30.07.2024 à 08:48
Ce que Trump et l'IA ont en commun ≈055
Francis Pisani
Texte intégral (2799 mots)
Aucune technologie n’est jamais venue « seule ». Les marteaux ont besoin d’artisans ou d’usines pour les fabriquer, de clous à frapper, de meubles et de charpentes à dresser. L’intelligence artificielle a besoin de données à récupérer par tous les moyens et d’humains pour écouter les récits qu’elle fabrique, même quand il s’agit de conneries.
Mais on a rarement vu, un outil devenir politique, autre que symboliquement. Et pourtant, au cours des dernières semaines, les technologies digitales ont fait irruption au plus haut niveau de l’espace américain. Sous formes sonnantes et trébuchantes, comme outil électoral et comme idéologie.
Kamala Harris et J.D. Vance, deux des trois candidats connus à la présidence et vice-présidence ont de très forts liens avec la Silicon Valley. Née dans la région de San Francisco, Harris a été chargée par Biden du dossier intelligence artificielle - « AI czar » dans le jargon de Washington - ce qui l’a conduite à rencontrer les dirigeants des plus grosses boîtes du secteur et à intervenir sur le sujet dans différentes instances internationales. Quant à Vance, le numéro 2 sur le « ticket » de Trump, il y a vécu et investi. Pas que.
État des lieux
La grande majorité des ingénieur.e.s qui travaillent dans les TIC (Technologies de l’information et de la communication) se considèrent comme Démocrates. Nombre de patrons aussi. Jusqu’à présent, et quelles que soient leurs opinions, ces derniers faisaient attention, notamment ceux dont les entreprises possèdent des plateformes importantes de réseaux sociaux, à maintenir une neutralité de façade tant un choix clair risquait de peser directement sur le jeu politique de leur pays.
C’est en train de changer.
Elon Musk vient de déclarer son total soutien à Donald Trump. Il lui a même promis 45 millions de dollars chaque mois jusqu’au vote de novembre (soit 180 millions au total précise Le Monde). Propriétaire tout puissant de X, l’ancien Twitter qui reste le réseau le plus utilisé par journalistes, politiciens et activistes et demeure ainsi le seul espace de débat public, il va mettre tout son poids dans la balance.
Pour le Washington Post « il s'agit de la première élection présidentielle au cours de laquelle une grande plateforme de médias sociaux est contrôlée par un proche allié public de l'un des candidats. Et ce candidat, Trump, en a si souvent violé les règles que les plus importantes ont fini par l'exclure. » Rien de plus facile pour l’homme le plus riche du monde de s’en acheter une et d’y communiquer directement avec ses 190 millions de « followers ».
Mais si Musk est le plus connu et le plus puissant, le plus malin est un de ses acolytes, Peter Thiel, connu pour avoir été un des premiers à financer Facebook devenue Meta et pour ses positions très à droite. Soutien de la première présidence de Trump, il a très tôt repéré le passage de Vance par la Silicon Valley l’a fait travailler pour lui et a financé ses premiers pas politique, c’est-à-dire sa campagne sénatoriale dans l’Ohio. Aux retours financiers sur investissements, il ajoute de bonnes chances de placer un de ses pions dans le duo de tête de la plus grande puissance économique, militaire et technologique de la planète.
L’idéologie
Mes premiers pas dans ce monde de la Baie de San Francisco, en 1995, m’ont permis de rencontrer Jerry Yang, fondateur de Yahoo, et Larry Page, créateur de Google. Des gamins sympathiques qui voulaient, en même temps, faire fortune et changer le monde. Si la première ambition est plus forte que jamais, la seconde apparaît de moins en moins dans les déclarations soigneusement rédigées par leurs services de relations publiques. Yang est discret. Page flirte alternativement avec l’idée d’une Californie indépendante et la création d’îles artificielles éloignées des eaux territoriales états-uniennes sur lesquelles entrepreneurs et investisseurs feraient leur loi sans se soucier de réglementations ni d’impôts.
Musk, pour sa part, envisage tout simplement d’aller s’installer sur la lune où la question des impôts n’est pas encore réglée. Gageons qu’il saura se faire entendre si les fusées de SpaceX font le job ?
Tous ces gens sont de plus en plus clairement « libertariens », des gens qui « ont en commun de penser que l'État est une institution coercitive, illégitime, voire — selon certains — inutile » explique Wikipedia en français.
