19.08.2025 à 09:06
Nils Sabin
En 2024, la Bolivie a brûlé de mille feux. Les incendies, qui reviennent chaque année, ont été sans précédent : 12,6 millions d'hectares, soit quatre fois la superficie d'un pays comme la Belgique, sont partis en fumée. De très nombreuses communautés indigènes ont vu une partie, voire la totalité de leur territoire ravagé par les flammes. Dans le cas de la Centrale indigène Païkoneka de San Javier, une organisation regroupant 60 communautés indigènes à l'est de la Bolivie, 25 d'entre elles (…)
- Actualité / Amérique Latine-Global, Négociation collective, Environnement, Crise climatique, Développement durable, Désastres , Louise DurkinEn 2024, la Bolivie a brûlé de mille feux. Les incendies, qui reviennent chaque année, ont été sans précédent : 12,6 millions d'hectares, soit quatre fois la superficie d'un pays comme la Belgique, sont partis en fumée. De très nombreuses communautés indigènes ont vu une partie, voire la totalité de leur territoire ravagé par les flammes. Dans le cas de la Centrale indigène Païkoneka de San Javier, une organisation regroupant 60 communautés indigènes à l'est de la Bolivie, 25 d'entre elles ont été affectées.
« On a perdu tout le manioc, les bananes, le riz, la patate douce, l'ananas. Tout ce que l'on cultive pour vivre », témoigne Agustín, de la communauté Los Tajibos, « le feu nous a presque tout pris et depuis, chacun survit comme il peut. »
L'année 2024 a été une année terrible pour les communautés de la Centrale païkoneka : « Nous avons d'abord souffert d'une sécheresse terrible qui nous a fait perdre beaucoup de récoltes et directement après, les incendies, amplifiés par la sécheresse, qui ont duré de juin à octobre », explique Brian Baca Talamas, technicien et coordinateur des pompiers volontaires païkoneka.
Pour se rendre dans l'une des communautés affectées, il est difficile de trouver un véhicule, l'immense majorité de ceux de la Centrale indigène sont hors d'état de marche ou en réparation, après avoir servi à combattre les incendies dans des conditions difficiles.
À Bella Vista, le territoire de la communauté a été ravagé à plus de 70% par les incendies comme l'explique Maria Rodriguez Sorioco, une de ses membres : « Nous n'avons plus de quoi vivre ! Nous n'avons presque rien semé, alors que c'est ce qui nous permet de vivre ». À part quelques vaches qui paissent près de la petite église, la communauté semble vidée de ses habitants. Ceux-ci se sont retrouvés obligés d'aller travailler comme journalier dans les ranchs alentour. « Mais à 80 bolivianos [environ 10 euros] par jour, ce n'est pas suffisant pour une famille. Nous devons tout rationner et nous n'avons pas assez de nourriture pour nous alimenter correctement », souligne M. Baca Talamas.
Ces incendies ont aussi entraîné une migration temporaire inédite dans l'histoire de la centrale : « Une famille sur cinq a dû partir en ville pour trouver un travail salarié et pouvoir manger », ajoute-t-il. La situation n'était toujours pas revenue à la normale, trois mois après la fin des incendies.
La Bolivie n'est pas le seul pays à avoir souffert de la sécheresse et des feux en 2024. Le Brésil, l'Argentine, le Paraguay ou encore le Pérou ont fait face à des situations similaires. En Amérique centrale, ce sont les ouragans et tempêtes tropicales qui ont fait des ravages.
Selon l'organisation météorologique mondiale (OMM), 2024 a été une année record en termes d'ouragan, d'inondations, de sécheresses et d'incendies forestiers en Amérique latine et dans les Caraïbes. Dans la région, 74 % des pays sont fortement exposés à ce type de phénomènes météorologiques extrêmes, alertait l'Organisation Panaméricaine de la Santé en janvier 2025.
La fréquence élevée de ces évènements climatiques est un véritable risque dans une région où 17% des emplois dépendent directement des écosystèmes. Parmi les secteurs les plus touchés : l'agriculture, le tourisme nature, la pêche ou encore l'industrie du bois.
De par son importance en termes d'emploi et sa vulnérabilité aux évènements climatiques extrêmes, l'agriculture est de loin le secteur le plus à risque : « Il y a déjà des variations de températures, de précipitations qui vont continuer à se renforcer et qui peuvent affecter positivement ou négativement la production agricole en fonction des systèmes productifs », détaille Deissy Martínez-Barón, chercheuse colombienne et membre de l'Alliance pour la biodiversité et Centre International d'Agriculture Tropicale (CIAT). « Mais concernant la récurrence plus élevée d'événements climatiques extrêmes, les conséquences sont totalement négatives », indique-t-elle.
