13.04.2025 à 12:08
Fécondité politique de l’hypothèse du « régime de croissance »
Michel Lepesant
Texte intégral (1748 mots)
Et si avant tout la croissance n’était ni une boussole économique ni même un « monde » mais qu’elle était aussi un « régime politique » ? Dans ce cas, la décroissance ne pourrait se réduire ni à une « décrue » (économique), ni même à une « décolonisation » (des imaginaires de la croissance) mais elle devrait s’étendre jusqu’à prôner un renversement de régime politique.
Cette hypothèse est formulée depuis plusieurs années par le sociologue italien, Onofrio Romano, compagnon de la MCD, et qui vient de publier un livre dans lequel il rassemble ses arguments en sa faveur : Critique du régime de croissance (2024, chez Liber, traduction française de Towards a Society of Degrowth, 2020, Routledge).
En 2017, lors de nos (f)estives, Onofrio nous avait déjà présenté son hypothèse ; qui nous avait impressionnée ; ce qui nous a demandé plusieurs années pour l’intégrer au corpus idéologique de la décroissance défendu par la MCD.
- Présentation de l’intervention d’Onofrio Romano lors des (f)estives 2017 : https://ladecroissance.xyz/2017/08/21/cr-des-festives-2107-de-la-decroissance/#EXPOSE_DE_LA_PENSEE_CRITIQUE_DO_ROMANO
- Recension de Towards a Society of Degrowth : https://decroissances.ouvaton.org/2024/02/24/jai-lu-towards-a-society-of-degrowth-donofrio-romano/
- Interview d’Onofrio Romano : https://revues-msh.uca.fr/revue-opcd/index.php?id=412
- Sur l’emprise exercée par le régime de croissance1 : https://www.youtube.com/watch?v=0xwkQM3ioMY
Et Onofrio sera présent cet été aux (f)estives organisées par la MCD : deux journées entières lui seront consacrées. Superbe occasion pour prendre le temps de creuser ensemble cette hypothèse.
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Qu’est-ce qui fait la fécondité politique de cette hypothèse ?
- Montrer que la croissance est un régime politique. Alors que le capitalisme s’adosse à un régime politique, mais il ne l’est pas lui-même. Ce qui explique que les modalités politiques du capitalisme sont variables : capitalisme libéral, capitalisme d’État, capitalisme autoritaire… Par rapport au capitalisme, beaucoup de décroissants croient qu’il leur suffit de dénoncer le capitalisme pour politiser leurs propos : mais c’est parce qu’ils évitent de se poser ce qu’Harmut Rosa nomme la « question sérieuse : La société moderne est-elle donc équivalente à la société capitaliste ? Est-ce que j’entends simplement « capitalisme » lorsque je me réfère à la structure de base de la société moderne ? La réponse est : le capitalisme est un moteur central, mais la stabilisation dynamique s’étend bien au-delà de la sphère économique »2. Cette expression de « stabilisation dynamique » peut être comprise comme synonyme de « la croissance pour la croissance ».
- Quel est ce régime politique ? Un régime de dépolitisation. Qui repose sur un naturalisme, un individualisme, un illimitisme. Le naturalisme n’est pas tant la vision de la nature comme stock de ressources gratuites que le présupposé que la nature est d’abord source de déterminismes. L’individualisme est une conception de la société comme agrégat d’individus isolés. L’illimitisme n’est pas l’affirmation ou la croyance qu’il n’y a pas de limites, c’est le regret qu’il puisse en avoir.
- Cette hypothèse permet de résoudre 2 problèmes et elle fournit des explications :
- Premier problème : d’où vient le succès de la croissance ? Certes ce succès – emprise, hégémonie – est la domination que la croissance économique exerce sur la société non seulement dans son registre propre mais aussi dans celui du « monde » (par des normes, des valeurs, des modes de vie, des imaginaires, des récits, des représentations…) ; mais d’où vient ce succès économique sur l’économie et la culture ? Car, à moins de s’autoriser un raisonnement circulaire et de se raconter que l’économie domine pour des raisons… économiques, c’est là qu’une hypothèse politique peut être une explication.
- Second problème : d’où viennent les échecs globaux des alternatives, que ce soient ceux des expérimentations minoritaires ou des « autres » paradigmes ? En particulier, comment expliquer que nos arguments – qui reposent pourtant solidement tant sur des données scientifiques que sur des valeurs humanistes – n’arrivent jamais à faire basculer le monde de la croissance dans une transition vers « d’autres mondes possibles » ? Pourquoi nos argumentations tant rationnelles que raisonnables font-elles « plouf » ?
- « Expliquer », c’est relier des effets à une cause (sans présupposer que cette cause soit la seule qui est déterminante). Si l’hypothèse du régime de croissance est une explication générale, alors elle doit éclairer des effets, c’est-à-dire des modalités de la dépolitisation généralisée.
- On peut rajouter deux autres raisons pour défendre cette hypothèse du régime de croissance :
- Si d’autr.e.s ont d’autres hypothèses pour résoudre les 2 problèmes évoqués, alors chiche, qu’on en discute. Mais qu’ils les mettent sur la table, qu’ils les exposent…
- En tant que décroissant critique de la croissance, voir dans la croissance un « succès » et dans la décroissance un « échec », c’est s’opposer à la façon la plus courante de critiquer où on dénonce les contradictions de ce à quoi on s’oppose et on met un couvercle sur toute critique interne3. L’hypothèse du régime politique de croissance prend résolument le contrepied de ces facilités : non seulement on cherche à creuser au plus profond des causes de la croissance mais aussi on ne peut s’empêcher de remarquer que la critique décroissante mainstream ne fournit le plus souvent qu’une version cool du régime de croissance. Or, à chérir les causes que l’on dénonce, on ne fait que les renforcer.
- Si l’hypothèse du régime de croissance comme régime de dépolitisation permet d’expliquer des effets, alors (par contraposition) celui qui s’insurge devant de tels effets ne peut nourrir quelque espérance politique qu’à condition de concevoir la décroissance comme d’un projet politique de repolitisation.
*
→ Pour un inventaire des succès du capitalisme : https://decroissances.ouvaton.org/2022/09/30/la-decroissance-au-dela-de-lanticapitalisme/#2_Mais_alors_quest-ce_que_le_capitalisme
→ Pour une analyse des échecs et du « plouf » :
- https://ladecroissance.xyz/2022/07/02/il-faut-lire-reprendre-la-terre-aux-machines-par-latelier-paysan/
- https://ladecroissance.xyz/2024/10/31/pourquoi-lecologie-perd-toujours/
- https://decroissances.ouvaton.org/2024/02/08/pour-decroitre-changeons-de-regime/#a_A_chaque_champ_de_la_critique_son_registre_privilegie_dargumentation
→ Pour un inventaire de quelques « effets » du régime de croissance : https://decroissances.ouvaton.org/2024/02/08/pour-decroitre-changeons-de-regime/#c_De_quelques_effets_du_regime_de_croissance

Les notes et références
- https://decroissances.ouvaton.org/2024/07/30/pourquoi-faut-il-renverser-le-regime-de-croissance/
- Harmut Rosa, « Dynamic Stabilization, the Triple A. Approach to the Good Life, and the Resonance Conception », Questions de communication, vol. 31, no. 1,2017, pp. 437-456.
- C’est peut-être aujourd’hui le seul héritage de la vulgate militante post-marxiste : on continue de se réconforter en se racontant que le système ne pourra pas ne pas finir par s’effondrer sous le poids de ses contradictions, mais en interne, aucune autocritique radicale n’est jamais vraiment mise à la discussion. Cette externalisation des contradictions est grosse de sectarisme ; ce qui peut expliquer l’actuelle dégringolade de certain.e.s décroissant.e.s dans le complotisme et la fréquentation de l’extrême-droite.
12.01.2025 à 13:12
La croissance, c’est la restriction du domaine de l’empathie
Michel Lepesant
Texte intégral (690 mots)
En 1973, dans la revue La Nef consacrée aux « objecteurs de croissance », André Amar publie le premier texte dans lequel la décroissance est assumée en tant que mot et en tant qu’idée, c’est-à-dire dans son opposition radicale à la croissance. Croissance qu’il définit explicitement comme « croissance de l’agressivité ».
Pour valider ce jugement, il n’est pas possible d’en rester à une critique économique de la croissance, il faut au contraire procéder à une extension du domaine de la croissance et la critiquer comme boussole (économique), comme imaginaire, mais aussi comme régime politique.
Le plus simple est même d’identifier le plus possible ce régime politique avec le libéralisme, c’est-à-dire cette idéologie fondée sur la promotion inconditionnelle de la liberté individuelle. On peut même faire remarquer qu’en passant au néolibéralisme, cette politique est passée d’une défense de la liberté (donc individuelle) à celle de l’individu (donc libre).
Et c’est ainsi que le modèle libéral des interactions humaines est passée de la lutte de chacun contre chacun (les uns contre les autres, le marché concurrentiel, la main invisible…) à une conception de la société comme juxtaposition d’individus égoïstes (les uns sans les autres, la dissociété…).
Il faut lire et relire Ayn Rand (1905-1982) dont le roman La Grève (Atlas Shrugged, 1957) est pour les américains le livre le plus influent après la Bible.
« Croyez-vous qu’il soit toujours juste d’aider un autre homme ? Non, si celui-ci prétend qu’il a droit à votre aide ou que vous avez le devoir moral de l’aider. Oui, si cela correspond à votre désir personnel, au plaisir égoïste que vous trouvez à apporter votre soutien à un homme et à des efforts que vous estimez ».
Faut-il alors s’étonner si la croissance comme croissance de l’agressivité impose son emprise en favorisant un idéal pathologique de celui qui a « réussi sa vie » ?
- En 2005, quand les psychologues Belinda Board et Katarina Frizon comparent le profil psychiatrique de chefs d’entreprise avec les malades mentaux et les psychopathes de l’hôpital de haute sécurité de Broadmoor (RU), le verdict est terrifiant : les hommes d’affaires présentent des scores plus élevés que les internés de Broadmoor : personnalité histrionique, narcissisme et troubles compulsifs1.
- Les biographies d’Elon Musk mettent en avant son « déficit d’empathie » : pour lui si la direction d’entreprise ressemble à un jeu vidéo, c’est que, dans les deux cas, le manque d’empathie est un atout.
- Comment aussi ne pas constater qu’un nouvel ordre géopolitique est en train de s’installer, « multipolaire » et « transactionnel » : et que cette dérive droitière du monde révèle que la vérité du néolibéralisme est l’illibéralisme ?
- Comment ne pas s’effrayer d’une xénophobie généralisée dont les multiples variantes s’insinuent jusque dans les mouvements politiques qui se prétendent « progressistes » ?
Face à cette croissance de l’agressivité couplée à une dégringolade de l’empathie, la décroissance doit entrer en dissidence, sous le drapeau de l’anti-croissance, en arrêtant de se tirer des mots-obus dans le pied, et en cessant de faire revenir par la fenêtre la croissance que l’on vient de faire sortir par la porte.
_____________________Les notes et références
- Kate Pickett & Richard Wilkinson, Pour vivre heureux vivons égaux !, Les Liens qui Libèrent, février 2019, pages 357-360
20.11.2024 à 17:12
Décroître pour préserver la vie en commun. Paris, le 16 novembre
Michel Lepesant
Texte intégral (4116 mots)
Réécriture de mon intervention lors de la première étape, parisienne, de la Caravane contre-croissance, le samedi 16 novembre, à l’académie du Climat (Paris). Dans la défense d’un noyau politique que devrait partager tout décroissant, je propose de savoir distinguer entre le fondement (la réponse à la question pourquoi décroître), l’objectif (la réponse à la question vers quoi décroître) et le mobile (la réponse à la question comment décroître). Cette première édition de la caravane a donc pour ambition de colporter l’idée que pour renverser le régime de croissance, il faut renverser l’illimitisme, l’individualisme et l’inégalitarisme ; plus positivement il faut assumer de faire un triple éloge, celui des limites, de la vie sociale et la dépense. Cette intervention se place dans l’éloge de la vie sociale.
1. De quoi parlons-nous quand nous parlons de « vie en commun » ?
Idée générale : aller le plus loin possible dans l’extension du domaine de cette « vie en commun ».
Controverse : si nous prenons cette vie en commun comme point de départ alors nous nous opposons explicitement à la thèse libérale selon laquelle le point de départ, ce sont les individus. Cette thèse libérale se décline dans plusieurs domaines : en épistémologie, c’est l’individualisme méthodologique ; en philosophie, c’est le nominalisme…
Thèse : c’est le commun qui est au départ, c’est le commun qui est préalable. C’est par exemple la thèse de Martin Buber (Communauté, 2018, éditions de l’Éclat1) qui ne voit une communauté que comme une association de communautés. Si la décroissance fait l’éloge de la vie sociale, c’est parce qu’elle rejette la « société des individus » (Norbert Elias), qui n’est qu’une « juxtaposition accommodante de l’un à côté de l’autre » (Buber, op. cit.). Nous ne voulons pas « toujours-moins-de-communauté » (id., p.61), mais au contraire nous désirons une humanité qui soit de plus en plus capable de communauté. Nous défendrons ainsi la thèse suivante : que la vie commune doit être préservée parce qu’elle est à la fois un début et un but.
Justification : Pourquoi dire que l’on ne peut pas partir des individus pour constituer une communauté, pourquoi refuser le modèle libéral de l’association par contrat entre individus ? Parce que, quand on procède ainsi, on tombe dans ce qu’Alexis de Tocqueville, dès la première moitié du 19e siècle dénonçait comme « individualisme » quand il le définissait comme ce « sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même »2.
Ce qu’anticipe Tocqueville, c’est qu’un processus de démocratisation est une horizontalisation de la vie sociale : le danger c’est que ce processus soit un dispositif de division, de séparation 3 : parce que, quand on pousse à sa limite un tel processus de division, il ne peut s’arrêter que quand on ne peut plus diviser, autrement dit à l’indivisible, à l’in-dividu ; mais jusqu’à quel point accepter qu’un processus de démocratisation aboutisse à une individualisation généralisée si on s’aperçoit que l’individualisation est une dépolitisation4 ? N’y a-t-il pas un paradoxe, sinon une contradiction, à ce que la démocratisation se conclut par une dépolitisation ?
C’est pourquoi si on ne veut pas réduire la vie en commun à la fréquentation de ses proches et de ses semblables alors il faut voir jusqu’où on peut étendre cette conception de la vie en commun :
- Pour la MCD, le point de départ a été une demande du philosophe François Flahault qui avait demandé, lors de l’utilisation d’un de ses textes pour l’Anthologie du revenu universel, de remplacer l’expression « vie en société » par « vie sociale ».
- Comment différencier les deux expressions . La « vie en société », c’est la vie des individus dans la société, comme si la société était une totalité séparée des individus qui la composent. La vie sociale, c’est la vie de la société, comprise à la fois comme une réalité propre (« la société existe ») et comme une condition de la vie individuelle qui doit être un objectif.
- La réalité de la vie sociale est nous dit Flahault une « ambiance », une « atmosphère » (une « résonance » dirait Hartmut Rosa) :
« L' »ambiance », l' »atmosphère » qui règne dans un groupe plus ou moins nombreux constitue un bien commun vécu par les membres de ce groupe. Ce type de bien commun, intangible mais très réel, répond aux mêmes critères que les autres (libre accès et non-rivalité) ; plus un troisième critère : non seulement le fait d’être plusieurs ne diminue pas le bien-être vécu par chacun, mais le fait d’être plusieurs est la condition nécessaire pour que ce bien se produise. »
François Flahault, Où est passé le bien commun ? (2011), 1001 nuits, p.118.
Cette « pluralité » comme 3ème critère permet de ne pas réduire cette vie sociale à la simple interdépendance5.
- L’idée politique : c’est que pour nous les humains, cette vie sociale comme condition de notre vie humaine est aussi un objectif politique.
- C’est une condition parce qu’elle est déjà là quand nous naissons ; c’est la magnifique définition fournie par Marcel Mauss et Paul Fauconnet : « Sont sociales toutes les manières d’agir et de penser que l’individu trouvent préétablies […]. Il serait bon qu’un mot spécial désignât ces faits spéciaux, et il semble que le mot institution serait le mieux approprié. Qu’est-ce qu’en effet qu’une institution sinon un ensemble d’actes ou d’idées tout institué que les individus trouvent devant eux et qui s’impose plus ou moins à eux ». Marcel Mauss et Paul Fauconnet, Article « Sociologie » extrait de la Grande Encyclopédie, vol. 30, Société anonyme de la Grande Encyclopédie, Paris, 1901. Cité par Lordon, Vivre sans (page 107).
- Mais que ce soit un objectif pour nous les humains comme animaux politiques n’interdit pas d’inclure dans la vie en commun toutes les formes de vie sociale : je fais référence là aux travaux du sociologie Bernard Lahire (Les structures fondamentales des sociétés humaines (2023), La découverte) qui montrent, dans le sillage des travaux d’Alain Testart, tout ce que les sociétés humaines doivent à la longue histoire du vivant. Ce qui revient a) à étendre la notion de vie sociale non seulement aux animaux mais à tout le vivant ; b) à condition de ne pas confondre ce qui va résulter d’une évolution sociale ou bien d’une évolution proprement culturelle (altricialité secondaire).
- Autrement dit, si nous voulons penser la vie commune comme vie sociale la plus étendue possible, nous ne devons pas restreindre, par exemple, la notion d’attachement au seuls humains (Serge Paugam, L’attachement social (2023), Seuil) mais l’étendre au vivant, comme « milieu » pour des « entités » (Charles Stépanoff, Attachements, Enquête sur nos liens au-delà de l’humain (2024), La Découverte).
Si toute vie est vie sociale, vie commune, alors ce que nous avons en commun ce n’est pas tant notre « sociabilité » que notre « vitalité ». Ce qui est commun, ce n’est pas la société, c’est la vie. Mais alors comment échapper aux critiques de notre « compagnon », Onofrio Romano, quand il montre que la défense de « la vie pour la vie » n’est qu’une variante de « la croissance pour la croissance » ? C’est là qu’un éloge de la vie sociale n’est pas suffisant s’il ne s’articule pas avec un éloge des limites et surtout un éloge de la dépense. On peut le voir assez facilement quand on pose la question de la destinée des « surplus » : une fois la « part servile » garantie, la « part maudite » doit être dépensée en commun, sans pour autant toucher à ce que Baptiste Mylondo et moi défendons comme la « part inaliénable » du partage6.
2. Pourquoi faut-il préserver la vie en commun ?
2.1 Pourquoi cette préservation est-elle un objectif désirable ?
Pourquoi la vie sociale mérite-t-elle d’être un objectif politique ?
→ C’est chez Axel Honneth, L’idée du socialisme (2015, NRF), que je trouve un bon argument quand il cherche à retrouver l’intention première du socialisme, par-delà sa version scientifique qui a cédé à un tropisme industrialiste et à un « monisme économique » (p.113). Son objectif est de rendre au socialisme quelque chose de « son ancienne virulence » (p.45) : jusqu’à ce que la société devienne enfin sociale, « au sens plein du terme » (p.140).
Et pour cela, la thèse d’Honneth va consister à adresser un reproche au socialisme originel : celui de n’avoir pas disposé – à cause de sa réduction de toute vie en société à la sphère économique de la production et du travail – d’une conception de la société qui aurait pris acte de « la différenciation fonctionnelle des sociétés modernes » (p.73).
En ne développant – faute de s’affranchir de l’esprit de l’industrialisme » (p.106) – le « modèle fécond de la liberté sociale » (p.105) que dans la sphère de l’agir économique, les socialistes des débuts se sont interdits de pousser leur revendications dans les deux autres sphères, celle des relations personnelles et celle de la formation démocratique de la volonté.
Reste à résoudre un problème éminemment politique : des 3 sphères de l’agir économique, des relations personnelles et de la volonté générale, laquelle doit, prima inter pares, assumer le pilotage de l’articulation entre elles ? C’est dans la réponse à cette difficulté qu’Axel Honneth, me semble-t-il, pourrait être le plus fécond pour la décroissance reconsidérée comme un socialisme de la vie sociale ; mais il frôle plus qu’il ne l’explicite le véritable enjeu de sa propre réponse.
Il confie sans surprise le « pilotage » de la coordination des trois sphères à la sphère de l’agir démocratique « parce qu’elle constitue le seul espace où les dysfonctionnements rencontrés dans tous les recoins de la vie sociale commune peuvent être exprimés d’une manière audible pour tous et donc traités comme une tâche collective » (p.127). Autrement dit, ce n’est que dans la sphère de la formation démocratique de la volonté que l’existence de la vie sociale peut devenir l’objet de la volonté politique. Ce qui dans le vivant s’organise spontanément en raison sa structure interne, doit, dans la vie démocratique « être pris en charge par ses acteurs eux-mêmes » (ibid.). Mais tout cela n’a de sens qu’à condition de reconnaître que toute cette organisation et cette différenciation fonctionnelle de la société n’ont qu’un objectif : « la reproduction de la société » (p.119), « la reproduction permanente de l’unité supérieure constituée par la société globale » (p.121). C’est en cela que la vie sociale est un « bien commun vécu » (François Flahault). S’il n’y a d’existence humaine que sociale, et si la liberté sociale consiste à exercer sa liberté que pour et avec les autres, alors c’est que la vie sociale n’a qu’une finalité : la persévérance dans son existence. Une vie individuelle n’est réussie qu’à condition de vouloir la poursuite de la vie sociale en tant que telle.
Si nous lisons attentivement ce qu’Honneth dit, alors nous comprenons que l’objectif politique est la « reproduction de la société ».
→ Référence ici à la théorie de la reproduction sociale7 (TRS) avec comme précurseuse Françoise d’Eaubonne8. Le socle sur lequel repose la vie sociale n’est pas la sphère économique mais la sphère sociale du soin, celle où on ne fait pas des profits mais où on maintient la société.
→ Ce que David Graeber appelle le « communisme de base », la common decency de George Orwell.
2.1 Pourquoi est-elle aujourd’hui menacée ?
Parce que les logiques d’individuation et de compétition sont en train de saper les logiques de coopération sur lesquelles elles reposent encore ; mais pour combien de temps9 ?

- Je trouve dans le livre de François Dubet, Sociologie de l’expérience (1994, Seuil), un cadre général pour penser les conduites individuelles des membres d’une société comme la combinaison de 3 rationalités différentes : le sentiment d’appartenance à une communauté, les calculs pour tirer profit d’une situation de concurrence, les exigences d’une authenticité personnelle. Mais, à la différence de François Dubet qui équilibre ces 3 logiques au sein de ce qu’il nomme « expérience sociale », je prétends que l’une des 3 logiques fournit la base aux 2 autres. Ma conviction est factuelle : non seulement, les sociétés « archaïques » ont quasiment été seulement des « communautés » (ce qui signifie une priorité absolue de l’intégration sur la rivalité et la créativité) mais aucune société ne fournit l’exemple de se fonder exclusivement soit sur la concurrence (à moins d’adhérer à la fiction d’une pur marché libre) soit sur l’individualisme le plus radical (à moins d’adhérer à la fable libérale-libertaire parfaitement résumée par M. Tatcher : « la société n’existe pas »).
- Et si je prends l’image d’un arbre – la nature comme racine, la coopération comme tronc et la compétition et la subjectivation comme branches – alors chacun comprend que de la même façon qu’il est absurde de scier la branche sur laquelle on est assis, alors il est tout aussi absurde de saper les racines et de couper le tronc de la vie sociale : or c’est très exactement ce que les logiques d’individuation et de concurrence sont en train de provoquer. Alors même qu’elles ne sont possibles que sur la base de la solidarité, du partage et de la proximité, elles détruisent les conditions même qui les rendent encore possibles.
3. En quoi la décroissance est-elle en capacité de porter cette responsabilité ?
Parce que pour la MCD, la préservation de la vie sociale appartient au noyau commun de la décroissance (fondement, noyau, mobile).
Parce que, pour réaliser cet objectif de préservation, la décroissance doit diriger ses critiques contre la forme horizontaliste du débat public, celle qui neutralise toute critique :
- C’est ce que j’appelle le « plouf » et que j’ai commencé à exposer lors de mon intervention de janvier 2024.
- Je renvoie aussi à ce titre d’un journal luxembourgeois, à la suite d’une intervention de Timothée Parrique : le décroissant « que tout le monde invite mais que personne n’écoute ».

Parce que l’extension du domaine de la vie sociale entraîne une extension du domaine de la critique → l’image de l’iceberg → le régime de croissance.
Comment ? A quel type de stratégie référer la décroissance ?
