La rédac
Depuis quelques jours, nous suivons avec attention, comme vous peut-être, la « Freedom Flottilla », un convoi humanitaire qui était parti il y a quelques jours avec à son bord nos camarades activistes Rima Hassan (eurodéputée depuis l’été dernier), Greta Thunberg et plusieurs ressortissants français. La nuit dernière vers 2h du matin, l’armée israélienne a intercepté illégalement leur bateau, coupé les communications et détient depuis les activistes (on le rappelle : ces 12 personnes sont désarmées, humanitaires, militantes ou journalistes et avaient pour seule ambition d’apporter du ravitaillement à la population de la bande de Gaza, affamée en pleine conscience par Israël).
Depuis cette nuit, des rassemblements sont organisés partout en France et dans le monde pour demander la libération et la protection de ces courageuses personnes qui n’ont fait que mettre en lumière la facilité avec laquelle un état génocidaire s’assoit sur les droits humains. En plus de commettre un génocide largement reconnu – le premier de l’Histoire humaine qui soit diffusé en direct sur les réseaux sociaux, l’Etat d’Israël nous crache dessus en faisant de ses pratiques coloniales fascistes la nouvelle loi internationale. L’inversion des valeurs est totale : l’acheminement d’aide humanitaire devient un crime, et les activistes deviennent les terroristes. Le collectif Urgence Palestine est toujours sous menace de dissolution, et le président renonce à la reconnaissance de l’Etat de Palestine, qu’il avait un temps brandi comme un paravent à son inaction déprimante. Pourtant, le récit de cette arrestation du Madleen (le nom du bateau affrété par la flottille) tel qu’il est fait dans les grands médias nous semble faire l’impasse sur des informations qui sont souvent questionnées sur les réseaux sociaux.
Voici un condensé de réponses qui seront mises à jour au fur et à mesure de l’avancée de la situation :
Des flottilles sont affrétées depuis 2008 pour accoster à Gaza qui est sous blocus illégal depuis 2007.
L’Humanité rappelle ainsi ce matin : « en 2010, l’attaque du Mavi Marmara par des commandos israéliens avait fait neuf morts, révélant, déjà, la brutalité d’un État prêt à tout pour maintenir son emprise coloniale. Quinze ans plus tard, l’histoire bégaie, même si cette fois-ci, aucun militant n’a été blessé, ni tué fort heureusement. »
Parce c’est sur nos propres complicités qu’il faut attirer l’attention. Sur nos indifférences, nos apathies et nos angoisses privilégiées mal dirigées. Les palestinien·nes n’ont pas besoin de nous pour se défendre, leur résistance s’organise depuis des décennies et inspire de nombreuses luttes. C’est donc sur notre capacité à accompagner cette résistance et à empêcher l’impunité de notre Occident que l’attention se focalise. Logique, finalement. Les Gazaoui·es ont autre chose à faire que de quémander notre attention.
Non, et c’était bien clair dès le départ de la flottille. Rima Hassan, Greta Thunberg, les journalistes et humanitaires à bord de ce bateau ont concentré l’attention médiatique dans l’espoir que cette pression populaire permette de créer une brèche dans la machine à affamer génocidaire. Une brèche dans laquelle le reste de l’aide humanitaire pourrait s’engouffrer, car chaque convoi, chaque cargaison sauvent des vies. Notre rôle n’était pas d’espérer sauver le monde, mais d’être à la hauteur de cette brèche.
La flottille est la figure de proue de nos révoltes collectives. Avec des personnalités diplomatiquement et médiatiquement importantes, elle peut faire paratonnerre pour la suite, mettre en lumière l’impunité d’Israël de manière limpide et schématique. Et qu’importe l’issue, n’importe quelle tentative pour apporter de l’aide à une population génocidée est loin d’être vaine. Elle rappelle qu’on essaiera tant qu’il faudra, peu importe l’issue, car c’est ce qu’on appelle la « dignité du présent ». Il ne s’agit pas de « servir à quelque chose » : à ce stade il s’agit de savoir comment vivre notre court laps de temps sur terre sans se couvrir de honte.
