01.08.2025 à 06:00
Human Rights Watch
(Jérusalem, 1er août 2025) – Les forces israéliennes présentes sur les sites d'un nouveau système de distribution d'aide humanitaire soutenu par les États-Unis à Gaza ont régulièrement ouvert le feu sur des civils palestiniens affamés, commettant de graves violations du droit international qui constituent des crimes de guerre, a déclaré Human Rights Watch aujourd'hui.
Des incidents ayant fait de nombreuses victimes se sont produits quasi quotidiennement sur les quatre sites gérés par la Fondation humanitaire pour Gaza (Gaza Humanitarian Foundation, GHF), qui agit en coordination avec l'armée israélienne, ou à proximité de ces sites. Au moins 859 Palestiniens ont été tués alors qu'ils tentaient d'obtenir de la nourriture sur les sites de la GHF entre le 27 mai et le 31 juillet, la plupart par l'armée israélienne, selon les Nations Unies. La situation humanitaire désastreuse est la conséquence directe de l'utilisation par Israël de la famine comme arme de guerre – ce qui constitue un crime de guerre – ainsi que de son blocage intentionnel et continuel de l’aide humanitaire et des services de base ; ces actions qui se poursuivent constituent le crime contre l'humanité d'extermination, et des actes de génocide.
« Non seulement les forces israéliennes affament délibérément des civils palestiniens à Gaza, mais elles tirent presque quotidiennement sur ceux qui cherchent désespérément de la nourriture pour leurs familles », a déclaré Belkis Wille, directrice adjointe de la division Crises et conflits à Human Rights Watch. « Les forces israéliennes, soutenues par les États-Unis et des entrepreneurs privés, ont mis en place un système de distribution d'aide humanitaire défaillant et militarisé, qui a transformé les opérations de distribution d'aide en véritables bains de sang. »
Les autres États devraient faire pression sur les autorités israéliennes pour qu’elles cessent immédiatement de recourir à la force létale comme méthode de contrôle des foules contre les civils palestiniens, qu’elles lèvent les nombreuses restrictions illégales sur l’entrée de l’aide humanitaire, et qu’elles suspendent ce système de distribution défectueux, a déclaré Human Rights Watch. Au lieu de cela, l'ONU et d'autres organisations humanitaires devraient être autorisées à reprendre les distributions d'aide à travers Gaza à grande échelle et sans restrictions, car elles ont prouvé leur capacité à nourrir la population conformément aux normes humanitaires et comme exigé par les ordonnances contraignantes émises par la Cour internationale de Justice (en janvier, en mars et en mai 2024), dans le cadre de l’affaire portée par l’Afrique du Sud contre Israël pour génocide.
En mai, après plus de 11 semaines d’un blocus total imposé par Israël à Gaza, le mécanisme de distribution de la GHF a commencé à être mis en œuvre. Selon diverses sources, l'objectif des autorités israéliennes était de remplacer à terme l’acheminement de l’aide humanitaire par l’ONU et d’autres organisations humanitaires, par le système de la GHF.
Les autorités israéliennes ont justifié ces mesures en affirmant que le Hamas avait détourné l'aide, mais un récent article du New York Times, basé sur des sources militaires israéliennes, indique que l'armée israélienne ne dispose d’aucune preuve que le Hamas ait systématiquement détourné l'aide de l'ONU. Le système dirigé par l’ONU reste opérationnel, mais est soumis à des restrictions significatives imposées par les autorités israéliennes, notamment quant à la quantité et au type d'aide autorisée et à sa destination.
