flux Ecologie

la Maison commune de la décroissance

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31.10.2024 à 23:31
Michel Lepesant
Texte intégral (2364 mots)

Clément Sénéchal, Pourquoi l’écologie perd toujours (2024), Seuil.

Le titre est attirant parce qu’il sort de cette ambiance bienveillante et même irénique au sein de la mouvance écolo, qui voudrait que même les critiques les plus acerbes devraient se plier à une formulation cool. D’autant que la critique vient d’un connaisseur de l’intérieur puisque Clément Sénéchal a été porte-parole de Greenpeace. Ce qui explique en particulier cette première partie si bien informée sur les logiques, on devrait dire les psychologiques, qui ont conduit à l’avènement de cette ONG sur la scène médiatique.

C’est un livre de journaliste dans la mesure où son texte est avant tout un récit bien informé, une chronologie des interventions accomplies au nom de ce qu’il appelle une « écologie du spectacle » (p.17).

  • Le titre : « Si cette écologie fabrique de l’échec, c’est parce qu’elle se vend à tous » (p.80). C’est parce que dès les premières campagnes de Greenpeace (Nucléaire, baleines, phoques, les 3 premiers chapitres), le mouvement environnemental moderne a constitué « une sorte de « troisième voie » avant l’heure, qui va déporter la controverse politique en dehors de l’affrontement entre capital et travail, au nom d’une défense œcuménique de la nature » (p.22).
  • Le diagnostic : « Depuis des années, les écologistes partagent en définitive le même agenda que la classe capitaliste. Conséquence d’un champ social qui s’est construit en dehors des mouvements ouvriers et des classes populaires, ils ont codé leurs revendications dans la langue du marché » (p.100).
  • La thèse : « En déréalisant le contenu social et politique des enjeux environnementaux, l’écologie du spectacle amène l’écologie d’opportunisme » (p.77).
  • La solution : « Seule la constitution d’un front populaire peut armer sérieusement le rapport de force écologique… La tâche de l’écologie consiste alors à cultiver la conscience de classe et à enrichir la réflexivité du champ social pour s’intégrer pleinement dans les batailles de l’émancipation. En l’occurrence : la bataille ouvrière, la bataille décoloniale, la bataille féministe » (p.194-195).

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Pour cerner les critiques que Clément Sénéchal adresse à une certaine écologie, le plus amusant est de relever les qualificatifs qu’il emploie, et ils sont explicites.

« Quand la cause environnementale prend la forme du spectacle, la radicalité se cantonne donc invariablement au sensationnalisme… [comme s’il suffisait] de montrer les choses pour les changer. L’écologie du spectacle peut alors ne se revendiquer d’aucun camp, puisqu’elle flotte au-dessus de la réalité sociale » (p.57-58).

« Un environnementalisme œcuménique, compassionnel et moralisant, surpassant la conflictualité de classes dans un universalisme abstrait largement occidentalo-centré. Un environnementalisme individualiste aussi… » (p.62).

A propos de Nicolas Hulot : « une écologie de la figuration » (p.75).

A propos des ONG : « elles ont fini d’édifier une écologie dépolitisée, situant le rapport de force dans une confrontation illusoire entre quelques activistes notoires et des mastodontes économiques plutôt que dans la construction politique » (p.92).

« Les écogestes renvoient à une écologie du luxe et de la volupté, cultivée comme un art de vivre raffiné, innocemment teinté de mépris de classe, calibré pour les adeptes du bio et du vélo électrique » (p.95).

« A l’instar des syndicats réformistes, la société civile environnementale ne prend pas parti. Elle propose une écologie qui s’abstient. Une économie qui a le temps, parce qu’elle a de l’argent » (p.143).

« L’écologie institutionnelle cherche encore à « convaincre le gouvernement » et entretenir le récit d’une transition pourtant introuvable. Elle se condamne ainsi à refluer vers sa zone de confort, où elle ne surprend plus personne et finit de dépolitiser son objet » (p.148).

A propos de Greenpeace et des Amis de la Terre : « elles vont se concentrer essentiellement sur une version  édulcorée de leur répertoire d’action classique : le banderolisme et le spectacle de rue » (p.161).

« Une écologie récréative se répand dans l’espace public. Dans les modes de représentation choisis, sur le ton de l’humour ou de la farce, l’écologie du spectacle renchérit. Un peu comme si, face à l’échec général, elle ne faisait même plus semblant de faire semblant » (p.165).

A propos du « plaidoyer » : « on croit dans un premier temps que la communication sert les objectifs de campagne ; on finit par s’apercevoir que les campagnes servent essentiellement à communiquer… L’approche du plaidoyer elle-même affaiblit la conscience des enjeux, en ce sens qu’elle pousse à la spécialisation par thématique » (p.172). « Le plaidoyer constitue donc l’envers du spectacle » (p.174).

*

Mais alors que serait selon l’auteur une écologie qui gagnerait1 ?

« La rue comme rampe de lancement d’une écologie enfin majoritaire ? Au moins fait-elle sortir l’écologie de ses anciennes figures imposées pour l’inclure dans le répertoire d’action élémentaire de la contestation. Force en mouvement, elle commence à acquérir une valeur politique réelle » (p.102).

A propos d’Extinction Rebellion (XR), et de Dernière Rénovation (DR) ou Just Stop Oil, qui sont des « mouvements déprofessionnalisés, décloisonnés et plus spontanés dans leurs moyens… décentralisé, horizontal, sans dirigeants ni porte-parole attitrés, le mouvement propose une écologie inclusive à un nouveau public souvent méfiant envers les vieilles structures » (p.106).

A propos des marches climat et des grèves de la jeunesse : « la cause s’ouvre enfin et la perspective d’un front utile au rapport de force écologique semble se profiler » (p.108).

A propos des Soulèvements de la Terre (SLT) qui « prennent leur essor, en popularisant des luttes clairement situées dans une rupture avec le régime capitaliste. Peu à peu, on voit l’écologie du clivage s’imposer sur l’écologie du consensus » (p.149). « Ils assument ainsi le fait que l’écologie relève d’une guerre de position2 : afin de défaire l’emprise économique du capitalisme et dépasser les postures défensives, il faudra bien reprendre la terre, au sens propre, pour gagner » (p.180).

« Dans une certaine mesure, les appels au calme et à la non-violence qui quadrillent le répertoire de l’écologie assermentée doivent être questionnés… en définitive, l’acquis stratégique le plus prometteur des SLT réside dans le renversement d’hégémonie qui s’opère au sein du champ environnemental. C’est l’entrée en majorité du « flanc radical » » (p.182-183).

« Seules les classes populaires… incarnent la possibilité d’une authentique révolution progressiste… Sans elles, sans leurs colères, nul potentiel de changement radical » (p.195).