Bien sûr que c’était pour le buzz : le buzz et la pression populaire sont le seul bouclier des activistes palestiniens face à un génocide live stream. Le buzz est un moyen, la fin étant d’apporter n’importe quelle aide possible au peuple palestinien, de mettre à mal l’impunité d’Israël et de forcer les pouvoirs diplomatiques – seuls en capacité de faire quelque chose de militairement contraignant – à se mobiliser.
Non, ici on ne glorifie pas le sacrifice de militants. Que l’impuissance nous pousse à trouver du réconfort dans cette bravoure est humain, pour autant c’est collectivement et en protégeant les voix qui portent d’une répression sans vergogne que nous sommes les plus efficaces dans la lutte. Greta et Rima ne devraient pas avoir à être des hameçons humains pour que les idiots utiles de l’époque commencent à se poser des questions. Leur courage nous oblige à ne pas les sacrifier pour avoir bonne conscience.
>> cf Oïkos x Urgence Palestine
Mais commençons par le début : de quel droit Israël arrête et détourne un bateau humanitaire dans des eaux internationales ?
Eh oui, c’est ça la question qui devrait être posée sur toutes les radios.
Arrêter et détourner un bateau c’est de la piraterie. Empêcher l’accès à l’aide humanitaire est un crime contre l’humanité. Détenir en captivité des activistes, c’est une prise d’otages. Exterminer un peuple entier après des années de colonisation, c’est un génocide. Les mots importent, renversons-les : les criminels sont les armées israéliennes et leurs complices. Le silence est non seulement une lâcheté mais un crime. Pour rappel, Netanyahu est sous mandat d’arrêt par la cour pénale internationale.
Israël aurait eu peu intérêt à ce que l’arrestation des activistes et du Madleen ait été violente : d’où les images tranquilles, la distribution de denrées et la coupure des communications ensuite. Mais si les activistes ne sont pas tués, rien ne peut les protéger des geôles et tortures israéliennes, ni de « dérapages » loin des caméras. Nous sommes les porte paroles, non seulement de ces 12 activistes, mais aussi de toutes les voix qu’Israël fait taire. On a la démonstration des méthodes en direct, sous nos yeux.
C’est sûr. Pendant ce temps, le génocide se poursuit, et un enfant est blessé ou tué toutes les 10 minutes à Gaza (source : UNICEF). Mais qu’une élue de la République, membre du Parlement Européen ne passe ne serait-ce qu’une minute en détention sans aucune justification de droit international et en plein crime contre l’humanité, alors qu’on n’a plus de ses nouvelles depuis bientôt 24h et que son bateau a été détourné par une armée qui bafoue le droit international ; cela sans la moindre réaction du Président de la République ou des pouvoirs en place, est un signal d’alarme qui confirme notre lucidité : ce n’est pas de l’impuissance politique, c’est un alignement des gens de pouvoir sur la ligne de la complicité.
Nous n’attendons rien d’eux mais ne cesserons pas de leur demander. Nous assistons à un génocide et nous nous mobilisons pour 12 activistes emprisonnés. Nous sommes sans-voix et nous allons crier. Nous combattons le fascisme des temps modernes, qui s’étend au-delà du visible. Nous n’agirons pas parce que nous savons que nous aurons la victoire, nous faisons simplement ce qui est juste. Nous ne lâcherons pas des yeux ce qui se joue.
Libérez la Palestine, laissez la Freedom Flottilla naviguer.
Notre média est à disposition.
L’article Freedom Flottilla : enfin une brèche dans la machine à tuer. Libérez les activistes! est apparu en premier sur Motus & Langue Pendue.
La rédac
Par Charlotte Heyner et Soldat Petit Pois
Pour notre podcast Oïkos, Charlotte Giorgi a interviewé Damiens Nicolas pour une conversation profonde sur l’écologie quand on la décentre du référentiel « colonial ». Malheureusement, le son de l’épisode a un peu souffert. Comme c’est une discussion importante et passionnante, on a choisi de vous en résumer la première partie dans un article écrit. Attention cependant, cette synthèse n’est pas exhaustive. On vous encourage à aller braver le mauvais son et écouter le podcast pour avoir l’intégralité de la discussion. Merci à Charlotte Heyner de la rédac’ pour sa transcription fidèle.
