La rédac
Par Charlotte Giorgi
Il y a un an, la folie des législatives anticipées, déclenchées par la dissolution de l’Assemblée Nationale par notre fou du bus en chef, Emmanuel Macron, prenait place.
Et balayait sur son passage la sidération et l’apathie.
Contrairement à l’année d’avant, 2023, qui fut celle de soulèvements populaires massifs (soulèvements de la terre, réforme des retraites, révoltes des banlieues après la mort de Nahel,…), la campagne fut une révolte tactique, mécanique, jouant le jeu des institutions. Un an après, les dynamiques importantes soulevées par le Nouveau Front Populaire semblent loin. La sidération poursuit son chemin, et notre seuil de tolérance envers un calme qui est en fait un statu quo violent s’accroît de jour en jour. En face, des milliers, si ce n’est des millions, de jeunes qui errent dans ce monde chaotique et les questions qu’il soulève : qu’est-ce qui est politique ? À quoi se joue mon impuissance ? Quand devrions-nous arrêter d’être calmes ?
Il y a un an, aussi – hasard du calendrier, paraissait un podcast sur lequel nous travaillions depuis des mois si ce n’est des années. Un podcast pour rendre ces questions existentielles aussi sexy que les questions qu’on se pose autour de nos histoires d’amour (ce à quoi nous avions déjà travaillé avec succès autour de notre podcast Disparaître). Alors faire un Disparaître de la politique, c’était le plan. Car les contenus qui partent de l’intime sont des portes d’entrée dans la politique, et qu’il n’y a rien de plus intime que les questions que l’époque contemporaine fait s’élever. Alors à travers le décorticage intime de la trajectoire politique de l’une d’entre nous, nous espérions attraper l’attention des jeunes qui nous ressemblent, créer des chambres d’écho et des caisses de résonance, en partageant nos expériences de rupture avec l’ordre établi mais aussi nos impasses et nos contradictions : c’est ainsi que nous pourrions, peut-être, (ré)apprendre collectivement apprendre la révolte.
S’il y a un podcast qui peut représenter la ligne édito de notre média dans ce monde qui chavire, c’est bien celui-ci. Comme depuis toujours, nous concentrons nos forces sur des contenus qui peuvent briser l’entre-soi des milieux engagés, et permettre à chacun·e de se réapproprier les combats de notre temps. Parce qu’on n’en peut plus du jargon militant et de ne parler qu’à des convaincu·es. Du mépris social et des leçons de morale. Alors on vous invite fort à (ré)écouter ce podcast pensé sur le temps long, à vous l’approprier, et à vous outiller pour mener votre propre trajectoire politique. A nos côtés ?
J’ai grandi dans une banlieue décrépie que j’ai toujours rêvé de quitter. Contre toute attente, j’ai aussi côtoyé les bancs d’une école qui fabrique nos élites politiques. Des actions de désobéissance civile écolo aux manifs des gilets jaunes, de la création d’un média indépendant jusqu’aux recours devant le conseil d’Etat, la trajectoire de ma vie a fait de moi un témoin privilégié du fonctionnement politique des choses, du monde, de nos vies. J’ai appris beaucoup, d’espoirs en désillusions, et ça ne sert à rien si ce n’est pas partagé.
« Diam’s a sorti son premier album l’année où je suis née, en 1999 », commence la narratrice. « La chanson dans laquelle elle parle des jeunes de l’an 2000, donc de moi, ne figure pas sur celui-ci mais sur son 3e album, sorti en 2006. J’avais sept ans et pas encore de MP3. Mon MP3, c’est l’année de mes 10 ans. Diam’s, je comprends pas tout ce qu’elle dit. Mais je chante, machinalement. Comme une bonne partie de ma génération. La génération nan-nan.
Diam’s et les refrains entêtants qu’on fredonne dans la cour d’école en étant ravis du pouvoir de provocation que le rap nous offre, c’est notre premier lien avec la politique. Nous, les gens dont les parents veulent faire le bien mais sont ni de droite ni de gauche et s’en foutent d’ailleurs pas mal. Nous, classe moyenne qui s’en fout et qui va devenir populaire, nous que tout encercle et que rien n’intéresse suffisamment. Trop à faire, et rien à faire du reste. Diam’s c’est mon premier contact avec la politique. 2007, dix ans avant que j’ose dire : ça m’intéresse. Ça m’intéresse, qu’on me dise que j’ai raison d’être en colère, qu’on m’explique pourquoi j’ai une boule dans le bide quand mon père cherche du travail et que ma mère en a marre d’être prof, pourquoi c’est tout le temps la crise et comment on fait pour échapper au pire. Si tu travailles mal à l’école, si tu crois ce que tu lis sur Internet, si tu jettes ton chewing-gum par terre, si tu dis « putain », si tu regardes trop la télé, si tu respectes pas les règles que tu comprends pas encore : le pire. Personne sait exactement ce que c’est le pire. Mais ça aussi, c’est un premier contact avec la politique. Ce qui m’intéresse : échapper au pire. Pour le meilleur, on verra plus tard.