Pour autant, il est très difficile de chiffrer précisément les conséquences que pourrait avoir le changement climatique sur les emplois liés aux écosystèmes. « Il y a encore beaucoup de simplicité dans les modèles que nous utilisons pour interpréter ce qu'il se passe maintenant et dans les années à venir », reconnaît Santiago Lorenzo, chef de l'unité Économie du changement climatique de la Commission Économique pour l'Amérique Latine et les Caraïbes (Cepal). Et surtout, « cela dépend de comment les États investissent dans l'adaptation au changement climatique. »
« Si rien n'est fait, les emplois perdus se compteront en millions. Mais il est aussi possible d'investir dans des secteurs d'avenir qui ont besoin de beaucoup de main d'œuvre, par exemple, dans la conservation de l'environnement », continue M. Lorenzo.
Selon la Banque Interaméricaine de Développement (BID), la transition vers une économie plus durable pourrait créer jusqu'à 15 millions d'emplois dans la région d'ici 2030. Pour Deissy Martínez-Barón, l'un des freins à cette transition est le manque de vision à long terme. « Au niveau national, l'horizon des gouvernements est le plus souvent leur 4 ou 5 ans de mandat. Et au niveau local, les petits producteurs ont du mal à se projeter au-delà de la prochaine récolte et c'est parfois même au jour le jour ».
L'Alliance pour la biodiversité - CIAT tente de changer cela au niveau local en donnant aux petits producteurs, qui représentent 80% des exploitations du sous-continent, les outils et la formation nécessaires pour qu'ils puissent comprendre et évaluer par eux-mêmes comment le changement climatique va affecter leurs cultures.
L'un des projets les plus aboutis a lieu au Guatemala et au Honduras, dans le « corridor sec » centraméricain, une région caractérisée par des pluies irrégulières, une grande sensibilité à la variabilité du climat et donc une importante vulnérabilité au changement climatique.
C'est là que se trouvent les « Territoires durables et intelligents face au climat », comme les nomment L'Alliance pour la biodiversité - CIAT, où les communautés travaillent en collaboration avec des chercheurs pour identifier les pratiques agricoles les plus adaptées au changement climatique. « Cela passe par l'implantation de parcelles avec leur propre système de collecte d'eau et d'irrigation, des variétés qui résistent à différentes températures, à différents niveaux de précipitations… », développe Deissy Martínez-Barón. L'objectif final est qu'une fois formés, les producteurs soient totalement autonomes et qu'ils puissent à leur tour transmettre ces connaissances.
Les espaces internationaux ont aussi leur importance. « Ils permettent de donner du poids à des thèmes communs à tous les pays », juge Martínez-Barón, mais aussi de collaborer voire de s'unir sur certains sujets comme le financement de l'adaptation et la résilience climatique ». Cette année, la COP30 organisée à Belém, auBrésil, est l'occasion pour des acteurs locaux de mettre en lumière leurs revendications.
C'est l'objectif du Réseau syndical amazonien, issu de l'International des travailleurs du bâtiment et du bois (IBB) qui compte mettre les conditions de travail (parfois forcé) des travailleurs de l'Amazonie, au centre des négociations à Belém. « La protection des forêts tropicales et de leurs habitants doit aller de pair. Il ne suffit pas de protéger l'une si nous ne protégeons pas l'autre », déclarait Raimundo Ribeiro, président du comité régional de l'IBB pour l'Amérique latine et les Caraïbes, en mars, lors d'une rencontre pré-COP30 à Brasilia.
« L'adaptation au climat doit signifier la fin du travail forcé et des protections pour les travailleurs en extérieur confrontés à la chaleur croissante. L'atténuation [des effets climatiques] doit se traduire par des emplois verts qui sortent les travailleurs de l'informalité et de la pauvreté ». Parmi leurs revendications : assurer la participation des syndicats à tous les plans d'adaptation climatique ou encore affecter les fonds climatiques à la création de travail décent dans les régions forestières.
Pour Santiago Lorenzo, la coopération internationale est absolument nécessaire. Elle permet de partager les expériences des voisins, les erreurs, comme les bonnes leçons. Et surtout, « le changement climatique n'a pas de frontières et quand on parle de gestion de l'eau avec des cours ou des corps d'eau sur plusieurs pays ou encore de la forêt amazonienne, la coopération d'acteurs nationaux comme locaux est inévitable ».
