes (zone 2) ont été ré-explorées, c’est parce que les stratégies de rupture ont été des impasses ? Pour le dire autrement, c’est l’échec de la révolution du Grand Soir qui a réenclenché les tentatives des petits matins et des petits pas. C’est l’échec révolutionnaire du socialisme scientifique (front principal, luttes des classes, matérialisme historique) qui a redonné vigueur aux stratégies « alternatives » du socialisme utopique[16].
    • Zone 5 : d’où l’hypothèse d’une prise de position politique de la décroissance à partir d’un pôle de radicalité. Et de la même façon que la zone 5 de la permaculture est celle de la « part sauvage », celle où l’activité est réduite au maximum, alors cette zone 5 de la permapolitique serait celle où l’injonction à agir et à « passer à l’action » serait reléguée en second au profit d’un travail idéologique dont la visée première serait la résistance et la radicalité, à la recherche de la cohérence plutôt que de l’intransigeance.
      • Ce classement en zone 5 s’opèrerait au nom d’une exigence de stratégie que la philosophe Virginie Maris a parfaitement formulé dans La part sauvage du monde (2018) : « il ne s’agit pas de réduire la « vraie » nature à sa part sauvage, en négligeant du même coup la nature ordinaire. Mais il y a dans cette part sauvage un extrême – sinon un extrémisme – qui doit éviter de lentement laisser filer nos exigences : s’il ne faut pas partir de la nature ordinaire mais de la nature sauvage c’est parce que « les individus ont tendance à ne pas désirer beaucoup plus que ce qu’ils peuvent obtenir. Ce phénomène d’ajustement des préférences aux conditions réelles est dynamique. Du coup, lorsqu’on se trouve dans une situation qui se dégrade progressivement, on s’habitue à des choses qui auraient semblé inacceptables si elles étaient intervenues brusquement » (page 194).
      • Et si les pratiques des zones 1 à 4 voient dans l’hétérogénéité une richesse plus qu’une dispersion, alors dans la zone 5 il faudrait assumer la priorité accordée à la recherche d’un commun idéologique à partir duquel les partisans de la décroissance pourraient ensuite construire leurs propres variations. Mais cette zone 5 devrait d’abord être celle d’une recherche qui se soumettrait au principe « pas de variations sans invariant ». Reste à dé-couvrir de quoi les diverses apparitions de la décroissance sont les invariants[17].
      • Sa fonction politique serait essentiellement de rappeler au mouvement décroissant qu’il faut radicalement « éviter de lentement laisser filer nos exigences ».
      • Il ne s’agirait donc pas de réduire la politique à sa part sauvage, radicale, mais d’affirmer, au moment de juger les activités de 4 premières zones, qu’il faut partir d’une décroissance radicale si l’on ne veut pas s’habituer à la politique de dépolitisation pratiquée par le régime de croissance.

4.2 Décroissance radicale et décroissance mainstream

Soyons clairs : ce zonage d’une permapolitique décroissante est une critique adressée à ceux qui se félicitent de l’hétérogénéité des pratiques et des recherches dans la mouvance décroissante.

Mais des années de pratique dans les alternatives, la lecture roborative du livre de l’Atelier Paysan et celle d’un article[18] qui faisait l’inventaire de toutes les propositions décroissantes m’ont convaincu que la question de la politisation de la décroissante reposée du point de vue de sa zone radicale était aujourd’hui l’étape incontournable si l’on veut conserver quelques espérances dans un renversement du régime de croissance au lieu de placer sous le terme de décroissance un agrégat de propositions dont la faisabilité, la désirabilité et l’acceptabilité sont très discutables. Car aujourd’hui, on doit reprendre le jugement très sévère porté par ce remarquable article de Fitzpatrick, Cosme et Parrique qui tire un bilan hypercritique de leur inventaire : s’il y a bien profusion des propositions, il faut juger qu’elles sont « imprécises » (allusives, mal conçues), peu « pertinentes » (les propositions les plus impactantes sont repoussées à la périphérie de l’agenda au profit de propositions populaires mais accessoires), « négligentes » (des conditions de possibilité de leur faisabilité), diverses plus par « agglutination » que par vue d’ensemble, et surtout « le programme actuel de décroissance est plus proche d’une liste disparate d’ingrédients que d’une recette bien organisée ». Autrement dit, il y a actuellement un brouillard — qui est causé par une mauvaise priorité accordée au faire nombre sur le faire sens — et il constitue un obstacle à la visibilité et à la crédibilité de la décroissance.

Le tragique c’est qu’une « décroissance mainstream », souvent anglophone et un peu médiatisée, n’affronte pas réellement ce péril de la dépolitisation, n’en voit pas vraiment l’urgence et peut même prétendre l’affronter alors qu’elle ne fait que céder – et quelquefois elle le renforce – au régime neutralitaire de la croissance. Pour résister réellement (sans passer par des pratiques d’évitement, sinon de « divertissement »), il ne faut pas faire un mauvais procès en dépolitisation à cette décroissance mainstream mais s’apercevoir qu’elle se situe au mieux en zone 3 de la permapolitique alors qu’il faudrait commencer par se relocaliser en zone 5, la zone « radicale », parce que c’est elle qui ouvre aux autres façons de défendre la décroissance.

5. Quel programme pour inverser la politique de dépolitisation du régime de croissance ?

De cette zone 5, il est alors possible d’envisager la décroissance comme « solution politique », à condition de dresser un diagnostic robuste de ses potentialités politiques : actives dans les dispositifs démocratiques de politisation (participation, représentation, délégation, délibération, contrôle), la décroissance souffre d’une réel déficit conceptuel tant au niveau intrinsèque des institutions que de la conception générale d’un ordre global qui soit certes désirable, mais aussi faisable, et surtout acceptable.

Négativement, la politique doit faire place à la critique ; et souvent on entend que si la critique est facile, la pratique l’est beaucoup moins. Mais alors en quoi consiste la pratique politique ?

  • A faire des choix, à arbitrer.
  • Arbitrer ce n’est pas juger arbitrairement c’est trancher (to krinein = juger, critiquer).
  • Quels sont les pôles politiques dans lesquels s’exercent des arbitrages :
    • Des situations, des contextes, des « problèmes » que l’on affronte bottom-up à partir de dispositifs démocratiques de politisation : participation, délibération, délégation, représentation, contrôle, opposition (par les alternatives pour et par les luttes contre).
    • Un rapport aux règles, aux procédures, aux institutions qui doit être radicalement reconsidéré : rapport au droit, à l’État,  à  la sécurité, à la sanction, à l’interdiction (voir notre incapacité à assumer une « écologie punitive », fut-ce au nom du principe « pollueur-payeur ») qui pose la question d’une réabi(li)tation de la verticalité qui ne serait condamnée ni à s’enfermer dans les dominations du top-down (patriarcat, patronat, despotisme, paternalisme) ni dans les neutralisations opérées par l’horizontalisme du régime de croissance.
    • Une visée de l’ordre mondial formulé à partir d’un « idéal » partagé ; non pas comme intersection minimale ex post mais comme commun ex ante.

Peut alors se déterminer le champ de bataille dans lequel la décroissance pourrait se présenter comme « solution politique » :

  • Réellement active dans les dispositifs démocratiques de politisation (participation, délégation, délibération, contrôle, expérimentation), ce qui ne veut pas dire dominante, la décroissance souffre d’un réel déficit conceptuel tant au niveau intrinsèque des institutions (cf. par exemple chez Elinor Ostrom[19]) que de la conception générale d’un ordre global (cf. l’irénisme libéral de la misarchie[20]) qui soit certes désirable, mais aussi faisable, et surtout acceptable.
  • L’important c’est de comprendre que par rapport à ces 3 domaines du politique, la décroissance est en symétrie inversée avec l’adversaire (qui multiplie les politiques de dépolitisation, mais qui impose ses institutions, et qui dispose très consciemment d’une « end in view », d’un paradigme visé que nous rejetons radicalement, celui d’une économie sans démocratie[21]). Est ainsi expliqué le paradoxe de la formule du régime de croissance comme « politique de dépolitisation » : car la dépolitisation, c’est-à-dire la sape de tous les dispositifs de dépolitisation n’est que l’une des facettes d’une politique de domination et d’exploitation dont les succès se situent autant dans la visée d’un ordre global que dans la mainmise sur des institutions nationales et internationales.

*

Au bilan

Je termine en récapitulant ce que cette défense d’une décroissance comme solution politique me semble exiger comme renversements :

  • Une définition de la décroissance comme opposition politique à la croissance.
  • Un style critique radicalement opposé au « style marxiste » : en interne, valorisation de l’autocritique (du point de vue de la zone 5) et en externe, priorité aux critiques normatives adressées aux succès du régime critiqué.
  • Ne pas réduire la croissance ni à une « économie » ni à un « monde » mais placer l’iceberg de la croissance en train de flotter dans un milieu qui est le régime politique de croissance.
  • Seule l’hypothèse du régime de croissance fournit une explication du lien entre individualisme et croissance.
  • Du coup, c’est cette opposition politique à la croissance qui est la condition d’une décolonisation de nos imaginaires, elle-même condition d’une décrue économique.
  • Aborder les degrés de politisation de la décroissance par l’analogie avec la permaculture, et repérer 5 zones politiques de la décroissance. La zone 5 est la « part radicale » de la décroissance.
  • Distinguer entre cette décroissance radicale et une mainstream degrowth.
  • S’apercevoir que le face à face entre la décroissance et le régime de croissance est totalement asymétrique. Alors que ce dernier mène un combat ouvert contre les politiques démocratiques de politisation, la mouvance décroissante continue de s’y enfermer sans constater qu’elle laisse quasiment en friche les domaines institutionnels et géopolitiques que les partisans de la croissance, du capitalisme et de l’hyperlibéralisme ont investis et colonisés et à partir desquels ils sapent notre crédibilité.

[1] Carolyn Merchant (1980), La mort de la nature (traduction française, 2021, Wildproject), p.424.

[2] I build a definition of degrowth in five steps… degrowth being defined as (1) a downscaling of production and consumption (2) to reduce ecological footprints, (3) planned democratically (4) in a way that is equitable (5) while securing wellbeing.

[3] L’expression fait son apparition aux USA pendant les 30 glorieuses, https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9orie_du_ruissellement

[4] Ce « dialogue » de sourds quand il est organisé s’appelle un « débat » qui consiste à exposer les thèses et les arguments de camps divergents mais sans définir pour autant sa « réussite » à la conclusion d’un accord final sur une position commune. Par « discussion », j’entends un débat dont la réussite se mesure à la formulation finale d’un « verdict », c’est-à-dire un énoncé qui tranche le débat, qui départage les avis. Au mieux dans un débat, des opinions sont exprimées, et même évaluées. Mais c’est seulement dans la discussion que l’on aboutit à un jugement tranché. Pour les degrés de ce que c’est que « juger » – opiner, évaluer, trancher – je renvoie à Paul Ricœur, Le juste (1995), Seuil, « L’acte de juger », p.185-192.

[5] https://wikirouge.net/Contradictions_du_capitalisme

[6] Michel Lepesant, « Pourquoi une cartographie systémique des trajectoires de décroissance » (2024), Mondes en décroissance, n°2, https://revues-msh.uca.fr/revue-opcd/index.php?id=344#tocto1n2.

[7] Pour une distinction de ces 3 types de critiques, Hartmut Rosa (2012), Accélération et aliénation, La Découverte, p.90.

[8] Je peux renvoyer ici au sondage Ifop 2021 pour le Medef, Enquête sur la transition écologique : « Pour 72% des Français, la poursuite du développement  économique est nécessaire à la transition écologique tandis que 28% considèrent à l’inverse que cette dernière nécessite de stopper la croissance économique. » et chacun aura remarqué que « stopper la croissance », ce n’est pas décroître.

[9] Harmut Rosa, « ‪Dynamic Stabilization, the Triple A. Approach to the Good Life, and the Resonance Conception‪ », Questions de communication, vol. 31, no. 1,2017, pp. 437-456.

[10] https://decroissances.ouvaton.org/2024/05/18/la-part-radicale-de-la-decroissance-politique/

[11] Moor (de) J., Marquardt J. (2023), « Deciding whether it’s too late: How climate activists coordinate alternative futures in a postapocalyptic present », Geoforum, vol. 138, 103666, [En ligne] DOI : https://doi.org/10.1016/j.geoforum.2022.103666 → plutôt que de poser et d’affronter la conflictualité des dissonances temporelles, la résolution consiste à spatialiser le temporel, à se replier là où peut avoir lieu une action collective. L’un des enquêtés le formule très bien : « Et je pense que moi-même, j’ai le désir d’éviter de ressentir le désespoir de ce que je pense qu’il va vraiment se passer et d’éviter cela en faisant une action qui semble être une action » (de Moor, Marquardt, 2023, section 4.2).

[12] Pour une lecture de ces « thèses sur la communauté terrible » : https://communautedeschercheurssurlacommunaute.wordpress.com/retour-sur-la-communaute-terrible/.

[13] Je renvoie là au chapitre 4 de l’Atelier Paysan (2021), Reprendre la terre aux machines, Seuil. Ma recension du livre : https://ladecroissance.xyz/2022/07/02/il-faut-lire-reprendre-la-terre-aux-machines-par-latelier-paysan/.