Damiens Nicolas se présente comme un étudiant-activiste de la justice environnementale. Il est l’un des membres fondateurs de l’Observatoire Terre-Monde. À 24 ans, il a grandi en Guadeloupe puis a fait des études de philosophie et de science politique à Paris et se spécialise aujourd’hui sur les questions de coopération internationale en matière d’environnement.
Si le fait d’avoir grandi en Guadeloupe l’avait déjà sensibilisé à l’écologie, c’est alors qu’il fait ses études à Paris que Damiens la conceptualise pleinement comme une question politique. 2017 a été, à plusieurs titres, l’année du déclic : d’abord, parce que cette année-là, la Guadeloupe et les Caraïbes sont frappées par deux ouragans majeurs qui ont été très destructeurs. Damiens souligne combien, au-delà des catastrophes en elles-mêmes, c’est la gestion de celles-ci qui se révèle particulièrement traumatisante. Il réalise alors combien les questions autour de la vulnérabilité aux risques climatiques (particulièrement aigus dans les territoires insulaires) et de la gestion de ces risques sont politiques.
La même année, en métropole, on organise des marches du climat dans lesquelles il ne peut pas s’empêcher de percevoir un décalage : les personnes les plus exposées aux risques climatiques ne sont que peu représentées dans les cortèges et les discussions. Les questions restent très théoriques, tandis que lui a déjà vécu la réalité de ces risques.
“Quand je suis arrivé à Paris, la jeunesse qui parlait d’éco-anxiété, de justice climatique… il y avait quelque chose d’assez théorique, qu’elle ne vivait pas encore. […] Je sentais que j’avais déjà vécu quelque chose et qu’il n’y avait pas de discours en matière de justice climatique, d’écologie qui était proposé pour les territoires aux Antilles.”
C’est aussi à cette période que s’organisent différentes actions autour de la judiciarisation de l’affaire du chlordécone, scandale sanitaire qui a eu une grande visibilité et un fort impact pour conscientiser les territoires ultramarins sur les questions environnementales et les différentes approches de lutte possibles, notamment juridique.
En 2019, alors qu’il est étudiant en philosophie, il voit paraître le livre de Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale et c’est un déclic. Avec l’association des étudiants d’Outre-mer à la Sorbonne (Sorb’Outremer), il réalise qu’il faut travailler cette question de l’écologie, car les territoires ultramarins ne sont pas suffisamment pris en compte lorsqu’on parle d’écologie en France, alors même que ce sont des régions qui ont une histoire de violence environnementale très ancienne tout comme une biodiversité très riche. En effet, selon l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature), 80% de la biodiversité française se trouve dans les Outre-mer, notamment en Amazonie, dans les mangroves ou encore dans les lagons polynésiens.
“C’était un rapport très instrumental à la chose de l’écologie en Outre-mer, sachant que souvent les populations des Outre-mer sont exclues quand on parle d’écologie, dans le sens où on va leur dire : vous, vous ne vous en préoccupez pas, c’est pas un sujet qui vous intéresse, c’est pas votre domaine. Pourtant, on observe des pratiques : moi, j’ai vu ma grand-mère avoir des pratiques, des gestes écologistes.”
C’est dans la lignée de cette volonté de travailler l’écologie depuis les Outre-mer, en sortant de cette approche instrumentale, que Damiens participe avec Malcom Ferdinand à la constitution de l’Observatoire Terre-Monde. Mais avant de revenir sur l’Observatoire, Damiens fait le point sur les mots qu’on utilise pour parler de l’Outre-mer.
L’Outre-mer, c’est d’abord un terme qui renvoie directement à l’histoire coloniale de ces territoires : il servait à désigner les conquêtes et possessions situées au-delà de l’océan, au-delà des côtes françaises européennes. Aujourd’hui, il existe plusieurs statuts d’Outre-mer qui correspondent à la manière dont ces territoires ont été intégrés à l’ensemble national français au moment des décolonisations. On distingue ainsi les départements et régions d’Outre-mer (DROM, dont font partie les Antilles, la Guyane, La Réunion) et les collectivités d’Outre-mer (COM, comme par exemple la Nouvelle-Calédonie, St Pierre-et-Miquelon, la Polynésie…), auxquels il faudrait ajouter les Terres australes et antarctiques françaises, territoire sui generis, non-habité mais très important pour l’observation scientifique.