Quatre sites de distribution d'aide humanitaire par la GHF à Gaza Click to expand Image Carte montrant l'emplacement des 4 sites de distribution d'aide par l’organisme GHF à Gaza. Les zones en couleur violette représentent des zones militarisées contrôlées par les forces israéliennes, et/ou soumises à des ordres d’évacuation depuis le 18 mars. © 2025 OCHA/Graphisme Human Rights WatchLe système GHF est géré par deux sociétés privées sous-traitantes américaines : Safe Reach Solutions (SRS) et UG Solutions, en coordination avec l’armée israélienne. Ces sociétés ont déclaré qu'elles s'engageaient à « livrer uniquement de la nourriture aux civils en souffrance » et qu'elles étaient indépendantes de tout gouvernement, mais les quatre sites de distribution se trouvent dans des zones militarisées. Trois sites se trouvent à Rafah, que les autorités israéliennes ont en grande partie rasé et où elles envisagent de concentrer la population de Gaza. Le quatrieme site se trouve dans une « zone de sécurité » israélienne, connue sous le nom de corridor de Netzarim, qui coupe Gaza en deux. Aucun de ces quatre sites n'est accessible aux habitants du nord de Gaza, qui continuent de dépendre du système de distribution d’aide humanitaire géré par l'ONU.
En juillet, Human Rights Watch a mené des entretiens avec 10 personnes qui étaient sur le terrain à Gaza ces derniers mois et qui ont été témoins de violences sur ou à proximité des sites d'aide, ou qui ont soigné les personnes blessées et tuées sur ces sites. Parmi les personnes interrogées figuraient Anthony Bailey Aguilar, lieutenant-colonel à la retraite des forces spéciales de l'armée américaine, qui travaillait à Gaza en tant qu'entrepreneur en sécurité pour UG Solutions, notamment dans les centres de contrôle et lors de dizaines d’opérations de distribution d’aide menées sur les quatre sites de la GHF entre mai et juin ; un travailleur humanitaire étranger qui a travaillé à Gaza en juin ; deux médecins étrangers qui ont travaillé à Gaza en mai, juin et juillet et ont soigné des civils blessés sur ou à proximité des sites de distribution d'aide de la GHF ; et six témoins palestiniens d'incidents violents liés aux distributions. Les chercheurs ont également analysé des images satellite (de différentes résolutions spatiales), vérifié des vidéos et des photographies, dont celles prises par Anthony Bailey Aguilar, analysé les métadonnées des documents et examiné les publications de la GHF sur les réseaux sociaux.
Le 19 juillet, Human Rights Watch a adressé à la GHF, à SRS, à UG Solutions, à l’armée israélienne et au gouvernement des États-Unis des courriers accompagnés d’un résumé de conclusions et d’une liste de questions. L’armée israélienne, UG Solutions, l’avocat de UG Solutions, et l’avocat de GHF/SRS ont répondu, et leurs réponses globales sont reflétées dans la version complète en anglais de ce communiqué.
Les quatre sites de distribution de la GHF ont été sélectionnés et construits par l'armée israélienne, a indiqué l'avocat de la GHF à Human Rights Watch. Grâce à l'imagerie satellite, les chercheurs ont confirmé que les sites se trouvent dans des zones militarisées, entourées d'avant-postes militaires. L'avocat de la GHF a déclaré que la Fondation avait embauché SRS pour gérer les sites de distribution, qui à son tour avait embauché UG Solutions pour assurer la sécurité des sites.
Plutôt que de livrer de la nourriture aux habitants dans des centaines de sites accessibles à travers Gaza, le nouveau mécanisme oblige cependant les Palestiniens à traverser des terrains dangereux et détruits. Selon cinq témoins, les forces israéliennes contrôlent le mouvement des Palestiniens vers les sites par l'utilisation de balles réelles. À l’intérieur des sites, la distribution de l’aide elle-même est une « mêlée générale » incontrôlée, comme l’a décrit Anthony Bailey Aguilar, qui laisse souvent les personnes les plus vulnérables et les plus faibles sans rien. Human Rights Watch a analysé les annonces faites sur la page Facebook de la GHF concernant 105 distributions sur les 4 sites, et a constaté que 54 fenêtres de distribution duraient moins de 20 minutes et que 20 distributions étaient annoncées comme terminées avant le début de leur heure d'ouverture officielle.
