21.08.2025 à 06:00
Raphaël Le Magoariec
Dans la ville de Salalah, capitale de la province méridionale omanaise, le football rappelle les héritages d'une guerre passée, celle du Dhofar. Les armes s'y sont tues il y a plus de cinquante ans. Toutefois, les lignes de fracture persistent sous de nouvelles formes. Le derby de Salalah, opposant le Dhofar SC au Al-Nasr SC, en est une bien singulière illustration, marquant les enjeux politiques du sport. À Salalah, ville portuaire de 450 000 habitants du sultanat d'Oman, située à plus (…)
- Magazine / Oman, Identité, Sport, Football, Histoire, Région, DhofarDans la ville de Salalah, capitale de la province méridionale omanaise, le football rappelle les héritages d'une guerre passée, celle du Dhofar. Les armes s'y sont tues il y a plus de cinquante ans. Toutefois, les lignes de fracture persistent sous de nouvelles formes. Le derby de Salalah, opposant le Dhofar SC au Al-Nasr SC, en est une bien singulière illustration, marquant les enjeux politiques du sport.
À Salalah, ville portuaire de 450 000 habitants du sultanat d'Oman, située à plus de 1 000 km de la capitale Mascate, le derby1 opposant les deux principaux clubs locaux ravive les souvenirs de la guerre du Dhofar (1965-1975) et met en lumière les tensions entre mémoire locale et récit national.
Tout au long du règne du sultan Qabous (1970-2020) jusqu'à aujourd'hui, Mascate a agi avec fermeté pour tenter de gommer les spécificités régionales. Ainsi, dans la narration officielle, la guerre du Dhofar, pourtant solidement ancrée dans un discours anticapitaliste contestataire, est réduite à une simple période historique et est détachée de toute revendication contemporaine. Les symboles tribaux sont aussi bannis des espaces publics, et l'héritage régional est mis sous cloche au profit d'un récit unificateur centré sur la figure du sultan et vantant l'idée de progrès économique.
Toutefois, dans les marges, le football offre un espace où ces appartenances sont indirectement cultivées. Bien qu'il se soit édulcoré, le derby de Salalah constitue d'une certaine manière un acte de résistance culturelle. Derrière un certain apolitisme, la mémoire du derby persiste au sein des familles et demeure une expression de la subsistance de cette identité dhofarie.
Situé à la frontière avec le Yémen, le Dhofar a été marqué par une décennie de soulèvement armé contre l'autorité centrale de Mascate. Ce mouvement, mêlant revendications nationalistes et idéologie marxiste, a été écrasé en 1975 par l'intervention conjointe des forces du sultan Qabous, des Britanniques et de l'Iran du Shah.
Depuis cette date, Mascate marque de son empreinte la région du Dhofar et sa grande ville côtière, Salalah. Cette présence se traduit notamment par l'apport financier de l'État central sous la forme d'infrastructures variées et d'investissements économiques. Au-delà de la démonstration de puissance économique des autorités centrales, l'écosystème de Salalah laisse entrevoir le maintien de luttes de pouvoir locales, structurées autour de grandes familles qui revendiquent d'ancestrales origines tribales.
Au sein du sultanat, un pays de 309 500 km2, les grands clubs sont répartis entre les grandes familles de chaque région et sont considérés comme des rouages financiers de l'État. Si la famille régnante des Al-Bou Saïd domine la majeure partie des clubs de Mascate et de ses environs, à Salalah, les deux clubs historiques de la ville, le Dhofar Sports, Cultural and Social Club (SC) et Al-Nasr SC, sont entre les mains de deux familles influentes de la puissante confédération tribale des Al-Kathiri : les Al-Ruwas et les Al-Shanfari. Leur rivalité est nourrie par leur relation passée avec Mascate et la famille du sultan. Alors que les Al-Shanfari ont témoigné de leur loyauté envers les Al-Bou Saïd, les Al-Ruwas ont joué un rôle de moteur dans le soulèvement contre le pouvoir il y a plus d'un demi-siècle. De ce fait, leur intégration dans l'État omanais a été plus progressive.
