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18.08.2025 à 06:00

Turquie. La vie s'éternise dans les villes conteneurs

Florian Pichet, Julien Grohar, Susie Bouyer

Hatay, la région de Turquie la plus touchée par le séisme survenu le 6 février 2023, peine à se reconstruire. Entre les décombres, les villes en préfabriqués construits en urgence accueillent encore des milliers de personnes en attente de relogement. Photoreportage. Sur un terrain vague poussiéreux, une trentaine de conteneurs sont coincés entre une route et des pylônes électriques. Assis sur une chaise en plastique, Adnan Güzelmansur regarde des jeunes jouer au foot. Cet ancien (…)

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Texte intégral (6128 mots)

Hatay, la région de Turquie la plus touchée par le séisme survenu le 6 février 2023, peine à se reconstruire. Entre les décombres, les villes en préfabriqués construits en urgence accueillent encore des milliers de personnes en attente de relogement. Photoreportage.

Sur un terrain vague poussiéreux, une trentaine de conteneurs sont coincés entre une route et des pylônes électriques. Assis sur une chaise en plastique, Adnan Güzelmansur regarde des jeunes jouer au foot. Cet ancien restaurateur habite aujourd'hui une ville de conteneurs située à 17 kilomètres au nord du centre d'Antakya, qu'il administre au nom d'Akut Vakfi, une ONG spécialisée dans la gestion des catastrophes et des situations d'urgence.

Contrairement à sa femme et à ses enfants, il a fait le choix de rester dans sa région natale. « Je suis comme une pierre trop lourde pour être bougée », s'amuse le quinquagénaire en sirotant son thé.

Un jeune garçon dribble un ballon de foot sur un terrain gravelé.
Sur une place vide de la ville conteneur, un groupe de jeunes jouent au foot.
Toutes les photos sont de © Julien Grohar

Comme les quelque 1,5 million d'habitants de la province d'Hatay, au sud de la Turquie, sa vie a basculé le 6 février 2023. Un tremblement de terre de magnitude 7,8 a officiellement entraîné la mort d'au moins 60 000 personnes. À Antakya, la plus grande ville de la région, environ 70 % des immeubles se sont effondrés. Le restaurant d'Adnan, situé dans le centre-ville, n'a pas été épargné.

Un vaste camp de tentes et mobil-homes en arrière-plan montagneux. Des personnes marchent.
La ville conteneur de Ekinci abrite environ 3 000 personnes.

Une reconstruction précipitée

La province d'Hatay compte 263 villes conteneurs, principalement administrées par l'agence gouvernementale de gestion des catastrophes et des situations d'urgence en Turquie (AFAD), où s'entassent environ 280 000 personnes en attente d'une solution de relogement. Malgré la promesse du président Recep Tayyip Erdoğan de « remettre Hatay debout en moins d'un an », force est de constater que, plus de deux ans après, les ruines sont partout et la poussière omniprésente.

Un petit magasin avec une femme assise à l
Même les commerces comme cette épicerie sont installés dans des conteneurs.

Le président turc avait promis la construction de 650 000 logements pour reloger les sinistrés. Mais à ce jour, seulement 40 000 ont été construits, pour la plupart par TOKI, l'administration publique chargée des logements sociaux en Turquie.

A peine 6 000 sont occupés. En cause, des appartements bâtis dans la précipitation, mal raccordés à l'eau ou à l'électricité, situées dans des terrains parfois instables. Le 12 décembre 2024, la mort d'une famille de quatre personnes intoxiquées au gaz pendant leur sommeil a suscité une vive polémique. Lors des commémorations du deuxième anniversaire, le 6 février 2025, des tensions ont éclaté entre les manifestants et les forces de l'ordre, entraînant plusieurs arrestations. Malgré les dizaines de grues qui surplombent le ciel d'Antakya, les travaux sont considérés par les habitants comme trop lents, et les nouveaux immeubles, peu solides.

Un chemin désert bordé d
Tout juste terminés, ces logements ont été construits par une agence immobilière. Réputés plus solides, ils coûtent néanmoins 50 % plus cher que ceux de TOKI.
Un homme en moto avec une passagère, tous deux portant des vêtements sombres et un casque.
Un homme et une femme sur une moto, avec en fond, un quartier neuf de la banlieue d'Antakya.

Selon la journaliste Gülnur Saydam, « toutes les constructions faites par des entreprises proches du gouvernement sont à risque et la corruption est toujours très présente ». Originaire d'Hatay, elle couvre l'actualité de la région pour la chaîne privée Sözcü TV. « Après le traumatisme du séisme, les habitants préfèrent économiser pour construire leur propre maison. Ils ne font plus confiance à TOKI qui représente le gouvernement. »

Femme au bord de la mer, cheveux blonds, regard contemplatif vers l
La journaliste Gülnur Saydam sur la plage de Samandag.

Une solution temporaire devenue permanente

Après le séisme, certains ont perdu leur logement à cause de la spéculation. C'est le cas de Songül Iflazoğlu. Son appartement a très bien résisté à la catastrophe, mais le propriétaire en a profité. Il a fait passer le loyer de 2 000 lires par mois à 20 000 (500 euros). « Je ne pouvais plus me le permettre », explique-t-elle. Pour ces personnes exclues du dispositif officiel d'aide au logement — réservé aux habitations gravement endommagées — l'ONG Akut Vakfi offre des hébergements temporaires. « Ici, nous accueillons aussi des femmes seules et des personnes qui ne peuvent plus payer leur loyer », explique Adnan.

Femme souriante, assise sur un canapé, lumière douce filtrée par un rideau.
Songül Iflazoglu, à l'intérieur du conteneur qu'elle occupe.

La destruction des infrastructures agricoles et industrielles de la région, combinée à l'inflation galopante que connaît la Turquie, a fait exploser les prix des denrées alimentaires. Désormais obligée de cumuler deux emplois, Songül habite seule avec sa fille de 9 ans dans son conteneur de 21 mètres carrés. Elle a pu aménager une petite terrasse à l'avant, quand d'autres vont jusqu'à construire des murs de tôles et de briques pour étendre leurs pièces de vie.

Bâtiment en tôle bleue avec vêtements suspendus et murs colorés en arrière-plan.
Dans la ville conteneur de Ekinci, les habitants ont l'autorisation d'étendre l'avant de leur habitat de 160 centimètres maximum.
Des bâtiments modulaires colorés, regroupés sur un terrain sous un ciel nuageux.
Dans la banlieue nord d'Antakya, un terrain vague sert d'atelier de réparation pour les conteneurs abîmés.

« Au début, c'était très dur, je me sentais enfermée », poursuit Dilber Olgun, la voisine et amie de Songül. « Les conteneurs sont collés, on voit tout, on entend tout. C'est une épreuve de repartir à zéro et construire des liens avec des inconnus », souffle-t-elle. Avant le tremblement de terre, elle possédait trois voitures, une maison de 180 mètres carrés et allait chez le coiffeur tous les mois. « Aujourd'hui, nous sommes trois dans un conteneur et je porte des chouchous pour cacher mes cheveux », sourit-elle.