Un Palestinien a expliqué à Human Rights Watch avoir quitté son domicile vers 21 heures pour tenter de rejoindre un site qui devait ouvrir à 9 heures le lendemain. En chemin, a-t-il déclaré, un char israélien a ouvert le feu sur lui et sur d'autres personnes alors qu'ils se dirigeaient vers le site : « Si vous arrêtiez de marcher ou faisiez quoi que ce soit qu'ils ne voulaient pas, ils vous tiraient dessus. » Lors d'un autre incident, Anthony Bailey Aguilar a déclaré avoir été témoin d'un tir de char israélien sur un véhicule civil juste à l'extérieur du Site 4, tir qui, selon lui, a tué quatre personnes à l'intérieur du véhicule, le 8 juin. Un autre entrepreneur qui s’est exprimé sur ITV News a décrit la même attaque contre la voiture.
Un autre Palestinien qui s'est rendu sur l'un des sites d'aide a décrit le voyage difficile et risqué : « Tant de personnes qui ont besoin d'aide ne la reçoivent pas, faute de pouvoir se rendre sur le site. Ceux qui y vont tentent leur chance, et c'est remarquable s'ils reviennent vivants. »
Selon sept témoins avec lesquels Human Rights Watch s’est entretenu, les forces israéliennes tiraient régulièrement sur des civils. Trois témoins palestiniens et Anthony Bailey Aguilar ont également affirmé avoir vu des gardes armés, présents sur les sites de la GHF, utiliser des balles réelles et d'autres armes contre des civils lors des distributions d'aide. Ces gardes armés seraient apparemment des sous-traitants d'UG Solutions, étant donné que la lettre de l’avocat de la GHF et SRS a confirmé que les seuls entrepreneurs possédant des armes à l'intérieur des sites de distribution sont ceux d'UG Solutions. La GHF, SRS et UG Solutions ont nié les allégations selon lesquelles leurs sous-traitants auraient utilisé la force contre des civils et ont déclaré que le personnel d'UG Solutions n'utilisait la force létale qu'en dernier recours et n'avait jamais blessé de civils ni de demandeurs d'aide.
Le mécanisme d'aide n'a pas réussi à résoudre le problème de la famine à Gaza, a déclaré Human Rights Watch. L'avocat de la GHF a indiqué avoir livré 95 millions de repas à Gaza au 28 juillet. Cependant, même à pleine capacité sur les quatre sites, le programme de la GHF ne peut fournir qu'une soixantaine de camions de nourriture par jour, selon Anthony Bailey Aguilar, comparés aux 600 camions par jour qui sont entrés à Gaza dans le cadre du programme d'aide dirigé par l'ONU pendant le cessez-le-feu début 2025.
Le 29 juillet, les plus grands experts mondiaux en matière d’insécurité alimentaire, le Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire (IPC), ont déclaré que le « pire scénario de famine se joue actuellement dans la bande de Gaza ». Le ministère de la Santé de Gaza a indiqué qu'au 30 juillet, 154 personnes, dont 89 enfants, sont mortes de malnutrition depuis le 7 octobre 2023, la majorité d'entre elles depuis le 19 juillet. Le 27 juillet, l’armée israélienne a annoncé qu’elle reprendrait les largages aériens, désignerait des voies sécurisées pour l'entrée de l'aide et mettrait en œuvre des « pauses humanitaires » dans les zones peuplées pour faciliter l'aide.
Le droit international humanitaire ou lois de la guerre, applicable aux hostilités entre les forces israéliennes et les groupes armés palestiniens, exigent que les parties fassent à tout moment la distinction entre les civils et les combattants. Les attaques ne peuvent être dirigées que contre des objectifs militaires, les attaques qui ciblent des civils et des biens civils, ou sont indiscriminées, sont interdites. Le droit international des droits humains, qui s'applique également à Gaza, interdit l'utilisation létale intentionnelle d'armes à feu par les responsables de l'application des lois, sauf lorsque cela est « strictement inévitable pour protéger la vie ». Ces normes s’appliquent également au personnel de sécurité privée exerçant des pouvoirs de police.