Un constat partagé par Deissy Martínez-Barón qui tient à rappeler qu'à cette approche globale doit s'ajouter la prise en compte in fine des réalités locales : « Tout se passe sur le territoire et c'est sur celles-ci que nous devons concentrer nos efforts, parce qu'en fin de compte, ce sont elles qui sont confrontées quotidiennement aux effets sociaux-économiques du changement climatique. »
14.08.2025 à 05:30
En Turquie, manifester pour défendre le droit du travail est une activité hautement risquée. Dans l'Indice CSI des droits dans le monde, la Turquie figure parmi les dix pires pays au monde pour les travailleurs. Tolga Kubilay Çelik garde la tête haute lorsqu'il explique qu'il a été arrêté plus de vingt fois. Et emprisonné à trois reprises, précise-t-il. La dernière fois, c'était à l'occasion d'une manifestation pour la libération du maire d'Istanbul, Ekrem İmamoğlu, arrêté en mars pour (…)
- Actualité / Turquie , Négociation collective, Travail décent, Jeunesse, Travail, Syndicats, Avenir du travail, Charles KatsidonisEn Turquie, manifester pour défendre le droit du travail est une activité hautement risquée. Dans l'Indice CSI des droits dans le monde, la Turquie figure parmi les dix pires pays au monde pour les travailleurs. Tolga Kubilay Çelik garde la tête haute lorsqu'il explique qu'il a été arrêté plus de vingt fois. Et emprisonné à trois reprises, précise-t-il. La dernière fois, c'était à l'occasion d'une manifestation pour la libération du maire d'Istanbul, Ekrem İmamoğlu, arrêté en mars pour corruption présumée. À 35 ans, M. Çelik est le jeune fondateur du syndicat de la nouvelle précarité, qui représente les travailleurs indépendants turcs de la livraison et de l'hôtellerie. Il l'a fondé en décembre 2020, alors que la pandémie battait son plein, sous le nom de TEHİS (acronyme turc de Syndicat des travailleurs du tourisme, du divertissement et des services).
Fils d'un ouvrier des chantiers navals de Kocaeli, « Kubi », surnom que lui donnent les syndicalistes, a étudié l'anthropologie à l'université d'Istanbul et sa maîtrise portait sur le concept d'État chez le philosophe marxiste italien Antonio Gramsci. Ses nombreuses arrestations sont liées à son engagement dans des organisations socialistes ainsi que dans le mouvement kurde. « [C'est dans le cadre de ce dernier] que je suis le plus mal traité, car je ne suis pas Kurde », explique-t-il en souriant. Il se définit comme révolutionnaire et internationaliste.
Dans le café où travaille M. Çelik, nous rencontrons d'autres membres du syndicat TEHİS : Buğra Gültekin, étudiant universitaire de 25 ans, Meriç Balkan, doctorante de 28 ans et serveuse, ainsi que Seyhun Kavut, 33 ans, président de la branche des livreurs du syndicat.
TEHİS ne fait partie d'aucune confédération syndicale, pourtant son fondateur souligne qu'il existe une coordination ponctuelle dans le cadre de luttes communes : « Nous sommes un syndicat indépendant, nous ne faisons partie ni de DİSK ni de Türk-İş. Cela dit, nous nous unissons à eux pour les manifestations liées aux accidents du travail, la lutte pour les augmentations de salaire ou les grèves. Nous participons également à des communiqués communs lorsque sont adoptées des lois qui affectent tous les travailleurs du pays », explique M. Çelik.
TEHİS ne remplit pas les conditions légales pour être reconnu comme un syndicat, car la loi turque (Loi n° 6356 sur les syndicats) exige qu'une organisation représente plus de 1 % du nombre total des travailleurs d'un secteur au niveau national pour pouvoir négocier des conventions collectives. Dans les secteurs importants, cela équivaut à environ 10.000 membres.
Qui plus est, les travailleurs indépendants n'ont pas le droit de se syndiquer. Ipso facto, ils se définissent plutôt comme une plateforme de solidarité autogérée par des travailleurs précaires engagés avec de faux contrats d'indépendants travaillant dans des bars, des cafés, des hôtels et surtout ceux que l'on appelle « motokurye », c.-à-d. les livreurs à moto, dont le taux d'accidents mortels est supérieur aux autres. Les premières manifestations publiques ont été organisées en 2020.
Le syndicat compte actuellement 1.500 membres actifs, principalement de jeunes indépendants, mais sa voix porte loin, tant dans la rue que sur les réseaux sociaux. Le secteur se compose d'environ 130.000 livreurs déclarés, mais les estimations font grimper leur nombre à entre 250.000 et 300.000 si l'on inclut les livreurs informels. M. Kavut tire la sonnette d'alarme : « Entre 2022 et 2024, ce sont officiellement plus de 180 livreurs qui sont décédés, mais nous pensons qu'ils étaient plus nombreux. »
Les actions de protestation massive menées dans les principales entreprises du secteur (telles que Yemeksepeti, Trendyol, Getir et Vigo), telles que des piquets de grève, des marches, des arrêts de travail et des campagnes auprès du public, leur ont permis d'obtenir des augmentations de salaire, des augmentations de primes, la reconnaissance légale de l'activité professionnelle dangereuse, des changements dans la catégorie de risque (de faible à moyen) ainsi que la mise en œuvre d'un document (le P1), qui oblige les entreprises à, enfin, déclarer légalement les livreurs. « Chez Yemeksepeti, notre action de résistance a duré 56 jours », déclare M. Çelik avec fierté. TEHİS est en contact avec d'autres plateformes semblables en Europe et dans le reste du monde, dont les livreurs, malmenés par l'instabilité, sont à l'avant-garde de la lutte pour les droits du travail.