Deux femmes assises à une table à l
Dilber Olgun et sa fille Ece, rentrées à Hatay il y a six mois après avoir fui à Antalya puis à Dubaï.

À 24 ans, sa fille Ece prépare un examen d'anglais pour partir étudier au Royaume-Uni :

Pour ma mère et ma famille, je veux gagner de l'argent et préparer l'avenir. Ici, tout est fade, tout est triste. Beaucoup de conteneurs présentent des fuites d'eau, d'autres connaissent des coupures d'électricité. Quand il pleut, les gouttes frappent le toit dans un grondement assourdissant. Malheureusement, cette solution temporaire est devenue permanente.

« C'était comme un rêve »

Dans la banlieue ouest d'Antakya, la ville conteneur d'Ekinci s'étend sur plus d'un kilomètre. Ici, des milliers de sinistrés sont entassés dans plus de 500 préfabriqués. Dans une des allées, plusieurs femmes prennent un thé au soleil. Elles plaisantent et se taquinent. Mais cette bonne humeur apparente cache des blessures encore profondes. « Si l'on continue de sourire, c'est pour préserver nos enfants, sinon on pleurerait tous les jours », confie l'une d'elles.

Quatre enfants assis sur des blocs, souriant, dans un espace extérieur.
Un groupe d'enfants présente sa construction faite dans un coin inoccupé de la ville conteneurs.

Ces mères de famille ne se connaissaient pas avant le séisme. Aujourd'hui, elles vivent à quelques mètres les unes des autres : « Nous sommes toutes très solidaires, car nous avons vécu le même désastre. Arabes, sunnites ou alévies, peu importe, nous sommes devenues une famille. » Toutes étaient locataires avant que leur logement ne soit complètement détruit par le séisme. Certaines familles ont signé des contrats de six ans pour bénéficier d'un conteneur. D'autres ont même prolongé jusqu'à huit années. La doyenne du groupe explique :

On a dormi pendant trois semaines dans une voiture, puis pendant six mois dans une tente. Avoir un conteneur, c'était comme un rêve. Aujourd'hui, nous sommes prêtes à vivre plusieurs années ici. Le tremblement de terre nous a fait réaliser à quel point la vie est précieuse.

Groupe de femmes et d
D'origines ethniques et religieuses différentes, ces femmes sont devenues très proches en étant voisines de conteneurs.

Résignées, certaines familles vivent jusqu'à sept dans le même conteneur. Avec l'hiver et le mauvais temps, l'enfermement peut devenir insoutenable. « Cette situation met nos mariages en péril, les divorces augmentent. »

« Ma plus grande peur est d'oublier »

Dans le centre-ville d'Antakya, difficile de se dire que deux ans se sont écoulés depuis la tragédie. Des tonnes de gravats s'accumulent autour des routes et des centaines de maisons endommagées attendent encore d'être détruites par les bulldozers.

Terrain en friche avec des gravats, montagnes en arrière-plan et villages surplombants.
Ici se trouvait les rues animées du vieux centre ville d'Antakya. Seules les maisons construites à flanc de montagne ont bien résisté au séisme.

Une fine couche de poussière, potentiellement très dangereuse à cause de la présence d'amiante dans les décombres, balaie le paysage et s'accumule sur les voitures. « On est comme dans une zone de guerre », ironise Ela, 22 ans. Elle a grandi ici, mais vit désormais à Istanbul où elle étudie le droit :

Les dégâts sont tels qu'on ne reconnaît même plus l'emplacement des rues. Quand les bâtiments ont été détruits, c'est comme si une partie de nous, de notre mémoire, avait été effacée. Ma plus grande peur est d'oublier, de ne plus me souvenir à quoi ces rues ressemblaient.

Allée arborée avec des bancs, palmiers penchés sous le vent et ciel nuageux.
Dans la ville côtière de Samandag, le tourisme a chuté depuis deux ans.

Plus de deux ans après le désastre, la nuit orageuse du 6 février 2023 reste dans toutes les mémoires et revient constamment. Dans les mois qui ont suivi, Songül Iflazoğlu a essayé de vivre dans un nouvel appartement, mais par peur des répliques, elle est partie. Elle a ensuite déménagé dans une autre ville, mais la solitude et l'inconnu l'ont ramené à sa province natale. C'est finalement dans son conteneur qu'elle a fini par s'installer. Car malgré tous les problèmes liés à cette situation, c'est là qu'elle, et beaucoup d'autres, se sentent le plus en sécurité.

Une personne se tient debout dans une pièce lumineuse avec des fenêtres et des chaises.
Un homme prie dans le sanctuaire de Khidr à Samandag, lieu de culte important pour les alévis et symbole du multiculturalisme dans la région.

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15.08.2025 à 06:00

Tunisie. Dans les stades, la résistance des ultras

Chaker Jahmi

Les slogans scandés lors des matchs de football par les groupes de supporteurs ont toujours traduit les souffrances et les aspirations de la jeunesse. À travers leurs banderoles et leurs hymnes, les jeunes Tunisiens expriment leur désillusion face à des politiques qui continuent de les ignorer. Aujourd'hui, ils sont à la pointe du combat pour les libertés publiques. Enveloppé dans une écharpe noire arborant l'emblème de son groupe, Farès (pseudonyme) parcourt les ruelles étroites du (…)

- Lu, vu, entendu / , , , ,
Texte intégral (3416 mots)

Les slogans scandés lors des matchs de football par les groupes de supporteurs ont toujours traduit les souffrances et les aspirations de la jeunesse. À travers leurs banderoles et leurs hymnes, les jeunes Tunisiens expriment leur désillusion face à des politiques qui continuent de les ignorer. Aujourd'hui, ils sont à la pointe du combat pour les libertés publiques.

Enveloppé dans une écharpe noire arborant l'emblème de son groupe, Farès (pseudonyme) parcourt les ruelles étroites du quartier populaire où il a grandi. Sur les visages des passants se lit un mélange de curiosité et de familiarité. Aujourd'hui n'est pas un jour comme les autres : c'est jour de match ! Le cœur vibrant, les supporteurs forment des cortèges vers le stade. Mais derrière l'ambiance bon enfant, tous appréhendent ce qui les attend. Car entrer au stade n'est pas seulement accéder aux gradins. C'est, d'abord, franchir une barrière faite de répression systématique.

Devant la porte du stade olympique de Radès, dans la banlieue sud de Tunis, les regards croisent des policiers en uniforme, armés de matraques afin de « sécuriser » le match. Commence la fouille, vécue davantage comme une humiliation qu'une mesure de sécurité. Les ordres pleuvent : « Enlève tes chaussures ! », « Retire ta casquette ! », « Vide tes poches ! », « Jette la monnaie ! ». Le ton est martial et sans discussion, les visages sont filmés et photographiés sans la moindre explication : « Pourquoi êtes-vous vêtus en noir aujourd'hui ? Où avez-vous mis les fumigènes ? De quelle ville venez-vous ? ». Farès se tient pieds nus sur le sol glacé tel un accusé devant un tribunal.