[14] « Nous appelons à une repolitisation en profondeur du mouvement pour l’agriculture paysanne dont nous faisons partie. Nous proposons d’articuler la poursuite de nos pratiques alternatives avec un important travail d’éducation populaire, et avec la création de rapports de force autour de trois grandes pistes politiques : la fixation de prix minimum d’entrée pour les produits importés en France ; la socialisation de l’alimentation, avec notamment le projet d’une Sécurité sociale de l’alimentation ; enfin, un mouvement de lutte contre la robotique agricole et pour une désescalade technologique en agriculture », Atelier Paysan, ibid., présentation du chapitre 5.

[15] « La rue comme rampe de lancement d’une écologie enfin majoritaire ? Au moins fait-elle sortir l’écologie de ses anciennes figures imposées pour l’inclure dans le répertoire d’action élémentaire de la contestation. Force en mouvement, elle commence à acquérir une valeur politique réelle », p.102. Ma recension : https://ladecroissance.xyz/2024/10/31/pourquoi-lecologie-perd-toujours/.

[16] Michel Lepesant, « Le socialisme utopique : ressource de la décroissance » dans Entropia n°10, printemps 2011.

[17] Tel est l’objectif de la Maison commune de la décroissance, et c’est la raison pour laquelle je l’ai fondée il y a quelques années. Dans mon livre de 2013, je défendais l’équilibre entre les 3 pieds de la décroissance : celui de la visibilité politique, celui des alternatives et celui du projet. Mais l’expérience tant militante qu’active dans de multiples alternatives concrètes m’a convaincu que des 3 pieds, celui du projet, de la théorie, de la conceptualisation, était bancal et qu’aujourd’hui il y avait urgence politique à le consolider.

[18] Nick FITZPATRICK, Timothée PARRIQUE, Inês COSME. (2022), « Exploring degrowth policy proposals, A systematic mapping with thematic synthesis », Journal of Cleaner Production, n° 365 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.1016/j.jclepro.2022.132764.

[19] Chez qui la revalorisation des communs, en opposition à une conception individuelle et exclusive de la propriété, passe par une limitation dans la taille des communs envisagés. Ce qui pose aux moins 2 difficultés. 1) Quand les communs sont mondiaux, voire terrestres comme la mer… 2) Mais même quand les communs sont de taille humaine, il s’agit de penser leur articulation non seulement horizontale vers verticale…

[20] Emmanuel Dockès, Voyage en misarchie, Essai pour tout reconstruire (2017). La misarchie est ce régime dont le principe est une réduction maximale des pouvoirs et des dominations. Beau principe mais dont la réalisation passe par l’archipélisation des communautés et dont le ressort principal consiste à pouvoir en changer à volonté. « Si on voulait pour l’instant faire progresser la misarchie, il faudrait agir dans l’accroissement des très nombreuses expériences de sociétés alternatives, qui sont des embryons de société futures », https://www.socialter.fr/article/voyage-en-misarchie-imaginer-une-societe-qui-minimise-le-pouvoir-et-la-domination-1

[21] Quinn Slobodian (2025), Le capitalisme de l’apocalypse, ou le rêve d’un monde sans démocratie, Seuil. Arnaud Orain (2025), Le monde confisqué, essai sur le capitalisme de la finitude, Flammarion.

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30.07.2025 à 23:02

Pour la traduction espagnole de mon livre de 2012 : une nouvelle préface

Michel Lepesant

Écrit en 2012, mon livre Politique(s) de la décroissance (éditions Utopia), vient d’être traduit en espagnol. A cette occasion, j’ai écrit une nouvelle préface, un prólogo. Une assez bonne occasion aujourd’hui de marquer le chemin idéologique parcouru depuis plus de 10 ans ; mais aussi celui parcouru depuis son écriture
Texte intégral (2732 mots)

Écrit en 2012, mon livre Politique(s) de la décroissance (éditions Utopia), vient d’être traduit en espagnol. A cette occasion, j’ai écrit une nouvelle préface, un prólogo. Une assez bonne occasion aujourd’hui de marquer le chemin idéologique parcouru depuis plus de 10 ans ; mais aussi celui parcouru depuis son écriture en octobre 2023. Je défends depuis le début une conception radicalement politique ou politiquement radicale de la décroissance, je crois y être et avoir toujours été fidèle à cette exigence.

Prólogo 2024

Revenir sur un texte écrit il y a plus de dix ans est un test quelque peu sournois : ne pas s’y retrouver, c’est devoir soupçonner que les fondements de l’argumentation étaient moins solides qu’on ne l’avait cru ; mais, s’y retrouver totalement, comme si le réel et la poursuite de la réflexion n’avaient pas apporté leur lot de réfutations et de controverses, c’est l’indice que les propos tenus relevaient plus de la séparation au réel que de son attention.

Heureusement, ni je ne m’y retrouve, ni je ne m’y perds. Il y a donc un tri à faire entre ce que je pourrais reprendre et ce que je préférerais écarter, ou reformuler, ou nuancer, ou approfondir, ou compléter, ou enrichir… Dois-je alors présumer que ce qui sera modifié ne portait que sur l’accessoire et que l’essentiel sera conservé ? Même pas ; à condition que tout changement soit la marque d’une trajectoire. Ce qui est le cas, c’est ce que j’espère.

Ce livre avait un triple objectif : définir la décroissance, pointer la politique comme son véritable moteur, s’adresser à celui que j’appelle un « militant-chercheur » pour le mettre en garde contre un excès de présomption quand il s’agit de « penser et faire la transition ».

Ces trois objectifs ont poursuivi leurs trajectoires, radicalement ; et de façon convergente. Car le mouvement de la décroissance est peut-être en train de sortir du brouillard définitionnel qui l’avait vu naître. Quand on pense que la première apparition du terme dans le titre du livre de Nicholas Georgescu-Roegen (Demain, la décroissance, 1979) était le choix de ses traducteurs et qu’il ne traduisait pas l’anglais « degrowth » mais « decline », on s’étonne moins de constater que beaucoup de livres actuels sur la décroissance, faute d’assumer la responsabilité de défendre une définition commune du terme, se félicite de voir dans l’hétérogénéité du mouvement une richesse, osant même se réjouir qu’il « demeure souvent flou et traversé d’interprétations divergentes ». Faute de grives, on mange des merles.

Pourtant, la distinction entre décroissance et objection de croissance est toujours décisive ; et elle s’est formidablement enrichie. D’abord parce qu’est apparue l’expression de « post-croissance ». Il ne faut pas se cacher que son « succès » de départ a tenu d’abord à la possibilité pour certains « objecteurs de croissance » d’éviter de dire « décroissance ». Mais cet évitement a pu être retourné : tout simplement en s’appuyant sur le triptyque du rejet, du trajet et du projet. Entre le rejet de la croissance à laquelle on objecte et le projet de post-croissance, s’intercale le trajet, celui de la décroissance.

Mais cette définition temporelle de la décroissance – comme transition, comme trajet – est inséparable de deux autres définitions. Une définition formelle : la décroissance, c’est le contraire de la croissance. Ce devrait être la plus évidente, la plus spontanée, et pourtant elle est, elle aussi, victime de réticences : pire, elle est même quelquefois citée comme le contresens qu’il ne faudrait surtout pas commettre ! Et pourtant, le préfixe « dé- » est explicite, il signifie une opposition ; tout comme le préfixe « anti- ». « Ah oui, mais le « dé-« , c’est négatif », entend-on souvent, trop souvent. Que répondre à celui qui viendrait formuler les mêmes réticences à propos de l’antiracisme, ou de l’anticapitalisme ? Que ses réticences envers le « négatif » du préfixe ne sont en réalité qu’un accord envers le radical qu’il précède.

Voici donc ce qu’il faut assumer : que la décroissance est, fondamentalement, le contraire de la croissance. Et si on rajoute que cette opposition est politique, cela aboutit à une définition substantielle : la décroissance est l’opposition politique à la croissance.

Une telle définition incite immédiatement à multiplier les questions. Mais qu’est-ce que cette croissance à laquelle la décroissance s’oppose politiquement ? En quoi cette opposition consiste ? En quoi est-elle politique ?

C’est à partir de ces questions que l’extension du domaine de la croissance va impliquer une extension du domaine de la critique de la croissance.

Si la croissance est définie comme objectif macroéconomique, alors la décroissance est la décrue de la consommation et de la production, et même de l’extraction et l’excrétion (les déchets). Et comme cette croissance économique repose sur l’utilisation de « ressources » énergétiques et matérielles, alors la décroissance est aussi un recul de leurs utilisations. Et comme il ne va pas s’agir de décroître pour décroître, alors cette décrue est censée s’arrêter au temps de la post-croissance qui sera économiquement un état stationnaire.

Mais cette croissance économique a colonisé la société au point d’en faire non pas une société avec une économie de croissance mais une société de croissance. La croissance est un « monde ».  La croissance et son monde exercent leur emprise bien au-delà des modes de production mais jusqu’aux modes de consommation, de loisir : aux modes de vie. Le monde de la croissance est alors un monde dont les valeurs sont colonisées par l’imaginaire croissanciste : toujours plus, plus vite, plus neuf. La décroissance est la décolonisation de l’imaginaire de la croissance.

Mais il ne faut pas s’arrêter là dans l’extension de la critique dirigée contre la croissance : j’avais tort d’écrire que « la croissance n’est pas une idéologie mais un effet de l’idéologie productiviste ». Car la croissance est davantage qu’une économie, davantage qu’un « monde ». C’est aussi un « régime »  qui peut être défini par l’hégémonie qu’une certaine « forme » exerce sur nos activités comme sur nos représentations de ces activités et de nos places dans la société. Cette forme est la logique poussée jusqu’au bout de l’idéal de la modernité libérale, à savoir ce contrat politique tacite selon lequel les institutions – l’État et ses administrations, le Marché avec ses banques et ses entreprises – prétendent s’interdire de hiérarchiser les différentes conceptions privées de la vie bonne et prétendent accorder un égal respect à toutes celles qui sont compatibles avec celles des autres. La « liberté » libérale est le droit accordé à chaque individu de mobiliser toutes les ressources nécessaires à la réalisation de sa conception individuelle de la vie bonne. La croissance n’est alors que l’exigence d’une mise à disposition illimitée des « ressources ». Cette prétendue absence de hiérarchisation – et il faudrait montrer comment l’illibéralisme est en réalité le destin du libéralisme – se manifeste dans une forme horizontale dans laquelle toutes les valeurs se valent 1, dans laquelle les institutions prétendent être neutres. Cet horizontalisme est en pratique un principe d’équivalence et on peut faire l’hypothèse qu’il vient de l’économie libérale pour laquelle l’argent est l’équivalent généralisé de tous les autres biens.

C’est seulement dans ce troisième sens – après la décrue et la décolonisation, l’émancipation de la tyrannie de l’horizontalisme – que la décroissance peut prendre toute son ampleur politique. D’abord en confiant les clefs de la réflexion politique ni aux « chercheurs » et autres académiques de la décroissance, ni aux « activistes » qui sont trop souvent les relais d’une sorte d’intimidation permanente à agir dans l’urgence, mais aux « militants-chercheurs », c’est-à-dire à ces décroissants qui voient bien que la pratique des « alternatives » et des « utopies concrètes » est la source de « problèmes » mais qui acceptent de les repérer, de les définir, de les discuter en fabriquant, en bricolant, les concepts qui vont permettre de nommer les frottements et les conflits. Il s’agit là de mettre en garde contre une pente qui rejette tout problème à l’extérieur – qui les externalise – et qui impose à l’intérieur des milieux décroissants une sorte de « bienveillance » forcée qui n’est qu’une version soft d’un surmoi culpabilisant dirigé contre tous et toutes celles qui n’acceptent pas de se raconter que tous nos engagements se déroulent dans une bulle rose. Cette bienveillance est en réalité une forme sournoise de dépolitisation, et une variante de cet horizontalisme libéral que l’on prétend pourtant critiquer.

Ensuite, en rompant avec tout un faisceau de récits concernant les stratégies de transition et les scénarios qui en découlent. Les fables de la préfiguration, de l’essaimage, de la masse critique, de la bifurcation ont encore la peau dure. Au point de se demander comment elles peuvent résister à l’évidence sinon de leur échec mais à tout le moins de leur invisibilité. C’est qu’elles se maintiennent en se racontant sans cesse que l’addition des petits pas fera les grandes enjambées, que l’urgence des catastrophes va accélérer la prise de conscience, que « cette fois-ci, ce sera la bonne ». Bref, leur prise de conscience s’arrête au moment de s’apercevoir que leur déni repose sur les valeurs du monde de la croissance : le nombreux, le vite et la nouveauté.

Tout au contraire, une politisation radicale de la décroissance consisterait à renvoyer dos à dos tant les fables de la transition comme Grand soir que celles de la « transformation sociale et écologique » comme « petits matins », les unes comme les autres parce qu’elles ne sont que des variantes d’une façon de concevoir les processus historiques comme déterminés : matériellement pour les unes par les rapports de production, idéalement pour les autres au nom de « valeurs » qui en marqueraient la supériorité éthique. Mais alors est-il permis d’espérer que la transition comme trajet d’émancipation de la croissance économique et du régime de croissance débute un jour ?

Si l’espoir se confond avec la croyance que les désirs deviendront réalité, c’est non. Tout simplement parce qu’on ne fait de la politique ni avec des prophètes, ni avec des magiciens ; autrement dit, si un jour la transition vers la post-croissance, par la décroissance, se déclenche, ce jour ne peut ni se prévoir, ni se provoquer. Pour autant, il peut se préparer.