Ça fait plusieurs années que sur le média, on produit un podcast autour de l’amour. Ça s’appelle Disparaître, et ça marche super bien. C’est facile parler d’amour, parce qu’on dirait pas qu’on parle de politique. Et la politique, même si c’est ce qui m’intéresse, tout le monde sait qu’il faut pas en parler. C’est malvenu. « Tu votes pour qui toi? ». Personne dit ça. Ou bien « ce serait bien que les hommes arrête de violer », en plein repas, bah non. Alors que l’amour, ça intéresse tout le monde. L’amour, j’avais pu en parler avec n’importe qui. Personne ne serait senti en position de dire à l’une de mes meilleures amies enregistrées pour l’occasion : « tu n’es pas assez experte ». « Pas assez spécialiste ». On est toustes spécialistes de notre propre vie. Ce que j’ai fait pour l’amour, je veux le faire pour la politique. Faire parler nos vies, faire raconter nos tripes. Me permettre d’interroger. Faire en sorte que l’étincelle que la vie a allumé chez moi, par tout un tas de mécanismes qui me prédestinait plus ou moins à parler d’où je parle aujourd’hui, embrase d’autres feux. On a besoin de feux. Qui réchauffe qui a besoin, et qui brûle ce dont on n’a pas besoin.
De la banlieue décrépie où j’ai grandi, aux couloirs de Sciences Po Paris, des actions de désobéissance civile écolo aux manifs des gilets jaunes, de la création d’un média indépendant jusqu’aux recours devant le conseil d’Etat, mes propres privilèges, ma chance, la trajectoire de ma vie ont fait de moi un témoin privilégié du fonctionnement politique des choses, du monde, de nos vies. J’ai appris beaucoup, d’espoirs en désillusions, et ça ne sert à rien si ce n’est pas partagé. Difficile de vous dire que je compte vous partager ma vie, aussi jeune que je sois, en un podcast de six épisodes. Il s’agit plutôt de retracer un chemin qui pourra faire écho aux vôtres, le chemin d’une vérité, la mienne, à propos d’une époque, la nôtre, et comment elle pourrait faire écho plutôt que de rester ratatinée à l’arrière de ma tête. Je crois que quand les échos sont assez nombreux et solides et touchants pour constituer un brouhaha, ça s’appelle une révolution. Et j’aspire à rien de moins ambitieux que ça : une révolution.
Commençons par faire les présentations. Y’a quelques personnages important dans mon histoire, dans la nôtre. Le premier, c’est l’époque. La sale époque. Je suis une enfant des années 2000, je n’ai jamais vécu autre chose que la crise. Tout est moins bien qu’avant, à ce qu’il paraît. Et plus tard ça pue. Je ne pourrai probablement jamais m’acheter une maison, ni vivre un printemps qui ne soit ni l’hiver ni l’été mais un vrai entre-deux. En politique non plus, il n’y a plus d’entre-deux, à supposer qu’il y en ait jamais eu. Je n’ai pas connu d’élections où l’extrême-droite ne menaçait pas et j’ai grandi avec des plateaux télé qui mettaient l’extrême-gauche dans le même sac. Droite ou gauche, pour moi ça ne veut rien dire. »
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La rédac
Depuis quelques jours, nous suivons avec attention, comme vous peut-être, la « Freedom Flottilla », un convoi humanitaire qui était parti il y a quelques jours avec à son bord nos camarades activistes Rima Hassan (eurodéputée depuis l’été dernier), Greta Thunberg et plusieurs ressortissants français. La nuit dernière vers 2h du matin, l’armée israélienne a intercepté illégalement leur bateau, coupé les communications et détient depuis les activistes (on le rappelle : ces 12 personnes sont désarmées, humanitaires, militantes ou journalistes et avaient pour seule ambition d’apporter du ravitaillement à la population de la bande de Gaza, affamée en pleine conscience par Israël).