« D’où la nécessité d’une écologie décoloniale et antifasciste… d’une « écologie pirate » » (p.198).

*

Que penser et du diagnostic et du remède ? Que nous partageons le premier mais que nous sommes plus circonspects quant au second.

Pourquoi ?

  • Parce qu’il faut craindre que ces discussions sur la stratégie politique ne tournent en réalité en rond. La solution de Clément Sénéchal propose de passer d’une stratégie de consensus à une stratégie de clivage. Mais n’est-ce pas oublier que si les voies du compromis ont été ouvertes, c’est parce que les stratégies de rupture ont été des impasses ? Pour le dire autrement, c’est l’échec de la révolution du Grand Soir qui a enclenché les tentatives des petits matins et des petits pas.
  • D’autant que l’auteur ne manque pas de reprendre la critique facile contre la transition en tant que telle (p.158, n.2). Qu’il n’y ait jamais eu de transition énergétique au sens de remplacement d’une source par une autre mais toujours addition, ne permet pas d’en déduire que l’on passera d’un paradigme à un autre d’un « claquement de doigts ». Or précisément, le refus lucide d’un changement par claquement de doigts, c’est l’effet d’une guerre de position que l’auteur défend par ailleurs.
  • On retrouve dans ce livre le même chaud-froid que celui que provoquait le passage du chapitre 4 au chapitre 5 du livre de l’Atelier Paysan, Reprendre la terre aux machines. Car passer de la dénonciation de l’apolitisme assourdissant de la stratégie des « alternatives » à la reprise de la croyance que les « luttes-contre » permettraient de provoquer les changements que les « luttes-pour » n’auraient pas déclenchées, c’est, répétons-le, tourner historiquement et politiquement en rond.
  • Dit encore plus clairement : ce n’est pas parce que l’écologie va devenir anticapitaliste qu’elle va réussir au lieu de toujours perdre. Et complétons : ce n’est pas parce que l’anticapitalisme va se verdir qu’il va réussir là où, lui aussi, il a toujours échoué.

*

Comment peut-on justifier une telle sévérité vis-à-vis de la voie entrouverte par l’auteur ?

  1. D’abord, en se rendant compte que finalement l’opposition centrale de son livre entre deux types d’écologie ne se déroule qu’au sein d’une seule question : celle de la visibilité politique. Et que le propos de l’auteur est de réhabiliter ce qu’Alain Krivine nommait en 1974 « la jambe de la rue ». Mais si nous reprenons la distinction entre « trois pieds » – celui de la visibilité, celui des alternatives et celui de la théorie – alors il faut constater que le pied de la théorie reste dans ce livre toujours bancal.
  2. Ensuite, en tant que partisan de la décroissance comme trajet – c’est-à-dire comme « mot-échafaudage » et surtout pas comme « mot-obus » – il faut aller jusqu’à étendre la critique contre la croissance le plus loin possible : ne pas se contenter d’une critique économique (l’anticapitalisme), ni même d’une critique socioculturelle (la croissance comme monde avec ses modes de vie, ses attachements, ses imaginaires, ses normes…) mais aller jusqu’à une critique politique.
  3. Car seule une critique politique peut permettre de voir dans la croissance économique et dans son monde non pas une cause mais un effet, non pas la maladie mais un symptôme. La maladie c’est le « régime de croissance ». Or nous avons montré par ailleurs que ce régime de croissance repose à la fois sur un horizontalisme et sur un activisme. Croire donc que l’on va échapper à la structuration descendante de l’écologie de consensus en passant à une écologie de clivage qui serait à la fois horizontale et activiste, c’est rester sous l’emprise du régime de croissance.
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Notes et références
  1. Je renvoie ici à l’intervention de Thierry Brulavoine, au nom du MOC, à NDDL le 6 juillet 2014, intervention que nous avions coécrite : https://ladecroissance.xyz/2014/07/05/2-aeroports-de-trop/#2-_Quest-ce_quune_victoire_pour_quelle_ne_devienne_pas_une_defaite).
  2. C’est Gramsci qui introduit en stratégie politique la distinction militaire entre guerre de mouvement et guerre de position. Ce qui caractérise la guerre politique de mouvement c’est a) que son front principal des luttes est l’infrastructure économique et b) que les contradictions internes du capitalisme faciliteront une victoire en un éclair et de façon définitive. Au contraire, la guerre de position a) s’attaque aux superstructures de la société civiles qui b) ne s’effondreront pas d’un claquement de doigts. Pour Gramsci, « la guerre de position, en politique, c’est le concept d’hégémonie  ». Les stratégies de « convergences des luttes » et de l’essaimage tiennent plutôt de la guerre de position.
28.10.2024 à 19:55
Rédaction
Texte intégral (591 mots)

Suffit-il de connaître les méfaits de la croissance économique pour s’en émanciper ? Suffit-il de s’engager dans des « alternatives concrètes » pour (se) raconter que le monde d’après se préfigure déjà à l’horizon ? Suffit-il de disposer d’indicateurs alternatifs pour échapper à l’emprise du PIB ? Suffit-il d’opposer de « nouveaux imaginaires » pour croire (pouvoir) s’être débarrassé des attachements et des héritages qui enserrent nos modes de vie, nos modes d’emploi, nos modes de consommation et loisirs ? Suffit-il d’ajouter une dose de lutte et de colère à nos rêves pour se réveiller des aliénations subies quotidiennement ? Suffit-il de s’enfermer dans les bulles roses de l’« autrement » pour justifier que la décroissance aurait déjà gagné le combat culturel et qu’elle serait d’ores et déjà désirable et désirée par « les gens » ?

Non, non, non, non… Certes tous ces essais (et erreurs) sont nécessaires ; au moins pour ne pas (trop) désespérer. Mais ils ne sont pas politiquement suffisants. Certes, nous pouvons les regrouper en tant que résistance contre-croissante ; mais attention alors à ne pas en profiter pour esquiver la question politique : celle du trajet pour passer d’un monde que nous rejetons (la croissance et son régime) à d’autres que nous espérons (la post-croissance). Car ce trajet, c’est précisément stricto sensu, la décroissance.

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C’est dans ce contexte d’indignation et de résistance que la Maison commune de la décroissance invite à se rencontrer pour analyser, controverser, discuter : en 2025, le thème des « réflexives » sera celui de la propriété.

  • Jusqu’où porter une critique contre la propriété privée et donc contre « l’ordre propriétaire » ?
  • Y a-t-il un sens politique à distinguer entre « propriété » et « possession » ?
  • Peut-on légitimer des formes d’usus et de fructus mais sans abusus ?
  • Une critique de la propriété privée va-t-elle jusqu’au refus de la propriété de soi, de son corps, de sa personne ?
  • Comment articuler copossession du monde, « coopropriété » des communs (lesquels) et part inaliénable ?