« Répression douce »

Il s'agit d'instaurer un rapport de force, sinon de provoquer les supporteurs. Devant le sourire narquois d'un agent, Amin et certains de ses camarades se mordent les lèvres pour réprimer leur colère ; d'autres sourient pour ne pas donner de prétexte aux policiers. Mais une fois la porte franchie, toutes les humiliations se dissipent. Dans les tribunes, la voix est plus forte que les oukases et chaque refrain pour la liberté devient une petite victoire qui se renouvelle à chaque match.

Avant même le coup d'envoi, les gradins se mettent à vibrer. Les chants s'élèvent, le tifo se déploie, pas seulement comme performance artistique ou esthétique, mais comme affirmation collective de résistance. Approché par Nawaat, un des ultras — qui, généralement, refusent de parler aux médias ou communiquent chichement —, témoigne : « Le pouvoir cherche constamment à (nous) imposer de multiples restrictions », à travers ce qu'il appelle « une répression douce » qui se manifeste, selon lui, par une série de mesures restreignant la liberté d'expression.

Les images de la foule sont passées au peigne fin. Le ministère de l'intérieur exige une autorisation préalable des services de sécurité pour introduire tifos et banderoles dans l'enceinte. Officiellement, cette mesure prend pour prétexte le respect de la liberté d'opinion et de création. Mais selon notre interlocuteur, elle sert en réalité à instaurer une censure préalable, l'objectif étant d'empêcher tout message susceptible de ternir l'image du pouvoir ou de soulever des questions taboues sur la manière dont sont gérées les affaires de l'État, par exemple.

Les jours précédant le match, chaque groupe d'ultras œuvre pendant des nuits entières à la confection du tifo, une tâche qui prend des semaines, voire des mois. Celle-ci n'est jamais facile, car leurs moyens sont limités, le temps compté et la crainte d'une interdiction par les autorités constante. Ils savent qu'à tout moment la police peut venir tout stopper et réduire à néant leurs efforts sous prétexte de « rassemblement non autorisé ».

« Apprends à nager ! »

Les groupes d'ultras, qui jouissaient autrefois d'une plus grande liberté d'expression, sentent l'étau se resserrer. C'est pourquoi certains d'entre eux renoncent même au tifo. Dans ce contexte, la « répression douce » évoquée par Farès devient une arme redoutable entre les mains du pouvoir pour semer le stress et la peur. Aussi, de nombreux leaders ultras préfèrent éviter d'exposer des slogans politiques susceptibles de déclencher l'ire du régime. Ils ont le sentiment de devoir se battre en permanence pour préserver leur capacité à s'exprimer librement. Pourtant, au moment où le drapeau géant se dresse dans les tribunes, la fierté d'avoir vaincu la censure balaie toutes les craintes.

Le mouvement ultra tunisien fait face à une escalade répressive menée par le ministère de l'intérieur depuis mars 2018, après la mort du jeune supporteur Omar Laabidi à la suite d'une course-poursuite avec la police près du stade de Radès. Omar s'est noyé dans un ravin boueux, malgré ses supplications adressées aux policiers, leur disant qu'il ne savait pas nager. Le malheureux s'est vu répondre : « Taalem aoum ! » Apprends à nager ! »).

Ce crime n'a pas été une simple bavure policière, mais l'étincelle qui a allumé la colère des supporteurs. Il a inspiré la campagne « Taalem aoum ! », à la forte charge symbolique. Progressivement, celle-ci est devenue un creuset de la lutte pour la justice et contre l'impunité de la police. Des acteurs de la société civile l'ont adoptée, exhortant les autorités à faire de chaque 31 mars, date anniversaire de la mort d'Omar, la Journée nationale de la lutte contre les bavures policières. Le mouvement de protestation est sorti des stades pour occuper la rue, créant un engouement sans précédent ainsi qu'une large adhésion de tous les groupes ultras, mais aussi des associations et des syndicats. Cette initiative a rapidement fait des émules à travers toute la Tunisie.

Une foule passionnée avec des drapeaux et une banderole "NORTH VANDALS".
L'ambiance dans la Curva Nord au stade de Radès, où sont déployés des portraits d'Omar Laabidi.
North Vandals

Ces dernières années, le mouvement ultra s'est considérablement développé. Il ne se limite plus aux faubourgs de la capitale, comme à ses débuts, mais s'étend à de nombreuses régions et gouvernorats longtemps délaissés par les politiques de développement.

À Gabès, les ultras portent l'étendard de la lutte sociale

Gabès, un port du sud-est tunisien, est l'un des lieux où la montée en puissance des ultras les a imposés dans l'arène publique locale. Sortis des enceintes sportives, ils ont investi les débats sur les questions sociales et politiques, jusqu'à devenir une force active dans la défense des droits humains au-delà même de la région.

En tête des préoccupations des Gabésiens : la pollution chimique. Le mouvement ultra s'est pleinement engagé contre la dégradation de l'environnement causée par le Groupe chimique tunisien (GCT), un complexe industriel de transformation du phosphate, source de graves menaces écologiques et sanitaires. Toutefois, plusieurs membres du groupe ultra local ont confié à Nawaat que chaque action de protestation contre les « politiques d'empoisonnement » à Gabès est systématiquement la cible d'une campagne de surveillance et de répression de la part des autorités.

Des manifestants en tenues blanches avec des drapeaux et des pancartes.
Gabès, décembre 2024. Les ultras Eagles 09 présents en force dans une manifestation hors des stades pour dénoncer le désastre environnemental dans la région.
DR

Un ultra témoigne :

Le pouvoir considère Gabès comme un terrain d'essai pour les produits chimiques, sans aucun égard pour la santé des gens et de leurs enfants. Aujourd'hui, nous vivons dans un environnement pollué, sans air pur à respirer ni plages propres où l'on peut passer du bon temps. Gabès est en train de devenir lentement une région empoisonnée. Et si ça continue, on risque d'arriver à un point où la population sera privée des conditions de vie les plus élémentaires.

Pour aplanir les divisions et renforcer leurs rangs face à la répression qui les cible sans distinction à travers tout le pays, les ultras ont lancé une campagne sous le slogan « Pour une mobilisation unifiée » qui appelle à conjuguer la solidarité et l'entraide entre tous les groupes.

La carte de supporteur, un projet liberticide

De son côté, le ministère de l'intérieur, par la voix de ses porte-parole officiels et officieux dans les médias, fait la promotion du projet « Fan ID » Carte du supporteur »). Ce projet conditionne l'accès aux stades à la possession d'une carte d'identité spécifique, ce qui permettra une surveillance policière accrue et un contrôle encore plus rigoureux de n'importe quel fan qui pénètre dans un stade, en particulier dans les virages, bastion des ultras. Ces derniers y voient une menace directe à leur existence, car il porte atteinte à la liberté de mouvement et viole leurs données personnelles. Pour eux, c'est une énième tentative de contrôle des foules à l'intérieur comme à l'extérieur des terrains.