C’est dans ce rapport prudent, plus exactement prudentiel, de la décroissance à sa repolitisation que je trouve la seule véritable modification dans la façon de concevoir des Politique(s) de la décroissance. En effet, je concluais le livre de 1993, par une « carte de la décroissance » dont les trois pôles étaient constitués de ce que j’appelais des « pieds » : celui des alternatives, celui de la visibilité et celui du projet. Sans remettre en cause ni leurs existences, ni leurs interrelations, il me semble que si la décroissance doit (se) préparer, alors l’un des trois pieds est particulièrement boiteux, est particulièrement impréparé. C’est celui du projet, celui de la théorie, celui des définitions, celui des distinctions conceptuelles, celui des discussions et donc des controverses, des critiques tant internes qu’externes.

Il me semble même pouvoir y déceler comme un effet du régime de croissance et de sa tyrannie de l’horizontalisme qui fonctionne comme une machine anti-intellectuelle ; comme s’il y avait toujours ici et maintenant quelque chose à faire avant de réfléchir pour demain. Il y a là, me semble-t-il, comme une insensibilité à la dimension historique de l’action politique.

C’est pourquoi aujourd’hui, si utilité il doit y avoir, je la vois plutôt dans un roboratif et radical travail théorique. Si la décroissance a besoin de politique, la politique a besoin de théorie. Pas de la théorie pour de la théorie : pas plus de théorico-théorique que de pratico-pratique. Mais une théorie qui creuse jusqu’à la remise en question la plus radicale des racines du régime de croissance. A commencer par son option libérale pour son indifférence (affichée) envers les conceptions privées de la vie bonne. A contrario, si le sens de la vie n’est pas une question privatisée, alors la décroissance comme théorie politique et comme trajet d’émancipation doit assumer un principe responsabilité, celui de faire de la question du sens une question politique. La croissance pour la croissance est une absurdité et une impasse, un non-sens.

Ce n’est pas d’abord parce qu’une croissance infinie est impossible dans un monde fini que nous critiquons la croissance, c’est parce qu’elle est absurde, et elle le serait encore même dans un monde sans limites.

Les limites – sociales, écologiques – ne sont des contraintes que pour celui qui n’a pas reconnu que l’émancipation est dans l’autolimitation : c’est le sens de la décroissance.

Alors ne tardons pas trop dans la reconstruction d’un espace public de discussion démocratique autour des enjeux du sens.

Charpey, octobre 2023.

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Les notes et références
  1. L’horizontalisme est politiquement un libéralisme, ontologiquement un nominalisme, dialogiquement un relativisme, socialement un individualisme.
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13.04.2025 à 12:08

Fécondité politique de l’hypothèse du « régime de croissance »

Michel Lepesant

Et si avant tout la croissance n’était ni une boussole économique ni même un « monde » mais qu’elle était aussi un « régime politique » ? Dans ce cas, la décroissance ne pourrait se réduire ni à une « décrue » (économique), ni même à une « décolonisation » (des imaginaires de la croissance) mais elle devrait s’étendre jusqu’à prôner un renversement de régime politique.
Texte intégral (1749 mots)

Et si avant tout la croissance n’était ni une boussole économique ni même un « monde » mais qu’elle était aussi un « régime politique » ? Dans ce cas, la décroissance ne pourrait se réduire ni à une « décrue » (économique), ni même à une « décolonisation » (des imaginaires de la croissance) mais elle devrait s’étendre jusqu’à prôner un renversement de régime politique.

Cette hypothèse est formulée depuis plusieurs années par le sociologue italien, Onofrio Romano, compagnon de la MCD, et qui vient de publier un livre dans lequel il rassemble ses arguments en sa faveur : Critique du régime de croissance (2024, chez Liber, traduction française de Towards a Society of Degrowth, 2020, Routledge).

En 2017, lors de nos (f)estives, Onofrio nous avait déjà présenté son hypothèse ; qui nous avait impressionnée ; ce qui nous a demandé plusieurs années pour l’intégrer au corpus idéologique de la décroissance défendu par la MCD.

Et Onofrio sera présent cet été aux (f)estives organisées par la MCD : deux journées entières lui seront consacrées. Superbe occasion pour prendre le temps de creuser ensemble cette hypothèse.

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Qu’est-ce qui fait la fécondité politique de cette hypothèse ?

  1. Montrer que la croissance est un régime politique. Alors que le capitalisme s’adosse à un régime politique, mais il ne l’est pas lui-même. Ce qui explique que les modalités politiques du capitalisme sont variables : capitalisme libéral, capitalisme d’État, capitalisme autoritaire… Par rapport au capitalisme, beaucoup de décroissants croient qu’il leur suffit de dénoncer le capitalisme pour politiser leurs propos : mais c’est parce qu’ils évitent de se poser ce qu’Harmut Rosa nomme la « question sérieuse : La société moderne est-elle donc équivalente à la société capitaliste ? Est-ce que j’entends simplement « capitalisme » lorsque je me réfère à la structure de base de la société moderne ? La réponse est : le capitalisme est un moteur central, mais la stabilisation dynamique s’étend bien au-delà de la sphère économique »2. Cette expression de « stabilisation dynamique » peut être comprise comme synonyme de « la croissance pour la croissance ».
  2. Quel est ce régime politique ? Un régime de dépolitisation. Qui repose sur un naturalisme, un individualisme, un illimitisme. Le naturalisme n’est pas tant la vision de la nature comme stock de ressources gratuites que le présupposé que la nature est d’abord source de déterminismes. L’individualisme est une conception de la société comme agrégat d’individus isolés. L’illimitisme n’est pas l’affirmation ou la croyance qu’il n’y a pas de limites, c’est le regret qu’il puisse en avoir.
  3. Cette hypothèse permet de résoudre 2 problèmes et elle fournit des explications :
    • Premier problème : d’où vient le succès de la croissance ? Certes ce succès – emprise, hégémonie – est la domination que la croissance économique exerce sur la société non seulement dans son registre propre mais aussi dans celui du « monde » (par des normes, des valeurs, des modes de vie, des imaginaires, des récits, des représentations…) ; mais d’où vient ce succès économique sur l’économie et la culture ? Car, à moins de s’autoriser un raisonnement circulaire et de se raconter que l’économie domine pour des raisons… économiques, c’est là qu’une hypothèse politique peut être une explication.
    • Second problème : d’où viennent les échecs globaux des alternatives, que ce soient ceux des expérimentations minoritaires ou des « autres » paradigmes ? En particulier, comment expliquer  que nos arguments – qui reposent pourtant solidement tant sur des données scientifiques que sur des valeurs humanistes – n’arrivent jamais à faire basculer le monde de la croissance dans une transition vers « d’autres mondes possibles » ? Pourquoi nos argumentations tant rationnelles que raisonnables font-elles « plouf » ?
    • « Expliquer », c’est relier des effets à une cause (sans présupposer que cette cause soit la seule qui est déterminante). Si l’hypothèse du régime de croissance est une explication générale, alors elle doit éclairer des effets, c’est-à-dire des modalités de la dépolitisation généralisée.
  4. On peut rajouter deux autres raisons pour défendre cette hypothèse du régime de croissance :
    • Si d’autr.e.s ont d’autres hypothèses pour résoudre les 2 problèmes évoqués, alors chiche, qu’on en discute. Mais qu’ils les mettent sur la table, qu’ils les exposent…
    • En tant que décroissant critique de la croissance, voir dans la croissance un « succès » et dans la décroissance un « échec », c’est s’opposer à la façon la plus courante de critiquer où on dénonce les contradictions de ce à quoi on s’oppose et on met un couvercle sur toute critique interne3. L’hypothèse du régime politique de croissance prend résolument le contrepied de ces facilités : non seulement on cherche à creuser au plus profond des causes de la croissance mais aussi on ne peut s’empêcher de remarquer que la critique décroissante mainstream ne fournit le plus souvent qu’une version cool du régime de croissance. Or, à chérir les causes que l’on dénonce, on ne fait que les renforcer.
  5. Si l’hypothèse du régime de croissance comme régime de dépolitisation permet d’expliquer des effets, alors (par contraposition) celui qui s’insurge devant de tels effets ne peut nourrir quelque espérance politique qu’à condition de concevoir la décroissance comme d’un projet politique de repolitisation.

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→ Pour un inventaire des succès du capitalisme : https://decroissances.ouvaton.org/2022/09/30/la-decroissance-au-dela-de-lanticapitalisme/#2_Mais_alors_quest-ce_que_le_capitalisme

→ Pour une analyse des échecs et du « plouf » :

→ Pour un inventaire de quelques « effets » du régime de croissance : https://decroissances.ouvaton.org/2024/02/08/pour-decroitre-changeons-de-regime/#c_De_quelques_effets_du_regime_de_croissance

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Les notes et références
  1. https://decroissances.ouvaton.org/2024/07/30/pourquoi-faut-il-renverser-le-regime-de-croissance/
  2. Harmut Rosa, « ‪Dynamic Stabilization, the Triple A. Approach to the Good Life, and the Resonance Conception‪ », Questions de communication, vol. 31, no. 1,2017, pp. 437-456.
  3. C’est peut-être aujourd’hui le seul héritage de la vulgate militante post-marxiste : on continue de se réconforter en se racontant que le système ne pourra pas ne pas finir par s’effondrer sous le poids de ses contradictions, mais en interne, aucune autocritique radicale n’est jamais vraiment mise à la discussion. Cette externalisation des contradictions est grosse de sectarisme ; ce qui peut expliquer l’actuelle dégringolade de certain.e.s décroissant.e.s dans le complotisme et la fréquentation de l’extrême-droite.
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12.01.2025 à 13:12

La croissance, c’est la restriction du domaine de l’empathie

Michel Lepesant

Face à la croissance de l'agressivité couplée à une dégringolade de l'empathie, la décroissance doit entrer en dissidence, sous le drapeau de l'anti-croissance, en arrêtant de se tirer des mots-obus dans le pied, et en cessant de faire revenir par la fenêtre la croissance que l'on vient de faire sortir par la porte.
Texte intégral (690 mots)

En 1973, dans la revue La Nef consacrée aux « objecteurs de croissance », André Amar publie le premier texte dans lequel la décroissance est assumée en tant que mot et en tant qu’idée, c’est-à-dire dans son opposition radicale à la croissance. Croissance qu’il définit explicitement comme « croissance de l’agressivité ».

Pour valider ce jugement, il n’est pas possible d’en rester à une critique économique de la croissance, il faut au contraire procéder à une extension du domaine de la croissance et la critiquer comme boussole (économique), comme imaginaire, mais aussi comme régime politique.

Le plus simple est même d’identifier le plus possible ce régime politique avec le libéralisme, c’est-à-dire cette idéologie fondée sur la promotion inconditionnelle de la liberté individuelle. On peut même faire remarquer qu’en passant au néolibéralisme, cette politique est passée d’une défense de la liberté (donc individuelle) à celle de l’individu (donc libre).

Et c’est ainsi que le modèle libéral des interactions humaines est passée de la lutte de chacun contre chacun (les uns contre les autres, le marché concurrentiel, la main invisible…) à une conception de la société comme juxtaposition d’individus égoïstes (les uns sans les autres, la dissociété…).

Il faut lire et relire Ayn Rand (1905-1982) dont le roman La Grève (Atlas Shrugged, 1957) est pour les américains le livre le plus influent après la Bible.

« Croyez-vous qu’il soit toujours juste d’aider un autre homme ? Non, si celui-ci prétend qu’il a droit à votre aide ou que vous avez le devoir moral de l’aider. Oui, si cela correspond à votre désir personnel, au plaisir égoïste que vous trouvez à apporter votre soutien à un homme et à des efforts que vous estimez ».

Faut-il alors s’étonner si la croissance comme croissance de l’agressivité impose son emprise en favorisant un idéal pathologique de celui qui a « réussi sa vie » ?

  • En 2005, quand les psychologues Belinda Board et Katarina Frizon comparent le profil psychiatrique de chefs d’entreprise avec les malades mentaux et les psychopathes de l’hôpital de haute sécurité de Broadmoor (RU), le verdict est terrifiant : les hommes d’affaires présentent des scores plus élevés que les internés de Broadmoor : personnalité histrionique, narcissisme et troubles compulsifs1.
  • Les biographies d’Elon Musk mettent en avant son « déficit d’empathie » : pour lui si la direction d’entreprise ressemble à un jeu vidéo, c’est que, dans les deux cas, le manque d’empathie est un atout.
  • Comment aussi ne pas constater qu’un nouvel ordre géopolitique est en train de s’installer, « multipolaire » et « transactionnel » : et que cette dérive droitière du monde révèle que la vérité du néolibéralisme est l’illibéralisme ?
  • Comment ne pas s’effrayer d’une xénophobie généralisée dont les multiples variantes s’insinuent jusque dans les mouvements politiques qui se prétendent « progressistes » ?

Face à cette croissance de l’agressivité couplée à une dégringolade de l’empathie, la décroissance doit entrer en dissidence, sous le drapeau de l’anti-croissance, en arrêtant de se tirer des mots-obus dans le pied, et en cessant de faire revenir par la fenêtre la croissance que l’on vient de faire sortir par la porte.