Marc Andreessen, patron d’un des plus gros sites d’investissements, se propose carrément en maître à penser. Auteur, en octobre 2023, d’un Manifeste « techno optimiste », il fait de l’IA « notre alchimie, notre pierre philosophale. Littéralement nous faisons penser le sable »! Il y voit un « solutionneur » universel de problèmes. En ralentir le développement « coûtera des vies, ce qui est une forme de meurtre. »
Ses ennemis ? « L’éthique dans la tech», «le développement durable», «la responsabilité sociale des entreprises» « la confiance et la sécurité », la notion de « limites de la croissance » et tout ce qui pourrait brider le potentiel humain et l’abondance future. «Nous ne sommes pas des primitifs recroquevillés sur eux-mêmes. Nous sommes le prédateur suprême » clame-t-il.
Allons plus loin à notre tour. N’y a-t-il pas une affinité de fond entre l’IA et Trump ?
Trump et l’IA générative même combat
L’ancien président n’est-il pas le grand mage des réalités alternatives, des prétendus « faits » sans rapport avec la réalité, inventés de toute pièce en fonction de ses besoins à lui ?
L’intelligence générative artificielle n’est-elle pas productrice d’erreurs dues au fait que, strictement dépendants de calculs de probabilité sur la place des mots dans un texte, ses conseils et réponses n’ont pas nécessairement de rapport logique avec la réalité.
Les communicants des boîtes qui en sont responsables parlent « d’hallucinations » mais une récente étude de l’Université de Glasgow trouve le terme trop aimable, voire dangereux et trouvent le terme « bullshit » (connerie ou foutaise) plus approprié. Le mot est utilisé dans la philosophie américaine pour parler des gens qui, sans vraiment mentir, sont totalement insensibles au rapport à la réalité de ce qu’ils disent. « ChatGPT et ses pairs ne peuvent pas s'en préoccuper [puisqu'ils ne savent pas de quoi il s'agit] et sont plutôt, au sens technique du terme, des machines à raconter des conneries » écrivent-ils dans Scientific American.
La différence avec Trump serait alors dans l’intentionnalité (sauf s’il y croit lui-même à ce qu'il dit, ce que nous ne saurions totalement exclure).
Et qu’en est-il des patrons des BigTech (OpenAi, Google, Meta, Amazon, entre autres) ? Lancés dans une course effrénée aux milliards de dollars dont ils ont besoin pour asseoir et développer leurs projets - dont j’apprécie, personnellement, les côtés positifs. Ne sommes nous pas en droit de nous demander si leurs promesses ne constituent pas, elles aussi une hyper puissante « machine à bullshit » ?
Cela fait plusieurs mois que j’hésite à voir dans le mensonge « la vérité de la communication ». Une exagération sans doute, même si on peut l’étayer. Le bullshit, tel que nous venons de le définir, semble un terme plus précis. J’en viens même à me demander s’il n’est pas la norme de nos échanges professionnels, publicitaires et politiques.
Qu’en dites-vous ?
05.07.2024 à 11:11
Plus qu’un vote… ≈054…
Francis Pisani
Texte intégral (2681 mots)
Il m’est bien difficile, en ces temps agités, de suivre seulement ce qui se passe dans le domaine de l’intelligence artificielle.
La conviction qui m’a poussé à lancer Myriades, que vous êtes de plus en plus nombreux à lire, n’a fait que se renforcer au cours de ces derniers mois.
Mais, malgré leur capacité à « tout » changer, comme je le disais dans le premier numéro, il n’y a pas que les technologies à l’heure de l’IA (Tech@IA) dans nos vies.
L’IA est une dimension essentielle du monde d’aujourd’hui, même si personne n’en parle dans le cadre électoral, pas plus que de l’environnement ou des vrais enjeux de la recomposition géopolitique planétaire, les deux autres inévitables transitions auxquelles nous devons faire face, que nous devons aborder le plus intelligemment possible.
Ces bouleversements viennent de tant d’azimuts, dans tellement de domaines qu’ils donnent l’impression d’un monde qui fout le camp alors que, clairement, il mute. Pas pareil.
Il est illusoire de s’y opposer, difficile de cornaquer toutes les transitions que cela implique. Mais on peut tenter de les comprendre en les situant dans leurs interactions, en multipliant les passages de l’une à l’autre et, dans chacune du particulier au général, du local au planétaire.
Cet horizon temporel n’est ni de quelques jours ni de quelques semaines ou mois et risque fort de s’assombrir dans les 10 prochaines années, pour le moins.
Il me semble donc indispensable de situer les technologies dans un cadre plus général, de suivre ces « polytransitions », d’en rendre compte, de s’exprimer sur les choix cardinaux auxquels elles nous contraignent, de chercher comment les mieux penser.
Voilà pourquoi j’ai décidé d’ajouter à la Myriades que vous connaissez une nouvelle rubrique.