Depuis cette nuit, des rassemblements sont organisés partout en France et dans le monde pour demander la libération et la protection de ces courageuses personnes qui n’ont fait que mettre en lumière la facilité avec laquelle un état génocidaire s’assoit sur les droits humains. En plus de commettre un génocide largement reconnu – le premier de l’Histoire humaine qui soit diffusé en direct sur les réseaux sociaux, l’Etat d’Israël nous crache dessus en faisant de ses pratiques coloniales fascistes la nouvelle loi internationale. L’inversion des valeurs est totale : l’acheminement d’aide humanitaire devient un crime, et les activistes deviennent les terroristes. Le collectif Urgence Palestine est toujours sous menace de dissolution, et le président renonce à la reconnaissance de l’Etat de Palestine, qu’il avait un temps brandi comme un paravent à son inaction déprimante. Pourtant, le récit de cette arrestation du Madleen (le nom du bateau affrété par la flottille) tel qu’il est fait dans les grands médias nous semble faire l’impasse sur des informations qui sont souvent questionnées sur les réseaux sociaux.
Voici un condensé de réponses qui seront mises à jour au fur et à mesure de l’avancée de la situation :
Des flottilles sont affrétées depuis 2008 pour accoster à Gaza qui est sous blocus illégal depuis 2007.
L’Humanité rappelle ainsi ce matin : « en 2010, l’attaque du Mavi Marmara par des commandos israéliens avait fait neuf morts, révélant, déjà, la brutalité d’un État prêt à tout pour maintenir son emprise coloniale. Quinze ans plus tard, l’histoire bégaie, même si cette fois-ci, aucun militant n’a été blessé, ni tué fort heureusement. »
Parce c’est sur nos propres complicités qu’il faut attirer l’attention. Sur nos indifférences, nos apathies et nos angoisses privilégiées mal dirigées. Les palestinien·nes n’ont pas besoin de nous pour se défendre, leur résistance s’organise depuis des décennies et inspire de nombreuses luttes. C’est donc sur notre capacité à accompagner cette résistance et à empêcher l’impunité de notre Occident que l’attention se focalise. Logique, finalement. Les Gazaoui·es ont autre chose à faire que de quémander notre attention.
Non, et c’était bien clair dès le départ de la flottille. Rima Hassan, Greta Thunberg, les journalistes et humanitaires à bord de ce bateau ont concentré l’attention médiatique dans l’espoir que cette pression populaire permette de créer une brèche dans la machine à affamer génocidaire. Une brèche dans laquelle le reste de l’aide humanitaire pourrait s’engouffrer, car chaque convoi, chaque cargaison sauvent des vies. Notre rôle n’était pas d’espérer sauver le monde, mais d’être à la hauteur de cette brèche.
La flottille est la figure de proue de nos révoltes collectives. Avec des personnalités diplomatiquement et médiatiquement importantes, elle peut faire paratonnerre pour la suite, mettre en lumière l’impunité d’Israël de manière limpide et schématique. Et qu’importe l’issue, n’importe quelle tentative pour apporter de l’aide à une population génocidée est loin d’être vaine. Elle rappelle qu’on essaiera tant qu’il faudra, peu importe l’issue, car c’est ce qu’on appelle la « dignité du présent ». Il ne s’agit pas de « servir à quelque chose » : à ce stade il s’agit de savoir comment vivre notre court laps de temps sur terre sans se couvrir de honte.
Bien sûr que c’était pour le buzz : le buzz et la pression populaire sont le seul bouclier des activistes palestiniens face à un génocide live stream. Le buzz est un moyen, la fin étant d’apporter n’importe quelle aide possible au peuple palestinien, de mettre à mal l’impunité d’Israël et de forcer les pouvoirs diplomatiques – seuls en capacité de faire quelque chose de militairement contraignant – à se mobiliser.
Non, ici on ne glorifie pas le sacrifice de militants. Que l’impuissance nous pousse à trouver du réconfort dans cette bravoure est humain, pour autant c’est collectivement et en protégeant les voix qui portent d’une répression sans vergogne que nous sommes les plus efficaces dans la lutte. Greta et Rima ne devraient pas avoir à être des hameçons humains pour que les idiots utiles de l’époque commencent à se poser des questions. Leur courage nous oblige à ne pas les sacrifier pour avoir bonne conscience.