Dans cette région comme ailleurs, l'assise familiale et plus largement tribale des fondateurs et fans des clubs explique le poids de ce derby. Ce sont les rivalités armées d'antan qui se rejouent sur le terrain.
Le premier de ces deux clubs, le Dhofar SC, est fondé en 1968, en pleine guerre, sous le nom d'Al-Chaab (le peuple), reprenant alors le credo marxiste. Il incarne l'identité dhofarie et constitue un héritage des velléités d'indépendance des grandes tribus de l'arrière-pays dont la langue n'est pas l'arabe mais le jibbali, une langue parlée dite sud-arabique moderne. La base du club provient des grandes familles montagnardes : Al-Ruwas, Al-Maashani, Al-Hakli, Al-Awafi et Al-Mugheiri. Elles sont originaires des reliefs du Jebel Qara et du Jebel Samhan qui surplombent la plaine côtière. Pour leurs membres, soutenir le Dhofar SC, c'est porter haut l'identité jibbalie.
Khaled, un fidèle supporteur, explique que le club est bien plus qu'une simple équipe : il représente leur identité et honore les martyrs du Dhofar, ces hommes dont le sacrifice ne doit pas être oublié. Il se souvient des veillées autrefois organisées dans les quartiers historiques d'Al-Hafah, d'Al-Awqad ou d'Al-Ateen, où la mémoire se transmettait encore et où le jibbali était courant. « Aujourd'hui, en tribune, le jibbali est à peine audible, pour ne pas dire inaudible. Certains vous diront que c'est uniquement la langue des éleveurs », poursuit Khaled. Selon lui, cette question reste sensible. Il ajoute que l'identité s'est policée sous l'influence de Mascate : « Il est de fait difficile de retrouver la place de cette langue dans la généalogie du club, l'arabe s'est imposé aux dépens des autres cultures. » L'imposition de l'arabe se fait au cours des années 1970, comme un signe de la puissance du sultan Qabous sur cette partie du territoire. Dès son arrivée sur le trône en 1970, Al-Chaab devient Al-Chou'la (la flamme), avant de prendre, en 1972, le nom d'Al-Dhofar. Ce nouveau nom ressort alors comme l'une des dernières marques de son particularisme identitaire.
Le club, qui est le plus titré de l'histoire du football omanais, garde une fibre populaire. À sa dominante jibbalie se greffent aujourd'hui les descendants de populations venues d'Afrique de l'Est. À l'avant-garde en tribunes, ils apportent un répertoire et une gamme de rythmes musicaux hérités de leur territoire d'origine. Khaled souligne que le swahili est aujourd'hui la langue la plus présente aux côtés de l'arabe dans la culture du club, en raison de la place importante des populations d'origine africaine au sein de sa tribune de supporteurs.
Le rival du Dhofar SC, le club d'Al-Nasr SC est, quant à lui, fondé en 1970. Il est l'incarnation de la modernisation et de la pacification de Salalah. Le club prend forme autour de familles dhofaries ayant fait le choix de l'allégeance à Mascate et au sultan Qabous, à l'instar des Al-Shanfari, dont l'un de ses membres, Saïd ben Ahmed Al-Shanfari, a longtemps occupé le poste de ministre de l'agriculture, de la pêche, du pétrole et des minéraux.
Le club attire principalement la classe moyenne, les fonctionnaires et les militaires, souvent originaires de Mascate ou d'autres régions du sultanat. En termes de lignages, sa base sociale se compose de familles telles que les Al-Bou Saïd, Al-Balushi, Al-Rawahi ou Al-Abri, des groupes moins liés aux racines tribales profondément ancrées dans le Dhofar et dont la langue maternelle est l'arabe.