- Stratégie sans le confort d’un scénario prophétique, sans l’appel à des « saints » (Onofrio Romano), des virtuoses (Frédéric Lordon), des magiciens (Alexandre Monnin).
- Stratégie verticale ascendante qui enquête à partir des « problèmes ».
- Stratégie qui s’inscrit dans une cartographie systémique des trajectoires10.
- Stratégie qui ne propose pas des solutions mais des « matrices ».
Les notes et références
- Pour une recension : https://decroissances.ouvaton.org/2019/10/01/communaute-buber/
- A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (II), Gallimard, 1835, 1961, p.143.
- Un exemple contemporain de ce type de danger, c’est la modernisation du racisme qui passe d’un modèle vertical basé sur une hiérarchie entre « races » à une forme horizontale basée sur la différenciations entre « cultures » : au lieu de vouloir imposer à l’Autre la condescendance du Même, la xénophobie se contente de rejeter l’Autre comme Autre ; on passe alors d’une volonté qui nie les différences à l’indifférence du « chacun chez soi », « à chacun sa vérité »…
- Caillé, A. (2005) . Démocratie, totalitarisme et parcellitarisme. Revue du MAUSS, no 25(1), 95-126. https://doi.org/10.3917/rdm.025.0095.
- Pour une critique de l’abus de cette notion d’interdépendance, on peut lire l’analyse d’Éric Dacheux, compagnon de la MCD, qui préfère « la solidarité démocratique à l’interdépendance systémique » : Éric Dacheux, « Point de vue : Critique de la notion d’interdépendance », Mondes en décroissance [En ligne], 3 | 2024, mis en ligne le 22 juillet 2024, consulté le 15 novembre 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-opcd/index.php?id=452
- Voir la conclusion de l’intervention de Baptiste Mylondo lors de cette rencontre : « La décroissance pour mieux partager ».
- https://ladecroissance.xyz/2020/07/11/feminisme-pour-les-99-un-manifeste/#La_reproduction_sociale
- Michel LEPESANT, « J’ai relu Le féminisme ou la mort, de Françoise d’Eaubonne », Mondes en décroissance [En ligne], 1 | 2023. URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-opcd/index.php?id=268
- https://decroissances.ouvaton.org/2018/02/14/la-decroissance-doctrine-sociale/
- Michel LEPESANT, « Pourquoi une cartographie systémique des trajectoires de décroissance », Mondes en décroissance [En ligne], 2 | 2023, mis en ligne le 25 janvier 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-opcd/index.php?id=344
13.11.2024 à 20:19
Politiser la décroissance, une espérance à diffuser
Michel Lepesant
Lire la suite (357 mots)
Samedi dernier, nos ami.e.s d’Alter Kapitae organisaient à Paris la seconde édition de leur Agora de la décroissance.
Il y a un peu plus d’1 mois, c’était aussi toute une journée qui, à l’Assemblée Nationale, était consacrée à discuter du thème : « la décroissance contre l’austérité » (lire une analyse de cette journée).
Et ce samedi, à Paris, à l’Académie du Climat, la Maison commune de la décroissance (la MCD) organise la première édition de sa Caravane contre-croissance, qui aura 3 étapes : Paris (16/11), puis Nantes (30/11), puis Clermont-Ferrand (14/12).
Dans un monde que beaucoup d’entre nous jugent « à l’envers », il est bon et réconfortant que ces rencontres aient lieu ; Car seul ce qui a « lieu » peut proposer un « endroit » pour remettre les choses.. à l’endroit.
A la MCD, nous voulons aller un cran plus loin qu’une rencontre et pour cela ce que nous appelons « Caravane contre-croissance » a l’ambition, à chaque étape, de se demander comment renverser ce monde à l’envers, le monde de la croissance.
En parlant de « renversement », nous indiquons que la critique de la croissance ne peut pas en rester à une critique de la croissance économique mais qu’elle doit se hausser jusqu’à une critique politique ; et pour cela, il faut voir la croissance comme un « régime politique » fondé sur la religion de l’illimitisme, la destruction du Commun au profit de l’individuel, une économie politique de la pénurie.
D’où cette « Lettre du 12 » comme invitation à nous rejoindre lors de l’une de nos étapes et aussi comme demande pour diffuser cette invitation. Car il se peut que l’ambition de la MCD de politiser la décroissance peine encore à « attirer les foules ». Alors si vous pouvez nous aider à garder espérance, nous vous en remercions d’avance.
16.10.2024 à 21:34
La décroissance contre l’austérité, séminaire à l’Assemblée Nationale, le 27 septembre
Michel Lepesant
Texte intégral (8707 mots)
Au cœur de mon engagement pour la décroissance, il y a la discussion (que je ne confonds pas du tout avec le débat). Au sens le plus élargi, la discussion est un partage ; mais c’est déjà bien si elle est un échange. Les modalités de la discussion sont multiples : réfléchir, écouter, écrire… sans oublier (se) rendre compte. Qu’est-ce alors qu’un « compte-rendu » ? Ce n’est pas un verbatim (surtout aujourd’hui à l’époque de la reproduction technique, où il suffit de regarder une vidéo). C’est un lieu où un participant aide un non-participant (qui était peut-être présent dans la salle) à se rendre-compte de ce qui a été dit à partir de ce dont, lui, s’est rendu-compte. La norme d’un compte-rendu n’est pas l’objectivité comme neutralité, mais l’objectivité comme intersubjectivité.
Le vendredi 27 septembre, la MCD était partenaire avec Delphine Batho, Alter Kapitae et l’Institut Momentum dans l’organisation d’un séminaire à l’Assemblée Nationale sur le thème de « la décroissance contre l’austérité ».
La journée était construite autour de 4 moments : une intervention liminaire d’Olivier de Schutter, puis 2 tables rondes (organisées sur le principe animation-interventions) et enfin un moment conclusif.
Passé une semaine, mon sentiment général est mitigé : un verre à moitié-plein est aussi un verre à moitié-vide.
Sur le fond, les interventions ont toutes été très riches, avec beaucoup de robustesse de la part de tou.te.s les intervenant.e.s. : pas un seul temps faible.
Mais, au final, on ne peut pas dire qu’une thèse générale sur « décroissance et austérité » ait fini par émerger. Je peux me dire qu’il ne faut pas aller plus vite que la musique et qu’il faut donner davantage de temps pour cela. Et peut-être que si les actes du séminaire sont publiées, ce sera l’occasion de le faire, mais à condition que l’on sorte du verbatim – pour cela, les restitutions vidéos suffisent – et que l’on accorde à chacun.e la possibilité de préciser son intervention (à suivre).
Ouverture : la croissance, promesse ou mirage ?
Olivier de Schutter est depuis 2020 rapporteur spécial des Nations Unies pour les droits de l’homme et l’extrême pauvreté ; et il vient de publier au printemps 2024 un excellent rapport au titre explicite : « Éliminer la pauvreté en regardant au-delà de la croissance » (Eradicating poverty beyond growth).
Dans son intervention il a eu la prévenance et la pédagogie d’en dégager six principaux messages :

- La croissance reste prise au piège d’une approche compensatoire de la lutte contre la pauvreté : mais ces solutions ex-post, de redistribution, par un État-Providence permettent-elles réellement d’échapper à la croissance comme croissance des inégalités ?
- L’obsession du PIB devient contre-productive : parce que les inconvénients l’emportent sur les avantages (Herman Daly), parce que l’économie de la croissance est une économie sans joie1 (Tibor Scitovsky, 19762) et aujourd’hui une économie du burn-out3, parce que les limites de la croissance sont sociales (Fred Hirsh, 19764).
- Il faut dénoncer l’illusion d’un découplage entre croissance économique et consommation de matières et d’énergies. Même quand il existe il est faible, temporaire, partiel ; et surtout il met la focale sur les GES, en mettant de côté la biodiversité et les autres pollutions.
- Quand la hausse du PIB crée de l’activité, c’est d’abord de l’emploi, c’est-à-dire une activité a) définie par son effet qui est le revenu, b) souvent plus précaire que sensée. Or, les logiques de productivité et de numérisation (robotisation, IA) rendent compatible cette hausse du PIB avec une baisse de la main-d’œuvre en volume.
- Mais alors une autre approche est-elle possible, dont l’objectif serait indissolublement la réduction des inégalités et la transformation écologique ? Comment échapper à la gabegie de la consommation des plus riches, à la normativité des modes de vie, à la domination politique induite directement par le pouvoir économique, quels sont les investissements qui tiennent compte de la crise climatique ? Pour Olivier de Schutter, cette autre approche devrait reconsidérer la fiscalité (succession, patrimoines, taxations), le travail (ESS, démocratiser l’entreprise, relier salaire et utilité sociale), et la consommation (publicité, obsolescence programmée).
- Oliver de Schutter conclut son intervention en insistant sur le coût de la dette dans les pays les plus pauvres : aujourd’hui, le solde de cette « aide » est négatif car le total des montants alloués au service de la dette (3,2 milliards) est supérieur aux budgets de service public.
Voilà donc une solide synthèse dont l’intérêt principal est de relier de façon cohérente des critiques (objection de croissance) et une vision d’avenir (post-growth).
S’il faut formuler quelques réserves qui sont plutôt des attentes : a) la question du trajet en tant que tel (la décroissance stricto sensu) n’est pas vraiment thématisée ; b) ne faudrait-il pas distinguer plus attentivement entre pauvreté (en tant que décroissant nous la défendons quand elle est choisie et volontaire) et misère (quand le nécessaire manque), et aussi c) entre pauvreté et inégalité (car si la promesse de la croissance est une réduction de la pauvreté – puisque le gâteau va augmenter – elle ne s’occupe pas de la question des inégalités, de la justice sociale (parce qu’il y a une main invisible, et du ruissellement…).
Table ronde 1 : la fabrique de l’austérité
La première table ronde devait être à la fois historique et conceptuelle pour pouvoir dessiner à grands traits « la fabrique de l’austérité » par l’économie de la croissance.
→ Malheureusement, pour la partie historique, Christophe Bonneuil n’a pu être présent. C’est alors Élodie Vieille-Blanchard, qui animait l’atelier, qui a courageusement consacré quelques minutes pour évoquer avec clarté ce que devait être son propos.
- Pour l’analyse des « trente glorieuses » comme passage d’une économie de stocks à une économie de flux, on peut renvoyer à : BONNEUIL, C (2021). « Comment ne pas voir les limites de la planète. Petite histoire de la mystique de la croissance indéfinie », Politiques de l’Anthropocène. Presses de Sciences Po, pp. 235-254. https://doi.org/10.3917/scpo.sinai.2021.01.0235.v
Intervention de Timothée Parrique : « contraster » décroissance et austérité
Timothée a ensuite heureusement cadré conceptuellement ce qu’il faut entendre par « austérité » en commençant par rappeler que la décroissance comme l’austérité peuvent toutes les deux « apparaître comme des politiques d’autolimitation ». Il y avait dans cette précision un potentiel conceptuel dont la suite du séminaire n’a malheureusement pas assez tenu compte : c’est d’autant plus dommage que c’était là l’entrée la plus directe pour porter une critique décroissante radicale contre l’austérité.
Pour Timothée, on peut définir l’austérité comme une « contraction expansive » – ce qui revient à suggérer que l’austérité n’est qu’un moment compris dans un processus de croissance, et pas du tout l’arrêt de ce processus – alors que la décroissance est une… « contraction-contraction ».
Ce qu’il a étayé en rappelant que les objectifs de la décroissance ne sont pas de réduire (pour réduire) mais la justice sociale, la responsabilité environnementale et le bien-être.
Si l’on ne veut surtout pas confondre une politique (croissanciste) d’austérité avec la décroissance, alors il faut en dégager clairement :
- Les conditions : pas de décroissance sans désamorçage de l’imaginaire de la croissance, pas de décroissance sans ralentissement, pas de décroissance sans politiques de protection.
- Sans négliger ce que pourraient être les effets indésirables de la décroissance : sur les plus défavorisés (« il faut protéger la protection »), quant aux tensions géopolitiques, quant aux réactions des marchés, et sur le chômage.
Il y avait là beaucoup d’éléments pour alimenter une réflexion sur la différence entre la décroissance que nous prônons et la politique française actuelle d’austérité, soi-disant justifiée par un déficit budgétaire (mais qui en réalité est le résultat d’une politique déséquilibrée entre recettes et dépenses) afin de relancer la croissance.
Intervention d’Alma Monserand : la dette publique comme économie politique
Dans l’intervention suivante, Alma Monserand est intervenue sur la question de la dette (car dans le discours actuel, c’est la dette qui est la cause de l’austérité).
- Dédramatiser le discours (dominant) sur la dette publique. Pour Alma Monserand, « il est normal et sain qu’il existe une dette publique », autrement dit un déficit publique : pour financer sans attendre ; parce que la dette publique n’est que la contrepartie d’une richesse privée ; parce qu’une dette peut « rouler », c’est-à-dire repousser sans fin le remboursement du principal.
- Décrire les sources de ce discours. Dans un premier temps, on peut croire que ce discours est strictement économique et qu’il résulte d’un choix rationnel en faveur du privé plutôt que du public, du Marché plutôt que de l’État, mais en réalité il faut bien y voir une économie politique : c’est pour cela qu’Alma a bien rappelé qu’il s’agissait de rendre le financement de la dette publique dépendant des marchés (d’où une BCD indépendante qui priorise la lutte contre l’inflation à la création d’emplois, d’où l’interdiction d’une solidarité interétatique, d’où la libre circulation des capitaux). Cette économie politique est en effet au service d’une idéologie, au service d’intérêts politiques (qui sont ceux qui préfèrent la dette à l’inflation, sinon ceux qu’elle enrichit ?).
- Relier décroissance et protection sociale. Le temps a malheureusement manqué à Alma pour exposer vraiment clairement pourquoi à la différence de la politique actuelle – une politique de l’offre – dans une économie politique décroissante, la dette publique pourrait être profitable aux ménages : malgré une baisse de l’activité économique (et donc une décroissance ?), malgré (ou grâce à) une hausse du montant des cotisations, ce sont les ménages qui profiteraient de la plus grosse part (70%) du financement induit par la dette publique.
Là encore beaucoup d’éléments pour alimenter réflexions et discussions sur le statut politique de la dette dans une économie de décroissance : car il semble bien qu’il y ait dette, et dette, et dette, et dette. La dette roulante des pays développés en croissance n’est pas la même que la dette infâme subie par les pays colonisés par notre extractivisme (énergétique, matériel, financier, humain). D’autant que, quels rapports entre la dette dans une économie en décroissance (donc quand les taux d’intérêts sont par définition durablement supérieurs au taux de croissance) et ce qu’on pourrait appeler la dette anthropologique, cet invariant social qui a toujours archaïquement fait lien ?
Bilan d’étape en fin de matinée de séminaire sur décroissance et austérité
Sur la décroissance. Quitte à me répéter, mais à ne pas traiter comme un cadre analytique impératif la distinction historique et conceptuelle entre objection de croissance, décroissance et post-croissance, on se prive de clarté politique :
- La question n’est pas de savoir si le terme de « décroissance » plaît ou non. Stricto sensu, quand on parle de décroissance on veut dire deux choses : a) que la décroissance n’est qu’une transition entre le monde actuel et le monde souhaité, conformément à nos valeurs existentielles, politiques et morales ; b) que la décroissance n’existera que tant qu’il faudra s’opposer à la croissance. Autrement dit la décroissance n’est pas un projet (ni de vie, ni de société). Le projet, c’est la post-croissance.
- Répétons encore et encore que le « dé » de décroissance n’est pas plus « négatif » que le « dé » de décolonisation. Et que tout le monde voit bien que celui qui oserait dire que le terme de « décolonisation » est négatif voudrait en réalité dire que le terme de colonisation a quelque chose de positif. Ah bon quoi ? Idem pour la décroissance !
- C’est pourquoi quand Timothée Parrique propose des alternatives comme buen vivir, sumak kawsay, ubuntu ou convivialisme, il faut bien préciser qu’il s’agit là de remplacer « post-croissance » et non pas « décroissance ».
- Si besoin il y a d’un terme général pour chapeauter tout cela, à la MCD nous proposons celui de « contre-croissance ».
Sur l’austérité. Restent des interrogations :
- Quelle différence entre « rigueur » et « austérité » ? L’enjeu c’est d’accepter que la décroissance puisse être une transition qui soit budgétairement (dépenses – recettes) rigoureuse sans être austère ; et idem pour la post-croissance.
- Sur la dette : dette signifie emprunt, donc intérêts. a) A qui profite le paiement de la dette, le principal, comme le service? b) Le paiement d’intérêts de la dette n’est soutenable que si et seulement si leurs taux sont < au taux de croissance : mais alors comment on fait quand on décroit ? Ce qui est soutenable en croissance, devient-il infâme en décroissance ?
- L’austérité est-elle un accident d’une économie politique croissanciste ou bien une respiration cyclique de la croissance économique ?
- L’extrême pauvreté (la misère) n’est-elle qu’un effet pervers de la croissance ou bien un résultat assumé de l’ordre (taxis) économique dominant ? Dans ce dernier cas, une politique d’austérité n’est pas seulement une respiration, c’est aussi une aubaine pour conforter un système de domination.
Table ronde 2 : Financer les dépenses publiques et organiser le partage dans le respect des limites planétaires
Intervention de Luc Semal : la décroissance comme socialisme de demi-austérité
Luc Semal, qui animait cette table ronde, a commencé à partir d’une exigence politique de sobriété par cadrer ce que Timothée Parrique avait qualifié le matin de « contraction-contraction ». Nous étions dans le thème du séminaire.
Le problème : comment ne pas remarquer la « fermeture des fenêtres de transition » ; autrement dit, plus les économies politiques (les États, les marchés) tardent à organiser le partage des ressources et des efforts, plus le curseur de la transition va s’éloigner d’une « décroissance par anticipation » pour n’affronter qu’une « décroissance en catastrophe ».
Dire qu’il faudrait penser une forme de décroissance en catastrophe, ça ne veut pas dire qu’on n’a plus aucune marge de manœuvre et de décision. Mais ça veut dire qu’il y a des contraintes spécifiques (frontières planétaires, urgence des délais, peu de temps pour l’expérimentation, nécessité d’adaptation au réchauffement déjà amorcé, etc.) qui n’auraient pas été les mêmes si on avait choisi la décroissance dès 1972 (au moment du rapport Meadows).
La piste : politiser les limitations (rationnement, revenu maximum acceptable, sobriété), autrement dit ne surtout pas réduire la sobriété à l’individualisation des « petits gestes » mais prôner un « socialisme de semi-austérité ». A creuser.
Intervention de Farida Belkhir : plaidoyer pour les services publics
Farida Belkhir, du Collectif « Nos services publics », a prononcé un fervent plaidoyer en faveur de politiques publiques qui repartiraient des usagers, et qui réajusteraient l’évolution des moyens avec la courbe des besoins.
A rebours de la politique actuelle – dans laquelle la « divergence » entre besoins et moyens nourrit une spirale vicieuse où la réduction des moyens provoque la baisse des services rendus, baisse sur laquelle s’appuient les politiques libérales pour justifier la baisse des financements –, à rebours donc des conséquences de ces politiques (accroissement des inégalités, désocialisation croissante, dégradation du secteur public qui doit assumer la part non rentable que le privé lucratif a délaissé, délégation sans contrôle, érosion de la confiance envers les services publics tant chez les usagers que chez les agents, inattractivité salariale, perte de sens…), Farida Belkhir a exhorté à choisir la voie de la sécurisation des moyens de financement – par l’impôt, par l’endettement – plutôt que de continuer à faire porter la responsabilité sur les individus.
Les décroissants ne peuvent que partager ce diagnostic dans la situation actuelle, c’est-à-dire critiquer un état des choses soumis politiquement (le néolibéralisme) à la fois à l’impératif de la croissance économique et à une réduction voulue des moyens dédiés aux services publics. Mais dans ce cas, nous ne sommes pas en décroissance mais seulement dans un monde de croissance sans croissance. Mais qu’en serait-il dans un monde post-croissance ; et comment y aller, comment décroître ? Les questions restent posées…
Intervention de Mathilde Viennot : le partage plutôt que l’endettement
Dans l’intervention suivante, Mathilde Viennot, cheffe de projet à France Stratégie, spécialiste des enjeux sociaux de la transition écologique, va beaucoup plus faire attention à tenter de se situer dans le cadre sinon d’une décroissance stricto sensu mais au moins d’une absence de croissance ; ce qui pourrait rendre ses analyses plus adaptées soit à la situation actuelle (économie de croissance mais croissance atone) soit à la post-croissance.
Pour cela elle va s’appuyer sur le rapport publié en mai 2022, « Soutenabilités ! Orchestrer et planifier l’action publique »5. Elle va s’y appuyer, mais sans le reprendre complètement.
En effet, quand on lit le rapport, on y voit un double diagnostic, un objectif, et deux « voies principales » :
- 1) Un monde de la croissance économique avec une croissance essoufflée : « l’alliance entre croissance économique et progrès social semble aujourd’hui avoir atteint ses limites. La croissance a structurellement ralenti dans le monde occidental. » 2) Mais essoufflée ou pas, ce monde de la croissance a abouti à un monde en « triple crise, écologique, sociale et démocratique ». « L’humanité est confrontée à une série de défis interdépendants qui peuvent être analysés comme autant de « conflits de soutenabilités ». »
- « Comment rénover la fabrique de l’action publique pour faire face à ces défis croisés ? » « Comment sortir de ce qui apparaît de plus en plus clairement comme une impasse ? »
- Les deux voies principales – croissance verte et sobriété – de la recherche d’un progrès au contenu plus respectueux des écosystèmes et des personnes sont sans doute à explorer de concert et à articuler. »
Dans son intervention, Mathilde Viennot ne va pas reprendre la voie de la croissance verte (même si le rapport ne fait l’impasse ni sur l’impossible découplage, ni sur les risques de rebonds provoqués par « l’innovation verte »). Elle ne va pas se contenter de constater la perte de croissance, elle voit bien que la décroissance va être un ralentissement, autrement dit qu’il va falloir sortir d’un paradigme dans lequel le financement du modèle social résultait du partage des surplus. Autrement dit, ce qu’il faut partager, ce sont des pertes !
Il va donc y avoir un choix politique à assumer : entre la baisse de la couverture sociale, le renvoi au marché privé et la socialisation et la mutualisation (des risques sociaux et climatiques). Pour Mathilde Viennot, c’est la voie du partage (plutôt que celle de l’endettement).
Pour reprendre une distinction du matin, il faudrait alors se demander de quel partage il peut s’agir ? D’un partage ex post par la fiscalité : il y a de la richesse et il y a même des riches et le financement se fait en aval de la distribution par une politique de redistribution compensatoire (on prend aux riches). Ou bien d’un partage de la richesse ex ante, ce qui suppose un tout autre modèle social, précisément celui de la post-croissance6.
Intervention de Mathilde Szuba : le rationnement comme politique publique
L’intervention de Mathilde Szuba a inscrit explicitement la proposition du rationnement et des quotas dans le cadre du partage ex ante.
Même si son plaidoyer peut s’appuyer sur des exemples historiques de rationnement (en temps de guerre, lors des chocs pétroliers), elle ne cache pas qu’il n’existe pas d’expérience de sobriété à grande échelle : parce que la décroissance, on n’a jamais essayé ! Alors que nous pouvons déjà affirmer que l’organisation du partage, à partir du monde actuel de la croissance, sera « quelque chose d’hyper-conflictuel », avec des gagnants et des perdants.
D’où l’intérêt de s’appuyer comme elle l’a fait sur l’enquête « Empreinte carbone » (ADEME, juillet 2023) qui a étudié « les variables influant sur le niveau d’empreinte carbone individuelle »7.
En voici les premiers résultats qui « indiquent que l’empreinte varie peu entre régions administratives mais sensiblement en fonction du revenu, tout en indiquant les principaux secteurs d’émission carbone :
- Homogénéité régionale : l’empreinte carbone semble assez uniforme au sein des différentes régions administratives de France, avec quelques variations expliquées principalement par les conditions de logement. A l’intérieur d’une région en revanche, l’empreinte carbone peut varier plus nettement selon les conditions de vie et les lieux.
- Influence majeure du revenu : les personnes à revenu plus élevé ont une empreinte carbone supérieure, surtout dans les derniers déciles de revenu. Ainsi, pour les revenus mensuels inférieurs à 750 €, l’empreinte individuelle adulte serait de 7 tonnes par an et pour les revenus supérieurs à 6 500 €, elle serait de 12 tonnes.