Quelques modalités pratiques

Inscription : 20 €. Dormir dans le bâtiment (15 €/nuitée), ou en tente personnelle (6 €/nuitée). 7,00 € par repas (prix indicatif). Nous disposerons de la cuisine en gestion libre : confection des repas et mise en place se font en auto-organisation.

A partir du lundi 18: mise en place de l’organisation de la semaine. Les « rencontres » débuteront le mardi 19 ; et les réflexives finiront la semaine.

Pour toute information complémentaire, contactez :

Fleur : 06 69 49 42 07 ou : contact@ladecroissance.xyz

24.10.2024 à 19:38
Rédaction
Lire plus (291 mots)

Ni une conférence, ni une table ronde mais une succession (de 9h à 18 h) de courtes conférences de 20 minutes chacune pendant laquelle l’intervenant.e croisera son domaine de compétence avec l’un des trois renversements choisis par la Maison Commune de la Décroissance MCD pour cette 1ère édition de la Caravane :

→ le refus de l’illimitisme : plutôt que l’injonction d’aller « vers l’infini et au-delà »

→ l’anti-individualisme et la priorité accordée à la vie sociale : plutôt qu‘une vision de la société comme agrégat d’individus juxtaposés qui sont en compétition,

→ une économie politique de la dépense : plutôt qu‘une économie mainstream définie comme gestion de la rareté (pour la majorité) et du luxe (pour une minorité).

18.10.2024 à 15:31
Rédaction
Texte intégral (1017 mots)

Qu’est ce que la décroissance ? Une somme de moyens techniques pour gérer des effondrements ? Un nouveau dogme économique ? Un régime politique punitif ? Un mode de vie bucolique réservé aux bobos ?

Aux antipodes de ces idées reçues, il faut oser assumer que la décroissance est l’opposition politique à la croissance et à son monde : un trajet démocratiquement préparé pour sortir nos sociétés de l’emprise de l’économie.

Cette définition s’appuie sur 3 renversements : 

  • Alors qu’Elon Musk cherche à repousser les limites du faisable en développant le tourisme spatial, nous y défendrons notre refus de l’illimitisme et notre goût pour les limites, quand bien même nous ne ferions pas face aux bouleversements climatiques. Parce que c’est par volonté et non par par contrainte que nous choisissons la décroissance : nous ne subissons pas des limites extérieures imposées par la Nature, nous faisons le choix d’autolimiter collectivement nos besoins. 
  • Alors que sort, à la suite des « Fossoyeurs »,  le nouveau livre de Victor Castaner, « Les ogres », qui démontre que l’activité primordiale de prise en charge et de soin des tout-petits, comme celle de nos aînés, sont aux mains du marché, nous y défendrons l’anti-individualisme et la priorité à la vie sociale. Parce que la décroissance a pour objectif désirable de retrouver le sens de la vie en commun, par la priorité donnée au soin et aux activités de reproduction sociale.
  • Alors que le gouvernement Macron annonce un plan d’austérité sans précédent, nous y défendrons une économie politique de la dépense. Parce que le chemin de transition doit être acceptable, il faut passer du binôme actuel couplant austérité sociale / excès privés au binôme sobriété personnelle / dépense commune.

Le format de la Caravane

Ni une conférence, ni une table ronde mais une succession (de 9h à 18 h) de courtes conférences de 20 minutes chacune pendant laquelle l’intervenant.e croisera son domaine de compétence avec l’un des trois renversements choisis par la MCD pour cette 1ère édition de la Caravane : le goût des limites et le refus de l’illimitisme, l’anti-individualisme et la priorité accordée à la vie sociale, une économie politique de la dépense.

Ces mini-conférences seront regroupées par séries de trois (en 1 heure donc) et chaque série sera a) brièvement introduite pour cadrer les thématiques, b) suivie par un interlude artistique (musique, graphisme…).

2 séries (de 3 mini-conférences) le matin, 2 autres l’après-midi, qui s’enchaînent sur un même canevas.

Pour cette première édition, nous nous limitons à 3 étapes.

Nous espérons pouvoir en faire un rendez-vous tous les 2 ans.

 

Merci à Denis Bourdaud pour son dessin

Lors de la Caravane contre-croissance, militants, chercheuses et associations exploreront ces trois pistes en intégrant leur engagement singulier dans ce cadre de recherche fourni par la Maison commune de la décroissance. Avec Alter Kapitae, le CAC, Michel Lepesant, Gabriel Malek, Baptiste Mylondo, l’Observatoire de la Marchandisation de l’Action Associative, le collectif Travailler moins, Élodie Vieille-Blanchard et bien d’autres… 

Rendez-vous à Paris le 16 novembre à l’Académie du Climat 

à Nantes le 30 Novembre à la salle de conférence de la Manu

à Clermont-Ferrand le 14 décembre (lieu à confirmer)

17.10.2024 à 11:02
Rédaction
Lire plus (319 mots)

En 2021, nous écrivions à 8 mains un Abécédaire de la décroissance : 28 entrées de A à Z, de Alimentation à Zoo, en passant par Autonomie, Féminisme, Kapitalismus, Limites, Partage, Socialisme, Technologie, Youtube… chacune des entrées étant traitée sous un angle décroissant.

En 2024, ce travail a été repris par des décroissants Albigeois, Bruno et Marie, qui en ont fait un moment de l’émission Commun lundi sur Radio Albigés (merci à eux, ainsi qu’à Wil de la radio, qui a permis d’ouvrir cet espace de décroissance sur les ondes locales).

Voilà un bel exemple d’élaboration d’un langage commun, auquel la MCD, élaboratoire d’idées décroissantes, travaille depuis des années.

Aujourd’hui, nous transformons ce travail en podcast, à raison d’un épisode par semaine.

#1 Alimentation « Certains agronomes tel que Marc Dufumier, estiment que la quantité de nourriture disponible dans le monde serait suffisante pour nourrir l’humanité… »

Et merci à Jean-Luc Coudray dont les dessins impertinents nous ravissent toujours…

29.09.2024 à 22:28
Rédaction
Lire plus (309 mots)

Une conférence gesticulée de Matthieu du Collectif Travailler Moins.