Mohammed, membre d'une famille impliquée dans la création du troisième club de la ville, le Salalah SC, décrit les valeurs défendues par le noyau populaire d'Al-Nasr comme étant centrées sur la loyauté envers l'État : « Contrairement au Dhofar, Al-Nasr revendique historiquement un Oman unifié, tendant vers le progrès et ouvert sur le monde. »
Les armes déposées, les matchs entre les deux clubs pacifient ces rivalités. Les rencontres se disputent d'abord, à la fin des années 1970, sur les terrains vagues de la ville, puis dans les années 1990 sur la pelouse du premier complexe sportif de Salalah, avant de se dérouler, à partir des années 2000, sur le gazon du stade Al-Saada. Si la charge symbolique de ce derby n'est pas toujours visible dans les travées, elle le reste dans les discussions. Lors des matchs les plus disputés, les chants et les animations audibles expriment des visions du monde antagonistes. Du côté du Dhofar SC, les chants résonnent :
Nous sommes les hommes des montagnes, notre foi est dans la victoire.
Dans la tribune d'Al-Nasr, sur des pancartes brandies par des supporteurs, des messages tels que « Avance, ô Nasr — le temps est à nous » peuvent être lus ou chantés, reprenant en arabe un imaginaire porté par l'État omanais.
Si cette ferveur populaire apparaît moindre aujourd'hui, du fait de la mondialisation des imaginaires sportifs, les matchs au sommet de Salalah continuent cependant de nourrir une rivalité autour des kops, même s'ils ne donnent effectivement pas lieu à des scènes de violence physique.
Cependant, la 10ᵉ place au classement de la Ligue professionnelle d'Oman 2024–2025 du Dhofar SC traduit l'irrégularité désormais persistante d'un club surnommé Al-Zaïm (le leader), en référence à son histoire prestigieuse. Bien que porté par une nouvelle génération de jeunes talents dhofaris, son éloignement géographique, combiné à un environnement économique difficile, a progressivement érodé son attractivité au profit des grandes équipes de la métropole de Mascate. Al-Nasr SC, de son côté, a remporté le championnat à cinq reprises, la dernière fois en 2004.
Depuis le lancement du sixième plan quinquennal en 2001, les autorités omanaises ont réorienté leurs investissements sportifs vers des disciplines en lien avec la nature. Oman Sail, dédiée à la promotion de la voile à Oman, en est la principale vitrine sportive sur la scène internationale. Si le football demeure le sport le plus populaire auprès des Omanais, il ne bénéficie plus du même soutien malgré quelques succès de la sélection nationale comme lors de la Coupe du Conseil de Coopération du Golfe, remportée en 2018. Relégué au second plan dans une stratégie nationale axée sur le tourisme, ce sport demeure semi-professionnel, à mille lieues des ligues saoudienne, émiratie ou qatarie.
Dans ce paysage en mutation, le Dhofar SC peine à trouver sa place. Le club a traversé de sérieuses difficultés de gestion financière qui ont pesé sur ses performances sportives ces dernières années. Le dernier derby de Salalah, en quarts de finale de la Coupe du sultan 2025, a cruellement mis en lumière ces fragilités. Défait sur le score de cinq à zéro, ce nouvel échec symbolise l'érosion progressive de la domination du Dhofar SC.
Mais, comme l'expliquent plusieurs supporteurs, sous l'influence de Mascate, ce qui prédomine autour de ce derby n'est plus une quelconque victoire politique ou idéologique, mais bien la quête du triomphe sportif pour la tribu et la réactivation de son existence. Cette quête de victoire devient un moyen de réaffirmer leur identité et leur cohésion sociale dans un contexte où les expressions politiques directes sont limitées et où une uniformisation est recherchée.
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1NDLR. Un derby est une rencontre sportive opposant deux équipes issues de la même ville ou de villes voisines, généralement situées à moins de 50 kilomètres l'une de l'autre, et marquée par une rivalité sportive intense.