- Leviers de décarbonation : les principaux postes de consommation contribuant à l’empreinte carbone sont les transports (25%), l’alimentation (23%), le logement (18%) et les services sociétaux (18%). C’est notamment presque exclusivement sur le transport que les revenus les plus élevés creusent l’écart en matière d’empreinte carbone, ce domaine représentant jusqu’à 39% du total des émissions des personnes dont le revenu du foyer est supérieur ou égal à 6 500€. Pour autant, les transports est le domaine d’action pour lequel les répondants ont le sentiment d’agir le plus aujourd’hui. »
C’est donc comme politique d’abord fléchée contre les hauts revenus (voilà les « perdants ») qu’il faut penser la solution du rationnement. Et si cette politique doit être ex ante, il ne va pas suffire de le faire au nom de la convivialité – qui une condition indispensable pour s’assurer de la volonté individuelle mais qui ne peut pas être collectivement suffisante – alors il va falloir penser le rationnement comme « intervention de politique publique », comme quota. C’est dans cette voie que Mathilde Szuba a conclu son intervention en suggérant que pour notre 21ème siècle, la voie du rationnement devrait passer par un « budget carbone annuel » : autrement dit une politique d’autolimitation personnelle dans laquelle un cadre public n’empêche pas les arbitrages individuels.
Intervention de Jézabel Couppey-Soubeyran : la voie de la « monnaie-subvention »
Dans la dernière intervention, Jézabel Couppey-Soubeyran va creuser la question du financement en en faisant celle de la monnaie.
Disons d’emblée qu’il est heureux t’entendre cette proposition car elle nous éloigne des fariboles – régulièrement entendues chez certains décroissants – d’un monde sans argent. La monnaie n’est pas seulement un outil facilitateur des échanges8, c’est une institution9, un système.
« La monnaie fait société », et réciproquement car il n’y a pas plus de projet de société sans projet de monnaie que de monnaie sans vision de société10. « Pas de bifurcation sociale sans bifurcation monétaire ». C’est pourquoi l’intervention de Jézabel Couppey-Soubeyran a commencé par un survol historique pour montrer que chaque changement de société (tribale, agraire, féodale, capitaliste) s’est accompagné d’un changement monétaire.
Et voilà comment la question monétaire devient une question politique : quelle monnaie pour quel projet de société ?
Pour répondre à ces questions, Jézabel Couppey-Soubeyran doit résoudre deux problèmes décisifs pour la décroissance. Le premier est général, économique : comment financer le long terme, ce qui n’a pas de rentabilité immédiate, l’investissement social et écologique (désartificialisation des sols, dépollution des eaux, collecte des déchets océaniques, création de réserves de biodiversité, rétablissement de petites lignes de chemin de fer, aides aux ménages pour accéder à la transition) ? Le second est plus politique quand il s’agit de refuser les solutions classiques du financement public : la dette et la fiscalité. Car ces deux « solutions » supposent ce avec quoi la décroissance veut précisément rompre : la dette suppose des créanciers qui s’enrichissent du remboursement des emprunts ; l’augmentation de l’impôt suppose de continuer à faire croître l’économie au détriment des limites planétaires.
« Techniquement, rien n’empêcherait la banque centrale d’émettre de la monnaie légale sans dette ni achat de titres, simplement en l’inscrivant sur le compte d’une société financière publique.
Celle-ci la mettrait en circulation non pas en la prêtant mais en l’allouant sous forme de subventions (c’est-à-dire sans contrepartie financière, mais sous condition de réalisations d’objectifs de développement durable) à des projets d’investissements sélectionnés en fonction de leur impact sur l’environnement ou le tissu social et de leur profil de (non-) rentabilité financière. Et ce quel que soit le statut du porteur de projet (entreprise de l’économie sociale et solidaire, PME, associations, ménages, office HLM, collectivités locales, hôpitaux, universités, etc.) »11.
Cette voie d’une « monnaie volontaire » ou « monnaie-subvention » a le grand intérêt de replacer la question de la monnaie au cœur d’une économie qui voudrait sortir de la croissance. Elle ouvre au moins deux grands champs d’interrogations. Le premier est celui de son confinement, sinon de sa contention : car si au départ cette monnaie volontaire est fléchée par l’objet de la subvention, elle ne l’est plus ensuite ; et la monnaie « verte » redevient une monnaie « grise », autrement dit la masse monétaire augmente (croissance, inflation). Comment contenir cette augmentation si ce n’est par le recours à des prélèvements, autrement dit par la fiscalité (« micro-taxes » sur les rejets polluants et les prélèvements de ressources minérales, sur les stocks monétaires et les transactions financières) ? Mais alors cette solution n’est ex ante qu’en apparence, car au final c’est bien la fiscalité ex post qui va éviter un excès de monnaie disponible. Le second : cette solution suppose une rupture politique et dans ce cas est-elle valable et souhaitable en temps de décroissance et/ou en post-croissance ? Et dans ces deux cas quel type de banque centrale pour quel type de monnaie publique ?
Bilan d’étape en milieu d’après-midi
Que retenir formellement de cette table ronde très élargie ? Car sur le fond, les notions qui y ont été abordées sont décisives : sobriété, services publics, partage, rationnement, quota, monnaie, dette, fiscalité…
Mais il n’a pas toujours été facile de savoir à quel type de temporalité ce qui était discuté renvoyait. Y a-t-il des politiques publiques qui pourraient d’ores et déjà, ici et maintenant, sans attendre, être mises en place et qui pourraient ensuite se maintenir et pendant le trajet de décroissance et pendant le projet de post-croissance : les fameuses « préfigurations » (celles qui au bout de l’essaimage ou de l’agglutination finiraient sous la pression de la « masse critique » par provoquer la « bifurcation » et/ou le « basculement ») ? Sinon, quelles politiques publiques ciblées pour quelle étape précise : en particulier, quand la décroissance est comprise comme un « mot-échafaudage » on peut parfaitement accepter que dans une transition il y ait des politiques transitoires, mais alors lesquelles ?
C’est pourquoi tant qu’une rencontre autour de la décroissance s’interdira de cadrer historiquement et conceptuellement ce dont il s’agit alors il ne faudra pas s’étonner si le terme de décroissance en reste à n’être qu’un mot-agrégat dans lequel, faute d’un commun conceptuel et définitionnel pour discuter et controverser, on n’y trouvera finalement qu’une juxtaposition d’analyses dont l’élan commun est manqué, et au mieux remis à plus tard.
Tentative de synthèse finale
Nous avions prévu de conclure cette journée de séminaire par une tentative de synthèse sur décroissance et austérité. Ça aura été le moment le plus frustrant de la journée. Pourquoi ?
Parce que l’idée première – moment-bilan puis moment-perspective – n’a pas été suivie. Car pour cela il aurait fallu que nous, Vincent Liegey, Delphine Batho, Agnès Sinaï, Gabriel Malek et moi, nous retrouvions en situation a) de tenter, fût-ce en mode survol, de présenter ce que nous avions retenu de cette journée ; b) d’échanger entre nous, fût-ce pour repérer des points de discussion et de controverse.
Ce qui n’a pas été le cas. Au lieu de cela, faute d’auto-organisation, il n’y eût qu’une juxtaposition d’interventions pour lesquelles il est judicieux de se demander en quoi elles tenaient toutes explicitement compte des riches contenus fournis tout au long de la journée.
Car après tout, c’était bien la fonction de ce dernier moment que de tenter une vue d’ensemble sur décroissance et austérité.
- Il est toujours bon de ne pas réserver la décroissance à un cénacle et donc d’être capable d’en faire une présentation audible pour inciter des critiques de la croissance à franchir le pas de la décroissance (le trajet) et de la post-croissance (le projet). Autrement dit, il est bon que la décroissance ait une « vitrine » la mieux achalandée possible. Mais a) attention à ne pas se raconter que nous avons en magasin l’offre la plus alléchante, et qu’en réalité la décroissance serait le paradigme le plus désiré sur le marché de l’avenir. Quand, même dans un séminaire explicitement consacré à la décroissance, le terme est écarté, critiqué voire tout simplement omis, on doit pouvoir en déduire que « ce n’est pas gagné ». b) Attention aussi à ne pas montrer en vitrine que les plus beaux fruits, en mettant sous le tapis que la décroissance est plus aujourd’hui un corpus de « problèmes » que de « solutions ». Autrement dit, une « vitrine » n’a de sens politique que si elle est ouverte sur la « cuisine » : pour que chacun.e puisse y voir que le pessimisme de l’intelligence n’est absolument pas politiquement démobilisateur. c) Enfin, pourquoi ne pas faire de la modeste visibilité de la décroissance dans le débat public une aubaine pour pousser le plus loin possible la radicalité de la critique, c’est-à-dire pour remonter le plus en amont possible dans la critique des causes ?
- Il est heureux que la décroissance ait aujourd’hui en France un mouvement politique qui en fasse son drapeau. Surtout quand le terme de décroissance n’y est pas esquivé et qu’il signifie des réductions de la production et de la consommation, et que ces réductions ne constituent pas un but en soi mais bien une première étape. Mais si on ne veut pas tomber dans les apories des éléates qui, à force de chercher l’étape qui devait précéder l’étape précédente, finissaient pas en déduire que le mouvement n’existe pas et que la vraie réalité est Immobile alors il faut effectivement se lancer dans un « programme de première étape qui soit crédible ». C’est pourquoi à la MCD, qui n’est pas un parti politique mais juste un mouvement de théories et de critiques, nous réfléchissons, non pas à un programme, mais à ce qui pourrait en être le « cadre » idéologique. C’est dans ce but qu’aujourd’hui nous défendons la notion de « matrice » et que pour le moment nous en avons repéré au moins trois : l’autolimitation (plancher-plafond), la part et le lieu.
- Il est toujours intéressant de rappeler l’historique intellectuel de la décroissance, de Georgescu-Roegen à la revue Entropia mais un recul historique n’a de sens politique que s’il est mis en perspective d’une espérance. Certes, il est essentiel de rappeler que nous vivons aujourd’hui dans le momentum du Délai mais, politiquement, surtout à l’issue d’une journée consacrée au thème de l’austérité et de la décroissance, pendant laquelle Timothée Parrique avait rappelé qu’il fallait les « contraster », et que Luc Semal n’avait pas rabattu toute la décroissance par anticipation sur la décroissance en catastrophe, il faut se demander quelle place il faut accorder à la volonté : parce que nous avons en effet à penser des filets de sécurité qui soient décolonisés de l’imaginaire de la croissance. Car il n’y a pas de sens politique sans optimisme de la volonté. En ce sens, difficile de penser que cet optimisme pourrait trouver place dans un Destin, à moins, façon stoïcienne, de faire de la volonté le simple patient de la fatalité.
- Il est essentiel quand on veut communiquer de ne pas oublier les destinataires et donc de savoir clairement à qui tel ou tel message, avec tel ou tel code, dans tel ou tel contexte est adressé. Mais pour autant, attention à ne pas oublier la leçon de Mac Luhan quand il nous mettait en garde parce que, dans la communication, le medium prend le pas sur le message. C’est d’autant plus frustrant que l’antonyme de l’austérité est la « prospérité » : et qu’il eût donc été particulièrement intéressant de montrer en quoi une rigueur budgétaire n’est pas synonyme d’austérité mais est parfaitement compatible avec une décroissance prospère.
- Intervenant le dernier lors de cette « synthèse », je me suis contenté d’ouvrir quatre pistes. 1) Se rappeler que la première politique d’austérité fut celle du Chancelier Heinrich Brüning (République de Weimar, 1930) et qu’elle ouvrit la voie à la victoire du nazisme (et que c’était aussi une victoire du « grand capital »). Et qu’aujourd’hui en France, la cure d’austérité sous surveillance de l’extrême-droite nous place effectivement dans un « état d’urgence » politique (Delphine Batho). 2) Comprendre que dans une économie politique de croissance, l’austérité n’est pas un moment de crise mais tout au contraire de respiration (la « contraction expansive » rappelée par Timothée Parrique) ; et même une aubaine pour des politiques néolibérales qui y voit une bonne opportunité de pousser un cran plus loin des programmes de privatisation, de marchandisation, de compétitivité, de « libéralisation »… Cela correspond à ce qu’Onofrio Romano nomme une politique de « précarisation mobilisatrice », politique qui consiste à orienter les mobilisations individuelles uniquement vers la part servile de nos activités, aux dépens donc de la part souveraine qui ne peut être que commune. 3) S’apercevoir que le terme de décroissance s’est quand même beaucoup enrichi, et même rempli, par rapport à sa première occurrence (qui au fond ne résultait que d’une contingence de traduction pour éviter de traduire decline par « déclin »). Que l’on est loin du « mot-obus » quand on en fait un « mot-échafaudage » ! Car alors on peut prendre au sérieux et le préfixe et le radical : et faire de la décroissance une opposition à la croissance, une opposition politique ; et surtout porter l’interrogation sur cette « croissance » à laquelle on s’oppose. Car si dans un premier temps, elle semblait n’indiquer qu’une orientation économique, depuis Serge Latouche, on sait qu’elle est aussi une « colonisation de nos imaginaires ». Aujourd’hui, la MCD rejoint d’autres penseurs méditerranéens de la décroissance pour en faire aussi un « régime » politique. 4) Voir donc dans l’austérité une économie au service d’une politique. Or la politique n’a jamais eu qu’un seul but : la puissance (ou le pouvoir). On le sait depuis Machiavel mais c’est Hobbes qui a le mieux montré que si on définit anthropologiquement l’homme par le « désir de désirer sans cesse » alors il faut mettre « au premier rang » le désir de pouvoir. La clef du pouvoir est la division : le fameux « diviser pour régner ». Par conséquent, quand on voit dans une politique d’austérité une bonne occasion pour l’oligarchie (suivant l’expression répétée de Vincent Liegey) d’augmenter son pouvoir, alors elle ne va pouvoir s’effectuer qu’en divisant encore et encore. Et où une telle division va-t-elle trouver son terminus ad quem ? Comme toute division, elle ne peut trouver un cran d’arrêt que quand on ne peut plus diviser, quand on a atteint l’indivisible, l’atome : l’in-dividu. On comprend alors le sens politique de l’austérité en économie de croissance : accroître l’individualisation, et donc l’atomisation ou la désintégration, de la vie sociale. Le « régime de croissance » consiste précisément dans l’institution imaginaire de l’individu. Voilà pourquoi une économie politique de la décroissance doit à la fois s’opposer aux politiques d’austérité et d’individualisation / privatisation.
Au bilan
Quelles leçons tant formelles que de fond peut-on tirer de cette « frustration » ?
- Tant sur le fond que sur la forme, c’est le rapport à la pluralité au sein même d’une mouvance qui reste trop souvent impensé. Car une mouvance c’est à la fois une diversité et une unité ; mais si l’un des deux manque, alors la mouvance se caricature en multitude ou en unitude. Il y a multitude quand il y a ce que le sociologue Bernard Lahire nomme de « la diversité désordonnée ». Il y a « unitude » (le mot est de Francine Bavay) quand l’unité prétend résulter du seul appel à l’unité pour l’unité. Pour renvoyer dos à dos ces deux simplifications, il faut comprendre qu’il ne peut pas y avoir de variations sans invariant. « Que sont des variations sans invariants ? » ; « les variations ont-elles un sens indépendamment des invariants à partir desquels elles se déploient ? » se demandent Bernard Lahire. Au sein d’une mouvance, cela devient : quelle pluralité sans commun à partir duquel les différences peuvent se déployer et faire richesse ? Ce « commun » ne peut se réduire ni à un slogan (le « mot-obus ») ni à un programme, parce que ce commun est idéologique ; parce qu’il renvoie à une « conception », à une vision systémique et de la critique et des objectifs. A la MCD, nous défendons cette idée que l’on ne peut pas mettre la charrue de la popularité avant les bœufs de la théorie critique. Sinon, la décroissance va finir par se caricaturer elle-même soit en bulle noire (en réduisant la stratégie décroissante en scénario effondriste), soit en bulle rose (en réduisant la décroissance en une version ChatGPT compatible). Mais une bulle, ça enferme avant d’éclater.
- Sur la forme. Est-ce que tou.te.s les intervenant.e.s étaient des « décroissant.e.s stricto sensu » ? Il est évident que non mais que a) tou.te.s partageaient une critique de l’économie politique telle qu’elle prétend aujourd’hui justifier une cure d’austérité et que b) la plupart étaient des critiques de la croissance. Mais faut-il que dans une rencontre décroissante, tous les intervenants soient des décroissants pur jus ? Évidemment non ; mais à une condition : que la mise en perspective soit décroissante : sinon ce n’est tout simplement pas une rencontre… décroissante. Voilà pourquoi il est frustrant que cette remise en perspective n’ait pas été effectivement tentée par tou.te.s les participant.e.s du dernier moment du séminaire. Autrement dit, d’accord pour ne pas rester dans l’entre-soi et pour « s’ouvrir », mais pas d’accord pour ne pas en profiter pour mettre en perspective cette ouverture.
- Sur le fond. En définissant la décroissance comme opposition politique à la croissance, la MCD se trouve dans l’obligation idéologique d’étendre le domaine de la « croissance » : qui n’est pas qu’une « boussole », qui n’est pas qu’un « monde » et un « imaginaire » mais qui est aussi un « régime ». Et ce régime politique peut facilement être identifié comme le libéralisme (redéfini comme « institution imaginaire de l’individu »).
- Il faut d’ailleurs remarquer que la critique du libéralisme était parmi les intervenant.e.s peut-être plus partagée que celle de la croissance.
- Et c’est là qu’il reste un nœud à trancher ; car qu’est-ce que la croissance, au sens le plus large possible, sinon une promesse adressée à l’individu ; celle de lui garantir le maximum de moyens au service de ses fins privées, afin que chacun se croit libre de fabriquer sa vie comme il l’entend. Il faut lire et relire le prologue du Vocabulaire pour une nouvelle ère. « Trouver seul le sens de sa vie est une chimère ».
- C’est là qu’il ne faut cesser de se répéter la formule ironique de Bossuet (et déformée) à propos de Dieu qui se rit de ces gens qui maudissent les effets dont ils chérissent les causes. Mais, certes, nous ne sommes pas des dieux…
Les notes et références
- DAVOINE Lucie. L’économie du bonheur Quel intérêt pour les politiques publiques ? Revue économique, 2009/4 Vol. 60, p.905-926. DOI : 10.3917/reco.604.0905. URL : https://shs.cairn.info/revue-economique-2009-4-page-905?lang=fr.
- https://www.persee.fr/doc/reco_0035-2764_1980_num_31_2_408530_t1_0378_0000_001
- Rapport publié en juillet 2024 : https://documents.un.org/doc/undoc/gen/n24/210/40/pdf/n2421040.pdf
- https://www.lespetitsmatins.fr/collections/essais/182-les-limites-sociales-de-la-croissance.html
- https://www.strategie.gouv.fr/publications/soutenabilites-orchestrer-planifier-laction-publique
- Ajoutons qu’il existe aussi deux façons de penser ce partage ex ante : est-ce la rareté ou bien l’abondance qu’il faut partager ? A la MCD, nous défendons la seconde : parce que nous ne défendons pas le partage à reculons, à cause de la rareté. Nous renversons la perspective : plutôt que de faire de la rareté la condition du partage, il est plus juste de faire du partage la condition de l’abondance. Mais qu’on le pense par l’aval ou par l’amont, ce partage doit s’articuler avec une reconsidération des limites et une réhabitation démocratique des lieux. C’est pourquoi, « à la MCD », nous essayons de penser ensemble les notions d’autolimitation (plancher-plafond), de part et de lieu ; notre façon de tenir ensemble des objectifs écologiques, sociaux et démocratiques.
- https://presse.ademe.fr/2023/09/repartition-de-lempreinte-carbone-des-francais.html
- Comme le répète « la fable du troc ».
- Sur cette question j’attends avec impatience la publication par Jean-Michel Servet de son prochain « Institution monétaire de l’Humanité ».
- Jézabel Couppey-Soubeyran, Pierre Delandre et Augustin Sersiron, Le pouvoir de la monnaie, Transformons la monnaie pour transformer la société (2024), Les Liens qui libèrent.
- https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/10/28/jezabel-couppey-soubeyran-emettons-de-la-monnaie-sans-dette-pour-financer-les-investissements-non-rentables-de-la-transition-ecologique_6196988_3232.html
14.09.2024 à 17:31
Quels mots pour remonter le moral ?
Michel Lepesant
Texte intégral (1197 mots)
Pour quelqu’un comme moi qui vois la décroissance avant tout comme un engagement politique, la séquence que nous subissons est particulièrement pénible à vivre, et si triste à réfléchir. Du plus loin – les outrances de Trump, les effondrement moraux qui alimentent les conflits en Ukraine et à Gaza, les trahisons électorales de Macron… – au plus près – ces anciens « amis » de la décroissance qui franchissent sans honte la ligne rouge de l’extrême-droite – comment résister à la tentation de tout laisser tomber, et de transformer la retraite en retrait ?
J’ai toujours trouvé chez Camus le modèle de ce qui serait un engagement politique résolument humaniste ; alors je retourne à Sisyphe. Et si certains abiment la décroissance en pratiquant la dégringolade (voir l’analyse sur le site de la MCD), je m’obstine à vouloir remonter la pente.
Que puis-je alors attendre d’un « remonte-pente » ?
- qu’il permette d’éviter les écueils du débat pour faciliter au contraire la voie de la discussion. Dans un débat, compte avant tout l’égalité des temps de parole des intervenant.e.s et peu importe que chacun.e y expose son opinion sans interaction avec les autr.e.s. Difficile donc dans un débat de construire ensemble une solution commune puisqu’y est privilégiée l’exposition des opinions plutôt que la confrontation de leurs arguments opposés.
- qu’il puisse s’extraire et s’élever au-dessus de la situation ; autrement dit, qu’il assume une certaine verticalité, mais ascendante (c’est un remonte-pente). Il doit donc assumer une certaine abstraction.
- qu’il s’y articule du « jeu », de la « souplesse », de l’imagination avec de la robustesse (pensons toujours à un remonte-pente qui doit pouvoir épouser le relief tout en garantissant sécurité et régularité).
- qu’il puisse résoudre des « problèmes » (au sens de J. Dewey) : il y a un « problème » lorsqu’un déséquilibre se fait jour dans une situation et que le milieu ne peut y remédier immédiatement. Il faut alors chercher à résoudre le problème en le construisant (par recueil des données et élaboration d’hypothèses).
Et bien à l’encontre tout un pan de la critique qui répondrait par l’action (ici et maintenant, de toute urgence, faire, défaire, refaire…), c’est plutôt dans un certain type de mot que je crois pouvoir trouver ce que je cherche : dans le « concept ». Pourquoi ?
- Un concept est rarement un célibataire ; il est souvent mis en couple avec un autre concept avec lequel il entretient une relation d’opposition, ou de spécification (ex : l’autonomie n’est pas l’opposée de l’indépendance mais une autre espèce de liberté). C’est pourquoi la façon souvent la plus simple de définir un concept est de construire une définition par contraste (ex : une frontière est franchissable, une limite ne l’est pas). Enfin, c’est ce contraste qui fournit le cadre de la discussion et de la confrontation.
- Un concept est une abstraction, c’est-à-dire à la fois une extraction et un abrégé (abstract). S’il est un englobant, ce n’est pas par le plus petit dénominateur commun (ça, c’est le cas quand l’idée est « générale ») mais par la mise en avant (en hauteur) d’une propriété (ex : à la différence de l’argent, ce qui caractérise la monnaie, ce n’est pas l’échange mais le partage). C’est pourquoi le concept est toujours le mot qui abrège une conception. C’est en tant que conception, qu’un concept doit être expliqué, déplié ; et souvent, ce déploiement du concept passe par une histoire des conceptions (ex : la démocratie). Enfin, en tant qu’englobant, il peut souvent être entraîné dans une remontée en généralité : c’est ce qui fait qu’une critique systémique ne peut pas se réduire à un inventaire rhapsodique de cas mais doit aller chercher les liens et les relations.
- Conceptualiser, ce n’est pas chercher une définition dans un dictionnaire (fut-il philosophique) : plutôt que définir, c’est redéfinir. Et cette activité intellectuelle est autant de l’imagination que de la raison, car il s’agir d’inventer, d’improviser, de jouer avec les mots. C’est pourquoi en tant que mot, le concept peut être un néologisme, ou un mot-valise (ex : une eSpérimentation, une utopiste).