Les sujets traitant plus strictement des technologies à l’heure de l’intelligence artificielle « Tech&IA » alterneront avec des regards « Obliques » sur d’autres thèmes souvent plus planétaires, plus ouverts. Cela ne change rien au système d’abonnement de celles et ceux qui ont la gentillesse de m’aider dans ce travail avec une contribution volontaire.
Voici donc une première d’Obliques…
Villes et diplômes
Commençons par les élections législatives.
Les grandes villes, à commencer par Paris, sont plutôt rouges. Le reste du pays est plutôt brun si on accepte les codes couleurs en vogue. Le RN surfe sur les campagnes et la ruralité. Le NFP prospère sur le béton et la densité. Un peu trop simple pour être vrai, mais nous pouvons partir de là.
Côté histoire, Paris a toujours été le coeur ouvert, avancé, promoteur de changement du pays. Nous l'avons vu à chacun des grands bouleversements de notre histoire : 1789, 1848, 1870 etc. N'oublions pas que le bleu et le rouge, couleurs de la capitale, figurent dans le drapeau national pour entourer et contrôler le blanc monarchique qui comptait, pendant la révolution, sur les campagnes pour reprendre le pouvoir.
Côté géographie, dans le monde entier les conservateurs s'appuient aujourd’hui sur les campagnes pour réduire le poids des villes. Ça se voit aux États-Unis comme en Iran, dans les découpages électoraux, quand ça n'est pas dans les constitutions.
Il s’agit, bien sûr, d’une généralisation, donc abusive, qui ne tient pas assez compte des diversités territoriales. On trouve des anti-RN dans les campagnes comme des anti-NFP dans les villes.
Mais les études sur lesquelles se base cette constatation précisent que ces contrepoints ont très souvent à voir avec le niveau de diplômes.
Y aurait-il du commun entre villes et diplômes ?
Ouvrir
Les différences entre urbain et rural s’approfondissent chaque jour, chaque minute, chaque fois qu’une personne choisit de gagner une ville dans l’espoir d’y trouver du boulot, de faire des études ou de se soigner. L'urbanisation croissante se vote avec les pieds de centaines de millions d’humains. Elle tient largement à la logique des villes dans lesquelles les interactions sont plus intenses et l'ouverture sur l'extérieur plus grande. Aux croisements de routes maritimes et terrestres, les grands ports, par exemple, sont plus connectés que bien des capitales, Saint Petersbourg plus que Moscou, Mumbai plus que Dehli, Shanghai plus que Beijing, Rotterdam plus qu’Amsterdam… etc.
La question clé est celle de l'ouverture, des connexions, des relations, des échanges et des dialogues dans autant de directions que possible.
De façon différente, la possibilité de faire des études (un privilège) amène à regarder par delà son clocher, à se souvenir de celles et ceux qu’on a rencontré à l’université, des cours suivis, des discussions passionnées qu’on a eu… en ville puisque c’est là qu’on obtient les diplômes.
J’aime mon métro, métèque et métis
L’enfermement étouffe et tue. Alors qu’ouverture et porosité sont au coeur de la logique du vivant. S’y opposer c’est nous proposer la crève, à plus ou moins long terme. Ou le mensonge, dès la semaine prochaine.
Mais ce sont moins les partis politiques qui m’intéressent ici, qu’un certain état d’esprit dans lequel nous nous laissons enfermer sans toujours nous en rendre compte.
Mettre des drapeaux nationaux sur les produits qui vont de la « Tête d’anchois » au « Cola auvergnat » (cherchez des images de « produits français » sur votre moteur de recherche) c’est souvent mentir (quand on se penche sur les ingrédients), et ça nous habitue à exclure.
Refuser les immigrants c’est ignorer que la France est le produit des diversités européennes qui s’y retrouvent depuis des siècles, enrichies par d’autres venues d’ailleurs. Vivant à Paris, j’aime mon métro, métèque et métis. Il me fait envisager des lendemains plus riches pour tous.
Refuser le « bi », qu’il soit national ou sexuel, c’est s’enfermer dans une unicité qui ne correspond nullement à nos réalités multiples entre lesquelles nous ne cessons de jouer à la marelle. Ainsi passons-nous sans cesse, et sans nous en rendre compte, de la case « genrée » à la case « racisée », de notre goût pour le bon fromage à notre passion de sushi, de nos racines poitevines (ou autres) à nos envies de Marrakech, de Tel Aviv ou de Kyoto, de Victor Hugo à Lao Tseu sans oublier Chimamanda Ngozi Adichie…
Mais comment s’ouvrir ? En sortant de son, voire de ses silos, nous conseille Edgard Morin, en abordant le différent avec empathie, en jouant sur ces liens qui sont le tissu de notre réalité complexe parce que vivante, en misant, selon son terme, sur la « reliance ». J’y reviendrai.
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