Les ultras sont ainsi passés de la défense d'une cause individuelle à une revendication plus large dont l'enjeu est de protéger les libertés publiques dans les stades. Bien que la carte de supporteur n'ait pas encore été mise en œuvre, les groupes ultras ont d'ores et déjà lancé une contre-campagne « No fan ID » Non à la carte du supporteur »), exprimant leur rejet absolu de toute atteinte à leur liberté d'expression.

En outre, les ultras menacent de boycotter les stades pendant la saison 2025-2026 si les autorités maintiennent leur projet et si les directions des clubs viennent à s'y soumettre. Ils ne cessent de rappeler que cette mesure ne conduirait pas seulement à la fermeture ultime des stades aux supporteurs, mais constituerait une nouvelle étape vers la restriction des libertés publiques en Tunisie. En définitive, cette contre-campagne n'est pas seulement une bataille contre une disposition sécuritaire, mais le prolongement d'un combat plus large assumé par les ultras tunisiens contre les politiques répressives qui gagnent des pans entiers de la vie quotidienne.

Bras de fer

Si le mouvement « Taalem aoum ! » et les luttes passées ont marqué un tournant dans les relations entre les ultras et le ministère de l'intérieur, « No fan ID » promet un bras de fer qui prend de l'ampleur car elle reflète une prise de conscience croissante en faveur de la défense des droits civils.

Longtemps à l'avant-garde des mouvements de protestation, les ultras restent l'une des rares forces tunisiennes capables de briser l'inertie sociale et la résignation politique. À travers leurs initiatives, ils s'efforcent, avec la voix forte et le visage découvert, d'impulser une nouvelle dynamique dans les tribunes au nom de la lutte contre la soumission et pour les libertés. Plus que jamais convaincus de la nécessité d'un changement politique et d'une participation active aux combats sociétaux.

Les mouvements ultras en Tunisie ne sauraient donc être réduits à de simples groupes de jeunes supporteurs. Il est temps de reconnaître leur combat comme un instrument de lutte contre la répression politique et la marginalisation sociale. Par leurs slogans et leurs chants, ces groupes remettent en cause le discours autoritaire et populiste du pouvoir. Ils redéfinissent la relation entre la jeunesse tunisienne et l'espace public, prouvant que les stades ne sont pas seulement des aires de jeu, mais de véritables arènes où s'expriment les revendications d'une société entière.

Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Orient XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d'exister. L'information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables).

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Traduit de l'arabe par Moussa Acherchour
Cet article a été publié initialement sur Nawaat

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Ce dossier a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Assafir Al-Arabi, BabelMed, Mada Masr, Maghreb Émergent, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.

14.08.2025 à 06:00

À Soueïda, en Syrie, Druzes et Bédouins face à face, côte à côte

Paloma Dupont de Dinechin

L'explosion des tensions entre les deux communautés a provoqué la mort de plus de 1 400 personnes en huit jours et le déplacement de quelque 192 000 personnes. Safi, druze, et Leith, bédouin, ont fui. Deux adolescents nés de part et d'autre d'une fracture ancienne. Pris dans une guerre nourrie par la peur, la marginalisation et les vieilles rancunes. La mâchoire de Safi est déformée. Une balle lui a traversé le visage. Il est druze, âgé de 19 ans, et ne sourit plus que des yeux. Il (…)

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Texte intégral (3189 mots)

L'explosion des tensions entre les deux communautés a provoqué la mort de plus de 1 400 personnes en huit jours et le déplacement de quelque 192 000 personnes. Safi, druze, et Leith, bédouin, ont fui. Deux adolescents nés de part et d'autre d'une fracture ancienne. Pris dans une guerre nourrie par la peur, la marginalisation et les vieilles rancunes.

La mâchoire de Safi est déformée. Une balle lui a traversé le visage. Il est druze, âgé de 19 ans, et ne sourit plus que des yeux. Il n'avait qu'un téléphone dans la poche quand on lui a tiré dessus, à bout portant, près de l'hôpital Watan, en plein centre-ville de Soueïda. Son père a été tué le même jour. Leith a 17 ans. Il est bédouin. Marcel blanc, regard d'acier. Il a couru entre les balles avec son oncle pour fuir son village de Chahba, dans le gouvernorat de Soueïda. Six membres de sa famille sont morts. Ces deux récits s'ancrent dans un conflit brutal qui éclate le 13 juillet 2025.

Ce jour-là, à Soueïda, un marchand druze est enlevé par des Bédouins qui avaient installé des barrages sur la route reliant Soueïda à Damas. En représailles, des Bédouins sont kidnappés. En quelques heures, les tensions communautaires tournent à l'affrontement. L'armée syrienne et les forces de sécurité interviennent le 15 juillet. Des tribus bédouines armées, venues de Deraa — capitale de la province rurale et tribale du Haurane — où elles s'étaient rassemblées, entrent dans la ville pour aider leurs « frères opprimés ». Les combats se généralisent. Des civils sont victimes d'exactions. Israël bombarde Damas — aux abords du palais présidentiel, de l'aéroport militaire de Mezzeh et le Sud syrien — « en soutien des milices druzes », exhortant les forces gouvernementales à se retirer de la zone. Ce qu'elles font, et un cessez-le-feu est signé le 21 juillet. Le lendemain, les autorités syriennes annoncent qu'elles vont enquêter sur ces massacres et s'engagent à en punir les auteurs.

Carte de la Syrie, montrant Damas et la région de Soueïda.
Carte de la Syrie

En Syrie, les Druzes représentent environ 3 % de la population. Mais à Soueïda, ils forment 90 % des habitants. Cette minorité religieuse, dont la foi repose sur un syncrétisme entre philosophie grecque, islam et christianisme, est concentrée dans cette province depuis le XIXe siècle. Les Bédouins, qui appartiennent au courant sunnite — majoritaire en Syrie —, représentent 3 % de la population locale. Souvent marginalisés, soupçonnés de sympathie avec la rébellion ou les groupes islamistes, les Bédouins accusent le régime Assad et les milices druzes de les avoir exclus de la société.

Soueïda, refuge de nombreux déplacés sunnites depuis 2011, voyait ses équilibres déjà mis à l'épreuve. En huit jours — plus de 1 400 morts, majoritairement druzes, des maisons brûlées, des familles exilées —, la coexistence a pris feu.

Histoire de Safi, Druze de Soueïda

Passionné de documentaires, Safi, bouille d'étudiant aux yeux marron, avait monté sa petite société de production à Soueïda. Le 16 juillet, il sort chercher du pain pour sa mère et sa sœur. Il entend des cris, voit un tank et un drapeau noir. Peut-être l'Organisation de l'État islamique (OEI) ? Il n'a pas le temps de comprendre.