Une remarque, une question ou une proposition ? écrire à : mfleur@pm.me

Sources et ressources pour aller plus loin :

→ Livres

  • Le Papalagui (1920) de Erich Scheurmann
  • Contre le travail (1923) de Giuseppe Rensi
  • Le manifeste des chômeurs heureux (2006)
  • Le droit à la Paresse (1880) de Paul Lafargue
  • Bâtir la civilisation du temps libéré (1974) de André Gorz
  • Dépôt de bilan de compétences (2020) de David Snug
  • Pour un revenu sans conditions (2012) de Baptiste Mylondo
  • Travailler plus pour gagner quoi ? (2008) de Robert Castel (Tribune)
  • Te plains pas c’est pas l’usine (2020) de Lily Zalzett et Stella Fihn
  • L’art d’être libre dans un monde absurde (2006) de Tom Hodgkinson
  • Va t’faire vivre (2021) de Mahault, Justine et Matthieu
  • Paresse pour tous (2021) de Hadrien Klent

→ Films et vidéos

  • Moi, Daniel Blake de Ken Loach (film)
  • Volem rien foutre al païs de Pierre C, Christophe C et Stéphane G. (doc)
  • Attention danger travail de Pierre C, Christophe C et Stéphane G. (doc)
  • Gagner sa vie de Margaux Missika & Yuval Orr, Arte (web série)
  • Le travail non rémunéré que le PIB ignore de Marilyn Waring (Ted)
  • Podcast Travailler Moins le podcast / Taf Punk

Le caméraman s’excuse pour la mise au point qui devient plus ou moins flou en cours de vidéo. Mes excuses à Matthieu et à nos chers spectateurs..

22.09.2024 à 10:06
Thierry caminel
Texte intégral (1425 mots)

Merci à Thierry Caminel pour la recension de ce livre de Jean Latreille qui remet avec pertinence sur la table de discussion la notion de PIB. Pas question évidemment d’y trouver un plaidoyer en faveur du PIB comme « boussole ». Pour autant, faut-il se précipiter à se passer d’une « mesure de la démesure » ? Pour l’écrire encore plus directement : il est formidable qu’il existe d’autres indicateurs de richesse qui peuvent servir, eux, de boussole mais pour réorienter l’économie peut-on se passer d’un « baromètre » qui mesure la fièvre ? L’intérêt politique de ces questions est multiple : a) une « indication » n’est pas forcément un « indicateur », il y a dans une « mesure » une certaine objectivité dont il faut tenir compte 1 ; b) d’autant que les travaux (de Timothée Parrique en particulier) démontent très clairement le mythe d’un découplage entre PIB et GES ; mais si le PIB n’indique rien, alors sur quoi porte la critique du découplage ; c) et puis osons une expérience de pensée : imaginons une économie parfaitement vertueuse d’un point de vue écologique mais dont le PIB serait encore couplé à un dépassement du plafond écologique, pourquoi faudrait-il encore décroître ?

Le débat autour du Produit Intérieur Brut (PIB) comme indicateur de la richesse et du progrès d’une nation suscite depuis longtemps des controverses, en particulier au sein des mouvements décroissants qui cherchent à remettre en question les fondements de notre modèle économique actuel. Dans ce contexte, l’ouvrage de Jean Latreille, « Le PIB, ou La mesure de notre démesure », apporte une perspective nuancée sur cette question épineuse.

Latreille développe une analyse qui se démarque à la fois des défenseurs inconditionnels de cet indicateur et de ses détracteurs les plus virulents. Dans un contexte où le PIB est de plus en plus remis en question, notamment par des d’économistes décroissants reconnus tels que Timothée Parrique, Éloi Laurent ou Dominique Méda qui, face aux défis écologiques et sociaux contemporains, plaident pour l’abandon du PIB au profit de nouveaux indicateurs de bien-être et de durabilité.

L’auteur reconnaît les limites évidentes du PIB. Cependant, il met en garde contre une condamnation hâtive de cet indicateur, arguant qu’il pourrait, paradoxalement, s’avérer un outil précieux dans la transition vers une économie plus soutenable.

Latreille, agrégé en économie, s’appuie en particulier sur une relecture des travaux fondateurs de l’économie politique. Il cite et recontextualise notamment les publications de Thomas Malthus et Adam Smith, mettant en perspective leurs réflexions sur la croissance et les limites des ressources avec les défis contemporains. Cette approche lui permet de rappeler que le PIB a été conçu initialement comme un outil de comptabilité nationale, mesurant l’ensemble des revenus distribués sur un territoire donné pendant une période spécifique. Ce n’est que par une interprétation économique ultérieure qu’il est devenu un indicateur de la richesse produite.

Pour Latreille, la sortie de ce qu’il nomme « l’enfer productiviste » nécessite de rompre avec quatre cercles vicieux interconnectés : la marchandisation, la concurrence, la productivité et les innovations. Il argue que ces dynamiques, au cœur du système économique actuel, sont les principaux moteurs de la croissance insoutenable du PIB et des dégradations environnementales qui en découlent.

La marchandisation, selon l’auteur, pousse à la monétisation croissante des relations sociales et des ressources naturelles. La concurrence incite les acteurs économiques à une course effrénée à la baisse des coûts, souvent au détriment de considérations sociales et environnementales. La recherche constante de gains de productivité conduit à une exploitation toujours plus intense des ressources humaines et naturelles. Enfin, l’innovation, telle qu’elle est actuellement conçue, repose souvent sur l’obsolescence programmée et la création de nouveaux besoins, alimentant ainsi un cycle de consommation non durable.

Latreille propose de rompre avec ces dynamiques en utilisant paradoxalement le PIB comme un outil de guidage vers une économie plus soutenable. Il souligne notamment que la forte corrélation entre l’évolution du PIB et celle des émissions de CO2 fait de cet indicateur un outil efficace pour mesurer notre impact environnemental. Il argue donc qu’une utilisation intelligente du PIB, visant sa réduction contrôlée, serait plus efficace pour guider les politiques économiques vers la durabilité que la création de nouveaux indicateurs potentiellement trompeurs.

Plutôt que de chercher à remplacer cet indicateur, il suggère d’en faire un baromètre de notre progression vers la décroissance nécessaire dans les pays développés. Cette approche implique d’accepter et même de viser une baisse contrôlée du PIB, en réduisant les revenus dans les secteurs jugés dispensables tout en maintenant ceux des activités essentielles.

Cette perspective va à l’encontre des propositions des économistes qui plaident pour l’adoption de nouveaux indicateurs composites intégrant des dimensions sociales et environnementales. Latreille considère que cette quête de nouveaux indicateurs pourrait être une manière détournée d’éviter de confronter la nécessité d’une véritable décroissance économique. Il va même jusqu’à reprendre le concept de « collapswashing », un néologisme emprunté à Vincent Mignerot, qui désigne une forme d’occultation inconsciente des effets indésirables d’un effondrement possible. Latreille suggère que la recherche effrénée de nouveaux indicateurs économiques pourrait relever de ce phénomène, détournant l’attention des véritables enjeux de la transition écologique.