Comprendre le millefeuille administratif des Outre-mer, c’est étudier « comment le colonialisme a cherché à structurer les indépendances, à répondre aux attentes de la décolonisation » souligne Damiens. L’ONU distingue trois voies possibles de décolonisation : l’indépendance complète, l’association avec l’ancien pays colonisateur ou l’intégration à celui-ci.
En ce qui concerne la France, lorsque les anciennes colonies ont été assimilées juridiquement à l’ensemble du territoire national républicain (par la loi de 1946), ils le sont sous différentes modalités. Les DROM suivent un principe d’assimilation et vont être complètement intégrés à l’ensemble national, sous le même régime administratif que les départements de la métropole tandis que les COM vont garder des spécificités plus importantes, avec par exemple des institutions propres comme des Sénat particuliers.
On a donc deux trajectoires principales : l’assimilation administrative pour les DROM et la spécialisation législative du côté des COM. En corollaire, les DROM sont pleinement intégrés à l’Union Européenne tandis que les COM ont un statut spécifique de « pays et territoires d’Outre-mer européens ».
Damiens a aussi souligné combien les mots employés pour parler des Outre-mer sont significatifs à travers l’exemple du terme « population ».
“Avant la réforme constitutionnelle de 2005, on parlait de « peuples d’Outre-mer» et après 2005 on est passé à « populations ». C’est pas sans arrière-pensée : il y a quand même cette idée que, auparavant, notamment sous Mitterrand, il y avait l’idée que ces Outre-mer-là allaient vers une trajectoire de décolonisation que la France accompagnait, […] dans le sens d’une indépendance, dont la Nouvelle Calédonie. Ça a été le cas notamment des accords de Nouméa. […] Ça pose la question de : est-ce que l’assimilation est une véritable décolonisation ? On voit le manquement de la République à pouvoir assurer certains droits sociaux, économiques, l’égalité sur plein d’aspects.
Le simple fait de parler de “population” plutôt que “peuples” c’est très critique. Par “population” on mélange tout, tandis que quand on dit le peuple martiniquais, le peuple kanak, le peuple guyanais,… indirectement on voit l’idée que la France est un territoire plurinational, que la France comporte peut-être une seule nation mais plusieurs peuples. Et ça c’est très politique parce que ça questionne l’unité et l’indivisibilité de la république.”
Alors qu’il travaille sur une série d’articles avec l’association des étudiants d’Outre-mer de la Sorbonne, Damiens rencontre Malcom Ferdinand. Ce dernier cherche alors à constituer un réseau de chercheurs et d’activistes pour travailler la question de l’écologie dans les Outre-mer, depuis les Outre-mer : c’est ainsi que va naître l’Observatoire Terre-Monde, constitué à l’été 2020, avec la volonté de « mettre en lumière la diversité des enjeux d’écologie inhérents aux territoires d’Outre-mer et de repenser collectivement nos manières d’habiter la terre et de vivre ensemble. »
“Pourquoi un observatoire ? Parce qu’il y avait des chercheurs mais qu’on ne voulait pas avoir une approche de recherche de type laboratoire. On voulait avoir une approche à la fois décentrée et de ce qu’on appelle « recherche-action ». C’est la recherche qui se fait en interaction avec les acteurs concernés par ces domaines d’études, c’est-à-dire que les résultats de recherche reviennent aux personnes qui sont elles-mêmes l’objet de cette recherche et qu’on n’est pas objet de cette recherche mais sujets, acteurs aussi, ensemble.”
L’OTM a vocation à constituer un lieu d’étude, d’action, de diffusion de recherche et de connaissance autour des enjeux écologiques propres aux Outre-mer et à leur proche région. Concrètement, il s’organise autour de cinq pôles : un pôle Recherche, un pôle Documentation (pour centraliser les recherches et faire en sorte qu’elles restent sur ces territoires, le centre d’archives des Outre-mer étant situé à Aix-en-Provence), un pôle Veille (veille d’actualités et veille scientifique), un pôle Éducation/Sensibilisation, et un pôle Plaidoyer (qui s’occupe des questions juridiques, mais aussi parfois d’écrire des tribunes, par exemple sur la question de l’eau à Mayotte, ou, plus récemment, sur le cyclone Chido).