- Mais c’est dans le rapport au réel que le concept exerce pleinement son potentiel émancipatoire d’abord parce que bien souvent c’est en verbalisant que l’on va prendre soin (en posant des mots, on dépose des maux) de la situation, que l’on va désigner un problème, désigner une solution. Ensuite – et c’est une grande différence avec une idée générale – un concept peut être vide : c’est pourquoi il faut illustrer les concepts, par des cas, par des exemples. Surtout, le rapport du concept au réel n’est pas condescendant : c’est pourquoi si un exemple ne peut jamais prouver une conception, un contre-exemple peur répudier un concept. Mieux, il existe un usage contrefactuel des concepts, qui n’est possible que parce que le concept peut s’élever au-dessus des faits. Mieux, il existe un usage contrefactuel du concept : on peut remplir un concept par une utopie, une espérance, un désir…
Il s’agit juste de réhabiter le concept de concept. Tous les mots ne sont pas des concepts, tous les concepts ne sont pas des mots qui font du bien, mais il existe un type de concepts qui sont des mots qui font du bien. Pas de double critique de l’horizontalisme comme de la verticalité descendante si l’on ferme les portes de la fabrique du concept.

16.08.2024 à 12:04
Plaidoyer pour les « tunnels »
Michel Lepesant
Texte intégral (602 mots)
En diverses occasions cet été, j’ai remarqué qu’il semblait exister un consensus dirigé contre les « tunnels ».
J’ai même vu et entendu la même animatrice de débat a) soupirer dès que l’intervenant.e tentait de prendre quelques minutes supplémentaires pour compléter une analyse mais b) ponctuer d’un « cool » toute intervention qui s’abrégeait en punchline.
Pourquoi tant de mépris pour les « tunnels » ? Et si mépris il y a, quel en est le véritable destinataire ? L’intervenant, l’auditoire ou même le sujet ?
- On ne peut pas penser que c’est l’intervenant puisqu’il est l’invité.
- On ne peut pas penser que c’est l’auditoire puisqu’on ne cesse de le solliciter à prendre la parole pour exprimer son opinion.
- On peut encore moins penser que c’est le sujet puisque c’est la raison affichée pour que des gens se déplacent.
Mais derrière ces évidences, on peut quand même faire un peu de mauvais esprit :
- La plupart du temps, l’intervenant.e participe à une « table ronde », à un « débat » pendant lequel il faut que la parole circule ». L’important n’est pas alors ce qui est dit mais que quelque chose soit dit → Faut-il alors s’étonner que dans une table ronde on se contente de tourner en rond ?
- L’auditoire qui s’est déplacé pour une intervention est-il vraiment dans l’incapacité intellectuelle de suivre une analyse un peu fouillée ? → Faut-il vraiment croire que le « tunnel » l’ennuie et qu’il n’attend d’une conférence qu’un temps de distraction ?
- Et surtout quel sujet peut être vraiment posé s’il est d’emblée maltraité au nom d’une urgence à conclure ? → Faut-il vraiment laisser croire que n’importe quel « dernier arrivé » en sait autant que celui qui cherche depuis des années ?
Il y a quand même un cas où ce que je suis en train d’écrire n’est que mauvaise foi : c’est celui où l’intervenant.e est une « personnalité »,
Parce que dans ce cas-là, toutes les injonctions portées par l’horizontalisme sont levées au nom d’une révérence à la notoriété. Mais là encore, comment ne pas constater que l’important n’est toujours pas ce qui est dit, mais qui le dit.
Voilà donc deux dispositifs qui permettent de neutraliser toute intervention dont le contenu pourrait faire réfléchir à ce qui est dit : seule alors est mise en avant la forme, l’affichage…
Mais alors, où la lumière, si ce n’est pas au bout du tunnel ?

30.07.2024 à 19:50
Pourquoi faut-il renverser le régime de croissance ?
Michel Lepesant
Texte intégral (11809 mots)
La croissance est plus qu’une domination économique, sociale et culturelle. C’est aussi une aliénation politique. En osant affirmer que la question “qu’est-ce qu’une vie bonne ?” est politique, la décroissance repose la question du sens.
Mais si la question du sens n’est plus une question politique, c’est parce qu’elle a été sortie du domaine politique pour se trouver enfermée dans le registre de la vie privée. Dans quel registre poser la question du sens pour qu’elle devienne une question politique ?
Voici la version écrite et longue de mon intervention du vendredi 26 juillet lors de la deuxième édition de Décroissance, le Festival, organisé à Saint-Maixent (73).
Je vais montrer que ce n’est ni le registre économique, ni le registre « mondain », mais celui de la « forme ». Pourquoi ? Parce que nous verrons que le régime de croissance est au plus profond une « forme », une forme libérale qui consiste précisément en une individualisation / impolitisation de la question du sens, qui en fait une affaire privée, et pas du tout une affaire publique.
Deux remarques préalables sur le « ton » de mon intervention :
- Un ton « critique ». Alors même qu’il n’est pas assuré qu’une définition de la décroissance comme critique radicale de la croissance soit vraiment partagée, je vais un cran plus loin et je défends quand même l’idée qu’il ne peut pas y avoir de critique sans critique de la critique. Autrement dit, j’irai chercher ce qui dans une certaine critique de la croissance peut paradoxalement – sinon contradictoirement – rester sous l’emprise de la croissance.
- Un ton « théorique ». Pas de décroissance sans Commun, pas de commun sans politique, pas de politique sans théorie, pas de théorie sans philosophie, pas de philosophie sans concept, pas de concept sinon comme « savoir remontant » pour résoudre des « problèmes » rencontrés dans la pratique de la vie vécue et militante.
I. Trois définitions utiles de la décroissance
C’est là qu’il faut commencer par caler la décroissance autour d’un noyau définitionnel le plus robuste possible pour permettre de partager un Commun1, et éviter que le « à chacun sa compréhension de la décroissance » ne devienne « à chacun sa conception de la décroissance », parce que ce serait – nous le verrons – simplement défendre une « autre croissance », une « croissance autrement » (ou une décroissance sélective).
1. La décroissance comme « décrue », une définition triviale
Ne surtout pas se priver d’une définition facile, ordinaire2 : la décroissance comme décrue.
Le synonyme le plus proche de « décroissance » est « décrue ». Quiconque a déjà subi les effets d’une crue n’entend qu’avec bonheur l’annonce de la « décrue » et personne dans ce cas ne verrait dans la « décroissance » un mot négatif ; mais exactement le contraire : une libération (parce que la décroissance est une émancipation). On peut poursuivre l’analogie. Car la crue c’est le dépassement d’un niveau de l’eau, le dépassement d’un plafond. Et quand on parle de décrue, personne ne comprend que l’on est en train de défendre l’assèchement du cours d’eau. On voit bien que ce que chacun espère c’est un cours d’eau doublement limité, entre le plafond de la crue et le plancher de l’étiage. C’est la même chose pour la décroissance quand elle se comprend comme une défense de la vie… courante : et si différence il doit y avoir, c’est qu’en ce qui concerne la vie courante, les limitations prônées par la décroissance devraient être des autolimitations, des limitations politiquement voulues.
2. La définition mainstream
Timothée Parrique reprend la distinction que je défends depuis des années (depuis 2013) des trois temps de nos analyses : le rejet, le trajet, le projet3 : L’objection de croissance, la décroissance et la post-croissance. Aujourd’hui, je rajoute l’expression de « contre-croissance » pour disposer d’un chapeau qui englobe ces trois temps (qui se succèdent plus par superposition que par juxtaposition).
a) C’est dans son chapitre 6 (« Mettre l’économie en décroissance ») qu’il construit cette définition mainstream :
- Une réduction de la production et de la consommation
- pour alléger l’empreinte écologique,
- planifiée démocratiquement,
- dans un esprit de justice sociale,
- et dans le souci de la qualité de vie.
Et il reprend la même structure dans le chapitre suivant quand il s’agit d’aller « vers une économie de la post-croissance » (chapitre 7) :
- Une économie stationnaire
- en harmonie avec la nature ,
- où les décisions sont prises ensemble,
- où les richesses sont équitablement partagées,
- Qui puisse prospérer sans croissance.
b) Je me permets de suivre ces définitions analytiques pour qualifier aussi la croissance économique et son monde :
- Une économie en augmentation, de l’extraction à l’excrétion, en passant par la production et la consommation
- sans s’occuper de l’empreinte écologique ou en prétendant qu’elle peut être découplée du PIB,
- dans laquelle le libéralisme politique du laisser-faire laisser-passer prétend être en harmonie avec le libéralisme économique,
- où la question de la justice sociale (celle des inégalités et pas de la pauvreté) est dénoncée comme un « mirage » (Friedrich Hayek),
- dans le souci d’un progrès – celui qui ne s’arrête pas – tant social que technique.
c) Pourquoi est-ce que je trouve que cette définition mainstream de la décroissance n’est pas complète ?
Parce qu’il n’est pas facile de savoir si sa critique de la croissance est fonctionnelle (par les contradictions internes d’un système qui détermineraient sa disparition) ou normative (parce qu’il serait ni moralement ni éthiquement acceptable, parce qu’il serait mauvais ou laid ou injuste ou indécent…).
Dans un premier temps, on peut croire qu’elle est normative, parce qu’elle défend des « valeurs ». Si je prends la définition de la décroissance construite par Timothée Parrique4, je peux en effet relever :
- la responsabilité écologique,
- la conviction démocratique,
- l’exigence de justice,
- et l’objectif de bien-être.
Mais si nous nous tournons vers les partisans de la croissance, nous pourrons constater et reconnaître qu’eux aussi ils pourraient parfaitement se revendiquer de chacune de ces valeurs :
- par la croissance verte ou le développement durable,
- par la liaison intime entre libéralisme économique et libéralisme politique,
- par une théorie procédurale de la justice
- et par un plaidoyer utilitariste en faveur de la maximation du bonheur.
Du point de vue des valeurs, il faut donc reconnaître que le débat entre croissance et décroissance est un dialogue de sourds : autrement dit, il ne convainc que les convaincus.
Ce qui explique que très souvent dans le débat, pour tenter de sortir de ce dialogue de sourds, la critique normative relaisse la place à la critique fonctionnelle : selon laquelle la croissance n’a pas d’avenir parce que nous sommes dans un monde où les ressources sont finies, rares.
Or cette critique fonctionnelle – « la croissance ne peut pas ne pas échouer » – a deux écueils :
- C’est une critique par les effets, et elle ne s’attaque donc pas aux causes : elle manque de radicalité5.
- C’est une critique déterministe ← qui est donc impolitisante ou dépolitisante.
Résultat : il faut écarter comme dépolitisant le fameux slogan selon lequel « une croissance infinie dans un monde fini est impossible ». Ce qui ouvre la possibilité d’un autre slogan : que la croissance soit finie ou infinie, que le monde soit fini ou non, la croissance est absurde, n’a pas de sens, elle ne produit pas un monde sensé. Et voilà la question du sens qui est posée.
Piste 1 (à conserver en tête) : Repenser une économie du point de vue de l’abondance (George Bataille, Marshall Sahlins, Onofrio Romano, les coordinateurs de Décroissance, Vocabulaire pour une nouvelle ère) et non pas de la rareté.
Mais si la définition mainstream a de telles insuffisances, quelle autre définition de la décroissance qui échappe à la critique de la dépolitisation et qui puisse aussi suivre la piste de l’abondance plutôt que celle à partir de la rareté ?
3. La définition politique de la décroissance
Une définition politique est une définition a) qui remonte aux causes de la croissance et b) qui n’est pas dépolitisante. Autrement dit, c’est une conception volontariste de la décroissance pour s’opposer à la croissance et à ses causes. D’où : la décroissance est l’opposition politique à la croissance. [Politique veut dire volontaire et s’oppose à inéluctable]
Il faut assumer cette opposition à la croissance : il faut assumer le « dé » de la décroissance pour passer à l’essentiel de la critique et poser la question (trop souvent) escamotée ou amputée : qu’est-ce que la croissance à laquelle la décroissance s’oppose ?
a) La croissance comme iceberg
Pour procéder à un élargissement du domaine de la croissance et pour impliquer du coup une extension du domaine de la critique décroissante, je prends l’image d’un iceberg pour décrire ce qu’est la croissance.
→ L’économie de la croissance représente la partie émergée, visible, de l’iceberg de la croissance :
- Dire que la croissance est une boussole macroéconomique (dont le thermomètre qui mesure l’agitation est l’indicateur du PIB) – parce que micréconomiquement, la boussole, c’est le profit – ce n’est pas simplement dénoncer l’accroissement du capital, c’est dénoncer une croyance, celle que cet accroissement est en soi un objectif, qu’il est suffisant pour donner une direction (sinon un sens), pour justifier des arbitrages et orienter des budgets.
- Si cette critique économique était suffisante alors la décroissance pourrait se contenter de n’être qu’une variante postmoderne de l’anticapitalisme. Mais les échecs politiques de l’anticapitalisme (son productivisme, ses atteintes aux libertés, son oubli de la question féministe) nous obligent à approfondir la critique et à aller regarder sous la surface (à aller regarder sur quelle plateforme repose l’économie que les marxistes et les partisans du capitalisme définissaient « en dernière instance » comme l’infrastructure).
→ Mais sous cette partie émergée, la croissance a colonisé tout le système de la vie sociale et culturelle : la partie immergée de la croissance est un monde (cf. Françoise d’Eaubonne, Serge Latouche, Paul Ariès, Vincent Cheynet, Maria Mies, et plus récemment : Geneviève Pruvost, Aurélien Berlan, Matthias Schmelzer, Giorgos Kallis) : des modes de vie, des normes, des récits, des représentations, des imaginaires, des valeurs, des héritages, des attachements, des communs « bucoliques » et des « communs négatifs »…
Plutôt que l’expression de « société de croissance » proposée par Serge Latouche pour indiquer non pas une société avec une économie de croissance mais une société de croissance, dans laquelle le social est encastré dans l’économique, je préfère reprendre la distinction de Matthias Schmelzer6 :
- « L’esprit de croissance : une forme de politique axée sur la poursuite de la croissance économique.
- Le paradigme de croissance : une vision du monde institutionnalisée dans des systèmes sociaux qui proclame que la croissance économique est nécessaire, bonne et impérative ».
b) L’iceberg de la croissance ne flotte pas dans le vide
Mais la critique politique de la croissance peut-elle en rester là ? En particulier pour relever le défi des causes, le défi de la radicalité, pour répondre à la question que les partisans de la décroissance inéluctable et de la critique fonctionnelle écartent7 : Pourquoi la croissance ?

Ou, pour rester dans l’image de l’iceberg : dans quoi flotte-t-il, car il ne flotte pas dans le vide ?
Il flotte dans un milieu liquide, celui qui permet de liquider les questions, de les neutraliser, celui dans lequel la plupart de nos argumentations et de nos discussions font « plouf » : a) bien entendu dans les milieux hostiles à la décroissance mais b) même dans nos milieux favorables à la décroissance : dès que la critique de la croissance se double d’une autocritique de l’objection de croissance.
C’est le moment de reprendre le fameux mot de Bossuet selon lequel « Dieu se rit des hommes qui dénoncent les effets dont ils chérissent les causes ».
Moment très politique pendant lequel notre critique n’avance pas un pronostic selon lequel la croissance sera impossible – et donc la décroissance nécessaire – mais où nous posons un diagnostic, celui d’un monde de la croissance d’ores et déjà insensé: mais alors si le monde de la croissance est insensé, comment expliquer qu’il soit à ce point hégémonique, et que son emprise soit totale ?
Comment en effet ne pas constater que nos meilleures raisons qu’il est nécessaire d’exposer lors d’une argumentation ne sont jamais suffisantes pour nous donner vraiment raison et emporter la conviction ?
- Ni quand les raisons sont rationnelles : C’est dans la critique de la croissance comme boussole (économique) que l’on laisse croire qu’il serait suffisant de présenter des faits et des données pour réussir à convaincre. En général, ces faits sont de nature écologique ; on met en avant les dégâts mesurés par des indicateurs environnementaux, on vérifie la corrélation forte entre croissance économique et insoutenabilité écologique, on peut aller jusqu’à ramener ces indicateurs à des ressources énergétiques ou matérielles. Un tel registre positif est fort utile et même nécessaire car il s’agit d’éliminer tout ce que l’on appelle aujourd’hui les infox et autres vérités alternatives. Mais il n’est pas suffisant. Parce qu’un fait n’est jamais une donnée première ; il s’agit toujours d’une construction, d’une élaboration à partir d’hypothèses et de valeurs au travers desquelles nous interprétons la réalité. Quand on comprend cela, on comprend que nous ne sommes pas décroissant.e.s parce que des faits nous y poussent, mais que nous interprétons ces faits comme des menaces contre la vie sociale et la vie naturelle parce que nous sommes décroissant.e.s. Le sectarisme consiste à croire que des valeurs sont justifiées par des faits. Alors que c’est l’inverse : nos interprétations des faits témoignent d’abord d’un choix, qui est celui de nos valeurs.
- Ni quand les raisons sont raisonnables : ce registre d’argumentation normatif, par les valeurs, correspond plutôt au deuxième champ de la critique contre-croissance, le champ social et culturel, celui de la croissance comme monde colonisé par un imaginaire de normes, de récits, de représentations… a) C’est la critique normative qui repose sur la forme contrefactuelle de ce que j’appelle (depuis des années) « l’argument du quand bien même ». Qui consiste à inciter celui qui appuie la décroissance sur la nécessité à se demander : « et si la nature n’avait pas de limites, et s’il n’y avait aucune contrainte extérieure, est-ce que vous seriez quand même pour la décroissance ? Et si oui, pourquoi ? b) Là où la critique positiviste (ou fonctionnelle) ne fait qu’indiquer ce qui ne va et qu’il ne faudrait pas faire, une critique normative contient plus : une conception implicite de la vie bonne. L’expérience vécue par les acteurs sociaux propose des points de départ de ce que pourrait être une vie meilleure : par exemple, celui qui est pris dans la précipitation perpétuelle de la vie accélérée et qui en souffre, peut, par introspection attentive, se rendre compte qu’il devient étranger à lui-même, aliéné. Il y a là une base non paternaliste pour une critique contemporaine de l’aliénation et des faux besoins.
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Mais qui a déjà réussi à convaincre en s’appuyant sur ce registre normatif ?
Les registres positifs et normatifs d’argumentation sont nécessaires et ils sont mêmes utiles : à l’intérieur de nos cercles déjà convaincus, ils permettent non seulement d’apporter des explications et d’améliorer les compréhensions mais aussi ils renforcent les convictions : ils consolident l’ossature politique de nos analyses et des nos propositions.
Mais dès que nous sortons de l’entre-soi, c’est une toute autre affaire : les arguments de fond, positifs comme normatifs, font « plouf ».
Pourquoi « plouf » ? En référence au titre de la rubrique écolo dans le Canard enchaîné, celle de Jean-Luc Porquet. Le « plouf » peut être celui du pied dans la mare, ou le plongeon dans ce monde qui nous noie, mais je préfère l’interpréter comme le sentiment de « cause toujours » qui suit rituellement l’énoncé d’un fait ou d’une donnée, que nous croyions décisifs mais qui est tout aussi rituellement et rapidement rabaissé à valoir autant que n’importe quelle autre opinion. Comme si tous les avis ne pouvaient que s’équivaloir !
On ne peut valider une telle critique qu’à condition de sortir la décroissance de ses oasis et autres communautés terribles : c’est-à-dire quand on va se confronter à celles et ceux qui jugent que nos propositions (que ce soient des modes de vie ou des revendications) ne sont ni désirables ni acceptables (alors que nous nous contentons de montrer qu’elles sont possibles, faisables).
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Comment alors réussir la politisation de la décroissance si nos meilleurs arguments tant positifs que normatifs tombent à l’eau. Car de quelle eau s’agit-il ?
De l’eau dans lequel flotte l’iceberg de la croissance. Et nous avons déjà vu comment ce milieu procède pour liquider la force de nos bonnes raisons : en les dépolitisant, en les neutralisant.
Comment alors porter une critique radicale et politique de la croissance sans se noyer ?
- Car tel est bien le risque de se laisser engloutir : de critiquer la croissance comme boussole et comme monde mais sans porter la radicalité de la critique jusqu’au milieu dans lequel baignent l’économie et la société. Ce milieu nous le nommons à la suite du sociologue italien Onofrio Romano « régime de croissance » et nous allons voir que ce régime est un régime politique qui est le libéralisme.
- Le péril, ce serait d’aboutir à un monde sans croissance économique mais qui resterait sous l’emprise du régime de croissance. Un régime de croissance mais sans croissance : « on ne peut rien imaginer de pire ».
- Nous faisons donc les hypothèses suivantes :
- Que la croissance économique comme la société de croissance ne sont que les produits d’un régime politique qui est le régime de croissance. Et donc que c’est l’hypothèse du régime de croissance qui permet de répondre à la question, pourquoi la croissance ?
- Que ce régime de croissance est un dispositif de neutralisation : par a) une dépolitisation de la question du sens qui passe par son individualisation, par sa privatisation ; par b) une mise en équivalence de tous les arguments qui les rabaissent à n’être plus que des opinions. Et donc que c’est cette hypothèse du régime de croissance qui va permettre de repolitiser la question du sens, en la désindividualisant.
- Que nous ne pouvons espérer échapper à un tel régime qu’en allant installer nos analyses idéologiques et politiques dans ce que la permaculture appelle la « zone 5 ». Et comme le défend Virginie Maris à propos de « la part sauvage » de la nature, il y a un intérêt stratégique à s’y installer si on ne veut pas, à force d’adaptation aux adaptations qui s’enchaînent, se mettre à pratiquer ce qu’au départ on prétendait critiquer : la croissance, non pas comme économie ou comme monde, mais comme régime.
- Qu’il n’est malheureusement pas du tout assuré que les décroissants même les plus fervents ne nagent pas eux-aussi dans ce milieu liquidateur de toute critique politique.
II. Le régime de croissance, en amont de l’économie de la croissance et de son monde
En quoi consiste le « régime de croissance » ?
Il s’agit de cette infrastructure anthropologique qui s’est installée au tournant de la modernité et qui a déjà reçu tant d’explications : le désenchantement du monde (Max Weber), la sortie de la religion (Marcel Gauchet), la fin des guerres de religions (Jean-Claude Michéa), la revendication sociale d’une bourgeoisie qui ne trouve pas sa place dans l’imaginaire des trois ordres de l’Ancien régime, la poussée démographique8, la querelle des Anciens et des modernes, l’émergence de l’ère de l’individu (Alain Renaut), les fondations de la Cité perverse (Dany-Robert Dufour), la révolution scientifique qui passe d’un monde clos à un univers infini (Alexandre Koyré), le processus de civilisation (Norbert Elias)…
Pourquoi valider le terme de « régime », plutôt que celui de « paradigme » ?
- Parce que régime renvoie tout de suite à régime politique. Et si l’on veut définir la décroissance comme opposition politique, alors ce serait une category mistake que de la diriger contre une économie ou un monde.
- Parce qu’historiquement, ce régime de croissance est celui qui remplace ce que l’on appelle l’Ancien Régime ; et qu’il constitue donc un Nouveau Régime. Nous allons voir qu’avec ce régime de croissance, on passe d’un monde théologico-politique à un monde atéléologico-politique. Quelles différences ?
- On passe d’une société holiste à une société des individus : on peut même faire l’hypothèse que c’est sous l’impulsion de la bourgeoisie puisque dans les trois ordres de l’Ancien Régime, les bourgeois ne pouvaient pas trouver leur place puisqu’ils étaient riches comme ceux qui pugnant ou qui orant tout en étant qui laborant.
- On passe d’une société structurée par les institutions de l’Église et de l’État (« l’État, c’est moi ») à une société structurée par les institutions du Marché et de l’État-Nation (l’État, c’est nous »).
- On peut ainsi remarquer que l’ordre de l’Église est remplacé par celui du Marché. Mais là où la religion combinait une dimension horizontale (ekklesia) et une dimension verticale (descendante par la Révélation, et ascendante par la prière), le Marché n’est plus qu’une structure horizontale dont le modèle social devient le commerçant, l’homo œconomicus. On comprend mieux pourquoi aujourd’hui le Marché est comme une religion avec ses paradis (fiscaux), ses saints (grands patrons), ses fêtes (Black Friday), ses temples (de la consommation), ses prédicateurs (les influenceurs et influenceuses), sa messe (la publicité), son clergé (les économistes), ses fidèles (les consommateurs)…
Il me semble que l’on peut mettre aussi en avant le passage du binôme ancien du sacré et du profane au binôme moderne du public et du privé (et de l’intime). Bref, l’installation d’une infrastructure socioculturelle nommée libéralisme : c’est l’institution imaginaire de l’individu.