En vertu de ces deux corpus juridiques, les autorités peuvent prendre des mesures pour assurer l'acheminement de l'aide, mais le recours à la force létale contre les civils est strictement limité. Par exemple, si des civils s'écartaient d'un itinéraire désigné par les forces armées israéliennes, cela ne ferait pas d'eux, en soi, des cibles pouvant être légalement attaquées. Une telle situation ne justifierait pas non plus le recours intentionnel à la force létale par les forces de police, considéré comme « strictement inévitable pour protéger des vies ». L'homicide volontaire et illégal de civils de la population occupée constitue un crime de guerre.
L'usage répété et injustifié de la force létale contre des civils palestiniens par les forces israéliennes constitue une violation du droit international humanitaire et des droits humains. Human Rights Watch n'a connaissance d'aucun élément dans les cas documentés indiquant que les personnes tuées représentaient une menace imminente pour la vie au moment où elles ont été tuées. Le recours intentionnel à la force létale par ceux qui exercent des pouvoirs de police sans justification légale constitue également une violation du droit international des droits humains. Les meurtres réguliers commis par les forces israéliennes à proximité des sites de la GHF constituent également des crimes de guerre, compte tenu de tous les éléments indiquant qu'il s'agit d'assassinats délibérés et ciblés de personnes dont les autorités israéliennes savent qu'elles sont des civils palestiniens.
Le 26 juin, un mois après que SRS a commencé à distribuer de l'aide sur les sites, le gouvernement des États-Unis a annoncé qu'il allouait 30 millions de dollars à la GHF. La source de financement du premier mois des distributions de la GHF reste inconnue ; dans sa lettre à Human Rights Watch, l'avocat de la GHF a déclaré que la Fondation avait « reçu 100 millions de dollars d'un gouvernement autre que celui des États-Unis ou d'Israël », sans préciser le gouvernement concerné.
L’administration Trump a envoyé l’allocation en contournant les approbations du Congrès. Les États-Unis sont complices des violations israéliennes des lois de la guerre à Gaza, étant donné qu’ils fournissent une aide militaire substantielle malgré la connaissance des graves violations persistantes.
Le Congrès des États-Unis devrait également exiger des notifications sur tout financement supplémentaire destiné à la GHF et réclamer un rapport sur la manière dont les fonds américains sont actuellement utilisés, notamment une évaluation de l'efficacité de l'aide aux Palestiniens affamés.
Conformément à leurs obligations en vertu de la Convention sur le génocide, les États devraient utiliser toutes les formes de pression dont ils disposent, notamment des sanctions ciblées, un embargo sur les armes et la suspension des accords commerciaux préférentiels, pour mettre fin aux atrocités criminelles continues des autorités israéliennes.
« Il est indéfendable qu’au lieu d’utiliser leur influence considérable pour faire pression sur Israël afin qu’il mette fin à ses actes de génocide en cours, les États-Unis soutiennent et financent même un mécanisme mortel qui conduit les forces israéliennes à tuer des civils palestiniens affamés comme méthode de contrôle des foules », a conclu Belkis Wille. « Les États devraient agir de toute urgence pour mettre fin à l’extermination des Palestiniens. »
Suite plus détaillée en anglais :
www.hrw.org/news/2025/08/01/gaza-israeli-killings-of-palestinians-seeking-food-a-war-crime
31.07.2025 à 06:00
Human Rights Watch
Au début du mois de juillet 2025, les autorités burkinabè ont libéré cinq journalistes et un militant des droits humains qui avaient été illégalement enrôlés de force dans l'armée après avoir critiqué la junte militaire. Bien qu'il s'agisse d'une évolution positive, leur libération rappelle aussi cruellement que d'autres personnes sont toujours portées disparues, certaines depuis 2024, sans qu'aucun indice ne permette de savoir où elles se trouvent.