18.08.2025 à 06:00
Florian Pichet, Julien Grohar, Susie Bouyer
Hatay, la région de Turquie la plus touchée par le séisme survenu le 6 février 2023, peine à se reconstruire. Entre les décombres, les villes en préfabriqués construits en urgence accueillent encore des milliers de personnes en attente de relogement. Photoreportage. Sur un terrain vague poussiéreux, une trentaine de conteneurs sont coincés entre une route et des pylônes électriques. Assis sur une chaise en plastique, Adnan Güzelmansur regarde des jeunes jouer au foot. Cet ancien (…)
- Magazine / Turquie, Ville, Urbanisme, Photoreportage, Logement, SéismeHatay, la région de Turquie la plus touchée par le séisme survenu le 6 février 2023, peine à se reconstruire. Entre les décombres, les villes en préfabriqués construits en urgence accueillent encore des milliers de personnes en attente de relogement. Photoreportage.
Sur un terrain vague poussiéreux, une trentaine de conteneurs sont coincés entre une route et des pylônes électriques. Assis sur une chaise en plastique, Adnan Güzelmansur regarde des jeunes jouer au foot. Cet ancien restaurateur habite aujourd'hui une ville de conteneurs située à 17 kilomètres au nord du centre d'Antakya, qu'il administre au nom d'Akut Vakfi, une ONG spécialisée dans la gestion des catastrophes et des situations d'urgence.
Contrairement à sa femme et à ses enfants, il a fait le choix de rester dans sa région natale. « Je suis comme une pierre trop lourde pour être bougée », s'amuse le quinquagénaire en sirotant son thé.
Comme les quelque 1,5 million d'habitants de la province d'Hatay, au sud de la Turquie, sa vie a basculé le 6 février 2023. Un tremblement de terre de magnitude 7,8 a officiellement entraîné la mort d'au moins 60 000 personnes. À Antakya, la plus grande ville de la région, environ 70 % des immeubles se sont effondrés. Le restaurant d'Adnan, situé dans le centre-ville, n'a pas été épargné.
La province d'Hatay compte 263 villes conteneurs, principalement administrées par l'agence gouvernementale de gestion des catastrophes et des situations d'urgence en Turquie (AFAD), où s'entassent environ 280 000 personnes en attente d'une solution de relogement. Malgré la promesse du président Recep Tayyip Erdoğan de « remettre Hatay debout en moins d'un an », force est de constater que, plus de deux ans après, les ruines sont partout et la poussière omniprésente.
Le président turc avait promis la construction de 650 000 logements pour reloger les sinistrés. Mais à ce jour, seulement 40 000 ont été construits, pour la plupart par TOKI, l'administration publique chargée des logements sociaux en Turquie.
A peine 6 000 sont occupés. En cause, des appartements bâtis dans la précipitation, mal raccordés à l'eau ou à l'électricité, situées dans des terrains parfois instables. Le 12 décembre 2024, la mort d'une famille de quatre personnes intoxiquées au gaz pendant leur sommeil a suscité une vive polémique. Lors des commémorations du deuxième anniversaire, le 6 février 2025, des tensions ont éclaté entre les manifestants et les forces de l'ordre, entraînant plusieurs arrestations. Malgré les dizaines de grues qui surplombent le ciel d'Antakya, les travaux sont considérés par les habitants comme trop lents, et les nouveaux immeubles, peu solides.
Selon la journaliste Gülnur Saydam, « toutes les constructions faites par des entreprises proches du gouvernement sont à risque et la corruption est toujours très présente ». Originaire d'Hatay, elle couvre l'actualité de la région pour la chaîne privée Sözcü TV. « Après le traumatisme du séisme, les habitants préfèrent économiser pour construire leur propre maison. Ils ne font plus confiance à TOKI qui représente le gouvernement. »
Après le séisme, certains ont perdu leur logement à cause de la spéculation. C'est le cas de Songül Iflazoğlu. Son appartement a très bien résisté à la catastrophe, mais le propriétaire en a profité. Il a fait passer le loyer de 2 000 lires par mois à 20 000 (500 euros). « Je ne pouvais plus me le permettre », explique-t-elle. Pour ces personnes exclues du dispositif officiel d'aide au logement — réservé aux habitations gravement endommagées — l'ONG Akut Vakfi offre des hébergements temporaires. « Ici, nous accueillons aussi des femmes seules et des personnes qui ne peuvent plus payer leur loyer », explique Adnan.