Les problèmes qui affligent ces faux « indépendants » sont révélateurs de la situation précaire de la jeunesse turque sur le marché de l'emploi : sans couverture d'assurance, ils doivent payer leur propre bağkur (assurance sociale), mais 99 % d'entre eux ne peuvent pas se le permettre financièrement. Les conditions de travail sont extrêmes, les journées pouvant s'allonger jusqu'à 14 heures de travail, les salaires sont très bas et la pression fiscale est disproportionnée. « Nous payons 20 % d'impôts, alors que les restaurants n'en paient que 1 % », dénonce M. Çelik.
La répression est incessante. De nombreux jeunes viennent manifester avec des cagoules ou des masques à l'effigie du maire incarcéré. « Les entreprises et les forces de sécurité utilisent des technologies de surveillance, de reconnaissance faciale et des algorithmes pour identifier les personnes qui participent aux actions collectives », explique Meriç Balkan. C'est pour cette raison que TEHİS n'expose pas visiblement les travailleurs actifs dans ses actions et ses protestations, mais plutôt ceux qui ont été licenciés ou les sympathisants. « De nombreux travailleurs ont peur d'être licenciés s'ils protestent ».
Elif, jeune diplômée en sciences politiques de 23 ans, participe à des manifestations et à des projets sociaux, mais ne fait partie d'aucun syndicat. « Ils viennent d'augmenter le salaire minimum à 20.000 livres et il est impossible de trouver un loyer inférieur à cette somme. Il n'y a que des sous-sols [caves, entresols]. Combien de sous-sols y a-t-il à Istanbul pour toute cette jeunesse précaire ? Je ne veux pas émigrer vers l'Europe. J'aime mon pays et je souhaite y rester, mais je ne sais pas ce que l'on peut faire ».
Les manifestations déclenchées par l'arrestation d'İmamoğlu et de dizaines de maires du CHP, le principal parti social-démocrate de l'opposition, sont menées par une nouvelle génération. « Avec Gezi, nous avions de l'espoir », se souvient M. Çelik, en évoquant les manifestations de masse de 2013 contre la répression sociale et politique croissante de celui qui dirige le pays depuis 2002, Recep Tayyip Erdoğan. « Cette nouvelle génération, elle n'a plus rien à perdre », argue-t-il en référence à la grave crise économique infligée par le parti au pouvoir, avec une inflation annuelle fluctuant entre 20 et 72 % depuis 2018 (et une inflation cumulée de plus de 500 %) ainsi qu'une chute historique de la livre turque de 85 % face au dollar US.
Dans le cadre de la répression des manifestations, près de 1.900 personnes ont été détenues, ce qui pousse de nombreux jeunes à dissimuler leur identité. La répression ne porte pas sur la délinquance, mais sur l'exercice des droits. Le gouvernement actuel stigmatise le mot « organisation » (örgüt) et de nombreux citoyens l'associent déjà automatiquement au terrorisme. Or, contrairement à ce qu'attendait le gouvernement, cette répression « provoque une prise de conscience collective de la nécessité de s'organiser », affirme Mme Elif. À ses yeux, un lien direct peut être établi entre la répression, l'absence de perspectives pour l'avenir et la nécessité de mettre en place un cadre de soutien collectif qui émane de la communication entre les jeunes.
Le rapport de 2024 de la confédération syndicale turque DİSK indique que, sur un total de 65,7 millions de Turcs en âge de travailler, seuls 22,5 millions d'entre eux disposent d'un contrat à temps plein, et légal, soit à peine 1 sur 3. Le taux d'emploi officiel s'élève à 49,3 %, mais le taux d'emploi déclaré à temps plein n'est que de 34,3 %. Seule une femme en âge de travailler sur cinq occupe un emploi déclaré à temps plein.
Bien que le taux de chômage officiel s'établisse à 8,7 % (3,1 millions de personnes), le taux de chômage réel est de 25 % (9,8 millions de personnes). « Être jeune en Turquie ? Diplôme en poche, rêves suspendus. Bienvenue à l'exode du salaire minimum », explique Kıvanç Eliaçık, directeur des relations internationales du syndicat DİSK. Le taux de chômage des jeunes avoisine les 37,5 %, soit près de cinq fois plus que dans des pays européens comme la Suède, et la Turquie arrive en tête du classement européen du taux de NEET chez les jeunes (jeunes ne travaillant pas et ne suivant pas d'études ou de formation) avec 26,4 %, soit plus du double de l'UE.