Damiens détaille le nom de l’organisation : Observatoire Terre-Monde (centre d’études des écologies politiques des « Outre-mer » et de leur proche région). Le pluriel d’écologies politiques est important : il réunit les différentes approches représentées, aussi bien côté sciences naturelles que sciences sociales pour penser l’environnement. La notion de « proche région » aussi, car il ne faut pas imaginer les territoires ultramarins comme des territoires isolés, figés dans l’espace. Ils s’inscrivent dans des contextes régionaux riches et significatifs. La Guyane, par exemple, est environnée par le Surinam, le Brésil, l’Amazonie.
Quant au nom Terre-Monde, il s’agit d’une référence à la pensée du Tout-Monde chez Edouard Glissant, écrivain, poète et philosophe martiniquais majeur. Pour Glissant, cela renvoie au concept de créolisation et à ces territoires qui se sont mondialisés à travers la violence. Ce sont ces peuples qui se sont rencontrés et mélangés via des rapports violents, la traite négrière, l’esclavage et les génocides, l’arrivée de travailleurs forcés, mais aussi la manière dont aujourd’hui, ils revendiquent une identité spécifique. C’est la pensée politique de comment on fait peuple, avec l’idée que quand des peuples se rencontrent dans un contexte spécifique, ils vont créer quelque chose qui n’existait pas auparavant et qui n’est pas prédictible.
“Cette obsession qu’on a souvent sur l’origine des peuples… souvent on se dit que pour survivre, pour décoloniser son territoire il faut revenir à l’origine. Pour Glissant, l’origine a un poids mais le plus important c’est comment on se concentre sur le destin, comment on avance de manière commune, comment on pare le trauma initial de l’esclavage, de la colonisation, comment on décentre ça pour ensuite arriver à un destin commun […], à un peuple qui arrive à se réunir par-delà de ces traumas.”
“La créolisation c’est comment 1+1 vont donner 3, pas 2.”
Pour les Outre-mer, les rapports de domination de la nature qui sont encore très présents aujourd’hui datent de la colonisation. La créolisation renvoie à cette rencontre violente qu’a été la colonisation, rencontre entre des peuples mais aussi rencontre entre des manières de se rapporter au vivant. C’est notamment la colonisation qui va diffuser le concept de propriété de la terre, ou encore la hiérarchisation des espèces en fonction de leur degré de rentabilité pour maximiser la productivité.
La notion que l’humain, la civilisation se définissent par opposition à la nature va s’imposer. Plus un peuple est proche de la nature, plus il va être considéré comme sauvage. À l’inverse, plus on va s’éloigner de la nature, par la médiation de techniques, plus on va s’approcher de la culture, de la civilisation, de l’humanité : une philosophie que les Lumières vont revendiquer et diffuser. Le vivant est considéré de manière mécaniste : les sciences naturelles l’étudient froidement pour en comprendre les lois, afin que l’esprit humain puisse le dominer.
C’est cette conception de la nature qui fonde le rapport extractiviste qu’on connaît aujourd’hui, notamment dans les Outre-mer. Le niveau d’industrialisation actuel, le niveau de vie que nous avons, renvoient à ce rapport extractif qui crée des échanges socio-économiques et environnementaux inégaux au niveau mondial :
“Le niveau d’industrialisation qu’on a aujourd’hui est l’équivalent du niveau d’extraction que les métropoles ont vis-à-vis des colonies.”
“Le fait qu’on ait cet appel via zoom, pour ça, il faut avoir de l’énergie, les hydrocarbures nécessaires, et en fait, derrière ça il y a de l’extraction qui se fait vis-à-vis de certains écosystèmes, et pas n’importe quels écosystèmes, pas n’importe quelles terres, pas n’importe quels peuples.”
Damiens explique que ces peuples, confrontés à la mise en place de méga projets extractivistes, voient leur mode de vie bouleversé par le changement de leur espace, ce qui crée un fort déséquilibre dans les communautés.