- Le meilleur des mondes possibles devient celui qui permet à chaque individu de mieux poursuivre les objectifs et les valeurs qu’il a choisis de manière indépendante : la théorie idéologique de la main invisible et son anthropologie d’un humain réduit à l’homo œconomicus ne sont que la mise en application économique de la Théodicée de Leibniz (Harmonie préétablie et monadologie).

Onofrio Romano, Towards a Society of Degrowth (2020) Routledge, traduction française à paraître : Critique du régime de croissance (2024), Montréal, Liber.
- « La croissance n’est pas une valeur parmi tant d’autres qui, miraculeusement, aurait acquis une hégémonie dans nos sociétés à travers une bataille idéologique et culturelle. Il s’agit plutôt d’un effet des composants structurels de l’ensemble social moderne. Elle manifeste à la fois l’éclatement des collectivités pré-modernes et la progressive émancipation des individus, les « particules sociales élémentaires » qui formaient ces dernières. Répétons-le, la tension vers la croissance est fondamentalement le résultat de l’individualisation. Même animée par les meilleures intentions, même armée de tous les outils (valeurs, idées, connaissances, conscience) pour terrasser l’entreprise de la croissance à outrance, toute tentative d’échapper au régime de la croissance qui ignore ou néglige la structure individualiste de la société moderne est vouée à l’échec » {page 47}.
- « L’individualisation produit une nouvelle sphère publique. L’individu défie désormais le principe de la contrainte collective. Certes, il aspire à rencontrer les autres, mais en aval, seulement après la constitution de soi, présupposant ainsi un fondement contractuel et volontaire à l’ordre social, avec lequel il n’entretient pas un rapport organique et dont il se sent séparé. Dans ce sens, c’est l’institution imaginaire de l’individu qui fonde ce que nous appelons « société », par opposition à la simple « socialité » typique des communautés traditionnelles. La modernité tend progressivement à dissoudre les structures intermédiaires qui bloquent encore l’accès à l’universalité intégrale » {page 54}.
Pour expliciter ce régime de croissance, je propose maintenant trois temps : 1) expliquer le lien entre croissance, régime de croissance et individualisme ; 2) expliciter le lien entre croissance et dépense et 3) évoquer quelques effets de ce régime de croissance
1) Quelle est la promesse que le régime de croissance prétend faire à chaque individu ?
[Ce n’est pas parce qu’une promesse est faite qu’elle est tenue]
Le libéralisme – l’autre nom du régime de croissance – repose sur un nouveau contrat social entre les individus et les institutions :
- Ces institutions sont le Marché (dont les agents sont les entreprises et les banques ; dont la boussole est le profit) et l’État (dont les agents sont l’administration et le système juridique ; dont la boussole est l’ordre public) : l’articulation entre ces deux institutions est assurée par le gouvernement qui mène une politique économique, c-à-dire les arbitrages et les budgets au nom d’une boussole : la croissance. Autrement dit ces institutions « libérales » ont pour fonction de « délivrer » (Aurélien Berlan, Terre et liberté, 2021, La Lenteur) les individus des contraintes matérielles et juridiques et elles prétendent le faire au nom d’une neutralité institutionnelle.
- Du point de vue de l’individu, c’est d’abord et avant tout une conception libérale de la liberté, de la liberté individuelle pensée sur le modèle bourgeois de la propriété privée : si mon champ s’arrête là où commence celui du voisin, alors ma liberté s’arrête là où commence celle des autres. Autrement dit, ma liberté c’est ma propriété (au double sens de property ← cf. chez John Locke), mon enclosure, mon for intérieur, ma forteresse vide.
« Dans la modernité, la découverte du sens de la vie est l’affaire de chaque individu isolé. Le postulat est que chaque individu a le droit de mobiliser toutes les ressources nécessaires à cette fin. Au niveau de la société, cela se traduit par une exigence non négociable de croissance : seule la croissance économique peut satisfaire toutes les exigences de tous ces individus ne devant pas être limités ».
Giorgos Kallis, Federico Demaria et Giacomo D’Alisa dans leur Introduction à Décroissance, Vocabulaire pour une nouvelle ère (2015), Le passager clandestin, p.40.
« La société moderne n’a peut-être pas de réponse à la question de savoir ce qu’est la bonne vie ou en quoi elle consiste, mais elle a une réponse très claire à la question de savoir quelles sont les conditions préalables pour vivre une bonne vie et ce qu’il faut faire pour les remplir. Sécuriser les ressources dont vous pourriez avoir besoin pour vivre votre rêve (quel qu’il soit) ! est devenu l’impératif rationnel dominant de la modernité ».
Harmut Rosa, « Dynamic Stabilization, the Triple A. Approach to the Good Life, and the Resonance Conception », Questions de communication, vol. 31, no. 1, 2017, pp. 437-456.
En résumé, « dans le régime de croissance, le pouvoir politique qui officie est atéléologique et ne s’immisce pas dans les questions de la vie bonne, dans la mesure où la vie sociale est considérée comme le résultat non intentionnel de l’interaction entre les acteurs individuels. Ils sont souverains dans l’élaboration et la réalisation de leur propre existence. La politique n’a pour fonction que de préserver ou même de cultiver la vie biologique des citoyens, en même temps que de réguler administrativement leur libre circulation. Dans cette optique, la croissance n’est que le résultat et la traduction du principe moderne de neutralité institutionnelle ».
Onofrio Romano, Contre le régime de croissance {page 75}.
Cette promesse de croissance suppose une version dynamique de la liberté individuelle comme franchissement des limites ; comme ma liberté ne peut être limitée que par une autre liberté, alors la vie de chacun les uns avec les autres devient la lutte de chacun contre chacun, c’est-à-dire la concurrence libre et non faussée, la compétition généralisée9.
2) La décroissance peut-elle partager avec le régime de croissance une même conception de l’économie, définie par la rareté et la mise à l’écart de la question des surplus ?
[Référence toujours aux travaux d’Onofrio Romano, en référence aux analyses de George Bataille]
Il faut relever en effet une incohérence dans la prétention de beaucoup de décroissants à afficher un refus de la conception dominante de l’économie. Car là où les décroissants disent qu’il faut économiser les ressources énergétiques et matérielles, les partisans de la croissance définissent la science économique comme l’étude de la gestion par la société de ses ressources rares.
Comment en vient-on, que l’on soit partisan de la croissance ou de la décroissance, à définir l’économie par la rareté ?
C’est George Bataille, repris par Onofrio Romano, qui en propose l’explication la plus simple : c’est qu’il y a deux façons d’envisager l’économie, du point de vue particulier de l’individu ou du point de vue général.
- Ce que dénonce Bataille, dans La part maudite (1949), c’est une erreur de perspective, celle qui a « l’habitude d’envisager l’intérêt général sur le mode de l’intérêt isolé »… « Ce besoin de croître, de porter la croissance aux limites du possible, est le fait des êtres isolés, il définit l’intérêt isolé. » (p.236). C’est pourquoi « la croissance peut être envisagée comme étant en principe le souci de l’individu isolé, qui n’en mesure pas les limites » (p.237).
- A partir du point de vue particulier, les problèmes sont en premier lieu posés par l’insuffisance des ressources. Ils sont en premier lieu posés par leur excès si l’on part du point de vue général (p.81). Mieux, Bataille distingue entre l’intérêt « global » (qui n’est que « la multiplication aberrante de l’intérêt isolé ») et l’intérêt « général » : « Un point de vue général exige qu’en un temps et un lieu mal définis la croissance soit abandonnée, la richesse niée » (p.239).
Autrement dit, si l’économie de la décroissance doit rompre avec l’économie de croissance, elle doit commencer par changer de perspective et partir de l’abondance et non plus de la rareté : emprunter la voie méditerranéenne de la décroissance (G. Kallis, O. Romano, la MCD).
Ce changement de perspective passe par un rejet du régime de croissance puisque c’est lui par son libéralisme et son individualisme qui impose cette perspective.
Donnons un aperçu des effets de ce renversement :
- C’est un renversement anthropologique qui renverse la question du sens de la vie : « les hommes assurent la subsistance ou évitent la souffrance non pas parce que ces fonctions produisent par elles-mêmes un résultat suffisant, mais pour accéder à la fonction insubordonnée de la dépense libre ».
- Le poids de l’énergie excédentaire – et plus concrètement la production inévitable de surplus économiques – génère une angoisse qui détermine le destin sensé de l’humanité. Une fois la subsistance assurée, reste à affronter la question décisive des surplus.
- Faut-il laisser cette question rester individuelle ou bien faut-il l’affronter collectivement ? C’est tout le sens de la proposition très générale et très politique portée par les coordinateurs du Vocabulaire quand ils écrivent dans leur Épilogue (p.432) : « Le binôme sobriété personnelle/dépense sociale doit remplacer le binôme austérité sociale/excès individuel ». Voilà la question politique propre à éviter aux décroissant.e.s toute rechute dans l’individualisme : « Il nous faut réfléchir aux institutions qui seront responsables de la socialisation de la dépense improductive et des manières dont les surplus en circulation seront limités et épuisés ».
3) De quelques effets du régime de croissance
De quelques bonnes raisons de renverser le régime de croissance = de quelques renversements ou « chanvirements » (dans le rapport aux limites, dans les rapports entre individus et société, dans le rapport entre sobriété et dépense).
Décroître : réduire l’économie, décoloniser le monde, renverser un régime politique.
a) Horizontalisme (# horizontalité)
Pour une généalogie de sa critique on pourrait remonter à Tocqueville (et sa distinction entre égoïsme et individualisme), ou à Emile Durkheim (et sa crainte de l’anomie). En régime horizontaliste, une opinion ne renvoie qu’à la sphère privée. Toute tentative de convaincre l’autre et de le faire changer d’avis est vécue comme une violence : toute controverse est caricaturée en polémique. Tout conflit doit être évité et la confrontation des contradictions doit laisser place au seul relevé des différences. Tout face-à-face est vécu comme une agression, seul le côte-à-côte serait « bienveillant ». L’horizontalisme est ce dispositif qui permet de neutraliser toute discussion sur les faits et les valeurs, qui interdit de trancher, qui rend toute discussion indécidable, qui relativise tout fait par un « contrefait » et toute valeur par une contre-valeur. L’horizontalisme est un dispositif de verrouillage de la discussion qui dévalue toute valeur, qui défait tout fait, qui déconstruit toute construction. C’est dans le régime horizontaliste de croissance que les discussions font plouf ! L’horizontalisme n’est pas l’absence d’abus de pouvoir, il en est juste l’invisibilisation (Jo Freeman, La tyrannie de l’horizontalité, La tyrannie de l’absence de structure (1970).
b) Neutralisme (# impartialité)
Dans le régime neutraliste de croissance, la question de la société bonne ne devrait plus se poser et elle devrait se réduire à celle de la société juste, celle de l’équité, de l’égalité des chances, celle de la compétition généralisée, celle de la loi du commerce (pour qui l’argent n’a pas d’odeur). Ce rétrécissement s’est opéré sous la pression des théories libérales de la justice, toutes ces théories qui s’interdisent de hiérarchiser entre les différentes conceptions de la vie bonne, au nom de la neutralité caractéristique du régime horizontaliste de croissance. Tout au contraire, dans une société bonne (post-croissante) la justice consistera à s’assurer que tous ses membres disposent des biens et des services qu’il est dans leur intérêt de disposer, même s’ils ne font pas eux-mêmes le choix de les préférer à d’autres biens. C’est pourquoi la décroissance politique devrait assumer a) qu’il existe des choix de vie qui sont aliénés, que des besoins peuvent être faux, et que pour une société, il est suicidaire – à la MCD, nous disons « sociocidaire » – de laisser de tels choix individuels saper les fondations communes de la vie sociale ; b) de cadrer les libertés individuelles dans les limites de ce qu’on pourrait appeler « liberté sociale » et à laquelle il faut accorder priorité.
c) Relativisme (# tolérance et discutabilité)
On sait depuis l’antiquité dénoncer la contradiction interne à tout relativisme puisqu’il prétend de façon absolue que « tout est relatif » ou que « l’homme est la mesure de toutes choses » (Protagoras). Mais le retour postmoderne de la sophistique n’en a cure et chacun peut aujourd’hui assister à l’invasion des infox et des vérités relatives.
d) Individualisme (# place de la personne dans la vie sociale).
A qui s’adresse le régime de croissance ? A des individus ! Je voudrais ici juste faire remarquer que dans une « société des individus », il serait trompeur de croire qu’il n’y a plus de commun. Il y a bien du commun mais un commun qui marche sur la tête, qui est un commun artificiel, fabriqué a posteriori, et non pas un commun a priori, préalable. Le commun a posteriori est l’effet de l’hétérogénéité, sauf qu’il ne peut y avoir hétérogénéité qu’à partir d’un commun a priori. En oubliant cela, le commun a posteriori ne peut être qu’un commun appauvri, réduit à la plus petite intersection d’éléments juxtaposés. Le défaut politique de ce commun rabougri, c’est de faire croire qu’il peut émerger à partir des opinions individuelles : pas de problème pour qu’à partir du commun, chacun reçoive sa part, en partage ; mais il faut arrêter de penser la société à partir des individus. C’est oublier qu’il ne peut y avoir des opinions privées qu’à partir d’un commun préalable. C’est comme pour le langage, une parole ne peut exprimer une opinion différente qu’en utilisant une langue commune. A contrario, un programme politique de décroissance se présentera comme une défense organisée des deux communs préalables qui sont les plateformes de toute vie humaine : la vie sociale et la vie naturelle.
e) Nominalisme (# réalisme)
De quoi le nominalisme est-il le nom ? D’une doctrine philosophique datant du XIVe siècle qui est la source des principales rivières en –isme qui alimentent idéologiquement la croissance, son monde et son régime : l’individualisme, le libéralisme, le contractualisme… De façon plus savante, il fournit le fondement ontologique de l’horizontalisme. Le nominalisme soutient que les seules réalités qui existent sont individuelles. Quand aux entités générales telles la Société, l’Homme, l’État, ce ne sont que des noms, qui existent mentalement mais pas dans la réalité. Appliquée à la sociologie, cette philosophie débouche sur l’« individualisme méthodologique » selon lequel les faits sociaux résultent de la seule combinaison des actions particulières. Dans sa forme la plus radicale, en économie, l’individu comme homo œconomicus est réduit au calcul de ses intérêts : toute relation est un rapport de forces, l’interdépendance est concurrence. Ce que l’on peut reprocher au nominalisme, c’est de rester aveugle à ce qui dans une action humaine ne peut pas relever de sa seule volonté. L’individu nominaliste vit dans une bulle, réduisant les informations à des data. Cela donne nos sociétés d’aujourd’hui composées d’individus qui ignorent qu’ils vivent en société. Cela donne cette technophilie qui ne voit dans les outils et les machines que des moyens neutres pour réaliser les buts de leurs volontés toutes-puissantes et dont les espoirs affichés sont bien in fine de réussir à se débarrasser de toute matérialité, sociale (le métaversisme) et naturelle (le transhumanisme).
f) Activisme (# activité comme genre à la place du travail)
Le primat du teukein sur le legein (Cornelius Castoriadis, Mauro Magatti). Le problème est que la liberté individuelle de créer du sens conduit nécessairement à la multiplication des visions possibles : chacun est libre d’exprimer sa vision unique, mais personne ne peut prétendre la mettre en œuvre. Il s’agit là d’un paradoxe central : la modernité est l’époque où chacun est encouragé à partir à la recherche du « sens », mais où chacun est également empêché de le traduire dans une construction collective. Ainsi, la mise en œuvre de toute vision politique est structurellement empêchée par la primauté accordée aux individus dans la définition et la poursuite de leur propre idée du « bien ». Dans la modernité, la reconnaissance de la micro-liberté devient un veto à la grande liberté (collective) → Puisque le legein ne peut jamais être réalisé, le teukein tire sa légitimité de la force qu’il démontre « sur le terrain »10.
g) Naturalisme
Le grand partage entre nature et culture permet de se décharger des responsabilités sur le dos de la nature : et cela donne une décroissance impolitique, à reculons, pour les malgré nous. « Nous demandons à sa majesté « la nature » de faire à notre place le sale boulot : balayer un mode d’existence contre lequel évidemment nous reconnaissons n’avoir à opposer aucun argument politique », Onofrio Romano dans le n°5 d’Entropia (automne 2008), p.111.
h) Opinionisme
C’est la réduction de ce que c’est que juger à sa plus faible portée : seulement opiner, et surtout pas évaluer (porter un jugement de valeur) et surtout pas trancher. Dans le régime horizontaliste de croissance, tous les jugements se valent puisque ce sont des opinions et personne n’est plus apte qu’un autre à trancher un différend. Seul le renvoi au Droit – qui apparaît alors comme le double du Marché dans le libéralisme – peut alors régler un conflit : d’où la judiciarisation de nos sociétés.
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Et que serait un régime de décroissance ?
En définissant la décroissance comme opposition politique à la croissance, cela permet d’approfondir la critique contre la croissance en la dirigeant vers le régime de croissance : l’idée générale est d’avertir qu’une critique de la croissance qui en resterait à la croissance économique (la partie émergée) et son monde (la partie immergée) risque de ne jamais s’attaquer au dispositif institutionnel qu’est le régime de croissance (qui est le milieu dans lequel flotte l’iceberg). Le trajet de décroissance pourrait alors ne déboucher que sur un régime de croissance sans croissance (économique) : on ne peut rien imaginer de pire.
De ce régime de croissance, Onofrio Romano dit qu’il est une « forme ». Je ne cache pas que je ne suis pas certain que l’emploi de ce terme soit des plus éclairants11. Mais on voit ce que ce terme indique : un système qui articule des relations de pouvoir, de savoir et d’agir et qui constitue comme l’infrastructure à la fois anthropologique et institutionnelle qui permet à l’individu moderne de se penser comme « sujet ». C’est pourquoi on peut penser aussi au concept de « dispositif » que Giorgio Agamben reprend de Michel Foucault et qui est un « réseau »12.
Quoi qu’il en soit, ce régime de croissance repose sur la promotion (libérale) de l’individu. Et quand on comprend que l’individu est étymologiquement ce qui reste d’un processus de division (quand on ne peut plus diviser, il ne reste que l’indivisible, l’individu) alors on ne peut que s’inquiéter de l’emprise que le régime horizontaliste-individualiste de croissance exerce au sein même de la mouvance décroissante : car si la division a toujours pour but de permettre à la domination de continuer de régner, alors il y a bien peu de chance que ce soit à partir de l’individu que la rupture avec la croissance puisse s’enclencher.
Si l’individualisation moderne est un dispositif politique de division du Commun et donc de dépolitisation, alors la voie politique de la décroissance doit passer par une critique radicale de ce régime de croissance qui est 1) horizontaliste, 2) individualiste et 3) activiste :
- Quelles verticalités sans verticalisme (patriarcat, patronat, despotisme, patronage associatif, paternalisme…) ? Pour échapper à l’étau de la verticalité (descendante) qui dérive en verticalisme et de l’horizontalisme (qui est une dérive de l’horizontalité, qui était censée échapper au verticalisme), je prône une défense de la verticalité ascendante, par ce que j’appelle la pratique des savoirs remontants, c’est-à-dire la capacité par la discussion( et pas le débat) à résoudre collectivement des « problèmes » (au sens de John Dewey) en produisant des concepts et surtout des distinctions de concepts (histoire de faire de la philosophie une manière ascendante de penser plus qu’un discours académique).
- Quelles institutions ? La philosophie politique de la décroissance doit sortir des fables du « sans »13 et se réconcilier avec les « institutions » à partir du double héritage de la définition de Mauss et Fauconnet14 et de la dialectique de l’instituant et de l’institué (Cornelius Castoriadis).
- Quelles « matrices » ? j’appelle « matrices » des « schémas de transformation », et non pas des « propositions dont la liste ordonnée chronologiquement pourrait constituer un « programme ». Pour le moment, je crois avoir repéré trois matrices : la double autolimitation de l’espace du Commun, la part, et le lieu15. Ces « matrices » permettraient de transformer des modalités d’actions (définies par les coordonnées que je décris dans mon projet de cartographie systémique16 : X’ = M . X) en les ajustant à leurs contextes.
Annexes
Le coaching se nourrit-il, au fond, d’un sentiment de solitude des individus ?
« Leurs choix n’étant plus dictés ni par les prêtres et les pères, ni par les maîtres à penser incarnés par des figures politiques ou intellectuelles, les individus se retrouvent libres… Et donc seuls face à des décisions contingentes. C’est la contrepartie de la libéralisation des modes de vie. Nous sommes sommés d’être à la hauteur des attentes qui pèsent sur nous : être performants, toujours jeunes et souriants. Dans une société sans repère transcendant, chacun est responsable de sa vie et doit la réussir maintenant, parce qu’il n’y aura pas de deuxième chance. Privées des instances dispensatrices de sens que sont la religion, la famille, la patrie ou le parti, les personnes souffrent d’une carence du lien social. Dans ce contexte, le coach se présente comme un substitut au manque. Il répond au besoin d’être orienté, soutenu, compris et rassuré par un tiers qui donne du sens à ses choix. Mais il le fait sans imposer le détour de la culture livresque, en court-circuitant les médiations classiques de la philosophie, des sciences humaines ou de la littérature. C’est la promesse d’un épanouissement qui ne requiert pas d’effort intellectuel. »
Pierre Le Coz, « Le coaching répond aux aspirations d’un capitalisme à visage humain », Propos recueillis par Marion Rousset, Grands Dossiers de la revue SH, n° 73 – Décembre 2023-janvier-février 2024
« Je voudrais faire une série de remarques à propos du thème de l’égalité, qui sont à la fois simples, contradictoires et déplaisantes. Tout d’abord, à la différence de ceux qui parlent de la société qui devrait être, je me référerai plutôt aux expériences d’autogestion qui ont existé. En effet, je voudrais d’abord rappeler la dégradation extrêmement rapide de l’égalité dans toutes les expériences d’autogestion […]. Il est bien connu que la démocratie dans tous ces groupes est, en fait, un processus de sélection des chefs […]. Malgré la formation de leurs membres, malgré l’animation et toutes les démarches de pédagogie nouvelle, malgré toutes les règles pour empêcher l’institutionnalisation, cette répétition des rapports sociaux de la société plus vaste se reproduit, se refait continuellement. […] Cette première remarque me suggère un étonnement car, en face de ces échecs répétés de l’autogestion, on constate la surprenante permanence de l’idéal égalitaire. En fait, l’échec ne sert à rien car chaque génération reprend et revit le songe égalitaire et refait les mêmes discussions avec, naturellement, les changements de vocabulaire dus aux modes différentes et aux circonstances. »
Albert Meister, « Le songe égalitaire », Autogestions, n° 16, 1984, p. 13‑16.
III. Enregistrement vidéo de mon intervention
Les notes et références
- Je ne refuse pas qu’il y ait des variations individuelles, je rappelle juste qu’elles ne peuvent avoir un sens que si et seulement si, au préalable, il y a un invariant commun. Ce n’est pas là un préjugé politique, c’est juste une condition épistémologique : et c’est pourquoi je peux fonder ce rappel sur les derniers livres d’Alain Testart, Principes de sociologie générale, I (2021, CNRS éditions, Avant-Propos) et de Bernard Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines (2023, La Découverte, p.26).
- Cette définition sert à répondre rapidement à la première des objections (pénibles) qui surgit tout aussi rapidement quand commence, à la fin d’une intervention publique, la volée des questions : « mais « décroissance » n’est pas le bon mot parce qu’il est négatif ». Il est alors aisé de faire une analogie avec la « décrue » ; et cela marche très bien aussi avec « décolonisation ». Ce sont d’ailleurs plus que des analogies, puisque la décroissance est bien une décrue (économique) et une décolonisation (des imaginaires) → Ce qui va renvoyer un peu plus loin à la partie émergée (la boussole économique) et la partie immergée (le « monde ») de l’iceberg de la croissance.
- « C’est un triple défi qui nous attend : comprendre en quoi le modèle économique de la croissance est une impasse (le rejet), dessiner les contours d’une économie de la post-croissance (le projet), et concevoir la décroissance comme transition pour y parvenir (le trajet) », dernier § de l’Introduction de Ralentir ou périr (2022), Seuil.
- Timothée Parrique, Ralentir ou subir (2023), Seuil, chapitre 6. « La décroissance est (1) une réduction de la production et de la consommation (2) afin de réduire les empreintes écologiques, (3) planifiée démocratiquement (4) d’une manière équitable (5) tout en garantissant le bien-être. »
- Nous devrions pourtant avoir tiré les leçons des limites politiques de ce type de critique quand on constate que la critique anticapitaliste classique est une critique tronquée qui, aveuglée par la prophétie des échecs, a été incapable de s’attaquer aux succès du capitalisme.