« Non seulement les jeunes Turcs peinent à trouver du travail, mais ils sont également coincés dans des emplois précaires et mal payés, souvent dans des domaines qui n'ont rien à voir avec leurs études. Le décalage entre les qualifications et l'emploi rend le chômage encore plus paralysant », soutient M. Eliaçık.
Ce sont les femmes qui essuient le plus durement la crise de l'emploi en Turquie. Funda Bakış, âgée de 30 ans, est la représentante provinciale du nouveau syndicat textile BİRTEK-SEN à Şanlıurfa. « Nous avons été licenciés d'Özak Tekstil parce que nous nous sommes syndiqués. Nous avons donc mené une grande bataille pendant 80 jours et nous continuons à nous battre. Depuis le jour où nous nous sommes vu refuser le droit de travailler et avons été traités de manière injuste, nous avons commencé à nous battre pour les droits du travail et la justice. En d'autres termes, cette expérience nous a permis d'acquérir un bagage considérable sur le terrain. Tous les mécanismes de l'État ont adopté une position hostile envers nous : son système judiciaire, ses tribunaux, et même son mufti local [conseiller juridique islamique jouissant d'une autorité publique]. »
La syndicaliste dénonce également l'inégalité de traitement dont sont victimes les jeunes travailleuses au travail : « [Les employeurs se disent] “cette fille est jeune, elle ne connaît rien, elle ne peut rien faire” », donne-t-elle pour exemple. Mme Bakış défend le rôle fondamental que jouent les jeunes dans le renouveau syndical et souligne dans le même temps l'autonomisation qui résulte de la syndicalisation : « Le plus grand espoir des jeunes, c'est la lutte ».
La Turquie est un membre fondateur de l'OCDE, pourtant son cadre de travail ne reconnaît toujours pas de droits collectifs complets aux travailleurs indépendants. Le taux de syndicalisation est très faible, puisqu'il n'est que de 3 %. Chez les jeunes, l'idée la plus répandue est que les grands syndicats (indistinctement) sont bureaucratisés, déconnectés de leurs réalités du travail (qui n'abordent pas les questions fondamentales pour ce segment de la population, telles que la santé mentale, l'écologie, la migration ou l'emploi des jeunes), voire cooptés par des intérêts patronaux ou partisans. À cela il faut ajouter que « la plupart des jeunes ne savent pas comment fonctionnent les syndicats, ce qu'ils font ou comment ils atteignent leurs objectifs », affirme Özgür, un étudiant en sciences politiques âgé de 22 ans. Quant aux jeunes les moins informés en matière de politique, ils les perçoivent comme quelque chose qui leur est étranger et dont ils n'entendent parler qu'aux actualités, sur Internet ou lors de manifestations.
La méfiance, la méconnaissance et les limites imposées par le droit du travail turc ont alimenté la création de plateformes parallèles pour mener des actions qui servent de mesures de pression, car elles n'ont pas la capacité juridique de négocier.
« Les conditions matérielles de travail ont changé, et les syndicats doivent évoluer avec elles », affirme Mme Elif, qui n'est membre d'aucun syndicat, mais qui suit de près les branches de la jeunesse du syndicat DİSK, qu'elle considère comme actives et pleines de potentiel.
M. Özgür, qui a été actif dans des syndicats historiques, estime qu'« il y a une prise de conscience croissante des syndicats, des mouvements et des partis politiques à l'égard de la jeunesse. Le syndicat DİSK et les syndicats affiliés disposent de programmes destinés à un public jeune, tels que GENÇ-SEN et certaines initiatives des syndicats d'étudiants visant à organiser les jeunes et à renforcer l'importance du syndicat aux yeux de ces derniers. » Mais GENÇ-SEN a été fermé par le gouvernement en 2011.
Même si de nombreux jeunes estiment que l'émigration est leur seule issue possible, ils vivent avec l'espoir que les choses changent. M. Özgür croit que la solution consiste à créer leurs propres plateformes et ajoute : « Si les syndicats arrivent à canaliser cette énergie, ils pourront se revitaliser » Des initiatives telles que 1000 Youth for Palestine, le syndicat du textile BİRTEK-SEN, celui des enseignants DGN-SEN ou celui de la construction démontrent une réelle capacité de mobilisation. « Les réseaux sociaux sont extrêmement importants pour les jeunes et la désinformation est une arme. C'est la raison pour laquelle les syndicats doivent agir pour [y] faire entendre leur voix. La numérisation est importante pour des raisons techniques. Je suis convaincu que les syndicats devraient mettre en œuvre davantage de programmes destinés aux jeunes, utiliser les médias de manière active et compétente, et miser sur la communication directe et une adaptation constante. Pas uniquement pour atteindre les jeunes, mais aussi pour être en mesure de fonctionner dans le nouvel environnement. »
Pour l'universitaire Asli Odman, spécialisée dans la santé au travail, la précarité de la jeunesse turque est structurelle : chômage très élevé chez les universitaires, endettement personnel, dépendance économique vis-à-vis des familles. « Le diplôme n'a plus aucune valeur, peut-être un cinquième de celle qu'il avait il y a 25 ans. Les jeunes sont nombreux à accepter n'importe quel emploi pour survivre, même dans des conditions dangereuses. De plus, l'éducation a perdu sa valeur d'ascenseur social », ajoute-t-elle.