“On crée un manque parce que comme ils ne peuvent plus reproduire leur mode de vie, ils sont obligés de se rapporter à ce nouveau mode économique. Par exemple, ils vont devenir des travailleurs sous-payés dans les mines, ça va exposer les femmes et les enfants à des violences, parce que ça crée au sein des tissus communautaires des violences, des frustrations, ça renforce des mécanismes de violence.”
La notion de créolisation permet aussi de comprendre que la constitution d’une identité spécifique passe aussi par la manière de se rapporter à la terre, au vivant qui nous environne. L’anthropologue Arturo Escobar note bien que, lorsqu’il identifie des communautés locales, celles-ci se rapportent toujours à leur espace, à leur rapport au vivant. On ne lutte pas uniquement pour ses droits sociaux et politiques mais plus largement pour le droit d’habiter sur une terre, dans de bonnes conditions de vie, et pour que les générations futures mais aussi les autres espèces puissent aussi y vivre.
Toutes les informations et références de cet article sont tirées des explications de Damiens Nicolas, dans “L’écologie “outre-mer” : remettre en question l’écologie métropolitaine, avec Damiens Nicolas de l’Observatoire Terre-Monde”, Oïkos, saison 5 épisode 14, 20 janvier 2025.
Références abordées par Damiens:
Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, Mille Plateaux, Editions de Minuit, 1980
Escobar, Arturo, Designs for the Pluriverse: Radical Interdependence, Autonomy, and the Making of Worlds, Duke University Press, 2018 [Autonomía y diseño: la realización de lo comunal, Tinta Limón Ediciones, Buenos Aires, 2016]
Ferdinand, Malcom, Une écologie décoloniale – Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Seuil, 2019
Glissant, Édouard, Traité du Tout-Monde, Gallimard, 1997
Glissant, Édouard, Poétique de la relation, Gallimard, 1990
L’article Remettre en question l’écologie métropolitaine. Entretien avec Damiens Nicolas de l’Observatoire Terre-Monde est apparu en premier sur Motus & Langue Pendue.
La rédac
Par les rédactions de Motus & Langue Pendue et Combat
Pour certain·es c’est la fin du monde, pour d’autres la décadence est une fête.
Certain·es y gagnent, beaucoup y perdent, et finalement, peu y pensent vraiment.
Ce qui est sûr, c’est que nous vivons des temps troublés.
On y trouve tout ce que les libéraux et les alliances mortifères de ces dernières années ont déterré de plus misérable dans les poubelles de l’Histoire : des saluts nazis, des lanceur·ses d’alerte inculpé·es pour dénonciation de génocide, des récits tordus, mis en pièce ou décontextualisés, du vide, de la panique morale, de la lâcheté politique.
Nous qui avons grandi dans un monde qui se dérobe sous nos pieds, nous devons donc non seulement affronter la pile de crises qui s’entassent sur nos épaules, mais aussi constater que nos résistances politiques sont gangrenées par le vide de la pensée. Ce qui devrait nous faire sursauter nous laisse pourtant dangereusement apathiques.
Nous, petit collectif de médias et militant·es qui sursautons, voulons donc prendre le temps de rappeler ici :
Nous vous proposons donc un pacte : celui de briser le monopole des récits d’actualité (monopole détenu par des idéologues réactionnaires comme par des humanistes moraux qui se vautrent dans les discours sans les penser) et de maintenir grandes ouvertes les portes du débat public à celles et ceux qui entendent se réveiller et résister intelligemment.
Depuis des lustres, nous marmonnons entre nos dents qu’il faut s’engueuler, être mal-polis, rentrer dans le lard. Mais nous n’avons pas la place de le faire!
Les entre-soi, les caresses dans le sens du poil, les copinages, les ramollissements, nous en empêchent. En ce qui nous concerne, nous pâtissons de nos petites tailles et de nos marginalités. Pourtant, ce sont les marges qui servent à secouer les centres de gravité, et à les empêcher de devenir des poids morts. Or l’année 2025 nous a semblé être un sacré poids mort dans nos trajectoires politiques. Que s’est-il passé ? Est-ce que nous dormons ?