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Les notes et références
  1. Kate Pickett & Richard Wilkinson, Pour vivre heureux vivons égaux !, Les Liens qui Libèrent, février 2019, pages 357-360
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20.11.2024 à 17:12

Décroître pour préserver la vie en commun. Paris, le 16 novembre

Michel Lepesant

Réécriture de mon intervention lors de la première étape, parisienne, de la Caravane contre-croissance, le samedi 16 novembre, à l’académie du Climat (Paris). Dans la défense d’un noyau politique que devrait partager tout décroissant, je propose de savoir distinguer entre le fondement (la réponse à la question pourquoi décroître), l’objectif
Texte intégral (4122 mots)

Réécriture de mon intervention lors de la première étape, parisienne, de la Caravane contre-croissance, le samedi 16 novembre, à l’académie du Climat (Paris). Dans la défense d’un noyau politique que devrait partager tout décroissant, je propose de savoir distinguer entre le fondement (la réponse à la question pourquoi décroître), l’objectif (la réponse à la question vers quoi décroître) et le mobile (la réponse à la question comment décroître). Cette première édition de la caravane a donc pour ambition de colporter l’idée que pour renverser le régime de croissance, il faut renverser l’illimitisme, l’individualisme et l’inégalitarisme ; plus positivement il faut assumer de faire un triple éloge, celui des limites, de la vie sociale et la dépense. Cette intervention se place dans l’éloge de la vie sociale.

1. De quoi parlons-nous quand nous parlons de « vie en commun » ?

Idée générale : aller le plus loin possible dans l’extension du domaine de cette « vie en commun ».

Controverse : si nous prenons cette vie en commun comme point de départ alors nous nous opposons explicitement à la thèse libérale selon laquelle le point de départ, ce sont les individus. Cette thèse libérale se décline dans plusieurs domaines : en épistémologie, c’est l’individualisme méthodologique ; en philosophie, c’est le nominalisme…

Thèse : c’est le commun qui est au départ, c’est le commun qui est préalable. C’est par exemple la thèse de Martin Buber (Communauté, 2018, éditions de l’Éclat1) qui ne voit une communauté que comme une association de communautés. Si la décroissance fait l’éloge de la vie sociale, c’est parce qu’elle rejette la « société des individus » (Norbert Elias), qui n’est qu’une « juxtaposition accommodante de l’un à côté de l’autre » (Buber, op. cit.). Nous ne voulons pas « toujours-moins-de-communauté » (id., p.61), mais au contraire nous désirons une humanité qui soit de plus en plus capable de communauté. Nous défendrons ainsi la thèse suivante : que la vie commune doit être préservée parce qu’elle est à la fois un début et un but.

Justification : Pourquoi dire que l’on ne peut pas partir des individus pour constituer une communauté, pourquoi refuser le modèle libéral de l’association par contrat entre individus ? Parce que, quand on procède ainsi, on tombe dans ce qu’Alexis de Tocqueville, dès la première moitié du 19e siècle dénonçait comme « individualisme » quand il le définissait comme ce « sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même »2.

Ce qu’anticipe Tocqueville, c’est qu’un processus de démocratisation est une horizontalisation de la vie sociale : le danger c’est que ce processus soit un dispositif de division, de séparation 3 : parce que, quand on pousse à sa limite un tel processus de division, il ne peut s’arrêter que quand on ne peut plus diviser, autrement dit à l’indivisible, à l’in-dividu ; mais jusqu’à quel point accepter qu’un processus de démocratisation aboutisse à une individualisation généralisée si on s’aperçoit que l’individualisation est une dépolitisation4 ? N’y a-t-il pas un paradoxe, sinon une contradiction, à ce que la démocratisation se conclut par une dépolitisation ?

C’est pourquoi si on ne veut pas réduire la vie en commun à la fréquentation de ses proches et de ses semblables alors il faut voir jusqu’où on peut étendre cette conception de la vie en commun :

  • Pour la MCD, le point de départ a été une demande du philosophe François Flahault qui avait demandé, lors de l’utilisation d’un de ses textes pour l’Anthologie du revenu universel, de remplacer l’expression « vie en société » par « vie sociale ».
  • Comment différencier les deux expressions . La « vie en société », c’est la vie des individus dans la société, comme si la société était une totalité séparée des individus qui la composent. La vie sociale, c’est la vie de la société, comprise à la fois comme une réalité propre (« la société existe ») et comme une condition de la vie individuelle qui doit être un objectif.
  • La réalité de la vie sociale est nous dit Flahault une « ambiance », une « atmosphère » (une « résonance » dirait Hartmut Rosa) :

« L' »ambiance », l' »atmosphère » qui règne dans un groupe plus ou moins nombreux constitue un bien commun vécu par les membres de ce groupe. Ce type de bien commun, intangible mais très réel, répond aux mêmes critères que les autres (libre accès et non-rivalité) ; plus un troisième critère : non seulement le fait d’être plusieurs ne diminue pas le bien-être vécu par chacun, mais le fait d’être plusieurs est la condition nécessaire pour que ce bien se produise. »

François Flahault, Où est passé le bien commun ? (2011), 1001 nuits, p.118.

Cette « pluralité » comme 3ème critère permet de ne pas réduire cette vie sociale à la simple interdépendance5.

  • L’idée politique : c’est que pour nous les humains, cette vie sociale comme condition de notre vie humaine est aussi un objectif politique.
    • C’est une condition parce qu’elle est déjà là quand nous naissons ; c’est la magnifique définition fournie par Marcel Mauss et Paul Fauconnet : « Sont sociales toutes les manières d’agir et de penser que l’individu trouvent préétablies […]. Il serait bon qu’un mot spécial désignât ces faits spéciaux, et il semble que le mot institution serait le mieux approprié. Qu’est-ce qu’en effet qu’une institution sinon un ensemble d’actes ou d’idées tout institué que les individus trouvent devant eux et qui s’impose plus ou moins à eux ». Marcel Mauss et Paul Fauconnet, Article « Sociologie » extrait de la Grande Encyclopédie, vol. 30, Société anonyme de la Grande Encyclopédie, Paris, 1901. Cité par Lordon, Vivre sans (page 107).
    • Mais que ce soit un objectif pour nous les humains comme animaux politiques n’interdit pas d’inclure dans la vie en commun toutes les formes de vie sociale : je fais référence là aux travaux du sociologie Bernard Lahire (Les structures fondamentales des sociétés humaines (2023), La découverte) qui montrent, dans le sillage des travaux d’Alain Testart, tout ce que les sociétés humaines doivent à la longue histoire du vivant. Ce qui revient a) à étendre la notion de vie sociale non seulement aux animaux mais à tout le vivant ; b) à condition de ne pas confondre ce qui va résulter d’une évolution sociale ou bien d’une évolution proprement culturelle (altricialité secondaire).
  • Autrement dit, si nous voulons penser la vie commune comme vie sociale la plus étendue possible, nous ne devons pas restreindre, par exemple, la notion d’attachement au seuls humains (Serge Paugam, L’attachement social (2023), Seuil) mais l’étendre au vivant, comme « milieu » pour des « entités » (Charles Stépanoff, Attachements, Enquête sur nos liens au-delà de l’humain (2024), La Découverte).

Si toute vie est vie sociale, vie commune, alors ce que nous avons en commun ce n’est pas tant notre « sociabilité » que notre « vitalité ». Ce qui est commun, ce n’est pas la société, c’est la vie. Mais alors comment échapper aux critiques de notre « compagnon », Onofrio Romano, quand il montre que la défense de « la vie pour la vie » n’est qu’une variante de « la croissance pour la croissance » ? C’est là qu’un éloge de la vie sociale n’est pas suffisant s’il ne s’articule pas avec un éloge des limites et surtout un éloge de la dépense. On peut le voir assez facilement quand on pose la question de la destinée des « surplus » : une fois la « part servile » garantie, la « part maudite » doit être dépensée en commun, sans pour autant toucher à ce que Baptiste Mylondo et moi défendons comme la « part inaliénable » du partage6.

2. Pourquoi faut-il préserver la vie en commun ?

2.1 Pourquoi cette préservation est-elle un objectif désirable ?

Pourquoi la vie sociale mérite-t-elle d’être un objectif politique ?

→ C’est chez Axel Honneth, L’idée du socialisme (2015, NRF), que je trouve un bon argument quand il cherche à retrouver l’intention première du socialisme, par-delà sa version scientifique qui a cédé à un tropisme industrialiste et à un « monisme économique » (p.113). Son objectif est de rendre au socialisme quelque chose de « son ancienne virulence » (p.45) : jusqu’à ce que la société devienne enfin sociale, « au sens plein du terme » (p.140).

Et pour cela, la thèse d’Honneth va consister à adresser un reproche au socialisme originel : celui de n’avoir pas disposé – à cause de sa réduction de toute vie en société à la sphère économique de la production et du travail – d’une conception de la société qui aurait pris acte de « la différenciation fonctionnelle des sociétés modernes » (p.73).

En ne développant – faute de s’affranchir de l’esprit de l’industrialisme » (p.106) – le « modèle fécond de la liberté sociale » (p.105) que dans la sphère de l’agir économique, les socialistes des débuts se sont interdits de pousser leur revendications dans les deux autres sphères, celle des relations personnelles et celle de la formation démocratique de la volonté.

Reste à résoudre un problème éminemment politique : des 3 sphères de l’agir économique, des relations personnelles et de la volonté générale, laquelle doit, prima inter pares, assumer le pilotage de l’articulation entre elles ? C’est dans la réponse à cette difficulté qu’Axel Honneth, me semble-t-il, pourrait être le plus fécond pour la décroissance reconsidérée comme un socialisme de la vie sociale ; mais il frôle plus qu’il ne l’explicite le véritable enjeu de sa propre réponse.

Il confie sans surprise le « pilotage » de la coordination des trois sphères à la sphère de l’agir démocratique « parce qu’elle constitue le seul espace où les dysfonctionnements rencontrés dans tous les recoins de la vie sociale commune peuvent être exprimés d’une manière audible pour tous et donc traités comme une tâche collective » (p.127). Autrement dit, ce n’est que dans la sphère de la formation démocratique de la volonté que l’existence de la vie sociale peut devenir l’objet de la volonté politique. Ce qui dans le vivant s’organise spontanément en raison sa structure interne, doit, dans la vie démocratique « être pris en charge par ses acteurs eux-mêmes » (ibid.). Mais tout cela n’a de sens qu’à condition de reconnaître que toute cette organisation et cette différenciation fonctionnelle de la société n’ont qu’un objectif : « la reproduction de la société » (p.119), « la reproduction permanente de l’unité supérieure constituée par la société globale » (p.121). C’est en cela que la vie sociale est un « bien commun vécu » (François Flahault). S’il n’y a d’existence humaine que sociale, et si la liberté sociale consiste à exercer sa liberté que pour et avec les autres, alors c’est que la vie sociale n’a qu’une finalité : la persévérance dans son existence. Une vie individuelle n’est réussie qu’à condition de vouloir la poursuite de la vie sociale en tant que telle.

Si nous lisons attentivement ce qu’Honneth dit, alors nous comprenons que l’objectif politique est la « reproduction de la société ».

→ Référence ici à la théorie de la reproduction sociale7 (TRS) avec comme précurseuse Françoise d’Eaubonne8. Le socle sur lequel repose la vie sociale n’est pas la sphère économique mais la sphère sociale du soin, celle où on ne fait pas des profits mais où on maintient la société.

→ Ce que David Graeber appelle le « communisme de base », la common decency de George Orwell.

2.1 Pourquoi est-elle aujourd’hui menacée ?

Parce que les logiques d’individuation et de compétition sont en train de saper les logiques de coopération sur lesquelles elles reposent encore ; mais pour combien de temps9 ?

  • Je trouve dans le livre de François Dubet, Sociologie de l’expérience (1994, Seuil), un cadre général pour penser les conduites individuelles des membres d’une société comme la combinaison de 3 rationalités différentes : le sentiment d’appartenance à une communauté, les calculs pour tirer profit d’une situation de concurrence, les exigences d’une authenticité personnelle. Mais, à la différence de François Dubet qui équilibre ces 3 logiques au sein de ce qu’il nomme « expérience sociale », je prétends que l’une des 3 logiques fournit la base aux 2 autres. Ma conviction est factuelle : non seulement, les sociétés « archaïques » ont quasiment été seulement des « communautés » (ce qui signifie une priorité absolue de l’intégration sur la rivalité et la créativité) mais aucune société ne fournit l’exemple de se fonder exclusivement soit sur la concurrence (à moins d’adhérer à la fiction d’une pur marché libre) soit sur l’individualisme le plus radical (à moins d’adhérer à la fable libérale-libertaire parfaitement résumée par M. Tatcher  :  « la société n’existe pas »).
  • Et si je prends l’image d’un arbre – la nature comme racine, la coopération comme tronc et la compétition et la subjectivation comme branches – alors chacun comprend que de la même façon qu’il est absurde de scier la branche sur laquelle on est assis, alors il est tout aussi absurde de saper les racines et de couper le tronc de la vie sociale : or c’est très exactement ce que les logiques d’individuation et de concurrence sont en train de provoquer. Alors même qu’elles ne sont possibles que sur la base de la solidarité, du partage et de la proximité, elles détruisent les conditions même qui les rendent encore possibles.

3. En quoi la décroissance est-elle en capacité de porter cette responsabilité ?

Parce que pour la MCD, la préservation de la vie sociale appartient au noyau commun de la décroissance (fondement, noyau, mobile).

Parce que, pour réaliser cet objectif de préservation, la décroissance doit diriger ses critiques contre la forme horizontaliste du débat public, celle qui neutralise toute critique :

Parce que l’extension du domaine de la vie sociale entraîne une extension du domaine de la critique → l’image de l’iceberg → le régime de croissance.

Comment ? A quel type de stratégie référer la décroissance ?