Ce n'est pas l'idéalisme qui anime cette génération, résume Mme Odman, mais plutôt l'exaspération : « Nous n'avons rien à perdre : ni sur le plan économique ni sur le plan culturel et nous en avons assez de tout cela ». L'augmentation de la mobilisation des jeunes que l'on observe, ajoute-t-elle, répond aussi à l'agacement généré par la violence professionnelle, l'absence de perspectives pour l'avenir et les situations extrêmes, telles que le suicide de travailleurs. Toutefois, en Turquie, contrairement à d'autres pays méditerranéens, l'activisme des jeunes est profondément fragmenté du fait du conflit kurde, de la répression ethnique, de l'islamisation de l'enseignement, du racisme, de l'autoritarisme et de la criminalisation de toute alliance transversale.
« Les manifestations qui ont eu lieu récemment ne visaient pas à transformer le système, mais surtout à résister collectivement à ce type de capitalisme prédateur et dictatorial », conclut Mme Odman.
12.08.2025 à 05:30
Loin de l'image d'apathie, les jeunes d'aujourd'hui dans des pays comme l'Espagne sont profondément mobilisés par des causes très concrètes et urgentes, dont l'une des plus visibles est sans doute la crise climatique. Inspirés par des mobilisations mondiales telles que les « Vendredis pour l'avenir », des milliers de jeunes sont descendus dans la rue pour réclamer des mesures contre le réchauffement de la planète.
Ils sont également motivés par la défense des droits humains et de l'égalité (…)
Loin de l'image d'apathie, les jeunes d'aujourd'hui dans des pays comme l'Espagne sont profondément mobilisés par des causes très concrètes et urgentes, dont l'une des plus visibles est sans doute la crise climatique. Inspirés par des mobilisations mondiales telles que les « Vendredis pour l'avenir », des milliers de jeunes sont descendus dans la rue pour réclamer des mesures contre le réchauffement de la planète.
Ils sont également motivés par la défense des droits humains et de l'égalité de genre – il suffit de rappeler les grandes mobilisations du 8 mars de ces dernières années. Ils vivent de près la précarité de l'emploi et la crise de l'accès au logement : près des trois quarts des jeunes Espagnols citent le logement comme leur principale préoccupation, suivie par la pénurie d'emplois décents (67 % des interrogés). Cela ne doit pas surprendre, sachant que plus d'un jeune sur quatre vit en situation de pauvreté ou d'exclusion sociale (27,4 %, soit environ 2 millions de personnes entre 16 et 30 ans).
Cette réalité économique précaire – contrats temporaires, bas salaires, difficulté à s'émanciper – se conjugue avec d'autres causes telles que la santé mentale (46 % mentionnent la nécessité de politiques dans ce domaine) et l'urgence climatique (31 %).
En somme, les jeunes générations se mobilisent non pas sur un coup de tête, mais parce qu'elles sentent que leur avenir immédiat est menacé sur des enjeux aussi fondamentaux que le fait d'avoir une planète habitable, un emploi décent et un logement.
Contrairement à leurs aînés, les jeunes d'aujourd'hui ont une conscience mondiale très développée grâce à Internet. Ils font le lien entre un problème local comme le prix du logement et les grandes tendances internationales (gentrification, fonds vautours) ; de même, les causes mondiales – du changement climatique à #BlackLivesMatter – trouvent un écho chez les jeunes Espagnols. Parallèlement, ils rallient également les luttes intersectionnelles : ils comprennent que la crise climatique aggrave les inégalités sociales, que les jeunes migrants sont les plus touchés par l'insécurité de l'emploi et que la lutte féministe doit inclure toutes les identités.
Une telle sensibilité globale se traduit par le fait que les jeunes soulèvent des questions qui auparavant étaient reléguées au second plan. Par exemple, en 2025, des collectifs de jeunes ont encouragé des grèves étudiantes féministes contre la violence masculine, plaçant l'antiracisme et le féminisme intersectionnel au cœur du débat public. Les jeunes d'aujourd'hui sont donc loin d'être indifférents, bien au contraire, ils sentent avec acuité que bon nombre des enjeux brulants de notre époque reposent sur leurs épaules et ils n'ont pas l'intention de rester les bras croisés.