Jour après jour, nous faisons le constat que nous battre devient de plus en plus compliqué, y compris au sein de nos propres milieux et cercles idéologiques. Nous avançons de plus en plus difficilement, sous les airs moqueurs des plus gros médias, des voix qui portent déjà et ne se renouvellent pas, ou de celles qui prônent la positivité à tout crin, la neutralité, l’apolitique – et qui nous désactivent. Nous comprenons la fatigue que peut susciter un débat public virulent et une pensée qui reste critique, mais nous sommes davantage fatigué·es par cette atmosphère de pré-défaite idéologique.
Lutter, sans faire de bruit ni demander de comptes, pour ne pas déranger l’ordre des choses, c’est ce à quoi nous semblons condamnés. Non seulement ce monde nous écrase sous son poids, mais en plus, il exige de nous que nous ne troublions pas sa paix en le mettant en question autrement que superficiellement dans des débats de salons ou sur de petits blogs obscurs que plus personne n’a le temps de parcourir.
Depuis que nos médias précaires existent, nous avons pris la parole en lien avec des organisations militantes diverses, parce qu’au-delà d’une reprise de pouvoir stratégique sur nos destins communs, il nous est à tous insupportable de nous taire. Nous avons donc rejoint le grand et joyeux monde des « médias indépendants », ce terme qui ne veut plus dire grand-chose au fond. Nous écrivons, parlons, débattons, et surtout : nous entretenons savamment un seum qui nous dévore quand il pourrait servir à réveiller cette gauche lasse et molle. Le seum qu’on nous claque la porte au nez, et avec elle la possibilité de jouer notre rôle de trublions
Pour parler de chez nous, le merveilleux monde des indés n’échappe pas aux logiques qui empêchent la pensée. Aux entre-soi qui abrutissent et aux petits manèges de pouvoir et de flatteries qui donnent de l’eau à un moulin qui tourne à vide ou commente l’époque au lieu d’y prendre part. Nous, petits parmi les gros indés, nous avons aussi été témoins d’une machine à broyer la solidarité qui a gangrené notre milieu, reflet des souffrances d’une gauche en proie à l’auto-destruction débile, sous prétexte d’évidences, de complicités faciles ou de faux caractères subversifs. La course à qui sera le plus moral d’entre nous n’a pas abouti à l’efficacité de notre camp politique mais au contraire à son surplace. Nous avons confondu posture et activisme.
Mais, force est de constater que nous sommes encore là : les bras ballants, et les tripes en feu. Un constat nous est donc commun : il faut faire quelque chose de ça tant que faire se peut.
Les médias Motus & Langue Pendue et Combat sont les premiers seumards d’un collectif qui a vocation à s’élargir d’autres aigris.
Chacun de notre côté, avec nos spécificités et nos outils, nous avons construit des collectifs à échelle humaine, sans appui financiers ni sociaux, sans célèbre tête d’affiche, sans réseaux, sans diplômes et sans salaires. Nous l’avons fait pour nourrir l’époque de questionnements, car nous sommes convaincus qu’apporter des réponses nous dessert plus que de continuer à poser les questions. Nous l’avons fait pour continuer à abreuver le monde de propositions véritablement indépendantes, pour relayer des paroles dont la carrière, la réputation ou le réseautage ne conditionnent pas le contenu, qui ne sont pas influencées par qui sont nos amis ou quel coup d’éclat verbal nous planifions sur Twitter.
Cela fait de nous des rebelles, des vilains petits canards, des cancres, des impubliables, des inaudibles. Inaudibles car nous avons constaté que les « médias indépendants » ne le sont pas tant que ça, que les militant·es stars le sont sur des questions que d’autres ont défrichées pour elles et eux et au-delà desquelles ils s’aventurent rarement.
Que l’on s’entende bien : de tels médias et cercles politiques (plus visibles, lisses, consensuels) sont probablement, sur le fond, nos ami·es et nos allié·es, et il nous en faut pour murmurer à l’oreille du grand public. Mais pour nous assurer qu’ils le soient, ami·es et allié·es, il est de notre responsabilité de leur rappeler que la forme et la matérialité de notre contre-pouvoir compte aussi. N’est pas subversif qui veut, hélas. Il est de notre responsabilité, en d’autres termes, de les chahuter, et de s’imposer à la table bien fermée des discussions pour éviter qu’ils s’endorment.