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Les notes et références
  1. Pour une recension : https://decroissances.ouvaton.org/2019/10/01/communaute-buber/
  2. A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (II), Gallimard, 1835, 1961, p.143.
  3. Un exemple contemporain de ce type de danger, c’est la modernisation du racisme qui passe d’un modèle vertical basé sur une hiérarchie entre « races » à une forme horizontale basée sur la différenciations entre « cultures » : au lieu de vouloir imposer à l’Autre la condescendance du Même, la xénophobie se contente de rejeter l’Autre comme Autre ; on passe alors d’une volonté qui nie les différences à l’indifférence du « chacun chez soi », « à chacun sa vérité »…
  4. Caillé, A. (2005) . Démocratie, totalitarisme et parcellitarisme. Revue du MAUSS, no 25(1), 95-126. https://doi.org/10.3917/rdm.025.0095.
  5. Pour une critique de l’abus de cette notion d’interdépendance, on peut lire l’analyse d’Éric Dacheux, compagnon de la MCD, qui préfère « la solidarité démocratique à l’interdépendance systémique » : Éric Dacheux, « Point de vue : Critique de la notion d’interdépendance », Mondes en décroissance [En ligne], 3 | 2024, mis en ligne le 22 juillet 2024, consulté le 15 novembre 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-opcd/index.php?id=452
  6. Voir la conclusion de l’intervention de Baptiste Mylondo lors de cette rencontre : « La décroissance pour mieux partager ».
  7. https://ladecroissance.xyz/2020/07/11/feminisme-pour-les-99-un-manifeste/#La_reproduction_sociale
  8. Michel LEPESANT, « J’ai relu Le féminisme ou la mort, de Françoise d’Eaubonne », Mondes en décroissance [En ligne], 1 | 2023. URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-opcd/index.php?id=268
  9. https://decroissances.ouvaton.org/2018/02/14/la-decroissance-doctrine-sociale/
  10. Michel LEPESANT, « Pourquoi une cartographie systémique des trajectoires de décroissance », Mondes en décroissance [En ligne], 2 | 2023, mis en ligne le 25 janvier 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-opcd/index.php?id=344
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13.11.2024 à 20:19

Politiser la décroissance, une espérance à diffuser 

Michel Lepesant

Dans un monde que beaucoup d'entre nous jugent "à l'envers", il est bon et réconfortant que des rencontres aient lieu ; Car seul ce qui a "lieu" peut proposer un "endroit" pour remettre les choses.. à l'endroit.
Lire la suite (357 mots)

Samedi dernier, nos ami.e.s d’Alter Kapitae organisaient à Paris la seconde édition de leur Agora de la décroissance.

Il y a un peu plus d’1 mois, c’était aussi toute une journée qui, à l’Assemblée Nationale, était consacrée à discuter du thème : « la décroissance contre l’austérité » (lire une analyse de cette journée).

Et ce samedi, à Paris, à l’Académie du Climat, la Maison commune de la décroissance (la MCD) organise la première édition de sa Caravane contre-croissance, qui aura 3 étapes : Paris (16/11), puis Nantes (30/11), puis Clermont-Ferrand (14/12).

Dans un monde que beaucoup d’entre nous jugent « à l’envers », il est bon et réconfortant que ces rencontres aient lieu ; Car seul ce qui a « lieu » peut proposer un « endroit » pour remettre les choses.. à l’endroit.

A la MCD, nous voulons aller un cran plus loin qu’une rencontre et pour cela ce que nous appelons « Caravane contre-croissance » a l’ambition, à chaque étape, de se demander comment renverser ce monde à l’envers, le monde de la croissance.

En parlant de « renversement », nous indiquons que la critique de la croissance ne peut pas en rester à une critique de la croissance économique mais qu’elle doit se hausser jusqu’à une critique politique ; et pour cela, il faut voir la croissance comme un « régime politique » fondé sur la religion de l’illimitisme, la destruction du Commun au profit de l’individuel, une économie politique de la pénurie.

D’où cette « Lettre du 12 » comme invitation à nous rejoindre lors de l’une de nos étapes et aussi comme demande pour diffuser cette invitation. Car il se peut que l’ambition de la MCD de politiser la décroissance peine encore à « attirer les foules ». Alors si vous pouvez nous aider à garder espérance, nous vous en remercions d’avance.

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16.10.2024 à 21:34

La décroissance contre l’austérité, séminaire à l’Assemblée Nationale, le 27 septembre

Michel Lepesant

Le vendredi 27 septembre, la MCD était partenaire avec Delphine Batho, Alter Kapitae et l’Institut Momentum dans l’organisation d’un séminaire à l’Assemblée Nationale sur le thème de « la décroissance contre l’austérité ». La journée était construite autour de 4 moments : une intervention liminaire d’Olivier de Schutter, puis 2 tables rondes (organisées sur le principe animation-interventions) et enfin un moment conclusif.
Texte intégral (8707 mots)

Au cœur de mon engagement pour la décroissance, il y a la discussion (que je ne confonds pas du tout avec le débat). Au sens le plus élargi, la discussion est un partage ; mais c’est déjà bien si elle est un échange. Les modalités de la discussion sont multiples : réfléchir, écouter, écrire… sans oublier (se) rendre compte. Qu’est-ce alors qu’un « compte-rendu » ? Ce n’est pas un verbatim (surtout aujourd’hui à l’époque de la reproduction technique, où il suffit de regarder une vidéo). C’est un lieu où un participant aide un non-participant (qui était peut-être présent dans la salle) à se rendre-compte de ce qui a été dit à partir de ce dont, lui, s’est rendu-compte. La norme d’un compte-rendu n’est pas l’objectivité comme neutralité, mais l’objectivité comme intersubjectivité.

Le vendredi 27 septembre, la MCD était partenaire avec Delphine Batho, Alter Kapitae et l’Institut Momentum dans l’organisation d’un séminaire à l’Assemblée Nationale sur le thème de « la décroissance contre l’austérité ».

La journée était construite autour de 4 moments : une intervention liminaire d’Olivier de Schutter, puis 2 tables rondes (organisées sur le principe animation-interventions) et enfin un moment conclusif.

Passé une semaine, mon sentiment général est mitigé : un verre à moitié-plein est aussi un verre à moitié-vide.

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Sur le fond, les interventions ont toutes été très riches, avec beaucoup de robustesse de la part de tou.te.s les intervenant.e.s. : pas un seul temps faible.

Mais, au final, on ne peut pas dire qu’une thèse générale sur « décroissance et austérité » ait fini par émerger. Je peux me dire qu’il ne faut pas aller plus vite que la musique et qu’il faut donner davantage de temps pour cela. Et peut-être que si les actes du séminaire sont publiées, ce sera l’occasion de le faire, mais à condition que l’on sorte du verbatim – pour cela, les restitutions vidéos suffisent – et que l’on accorde à chacun.e la possibilité de préciser son intervention (à suivre).

Ouverture : la croissance, promesse ou mirage ?

Olivier de Schutter est depuis 2020 rapporteur spécial des Nations Unies pour les droits de l’homme et l’extrême pauvreté ; et il vient de publier au printemps 2024 un excellent rapport au titre explicite : « Éliminer la pauvreté en regardant au-delà de la croissance » (Eradicating poverty beyond growth).

Dans son intervention il a eu la prévenance et la pédagogie d’en dégager six principaux messages :

Olivier de Schutter
  1. La croissance reste prise au piège d’une approche compensatoire de la lutte contre la pauvreté : mais ces solutions ex-post, de redistribution, par un État-Providence permettent-elles réellement d’échapper à la croissance comme croissance des inégalités ?
  2. L’obsession du PIB devient contre-productive : parce que les inconvénients l’emportent sur les avantages (Herman Daly), parce que l’économie de la croissance est une économie sans joie1 (Tibor Scitovsky, 19762) et aujourd’hui une économie du burn-out3, parce que les limites de la croissance sont sociales (Fred Hirsh, 19764).
  3. Il faut dénoncer l’illusion d’un découplage entre croissance économique et consommation de matières et d’énergies. Même quand il existe il est faible, temporaire, partiel ; et surtout il met la focale sur les GES, en mettant de côté la biodiversité et les autres pollutions.
  4. Quand la hausse du PIB crée de l’activité, c’est d’abord de l’emploi, c’est-à-dire une activité a) définie par son effet qui est le revenu, b) souvent plus précaire que sensée. Or, les logiques de productivité et de numérisation (robotisation, IA) rendent compatible cette hausse du PIB avec une baisse de la main-d’œuvre en volume.
  5. Mais alors une autre approche est-elle possible, dont l’objectif serait indissolublement la réduction des inégalités et la transformation écologique ? Comment échapper à la gabegie de la consommation des plus riches, à la normativité des modes de vie, à la domination politique induite directement par le pouvoir économique, quels sont les investissements qui tiennent compte de la crise climatique ? Pour Olivier de Schutter, cette autre approche devrait reconsidérer la fiscalité (succession, patrimoines, taxations), le travail (ESS, démocratiser l’entreprise, relier salaire et utilité sociale), et la consommation (publicité, obsolescence programmée).
  6. Oliver de Schutter conclut son intervention en insistant sur le coût de la dette dans les pays les plus pauvres : aujourd’hui, le solde de cette « aide » est négatif car le total des montants alloués au service de la dette (3,2 milliards) est supérieur aux budgets de service public.

Voilà donc une solide synthèse dont l’intérêt principal est de relier de façon cohérente des critiques (objection de croissance) et une vision d’avenir (post-growth).

S’il faut formuler quelques réserves qui sont plutôt des attentes : a) la question du trajet en tant que tel (la décroissance stricto sensu) n’est pas vraiment thématisée ; b) ne faudrait-il pas distinguer plus attentivement entre pauvreté (en tant que décroissant nous la défendons quand elle est choisie et volontaire) et misère (quand le nécessaire manque), et aussi c) entre pauvreté et inégalité (car si la promesse de la croissance est une réduction de la pauvreté – puisque le gâteau va augmenter – elle ne s’occupe pas de la question des inégalités, de la justice sociale (parce qu’il y a une main invisible, et du ruissellement…).

Table ronde 1 : la fabrique de l’austérité

La première table ronde devait être à la fois historique et conceptuelle pour pouvoir dessiner à grands traits « la fabrique de l’austérité » par l’économie de la croissance.

→ Malheureusement, pour la partie historique, Christophe Bonneuil n’a pu être présent. C’est alors Élodie Vieille-Blanchard, qui animait l’atelier, qui a courageusement consacré quelques minutes pour évoquer avec clarté ce que devait être son propos.

  • Pour l’analyse des « trente glorieuses » comme passage d’une économie de stocks à une économie de flux, on peut renvoyer à : BONNEUIL, C (2021). « Comment ne pas voir les limites de la planète. Petite histoire de la mystique de la croissance indéfinie », Politiques de l’Anthropocène. Presses de Sciences Po, pp. 235-254. https://doi.org/10.3917/scpo.sinai.2021.01.0235.v

Intervention de Timothée Parrique : « contraster » décroissance et austérité

Timothée a ensuite heureusement cadré conceptuellement ce qu’il faut entendre par « austérité » en commençant par rappeler que la décroissance comme l’austérité peuvent toutes les deux « apparaître comme des politiques d’autolimitation ». Il y avait dans cette précision un potentiel conceptuel dont la suite du séminaire n’a malheureusement pas assez tenu compte : c’est d’autant plus dommage que c’était là l’entrée la plus directe pour porter une critique décroissante radicale contre l’austérité.

Pour Timothée, on peut définir l’austérité comme une « contraction expansive » – ce  qui revient à suggérer que l’austérité n’est qu’un moment compris dans un processus de croissance, et pas du tout l’arrêt de ce processus – alors que la décroissance est une… « contraction-contraction ».

Ce qu’il a étayé en rappelant que les objectifs de la décroissance ne sont pas de réduire (pour réduire) mais la justice sociale, la responsabilité environnementale et le bien-être.

Si l’on ne veut surtout pas confondre une politique (croissanciste) d’austérité avec la décroissance, alors il faut en dégager clairement :

  • Les conditions : pas de décroissance sans désamorçage de l’imaginaire de la croissance, pas de décroissance sans ralentissement, pas de décroissance sans politiques de protection.
  • Sans négliger ce que pourraient être les effets indésirables de la décroissance : sur les plus défavorisés (« il faut protéger la protection »), quant aux tensions géopolitiques, quant aux réactions des marchés, et sur le chômage.

Il y avait là beaucoup d’éléments pour alimenter une réflexion sur la différence entre la décroissance que nous prônons et la politique française actuelle d’austérité, soi-disant justifiée par un déficit budgétaire (mais qui en réalité est le résultat d’une politique déséquilibrée entre recettes et dépenses) afin de relancer la croissance.

Intervention d’Alma Monserand : la dette publique comme économie politique

Dans l’intervention suivante, Alma Monserand est intervenue sur la question de la dette (car dans le discours actuel, c’est la dette qui est la cause de l’austérité).