La plupart des jeunes ne se sentent pas représentés par les partis, les syndicats ou les institutions traditionnels. Le taux de participation diminue à chaque élection et beaucoup estiment que le vote ne change rien à leurs problèmes quotidiens. Plus de 80 % déclarent ne pas se sentir écoutés par les responsables politiques et près de 60 % ne se considèrent pas représentés dans le système politique actuel.
Le manque de représentation est aussi générationnel : il n'y a pratiquement pas de jeunes de moins de 30 ans au Congrès ou dans les gouvernements régionaux. Cette réalité a pour effet de renforcer la perception selon laquelle la politique institutionnelle tourne le dos aux nouvelles générations. Alors que certains tentent de réformer de l'intérieur, beaucoup d'autres construisent leurs propres canaux de participation, loin des cartes de membre, des structures hiérarchiques ou des comités.
L'action directe, la désobéissance civile pacifique et les réseaux sociaux sont les principaux outils de l'activisme des jeunes. Des flashmobs ou appels éclairs sur Instagram aux campagnes virales sur TikTok ou Change.org, l'activisme numérique permet une mobilisation rapide, transversale et souvent efficace.
Des exemples comme Extinction Rebellion ou les collectifs d'étudiants qui promeuvent les grèves féministes climatiques témoignent d'une organisation plus horizontale, avec une prise de décision en assemblée et sans porte-parole officiels. Les formes traditionnelles cèdent la place à des mouvements plus fluides, sans hiérarchie ni structure formelle, mais dotés d'une grande capacité d'action.
Ce nouvel écosystème contribue par ailleurs à politiser d'autres espaces : les festivals, les plateformes telles que Twitch ou les bulletins d'information destinés aux jeunes, qui analysent l'actualité sous des angles ignorés par les médias traditionnels. La créativité est un langage politique : les mèmes, les performances, les vidéos TikTok au ton ironique ou éducatif font partie du répertoire des jeunes.
Ce modèle comporte aussi des faiblesses. Le syndrome d'épuisement professionnel (burn-out) touche de nombreux militants qui combinent leur engagement avec des emplois précaires ou des études exigeantes. L'absence de structures de soutien ou de financement stable fait que de nombreuses initiatives s'essoufflent au bout de quelques mois.
L'exposition numérique, quant à elle, implique un risque de cyberharcèlement, de campagnes de haine ou de surveillance policière. Les femmes jeunes, les personnes racisées et les personnes LGBTQI+ subissent des attaques spécifiques qui se traduisent souvent par l'autocensure ou l'abandon temporaire du militantisme.
Au niveau institutionnel aussi, la répression est bien réelle : de la loi Mordaza (loi bâillon en Espagne) aux amendes en cas de rassemblements spontanés ou d'interpellations policières. Les jeunes ont réagi en renforçant les réseaux de soutien juridique, en se familiarisant avec la cybersécurité et en mettant en place des espaces d'entraide.
Malgré les difficultés, l'activisme émergent des jeunes marque déjà les esprits et laisse entrevoir d'immenses possibilités de revitalisation de la société civile et de la démocratie.
Divers exemples récents illustrent leur potentiel de succès. Les grèves pour le climat, une initiative des écoliers – inimaginables il y a dix ans – ont imposé la crise climatique comme une question d'urgence dans l'agenda politique. En Espagne, le gouvernement a déclaré l'urgence climatique en 2020, un geste applaudi par les écologistes et qui répondait en grande partie à la pression populaire émanant des jeunes. Depuis lors, les politiques environnementales occupent une place plus centrale dans le débat public.
De même, la marée féministe portée par les jeunes a permis d'obtenir des changements concrets. Ainsi, suite aux mobilisations massives du 8 mars 2018 (soutenues par près de 6 millions de grévistes), l'Espagne a adopté d'importantes mesures en faveur de l'égalité, telles que la loi sur la liberté sexuelle ou l'allongement du congé paternité. Ces victoires législatives ont été rendues possibles grâce à la persévérance des collectifs de jeunes qui, année après année, ont maintenu la flamme allumée dans la rue et sur les réseaux sociaux. Dans le domaine du travail également, les mouvements de protestation des jeunes, des livreurs (riders), des stagiaires ou des travailleurs de la culture numérique ont fait avancer les réformes : ainsi, la loi dite « Riders », qui a reconnu les droits du travail des livreurs des plateformes, a été en partie le résultat de la pression exercée par les jeunes concernés en marge des syndicats traditionnels et parallèlement à ceux-ci.
Il est important de souligner que la contribution de ces mouvements ne se mesure pas uniquement à l'aulne du nombre de lois adoptées, mais aussi et surtout en termes de renouveau du tissu civique.