>> cf Oïkos x Urgence Palestine
Mais commençons par le début : de quel droit Israël arrête et détourne un bateau humanitaire dans des eaux internationales ?
Eh oui, c’est ça la question qui devrait être posée sur toutes les radios.
Arrêter et détourner un bateau c’est de la piraterie. Empêcher l’accès à l’aide humanitaire est un crime contre l’humanité. Détenir en captivité des activistes, c’est une prise d’otages. Exterminer un peuple entier après des années de colonisation, c’est un génocide. Les mots importent, renversons-les : les criminels sont les armées israéliennes et leurs complices. Le silence est non seulement une lâcheté mais un crime. Pour rappel, Netanyahu est sous mandat d’arrêt par la cour pénale internationale.
Israël aurait eu peu intérêt à ce que l’arrestation des activistes et du Madleen ait été violente : d’où les images tranquilles, la distribution de denrées et la coupure des communications ensuite. Mais si les activistes ne sont pas tués, rien ne peut les protéger des geôles et tortures israéliennes, ni de « dérapages » loin des caméras. Nous sommes les porte paroles, non seulement de ces 12 activistes, mais aussi de toutes les voix qu’Israël fait taire. On a la démonstration des méthodes en direct, sous nos yeux.
C’est sûr. Pendant ce temps, le génocide se poursuit, et un enfant est blessé ou tué toutes les 10 minutes à Gaza (source : UNICEF). Mais qu’une élue de la République, membre du Parlement Européen ne passe ne serait-ce qu’une minute en détention sans aucune justification de droit international et en plein crime contre l’humanité, alors qu’on n’a plus de ses nouvelles depuis bientôt 24h et que son bateau a été détourné par une armée qui bafoue le droit international ; cela sans la moindre réaction du Président de la République ou des pouvoirs en place, est un signal d’alarme qui confirme notre lucidité : ce n’est pas de l’impuissance politique, c’est un alignement des gens de pouvoir sur la ligne de la complicité.
Nous n’attendons rien d’eux mais ne cesserons pas de leur demander. Nous assistons à un génocide et nous nous mobilisons pour 12 activistes emprisonnés. Nous sommes sans-voix et nous allons crier. Nous combattons le fascisme des temps modernes, qui s’étend au-delà du visible. Nous n’agirons pas parce que nous savons que nous aurons la victoire, nous faisons simplement ce qui est juste. Nous ne lâcherons pas des yeux ce qui se joue.
Libérez la Palestine, laissez la Freedom Flottilla naviguer.
Notre média est à disposition.
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La rédac
Par Charlotte Heyner et Soldat Petit Pois
Pour notre podcast Oïkos, Charlotte Giorgi a interviewé Damiens Nicolas pour une conversation profonde sur l’écologie quand on la décentre du référentiel « colonial ». Malheureusement, le son de l’épisode a un peu souffert. Comme c’est une discussion importante et passionnante, on a choisi de vous en résumer la première partie dans un article écrit. Attention cependant, cette synthèse n’est pas exhaustive. On vous encourage à aller braver le mauvais son et écouter le podcast pour avoir l’intégralité de la discussion. Merci à Charlotte Heyner de la rédac’ pour sa transcription fidèle.
Damiens Nicolas se présente comme un étudiant-activiste de la justice environnementale. Il est l’un des membres fondateurs de l’Observatoire Terre-Monde. À 24 ans, il a grandi en Guadeloupe puis a fait des études de philosophie et de science politique à Paris et se spécialise aujourd’hui sur les questions de coopération internationale en matière d’environnement.
Si le fait d’avoir grandi en Guadeloupe l’avait déjà sensibilisé à l’écologie, c’est alors qu’il fait ses études à Paris que Damiens la conceptualise pleinement comme une question politique. 2017 a été, à plusieurs titres, l’année du déclic : d’abord, parce que cette année-là, la Guadeloupe et les Caraïbes sont frappées par deux ouragans majeurs qui ont été très destructeurs. Damiens souligne combien, au-delà des catastrophes en elles-mêmes, c’est la gestion de celles-ci qui se révèle particulièrement traumatisante. Il réalise alors combien les questions autour de la vulnérabilité aux risques climatiques (particulièrement aigus dans les territoires insulaires) et de la gestion de ces risques sont politiques.