  1. Dédramatiser le discours (dominant) sur la dette publique. Pour Alma Monserand, « il est normal et sain qu’il existe une dette publique », autrement dit un déficit publique : pour financer sans attendre ; parce que la dette publique n’est que la contrepartie d’une richesse privée ; parce qu’une dette peut « rouler », c’est-à-dire repousser sans fin le remboursement du principal.
  2. Décrire les sources de ce discours. Dans un premier temps, on peut croire que ce discours est strictement économique et qu’il résulte d’un choix rationnel en faveur du privé plutôt que du public, du Marché plutôt que de l’État, mais en réalité il faut bien y voir une économie politique : c’est pour cela qu’Alma a bien rappelé qu’il s’agissait de rendre le financement de la dette publique dépendant des marchés (d’où une BCD indépendante qui priorise la lutte contre l’inflation à la création d’emplois, d’où l’interdiction d’une solidarité interétatique, d’où la libre circulation des capitaux). Cette économie politique est en effet au service d’une idéologie, au service d’intérêts politiques (qui sont ceux qui préfèrent la dette à l’inflation, sinon ceux qu’elle enrichit ?).
  3. Relier décroissance et protection sociale. Le temps a malheureusement manqué à Alma pour exposer vraiment clairement pourquoi à la différence de la politique actuelle – une politique de l’offre – dans une économie politique décroissante, la dette publique pourrait être profitable aux ménages : malgré une baisse de l’activité économique (et donc une décroissance ?), malgré (ou grâce à) une hausse du montant des cotisations, ce sont les ménages qui profiteraient de la plus grosse part (70%) du financement induit par la dette publique.

Là encore beaucoup d’éléments pour alimenter réflexions et discussions sur le statut politique de la dette dans une économie de décroissance : car il semble bien qu’il y ait dette, et dette, et dette, et dette. La dette roulante des pays développés en croissance n’est pas la même que la dette infâme subie par les pays colonisés par notre extractivisme (énergétique, matériel, financier, humain). D’autant que, quels rapports entre la dette dans une économie en décroissance (donc quand les taux d’intérêts sont par définition durablement supérieurs au taux de croissance) et ce qu’on pourrait appeler la dette anthropologique, cet invariant social qui a toujours archaïquement fait lien ?

Bilan d’étape en fin de matinée de séminaire sur décroissance et austérité

Sur la décroissance. Quitte à me répéter, mais à ne pas traiter comme un cadre analytique impératif la distinction historique et conceptuelle entre objection de croissance, décroissance et post-croissance, on se prive de clarté politique :

  • La question n’est pas de savoir si le terme de « décroissance » plaît ou non. Stricto sensu, quand on parle de décroissance on veut dire deux choses : a) que la décroissance n’est qu’une transition entre le monde actuel et le monde souhaité, conformément à nos valeurs existentielles, politiques et morales ; b) que la décroissance n’existera que tant qu’il faudra s’opposer à la croissance. Autrement dit la décroissance n’est pas un projet (ni de vie, ni de société). Le projet, c’est la post-croissance.
  • Répétons encore et encore que le « dé » de décroissance n’est pas plus « négatif » que le « dé » de décolonisation. Et que tout le monde voit bien que celui qui oserait dire que le terme de « décolonisation » est négatif voudrait en réalité dire que le terme de colonisation a quelque chose de positif. Ah bon quoi ? Idem pour la décroissance !
  • C’est pourquoi quand Timothée Parrique propose des alternatives comme buen vivir, sumak kawsay, ubuntu ou convivialisme, il faut bien préciser qu’il s’agit là de remplacer « post-croissance » et non pas « décroissance ».
  • Si besoin il y a d’un terme général pour chapeauter tout cela, à la MCD nous proposons celui de « contre-croissance ».

Sur l’austérité. Restent des interrogations :

  • Quelle différence entre « rigueur » et « austérité » ? L’enjeu c’est d’accepter que la décroissance puisse être une transition qui soit budgétairement (dépenses – recettes) rigoureuse sans être austère ; et idem pour la post-croissance.
  • Sur la dette : dette signifie emprunt, donc intérêts. a) A qui profite le paiement de la dette, le principal, comme le service? b) Le paiement d’intérêts de la dette n’est soutenable que si et seulement si leurs taux sont < au taux de croissance : mais alors comment on fait quand on décroit ? Ce qui est soutenable en croissance, devient-il infâme en décroissance ?
  • L’austérité est-elle un accident d’une économie politique croissanciste ou bien une respiration cyclique de la croissance économique ?
  • L’extrême pauvreté (la misère) n’est-elle qu’un effet pervers de la croissance ou bien un résultat assumé de l’ordre (taxis) économique dominant ? Dans ce dernier cas, une politique d’austérité n’est pas seulement une respiration, c’est aussi une aubaine pour conforter un système de domination.

Table ronde 2 : Financer les dépenses publiques et organiser le partage dans le respect des limites planétaires

Intervention de Luc Semal : la décroissance comme socialisme de demi-austérité

Luc Semal, qui animait cette table ronde, a commencé à partir d’une exigence politique de sobriété par cadrer ce que Timothée Parrique avait qualifié le matin de « contraction-contraction ». Nous étions dans le thème du séminaire.

Le problème : comment ne pas remarquer la « fermeture des fenêtres de transition » ; autrement dit, plus les économies politiques (les États, les marchés) tardent à organiser le partage des ressources et des efforts, plus le curseur de la transition va s’éloigner d’une « décroissance par anticipation » pour n’affronter qu’une « décroissance en catastrophe ».

Dire qu’il faudrait penser une forme de décroissance en catastrophe, ça ne veut pas dire qu’on n’a plus aucune marge de manœuvre et de décision. Mais ça veut dire qu’il y a des contraintes spécifiques (frontières planétaires, urgence des délais, peu de temps pour l’expérimentation, nécessité d’adaptation au réchauffement déjà amorcé, etc.) qui n’auraient pas été les mêmes si on avait choisi la décroissance dès 1972 (au moment du rapport Meadows).

La piste : politiser les limitations (rationnement, revenu maximum acceptable, sobriété), autrement dit ne surtout pas réduire la sobriété à l’individualisation des « petits gestes » mais prôner un « socialisme de semi-austérité ». A creuser.

Intervention de Farida Belkhir : plaidoyer pour les services publics

Farida Belkhir, du Collectif « Nos services publics », a prononcé un fervent plaidoyer en faveur de politiques publiques qui repartiraient des usagers, et qui réajusteraient l’évolution des moyens avec la courbe des besoins.

A rebours de la politique actuelle – dans laquelle la « divergence » entre besoins et moyens nourrit une spirale vicieuse où la réduction des moyens provoque la baisse des services rendus, baisse sur laquelle s’appuient les politiques libérales pour justifier la baisse des financements –, à rebours donc des conséquences de ces politiques (accroissement des inégalités, désocialisation croissante, dégradation du secteur public qui doit assumer  la part non rentable que le privé lucratif a délaissé, délégation sans contrôle, érosion de la confiance envers les services publics tant chez les usagers que chez les agents, inattractivité salariale, perte de sens…), Farida Belkhir a exhorté à choisir la voie de la sécurisation des moyens de financement – par l’impôt, par l’endettement – plutôt que de continuer à faire porter la responsabilité sur les individus.

Les décroissants ne peuvent que partager ce diagnostic dans la situation actuelle, c’est-à-dire critiquer un état des choses soumis politiquement (le néolibéralisme) à la fois à l’impératif de la croissance économique et à une réduction voulue des moyens dédiés aux services publics. Mais dans ce cas, nous ne sommes pas en décroissance mais seulement dans un monde de croissance sans croissance. Mais qu’en serait-il dans un monde post-croissance ; et comment y aller, comment décroître ? Les questions restent posées…

Intervention de Mathilde Viennot : le partage plutôt que l’endettement

Dans l’intervention suivante, Mathilde Viennot, cheffe de projet à France Stratégie, spécialiste des enjeux sociaux de la transition écologique, va beaucoup plus faire attention à tenter de se situer dans le cadre sinon d’une décroissance stricto sensu mais au moins d’une absence de croissance ; ce qui pourrait rendre ses analyses plus adaptées soit à la situation actuelle (économie de croissance mais croissance atone) soit à la post-croissance.

Pour cela elle va s’appuyer sur le rapport publié en mai 2022, « Soutenabilités ! Orchestrer et planifier l’action publique »5. Elle va s’y appuyer, mais sans le reprendre complètement.

En effet, quand on lit le rapport, on y voit un double diagnostic, un objectif, et deux « voies principales » :

  • 1) Un monde de la croissance économique avec une croissance essoufflée : « l’alliance entre croissance économique et progrès social semble aujourd’hui avoir atteint ses limites. La croissance a structurellement ralenti dans le monde occidental. » 2) Mais essoufflée ou pas, ce monde de la croissance a abouti à un monde en « triple crise, écologique, sociale et démocratique ». « L’humanité est confrontée à une série de défis interdépendants qui peuvent être analysés comme autant de « conflits de soutenabilités ». »
  • « Comment rénover la fabrique de l’action publique pour faire face à ces défis croisés ? » « Comment sortir de ce qui apparaît de plus en plus clairement comme une impasse ? »
  • Les deux voies principales – croissance verte et sobriété – de la recherche d’un progrès au contenu plus respectueux des écosystèmes et des personnes sont sans doute à explorer de concert et à articuler. »

Dans son intervention, Mathilde Viennot ne va pas reprendre la voie de la croissance verte (même si le rapport ne fait l’impasse ni sur l’impossible découplage, ni sur les risques de rebonds provoqués par « l’innovation verte »). Elle ne va pas se contenter de constater la perte de croissance, elle voit bien que la décroissance va être un ralentissement, autrement dit qu’il va falloir sortir d’un paradigme dans lequel le financement du modèle social résultait du partage des surplus. Autrement dit, ce qu’il faut partager, ce sont des pertes !

Il va donc y avoir un choix politique à assumer : entre la baisse de la couverture sociale, le renvoi au marché privé et la socialisation et la mutualisation (des risques sociaux et climatiques). Pour Mathilde Viennot, c’est la voie du partage (plutôt que celle de l’endettement).

Pour reprendre une distinction du matin, il faudrait alors se demander de quel partage il peut s’agir ? D’un partage ex post par la fiscalité : il y a de la richesse et il y a même des riches et le financement se fait en aval de la distribution par une politique de redistribution compensatoire (on prend aux riches). Ou bien d’un partage de la richesse ex ante, ce qui suppose un tout autre modèle social, précisément celui de la post-croissance6.

Intervention de Mathilde Szuba : le rationnement comme politique publique

L’intervention de Mathilde Szuba a inscrit explicitement la proposition du rationnement et des quotas dans le cadre du partage ex ante.

Même si son plaidoyer peut s’appuyer sur des exemples historiques de rationnement (en temps de guerre, lors des chocs pétroliers), elle ne cache pas qu’il n’existe pas d’expérience de sobriété à grande échelle : parce que la décroissance, on n’a jamais essayé ! Alors que nous pouvons déjà affirmer que l’organisation du partage, à partir du monde actuel de la croissance, sera « quelque chose d’hyper-conflictuel », avec des gagnants et des perdants.

D’où l’intérêt de s’appuyer comme elle l’a fait sur l’enquête « Empreinte carbone » (ADEME, juillet 2023) qui a étudié « les variables influant sur le niveau d’empreinte carbone individuelle »7.

En voici les premiers résultats qui « indiquent que l’empreinte varie peu entre régions administratives mais sensiblement en fonction du revenu, tout en indiquant les principaux secteurs d’émission carbone :

  1. Homogénéité régionale : l’empreinte carbone semble assez uniforme au sein des différentes régions administratives de France, avec quelques variations expliquées principalement par les conditions de logement. A l’intérieur d’une région en revanche, l’empreinte carbone peut varier plus nettement selon les conditions de vie et les lieux.
  2. Influence majeure du revenu : les personnes à revenu plus élevé ont une empreinte carbone supérieure, surtout dans les derniers déciles de revenu. Ainsi, pour les revenus mensuels inférieurs à 750 €, l’empreinte individuelle adulte serait de 7 tonnes par an et pour les revenus supérieurs à 6 500 €, elle serait de 12 tonnes.
  3. Leviers de décarbonation : les principaux postes de consommation contribuant à l’empreinte carbone sont les transports (25%), l’alimentation (23%), le logement (18%) et les services sociétaux (18%). C’est notamment presque exclusivement sur le transport que les revenus les plus élevés creusent l’écart en matière d’empreinte carbone, ce domaine représentant jusqu’à 39% du total des émissions des personnes dont le revenu du foyer est supérieur ou égal à 6 500€. Pour autant, les transports est le domaine d’action pour lequel les répondants ont le sentiment d’agir le plus aujourd’hui. »

C’est donc comme politique d’abord fléchée contre les hauts revenus (voilà les « perdants ») qu’il faut penser la solution du rationnement. Et si cette politique doit être ex ante, il ne va pas suffire de le faire au nom de la convivialité – qui une condition indispensable pour s’assurer de la volonté individuelle mais qui ne peut pas être collectivement suffisante – alors il va falloir penser le rationnement comme « intervention de politique publique », comme quota. C’est dans cette voie que Mathilde Szuba a conclu son intervention en suggérant que pour notre 21ème siècle, la voie du rationnement devrait passer par un « budget carbone annuel » : autrement dit une politique d’autolimitation personnelle dans laquelle un cadre public n’empêche pas les arbitrages individuels.

Intervention de Jézabel Couppey-Soubeyran : la voie de la « monnaie-subvention »

Dans la dernière intervention, Jézabel Couppey-Soubeyran va creuser la question du financement en en faisant celle de la monnaie.

Disons d’emblée qu’il est heureux t’entendre cette proposition car elle nous éloigne des fariboles – régulièrement entendues chez certains décroissants – d’un monde sans argent. La monnaie n’est pas seulement un outil facilitateur des échanges8, c’est une institution9, un système.

« La monnaie fait société », et réciproquement car il n’y a pas plus de projet de société sans projet de monnaie que de monnaie sans vision de société10. « Pas de bifurcation sociale sans bifurcation monétaire ». C’est pourquoi l’intervention de Jézabel Couppey-Soubeyran a commencé par un survol historique pour montrer que chaque changement de société (tribale, agraire, féodale, capitaliste) s’est accompagné d’un changement monétaire.