Le 24 mars 2024, à Ouagadougou, la capitale du pays, les autorités ont arrêté Guezouma Sanogo, Boukari Ouoba et Phil Roland Zongo, trois membres de l'Association des journalistes du Burkina (AJB), ainsi que Luc Pagbelguem, journaliste sur la chaîne de télévision privée BF1, pour avoir dénoncé les restrictions à la liberté d'expression imposées par la junte. Le 2 avril, une vidéo a circulé sur les réseaux sociaux montrant Guezouma Sanogo, Boukari Ouoba et Luc Pagbelguem en uniforme militaire, ce qui a suscité des inquiétudes quant à leur conscription. La conscription de Phil Roland Zongo n'a été rendue publique et confirmée qu’au moment de sa libération.
Le 18 juin 2024, Kalifara Séré, commentateur sur la chaîne BF1 TV, a été porté disparu après une réunion avec des membres du Conseil supérieur de la communication (CSC), l'autorité de régulation des médias au Burkina Faso. Des membres du CSC avaient interrogé Kalifara Séré au sujet d'un commentaire dans lequel il avait exprimé des doutes quant à l'authenticité de photographies montrant le chef de l'État. En octobre 2024, les autorités ont finalement reconnu qu'il avait été enrôlé dans l'armée, avec deux autres journalistes, Serge Oulon et Adama Bayala. On ignore toujours où se trouvent Serge Oulon et Adama Bayala.
Le 29 novembre 2023, des hommes en civil se présentant comme des membres des services de renseignement nationaux ont enlevé Lamine Ouattara, membre du Mouvement burkinabè des droits de l'homme et des peuples (MBDHP), à son domicile. Des proches de Lamine Ouattara ont confirmé qu'il avait aussi été enrôlé illégalement.
Human Rights Watch a documenté le recours par la junte à une loi d'urgence de vaste portée pour enrôler des détracteurs, des journalistes, des militants des droits humains et des magistrats afin de les réduire au silence.
Si les gouvernements sont habilités à enrôler des civils adultes pour la défense nationale, toute conscription doit toutefois être mise en œuvre de manière à informer les conscrits potentiels de la durée du service militaire, et à leur donner la possibilité de contester leur obligation de servir.
Les autorités burkinabè devraient immédiatement libérer toutes les personnes encore détenues illégalement, et cesser d'utiliser la conscription pour réprimer les médias et les détracteurs.
30.07.2025 à 06:00
Human Rights Watch
(Vilnius) – Les autorités russes ont intensifié la censure en ligne, les perturbations d’Internet et la surveillance depuis le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie en février 2022, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd’hui.
30 juillet 2025 Disrupted, Throttled, and BlockedLe rapport de 50 pages, intitulé « Disrupted, Throttled and Blocked: State Censorship, Control, and Increasing Isolation of Internet Users in Russia » (« Internet perturbé, ralenti et bloqué : Censure par l’État, contrôle et isolement accru des internautes en Russie ») documente l’impact des capacités technologiques croissantes du gouvernement et de son contrôle sur l’infrastructure d’Internet dans ce pays. Human Rights Watch a constaté que cela permet aux autorités de procéder à un blocage et à une restriction plus généralisés et non transparents des sites web indésirables et des outils de contournement de la censure, ainsi qu’à des perturbations et des coupures d’Internet sous le prétexte de garantir la sécurité publique et la sûreté nationale.
« Pendant des années, les autorités russes ont méticuleusement développé leurs outils juridiques et technologiques afin de convertir l’espace de l’Internet russe en un forum étroitement contrôlé et isolé », a déclaré Anastasiia Kruope, chercheuse adjointe auprès de la division Europe et Asie centrale à Human Rights Watch. « Leurs efforts ont conduit à une censure généralisée, à des perturbations d’Internet à grande échelle et à un affaiblissement de la sécurité et de la vie privée, en violation de leurs responsabilités en matière de droits humains en vertu du droit international. »
Human Rights Watch a mené des entretiens avec 13 journalistes et experts indépendants russes et internationaux sur la censure d’Internet et les droits numériques, la sécurité de l’information, la gouvernance d’Internet et la politique numérique. Les chercheurs ont également analysé les lois et les règlements, ainsi qu’un large éventail de sources ouvertes en anglais et en russe, telles que des articles de recherche universitaire, des forums informatiques russes et des données recueillies par des projets russes et internationaux de surveillance de la censure sur Internet.