La destruction des infrastructures agricoles et industrielles de la région, combinée à l'inflation galopante que connaît la Turquie, a fait exploser les prix des denrées alimentaires. Désormais obligée de cumuler deux emplois, Songül habite seule avec sa fille de 9 ans dans son conteneur de 21 mètres carrés. Elle a pu aménager une petite terrasse à l'avant, quand d'autres vont jusqu'à construire des murs de tôles et de briques pour étendre leurs pièces de vie.
« Au début, c'était très dur, je me sentais enfermée », poursuit Dilber Olgun, la voisine et amie de Songül. « Les conteneurs sont collés, on voit tout, on entend tout. C'est une épreuve de repartir à zéro et construire des liens avec des inconnus », souffle-t-elle. Avant le tremblement de terre, elle possédait trois voitures, une maison de 180 mètres carrés et allait chez le coiffeur tous les mois. « Aujourd'hui, nous sommes trois dans un conteneur et je porte des chouchous pour cacher mes cheveux », sourit-elle.
À 24 ans, sa fille Ece prépare un examen d'anglais pour partir étudier au Royaume-Uni :
Pour ma mère et ma famille, je veux gagner de l'argent et préparer l'avenir. Ici, tout est fade, tout est triste. Beaucoup de conteneurs présentent des fuites d'eau, d'autres connaissent des coupures d'électricité. Quand il pleut, les gouttes frappent le toit dans un grondement assourdissant. Malheureusement, cette solution temporaire est devenue permanente.
Dans la banlieue ouest d'Antakya, la ville conteneur d'Ekinci s'étend sur plus d'un kilomètre. Ici, des milliers de sinistrés sont entassés dans plus de 500 préfabriqués. Dans une des allées, plusieurs femmes prennent un thé au soleil. Elles plaisantent et se taquinent. Mais cette bonne humeur apparente cache des blessures encore profondes. « Si l'on continue de sourire, c'est pour préserver nos enfants, sinon on pleurerait tous les jours », confie l'une d'elles.
Ces mères de famille ne se connaissaient pas avant le séisme. Aujourd'hui, elles vivent à quelques mètres les unes des autres : « Nous sommes toutes très solidaires, car nous avons vécu le même désastre. Arabes, sunnites ou alévies, peu importe, nous sommes devenues une famille. » Toutes étaient locataires avant que leur logement ne soit complètement détruit par le séisme. Certaines familles ont signé des contrats de six ans pour bénéficier d'un conteneur. D'autres ont même prolongé jusqu'à huit années. La doyenne du groupe explique :
On a dormi pendant trois semaines dans une voiture, puis pendant six mois dans une tente. Avoir un conteneur, c'était comme un rêve. Aujourd'hui, nous sommes prêtes à vivre plusieurs années ici. Le tremblement de terre nous a fait réaliser à quel point la vie est précieuse.
Résignées, certaines familles vivent jusqu'à sept dans le même conteneur. Avec l'hiver et le mauvais temps, l'enfermement peut devenir insoutenable. « Cette situation met nos mariages en péril, les divorces augmentent. »
Dans le centre-ville d'Antakya, difficile de se dire que deux ans se sont écoulés depuis la tragédie. Des tonnes de gravats s'accumulent autour des routes et des centaines de maisons endommagées attendent encore d'être détruites par les bulldozers.
Une fine couche de poussière, potentiellement très dangereuse à cause de la présence d'amiante dans les décombres, balaie le paysage et s'accumule sur les voitures. « On est comme dans une zone de guerre », ironise Ela, 22 ans. Elle a grandi ici, mais vit désormais à Istanbul où elle étudie le droit :
Les dégâts sont tels qu'on ne reconnaît même plus l'emplacement des rues. Quand les bâtiments ont été détruits, c'est comme si une partie de nous, de notre mémoire, avait été effacée. Ma plus grande peur est d'oublier, de ne plus me souvenir à quoi ces rues ressemblaient.