Et voilà comment la question monétaire devient une question politique : quelle monnaie pour quel projet de société ?

Pour répondre à ces questions, Jézabel Couppey-Soubeyran doit résoudre deux problèmes décisifs pour la décroissance. Le premier est général, économique : comment financer le long terme, ce qui n’a pas de rentabilité immédiate, l’investissement social et écologique (désartificialisation des sols, dépollution des eaux, collecte des déchets océaniques, création de réserves de biodiversité, rétablissement de petites lignes de chemin de fer, aides aux ménages pour accéder à la transition) ? Le second est plus politique quand il s’agit de refuser les solutions classiques du financement public : la dette et la fiscalité. Car ces deux « solutions » supposent ce avec quoi la décroissance veut précisément rompre : la dette suppose des créanciers qui s’enrichissent du remboursement des emprunts ; l’augmentation de l’impôt suppose de continuer à faire croître l’économie au détriment des limites planétaires.

« Techniquement, rien n’empêcherait la banque centrale d’émettre de la monnaie légale sans dette ni achat de titres, simplement en l’inscrivant sur le compte d’une société financière publique.

Celle-ci la mettrait en circulation non pas en la prêtant mais en l’allouant sous forme de subventions (c’est-à-dire sans contrepartie financière, mais sous condition de réalisations d’objectifs de développement durable) à des projets d’investissements sélectionnés en fonction de leur impact sur l’environnement ou le tissu social et de leur profil de (non-) rentabilité financière. Et ce quel que soit le statut du porteur de projet (entreprise de l’économie sociale et solidaire, PME, associations, ménages, office HLM, collectivités locales, hôpitaux, universités, etc.) »11.

Cette voie d’une « monnaie volontaire » ou « monnaie-subvention » a le grand intérêt de replacer la question de la monnaie au cœur d’une économie qui voudrait sortir de la croissance. Elle ouvre au moins deux grands champs d’interrogations. Le premier est celui de son confinement, sinon de sa contention : car si au départ cette monnaie volontaire est fléchée par l’objet de la subvention, elle ne l’est plus ensuite ; et la monnaie « verte » redevient une monnaie « grise », autrement dit la masse monétaire augmente (croissance, inflation). Comment contenir cette augmentation si ce n’est par le recours à des prélèvements, autrement dit par la fiscalité (« micro-taxes » sur les rejets polluants et les prélèvements de ressources minérales, sur les stocks monétaires et les transactions financières) ? Mais alors cette solution n’est ex ante qu’en apparence, car au final c’est bien la fiscalité ex post qui va éviter un excès de monnaie disponible. Le second : cette solution suppose une rupture politique et dans ce cas est-elle valable et souhaitable en temps de décroissance et/ou en post-croissance ? Et dans ces deux cas quel type de banque centrale pour quel type de monnaie publique ?

Bilan d’étape en milieu d’après-midi

Que retenir formellement de cette table ronde très élargie ? Car sur le fond, les notions qui y ont été abordées sont décisives : sobriété, services publics, partage, rationnement, quota, monnaie, dette, fiscalité…

Mais il n’a pas toujours été facile de savoir à quel type de temporalité ce qui était discuté renvoyait. Y a-t-il des politiques publiques qui pourraient d’ores et déjà, ici et maintenant, sans attendre, être mises en place et qui pourraient ensuite se maintenir et pendant le trajet de décroissance et pendant le projet de post-croissance : les fameuses « préfigurations » (celles qui au bout de l’essaimage ou de l’agglutination finiraient sous la pression de la « masse critique » par provoquer la « bifurcation » et/ou le « basculement ») ? Sinon, quelles politiques publiques ciblées pour quelle étape précise : en particulier, quand la décroissance est comprise comme un « mot-échafaudage » on peut parfaitement accepter que dans une transition il y ait des politiques transitoires, mais alors lesquelles ?

C’est pourquoi tant qu’une rencontre autour de la décroissance s’interdira de cadrer historiquement et conceptuellement ce dont il s’agit alors il ne faudra pas s’étonner si le terme de décroissance en reste à n’être qu’un mot-agrégat dans lequel, faute d’un commun conceptuel et définitionnel pour discuter et controverser, on n’y trouvera finalement qu’une juxtaposition d’analyses dont l’élan commun est manqué, et au mieux remis à plus tard.

Tentative de synthèse finale

Nous avions prévu de conclure cette journée de séminaire par une tentative de synthèse sur décroissance et austérité. Ça aura été le moment le plus frustrant de la journée. Pourquoi ?

Parce que l’idée première – moment-bilan puis moment-perspective – n’a pas été suivie. Car pour cela il aurait fallu que nous, Vincent Liegey, Delphine Batho, Agnès Sinaï, Gabriel Malek et moi, nous retrouvions en situation a) de tenter, fût-ce en mode survol, de présenter ce que nous avions retenu de cette journée ; b) d’échanger entre nous, fût-ce pour repérer des points de discussion et de controverse.

Ce qui n’a pas été le cas. Au lieu de cela, faute d’auto-organisation, il n’y eût qu’une juxtaposition d’interventions pour lesquelles il est judicieux de se demander en quoi elles tenaient toutes explicitement compte des riches contenus fournis tout au long de la journée.

Car après tout, c’était bien la fonction de ce dernier moment que de tenter une vue d’ensemble sur décroissance et austérité.

  • Il est toujours bon de ne pas réserver la décroissance à un cénacle et donc d’être capable d’en faire une présentation audible pour inciter des critiques de la croissance à franchir le pas de la décroissance (le trajet) et de la post-croissance (le projet). Autrement dit, il est bon que la décroissance ait une « vitrine » la mieux achalandée possible. Mais a) attention à ne pas se raconter que nous avons en magasin l’offre la plus alléchante, et qu’en réalité la décroissance serait le paradigme le plus désiré sur le marché de l’avenir. Quand, même dans un séminaire explicitement consacré à la décroissance, le terme est écarté, critiqué voire tout simplement omis, on doit pouvoir en déduire que « ce n’est pas gagné ». b) Attention aussi à ne pas montrer en vitrine que les plus beaux fruits, en mettant sous le tapis que la décroissance est plus aujourd’hui un corpus de « problèmes » que de « solutions ». Autrement dit, une « vitrine » n’a de sens politique que si elle est ouverte sur la « cuisine » : pour que chacun.e puisse y voir que le pessimisme de l’intelligence n’est absolument pas politiquement démobilisateur. c) Enfin, pourquoi ne pas faire de la modeste visibilité de la décroissance dans le débat public une aubaine pour pousser le plus loin possible la radicalité de la critique, c’est-à-dire pour remonter le plus en amont possible dans la critique des causes ?
  • Il est heureux que la décroissance ait aujourd’hui en France un mouvement politique qui en fasse son drapeau. Surtout quand le terme de décroissance n’y est pas esquivé et qu’il signifie des réductions de la production et de la consommation, et que ces réductions ne constituent pas un but en soi mais bien une première étape. Mais si on ne veut pas tomber dans les apories des éléates qui, à force de chercher l’étape qui devait précéder l’étape précédente, finissaient pas en déduire que le mouvement n’existe pas et que la vraie réalité est Immobile alors il faut effectivement se lancer dans un « programme de première étape qui soit crédible ». C’est pourquoi à la MCD, qui n’est pas un parti politique mais juste un mouvement de théories et de critiques, nous réfléchissons, non pas à un programme, mais à ce qui pourrait en être le « cadre » idéologique. C’est dans ce but qu’aujourd’hui nous défendons la notion de « matrice » et que pour le moment nous en avons repéré au moins trois : l’autolimitation (plancher-plafond), la part et le lieu.
  • Il est toujours intéressant de rappeler l’historique intellectuel de la décroissance, de Georgescu-Roegen à la revue Entropia mais un recul historique n’a de sens politique que s’il est mis en perspective d’une espérance. Certes, il est essentiel de rappeler que nous vivons aujourd’hui dans le momentum du Délai mais, politiquement, surtout à l’issue d’une journée consacrée au thème de l’austérité et de la décroissance, pendant laquelle Timothée Parrique avait rappelé qu’il fallait les « contraster », et que Luc Semal n’avait pas rabattu toute la décroissance par anticipation sur la décroissance en catastrophe, il faut se demander quelle place il faut accorder à la volonté : parce que nous avons en effet à penser des filets de sécurité qui soient décolonisés de l’imaginaire de la croissance. Car il n’y a pas de sens politique sans optimisme de la volonté. En ce sens, difficile de penser que cet optimisme pourrait trouver place dans un Destin, à moins, façon stoïcienne, de faire de la volonté le simple patient de la fatalité.
  • Il est essentiel quand on veut communiquer de ne pas oublier les destinataires et donc de savoir clairement à qui tel ou tel message, avec tel ou tel code, dans tel ou tel contexte est adressé. Mais pour autant, attention à ne pas oublier la leçon de Mac Luhan quand il nous mettait en garde parce que, dans la communication, le medium prend le pas sur le message. C’est d’autant plus frustrant que l’antonyme de l’austérité est la « prospérité » : et qu’il eût donc été particulièrement intéressant de montrer en quoi une rigueur budgétaire n’est pas synonyme d’austérité mais est parfaitement compatible avec une décroissance prospère.
  • Intervenant le dernier lors de cette « synthèse », je me suis contenté d’ouvrir quatre pistes. 1) Se rappeler que la première politique d’austérité fut celle du Chancelier Heinrich Brüning (République de Weimar, 1930) et qu’elle ouvrit la voie à la victoire du nazisme (et que c’était aussi une victoire du « grand capital »). Et qu’aujourd’hui en France, la cure d’austérité sous surveillance de l’extrême-droite nous place effectivement dans un « état d’urgence » politique (Delphine Batho). 2) Comprendre que dans une économie politique de croissance, l’austérité n’est pas un moment de crise mais tout au contraire de respiration (la « contraction expansive » rappelée par Timothée Parrique) ; et même une aubaine pour des politiques néolibérales qui y voit une bonne opportunité de pousser un cran plus loin des programmes de privatisation, de marchandisation, de compétitivité, de « libéralisation »… Cela correspond à ce qu’Onofrio Romano nomme une politique de « précarisation mobilisatrice », politique qui consiste à orienter les mobilisations individuelles uniquement vers la part servile de nos activités, aux dépens donc de la part souveraine qui ne peut être que commune. 3) S’apercevoir que le terme de décroissance s’est quand même beaucoup enrichi, et même rempli, par rapport à sa première occurrence (qui au fond ne résultait que d’une contingence de traduction pour éviter de traduire decline par « déclin »). Que l’on est loin du « mot-obus » quand on en fait un « mot-échafaudage » ! Car alors on peut prendre au sérieux et le préfixe et le radical : et faire de la décroissance une opposition à la croissance, une opposition politique ; et surtout porter l’interrogation sur cette « croissance » à laquelle on s’oppose. Car si dans un premier temps, elle semblait n’indiquer qu’une orientation économique, depuis Serge Latouche, on sait qu’elle est aussi une « colonisation de nos imaginaires ». Aujourd’hui, la MCD rejoint d’autres penseurs méditerranéens de la décroissance pour en faire aussi un « régime » politique. 4) Voir donc dans l’austérité une économie au service d’une politique. Or la politique n’a jamais eu qu’un seul but : la puissance (ou le pouvoir). On le sait depuis Machiavel mais c’est Hobbes qui a le mieux montré que si on définit anthropologiquement l’homme par le « désir de désirer sans cesse » alors il faut mettre « au premier rang » le désir de pouvoir. La clef du pouvoir est la division : le fameux « diviser pour régner ». Par conséquent, quand on voit dans une politique d’austérité une bonne occasion pour l’oligarchie (suivant l’expression répétée de Vincent Liegey) d’augmenter son pouvoir, alors elle ne va pouvoir s’effectuer qu’en divisant encore et encore. Et où une telle division va-t-elle trouver son terminus ad quem ? Comme toute division, elle ne peut trouver un cran d’arrêt que quand on ne peut plus diviser, quand on a atteint l’indivisible, l’atome : l’in-dividu. On comprend alors le sens politique de l’austérité en économie de croissance : accroître l’individualisation, et donc l’atomisation ou la désintégration, de la vie sociale. Le « régime de croissance » consiste précisément dans l’institution imaginaire de l’individu. Voilà pourquoi une économie politique de la décroissance doit à la fois s’opposer aux politiques d’austérité et d’individualisation / privatisation.

Au bilan

Quelles leçons tant formelles que de fond peut-on tirer de cette « frustration » ?