Human Rights Watch a adressé des courriers à huit entreprises de technologie – cinq sociétés étrangères et trois sociétés russes – ainsi qu’au gouvernement russe, au sujet de ses conclusions. Les réponses de l’entreprise américaine Cloudflare et de la société de technologie russe Yandex sont reflétées dans le rapport et figurent en annexe de ce document, qui est publié sur le site web de Human Rights Watch.
Les autorités russes ont bloqué des milliers de sites web, y compris des sites de médias indépendants et d’organisations de défense des droits humains, des pages web d’opposants politiques, ainsi que des plateformes de réseaux sociaux, pour non-respect de la législation draconienne qui régit les activités en ligne en Russie.
Certains sites étrangers et diverses plateformes ont cessé de fournir des services aux internautes russes en raison des sanctions et des pressions politiques qui ont suivi l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie en février 2022.
L’accès aux applications ou aux sites web bloqués, comme Instagram ou Facebook, est quasiment impossible en Russie sans passer par un réseau privé virtuel (Virtual Private Network, VPN), outil qui permet aux internautes de contourner la censure. Pourtant, d’après certaines estimations, environ la moitié de la population du pays ne sait pas utiliser ces outils, et les autorités les bloquent de plus en plus.
Ceci, associé à une promotion active par l’État d’alternatives russes, a forcé un nombre croissant d’internautes à basculer sur les navigateurs et les plateformes de réseaux sociaux russes qui proposent à leurs utilisateurs du contenu et des interprétations des événements actuels et historiques soutenus par le gouvernement. Les internautes sont également confrontés à des risques plus élevés de voir leurs données personnelles transmises aux services de police.
La loi russe exige que les sites web qui publient des annonces consacrent 5 % à des « publicités sociales », définies comme visant « des objectifs caritatifs ou d’autres objectifs ayant une valeur sociale, ainsi que la protection des intérêts de l’État ».
Le navigateur de Yandex a affiché une « publicité sociale » du gouvernement exhortant les citoyens à rejoindre les forces armées russes, apparemment pour combattre sur le front ukrainien, plus de deux milliards de fois au cours des deux dernières années. L’entreprise Yandex affirme qu’elle interdit strictement la publicité politique.
En parallèle, les autorités russes font de plus en plus pression sur les entreprises de technologie étrangères dont les services sont populaires auprès des internautes russes, comme Apple, Google et Mozilla, afin qu’elles suppriment les VPN et autres contenus que le gouvernement juge subversifs, en les menaçant d’amendes et de blocage. Les autorités font pression sur les fournisseurs d’hébergement et les services de réseau de diffusion de contenu étrangers, tels que Cloudflare, l’un des réseaux de diffusion de contenu populaires en Russie, pour qu’ils se conforment à la législation en vigueur sous peine d’être confrontés à des ralentissements et à des blocages. En mai 2025, l’entreprise Cloudflare a indiqué à Human Rights Watch qu’elle n’est généralement pas en mesure d’identifier ou de confirmer des blocages ordonnés par le gouvernement, et qu’elle n’a jamais bloqué de sites web à la demande du gouvernement.
En décembre 2024, Apple, Amazon Web Services (AWS) et Mozilla ont répondu à des questions posées par Human Rights Watch. Apple a déclaré à Human Rights Watch que le respect des « ordres légaux » de la Russie était nécessaire « pour continuer à fournir des services de communication à la population russe ». AWS a répondu que l’entreprise « se conforme aux lois sur les sanctions applicables dans les territoires où elle exerce ses activités et qu’elle dispose de politiques et de procédures pour garantir la conformité ». La société a également confirmé qu’elle n’avait pas de bureaux ou d’infrastructures en Russie et que, depuis mars 2022, elle n’autorisait plus de nouveaux abonnements à ses services pour les personnes basées en Russie et en Biélorussie. Mozilla a souligné son engagement à soutenir les internautes en Russie et dans le monde, en plaidant pour un Internet ouvert et accessible à tous.