La même année, en métropole, on organise des marches du climat dans lesquelles il ne peut pas s’empêcher de percevoir un décalage : les personnes les plus exposées aux risques climatiques ne sont que peu représentées dans les cortèges et les discussions. Les questions restent très théoriques, tandis que lui a déjà vécu la réalité de ces risques.
“Quand je suis arrivé à Paris, la jeunesse qui parlait d’éco-anxiété, de justice climatique… il y avait quelque chose d’assez théorique, qu’elle ne vivait pas encore. […] Je sentais que j’avais déjà vécu quelque chose et qu’il n’y avait pas de discours en matière de justice climatique, d’écologie qui était proposé pour les territoires aux Antilles.”
C’est aussi à cette période que s’organisent différentes actions autour de la judiciarisation de l’affaire du chlordécone, scandale sanitaire qui a eu une grande visibilité et un fort impact pour conscientiser les territoires ultramarins sur les questions environnementales et les différentes approches de lutte possibles, notamment juridique.
En 2019, alors qu’il est étudiant en philosophie, il voit paraître le livre de Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale et c’est un déclic. Avec l’association des étudiants d’Outre-mer à la Sorbonne (Sorb’Outremer), il réalise qu’il faut travailler cette question de l’écologie, car les territoires ultramarins ne sont pas suffisamment pris en compte lorsqu’on parle d’écologie en France, alors même que ce sont des régions qui ont une histoire de violence environnementale très ancienne tout comme une biodiversité très riche. En effet, selon l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature), 80% de la biodiversité française se trouve dans les Outre-mer, notamment en Amazonie, dans les mangroves ou encore dans les lagons polynésiens.
“C’était un rapport très instrumental à la chose de l’écologie en Outre-mer, sachant que souvent les populations des Outre-mer sont exclues quand on parle d’écologie, dans le sens où on va leur dire : vous, vous ne vous en préoccupez pas, c’est pas un sujet qui vous intéresse, c’est pas votre domaine. Pourtant, on observe des pratiques : moi, j’ai vu ma grand-mère avoir des pratiques, des gestes écologistes.”
C’est dans la lignée de cette volonté de travailler l’écologie depuis les Outre-mer, en sortant de cette approche instrumentale, que Damiens participe avec Malcom Ferdinand à la constitution de l’Observatoire Terre-Monde. Mais avant de revenir sur l’Observatoire, Damiens fait le point sur les mots qu’on utilise pour parler de l’Outre-mer.
L’Outre-mer, c’est d’abord un terme qui renvoie directement à l’histoire coloniale de ces territoires : il servait à désigner les conquêtes et possessions situées au-delà de l’océan, au-delà des côtes françaises européennes. Aujourd’hui, il existe plusieurs statuts d’Outre-mer qui correspondent à la manière dont ces territoires ont été intégrés à l’ensemble national français au moment des décolonisations. On distingue ainsi les départements et régions d’Outre-mer (DROM, dont font partie les Antilles, la Guyane, La Réunion) et les collectivités d’Outre-mer (COM, comme par exemple la Nouvelle-Calédonie, St Pierre-et-Miquelon, la Polynésie…), auxquels il faudrait ajouter les Terres australes et antarctiques françaises, territoire sui generis, non-habité mais très important pour l’observation scientifique.
Comprendre le millefeuille administratif des Outre-mer, c’est étudier « comment le colonialisme a cherché à structurer les indépendances, à répondre aux attentes de la décolonisation » souligne Damiens. L’ONU distingue trois voies possibles de décolonisation : l’indépendance complète, l’association avec l’ancien pays colonisateur ou l’intégration à celui-ci.
En ce qui concerne la France, lorsque les anciennes colonies ont été assimilées juridiquement à l’ensemble du territoire national républicain (par la loi de 1946), ils le sont sous différentes modalités. Les DROM suivent un principe d’assimilation et vont être complètement intégrés à l’ensemble national, sous le même régime administratif que les départements de la métropole tandis que les COM vont garder des spécificités plus importantes, avec par exemple des institutions propres comme des Sénat particuliers.
On a donc deux trajectoires principales : l’assimilation administrative pour les DROM et la spécialisation législative du côté des COM. En corollaire, les DROM sont pleinement intégrés à l’Union Européenne tandis que les COM ont un statut spécifique de « pays et territoires d’Outre-mer européens ».
Damiens a aussi souligné combien les mots employés pour parler des Outre-mer sont significatifs à travers l’exemple du terme « population ».