Cela étant dit, parce que nous ne faisons pas les choses dans les règles de l’art avec la posture qui va avec (celle du sérail) et la réput’ qui grossit nos egos, nous avons été confrontés à des fin de non-recevoir, des portes closes, de la cooptation, des renvois d’ascenseur et des opportunités bien confidentielles desquelles nous étions soigneusement écartés. Nous avons constaté que nous étions dans l’incapacité de déranger ce monopole tranquille de la gauche parisienne et bourgeoise qui ne remarque plus que le soleil ne se lève et ne se couche pas dans son trou du cul.
Ce manifeste a donc pour but d’acter la naissance d’un collectif de seumard·es.
Aigri·es, pros du système D, farouchement asociaux face à ce monde de petits pouvoirs cooptés, nous décidons de créer un réseau d’entraide, de chahutage et de partage de bons plans, pour que les paroles sincèrement indépendantes puissent se doter des moyens de survie que personne ne veut leur accorder.
Au-delà de grands discours sur l’état de l’art dans la presse, nous nous engageons à :
Nos positions et nos alliances feront de nous des trouble-fête, des fauteurs de trouble. Des chouineur·es jamais contents ou hystériques.
Alors nous voudrions poser ici cela : nous acceptons de l’être. Pire : nous défendons les trouble-fête, des enquiquineurs aux révolutionnaires. Nous pensons qu’à l’heure où l’espace de discussion médiatique et politique, l’espace de tolérance et de remise en question, tous se rétrécissent, certains doivent endosser ce rôle et nous le pouvons puisque nous ne profitons de rien et jouissons d’une liberté sans commune mesure – dont nous payons le prix, celui de la précarité et de la marginalisation. Nous devons tirer profit de cette marginalisation : laissez-nous vous déranger, c’est nécessaire.
Nous, nous acceptons de jouer ce rôle. Celui de poser les questions qui fâchent, de mettre les pieds dans le plat, et de continuer d’affirmer que quelque chose d’autre, est non seulement possible, mais également désirable. Et que cette « autre chose » existe déjà, de manière inconfortable, dans les interstices de liberté que nous tentons de protéger des assauts de manière très inconfortable.
Nous appelons à une solidarité entre nous, celles et ceux qui osent braver les ordres établis, parce qu’avoir ce courage-là n’est pas toujours facile. Nous encaissons des coups et des doutes, nous sommes parfois pointés du doigt, régulièrement invisibilisés, souvent violemment attaqués et rarement défendus. Nos problématiques sont silencieuses et étouffées.
La force du collectif sert à ne pas renoncer, jamais.
Nous devons apprendre à composer avec un espace politique et médiatique qui n’est pas un consensus, un jeu calme et indolore.
Parce que c’est en refusant que nos vies soient tracées d’avance que nous l’investissons, l’espace politique doit impliquer une part de conflit et des remises en question constantes.
La politique se façonne par les rapports de force, parce que nous n’avons pas toustes la mainmise sur nos réalités, ni les mêmes intérêts. Nous assumons de jouer notre partition, et nous voulons aujourd’hui nous donner les moyens que nos fausses notes parviennent aux oreilles des chefs d’orchestre qui perdent leur virtuosité dans le confort des répétitions classiques.
Peut-être faut-il que nous soyons ensemble pour trouver le courage quotidien de refuser en bloc ce statu quo qui détruit tant et nous isole les uns des autres pour se perpétuer, en mettant au ban les trouble-fête.
Il est temps de renverser les perspectives. Si vous êtes calmes alors que tout se dérobe, vous faites peut-être bien partie du problème. Charge à nous de re-paramétrer les récits, avec tout le courage possible et malgré tout ce que cela nous coûte. De créer des passerelles entre les a priori et les réalités situées, variées, et diverses qui nous poussent à nous engager dans la recomposition du monde.
Il est temps que ce récit-là prenne la place : c’est le calme qui nous menace, pas le changement. À l’échelle de l’écosystème médiatique dit « indépendant », et des sphères militantes qui le nourrissent, nous nous engageons à continuer de nous enrager, et de vous réveiller.
Qui ne nous aime pas nous suive! et grand bien nous en fasse.
La suite bientôt.
CONTACT : combat.lemedia@gmail.com / motusetlanguependue@gmail.com
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