Trois balles le frappent — au bras, au visage, à la jambe. Il rampe sur 50 mètres au sol puis s'effondre sur le dos. Il se souvient du soleil de ce milieu d'après-midi et de crier. Fort. Les tirs continuent. Un étudiant en médecine le trouve et l'emmène sur un brancard à l'hôpital Watan, à quelques mètres, lui aussi ravagé par les combats. Son père est tué le même jour.

Le quartier d'Al-Qaria, où il vit, est devenu une zone de guerre. Quatre jours après le cessez-le-feu, aux abords de l'hôpital où il est soigné, la brise fait remonter une odeur de mort. Dans l'entrée du bâtiment, du sang séché sur le sol. Les murs sont criblés de balles. Il interrompt les infirmiers venus le soigner pour terminer son récit. « Ils m'ont visé délibérément », insiste-t-il. Quand il évoque le gouvernement qui avait promis de protéger les minorités dans le pays, il parle de « trahison ». Il est retourné chez lui. Sourd d'une oreille, défiguré et incapable de se déplacer seul.

Safi raconte l'histoire qu'on lui a transmise. Il évoque l'année 2000, « les couteaux, les disputes de terres ». Cette année-là, un Bédouin tue un Druze dans un conflit foncier. En représailles, des manifestations éclatent dans Soueïda. Mais ce sont les manifestants druzes qui tombent sous les balles du régime. Ce mitraillage reste un traumatisme fondateur de la méfiance des Druzes envers l'État et de leurs rapports à la communauté bédouine. Safi n'était pas né. Il n'a rien vu. Mais il a fait siennes ces rancœurs : « Depuis ce moment-là, avec les Bédouins, on se dit bonjour. C'est tout. » Après 2011, le fossé s'est creusé.

Deraa a été le foyer de la révolution syrienne, où les premières manifestations éclatent après l'arrestation de jeunes ayant inscrit sur un mur un slogan contre le régime Assad : « Ton tour arrive, Docteur1. » La police syrienne rafle les tagueurs, les retient quarante-cinq jours et leur fait subir sévices et tortures. Pendant ce temps, l'étincelle de Deraa embrase le pays.

Dans les premières années du soulèvement, de nombreux Bédouins ont manifesté, soutenu les déserteurs, parfois rejoint les groupes armés. À Soueïda, les Druzes, eux, sont restés majoritairement neutres au début du conflit. Le régime a fermé les yeux face à la montée des milices locales, en échange d'un calme apparent et en y voyant une possibilité de diviser la population.

Dès 2015, les premières incursions djihadistes apparaissent dans la région. Le 25 juillet 2018, une série d'attaques revendiquées par l'OEI fait plus de 250 morts à Soueïda. Cet épisode ancre chez les Druzes une peur durable des communautés sunnites environnantes. Au cours de la guerre civile syrienne, la population s'arme massivement. Chaque maison druze possède désormais une arme, symbole de défense, d'honneur, de survie.

À Soueïda, la contrebande a prospéré. Le sud de la Syrie est devenu un couloir stratégique pour la drogue de synthèse, le captagon. Ce trafic, vital pour l'économie de guerre du régime Assad, a exacerbé les rivalités locales. Le contrôle des routes, des checkpoints et des cargaisons de drogue a renforcé les milices, toutes communautés confondues — et alimenté la militarisation du territoire.

Après la chute du régime d'Assad le 8 décembre 2024, plusieurs dépôts d'armes ont été pillés dans le Sud. L'heure des vendettas était venue. Safi est convaincu qu'on veut les tuer car druzes : « Ils nous considèrent comme infidèles, pas comme des musulmans. » À Soueïda, un milicien druze affirme, en parlant des Bédouins : « Ils sont sunnites. Ce sont les mêmes que ceux qui ont massacré nos familles. »

Histoire de Leith, Bédouin de Chahba

À 17 kilomètres plus au sud, le lendemain du drame vécu par Safi, les forces de sécurité syriennes et les tribus bédouines se retirent de Soueïda, laissant le champ libre aux représailles. La communauté visée : les Bédouins sunnites, du même courant religieux que le président intérimaire de Syrie, Ahmed Al-Charaa. Les milices druzes encerclent Chahba, quartier mixte jusqu'alors. Des vidéos d'exécutions sommaires visant les Druzes circulent. L'une d'elles montre huit hommes non armés exécutés sur un rond-point du centre-ville. Sur une autre, deux hommes armés crient : « Tu es druze ? », avant d'ouvrir le feu sur un vieil homme dans la rue. Sur d'autres images, des Druzes se font raser la moustache de force, symbole d'honneur dans leur culture. Le 10 août, le média Suwayda 24 diffuse une image de vidéosurveillance datée du 16 juillet, tournée à l'hôpital national de Soueïda. On y voit des hommes en uniforme — dont certains portent les insignes de services de sécurité intérieure ou de la défense — abattre un secouriste bénévole dans un couloir. Ces images renforcent l'hypothèse d'une implication directe des forces liées au gouvernement dans les violences visant des civils, principalement druzes.

À mesure que la communauté druze compte ses morts, la colère monte — et se retourne contre les civils bédouins. Leith parle de miliciens druzes lourdement armés postés dans un immeuble qui surplombe le quartier, derrière sa maison. « Ils nous ont dit : “Vous avez deux heures pour évacuer.” Mais vingt minutes plus tard, ils ont commencé à tirer. » Leith supplie son père de fuir. Il refuse : « Je ne quitterai pas la maison où nous avons grandi. Va. Si je meurs, que Dieu te garde en vie. » Avec son oncle, Leith grimpe à l'arrière d'une moto. Les balles sifflent. Il sent son cœur battre. Fort. Dans sa fuite, il voit une femme enceinte tuée. Son fils à ses côtés, démembré. Lui et son oncle se cachent dans les champs pendant six heures, avec des femmes, des enfants.

Quand il revient chez lui, quelques jours plus tard, Chahba est méconnaissable. Du sang dans les rues. Une chaussure au sol devant la mosquée. Une femme crie : « C'est celle de mon mari ! » Leith est emmené pour identifier des corps. Le premier : un jeune de son quartier qui s'est marié une semaine plus tôt. Puis sa grand-mère, 95 ans. Son oncle. Sa tante. Leurs enfants de 7 et 15 ans. Encore une tante. Six membres de sa famille. Il apprend que sa mère, son père et ses frères ont survécu.

Quelques jours plus tard, à la suite du cessez-le-feu déclaré le 21 juillet sous l'égide des États-Unis, l'armée organise l'évacuation de 1 500 familles bédouines. À Izra, dans la province voisine de Deraa — à 90 % sunnite —, les réfugiés bédouins sont accueillis avec des tirs de joie. Mais Leith ne célèbre rien. « On quittait notre terre comme si elle ne nous appartenait plus. »

Leith se souvient. « Quand il n'y avait plus de pain, pendant la guerre, les Druzes recevaient des rations du régime Assad. Nous, on nous envoyait ce qu'il restait. » Il parle sans s'animer, comme on récite un proverbe. « Même les enfants savent qu'ils sont bédouins. Et ce que cela signifie : rien. », ajoute une professeure bédouine, à ses côtés dans l'école d'Izra, transformée en dortoir pour les déplacés bédouins.