- Matthias Schmelzer, « Origins of the Growth Paradigm » (2018), The Annual Review of Environment and Resources, p. 294.
- Ce qui rapproche les partisans de la critique fonctionnelle et ceux de la décroissance inéluctable, c’est qu’ils ne dirigent pas prioritairement leurs critiques vers l’amont de l’économie de la croissance. Ils voient d’abord les effets qu’ils prédisent contradictoires. Aveuglés par leur prophétisme, ils se dispensent de remonter aux causes de l’hégémonie de la croissance économique. C’est ainsi qu’ils en arrivent à croire qu’il suffirait de réduire la production et la consommation pour se débarrasser de la croissance : c’est ainsi qu’ils croient guérir de la croissance alors qu’ils ne font qu’essayer de la soigner ; il n’est même pas certain qu’avec un tel manque de radicalité, ils puissent faire baisser la fièvre. Et c’est pourquoi beaucoup se contentent de mettre en avant qu’il faudrait changer d’indicateur, comme si en cassant le thermomètre, on faisait baisser la fièvre.
- Vers le XVIIe siècle, un changement fondamental se produit : grâce à l’augmentation de la production alimentaire et à l’amélioration des conditions générales d’hygiène, l’indice de mortalité diminue rapidement et la population commence à croître de façon spectaculaire.
- Cette compétition met en concurrence des individus définis comme des vendeurs et des acheteurs dont la seule morale est celle du prétendu « doux commerce ». Le travailleur devient un vendeur de sa force de travail ; le consommateur n’accède à la gratuité que s’il est le produit ; et même le citoyen n’est considéré comme un électeur qu’au regard de programmes structurés par le marketing politique et défendus par des « vendus » biberonnés au coaching.
- Pour saisir les impasses – l’impolitique – de ce repli sur l’action et le local du « ici et maintenant » : Moor (de) J., Marquardt J. (2023), « Deciding whether it’s too late: How climate activists coordinate alternative futures in a postapocalyptic present », Geoforum, vol. 138, 103666, [En ligne] DOI : https://doi.org/10.1016/j.geoforum.2022.103666.
- Comme celui de « régime », celui de « forme » peut sembler emprunté au vocabulaire de la théorie de la régulation, qui a certes l’intérêt d’être une approche hétérodoxe de l’économie mais qui pour moi a le grand inconvénient d’en rester à une critique fonctionnelle du capitalisme, c’est-à-dire par ses crises internes et ses modes internes de régulation.
- AGAMBEN Giorgio, « Théorie des dispositifs », Po&sie, 2006/1 (N° 115), p. 25-33. DOI : 10.3917/poesi.115.0025. URL : https://www.cairn.info/revue-poesie-2006-1-page-25.htm
- J’évoque cette fable et sa critique dans mon intervention sur l’industrie, exposée à Ambert cette année.
- « Sont sociales toutes les manières d’agir et de penser que l’individu trouvent préétablies […]. Il serait bon qu’un mot spécial désignât ces faits spéciaux, et il semble que le mot institution serait le mieux approprié. Qu’est-ce qu’en effet qu’une institution sinon un ensemble d’actes ou d’idées tout institué que les individus trouvent devant eux et qui s’impose plus ou moins à eux ». Marcel Mauss et Paul Fauconnet, Article « Sociologie » extrait de la Grande Encyclopédie, vol. 30, Société anonyme de la Grande Encyclopédie, Paris, 1901.
- J’ai commencé à explorer cette piste politique lors de ma conférence du 2 avril de cette année.
- Michel Lepesant, « Pourquoi une cartographie systémique des trajectoires de décroissance », Mondes en décroissance [En ligne], 2 | 2023, mis en ligne le 25 janvier 2024, URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-opcd/index.php?id=344
23.05.2024 à 17:07
Sortir de l’impasse industrielle ? Ambert (63), le 21 mai.
Michel Lepesant
Texte intégral (15221 mots)
Intervention à Ambert (63) dans le cadre des « Utopiades » (n°85). Un grand merci pour l’accueil à Mireille, Alain et Gérard. Un grand merci aux personnes venues y assister, qui m’ont ainsi donné l’occasion de leur rendre une part de mes lectures et réflexions. Je suis intervenu en deux temps ; tout d’abord, classiquement, j’ai pu dérouler quelques-uns des éléments de réflexion que j’avais préparés : évidemment, le temps m’a manqué et cette rédaction de mon intervention me permet maintenant de venir la compléter. Après une pause, nourrie de « tartinades », nous avons pu profiter d’une intervention (en zoom) de Bertrand Louart, auteur récent de Réappropriation. Jalons pour sortir de l’impasse industrielle (20223, La lenteur). Le format n’a malheureusement pas permis que nous ayons un échange. C’est pourquoi, dans le deuxième temps, c’est en solo que j’ai pu échanger avec la salle sur la nécessité et l’insuffisance des alternatives qualifiées de « concrètes ».
*
Avant d’entrer dans le vif de la réflexion, j’ai posé deux préalables de méthode, ainsi que quelques définitions.
Préalable 1 : Dans le trépied1 du penser (activité qui tente de résoudre théoriquement les problèmes = conceptuellement), du faire (les alternatives concrètes, les utopistes) et de l’agir (les luttes et les votes), ma parole s’inscrit à la pointe du penser : parce qu’il est le pied bancal de la résistance. Je ne veux pas/plus céder à l’injonction du « concret », de l’action, du passage à l’acte2.

Préalable 2 : Dans une permaculture militante, j’essaie le plus possible de me situer dans une sorte d’équivalent de la zone 5, dans la « part » la plus « radicale » de la résistance : celle de la « robustesse » ; plus du tout celle de l’avant-garde, mais tout à l’opposé essayer d’assumer la radicalité cohérente d’une arrière-garde.
Pour une question de stratégie : il ne s’agit pas, fait très bien remarquer Virginie Maris, de réduire la « vraie » nature à sa part sauvage, en négligeant du même coup la nature ordinaire. Mais il y a dans cette part sauvage un extrême – sinon un extrémisme – qui doit éviter de lentement laisser filer nos exigences : s’il ne faut pas partir de la nature ordinaire mais de la nature sauvage c’est parce que « les individus ont tendance à ne pas désirer beaucoup plus que ce qu’ils peuvent obtenir. Ce phénomène d’ajustement des préférences aux conditions réelles est dynamique. Du coup, lorsqu’on se trouve dans une situation qui se dégrade progressivement, on s’habitue à des choses qui auraient semblé inacceptables si elles étaient intervenues brusquement »3.
*
Quelques définitions :
- Productivisme : il repose sur la croyance que ce qui est « produit » est supérieur à ce qui est naturel ; que le fabriqué est supérieur au naturel.
- Industrialisme : « L’industrialisme n’est pas seulement le productivisme. C’est un ensemble cohérent d’habitudes, de processus, incarné dans nos mentalités, dans des objets et dans une organisation de l’espace et du temps », présentation de Sortir de l’industrialisme (2011, Le pédalo ivre)
- Ce qui est fabriqué industriellement est supérieur à ce qui est fabriqué artisanalement : l’innovation contre la tradition.
- L’industrialisme est la concrétisation (au sens de Gilbert Simondon) entrepreneuriale et machinique du productivisme.
- L’industrialisme est une façon de penser qui domine l’action et les projets économiques. Cette façon de penser rationalise d’abord toute l’existence, elle est dominée par l’idée de puissance, Sortir, p.27.
- « Le terme sert à ramasser l’ensemble des nouvelles croyances du monde industriel » (Fr. Jarrige, Sortir… p.55), dans la suite de Saint-Simon (1760-1825).
- Bref, l’industrialisme est l’idéologie en faveur du mode industriel de production.
- Capitalisme : l’organisation économique qui repose micro-économiquement sur la recherche du profit et macro-économiquement sur la croissance. Cette recherche de puissance à tous les étages se dote de moyens : institutionnels, techniques, sociaux…
- Libéralisme : le faisceau de discours qui défendent les libertés individuelles définies à partir de la propriété privée : « propriété » pris autant dans un sens juridique que personnel, dans l’esprit de l’emploi du terme par John Locke tant dans son Essai sur l’entendement humain (1689) que dans le Traité du gouvernement civil (1690) : la première des propriétés, c’est celle de ma « personne », définie par une « liberté » qui s’arrête là où commence celle des autres, tout comme ma personne ou mon champ.
1. Pourquoi l’industrie est un problème pour la décroissance
1.1 Alors qu’elle n’a pas été un problème pour l’anticapitalisme, mais une solution
a) Le capitalisme et l’anticapitalisme partagent le « même fond » industrialiste
Malgré quelques exceptions que nous évoquerons plus tard, il faut d’abord constater qu’historiquement aucune querelle du productivisme ou de l’industrialisme n’a opposé le capitalisme et ses adversaires socialistes, que ce soit dans les variantes utopistes, scientifiques, marxistes, sociale-démocrates.
« Notre hypothèse dans ce livre est que le concept de productivisme, malgré son flou idéologique, compris comme la quête illimitée de la production maximale, ne constitue pas seulement un symptôme : il aide à déchiffrer une dimension essentielle de l’industrialisme qui fut et est indissociable non seulement du capitalisme, mais aussi de l’histoire du communisme, du socialisme et d’une très large partie de la gauche ».
Serge Audier, L’Âge productiviste (2019), La découverte, p.78.
Dans le recueil de texte pour Sortir de l’industrialisme (2011, Le pédalo ivre), aucun des contributeurs ne remet en cause le « fond commun » au capitalisme et au socialisme (p.27), « le même fond », « ce qui leur est commun (p.35).
*
Je reprends ici une partie d’un article publié dans la revue suisse Moins ! 4.
Le productivisme a-t-il jamais fait véritablement débat au sein du mouvement socialiste et ouvrier ? Sa victoire incontestable au sein de toutes les variantes dominantes de la « gauche » – ce qui n’élimine pas des variantes antiproductivistes, mais toujours groupusculaires ou marginales dans les organisations – résulte tout au contraire d’un déni répété de la question qu’il faudrait évoquer à partir de quatre moments historiques : le « moment 1848 », l’entre-deux-guerres, les « trente glorieuses » et aujourd’hui. En effet, ne peut-on pas d’ores et déjà faire l’hypothèse que c’est l’évitement systématique d’un tel débat qui est peut-être la véritable explication du désarroi, sinon de la sidération, dans lequel se trouvent aujourd’hui toutes les « gauches » ?
Bien sûr pour une mythologie de l’antiproductivisme il faudrait commencer par évoquer les luddites (1811-1812) et la révolte des Canuts (1831) et faire d’eux les précurseurs lucides d’une critique de l’industrialisme et de la destruction d’un univers qualitatif, celui du travail autonome de l’artisan, de son talent professionnel et de son expérience personnelle. Mais en réalité, il faut plutôt constater qu’en 1848, Louis Blanc, Pierre-Joseph Proudhon, Pierre Leroux participent activement aux deux grandes mesures destinées à affronter la question sociale : la « Commission du Luxembourg » et les « Ateliers nationaux ». Si en 1789 la question politique avait écarté la question sociale au nom de la foi dans le Progrès et la Raison, en 1848, c’est la question sociale qui escamote la question du productivisme au profit d’une querelle entre socialistes et libéraux à propos du « droit au travail ». Pour les libéraux, attentifs aux effets pervers des Poor Laws, en particulier du système de Speenhamland (1795-1834, Grande-Bretagne), seule la concurrence permettra d’échapper aux pièges de l’assistanat. Pour les socialistes, Sismondi le premier, la concurrence provoque à la fois la hausse de la production (pour gagner des marchés) et la baisse de la consommation (par la baisse des salaires). « Cette concurrence, qui tend à tarir les sources de la consommation, pousse la production à une activité dévorante » écrit Louis Blanc (Organisation du travail, 1845). Mais que ce soit par les bienfaits du Marché ou par le Droit (au travail), socialistes et libéraux partagent un même credo productiviste : la croissance pour échapper à la fatalité de la misère, pour résoudre la question sociale, l’abondance à l’horizon de la révolution industrielle.
Chacun sait comment, dans la suite de ce 19e siècle, la défaite des socialismes utopiques, romantiques, et la victoire du socialisme scientiste marginalisèrent toute parole antiproductiviste. Comment entendre le plaidoyer (1889) de William Morris pour les « Arts appliqués » quand même Paul Lafargue justifie son Droit à la paresse (1880) parce qu’il voit dans la machine « le rédempteur de l’humanité » ?
A la différence de la suivante, la première guerre mondiale n’avait pas dû assez démolir les capacités productives des belligérants et en à peine 10 ans de reconstruction, la crise de 1929 est là. Pour le capitalisme la crise de surproduction est une crise de sous-consommation. Et c’est ainsi que furent escamotées les impasses du productivisme par la fuite en avant dans la société de consommation : « Loin que le capitalisme meure de sa belle mort au cours d’une crise majeure, comme Marx l’avait prévu, cette crise a été pour lui le moyen de se régénérer par la conquête de nouveaux marchés… En échange d’un relâchement dans la prolétarisation du producteur [le fordisme], il a été procédé à la prolétarisation du consommateur », tel fût le « tournant libidinal du capitalisme »5.
Du côté de la révolution bolchévique, la NEP (1921-1929) puis le stalinisme firent explicitement le choix du productivisme. Très vite les propositions d’un Kropotkine (qui avait pourtant parfaitement vu que la reconstruction devrait d’abord se faire démocratiquement, et donc à partir d’une organisation relocalisée des forces productives) furent écartées au nom d’un capitalisme d’État6. C’est ainsi que l’on peut lire, en 1928, dans le programme du VIème congrès de l’Internationale communiste : « Au gaspillage formidable des forces productives, au développement convulsif de la société, le communisme oppose l’emploi systématique de toutes les ressources matérielles de la société et une évolution économique indolore basés sur le développement illimité, harmonieux et rapide des forces productives. » Et au Congrès CGTU de la métallurgie, en 1937: « Dire que l’on est contre le travail à la chaîne me fait penser à quelqu’un qui dirait qu’il est contre la pluie. […] Nous sommes pour les principes de l’organisation scientifique du travail, y compris le travail à la chaîne et les normes de production ».
Finalement, au sein de la gauche et des socialismes, la tendance productiviste l’a toujours emporté soit en escamotant le débat, soit en le ridiculisant, par exemple en faisant passer l’antiproductivisme pour un conservatisme honteux, voire pour un protofascisme plus ou moins conscient. Définir le productivisme comme « le fait de produire pour produire » ne signifie pas que l’on oublie qu’en régime capitaliste on produit toujours pour vendre mais que le débat sur les modes de production écarte toujours la question du produit. Cette « abstraction » productiviste du « produit » résulte en fait d’une réduction de l’économie à l’antagonisme de la production et de la redistribution, en faisant de l’une la solution de l’autre, au lieu de ré-enchâsser la production au sein de toute les chaînes de l’économie : Extraction → production → redistribution → consommation → excrétion (les déchets).
b) Et pourtant si le socialisme se fourvoie dans la voie industrialiste, c’est d’abord parce que c’est une impasse politique
Le sociologue et philosophe allemand Axel Honneth, dans L’idée du socialisme (2015, NRF), me semble proposer une analyse assez juste de l’échec politique du socialisme industrialiste. Dans le 2ème chapitre de son livre, il apporte une contribution supplémentaire à la longue liste des critiques modernes du socialisme (Lire les prédécesseurs de la Théorie critique, mais en France ne pas oublier Castoriadis, ni Gorz). Le parti-pris de Honneth est de continuer à rapprocher tous les socialismes du 19ème siècle : Owen, saint-Simon, Blanc, Fourier, Proudhon, Marx. Les « spécialistes » s’en offusqueront mais l’essentiel pour Honneth est bien de dégager « l’idée du socialisme ». Car selon lui, si l’on veut rendre au socialisme quelque chose de « son ancienne virulence » (p.45), alors il faut repérer 3 défauts natifs du projet socialiste.
- En faisant de la sphère économique le terrain principal de lutte, les premiers socialistes ont écarté la question politique de la souveraineté populaire démocratique : « en situant toute liberté, bonne ou mauvaise, dans le seul champ de l’activité économique, les socialistes s’interdisent brusquement sans bien s’en rendre compte, de penser aussi en termes de liberté le nouveau régime fondé sur une négociation démocratique des objectifs communs » (p.53).
- En croyant que le prolétariat était une force d’opposition déjà à l’œuvre, les socialistes ont cru que leurs idéaux ne faisaient que traduire les intérêts objectifs des dominés. Le problème de cette hypothèse n’est pas l’existence du prolétariat mais la méthode qui, au lieu d’étudier ces forces de façon empirique, se contente de les présupposer abstraitement : « cette méthode de l’imputation ouvrait la porte à l’arbitraire théorique » (p.60).
- En croyant que les transformations sociales se produisent avec un certain degré de nécessité historique, les socialistes ont validé une lecture déterministe de l’histoire : soit sous la poussée des forces productives et d’un inéluctable progrès technoscientifique (Saint-Simon, Marx), soit sous la pression de la lutte des classes (Proudhon, Marx). « Une telle conception déterministe du progrès… favorisait un attentisme politique » (p.68).
Le jugement d’Axel Honneth est sans appel quand il voit dans ces 3 présupposés, le « fardeau théorique du socialisme » (p.68) :
- Tout à la foi aveugle dans le pouvoir d’intégration illimité du travail social, croire que le socialisme peut se dispenser de garantir des droits-liberté individuels, et formels.
- Croire que le prolétariat était par essence l’ennemi intérieur du capitalisme ; s’interdire ainsi d’anticiper la promesse d’embourgeoisement que portera le capitalisme de consommation au 20ème siècle, conformément à ce que Dany-Robert Dufour repère avec raison comme le « tournant libidinal du capitalisme », en 1929.
- Défendre une vision optimiste de l’histoire, en restant ainsi prisonnier des conditions intellectuelles de la révolution industrielle.
→ Le défi du socialisme est alors clairement dégagé : affranchir le socialisme de l’esprit industrialiste qui l’a vu naître, le délivrer de cet « ancrage des idées socialistes dans l’esprit et la société de la révolution industrielle qui est responsable de leur rapide et silencieuse obsolescence peu après la Seconde guerre mondiale « (p.72).
→ Nous pouvons d’ores et déjà en tirer une leçon importante : c’est que la sortie de l’impasse industrielle ne devra pas faire l’impasse de sa dimension politique.
→ Reste une question : en quoi l’industrie est-elle un problème pour la décroissance ?
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1.2 Ebauche définitionnelle de décroissance, post-croissance, objection de croissance, contre-croissance
L’industrie est un problème pour la décroissance parce que, pour la croissance, elle est une solution.
a) Dans une économie de croissance, l’industrie n’a que des avantages
- Parce que l’économie s’est toujours appuyée sur les avantages de la division des activités productives (la « division du travail ») :
- C’est Platon, au livre II de La République (369c-370c) qui dresse pour la première fois la liste des gains d’une division sociale du travail : sur la quantité produite, la qualité du produit, la facilité de la production, la « nature » (talent, goût) du producteur et enfin sur le temps de production.
- Pour Adam Smith, au livre I de La richesse des nations (1776), le gain principal est l’accroissement de la production, qui est dû à trois causes : l’habileté accrue, le temps gagné et enfin l’usage des machines.
- Sauf que, dans cette liste, l’industrie n’a d’intérêt que pour le seul gain de l’augmentation quantitative : moins de temps T, plus de quantité Q = des gains de productivité (dQ/dT).
- Le belge Alfred Solvay (cité par Serge Audier, op. cit., p.60) qui fut celui qui diffusa le terme de « productivisme » (dès les années 1880-1890) l’écrit explicitement : « Être productiviste, c’est reconnaître que la vraie marche à suivre pour assurer le bien-être des hommes est de développer, par tous les moyens, la production des choses matérielles ou immatérielles qu’ils désirent ou désireront sans cesse davantage… Créer, multiplier des capacités productives à tous les degrés, tel doit donc être le but primordial de toute la politique sociale »
- Un certain Geoffroy Rudel, dans un article de 1923 (cité par S. Audier, op. cit., p.62) : « Le principe productiviste » se définit comme « l’application rationnelle de la loi du rendement maximum d’effet utile avec le minimum d’efforts », et ce « dans chacune des branches de production d’objets utiles au bien-être moral ou matériel des hommes ».
- L’industrie, ce n’est pas seulement une division sociale ramenée aux seuls avantages quantitatifs (se rappeler que Platon semble hésiter entre deux objectifs possibles : soit l’intérêt économique de l’union (qui fait la force), soit un intérêt plus moral d’entraide), c’est aussi une aggravation de tous les types de division.
- La division sexuelle/genrée.
- La division sociale en métiers.
- La division technique en tâches.
- La division pyramidale → C’est la thèse défendue au début des années 1970 par Stephen Marglin dans un texte – A quoi servent les patrons ? – publié pour la première fois dans son intégralité et en anglais seulement en 1974 dans la Review of Radical Political Economics. Pour Marglin, là où l’idéologie proclame que l’efficacité technique est la cause de la division du travail, il montre au contraire que l’objectif principal de la division du travail est de « diviser pour mieux régner ». Non seulement, l’ouvrier perd le contrôle sur son activité mais il abandonne ce contrôle à l’entrepreneur qui, en se prétendant indispensable pour la coordination des tâches parcellisées, justifie ainsi l’accaparement de la majeure partie de la valeur ajoutée à son profit. L’intérêt d’une telle thèse – politique – est de relier deux processus d’abstraction : à l’intérieur de l’activité, chaque tâche est séparée/abstraite de la suivante ; à l’extérieur de l’activité, les fonctions d’exécution sont séparées/abstraites de celles de coordination et donc de décision.
- La division morale → c’est la thèse défendue par Everett Hughes et sa dénonciation des dirty works (boulots sales et sales boulots)7.
b) La croissance des moyens, c’est la contrepartie d’une neutralité institutionnelle
L’industrie est donc un mode de production : celui de produire pour produire toujours plus, celui de toujours produire plus de « moyens ».
Mais qui dit « moyen » dit « but », dit « finalité ». Quel est le but du productivisme et de son mode industriel de production ?
- Les anticapitalistes croient répondre à la question en faisant de la course au profit la boussole de l’économie. Mais ce n’est vrai que pour le « capitaliste » : seul lui voit dans le « profit » une finalité de son activité (qu’elle soit commerçante, ou productrice). Mais cela est faux pour tou.te.s celles et ceux qui au sens propre ne « profitent » pas des profits du capitalisme : car la logique intrinsèque du capitalisme est précisément de privatiser les profits, de les désocialiser, et de ne surtout pas les partager ou les mutualiser.
- D’ailleurs, pour un anticapitaliste conséquent, le problème n’est pas le profit mais sa privatisation, son appropriation par une minorité.
Autrement dit, quand nous nous posons la question de la finalité du mode industriel de production, nous ne pouvons pas nous satisfaire de la réponse valable seulement micro-économiquement. C’est pourquoi le point de vue de la décroissance consiste à chercher la finalité du capitalisme industriel non pas micro-économiquement mais macro-économiquement : et cette finalité macroéconomique, c’est la croissance.
Mais alors pourquoi la croissance ?
- Si l’on en reste à une analyse économique, on bute sur une finalité circulaire : la croissance pour la croissance. Ce qui n’est pas faux mais laisse totalement inexpliqué pourquoi cette circularité est acceptée.
- D’où l’extension du domaine de la croissance : qui n’est pas seulement une boussole économique mais aussi un monde : avec des imaginaires, des représentations, des modes de vie, des normes, des valeurs, des attachements…
- Sauf que cette extension « culturelle » de la croissance ne permet pas non plus d’expliquer l’hégémonie du paradigme de croissance :
- Raison 1 : Est-il vraiment sûr que le monde de la croissance ne puisse pas prétendre se référer aux mêmes valeurs que « nous » ? Si je prends la définition de la décroissance construite par Timothée Parrique8, je peux en effet relever des valeurs : (2) la responsabilité écologique, (3) la conviction démocratique, (4) l’exigence de justice et (5) l’objectif de bien-être. Mais si nous faisons retour vers les partisans de la croissance, nous pourrons constater et reconnaître qu’eux aussi ils pourraient parfaitement se revendiquer de chacune de ces valeurs : (2) par la croissance verte ou le développement durable, (3) par la liaison intime entre libéralisme économique et libéralisme politique, (4) par une théorie procédurale de la justice et (5) par un plaidoyer utilitariste en faveur de la maximation du bonheur.