En conclusion, « Le PIB, ou La mesure de notre démesure » de Jean Latreille offre une perspective originale et provocatrice sur le débat autour des indicateurs économiques. En proposant de réhabiliter le PIB non comme un objectif à maximiser mais comme un outil de pilotage vers la décroissance, l’auteur ouvre de nouvelles pistes de réflexion sur la mesure du progrès économique et social dans un contexte de limites planétaires. Cette approche, qui pourrait sembler contre-intuitive à première vue, invite à repenser en profondeur notre relation à la croissance économique et aux moyens de la mesurer dans un monde aux ressources finies. Latreille conclut en suggérant que plutôt que de chercher à tout prix de nouveaux indicateurs de croissance qui masqueraient les véritables enjeux, il serait plus judicieux d’accepter et d’organiser la baisse des revenus marchands dans une optique de préservation environnementale.

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Notes et références
  1. C’est cette « objectivité » qui permet de ne pas opposer « décroissance » et « récession » mais plutôt « décroissance » et « dépression ». Dans tous les cas, une récession est une réduction de la production et de la consommation : quand elle est subie, c’est une « dépression » ; quand elle est choisie, c’est la « décroissance ».
19.09.2024 à 21:48
Rédaction
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Intervention de Baptiste Mylondo, lors des (f)estives 2024.

Quel modèle social quand on sort de la croissance, c’est-à-dire quand on sort d’un modèle dans lequel la croissance de la production promet de satisfaire a) le plein-emploi (plus de production, donc plus d’emploi) et b) de réduire la pauvreté (en augmentant la taille du gâteau) ?

Baptiste a distingué 2 écoles d’objection de croissance :

  1. Un modèle social sans croissance mais avec plein-emploi (Jean Gadrey, Dominique Méda) basé sur a) la sortie de la course à la productitivité, b) le pari de la transition écologique (plus d’emplois perdus que d’emplois gagnés, surtout grâce à l’agriculture) et de la transition sociale (activités de soin, de care), c) le partage de l’emploi.
  2. Un modèle dans lequel l’enjeu n’est pas l’emploi mais la sortie de la société laborieuse (B. Mylondo). Pourquoi ? Parce que, à cause de la « révolution laborieuse » (Jan de Vries), on est passé du travail comme moyen à l’emploi comme finalité (promotion de la valeur-travail).
    • Quelles résistances à la révolution laborieuse ? Le droit à la paresse (P. Lafargue), l’apologie des oisifs (R.L. Stevenson), l’éloge de l’oisiveté, (B. Russel), le refus catégorique du travail (B. Black).
    • Pourquoi refuser le travail (David Frayne) ? Usure mentale, pas d’épanouissement, perte de sens, conflit éthique.
    • Qu’est-ce qu’on y gagne ? Le plaisir a) de s’affranchir de la consommation (trop coûteuse), b) defaire par soi-même, c) d’avoir du temps.
    • Qu’est-ce qu’on y perd ? Du revenu, coûts sociaux et symboliques, estime de soi).

C’est ainsi que dans une société post-croissance, le temps libéré (# temps libre) nous libère de la peur du vide et de la peur du vice, nourrit notre quête d’autonomie et nous émancipe de la tyrannie du temps (vitesse et accélération, H. Rosa).

19.09.2024 à 14:16
Fleur Bertrand-Montembault
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La semaine dernière, Emmanuel Macron, commentant les commentaires sur la cérémonie d’ouverture des JO, prétendait que « la France, ça n’est ni le wokisme, ni le conservatisme ». À la MCD, nous osons défendre l’inverse : la décroissance est un conservatisme et un wokisme, mais elle n’est ni réactionnaire, ni libérale-progressiste.

À l’instar de Günther Anders, nous pensons « qu’il ne suffit plus de transformer le monde ; avant tout il faut le préserver. Ensuite, nous pourrons le transformer, beaucoup, et même de façon révolutionnaire. Mais avant tout, nous devons être conservateurs au sens authentique, conservateurs dans un sens qu’aucun homme qui s’affiche comme conservateur n’accepterait.» C’était aussi l’intuition d’Albert Camus quand il disait que sa génération avait pour mission « d’empêcher que le monde ne se défasse », plutôt que de le refaire.

Mais que devons nous conserver ? Les communs préalables aux individus : la nature (nous sommes donc écologistes) et la société (nous sommes donc socialistes).

Cette attention à ce dont nous héritons, à ce qui précède notre naissance, ne nous empêche pas de valider qu’il existe des commun négatifs, dont le patriarcat et la domination coloniale constituent le pire. Ce sont des héritages dont nous voulons sortir, tout comme nous voulons sortir du monde de la croissance qui s’est largement appuyé, à l’instar du capitalisme, sur l’invisibilisation et l’exploitation gratuite de trois « ressources » considérées comme illimitées : la nature, les femmes et les colonies. La décroissance est donc woke, parce que systématiquement du côté de ces dominées, et ce, sans concessions.

C’est alors sur une ligne de crête que se tiennent les décroissant.es : ne pas céder aux sirènes du libéralisme, aujourd’hui bien implanté à gauche, jusque dans les mouvements féministes et écologistes, sous la forme de l’horizontalisme, du relativisme, du nombrilisme, de la promotion de l’innovation et de l’accélération sociale et technologique… sans dégringoler du côté de la réaction et du mythe d’une nature humaine immuable et unique, encensant un ordre ancien mythifié au service de la justification des inégalités. Bon courage,

Amitiés révolutionnaires

05.09.2024 à 17:16
Rédaction
Texte intégral (4483 mots)

On pourrait croire que le thème des (f)estives cette année – le travail – était un thème de transition. Après six éditions (2017-2023) consacrées à « une critique radicale de l’individualisme », et avant la prochaine thématique générale (2025-2027) « radicalisons la décroissance » (la propriété, le féminisme et la voie méditerranéenne), il est pourtant facile de relier le thème du travail à toutes ces recherches passées et futures que la MCD mène avec l’intention affichée de constituer un corpus théorique pour le mettre à disposition de la mouvance décroissance.