La méfiance entre communautés s'est construite au fil des années. Sous Hafez Al-Assad, la province de Soueïda était stable. Les élites druzes occupaient des postes importants dans l'appareil d'État. Les Bédouins, eux, restaient à la marge : éleveurs, journaliers, mal recensés, sans influence politique. Conflits fonciers, pastoraux, rivalités sur l'eau et accès aux terres ont longtemps opposé Druzes sédentaires et Bédouins nomades. Ces tensions rurales, anciennes, ont nourri un ressentiment enfoui.

Leith a grandi avec. « On nous punit depuis 2011, parce qu'on a soutenu la révolution. Parce qu'on est bédouins. » Il le dit sans haine dans la voix. Mais avec lassitude. « Ils ne nous considèrent même pas comme des citoyens de seconde zone. Plutôt comme des insectes. »

« Il lui a sauvé la vie »

Leith vit maintenant à Damas. Il partage une chambre dans un hôtel avec son cousin de 17 ans, qui a perdu toute sa famille. Ils jouent à FIFA sur le téléphone. Sont fans du Real Madrid. Mangent des glaces. Vont au marché. Ils essaient d'avoir encore l'âge qu'ils ont. Le jeune bédouin regarde au-dehors, et demande, en parlant d'une cohabitation avec les Druzes : « Toi, tu pourrais vivre avec ceux qui ont tué ton père ? Ta famille ? Impossible. » Il le dit clairement : « Je ne rentrerai que si l'État contrôle Soueïda. Sinon, ils nous tueront. »

Safi, lui, cherche un passeport. Il veut partir. « Je ne me sens plus en sécurité ici. » Trop de douleur, trop de blessures. La situation est tendue ; des combats sporadiques ont lieu dans la campagne. Soueïda reste coupée du pays. « Ma confiance dans ce nouveau gouvernement est en dessous de zéro, confie-t-il. Et les Bédouins ? La plupart, je ne peux pas leur faire pleinement confiance. C'est quelque chose dans le regard. »

La nuance viendra d'un oncle de Leith, parlant de sa fille de 17 ans, pendant les affrontements : « Un voisin druze l'a portée hors des flammes. Puis il est revenu la chercher. Je ne sais pas pourquoi il l'a fait. Il lui a sauvé la vie. »

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1Bachar Al-Assad est ophtalmologue de formation.

12.08.2025 à 06:00

Journalistes tués à Gaza, légitimation des médias français

Sarra Grira

Anas Al-Sharif avait 28 ans. Marié, père de deux enfants — une petite fille, Sham, connue de tous ceux qui le suivaient sur ses réseaux sociaux, tellement il en était dingue, et Salah, son petit dernier. Anas est mort. Ce reporter de la chaîne Al-Jazira, devenu son principal correspondant à Gaza après l'évacuation de Wael Al-Dahdouh, a été tué par l'armée israélienne le dimanche 10 août 2025. Quatre de ses collègues — Mohammed Qreiqaa, Ibrahim Dhahir, Moamen Aaliwa et leur chauffeur (…)

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Anas Al-Sharif avait 28 ans. Marié, père de deux enfants — une petite fille, Sham, connue de tous ceux qui le suivaient sur ses réseaux sociaux, tellement il en était dingue, et Salah, son petit dernier.

Anas est mort. Ce reporter de la chaîne Al-Jazira, devenu son principal correspondant à Gaza après l'évacuation de Wael Al-Dahdouh, a été tué par l'armée israélienne le dimanche 10 août 2025. Quatre de ses collègues — Mohammed Qreiqaa, Ibrahim Dhahir, Moamen Aaliwa et leur chauffeur Mohammed Noufal — ainsi qu'un autre journaliste pigiste, Mohammed Al-Khaldi, sont également morts dans le bombardement par Israël de la tente des journalistes qui se trouvait à côté de l'hôpital Al-Shifa.

Ce sont là les informations qui auraient dû faire la Une, lundi matin, de toute la presse et de tous les médias audiovisuels français. Cela, et le rappel incessant, qui devrait faire l'ouverture de chaque journal télévisé, de chaque article : Israël interdit aux journalistes du monde entier d'accéder à Gaza et tue nos confrères et nos consœurs sur place qui nous permettent de savoir ce qui s'y passe.

Mais ça, c'est la théorie.

La place du narratif israélien

« Un terroriste dit Israël, un assassinat selon la chaîne qatarie. » Balle au centre. C'est ainsi que l'on annonce ces meurtres dans le journal de la première matinale de France (France Inter). Même son de cloche sur France Info. Dans le journal de 20 heures de France 2, on tend carrément le micro à Olivier Rafowicz, le porte-parole de l'armée israélienne. Un an et dix mois après le début de la guerre génocidaire contre Gaza, et alors que le chef du gouvernement israélien, Benyamin Nétanyahou, est sous le coup d'un mandat d'arrêt international émis par la Cour pénale internationale (CPI), alors que des procès sont intentés contre des soldats israéliens porteurs d'une double nationalité dans leur deuxième pays, le narratif israélien, lui, a toujours sa place dans les médias français. Et la solidarité d'une profession connue pour son corporatisme s'arrête à la frontière arabe du Proche-Orient. Le décompte macabre quant à lui devient absurde et presque irréel : depuis le mois d'avril, on parle de « plus de 200 journalistes tués ». Que de noms, depuis, se sont rajoutés à la liste.

À la faveur de la guerre à Gaza, Israël a pu passer du déni à la revendication. Il n'y a pas si longtemps, quand son armée ciblait et tuait des journalistes, Tel-Aviv se contentait de s'en laver les mains, de feindre l'incompréhension puis, finalement, promettre l'ouverture d'une enquête. C'est ce qui s'est passé au moment du meurtre d'une autre correspondante de la chaîne Al-Jazira, Shirin Abou Akleh. Et la stratégie a fait ses preuves : elle permet de faire passer pour hystériques les accusations palestiniennes « sans preuve » puis d'affirmer, quand les faits sont trop évidents, qu'on a ouvert une enquête, assez longue pour que tout le monde oublie l'affaire.

Or, à Gaza, a fortiori depuis le 8 octobre 2023, Israël revendique ses assassinats. Il suffit d'affirmer — comme pour les hôpitaux, les écoles, les universités, les milliers d'enfants tués — l'existence d'un lien avec le Hamas. Comme le rappelle le journaliste israélien Yuval Abraham sur son compte X :

Après le 7 octobre, un groupe appelé « cellule de légitimation » a été mis en place au sein du renseignement militaire israélien (Aman). Il était composé d'agents du renseignement chargés de rechercher des informations permettant de donner une « légitimité » aux actions de l'armée à Gaza — tirs ratés du Hamas, utilisation de boucliers humains, exploitation de la population civile. La principale mission de cette cellule consistait à trouver des journalistes gazaouis qui pourraient être présentés dans les médias comme des membres du Hamas déguisés.