“Avant la réforme constitutionnelle de 2005, on parlait de « peuples d’Outre-mer» et après 2005 on est passé à « populations ». C’est pas sans arrière-pensée : il y a quand même cette idée que, auparavant, notamment sous Mitterrand, il y avait l’idée que ces Outre-mer-là allaient vers une trajectoire de décolonisation que la France accompagnait, […] dans le sens d’une indépendance, dont la Nouvelle Calédonie. Ça a été le cas notamment des accords de Nouméa. […] Ça pose la question de : est-ce que l’assimilation est une véritable décolonisation ? On voit le manquement de la République à pouvoir assurer certains droits sociaux, économiques, l’égalité sur plein d’aspects.
Le simple fait de parler de “population” plutôt que “peuples” c’est très critique. Par “population” on mélange tout, tandis que quand on dit le peuple martiniquais, le peuple kanak, le peuple guyanais,… indirectement on voit l’idée que la France est un territoire plurinational, que la France comporte peut-être une seule nation mais plusieurs peuples. Et ça c’est très politique parce que ça questionne l’unité et l’indivisibilité de la république.”
Alors qu’il travaille sur une série d’articles avec l’association des étudiants d’Outre-mer de la Sorbonne, Damiens rencontre Malcom Ferdinand. Ce dernier cherche alors à constituer un réseau de chercheurs et d’activistes pour travailler la question de l’écologie dans les Outre-mer, depuis les Outre-mer : c’est ainsi que va naître l’Observatoire Terre-Monde, constitué à l’été 2020, avec la volonté de « mettre en lumière la diversité des enjeux d’écologie inhérents aux territoires d’Outre-mer et de repenser collectivement nos manières d’habiter la terre et de vivre ensemble. »
“Pourquoi un observatoire ? Parce qu’il y avait des chercheurs mais qu’on ne voulait pas avoir une approche de recherche de type laboratoire. On voulait avoir une approche à la fois décentrée et de ce qu’on appelle « recherche-action ». C’est la recherche qui se fait en interaction avec les acteurs concernés par ces domaines d’études, c’est-à-dire que les résultats de recherche reviennent aux personnes qui sont elles-mêmes l’objet de cette recherche et qu’on n’est pas objet de cette recherche mais sujets, acteurs aussi, ensemble.”
L’OTM a vocation à constituer un lieu d’étude, d’action, de diffusion de recherche et de connaissance autour des enjeux écologiques propres aux Outre-mer et à leur proche région. Concrètement, il s’organise autour de cinq pôles : un pôle Recherche, un pôle Documentation (pour centraliser les recherches et faire en sorte qu’elles restent sur ces territoires, le centre d’archives des Outre-mer étant situé à Aix-en-Provence), un pôle Veille (veille d’actualités et veille scientifique), un pôle Éducation/Sensibilisation, et un pôle Plaidoyer (qui s’occupe des questions juridiques, mais aussi parfois d’écrire des tribunes, par exemple sur la question de l’eau à Mayotte, ou, plus récemment, sur le cyclone Chido).
Damiens détaille le nom de l’organisation : Observatoire Terre-Monde (centre d’études des écologies politiques des « Outre-mer » et de leur proche région). Le pluriel d’écologies politiques est important : il réunit les différentes approches représentées, aussi bien côté sciences naturelles que sciences sociales pour penser l’environnement. La notion de « proche région » aussi, car il ne faut pas imaginer les territoires ultramarins comme des territoires isolés, figés dans l’espace. Ils s’inscrivent dans des contextes régionaux riches et significatifs. La Guyane, par exemple, est environnée par le Surinam, le Brésil, l’Amazonie.
Quant au nom Terre-Monde, il s’agit d’une référence à la pensée du Tout-Monde chez Edouard Glissant, écrivain, poète et philosophe martiniquais majeur. Pour Glissant, cela renvoie au concept de créolisation et à ces territoires qui se sont mondialisés à travers la violence. Ce sont ces peuples qui se sont rencontrés et mélangés via des rapports violents, la traite négrière, l’esclavage et les génocides, l’arrivée de travailleurs forcés, mais aussi la manière dont aujourd’hui, ils revendiquent une identité spécifique. C’est la pensée politique de comment on fait peuple, avec l’idée que quand des peuples se rencontrent dans un contexte spécifique, ils vont créer quelque chose qui n’existait pas auparavant et qui n’est pas prédictible.