Le 8 juillet, la Cour européenne des droits de l’homme a rendu un arrêt concluant que la Russie avait violé la liberté d’expression et le droit à un procès équitable en infligeant des amendes et d’autres sanctions à Google entre 2021 et 2023, au motif que la société avait refusé de retirer des vidéos à caractère politique et d’autres contenus de YouTube à la demande des autorités russes.
La censure croissante en ligne est menée à l’aide d’un type de dispositifs appelés « moyens technologiques pour contrer les menaces » (ТСПУ ou TSPU). Ces dispositifs sont installés sur pratiquement tous les réseaux des fournisseurs d’accès Internet (FAI) du pays conformément aux exigences énoncées dans la loi dite sur « l’Internet souverain » et ses règlements, qui visent à créer un segment russe de l’Internet totalement isolé.
Les TSPU permettent également au gouvernement de procéder à des exercices d’« isolement d’Internet » et à des coupures régionales au motif de protéger la sécurité publique. Les autorités affirment que ces tests n’ont aucun impact pour les internautes moyens ; cependant, des utilisateurs ont signalé des perturbations d’Internet au cours de ces « exercices », telles que des échecs de transactions bancaires en ligne ou un accès perturbé aux sites web de l’État et aux applications de taxi.
Les autorités ont également exercé une plus grande mainmise sur Internet en Russie en prenant le contrôle de son architecture. Elles ont regroupé plus de la moitié des adresses IP russes pour en confier la gestion à sept fournisseurs d’accès Internet liés à l’État et ont diminué le nombre total de FAI. Le gouvernement a également créé un système national de noms de domaine, qui fonctionne comme un registre des adresses Internet, et des certificats de sécurité de la couche transport gouvernementaux, qui vérifient que le site web appartient à une entité de confiance et que le service est crypté.
Les zones de l’Ukraine occupées par la Russie avant et après l’invasion à grande échelle en février 2022 sont soumises à une censure en ligne et à des perturbations d’Internet similaires.
La Russie devrait mettre fin à toute censure de la liberté d’expression sur Internet protégée au niveau international et veiller à ce que toute restriction en ligne soit légale, nécessaire et proportionnée, ce qui exige qu’elle soit limitée dans sa portée et transparente. Les autorités devraient stopper leurs efforts pour regrouper et contrôler l’architecture d’Internet, qui entravent le droit de rechercher et de communiquer des informations et portent atteinte à la vie privée. Elles devraient mettre un terme aux coupures d’Internet et garantir la transparence concernant les ingérences du gouvernement dans l’Internet. Elles devraient également cesser de faire pression sur les entreprises de technologie étrangères et russes pour qu’elles divulguent les données de leurs utilisateurs et censurent les contenus de manière non conforme aux normes internationales.
Les entreprises de technologie étrangères et russes devraient résister à la pression de l’État concernant la censure des contenus et la divulgation des données de leurs utilisateurs en violation du droit international en employant tous les moyens légaux et les solutions technologiques disponibles. Elles devraient également veiller à ne pas se livrer à la censure.
Les gouvernements occidentaux ainsi que les organisations internationales et intergouvernementales devraient soutenir les efforts de la société civile pour créer des outils permettant de contourner la censure étatique afin de promouvoir l’accès à des sources d’information indépendantes et garantir la vie privée des utilisateurs en ligne.
« Les autorités russes ont mis en place un arsenal exhaustif constitué de politiques et de moyens technologiques visant à étendre leur censure et contrôle d’Internet, et qui ne sont généralement pas visibles par un internaute ordinaire », a conclu Anastasiia Kruope. « Ces mesures apparemment invisibles ont des conséquences dévastatrices pour l’accès à l’information, la vie privée et la liberté d’expression de chaque internaute en Russie. »
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