Menacé par l'armée israélienne

Et ça marche. Quelques heures à peine après son assassinat, des photos d'Anas Al-Sharif — notamment un selfie pris avec des dirigeants du Hamas, dont Yahya Al-Sinouar — ont commencé à circuler sur les réseaux sociaux. Dans un fil WhatsApp qui regroupe plusieurs dizaines de journalistes, principalement français, les photos sont partagées : avez-vous vu ces clichés ? Qu'en pensez-vous ?

Les images sont relayées en toute neutralité. On n'affirme rien, on pose la question. La sacro-sainte objectivité journalistique est respectée. On souhaite simplement comprendre, être au plus près de la vérité. Pourtant de nombreux.ses correspondantes au Proche-Orient conservent des clichés d'eux et elles avec un « dictateur » ou un « terroriste » dont iels ne sont pas fieres. Il y a quelques mois, on a même vu une journaliste française, Laurence Ferrari, poser tout sourire avec un criminel de guerre recherché par la justice internationale : Benyamin Nétanyahou.

Anas Al-Sharif se savait en danger. Avant d'être tué, il a été menacé plus d'une fois, sa maison bombardée, son père tué en décembre 2023. Le 24 juillet 2025, le porte-parole en arabe de l'armée israélienne, Avichay Adraee, a publié sur les réseaux sociaux une vidéo l'accusant directement d'être membre des brigades Azzedine Al-Qassam, la branche armée du Hamas, selon « des documents trouvés à Gaza ». Le journaliste a dénoncé ces accusations, a demandé à ses confrères et consœurs à travers le monde de relayer son message. Le Committee to protect journalists (Comité pour la protection des journalistes, CPJ) a tiré la sonnette d'alarme1. Anas Al-Sharif a également affirmé, à plusieurs reprises, sa non-affiliation à aucune organisation politique. Alors que toute sa profession et tous ses compatriotes sont ciblés par une guerre génocidaire, il fallait encore montrer patte blanche. Mais cela n'a pas suffi.

Pas d'innocents à Gaza

Le problème dans la manière dont nombre de journalistes français couvrent la mort d'Anas Al-Sharif ne réside pas dans le fait de vouloir en savoir plus sur lui ; le problème, c'est le sous-texte : au fond, Anas Al-Sharif n'était peut-être pas complètement innocent. À partir de là, son sort peut être soumis au bon vouloir de l'armée israélienne. Et de tous ceux qui pensent qu'il n'y a pas d'innocents à Gaza.

Si les rédactions ne jugent toujours pas indécent de relayer le narratif israélien, alors que toutes les organisations de droit international qualifient ce qui se passe à Gaza de génocide, c'est parce que cette séquence acte le paroxysme d'une idée profondément implantée dans les esprits par « la guerre contre le terrorisme », elle-même héritage d'une logique coloniale : nous nous battons contre des barbares, il ne faut jamais l'oublier. Que l'on soit journaliste pour une chaîne qatarie, que l'on se soit pris en photo avec un dirigeant du Hamas, qu'on ait pris sa carte au parti pour obtenir plus facilement un poste dans l'administration à Gaza, que l'on soit un responsable politique ou un combattant des Brigades Al-Qassam : peu importe. Si l'on n'a pas l'âme immaculée, nullement entachée par le poison du terrorisme, on peut être une cible légitime. Et des journalistes biberonnés aux droits humains et au politiquement correct, qui s'indigneront à juste titre qu'un journaliste soit tué en Ukraine sans relayer la propagande russe, trouveront le moyen de rendre le crime acceptable. A contrario, un Israélien, même soutien du gouvernement d'extrême droite de Benyamin Nétanyahou, même s'il défile en criant « Mort aux Arabes », même s'il bloque l'accès de l'aide humanitaire à Gaza, même s'il a servi l'armée durant ce génocide, demeure à jamais innocent. Et l'on peut l'interviewer sans état d'âme.

« Israël, selon cette vision occidentale politico-médiatique, ne tue pas, même si les Palestiniens meurent. C'est dans ce paradoxe intenable que nous vivons depuis le 7 octobre », écrit la journaliste Hassina Mechaï2. Cette logique précède en réalité cette date, mais elle est, depuis, clairement revendiquée. Israël « se défend », « riposte », anticipe des actes terroristes, ou en lien avec des groupes terroristes, ou potentiellement terroristes, ou soupçonnés de terrorisme. Ceux qui en meurent sont — peut-être, probablement, vraisemblablement — coupables. Comme le sont tous les Arabes.

Anas Al-Sharif et cinq autres journalistes ont été tués par l'armée israélienne le dimanche 10 août 2025. Les journalistes qui ne dénoncent pas ce crime en ces termes en sont directement complices.

Un homme souriant tient un bébé, assis avec une petite fille dans un environnement en débris.
Anas Al-Sharif with his young girl, Sham, et Salah, his youngest boy.

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1«  CPJ calls for Anas al-Sharif's protection in face of Israeli smears  », CPJ, 24 juillet 2025.

2«  Sur la question palestinienne : l'inconditionnelle innocence occidentale  », Le Club Mediapart, 14 janvier 2024.

12.08.2025 à 06:00

Youssef, 16 ans. Rescapé d'une exécution sommaire

Rami Abou Jamous

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Ils se sont réfugiés à Rafah, ensuite à Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu de janvier 2025 — rompu par Israël le (…)

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Texte intégral (2482 mots)

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Ils se sont réfugiés à Rafah, ensuite à Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu de janvier 2025 — rompu par Israël le 18 mars —, Rami est rentré chez lui avec Sabah, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

Dimanche 10 août 2025.

Voici l'histoire de Youssef, le garçon qui a échappé de justesse à une exécution sommaire par l'armée israélienne. Il y en a eu beaucoup depuis le début de l'invasion de Gaza. Mais il est rare que les cibles survivent et décrivent la réalité de ces crimes de guerre.

J'ai rencontré Youssef chez ses parents, là où ils sont réfugiés. Il m'a raconté les faits en détail. C'est un adolescent de seize ans, l'aîné d'une fratrie de quatre garçons et une fille. Le père de Youssef était un éleveur de poulets qui vivait bien de son travail. L'entreprise familiale possédait plusieurs fermes dans l'est de Chajaya, dans le nord de la bande de Gaza. Elles ont toutes été détruites, ainsi que leurs maisons. Comme des centaines de milliers de Gazaouis, la famille de Youssef a été obligée de se déplacer plusieurs fois : vers Rafah, au sud, puis à Al-Mawassi, pour remonter à Gaza-ville, où elle s'est installée dans le quartier de Cheikh Radwan.