Plus de deux ans après le désastre, la nuit orageuse du 6 février 2023 reste dans toutes les mémoires et revient constamment. Dans les mois qui ont suivi, Songül Iflazoğlu a essayé de vivre dans un nouvel appartement, mais par peur des répliques, elle est partie. Elle a ensuite déménagé dans une autre ville, mais la solitude et l'inconnu l'ont ramené à sa province natale. C'est finalement dans son conteneur qu'elle a fini par s'installer. Car malgré tous les problèmes liés à cette situation, c'est là qu'elle, et beaucoup d'autres, se sentent le plus en sécurité.
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15.08.2025 à 06:00
Chaker Jahmi
Les slogans scandés lors des matchs de football par les groupes de supporteurs ont toujours traduit les souffrances et les aspirations de la jeunesse. À travers leurs banderoles et leurs hymnes, les jeunes Tunisiens expriment leur désillusion face à des politiques qui continuent de les ignorer. Aujourd'hui, ils sont à la pointe du combat pour les libertés publiques. Enveloppé dans une écharpe noire arborant l'emblème de son groupe, Farès (pseudonyme) parcourt les ruelles étroites du (…)
- Lu, vu, entendu / Tunisie, Répression, Jeunes, Liberté d'expression, FootballLes slogans scandés lors des matchs de football par les groupes de supporteurs ont toujours traduit les souffrances et les aspirations de la jeunesse. À travers leurs banderoles et leurs hymnes, les jeunes Tunisiens expriment leur désillusion face à des politiques qui continuent de les ignorer. Aujourd'hui, ils sont à la pointe du combat pour les libertés publiques.
Enveloppé dans une écharpe noire arborant l'emblème de son groupe, Farès (pseudonyme) parcourt les ruelles étroites du quartier populaire où il a grandi. Sur les visages des passants se lit un mélange de curiosité et de familiarité. Aujourd'hui n'est pas un jour comme les autres : c'est jour de match ! Le cœur vibrant, les supporteurs forment des cortèges vers le stade. Mais derrière l'ambiance bon enfant, tous appréhendent ce qui les attend. Car entrer au stade n'est pas seulement accéder aux gradins. C'est, d'abord, franchir une barrière faite de répression systématique.
Devant la porte du stade olympique de Radès, dans la banlieue sud de Tunis, les regards croisent des policiers en uniforme, armés de matraques afin de « sécuriser » le match. Commence la fouille, vécue davantage comme une humiliation qu'une mesure de sécurité. Les ordres pleuvent : « Enlève tes chaussures ! », « Retire ta casquette ! », « Vide tes poches ! », « Jette la monnaie ! ». Le ton est martial et sans discussion, les visages sont filmés et photographiés sans la moindre explication : « Pourquoi êtes-vous vêtus en noir aujourd'hui ? Où avez-vous mis les fumigènes ? De quelle ville venez-vous ? ». Farès se tient pieds nus sur le sol glacé tel un accusé devant un tribunal.
Il s'agit d'instaurer un rapport de force, sinon de provoquer les supporteurs. Devant le sourire narquois d'un agent, Amin et certains de ses camarades se mordent les lèvres pour réprimer leur colère ; d'autres sourient pour ne pas donner de prétexte aux policiers. Mais une fois la porte franchie, toutes les humiliations se dissipent. Dans les tribunes, la voix est plus forte que les oukases et chaque refrain pour la liberté devient une petite victoire qui se renouvelle à chaque match.
Avant même le coup d'envoi, les gradins se mettent à vibrer. Les chants s'élèvent, le tifo se déploie, pas seulement comme performance artistique ou esthétique, mais comme affirmation collective de résistance. Approché par Nawaat, un des ultras — qui, généralement, refusent de parler aux médias ou communiquent chichement —, témoigne : « Le pouvoir cherche constamment à (nous) imposer de multiples restrictions », à travers ce qu'il appelle « une répression douce » qui se manifeste, selon lui, par une série de mesures restreignant la liberté d'expression.