  • L’idée générale d’une critique de l’individualisme était de s’apercevoir que l’invention de l’individu moderne est le résultat d’un dispositif institutionnel généralisé qui, en opposition frontale avec le modèle « holiste » caractéristique de l’Ancien Régime, se base sur la division ; car l’individu est d’abord le résultat d’une opération de division ; l’individu c’est l’indivisible. Historiquement, on pense à l’interdiction par la révolution française des corporations pour réduire le débat public au seul face à face entre État-Nation et individus-citoyens. Socio-économiquement, une économie devient moderne quand à l’archaïque division genrée, à la traditionnelle division sociale, s’ajoute la division technique du travail.
  • On peut aussi montrer en quoi une réflexion sur le travail est un bon tremplin pour lancer le thème général des trois prochaines années, « radicalisons la décroissance ».
    • Réflexion sur la propriété, et plus explicitement critique radicale de la propriété privée. Le lien avec le travail est évident : puisque le régime libéral de croissance consiste à faire du travail le fondement légitime de la propriété privée.
    • Réflexion sur le féminisme : quand Carol Gilligan fonde l’éthique du care (parce que ce sont les femmes qui s’occupent des êtres humains avec sollicitude), elle ouvre la voie à l’extension par Joan Tronto du care à la sphère politique. La vie sociale ne devrait-elle pas s’organiser autour du souci des autres plutôt qu’autour du travail ? La plateforme sur laquelle repose toute société n’est-elle pas la sphère de la reproduction sociale plutôt que la sphère de la production économique ?
    • Pour orienter la décroissance sur la voie méditerranéenne (éloge de l’autolimitation, primauté de la vie sociale, économie politique de la dépense), il faut préalablement avoir compris que la croissance économique n’est que le symptôme d’une maladie plus grave qui est le « régime de croissance » dont l’hégémonie culturelle s’exerce ni par la domination économique ni par la supériorité de ces valeurs mais par la « forme » horizontaliste imposé à tout rapport socioculturel. Et l’un des effets de cette hégémonie est précisément le mépris si souvent affiché contre les discussions politiques (« assez de blabla ») au profit de l’efficacité du « faire », du « fabriquer », de l’atelier, du chantier, qui ne sont que des modalités du travail.

*

Avant d’écouter Guillaume Borel nous retracer une histoire idéologique du travail, Baptiste Mylondo nous présenter ses deux derniers livres sur Ce que les salaires disent de nous et sur Travailler sans patron et Matthieu Fleurance pour une conférence gesticulée, la valeur-travail, lol, nous avons posé quelques cadres définitionnels et référentiels et explicité trois références idéologiques (John Locke, Friedrich Hegel et Karl Marx, Hannah Arendt) qui structurent au moins implicitement tout débat politique sur le travail.

Tout ce « travail » préalable reposait sur une thèse simple : il faut remettre le travail à sa place : refuser d’en faire une catégorie générale (un « genre ») pour penser toute activité humaine et renverser le discours « travailliste » dominant (à gauche comme à droite, dans le capitalisme comme dans l’anticapitalisme) en faisant du travail une « espèce » d’activité. C’est le travail qui est une espèce d’activité, ce n’est pas l’activité qui est une espèce de travail.

Dans les courants de la critique de la valeur (Wertkritik) et de la critique de la valeur-dissociation (Wert-abspaltungskritik), on trouve la critique la plus robuste dirigée « Contre le travail ». Et pourtant, il y a dans ces courants un je-ne-sais-quoi qui empêche de reprendre sans discussion toutes leurs analyses.

D’un côté, on trouve dans ces textes une solide critique de la fable bourgeoise, celle qui raconte que le travail serait une catégorique anhistorique ; à raison, ces critiques du travail affirment que le « travail » est une catégorie historiquement déterminée, par le capitalisme qui a besoin de fétichiser la marchandise en décrivant la finalité de l’économie comme une production de valeur d’échange (et pas de valeur d’usage), par le travail abstrait (et pas par le travail concret). Toutes ces analyses semblent donc placer l’activité comme genre et le travail comme espèce d’activité, historiquement déterminée.

Mais d’autre côté, comment comprendre qu’à propos de la proposition de « revenu universel garanti », Anselm Jappe lui-même (dans la préface à Ne travaillez jamais, d’Alastair Hemmens (2019, Crise & Critique, p.14), après avoir déjà caricaturé cette proposition en en faisant une proposition technophile et étatiste, en arrive à lui reprocher de payer « les gens à ne rien faire ». Badaboum, car cette critique n’a de sens qu’en faisant du « travail » la catégorie générale de l’activité. Effectivement, il y a des gens qui ne « travaillent » pas mais de là à leur dire qu’ils ne font rien, c’est tout simplement tenir pour nulles et négligeable toutes les autres activités qu’ils pratiquent quotidiennement ; c’est retomber dans la question travailliste par excellence – « et toi qu’est-ce que tu fais dans la vie ? » – en attendant pour réponse une « profession » ! Leurs critiques du travail ne s’en sortent donc pas parce qu’elles commettent un double sophisme ; a) ne pas voir que la fable bourgeoise consiste effectivement à faire confondre le travail « comme acte de transformer les matériaux bruts présents dans la nature en vue de la survie » avec le travail comme « production capitaliste de la valeur » : mais c’est le tour de passe-passe qu’il faut critiquer, pas la définition du travail comme « transformation » ; b) ne pas défendre jusqu’au bout que c’est l’activité qui est le genre et pas le travail, qu’il soit défini comme activité laborans ou comme production de valeur d’échange.

1. Pas de discussion possible sans un cadre définitionnel

1.1 A quel « genre » appartient le travail ?

Nous avons procédé en trois étapes. Nous avons commencé par une discussion ouverte pour choisir dans une liste le terme qui nous semblait le plus général.

Rappel de méthode : quand un terme est général, c’est qu’il est un « genre », c’est-à-dire le terme le plus apte à englober des « espèces ». Quand on hésite entre deux termes, le procédé est très simple : on se demande lequel des deux est inclut dans l’autre.

Exemple : personne n’irait défendre qu’un meuble est une espèce de chaise ; parce qu’une chaise est une espèce de meuble. Et qu’il y a d’autres espèces de meubles, chacun avec sa spécificité : si une chaise est un meuble pour s’asseoir, un lit est un meuble pour dormir, une armoire est un meuble pour ranger. Qu’on puisse dormir sur une chaise ou dans une armoire ne fait pas qu’en réalité une chaise ou une armoire est devenu un lit.

Dans la liste suivante – accouchement, activité, affaire, besogne, boulot, bricolage, business, corvée, emploi, entreprise, exercice, fonction, gagne-pain, industrie, job, labeur, métier, occupation, œuvre, opération, ouvrage, production, profession, tâche, turbin – c’est le terme « activité » qui a été choisi après un court échange comme terme le plus général.

1.2 Si le travail est une activité, quelle est sa spécificité ?

Pour répondre, nous sommes partis des deux grandes réponses fournies par des « jeunes » au moment de choisir une voie d’orientation : soit la vocation, soit le revenu. Nous nous sommes alors mis à la recherche des quatre cas possibles, en partant du plus évident :

  • Activité gratuite et subie : l’esclavage.
  • Activité gratuite mais choisie : le bénévolat.