- Raison 2 : Si nous nous tournons alors vers des arguments non plus raisonnables (par les valeurs) mais rationnels (par les faits et les données scientifiques). En général, ces faits sont de nature écologique ; on met en avant les dégâts mesurés par des indicateurs environnementaux, on vérifie la corrélation forte entre croissance économique et insoutenabilité écologique, on peut aller jusqu’à ramener ces indicateurs à des ressources énergétiques ou matérielles. Un tel registre scientifique est fort utile et même nécessaire car il s’agit d’éliminer tout ce que l’on appelle aujourd’hui les infox et autres vérités alternatives. Mais il n’est pas suffisant : comment ne pas constater l’impuissance des données fournies par le GIEC ou l’IPBES9 à réellement inciter les politiques publics à se réorienter ?
Bref, il nous faut reconnaître que nos meilleurs arguments, qu’ils soient raisonnables ou rationnels, font « plouf ». Pourquoi ? Parce que l’emprise que la croissance exerce ne dépend fondamentalement ni d’arguments économiques (ou énergétiques, ou matériels) ni d’arguments « culturels » mais résulte d’une « forme » qui la caractérise comme « régime politique ».
Je partage avec le sociologue italien Onofrio Romano son diagnostic : la croissance économique n’est pas la maladie, elle n’en est que le symptôme10. La maladie, il l’appelle « régime de croissance », qui s’exerce par une forme « horizontaliste » ou « neutralitaire ». Je préfère tout simplement y voir la main visible du libéralisme, c’est-à-dire ce faisceau d’analyses qui reposent sur la promotion inconditionnelle de la liberté individuelle.
Qu’est-ce que le libéralisme ? C’est la promesse adressée à chaque individu de le laisser libre de conduire sa vie personnelle comme il l’entend, et d’être en capacité (capabilité) de la construire suivant ses idéaux privés de ce qu’est une vie réussie.
Mais cette promesse ne peut être tenue qu’à une double condition : a) d’abord que les institutions libérales n’interviennent plus dans les conceptions individuelles de la vie réussie et donc qu’elles prétendent adopter une position « neutre » ; b) ensuite que ces institutions – l’État, le Marché – s’engagent à fournir à chacun le maximum de ressources matérielles et juridiques : ce « maximum », c’est la croissance.
« Au niveau de la société, cela se traduit par une exigence non négociable de croissance : seule la croissance économique peut satisfaire toutes les exigences de tous ces individus ne devant pas être limités ».
Giorgos Kallis, Federico Demaria et Giacomo D’Alisa dans leur Introduction à Décroissance, Vocabulaire pour une nouvelle ère (2015), Le passager clandestin.
Voilà donc l’objectif : l’institution imaginaire de l’individu. Et l’industrie en est le moyen. Un terme commun réunit cet objectif et ce moyen : « développement », qu’il soit « personnel » ou « économique ».
Voilà pourquoi la décroissance quand elle s’oppose à la croissance mène un double combat, contre l’individualisme, contre l’industrie11, contre leur développement sans limites : « L’industrialisme est un système parfaitement adéquat pour les macro-sociétés modernes » (Philippe Gruca, Sortir de l’industrialisme…, p.38)
→ Si la croissance est la promesse de fournir des ressources infinies et gratuites à chacun, alors il convient de contrer cette croissance (comme boussole, comme monde, comme forme).
c) Les étapes de la contre-croissance
Il est alors possible de clarifier facilement le vocabulaire de cette opposition à la croissance :
- Le rejet : c’est l’objection de croissance.
- Le projet : c’est la post-croissance, c’est-à-dire un monde libéré de la croissance.
- Le trajet : pour passer d’un monde que l’on rejette à un monde que l’on projette, la décroissance stricto sensu est le trajet, c’est-à-dire un faisceau de trajectoires.
Si l’on veut disposer d’un terme qui chapeaute ces trois termes, le plus simple semble être celui de « contre-croissance » dont l’objection de croissance, la décroissance et la post-croissance constitue les étapes.
Au sens le plus strict, la question d’une « sortie de l’impasse industrielle » ne concerne ni l’objection de croissance ni la post-croissance mais véritablement la décroissance.
Or, nous allons voir malheureusement que beaucoup d’analyses, à ne pas faire cette distinction temporelle entre les trois étapes, en viennent à se leurrer sur ce qui rendrait politiquement possible une telle « sortie ».
2. Mais ce n’est pas une question vraiment difficile
La voie industrielle est une « impasse » (Sortir de l’industrialisme, p.29 & 31), qui « engendre la misère en modernisant la pauvreté » (Ivan Illich)
2.1 D’abord parce que nous savons que nous devons rejeter l’industrialisme
L’industrialisme doit être rejeté à cause des effets de l’industrie.
- Ces effets sont multiples : économiques, écologiques, énergétiques mais surtout sociaux et politiques.
- Ces effets sont des « méfaits ».
- Pour autant, attention à ne pas surévaluer la critiques par les effets ; car cette critique ne suscite la plupart du temps que des mobilisations réactives (dont l’indignation semble être l’archétype) et qu’elle semble bien peu propice à provoquer réellement une sortie de l’impasse industrialiste.
- C’est pourquoi nous devrons voir ensuite s’il est possible de porter une critique non pas « par les effets » mais « par les causes » ; en faisant ainsi l’hypothèse d’arriver à provoquer une mobilisation proactive.
- Le principal intérêt politique d’une telle critique « par les causes », c’est bien sûr sa radicalité (= son inscription dans la zone 5 de la critique) mais surtout c’est une critique qui reste dirigée contre un dispositif même s’il était une réussite12.
a) Dégâts de l’industrie dans le secteur primaire
Il nous semble que la façon la plus directe de dresser un « dégât des lieux » c’est de voir comment l’idéologie industrialiste s’est directement attaquée au secteur primaire (comme ce secteur comprend les activités extractives au sens le plus large, c’est une question s’il faut placer les activités minières dans le premier ou le deuxième secteur)
« Lutter contre la transformation de l’agriculture en industrie, c’est aujourd’hui le problème et le combat numéro un : car c’est empêcher qu’on nous ferme la dernière fenêtre ouverte sur un extérieur. La nature ou l’homme ? En défendant la campagne, nous défendons l’un et l’autre ».
Bernard Charbonneau, Le Totalitarisme industriel. (1973, 2019), L’échappée13.
- Destruction de l’agriculture : le cas de la « révolution verte » (après la révolution du néolithique et la révolution agricole des 18e et 19e siècles).
- La promesse que l’industrialisation de l‘agriculture permettrait d’en finir avec les famines et d’accompagner la croissance démographique (aujourd’hui plus de la moitié des calories alimentaires consommées dans le monde).
- En réalité : « une agriculture ultra productiviste, reposant sur la mobilisation de capitaux, les monocultures, l’usage massif d’intrants chimiques (désherbant, insecticides, fongicides, engrais azotés…), le recours à la mécanisation, la production importante de viande, la consommation de masse d’aliments transformés, le contrôle des semences par brevets → raréfaction des emplois agricoles, perte de biodiversité et d’agrodiversité, tensions sur les ressources (sur l’eau, sur les sols…), 2 milliards d’humains en surpoids et 750 millions qui souffrent de la faim »14, exode rural comme bidonvillisation.
- Destruction de l’élevage
- Pour Jocelyne Porcher15 (Sortir de l’industrialisme, p.83-86), l’élevage industriel est la destruction de « la relation de travail aux animaux d’élevage ».« Cette relation de travail repose sur de multiples rationalités dont la première n’est pas productive mais relationnelle. C’est-à-dire que l’on ne vit pas avec les animaux pour en tirer un revenu, mais que l’on en tire un revenu pour pouvoir vivre avec eux. »Produire, non pas pour faire des profits mais pour nourrir le monde.
- « Le traitement industriel des animaux n’est pas compatible avec le respect. On ne peut pas produire des animaux comme des choses et prétendre avoir avec eux des relations. »
- Destruction de la foresterie (coupes rases, monoculture, appropriation de terres agricoles par Ikea..) : Pro Silva est une association de forestiers (propriétaires, gestionnaires, professionnels et amis de la forêt) réunis pour promouvoir une « sylviculture mélangée à couvert continu », basée sur le traitement irrégulier et respectueuse des processus naturels des écosystèmes forestiers, d’où la dénomination parfois utilisée de « Sylviculture Irrégulière, Continue et Proche de la Nature » (SICPN).
- Destruction de la pêche : industrielle (de la pêche côtière à la pêche hauturière) ou surpêche ou pêche intensive. 7,3 millions de tonnes de poissons comme « prises accessoires » (/180 millions de tonnes).
b) Industrialisme et industrialisation
Mais quand on définit l’industrialisme comme l’idéologie en faveur de l’industrie, peut-on pour autant croire que cet industrialisme a historiquement été la cause de la création d’un secteur industriel hégémonique ou bien faut-il plutôt faire de l’industrialisme l’idéologie a posteriori de l’industrie (avec une fonction de légitimation, et une fonction de mystification) ?
D’autant qu’en tant qu’idéologie, l’industrialisme est une sorte d’imaginaire et que ce serait bien naïf de croire que l’on peut changer le monde en changeant d’abord sa conscience : ce n’est pas la conscience qui détermine la vie mais le contraire, selon la formule de Marx16.
Mais si l’industrie ne vient pas de l’industrialisme, d’où vient-elle, quelle est sa cause ?
La réponse la plus simple est de faire de l’industrie le produit de l’industrialisation ; industrialisation que je définis, non pas comme un processus, mais comme une « matrice ».
C’est l’industrialisation qui est une impasse dans laquelle s’enferme tous les secteurs de la production. C’est donc de l’industrialisation qu’il convient de sortir.
2.2 Même si ce n’est pas une question difficile, il faut répondre : pourquoi rejeter ? C’est-à-dire où trouver la possibilité d’une sortie ?
L’industrialisme comme idéologie de l’industrie est la pente naturelle de l’industrie. Mais alors pourquoi l’industrie s’est-elle imposée ? Si l’industrialisme est un discours en aval sur l’industrie, c’est l’industrialisation en amont qui est une mise en pratique, en mettant à disposition des solutions, ou plutôt une « matrice » de solutions.
Qu’est-ce qu’une « matrice » : en mathématique, c’est un tableau d’éléments permettant d’opérer une transformation. Par analogie, j’entends ici par « matrice » un dispositif opérationnel permettant de résoudre un « problème », c’est-à-dire permettant de passer d’une situation dans un contexte problématique à une autre situation où le problème est résolu.
Dans le système de croissance (ou dans le capitalisme industriel) l’industrialisation est précisément une matrice : si l’industrie s’est imposée au point de provoquer une « révolution » c’est d’abord parce que l’industrialisation propose des solutions, non pas sous la forme de propositions figées mais en tant que schémas à décliner suivant les contextes et les situations particulières.
Dénoncer l’industrialisme, c’est risquer d’en rester à une critique par les méfaits. Dénoncer l’industrialisation, c’est ouvrir la possibilité de remonter à la source des succès de l’industrie.
En quoi peut bien alors consister cette matrice d’industrialisation ?
Je propose de l’imaginer comme un triangle dont les pointes sont la production, la technique (ou plutôt la technoscience) et le travail. Autrement dit, l’industrialisation apparaît comme une voie pour résoudre des problèmes posés par la production, le travail, la technique.
a) Comment produire pour produire ? Industriellement
On peut trouver chez Karl Polanyi une explication convaincante de la séquence : machinisme → production industrielle → marchandisation. Pourquoi le « productivisme » – produire pour produire – doit-il en passer par l’industrialisme ? Comment produire « en grande quantité » ? Industriellement.
« Une fois que des machines et des installations complexes avaient été installées en vue de la production dans une société commerciale, l’idée d’un marché autorégulateur ne pouvait que prendre forme… Comme les machines sont chères, elles ne sont rentables que si de grandes quantités de biens sont produites. On ne peut les faire fonctionner sans perte qu’à condition que l’écoulement des biens soit raisonnablement assuré et que la production ne soit pas interrompue par manque des matières premières nécessaires à l’alimentation des machines. Pour le marchand, cela signifie que tous les facteurs impliqués doivent être en vente, c’est-à-dire qu’ils doivent être disponibles en quantité voulue pour quiconque est prêt à payer. »
Karl Polanyi, La Grande Transformation (1944, 1983), NRF, p.68-69.
Le marché autorégulateur réussit alors ce tour de force de marchandiser ce que la plupart des sociétés humaines avaient toujours écarté du circuit de la vente (et on peut penser que c’était pour des raisons morales : « cela ne se fait pas ») : la nature, l’humain, la monnaie qui sont les conditions de la production sont traitées comme des marchandises. La nature marchandisée devient du « terrain » à vendre, l’activité humaine marchandisée devient du « travail », la monnaie marchandisée devient de l’« argent ». En théorie, mais en apparence seulement, le marché prétend alors être cet espace de rencontre entre les offres et les demandes, en vue d’un équilibre obtenu par le libre jeu de la concurrence entre des échangeurs seulement mus par leurs intérêts privés et informés en direct par les évolutions des prix. En réalité, un tel marché ne vise aucun équilibre entre les besoins et les ressources mais se contente de faciliter les flux marchands et financiers avant de favoriser une accumulation illimitée des profits, pour constituer des stocks extorqués aux flux de la production et des échanges : le capital. Et macro-économiquement, cette hamstérisation de la production a un nom : la croissance.
b) Comment travailler pour produire toujours plus ? Industriellement
C’est l’autre Karl, Marx, qui a bien décrit comment l’industrie a marchandisé le travail pour le transformer en « salariat ».
Le premier Marx, celui des Manuscrits de 1844, pose déjà une robuste critique du « travail aliéné » dans lequel le but du travail pour le travailleur n’est plus la production du produit mais la reproduction de ses conditions matérielles de survie, c’est-à-dire principalement le renouvellement de sa force de travail. Le salaire ne dépend plus alors du travail concret mais du rapport social de forces sur un marché du travail.
c) Quelle technique au service de la croissance ? Non pas l’artisanat mais l’industrie
L’industrialisation de la technique, ou la technique transformée par la matrice de l’industrialisation, c’est le passage de l’atelier à l’usine, de l’artisan à l’ingénieur, du métier à l’emploi, du produit façonné au produit standardisé, du travail à façon au salariat.
Il est intéressant de comprendre en quoi l’industrialisation est la matrice la plus efficace « du point de vue de l’ingénieur » en s’intéressant aujourd’hui aux adhérents du projet porté par J-M Jancovici, le Shift Project. Ce point de vue est assez bien décrit par l’enquête publiée sur Reporterre à propos des Shifters17 :
- Ils sont apolitiques en relayant le mythe de la neutralité de la technique et de la science → « Le monde des ingénieurs au 21e siècle est en majorité celui « de l’industrie » (quand ce n’est pas de l’industrialisation), de l’innovation, des brevets et de la concurrence, des procédés industriels complexes et de la productique, de la conception et de la production standardiséees, de l’optimisation (de matières, d’énergie, de coûts), de l’administration , et plus globalement de l’apport de réponses techniques complexes à des problèmes de société », écrivent Quentin Matteus et Gauthier Rousshile, dans Perspectives Low-Tech (2023) éditions divergences, p.85.
- Ils se définissent par rapport au corps des ingénieurs : le sociologue Antoine Bouzin estime que les Shifters (95% de cadres) sont une « association de défense corporatiste » : en clair, une association d’ingénieurs qui cherchent à défendre leur métier alors qu’il est pointé du doigt pour son rôle dans beaucoup de secteurs polluants et pour la vision du monde qu’il porte. Elle ne se propose pas de repenser profondément la place des ingénieurs dans la société. Le mouvement des Shifters est donc assez différent de celui des « bifurqueurs », étudiants ou jeunes cadres ingénieurs et commerciaux qui quittent leur métier pour se réorienter radicalement. À l’inverse, les Shifters offrent un débouché pour des ingénieurs mieux insérés dans la profession, pour qui il est plus difficile de changer de modèle de vie, et « qui présentent un profil moins politisé, moins syndiqué, plus porté vers des modes d’action pondérés, qui mettent en avant l’exactitude scientifique et la performance technique », remarque Antoine Bouzin.
En tant que matrice de résolution de problèmes, l’industrialisation est donc une combinaison de mécanisation (de la technologie), de marchandisation (de l’économie), de neutralisation (de la politique). Comment en sortir ?
Car s’enlever une idée de l’esprit – l’industrialisme dans notre cas – c’est peut-être possible mais comment sortir de l’industrialisation comme matrice de solutions : en résolvant les problèmes ou en les faisant disparaître ?
3. Comment désindustrialiser le triangle production, travail et technique ?
→ Pour sortir de l’impasse industrielle, ce n’est pas de l’industrialisme dont il faut sortir mais de l’industrialisation.
→ Cette sortie est une sortie du paradigme de la croissance, autrement dit c’est une trajectoire de décroissance.
→ Cette trajectoire ne consiste pas à se raconter que le récit des méfaits de l’industrie est suffisant pour mobiliser proactivement ; parce qu’il faut reconnaître dans l’industrialisation une matrice de solutions.
Bref, que cherchons-nous dans ce dernier moment de réflexion ?
- Nous cherchons une trajectoire de décroissance. La « décroissance » dont il s’agit ici est comprise comme un trajet. Ce qui rompt avec la classique définition de la décroissance comme réduction de la production et de la consommation ; en quoi ? En ce que cette réduction n’est pas envisagée comme un objectif de la décroissance mais seulement comme un effet, comme l’effet d’une économie politique.
- Nous cherchons comment mobiliser politiquement en faveur d’un tel trajet, c’est-à-dire que nous devrons expliciter l’articulation entre les moments du rejet, du trajet et du projet.
- Nous devons éviter l’articulation paresseuse qui croit que le projet est juste une inversion du rejet, articulation qui escamote les difficultés propres au trajet. Le court-circuit du trajet revient toujours à se contenter du projet comme d’un simple anti-rejet, dans une « sorte de nihilisme réconfortant. On finit par s’enliser dans des téléologies fragiles et des tours de passe-passe : à savoir que la réponse à l’effondrement du climat est forcément et évidemment l’opposé symétrique de sa cause (autrement dit, si l’industrialisation a causé le changement climatique, la dé-industrialisation le résoudra et ainsi de suite) » (Benjamin Bratton, The Revenge of the real (2021), Verso, p.48 ; cité par Monnin, Politiser le renoncement, p.72).
- Puisque la matrice de l’industrialisation repose sur le triangle de la production, de la technique et du travail, alors nous devons faire attention à ne pas caricaturer (et simplifier) nos critiques en phobies. De la même façon qu’il faut être technocritique sans être technophobe, nous pouvons dire que nous devons critiquer les modes de production et le travail sans être ni poïetico-phobe ni ergo-phobe.
Nous avons vu que l’industrialisation est une solution pour produire sans avoir à se demander : pourquoi, pour qui, quoi, comment ? C’est d’ailleurs au nom du « progrès » que ces questions sont évitées. Quand donc nous proposerons de penser et de faire des trajectoires de décroissance, il faudra faire attention de pouvoir répondre à ces questions : d’où l’exigence de les traduire en termes de « perspective » et de « matrice ».
3.1 On ne peut pas s’en sortir en s’appuyant sur le seul rejet et on a besoin d’une perspective, laquelle ? Pour une perspective post-croissance de subsistance, pour une économie morale
Des trois étapes – le rejet, le trajet et le projet – c’est bien la première qui est la plus facile à remplir. C’est d’ailleurs cette facilité qui se retourne en piège quand on se contente de dénoncer les effets et que du coup on se dispense de se demander quelles en sont les causes qu’il faut d’abord rejeter. Car dans le projet, il va s’agir de ne pas répéter ces causes, c’est pourquoi il est décisif de les identifier.
a) Attention à la vision productiviste (marxiste comme capitaliste) qui place la production en infrastructure déterminante
Attention à ne pas se tromper de cause quand il s’agit de dénoncer le productivisme et l’industrialisme. En particulier attention au déterminisme marxiste qui place toujours « en dernière instance » l’infrastructure des rapports (sociaux) de production quand il s’agit d’expliquer les modalités structurelles et superstructurelles.
C’est tout l’intérêt de la thèse développée par l’historien néerlando-américain Jan de Vries dans The industrious revolution, de 1650 à nos jours (2008, non-traduit) selon laquelle c’est la « révolution industrieuse » de la consommation qui a été la condition de possibilité historico-sociale de la révolution industrielle, et non pas l’inverse.
- « Cette étude du développement économique à long terme diffère de la plupart de celles qui l’ont précédée en s’intéressant aux aspirations des consommateurs plutôt qu’aux activités productives, et en se concentrant sur l’unité du ménage plutôt que sur l’individu. »
- De Vries soutient que c’est la demande des ménages qui a été le moteur de la révolution industrielle : « Les relations entre l’offre et la demande s’enchevêtrent. La révolution industrielle, avec sa croissance économique axée sur la technologie, et donc sur l’offre, a longtemps constitué un obstacle formidable à tout effort de recherche d’une croissance économique fondée sur d’autres facteurs ou sur une période antérieure. Pourtant, les preuves de plus en plus nombreuses d’une augmentation antérieure du revenu par habitant en Europe du Nord-Ouest, associée à un raffinement majeur de la vie matérielle, jettent un doute sérieux sur l’orthodoxie selon laquelle la révolution industrielle a été le véritable moteur de la croissance économique en Europe du Nord-Ouest » (p.6).
→ La leçon iconoclaste de cet essai, c’est qu’il serait erroné de croire qu’il suffirait d’une autre industrie pour sortir de l’impasse de l’industrialisme. Une autre leçon, c’est d’admettre que l’industrialisation est venue résoudre d’abord un problème de demande de consommation plutôt qu’un problème d’offre de production (de sous-production). Et donc : changer de mode de production sans s’attaquer au mode de consommation serait voué à l’échec.
b) Attention aussi à ne pas croire aux impasses du « sans »
Gare aussi à toutes ces pistes qui jettent l’eau sale de l’industrialisme mais aussi le bébé de la production et la baignoire de l’économie. Cette piste du « sans » est une radicalisation par intransigeance de la piste du « autrement » car dans ces cas-là il ne s’agit même pas de produire autrement, avec un autre rapport au travail et une autre technologie, il s’agirait de ne plus produire, de ne plus travailler, sans plus aucune technologie.
- Sans « produire » :
- Émilie Hache De la Génération : enquête sur sa disparition et son remplacement par la production (2024), Paris, La Découverte. Selon elle, « [n]otre société industrielle appartient à un monde qui a oublié qu’il avait besoin de se reproduire pour exister, un monde se considérant sans limites parce que croyant reposer sur des réserves infinies d’énergies, de terres ou encore de bras » (p.12). Mais que peut bien vouloir dire que notre monde aurait « oublié » sa propre régénération ? Pour l’autrice, c’est la « production » qui a remplacé la « génération » : « Le passage ou plutôt la mutation d’un monde non créé, dont il faut prendre soin et renouveler chaque jour, à un monde créé, a radicalement changé notre rapport à la dimension générative du monde. Dans un monde créé une fois pour toutes, il n’y a pas besoin de se préoccuper de le reproduire, la Providence se charge de tout » (p.16).Si réticence il doit y avoir envers cette thèse, ce n’est pas dans son argumentation et sa documentation qui sont robustes mais c’est sur sa réception et son usage. Que la production ait aujourd’hui remplacé la génération, faut-il en déduire que la lutte contre le productivisme doit en revenir au mode antérieur de génération ? D’autant que les conditions culturelles de ce mode antérieur – revenir en amont du christianisme – ne peuvent en aucun cas fournir de quoi penser une perspective. Pire, comment ne pas remarquer qu’aujourd’hui la place occupée par la Providence dans la vision d’un monde créé a très largement été remplacée par la religion technoscientiste du progrès.
- Pour une critique d’une vision où il serait possible de sortir du productivisme en jetant toute production, on peut consulter deux ouvrages récents : d’Alexandra Bidet et Vincent Rigoulet, Vivre sans produire. L’insoutenable légèreté des penseurs du vivant (2023), éditions du Croquant. Voir aussi Andreas Malm, Avis de tempête, Nature et culture dans un monde qui se réchauffe (2023), La Fabrique.
- Sans technique : il faudrait certainement distinguer entre la technique (qui semble un invariant anthropologique, sinon culturel, voire social) et la technologie (qui caractérise le rapport moderne à la technique).