  • Tant sur le fond que sur la forme, c’est le rapport à la pluralité au sein même d’une mouvance qui reste trop souvent impensé. Car une mouvance c’est à la fois une diversité et une unité ; mais si l’un des deux manque, alors la mouvance se caricature en multitude ou en unitude. Il y a multitude quand il y a ce que le sociologue Bernard Lahire nomme de « la diversité désordonnée ». Il y a « unitude » (le mot est de Francine Bavay) quand l’unité prétend résulter du seul appel à l’unité pour l’unité. Pour renvoyer dos à dos ces deux simplifications, il faut comprendre qu’il ne peut pas y avoir de variations sans invariant. « Que sont des variations sans invariants ? » ; « les variations ont-elles un sens indépendamment des invariants à partir desquels elles se déploient ? » se demandent Bernard Lahire. Au sein d’une mouvance, cela devient : quelle pluralité sans commun à partir duquel les différences peuvent se déployer et faire richesse ? Ce « commun » ne peut se réduire ni à un slogan (le « mot-obus ») ni à un programme, parce que ce commun est idéologique ; parce qu’il renvoie à une « conception », à une vision systémique et de la critique et des objectifs. A la MCD, nous défendons cette idée que l’on ne peut pas mettre la charrue de la popularité avant les bœufs de la théorie critique. Sinon, la décroissance va finir par se caricaturer elle-même soit en bulle noire (en réduisant la stratégie décroissante en scénario effondriste), soit en bulle rose (en réduisant la décroissance en une version ChatGPT compatible). Mais une bulle, ça enferme avant d’éclater.
  • Sur la forme. Est-ce que tou.te.s les intervenant.e.s étaient des « décroissant.e.s stricto sensu » ? Il est évident que non mais que a) tou.te.s partageaient une critique de l’économie politique telle qu’elle prétend aujourd’hui justifier une cure d’austérité et que b) la plupart étaient des critiques de la croissance. Mais faut-il que dans une rencontre décroissante, tous les intervenants soient des décroissants pur jus ? Évidemment non ; mais à une condition : que la mise en perspective soit décroissante : sinon ce n’est tout simplement pas une rencontre… décroissante. Voilà pourquoi il est frustrant que cette remise en perspective n’ait pas été effectivement tentée par tou.te.s les participant.e.s du dernier moment du séminaire. Autrement dit, d’accord pour ne pas rester dans l’entre-soi et pour « s’ouvrir », mais pas d’accord pour ne pas en profiter pour mettre en perspective cette ouverture.
  • Sur le fond. En définissant la décroissance comme opposition politique à la croissance, la MCD se trouve dans l’obligation idéologique d’étendre le domaine de la « croissance » : qui n’est pas qu’une « boussole », qui n’est pas qu’un « monde » et un « imaginaire » mais qui est aussi un « régime ». Et ce régime politique peut facilement être identifié comme le libéralisme (redéfini comme « institution imaginaire de l’individu »).
    • Il faut d’ailleurs remarquer que la critique du libéralisme était parmi les intervenant.e.s peut-être plus partagée que celle de la croissance.
    • Et c’est là qu’il reste un nœud à trancher ; car qu’est-ce que la croissance, au sens le plus large possible, sinon une promesse adressée à l’individu ; celle de lui garantir le maximum de moyens au service de ses fins privées, afin que chacun se croit libre de fabriquer sa vie comme il l’entend. Il faut lire et relire le prologue du Vocabulaire pour une nouvelle ère. « Trouver seul le sens de sa vie est une chimère ».
    • C’est là qu’il ne faut cesser de se répéter la formule ironique de Bossuet (et déformée) à propos de Dieu qui se rit de ces gens qui maudissent les effets dont ils chérissent les causes. Mais, certes, nous ne sommes pas des dieux…
_____________________
Les notes et références
  1. DAVOINE Lucie. L’économie du bonheur Quel intérêt pour les politiques publiques ? Revue économique, 2009/4 Vol. 60, p.905-926. DOI : 10.3917/reco.604.0905. URL : https://shs.cairn.info/revue-economique-2009-4-page-905?lang=fr.
  2. https://www.persee.fr/doc/reco_0035-2764_1980_num_31_2_408530_t1_0378_0000_001
  3. Rapport publié en juillet 2024 : https://documents.un.org/doc/undoc/gen/n24/210/40/pdf/n2421040.pdf
  4. https://www.lespetitsmatins.fr/collections/essais/182-les-limites-sociales-de-la-croissance.html
  5. https://www.strategie.gouv.fr/publications/soutenabilites-orchestrer-planifier-laction-publique
  6. Ajoutons qu’il existe aussi deux façons de penser ce partage ex ante : est-ce la rareté ou bien l’abondance qu’il faut partager ? A la MCD, nous défendons la seconde : parce que nous ne défendons pas le partage à reculons, à cause de la rareté. Nous renversons la perspective : plutôt que de faire de la rareté la condition du partage, il est plus juste de faire du partage la condition de l’abondance. Mais qu’on le pense par l’aval ou par l’amont, ce partage doit s’articuler avec une reconsidération des limites et une réhabitation démocratique des lieux. C’est pourquoi, « à la MCD », nous essayons de penser ensemble les notions d’autolimitation (plancher-plafond), de part et de lieu ; notre façon de tenir ensemble des objectifs écologiques, sociaux et démocratiques.
  7. https://presse.ademe.fr/2023/09/repartition-de-lempreinte-carbone-des-francais.html
  8. Comme le répète « la fable du troc ».
  9. Sur cette question j’attends avec impatience la publication par Jean-Michel Servet de son prochain « Institution monétaire de l’Humanité ».
  10. Jézabel Couppey-Soubeyran, Pierre Delandre et Augustin Sersiron, Le pouvoir de la monnaie, Transformons la monnaie pour transformer la société (2024), Les Liens qui libèrent.
  11. https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/10/28/jezabel-couppey-soubeyran-emettons-de-la-monnaie-sans-dette-pour-financer-les-investissements-non-rentables-de-la-transition-ecologique_6196988_3232.html
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14.09.2024 à 17:31

Quels mots pour remonter le moral ?

Michel Lepesant

Pour quelqu’un comme moi qui vois la décroissance avant tout comme un engagement politique, la séquence que nous subissons est particulièrement pénible à vivre, et si triste à réfléchir. Du plus loin – les outrances de Trump, les effondrement moraux qui alimentent les conflits en Ukraine et à Gaza, les
Texte intégral (1197 mots)

Pour quelqu’un comme moi qui vois la décroissance avant tout comme un engagement politique, la séquence que nous subissons est particulièrement pénible à vivre, et si triste à réfléchir. Du plus loin – les outrances de Trump, les effondrement moraux qui alimentent les conflits en Ukraine et à Gaza, les trahisons électorales de Macron… – au plus près – ces anciens « amis » de la décroissance qui franchissent sans honte la ligne rouge de l’extrême-droite – comment résister à la tentation de tout laisser tomber, et de transformer la retraite en retrait ?

J’ai toujours trouvé chez Camus le modèle de ce qui serait un engagement politique résolument humaniste ; alors je retourne à Sisyphe. Et si certains abiment la décroissance en pratiquant la dégringolade (voir l’analyse sur le site de la MCD), je m’obstine à vouloir remonter la pente.

Que puis-je alors attendre d’un « remonte-pente » ?

  1. qu’il permette d’éviter les écueils du débat pour faciliter au contraire la voie de la discussion. Dans un débat, compte avant tout l’égalité des temps de parole des intervenant.e.s et peu importe que chacun.e y expose son opinion sans interaction avec les autr.e.s. Difficile donc dans un débat de construire ensemble une solution commune puisqu’y est privilégiée l’exposition des opinions plutôt que la confrontation de leurs arguments opposés.
  2. qu’il puisse s’extraire et s’élever au-dessus de la situation ; autrement dit, qu’il assume une certaine verticalité, mais ascendante (c’est un remonte-pente). Il doit donc assumer une certaine abstraction.
  3. qu’il s’y articule du « jeu », de la « souplesse », de l’imagination avec de la robustesse (pensons toujours à un remonte-pente qui doit pouvoir épouser le relief tout en garantissant sécurité et régularité).
  4. qu’il puisse résoudre des « problèmes » (au sens de J. Dewey) : il y a un « problème »  lorsqu’un déséquilibre se fait jour dans une situation et que le milieu ne peut y remédier immédiatement. Il faut alors chercher à résoudre le problème en le construisant (par recueil des données et élaboration d’hypothèses).

Et bien à l’encontre tout un pan de la critique qui répondrait par l’action (ici et maintenant, de toute urgence, faire, défaire, refaire…), c’est plutôt dans un certain type de mot que je crois pouvoir trouver ce que je cherche : dans le « concept ». Pourquoi ?

  1. Un concept est rarement un célibataire ; il est souvent mis en couple avec un autre concept avec lequel il entretient une relation d’opposition, ou de spécification (ex : l’autonomie n’est pas l’opposée de l’indépendance mais une autre espèce de liberté). C’est pourquoi la façon souvent la plus simple de définir un concept est de construire une définition par contraste (ex : une frontière est franchissable, une limite ne l’est pas). Enfin, c’est ce contraste qui fournit le cadre de la discussion et de la confrontation.
  2. Un concept est une abstraction, c’est-à-dire à la fois une extraction et un abrégé (abstract). S’il est un englobant, ce n’est pas par le plus petit dénominateur commun (ça, c’est le cas quand l’idée est « générale ») mais par la mise en avant (en hauteur) d’une propriété (ex : à la différence de l’argent, ce qui caractérise la monnaie, ce n’est pas l’échange mais le partage). C’est pourquoi le concept est toujours le mot qui abrège une conception. C’est en tant que conception, qu’un concept doit être expliqué, déplié ; et souvent, ce déploiement du concept passe par une histoire des conceptions (ex : la démocratie). Enfin, en tant qu’englobant, il peut souvent être entraîné dans une remontée en généralité : c’est ce qui fait qu’une critique systémique ne peut pas se réduire à un inventaire rhapsodique de cas mais doit aller chercher les liens et les relations.
  3. Conceptualiser, ce n’est pas chercher une définition dans un dictionnaire (fut-il philosophique) : plutôt que définir, c’est redéfinir. Et cette activité intellectuelle est autant de l’imagination que de la raison, car il s’agir d’inventer, d’improviser, de jouer avec les mots. C’est pourquoi en tant que mot, le concept peut être un néologisme, ou un mot-valise (ex : une eSpérimentation, une utopiste).
  4. Mais c’est dans le rapport au réel que le concept exerce pleinement son potentiel émancipatoire d’abord parce que bien souvent c’est en verbalisant que l’on va prendre soin (en posant des mots, on dépose des maux) de la situation, que l’on va désigner un problème, désigner une solution. Ensuite – et c’est une grande différence avec une idée générale – un concept peut être vide : c’est pourquoi il faut illustrer les concepts, par des cas, par des exemples. Surtout, le rapport du concept au réel n’est pas condescendant : c’est pourquoi si un exemple ne peut jamais prouver une conception, un contre-exemple peur répudier un concept. Mieux, il existe un usage contrefactuel des concepts, qui n’est possible que parce que le concept peut s’élever au-dessus des faits. Mieux, il existe un usage contrefactuel du concept : on peut remplir un concept par une utopie, une espérance, un désir…

Il s’agit juste de réhabiter le concept de concept. Tous les mots ne sont pas des concepts, tous les concepts ne sont pas des mots qui font du bien, mais il existe un type de concepts qui sont des mots qui font du bien. Pas de double critique de l’horizontalisme comme de la verticalité descendante si l’on ferme les portes de la fabrique du concept.

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16.08.2024 à 12:04

Plaidoyer pour les « tunnels »

Michel Lepesant

En diverses occasions cet été, j’ai remarqué qu’il semblait exister un consensus dirigé contre les « tunnels ». J’ai même vu et entendu la même animatrice de débat a) soupirer dès que l’intervenant.e tentait de prendre quelques minutes supplémentaires pour compléter une analyse mais b) ponctuer d’un « cool » toute intervention qui s’abrégeait
Texte intégral (602 mots)

En diverses occasions cet été, j’ai remarqué qu’il semblait exister un consensus dirigé contre les « tunnels ».

J’ai même vu et entendu la même animatrice de débat a) soupirer dès que l’intervenant.e tentait de prendre quelques minutes supplémentaires pour compléter une analyse mais b) ponctuer d’un « cool » toute intervention qui s’abrégeait en punchline.

 Pourquoi tant de mépris pour les « tunnels » ? Et si mépris il y a, quel en est le véritable destinataire ? L’intervenant, l’auditoire ou même le sujet ?

  • On ne peut pas penser que c’est l’intervenant puisqu’il est l’invité.
  • On ne peut pas penser que c’est l’auditoire puisqu’on ne cesse de le solliciter à prendre la parole pour exprimer son opinion.
  • On peut encore moins penser que c’est le sujet puisque c’est la raison affichée pour que des gens se déplacent.

 Mais derrière ces évidences, on peut quand même faire un peu de mauvais esprit :

  • La plupart du temps, l’intervenant.e participe à une « table ronde », à un « débat » pendant lequel il faut que la parole circule ». L’important n’est pas alors ce qui est dit mais que quelque chose  soit dit → Faut-il alors s’étonner que dans une table ronde on se contente de tourner en rond ?
  • L’auditoire qui s’est déplacé pour une intervention est-il vraiment dans l’incapacité intellectuelle de suivre une analyse un peu fouillée ? → Faut-il vraiment croire que le « tunnel » l’ennuie et qu’il n’attend d’une conférence qu’un temps de distraction ?
  • Et surtout quel sujet peut être vraiment posé s’il est d’emblée maltraité au nom d’une urgence à conclure ? → Faut-il vraiment laisser croire que n’importe quel « dernier arrivé » en sait autant que celui qui cherche depuis des années ?

 Il y a quand même un cas où ce que je suis en train d’écrire n’est que mauvaise foi : c’est celui où l’intervenant.e est une « personnalité »,

Parce que dans ce cas-là, toutes les injonctions portées par l’horizontalisme sont levées au nom d’une révérence à la notoriété. Mais là encore, comment ne pas constater que l’important n’est toujours pas ce qui est dit, mais qui le dit.

 Voilà donc deux dispositifs qui permettent de neutraliser toute intervention dont le contenu pourrait faire réfléchir à ce qui est dit : seule alors est mise en avant la forme, l’affichage…

Mais alors, où la lumière, si ce n’est pas au bout du tunnel ?

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