Restait à trouver les deux espèces d’activités rémunérées (≠ gratuites) :

  • Activité rémunérée et choisie : le métier (c’est pourquoi on dit qu’il n’y a pas de sots métiers).
  • Restait le dernier cas, l’activité rémunérée et contrainte (par un lien de subordination) → c’est le travail.

Mais où est l’emploi ? Il est facile de constater qu’à Pôle Emploi, on ne proposait ni des activités de bénévolat ni de l’esclavage, mais dans le meilleur des cas, un emploi qui correspondait à votre métier, sinon un travail. Ce que le métier et le travail ont en commun, c’est d’être une activité rémunérée ← voilà donc la définition de l’emploi.

Aujourd’hui « Pôle Emploi » est devenu « France Travail » : à chacun.e d’en déduire le sens de cette reformulation.

1.3 Où sont les activités assignées aux femmes ?

Ce tableau 2 lignes (gratuit/rémunéré), 2 colonnes (choisie, subie) des activités semble systématique mais comment ne pas s’apercevoir que la plus grande partie des activités humaines n’y est pas.

Autrement dit, ce tableau invisibilise la part principale des activités ; pourquoi cette invisibilité ? Parce que ce que l’on appelle les activités de la reproduction sociale – c’est-à-dire les activités qui ont pour fonction sociale de permettre à la vie sociale de se continuer – sont la véritable « plateforme » (Christine Delphy, Françoise d’Eaubonne) sur laquelle s’appuient les activités viriarcales, celles de la production économique (marchande ou non).

Voilà d’ores et déjà l’un des enjeux majeurs pour justifier la remise à sa place du travail : quand on accepte de dire que les activités assignées aux femmes dans la société moderne sont du « travail », on ne peut s’en sortir face à l’objection que cette activité n’est pas rémunérée (sans être stricto sensu ni du bénévolat, ni de l’esclavage), qu’en faisant du « travail » non pas une espèce d’activité, mais un genre.

C’est donc cette usurpation « travailliste » qu’il faut dénoncer si on veut reconnaître aux activités de la reproduction sociale d’être la véritable « infrastructure » sur laquelle s’appuient la structure économique et la superstructure politique.

Pour la décroissance, s’attaquer à la centralité de la valeur-travail, c’est contribuer à se décoloniser de l’imaginaire économiciste.

2. Pas de discussion possible sans un cadre référentiel

Quiconqu.e a déjà participé à une discussion critique sur le travail a rencontré, plus ou moins explicitement, trois types de références :

  • La référence libérale : le travail permettrait de légitimer le mérite personnel, c’est-à-dire de justifier qu’à la suite d’un travail, celui qui l’a effectué en tire un bénéfice privé. Le travail dans ce cas est défendu non pas en lui-même mais pour ses effets.
  • La référence travailliste : il y aurait une satisfaction intrinsèque au travail, satisfaction à la fois personnelle et sociale. Le travail dans ce cas est défendu pour lui-même, comme essentiel à l’existence de l’homme. Contre l’objection du travail comme exploitation de l’homme par l’homme, cette référence prétend s’en sortir en voyant dans le travail une « dialectique » de l’émancipation et de l’aliénation.
  • Et aussi souvent mise en avant la distinction qu’il faudrait faire entre le travailleur et l’artisan, entre le travail et l’œuvre.

Académiquement, on peut relier ces trois références à : John Locke, Karl Marx via Friedrich Hegel et Hannah Arendt.

2.1 La référence libérale : John Locke

John Locke, Second Traité du Gouvernement civil (1690), II, §27.

  • Travail ← comme genre.
  • Définition : le travail est « ajout de valeur ».
  • Thèse : le travail fonde la légitimité de l’appropriation privée. En travaillant un champ, le travailleur le sort de la propriété commune.
  • Méthode : Locke procède par extension du champ de la propriété. Une personne est d’abord propriétaire de son intelligence (mind) et de son corps, puis des fruits du travail qu’il doit effectuer pour permettre à son corps de continuer à vivre, puis de « ce sur quoi » son travail s’est exercé.
  • Intérêt pour la décroissance = la « clause lockéenne » selon laquelle l’appropriation privée est juste « du moins là où ce qui est laissé en commun pour les autres est en quantité suffisante et d’aussi bonne qualité ».
  • Le problème « technique » de John Locke : comment légitimer chaque extension du droit naturel de propriété (en attendant la légitimation civile par l’État) ?
  • Difficulté théorique pour la décroissance : si nous voulons abolir la propriété privée, alors il nous faut prendre à rebours la procédure lockéenne d’extension ; d’accord, mais jusqu’où ? Jusqu’à priver chaque humain.e d’être propriétaire de soi, de sa personne, de sa conscience, de son corps. [Là où la solution lockéenne consiste à s’appuyer sur une continuité – qui est celle de la conscience et donc de la liberté de conscience, la décroissance va devoir indiquer une rupture.]

2.2 La référence travailliste : Karl Marx via Friedrich Hegel

Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’Esprit (1804).

Karl Marx, Manuscrits de 1844, « le travail aliéné ».

Karl Marx, Le capital (1867).

  • Travail ← comme genre.
  • Définition : le travail est triple transformation : de son rapport à soi, de son rapport aux autres, de son rapport à la nature.
  • Thèse : la satisfaction du travail procède médiatement de la production d’un objet, parce qu’en transformant la matière (en la spiritualisant), le travailleur donne à la matière (naturelle) une « forme » (artificielle) qui vient de son esprit. En contemplant l’objet, il prend donc conscience médiatement de soi puisque ce qu’il (ad)mire dans l’objet travaillé, c’est l’expression (extériorisation) de son esprit (intérieur), et c’est cela qui lui procure une satisfaction : et comme l’objet travaillé ne disparaît pas, la satisfaction non plus.
  • Le travail est « dialectique ». D’abord parce que le moment du Travail est la synthèse du Désir (thèse) et de la Lutte (antithèse) : c’est pourquoi, le travail est « désir réfréné ». Ensuite parce que le travail qui était la condition de la domination (du maître sur l’esclave) devient celle de son renversement. Enfin parce qu’en apparence, le travail est domination (du maître sur l’esclave parce que l’esclave est dominé par la peur naturelle de mourir), mais en réalité, le travail est émancipation (en devenant le maître de la nature qu’il transforme, l’esclave transforme sa peur, et devient le maître du maître).
  • Discussion pour la décroissance : permettre certes de reconnaître toute activité comme source de satisfaction. Mais ce n’est pas en tant que travail qu’il y a satisfaction, seulement en tant qu’activité. Que l’activité soit bénévolat, métier, travail ou même esclavage, il ne faut pas nier qu’il y a toujours la possibilité de tirer de l’objet fabriqué ou de l’ouvrage achevé une source de satisfaction  mais c’est là juste une vérité générale propre à n’importe quelle activité. Mais ce n’est pas le travail qui est spécifiquement émancipatoire, c’est l’activité qui l’est en général. C’est pourquoi, là où les « travaillistes » disent qu’il faut libérer le travail, les anti-travaillistes comme les décroissants disent qu’il faut se libérer du travail, c’est-à-dire se libérer de cette forme spécifique de l’activité qui est subie, pénible et que la rémunération ne suffit pas à racheter. Le contraire des conditions de travail précaires et dérégulées, ce n’est pas des conditions de travail régulées, mais pas de travail du tout.