Les images de la foule sont passées au peigne fin. Le ministère de l'intérieur exige une autorisation préalable des services de sécurité pour introduire tifos et banderoles dans l'enceinte. Officiellement, cette mesure prend pour prétexte le respect de la liberté d'opinion et de création. Mais selon notre interlocuteur, elle sert en réalité à instaurer une censure préalable, l'objectif étant d'empêcher tout message susceptible de ternir l'image du pouvoir ou de soulever des questions taboues sur la manière dont sont gérées les affaires de l'État, par exemple.
Les jours précédant le match, chaque groupe d'ultras œuvre pendant des nuits entières à la confection du tifo, une tâche qui prend des semaines, voire des mois. Celle-ci n'est jamais facile, car leurs moyens sont limités, le temps compté et la crainte d'une interdiction par les autorités constante. Ils savent qu'à tout moment la police peut venir tout stopper et réduire à néant leurs efforts sous prétexte de « rassemblement non autorisé ».
Les groupes d'ultras, qui jouissaient autrefois d'une plus grande liberté d'expression, sentent l'étau se resserrer. C'est pourquoi certains d'entre eux renoncent même au tifo. Dans ce contexte, la « répression douce » évoquée par Farès devient une arme redoutable entre les mains du pouvoir pour semer le stress et la peur. Aussi, de nombreux leaders ultras préfèrent éviter d'exposer des slogans politiques susceptibles de déclencher l'ire du régime. Ils ont le sentiment de devoir se battre en permanence pour préserver leur capacité à s'exprimer librement. Pourtant, au moment où le drapeau géant se dresse dans les tribunes, la fierté d'avoir vaincu la censure balaie toutes les craintes.
Le mouvement ultra tunisien fait face à une escalade répressive menée par le ministère de l'intérieur depuis mars 2018, après la mort du jeune supporteur Omar Laabidi à la suite d'une course-poursuite avec la police près du stade de Radès. Omar s'est noyé dans un ravin boueux, malgré ses supplications adressées aux policiers, leur disant qu'il ne savait pas nager. Le malheureux s'est vu répondre : « Taalem aoum ! » (« Apprends à nager ! »).
Ce crime n'a pas été une simple bavure policière, mais l'étincelle qui a allumé la colère des supporteurs. Il a inspiré la campagne « Taalem aoum ! », à la forte charge symbolique. Progressivement, celle-ci est devenue un creuset de la lutte pour la justice et contre l'impunité de la police. Des acteurs de la société civile l'ont adoptée, exhortant les autorités à faire de chaque 31 mars, date anniversaire de la mort d'Omar, la Journée nationale de la lutte contre les bavures policières. Le mouvement de protestation est sorti des stades pour occuper la rue, créant un engouement sans précédent ainsi qu'une large adhésion de tous les groupes ultras, mais aussi des associations et des syndicats. Cette initiative a rapidement fait des émules à travers toute la Tunisie.
Ces dernières années, le mouvement ultra s'est considérablement développé. Il ne se limite plus aux faubourgs de la capitale, comme à ses débuts, mais s'étend à de nombreuses régions et gouvernorats longtemps délaissés par les politiques de développement.
Gabès, un port du sud-est tunisien, est l'un des lieux où la montée en puissance des ultras les a imposés dans l'arène publique locale. Sortis des enceintes sportives, ils ont investi les débats sur les questions sociales et politiques, jusqu'à devenir une force active dans la défense des droits humains au-delà même de la région.
En tête des préoccupations des Gabésiens : la pollution chimique. Le mouvement ultra s'est pleinement engagé contre la dégradation de l'environnement causée par le Groupe chimique tunisien (GCT), un complexe industriel de transformation du phosphate, source de graves menaces écologiques et sanitaires. Toutefois, plusieurs membres du groupe ultra local ont confié à Nawaat que chaque action de protestation contre les « politiques d'empoisonnement » à Gabès est systématiquement la cible d'une campagne de surveillance et de répression de la part des autorités.