Alors que la société civile espagnole était considérée comme démobilisée après des années de désenchantement, la jeunesse lui insuffle aujourd'hui une nouvelle vie. On voit ainsi émerger des plateformes et des associations d'un genre nouveau, dirigées par des jeunes qui mettent en relation des secteurs divers. Par exemple, la plateforme Talento para el Futuro (Talent pour l'avenir) cherche à mettre en relation des jeunes professionnels et des étudiants afin d'influencer les politiques publiques, démontrant ainsi la capacité de la génération émergente à s'organiser de manière formelle, sans perdre pour autant son essence.
Des campagnes novatrices telles que Fridays For Future España (Jeunesse pour le climat) ont en quelque sorte professionnalisé leur activisme, en dialoguant avec les mairies et en présentant des propositions concrètes (augmentation du nombre de pistes cyclables, plans en faveur des énergies renouvelables, entre autres) sans pour autant se convertir en partis politiques traditionnels. Cette interaction constructive commence à combler le fossé entre les jeunes et les institutions, dans la mesure où elle oblige les autorités à prêter attention aux idées nouvelles et apporte aux militants l'expérience nécessaire pour négocier et concrétiser leurs revendications.
Une autre contribution essentielle de la jeunesse est le renouveau des pratiques démocratiques à partir de la base. Des initiatives telles que les budgets participatifs pour les jeunes dans certaines villes (où les jeunes sont invités à décider de l'affectation d'une partie du budget municipal) ou les conseils de la jeunesse démontrent que, lorsqu'on leur donne voix au chapitre, les jeunes répondent avec responsabilité et créativité.
Même au niveau européen, le militantisme des jeunes s'est frayé une place au sein des instances officielles : en 2022, l'UE a organisé la Conférence sur l'avenir de l'Europe, où de nombreux délégués avaient moins de 30 ans, et où ont été formulées des recommandations sur l'éducation et le climat émanant des forums de jeunes.
Tout cela concourt à renforcer l'idée que l'implication des jeunes dans la prise de décision améliore la qualité de la démocratie. Il est temps de rejeter la vision paternaliste qui infantilise la jeunesse. Les jeunes ne sont pas seulement l'avenir, ils sont le présent, et leur participation est essentielle à une démocratie dynamique et solide . Les institutions commencent à le reconnaître, certes lentement, alors que certains partis politiques ont intégré dans leurs programmes des propositions issues des mouvements de jeunesse, notamment des mesures en faveur de loyers abordables ou des objectifs climatiques assortis d'échéances plus ambitieuses.
À terme, l'énergie transformatrice que la jeunesse insuffle à la société civile pourrait constituer l'antidote à la fatigue démocratique. Là où les générations précédentes voient des institutions sclérosées, les jeunes voient une page blanche sur laquelle ils peuvent innover. Leur insistance sur la justice climatique, l'égalité et la dignité économique oriente le débat public et oblige les administrations et les entreprises à réagir. Il est vrai que ce militantisme jeune est, pour l'instant, plus fragmenté et parfois plus éphémère que les organisations traditionnelles, mais il est aussi plus horizontal, plus inclusif et capable de s'adapter rapidement aux nouveaux défis.
La démocratie au 21e siècle pourrait bien s'appuyer sur ces nouvelles formes de participation pour se régénérer. Si l'on parvient à canaliser l'énergie des jeunes sans la réprimer, par exemple en encourageant un véritable dialogue intergénérationnel, nous en sortirons tous gagnants. D'où la nécessité d'un pacte intergénérationnel dans lequel les aînés reconnaissent et légitiment les préoccupations et les aspirations des jeunes, et vice versa. C'est la seule façon de reconstruire la confiance et le tissu social nécessaires pour relever les défis communs.
Loin d'être démobilisée, la jeunesse réclame à grands cris la possibilité de construire un monde différent. Et elle ne le fait pas depuis une position de soumission, mais en prenant l'initiative dans les rues et sur les réseaux sociaux. Son message est clair : elle n'attendra pas son tour ni ne demandera la permission pour incarner le changement.
Bien canalisée, une telle attitude non conformiste peut, en effet, contribuer à revitaliser la démocratie en la rendant plus participative, transparente et tournée vers l'avenir. Il incombe désormais à toutes les parties prenantes, institutions, médias et générations plus âgées, de soutenir et de ne pas entraver ce réveil politique et social de la jeunesse. Ignorer son mécontentement – ou pire, criminaliser son militantisme – n'est pas une option dans un pays qui aspire à un avenir démocratique dynamique.
La jeunesse a désormais allumé le feu. Que ce feu s'embrase et donne lieu à un renouveau profond de la société civile dépendra de la main tendue à ces nouveaux acteurs. La démocratie ne peut être protégée que par un effort collectif. La jeune génération fait sa part. Le reste de la société fera-t-il la sienne ?