- Mais même chez Ivan Illich, il n’a jamais été question d’un rejet intransigeant de toute technique et c’est bien l’outil qui est qualifié de « convivial » : car son projet n’est même pas d’imaginer une société sans industrie mais simplement une société « non dominée par l’industrie », et qui reste en deçà des seuils de contre-productivité.Ne pas écarter d’un revers de main le point de vue low-tech, car comment ne pas remarquer que ces défenseurs sont particulièrement autocritiques et qu’ils n’en proposent jamais une version bucolique : Philippe Bihouix, L’âge des low-tech (2014), et Quentin Mateus & Gauthier Roussilhe, Perspective Low-tech (2023).
- Parmi les précurseurs de la décroissance, il y a quelques défenseurs d’une réhabitation de l’artisanat : William Morris, Lewis Mumford…
- Sans « travail ». Tout dépend en fait de ce qu’il faut entendre par travail. Car ce terme bénéficie depuis les temps modernes d’une promotion théorique qui l’a élevé au rang d’être un genre, c’est-à-dire le terme général par rapport auquel les autres formes d’activités ne sont que des espèces. Mais le terme général n’est pas « travail », c’est « activité » : c’est le travail qui est une espèce d’activité et non pas l’inverse. C’est le travail qui est une activité caractérisée par la rémunération et un rapport de subordination. Par conséquent, autant on ne peut pas imaginer une société sans activités, autant on peut penser à une société sans « travail », c’est-à-dire dans laquelle la « valeur (du) travail est bien dénoncée comme une fable bourgeoise d’autopromotion.
- D’ailleurs quand on envisage ce qu’Hannah Arendt nommait vita activa – dont les trois types sont le travail, l’œuvre et l’action – il n’est pas évident de savoir où placer les activités de l’industrie : car par les objets de consommation qu’elle produit elle semble une espèce de travail mais par son utilisation des machines elle serait plutôt située au niveau de l’œuvre.
- Surtout, comment ne pas rappeler ce terrible pronostic d’Hannah Arendt ! C’est qu’un monde industriel prépare un « monde de travailleurs sans travail : on ne peut rien imaginer de pire ».
c) C’est d’une autre perspective que la croissance dont nous avons besoin pour replacer nos rejets = se réapproprier une perspective de subsistance
Après avoir ainsi écarté quelques solutions de facilité, on peut envisager d’orienter le projet d’une sortie de l’industrialisation comme solution généralisée à partir d’une perspective : celle de la subsistance, c’est-à-dire celle qui replace en infrastructure de la vie humaine les activités d’entretien et de protection de la vie sociale.
- Puisque nous avons vu que l’industrialisation est destruction du mode paysan de production agricole, on peut commencer par une référence à Alexandre Chayanov18 (1888-1937) et sa défense d’une agriculture qui repose d’abord sur les communautés paysannes et plus particulièrement sur la ferme familiale comme unité productive de base : la famille paysanne comme base de la société et de l’économie. Cette cellule familiale est d’abord une forme de vie basée sur des savoir-faire vernaculaires, mettant en pratique des valeurs d’équilibre et de simplicité : bonne foi, autolimitation, combinaison optimale des activités. Chaque processus – mécanique, biologique, artisanal, économique – est adapté à la bonne échelle, à la bonne taille. Est ainsi obtenue une autonomie comme autosuffisance, en totale opposition avec le productivisme d’une agriculture industrielle que le pouvoir soviétique promouvait.
- Puisque nous avons vu que les défenses de l’industrialisme plaçait en infrastructure les activités de production, alors pour en sortir nous devons refuser cette hiérarchie (la division genrée du travail) et placer en « plateforme » de toute structure sociale les activités de reproduction, de soin : c’est la piste prônée par l’écoféminisme : à partir des travaux de Christine Delphy, Françoise d’Eaubonne, Maria Mies, Vandana Shiva…
C’est donc la perspective de la subsistance que nous proposons pour orienter une sortie de l’industrialisation, et plus largement toute trajectoire de décroissance. Ce qui revient à politiser cette perspective, c’est que nous plaçons ces activités de reproduction (de la vie sociale) à la fois en position de condition (de « plateforme ») et en position d’objectif. « Politique » renvoie ici à la sphère d’activité humaine à laquelle revient la charge de veiller sur les autres formes de bien commun. A commencer par le premier : l’intégration de tou.te.s et de chacun.e dans un espace de coexistence et de vie sociale » (comme « bien commun vécu », François Flahault).
« Pendant des années, nous avons insisté sur le fait que la subsistance ou la « production de la vie » ne disparaîtrait pas suite à la modernisation, à l’industrialisation et à l’économie de consommation, mais aussi qu’elle constitue tout à la fois l’opposé même de la société industrielle moderne et de la production généralisée de marchandises, et la base sur laquelle celles-ci peuvent prospérer. Sans production de subsistance, pas de production de marchandises : mais sans production de marchandises, la production de subsistance perdure. Jusqu’au début de l’ère industrielle, la production de subsistance a permis aux gens de vivre et de survivre. Si dans le monde entier, les gens n’avaient dû dépendre que de la production mondialisée de marchandises et d’un travail salarié universel sur le marché capitaliste (marché du travail aujourd’hui loué et présenté comme ce qui va nous sauver de la pauvreté et du sous-développement), ils n’auraient pas survécu jusqu’aujourd’hui.
Au sein des sociétés industrielles, la production de subsistance continue à être assurée, essentiellement sous la forme du travail domestique non rémunéré des femmes. La reproduction de la force de travail reste peu coûteuse et garantie par le travail domestique non salarié. C’est pourquoi nous avons défini la production de subsistance comme suit :
La production de subsistance ou production de la vie inclut tout travail servant à la création, à la perpétuation et à l’entretien direct de la vie sur Terre et qui n’a pas d’autre objectif que lui-même. C’est pourquoi la production de subsistance s’oppose à la production de marchandises et de plus-value. La production de subsistance aspire à la vie, [alors que] la production de marchandises [aspire] à l’argent qui « produit » toujours plus d’argent, autrement dit à l’accumulation du capital. Dans ce mode de production, la vie est en quelque sorte un effet secondaire, une coïncidence. Typiquement, le système industriel capitaliste dit de chaque chose qu’il veut exploiter gratuitement qu’elle fait partie de la nature, qu’il s’agit d’une ressource naturelle. Le travail domestique des femmes de même que le travail des paysans du tiers-monde, mais aussi la productivité de toute la nature en font partie.
À l’origine, nous avions introduit le concept de subsistance non seulement pour pouvoir expliquer l’exploitation du travail non payé des femmes sous le capitalisme, mais aussi pour trouver un moyen de sortir de l’impasse de la société industrielle avec ses modèles de production et de consommation écologiquement insoutenables. Il y a vingt ans déjà, nous avions vu que l’utopie du socialisme scientifique (qui présuppose le niveau de développement le plus élevé des forces productives comme condition préalable au renversement du capitalisme) était basée sur le même modèle de développement que le capitalisme.
Le concept de subsistance ne doit pas être réduit aux connotations négatives qu’on lui donne souvent. Au contraire, comme l’a montré Erika Märke, il exprime « l’attitude liée à l’indépendance » et « une existence qu’on doit à ses propres efforts ». Märke énumère trois caractéristiques de la subsistance : 1) l’indépendance, au sens d’autonomie ; 2) l’autosuffisance au sens d’absence d’expansionnisme ; 3) l’autonomie dans le domaine culturel. »
Maria Mies, Veronika Bennholdt, La subsistance, une perspective écoféministe (1999, 2022) La lenteur.
3.2 Trajectoires décroissantes
Il reste une dernière difficulté politique à affronter, et pas des moindres. Pas de problème pour qu’une perspective soit nécessaire pour orienter un projet politique. Et ici, cette perspective de « sortie de l’industrialisation » est celle de la subsistance. Mais une perspective est-elle suffisante ? Non, parce qu’elle est attirante mais qu’elle n’est pas propulsive.
a) Qu’une perspective soit désirable pour nous n’est pas politiquement suffisant
Pire, si elle le croit, elle constitue même un « écran »19 à une véritable sortie du monde de la croissance :
- Je fais ici allusion directe aux fables portées par les défenseurs acritiques des « alternatives concrètes ».
- D’abord, en quoi sont-elles plus « concrètes » que n’importe quel égoïsme, n’importe quelle compétition ?
- Et puis si « concret » est le contraire de « abstrait » alors ces expérimentations sont peut-être plus abstraites que concrètes. Car en français, « abstraire », c’est « extraire », c’est « se séparer de », et en particulier, ce qui est abstrait, c’est ce qui est séparé du tout dont il n’est qu’une partie. L’entre-soi de ces alternatives, souvent renforcé par une revendication sinon de « sécession », au moins de faire « oasis » ou « archipel », les met au péril de devenir des « communautés terribles (Tiqqun 2).
- Surtout, ce n’est pas tant la perspective de ces alternatives qui inquiète que sa traduction en un scénario, connu sous le nom d’essaimage.
- La « révolution sur 15 km² » ironisait déjà Marx.
- Il ne faut pas beaucoup de recherches historiques20 pour s’apercevoir que l’histoire de l’essaimage est d’abord celle de ses échecs : au 19e siècle les vagues du socialisme utopique puis des communautés intentionnelles peu ou prou « communistes » ; au 20e siècle, la vague post-68 et au 21e celle des « alternatives » pour Demain.L’ennui, ce ne sont pas les échecs mais le refus d’en tirer des leçons. Et quiconque s’est déjà investi dans une alternative concrète en essayant de partir des leçons de ces échecs s’est rapidement fait remettre à sa place à coups de « mais la prochaine fois, avec nous, ça marchera » et de « assez de blabla, faut y aller maintenant »… C’est précisément la pratique amère de ces expérimentations qui me fait écrire maintenant que c’est de politique dont nous avons besoin et en ajoutant que c’est de théorie et d’histoire dont la politique a aussi besoin.
- Le scénario bucolique de l’essaimage repose sur la séquence suivante : prise de conscience → expérimentation minoritaire → préfiguration et exemplarité → essaimage → masse critique → bifurcation21.
Mais, conformément à la position critique de ne pas en rester aux échecs, il faut se demander : même si ces expérimentations étaient des réussites, échapperaient-elles à toute critique ?
Non. Parce qu’une « alternative » et même une « perspective » n’est attirante que pour ceux qui désirent déjà les valeurs et les jugements portés par cette perspective. Et cela est valable pour toute perspective, qu’on la nomme décroissance, objection de croissance ou subsistance.
Autrement dit, qu’une « alternative » soit faisable et désirable n’est une mobilisation que pour celles et ceux qui sont déjà en chemin orienté par une perspective critique. Et pour les autres, on fait comment ? Pour les autres, c’est-à-dire ceux qui, n’ayant pas les mêmes jugements ni les mêmes valeurs, n’estiment pas désirables la perspective qui, nous, nous fait rêver…
Et c’est cela qui fait de la question d’une sortie de l’industrialisation une question politique : c’est la question de son acceptabilité. Nihil de nobis, sine nobis : « Rien sur nous sans nous ! ».
- Rappelons la phrase attribuée à Nelson Mandela : « Tout ce qui est fait pour moi, sans moi, est fait contre moi ».
- Rappelons aussi que le moment le plus délicat d’une activité de soin22 est celui du care receiving.
Comment répondre à cette objection politique ?
b) S’inspirer de trajectoires faisables
Comme on ne peut partir d’un monde qu’à partir de lui – autrement dit, ne jamais réduire une « transition » à un « claquement de doigts » – il faut déjà s’assurer de la faisabilité. Et pour cela se tourner vers des modèles « inspirants », qu’ils soient des mises en pratique ou même des considérations plus théoriques.
- L’artisanat monastique : référence ici à un reportage sur l’abbaye cistercienne de la Coudre23. Pourquoi cet exemple est-il inspirant ? Parce qu’il montre qu’il n’y a d’autolimitation que s’il y a une perspective, et une perspective de sens (de la vie individuelle, de la vie sociale, de la vie) qui est bien autre chose que la pauvre course d’un désir à un autre (Hobbessession).
- Les matrices du chercheur canadien Luc Audebrant (article à paraître) pour repérer toutes les chemins possibles pour passer d’une entreprise à profit, basée sur la compétition et avec soutenabilité faible à une entreprise à mission, en coopération avec les autres entreprises, et avec soutenabilité forte.

- Les propositions du regretté Jean Monestier24 : diverses mesures d’encadrement de l’industrie, action incontournable pour sortir de l’industrialisme au niveau de l’offre, et mettre fin à la dictature des producteurs → l’affichage de l’énergie grise, la réparabilité, le suivi des pièces détachées, la compatibilité, la modularité des produits industriels.
- L’Atelier Paysan dont les trois piliers sont l’éducation populaire, le rapport de force et la création d’alternatives.
- Pour des machines simples, contre notre ultra-dépendance à la « méga-machine », Bertrand Louart25 prône la réappropriation des arts et des métiers.
c) Mobiliser des trajectoires par des matrices décroissantes
Pour ne pas se raconter que ce que nous nous jugeons désirables devrait l’être pour tout le monde, il nous faut regarder nos perspectives du point de vue de ceux qui nous désapprouvent et essayer de revoir nos analyses d’un point de vue que, eux, ils approuvent.
Notre question la plus générale est : comment sortir, pas seulement de l’industrialisme, mais de la croissance, de son monde et de son régime ?
Et donc se demander quels sont les attentes de celles et ceux qui ne sont pas d’accord avec nous : ils attendent tout simplement des solutions à des « problèmes », à « leurs » problèmes. Or nous avons vu que l’industrialisation – d’une façon très générale, la croissance – est précisément non pas « une » solution mais une « matrice » de solutions. S’ils sont favorables à la croissance, c’est d’abord parce que la croissance est une formidable matrice de solutions ← ce que s’interdisent de voir tous ceux qui croient que l’on va faire venir à la décroissance en présentant la croissance comme un problème. Certes, pour nous les décroissants, la croissance est un problème mais pas pour ceux qui ne sont pas déjà décroissants.
Et voilà le défi du comment : sommes-nous en capacité de proposer des « matrices » qui poussent à adhérer à nos perspectives ?
Remarque : une « matrice » n’a pas besoin d’être très compliquée. Il en suffit peut-être même d’une seule. J’en veux pour preuve la victoire culturelle que l’extrême-droite en France (mais aussi ailleurs) remporte sans coup férir. Personne ne peut croire qu’elle découle de la robustesse de ses propositions ou de la solidité de ses figures (c’est pourquoi, ils peuvent sans cesse retourner leur veste, ou choisir comme candidat une image vide de sens) ; non, elle découle de leur appui à une seule matrice, celle de l’immigration26.
Alors, quelles matrices pour le trajet de décroissance ?
Je termine en renvoyant à ma précédente intervention (à Paris, début avril) qui, en partant de 3 objectifs – réduire, ralentir et conserver – débouchait sur 3 matrices : la double autolimitation par plancher-plafond, la part, le lieu27. Ci-dessous, une vidéo de la partie de mon intervention qui présente les 2 premières matrices.
Je donne juste un exemple pour chacune :
- Plancher-plafond & technique : zone de convivialité entre le plancher de la pénibilité et le plafond de la contre-productivité.
- Part & travail = rotation des activités sur une unité de production.
- Lieu & production = relocalisation.
Dans les 3 cas, il y a la même volonté politique de penser la société à partir du commun, et pas à partir de l’individu. Je ne nie pas l’existence de l’individu ni de libertés individuelles ; je refuse juste que l’individu soit le départ de la société. Non, un individu, ce n’est pas un départ (quoi que lui susurre son nombril), c’est une partie d’un tout auquel il appartient et auquel il peut participer. Le point de départ, c’est le commun. Et dans une société, chacun.e a droit à une part du commun.
Voilà pourquoi je remercie l’assistance de m’avoir donné l’opportunité de lui rendre une part des lectures et des discussions qui nourrissent ma réflexion.
Les notes et références
- Je fais référence ici à mon Politique(s) de la décroissance (2013, éditions Utopia) et ce que j’avais appelé les « trois pieds » politiques de la décroissance. A l’époque je croyais présenter un équilibre entre ces trois pieds. Mais en réalité, cet équilibre est une fiction au désavantage du pied de la théorie, de l’idéologie.
- Dans ma dernière intervention, à L’Académie du Climat (Paris, avril 2024), j’avais consacré le début de ma troisième partie à expliquer en quoi cette injonction au concret est un dispositif essentiel du régime politique de croissance, qui consiste essentiellement à inférioriser et à invisibiliser toute activité dite « intellectuelle ». Ce primat du concret n’est qu’une facette de l’hégémonie que la technique et sa valeur suprême de l’efficacité exerce même chez ceux qui prétendent les critiquer.
- Virginie Maris, La part sauvage du monde (2018), Seuil, p.194.
- « L’antiproductivisme, un déni pour la gauche », Moins !, novembre 2016. https://decroissances.ouvaton.org/2016/11/23/lantiproductivisme-un-deni-pour-la-gauche/
- Dany-Robert Dufour, « Le tournant libidinal du capitalisme », Revue du MAUSS, Consommer, donner, s’adonner, 44|2014, 27-45.
- Paul Ariès, « La gauche productiviste, c’est le stalinisme », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 130 | 2016, URL : http://journals.openedition.org/chrhc/4926
- SEILLER Pauline, SILVERA Rachel, « Sales boulots », Travail, genre et sociétés, 2020/1 (n° 43), p. 25-30. DOI : 10.3917/tgs.043.0025. URL : https://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2020-1-page-25.htm
- Timothée Parrique, Ralentir ou subir (2023), Seuil, chapitre 6. « La décroissance est (1) une réduction de la production et de la consommation (2) afin de réduire les empreintes écologiques, (3) planifiée démocratiquement (4) d’une manière équitable (5) tout en garantissant le bien-être. »
- https://www.ipbes.net/
- Pour une recension de son Towards a society of Degrowth (2020, Routledge) : https://decroissances.ouvaton.org/2024/02/24/jai-lu-towards-a-society-of-degrowth-donofrio-romano/
- Dans ses Méditations métaphysiques, Descartes décrit un combat entre son « ego » et le « malin génie » et pour cela chacun pourra remarquer qu’il utilise un vocabulaire lourd de sens : d’un côté, son « entreprise », de l’autre une « industrie ».
- Réduire une critique aux effets, c’est porter ce qu’on appelle une critique fonctionnelle, par les contradictions. Et c’est ainsi que beaucoup d’anticapitalistes dénoncent les contradictions internes du capitalisme. En restant aveugles aux succès du capitalisme, dans la prophétie répétée des prochaines contradictions, ils tronquent leur critique. Mais il est vrai qu’une critique qui ne serait pas tronquée risquerait de leur faire prendre conscience d’un même fond industrialiste.
- https://bibliothequefahrenheit.blogspot.com/2019/07/le-totalitarisme-industrie.html#more
- Sciences Humaines, Grands dossiers n°74 (Géopolitique), p.75.
- Pour une recension sur le site de la MCD de son livre Vivre avec les animaux (2011) : https://ladecroissance.xyz/2021/06/24/vivre-avec-les-animaux-une-utopie-pour-le-xxieme-siecle/
- Il est pourtant aujourd’hui très populaire parmi les « alternatives » d’en appeler à changer les imaginaires ; ce qui revient toujours à en appeler à une sorte de révélation ou d’illumination. Il y a une autre variante pour expliquer un changement d’imaginaire : ce serait l’éducation. Ces deux variantes doivent être prises avec beaucoup de précaution car si, pour changer de société, il faut d’abord changer les hommes, on ne doit pas être loin de l’autoritarisme, et si cet autoritarisme est bienveillant, cela s’appelle le despotisme.
- https://reporterre.net/Qui-sont-les-Shifters-ces-ingenieurs-biberonnes-a-Jean-Marc-Jancovici
- Pour une présentation de ses travaux : https://ladecroissance.xyz/2020/11/25/alexandre-chayanov/
- Je prends ici ce terme dans son double sens. L’écran est un barrage et il est aussi un spectacle.
- Un formidable inventaire : https://fr.wikipedia.org/wiki/Socialisme_utopique
- Pour une critique nourrie de ce scénario, je ne peux que renvoyer à de multiples articles sur mon blog : https://decroissances.ouvaton.org/?s=essaimage&submit=Search
- TRONTO Joan C, « Du care », Revue du MAUSS, 2008/2 (n° 32), p. 243-265. DOI : 10.3917/rdm.032.0243. URL : https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2008-2-page-243.htm
- Pour le lire : https://ladecroissance.xyz/wp-content/uploads/2023/12/A-lombre-des-monasteres-une-economie-si-moderne.pdf
- Entropia n°2, 2007, https://entropia-la-revue.org/spip.php?article177
- Entretien avec Nicolas Caseaux : https://www.partage-le.com/2020/05/13/bertrand-louart-a-ecouter-certains-ecolos-on-a-en-effet-limpression-que-les-machines-nous-tombent-du-ciel/. On peut lire aussi la querelle avec Sandrine Aumercier : http://www.palim-psao.fr/2022/07/reponse-de-sandrine-aumercier-a-bertrand-louart-a-propos-de-le-mur-energetique-du-capital.html → « Votre défense d´un outil simple et robuste nécessitant une sorte d´industrie de proximité me semble faire l´impasse sur l´intégralité de l´infrastructure et le problème sous-jacent et insoluble de l´énergie. Il ne faudrait pas trop idéaliser notre propre activité, sous le capitalisme tout est contaminé ! ». « Vous contournez cette objection en vous accrochant à votre outil convivial, mais je ne crois pas que ce soit tenable sans une bonne dose de subjectivisme égocentrique, qui fonctionne sur le principe : « Parce que moi je suis raisonnable et je connais les bonnes limites, tout le monde n´a qu´à être comme moi et tout ira bien. » Je ne vois pas ce qui permet de penser qu´on est plus raisonnable et éclairé que la moyenne ni que tout le monde doit suivre le même raisonnement que soi. En tout cas, je fais tous les jours l´expérience du contraire. Personne n´est capable de dire, une fois le doigt mis dans l´engrenage industriel et capitaliste, où doit se situer la « bonne limite ». Il y aura toujours quelqu´un pour dire que si on a déjà cette petite machine, là, il nous faut aussi cette autre petite machine, qui est très utile aussi, etc. »
- Vient tout juste de sortir sur ce sujet un livre explicite : Félicien Faury, Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite (2024), Seuil.
- A l’Académie du Climat (Paris), le 2 avril 2024 : https://decroissances.ouvaton.org/2024/05/04/decroitre-ou-subir-la-croissance-reduire-ralentir-conserver-paris-le-2-avril/
18.05.2024 à 13:14
La part radicale de la décroissance politique
Michel Lepesant
Lire la suite (441 mots)
Pourquoi ne pas se demander ce que serait la zone 5 d’une philosophie politique décroissante inspirée par la permaculture ?
Je rappelle que l’un des principes de la permaculture est son zonage, c’est-à-dire le découpage à partir du lieu d’habitation de 5 zones : de la zone 1 (le potager, la serre, le compost…) à la zone 5, celle de la « vie sauvage » (taillis, bois, forêt, marécage…).
Pourquoi laisser une « part sauvage » ?
Bien sûr pour des raisons écologiques, énergétiques mais d’abord pour une « raison stratégique ». Et c’est ce qu’écrit explicitement Virginie Maris dans son livre de 2018, La part sauvage du monde (au Seuil) :
« les individus ont tendance à ne pas désirer beaucoup plus que ce qu’ils peuvent obtenir. Ce phénomène d’ajustement des préférences aux conditions réelles est dynamique. Du coup, lorsqu’on se trouve dans une situation qui se dégrade progressivement, on s’habitue à des choses qui auraient semblé inacceptables si elles étaient intervenues brusquement » (p.194).
D’où mon hypothèse de relocaliser certaines analyses de la décroissance politique dans une zone 5, celle de la part radicale de la politique :
- qui serait une zone de protection pour celui des trois pieds qui est le plus malmené, sinon maltraité : ni le pied du faire (les alternatives concrètes), ni le pied de l’agir (celui des luttes et des votes), mais celui de la théorie, des concepts ;
- qui serait une mise à distance tant des versions bucoliques de la décroissance que de ses version punitives ; les deux ne sont-elles pas comme les deux faces de la facilité ?
- je retrouve là une distinction qui m’a toujours semblé essentielle entre la (fausse) radicalité comme intransigeance et la (difficile) radicalité comme cohérence.
Je laisse chacun poursuivre l’analogie et se demander ce qu’on pourrait trouver dans les zones de 1 à 4. Les « petits gestes » dans la zone 1 ? Dans quelle zone placer les scénarios de l’essaimage ?

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