Un ultra témoigne :
Le pouvoir considère Gabès comme un terrain d'essai pour les produits chimiques, sans aucun égard pour la santé des gens et de leurs enfants. Aujourd'hui, nous vivons dans un environnement pollué, sans air pur à respirer ni plages propres où l'on peut passer du bon temps. Gabès est en train de devenir lentement une région empoisonnée. Et si ça continue, on risque d'arriver à un point où la population sera privée des conditions de vie les plus élémentaires.
Pour aplanir les divisions et renforcer leurs rangs face à la répression qui les cible sans distinction à travers tout le pays, les ultras ont lancé une campagne sous le slogan « Pour une mobilisation unifiée » qui appelle à conjuguer la solidarité et l'entraide entre tous les groupes.
De son côté, le ministère de l'intérieur, par la voix de ses porte-parole officiels et officieux dans les médias, fait la promotion du projet « Fan ID » (« Carte du supporteur »). Ce projet conditionne l'accès aux stades à la possession d'une carte d'identité spécifique, ce qui permettra une surveillance policière accrue et un contrôle encore plus rigoureux de n'importe quel fan qui pénètre dans un stade, en particulier dans les virages, bastion des ultras. Ces derniers y voient une menace directe à leur existence, car il porte atteinte à la liberté de mouvement et viole leurs données personnelles. Pour eux, c'est une énième tentative de contrôle des foules à l'intérieur comme à l'extérieur des terrains.
Les ultras sont ainsi passés de la défense d'une cause individuelle à une revendication plus large dont l'enjeu est de protéger les libertés publiques dans les stades. Bien que la carte de supporteur n'ait pas encore été mise en œuvre, les groupes ultras ont d'ores et déjà lancé une contre-campagne « No fan ID » (« Non à la carte du supporteur »), exprimant leur rejet absolu de toute atteinte à leur liberté d'expression.
En outre, les ultras menacent de boycotter les stades pendant la saison 2025-2026 si les autorités maintiennent leur projet et si les directions des clubs viennent à s'y soumettre. Ils ne cessent de rappeler que cette mesure ne conduirait pas seulement à la fermeture ultime des stades aux supporteurs, mais constituerait une nouvelle étape vers la restriction des libertés publiques en Tunisie. En définitive, cette contre-campagne n'est pas seulement une bataille contre une disposition sécuritaire, mais le prolongement d'un combat plus large assumé par les ultras tunisiens contre les politiques répressives qui gagnent des pans entiers de la vie quotidienne.
Si le mouvement « Taalem aoum ! » et les luttes passées ont marqué un tournant dans les relations entre les ultras et le ministère de l'intérieur, « No fan ID » promet un bras de fer qui prend de l'ampleur car elle reflète une prise de conscience croissante en faveur de la défense des droits civils.
Longtemps à l'avant-garde des mouvements de protestation, les ultras restent l'une des rares forces tunisiennes capables de briser l'inertie sociale et la résignation politique. À travers leurs initiatives, ils s'efforcent, avec la voix forte et le visage découvert, d'impulser une nouvelle dynamique dans les tribunes au nom de la lutte contre la soumission et pour les libertés. Plus que jamais convaincus de la nécessité d'un changement politique et d'une participation active aux combats sociétaux.
Les mouvements ultras en Tunisie ne sauraient donc être réduits à de simples groupes de jeunes supporteurs. Il est temps de reconnaître leur combat comme un instrument de lutte contre la répression politique et la marginalisation sociale. Par leurs slogans et leurs chants, ces groupes remettent en cause le discours autoritaire et populiste du pouvoir. Ils redéfinissent la relation entre la jeunesse tunisienne et l'espace public, prouvant que les stades ne sont pas seulement des aires de jeu, mais de véritables arènes où s'expriment les revendications d'une société entière.
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Traduit de l'arabe par Moussa Acherchour
Cet article a été publié initialement sur Nawaat
Ce dossier a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Assafir Al-Arabi, BabelMed, Mada Masr, Maghreb Émergent, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.