“Cette obsession qu’on a souvent sur l’origine des peuples… souvent on se dit que pour survivre, pour décoloniser son territoire il faut revenir à l’origine. Pour Glissant, l’origine a un poids mais le plus important c’est comment on se concentre sur le destin, comment on avance de manière commune, comment on pare le trauma initial de l’esclavage, de la colonisation, comment on décentre ça pour ensuite arriver à un destin commun […], à un peuple qui arrive à se réunir par-delà de ces traumas.”
“La créolisation c’est comment 1+1 vont donner 3, pas 2.”
Pour les Outre-mer, les rapports de domination de la nature qui sont encore très présents aujourd’hui datent de la colonisation. La créolisation renvoie à cette rencontre violente qu’a été la colonisation, rencontre entre des peuples mais aussi rencontre entre des manières de se rapporter au vivant. C’est notamment la colonisation qui va diffuser le concept de propriété de la terre, ou encore la hiérarchisation des espèces en fonction de leur degré de rentabilité pour maximiser la productivité.
La notion que l’humain, la civilisation se définissent par opposition à la nature va s’imposer. Plus un peuple est proche de la nature, plus il va être considéré comme sauvage. À l’inverse, plus on va s’éloigner de la nature, par la médiation de techniques, plus on va s’approcher de la culture, de la civilisation, de l’humanité : une philosophie que les Lumières vont revendiquer et diffuser. Le vivant est considéré de manière mécaniste : les sciences naturelles l’étudient froidement pour en comprendre les lois, afin que l’esprit humain puisse le dominer.
C’est cette conception de la nature qui fonde le rapport extractiviste qu’on connaît aujourd’hui, notamment dans les Outre-mer. Le niveau d’industrialisation actuel, le niveau de vie que nous avons, renvoient à ce rapport extractif qui crée des échanges socio-économiques et environnementaux inégaux au niveau mondial :
“Le niveau d’industrialisation qu’on a aujourd’hui est l’équivalent du niveau d’extraction que les métropoles ont vis-à-vis des colonies.”
“Le fait qu’on ait cet appel via zoom, pour ça, il faut avoir de l’énergie, les hydrocarbures nécessaires, et en fait, derrière ça il y a de l’extraction qui se fait vis-à-vis de certains écosystèmes, et pas n’importe quels écosystèmes, pas n’importe quelles terres, pas n’importe quels peuples.”
Damiens explique que ces peuples, confrontés à la mise en place de méga projets extractivistes, voient leur mode de vie bouleversé par le changement de leur espace, ce qui crée un fort déséquilibre dans les communautés.
“On crée un manque parce que comme ils ne peuvent plus reproduire leur mode de vie, ils sont obligés de se rapporter à ce nouveau mode économique. Par exemple, ils vont devenir des travailleurs sous-payés dans les mines, ça va exposer les femmes et les enfants à des violences, parce que ça crée au sein des tissus communautaires des violences, des frustrations, ça renforce des mécanismes de violence.”
La notion de créolisation permet aussi de comprendre que la constitution d’une identité spécifique passe aussi par la manière de se rapporter à la terre, au vivant qui nous environne. L’anthropologue Arturo Escobar note bien que, lorsqu’il identifie des communautés locales, celles-ci se rapportent toujours à leur espace, à leur rapport au vivant. On ne lutte pas uniquement pour ses droits sociaux et politiques mais plus largement pour le droit d’habiter sur une terre, dans de bonnes conditions de vie, et pour que les générations futures mais aussi les autres espèces puissent aussi y vivre.
Toutes les informations et références de cet article sont tirées des explications de Damiens Nicolas, dans “L’écologie “outre-mer” : remettre en question l’écologie métropolitaine, avec Damiens Nicolas de l’Observatoire Terre-Monde”, Oïkos, saison 5 épisode 14, 20 janvier 2025.
Références abordées par Damiens:
Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, Mille Plateaux, Editions de Minuit, 1980
Escobar, Arturo, Designs for the Pluriverse: Radical Interdependence, Autonomy, and the Making of Worlds, Duke University Press, 2018 [Autonomía y diseño: la realización de lo comunal, Tinta Limón Ediciones, Buenos Aires, 2016]
Ferdinand, Malcom, Une écologie décoloniale – Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Seuil, 2019
Glissant, Édouard, Traité du Tout-Monde, Gallimard, 1997
Glissant, Édouard, Poétique de la relation, Gallimard, 1990
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