2.3 Les trois types de vita activa selon Hannah Arendt

Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne (1958).

  • Travail ← l’une des trois espèces de vita activa avec l’œuvre et l’action.
  • Définition : l’ensemble des activités que l’humain, en tant qu’animal laborans, accomplit pour se maintenir en vie et qui consiste à produire des objets de consommation qui n’existe que le temps de les produire.
  • Thèse 1 : Hannah Arendt met en place un tableau complet de la vita activa pour la décrire comme une hiérarchie qui part du travail pour atteindre les « activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner [la] liberté », l’œuvre, mais encore plus l’action. On pourrait dire qu’Hannah Arendt propose là de remettre le travail à sa place, la plus basse, dans ce qui serait une condition « antique » de l’homme. Cette condition est fortement inspirée d’un modèle idéalisé de la Cité antique.
  • Intérêt 1 pour la décroissance. D’abord, rappeler la distinction entre le travail et l’œuvre, entre une activité qui produit des objets de passage et une activité qui produit des « choses qu’on ne rencontre pas dans la nature, mais seulement dans le monde fabriqué par l’homme, on distingue entre objets d’usage et œuvres d’art ; tous deux possèdent une certaine permanence qui va de la durée ordinaire à une immortalité potentielle dans le cas de l’œuvre d’art ».
  • Thèse 2 : Hannah dresse ensuite le tableau de la condition de l’homme moderne qu’elle présente comme pris dans une tragique contradiction. Car d’un côté, le progrès technique et l’industrialisation semblent promettre à l’humanité la libération « de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, l’asservissement à la nécessité ». Mais d’un autre côté, elle constate l’effondrement des activités politiques de l’action dans le registre technique, qui lui-même s’effondre dans la sphère du travail. Sa conclusion, très souvent citée est implacable : « Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire ».
  • Intérêt 2 pour la décroissance : en remettant le travail à sa place à l’aide d’une vision verticale ascendante (car c’est l’œuvre qui « sauve » le travail de sa condition futile, et c’est l’action qui « sauve » l’œuvre de sa dimension utilitariste), Hannah Arendt fournit un cadre conceptuel pour une double critique de la société moderne qui peut aussi bien être décrite comme une dépolitisation générale des activités que comme l’avènement d’un modèle horizontal dans lequel, sous la catégorie usurpatrice du seul « travail », toutes les activités se vaudraient. Autrement dit, ce qui est fécond chez elle n’est pas tant une catégorisation pour distinguer des types d’activités que l’audace d’affirmer que tous les types d’activités ne sont pas humainement équivalents. La tragédie de la condition de l’homme moderne, c’est cette mise en équivalence généralisée, au nom de l’égalité, de toute activité humaine : « Dans cette société qui est égalitaire, car c’est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d’aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l’homme ». Autre façon de formuler ce que Günther Anders, à qui elle fut mariée de 1929 à 1937, nommait Obsolescence de l’homme (1956).

*

Ce qu’il faut retenir

Rhétoriquement : a) ne pas se laisser avoir en laissant le « travail » prendre toute la place. Le meilleur exemple de cette colonisation de l’activité par le « travail », c’est la fameuse question « et toi qu’est-ce que tu fais dans la vie ? » dont la réponse attendue est une profession. b) Savoir distinguer les divers emplois du terme « travail » : le travail est d’abord une activité pénible, que l’on préférerait éviter ou déléguer à un.e autr.e 1 ; mais c’est aussi ce que les temps modernes ont politiquement mis en valeur en prétendant que le « travail » avait un triple sens : utilité sociale, cohérence éthique et capacité d’agir.

Politiquement : reprocher aux travaillistes, de gauche comme de droite, de ne pas voir que le « travail » n’est que le doublon du « capital » : jamais l’un sans l’autre. Et donc l’abolition de l’un doit signifier l’abandon de l’autre : sortir du capitalisme, c’est sortir du travaillisme, et réciproquement. Savoir repérer et dénoncer le double jeu du travaillisme qui tente toujours de faire passer une pratique historiquement déterminée pour un invariant anthropologique 2.

  • Ce double jeu s’appuie (presque) toujours sur une reprise de la définition hégéliano-marxiste : Le travail serait « l’activité organisée par laquelle les humains transforment le monde naturel et social et se transforment eux-mêmes ». Et ben non, cela ce n’est pas le « travail », c’est l’activité humaine.
  • Pour autant gardons de la réflexion hégélienne l’explication de la joie que peut procurer toute activité : dans le résultat de toute activité, il y a la satisfaction de prendre médiatement conscience de soi, de son agency. Et comme il faut que cette satisfaction soit quelque peu durable, on peut penser que cette satisfaction vient plutôt de la part d’œuvre que de la part de travail dans l’activité.
  • Pour un exemple parfait de l’enfermement dans une vision travailliste du travail même dans une visée émancipatoire, il y a le CR fait par Dominique Méda des analyses de Th. Coutrot et Coralie Perez : Dominique Méda, « Thomas Coutrot, Coralie Perez, Redonner du sens au travail. Une aspiration révolutionnaire », Travail et Emploi [En ligne], 168 | 2022, URL : http://journals.openedition.org/travailemploi/12484.

Finalement, si l’on veut remettre le travail à sa place, il faut encore :

  1. Valider la « définition de Lucie » : le travail est une activité que l’on voudrait pouvoir interrompre pour obtenir immédiatement le résultat.
  2. Se demander jusqu’à quel point la place accordée au travail pourrait être réduite au sein de l’ensemble des activités. Au point de reconnaître qu’il y aura toujours une part irréductible de travail au sens d’activité pénible, même dans les sociétés les plus émancipées : car telle est la condition de l’homme, même moderne. Et voir dans cette part incontournable l’occasion politique de poser au modèle social désiré la question-test : celle du partage des « tâches pénibles ».
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Notes et références
  1. Ce qui revient à assumer ce que Thomas Coutrot et Coralie Perez nomment une « vision doloriste »
  2. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’invariant, mais ce n’est pas le travail, c’est l’activité.
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