Comme la plupart des habitants, la famille a dépensé toutes ses économies et dépend maintenant de l'aide humanitaire, qui comme vous le savez arrive au compte-gouttes. Le 22 juillet, vers midi, Youssef a fait ce que font tous les jeunes à Gaza : il est parti chercher de l'aide. Il avait entendu dire que des camions transportant de la farine allaient entrer par le terminal de Zikim, dans le nord de l'enclave. Voici son récit.

« J'ai vu des morceaux de chair voler en l'air »

« Quand j'ai croisé des gens portant chacun un sac de farine, j'ai su que j'étais arrivé trop tard. Mais ils m'ont dit que d'autres camions allaient passer, pas par la route côtière cette fois, mais dans une rue parallèle, par le quartier Al-Amoudi. J'y suis allé, en même temps que des centaines d'autres. Mais au lieu des camions, nous avons vu arriver un char israélien. J'ai couru me réfugier dans les décombres d'un bâtiment. On était une douzaine à essayer de se cacher là. Le char ne s'est pas arrêté, il a continué sa route, droit devant, vers un autre bâtiment à moitié en ruines, où d'autres personnes s'étaient réfugiées. Il a commencé à tirer. Un deuxième tank est arrivé, il s'est mis à son tour à tirer des obus. Puis un troisième char, mais qui s'est arrêté devant l'endroit où nous essayions de nous cacher.

Il nous avait vus. Le char a tourné son canon vers nous. Trois soldats se tenaient dessus. L'un d'eux a fait signe, avec son fusil M-16, de sortir de notre cache. Il parlait un bon arabe. Je me suis dit que tout allait se passer comme d'habitude : on devrait se déshabiller, pour montrer soi-disant qu'on ne porte pas d'arme, et ils nous laisseront partir. On s'est tous mis en caleçon et on a avancé vers le char. C'est là que la mitrailleuse lourde du tank a commencé à tirer sur les quatre hommes qui étaient juste devant moi. J'ai vu ces gens être coupés en deux par les balles, j'ai vu des morceaux de chair voler en l'air, j'ai vu du sang jaillir partout. C'était épouvantable. J'étais terrifié. J'étais dans un groupe de six ou sept personnes, j'étais le plus jeune et le plus petit, et je me suis caché derrière eux. Je ne savais pas quoi faire d'autre.

Le soldat qui nous avait ordonné de sortir a tiré sur nous avec son M-16. Les hommes qui étaient devant moi tombaient. J'ai ressenti un choc violent à la poitrine et je suis tombé par terre. Je me suis dit tout de suite qu'il fallait faire le mort, parce que le soldat voulait vraiment tuer tout le monde. J'avais peur qu'il tire encore pour m'achever. Je sentais du sang qui coulait de ma bouche et de ma poitrine, et aussi de mon dos. Et puis j'ai entendu des chuchotements, j'ai compris que c'étaient deux hommes qui étaient restés cachés dans les décombres. Les Israéliens ne les avaient pas vus. Ils me disaient tout bas qu'ils ne voulaient pas sortir, et de continuer à faire le mort, parce que sinon le soldat allait revenir me tuer. Je suis resté par terre. Les trois chars encerclaient l'autre bâtiment, et tiraient de temps en temps.

Au bout de deux heures, ils sont partis. Les deux hommes sont sortis de leur cachette. Ils m'ont pris sur leurs épaules. Ils ont rencontré par la suite deux autres hommes. J'ai senti qu'ils m'allongeaient sur un matelas. Tous les quatre m'ont transporté ainsi, en marchant le plus vite possible. On est arrivé à un rond-point d'où partait la rue principale, perpendiculaire à la mer. Là, ils m'ont dit : "On ne peut pas continuer à te transporter, on doit partir vite." Je leur ai demandé d'envoyer un message à mon père, en leur donnant le numéro. Ils l'ont appelé, lui ont dit que j'étais gravement blessé et lui ont donné l'endroit exact où j'étais. Puis ils sont partis. Je ne sais pas combien de temps je suis resté là, jusqu'à ce que mon père arrive. »

« Tu es en vie, c'était notre priorité »

Le père de Youssef savait déjà que son fils était en danger. L'un de ses fils devait l'attendre au rond-point avec un vélo pour transporter un éventuel sac de farine, mais il avait vu les chars un peu plus loin, et il était rentré à la maison. Le père a fait à pied les quinze kilomètres depuis Cheikh Radwan, en prenant de gros risques : l'endroit où l'on avait laissé son fils se trouvait dans une zone interdite par l'armée israélienne. Quand il a vu son père, Youssef s'est évanoui. « J'ai essayé d'arrêter l'hémorragie en mettant mon t-shirt sur la blessure, raconte le père. Puis je l'ai pris sur mes épaules, et j'ai marché vers la clinique qui se trouve dans le quartier de Cheikh Radwan. » Une quinzaine de kilomètres encore, en portant cette fois son fils inconscient.

À la clinique, ils m'ont dit qu'ils n'avaient pas les moyens de le soigner. Ils ont appelé une ambulance qui l'a emmené à l'hôpital baptiste (Al-Ahly), qui fonctionne encore un peu. Là, Youssef s'est réveillé. Ils lui ont mis des tuyaux partout, dans le nez, dans le ventre, pour absorber le sang et arrêter l'hémorragie. Il a passé des heures dans le bloc opératoire. Grâce à Dieu, il en est sorti vivant. Mais la balle était toujours dans son torse, non loin du cœur. Le chirurgien m'a dit qu'il n'avait pas les moyens de procéder à cette microchirurgie. Il a dit à Youssef que pour l'instant, il devait vivre avec cette balle dans la poitrine, ce qui voulait dire ne pas trop bouger. Et d'ajouter : « Maintenant, tu dois rentrer chez toi. Nous ne pouvons pas te garder. Tu es en vie, c'était notre priorité. Mais il y a beaucoup d'autres priorités, beaucoup de blessés graves à sauver. »

Des centaines de corps en décomposition

Maintenant, Youssef est chez ses parents. Il est alité, on craint que la balle se déplace et cause une nouvelle hémorragie, ou atteigne le cœur. Youssef est traumatisé, physiquement et moralement. Il est en état de choc. Il a toujours peur. Il tremble en parlant. Il n'a plus le contrôle de ses muscles. Il est incontinent. Il a seize ans et il arrive à peine à survivre. Un garçon de seize ans qui a vu une mitrailleuse déchiqueter des êtres humains, des hommes tomber juste devant lui et qui s'attendait à mourir comme eux.

Youssef aurait besoin d'une évacuation sanitaire urgente pour être opéré à l'étranger. Ils sont des centaines, des milliers de blessés graves comme lui, qui ne pourront être sauvés que dans des hôpitaux réellement en état de fonctionnement.

Des exécutions sommaires de civils, on en entend parler tous les jours. Youssef dit que dans cette zone-là, dont les habitants ont pris la fuite, il a vu des centaines de corps en décomposition, que personne n'a pu venir chercher. Les cadavres sont dévorés par les chiens et les chats errants, ou réduits à l'état de squelettes. La semaine dernière, l'armée israélienne a autorisé un accès temporaire à cet endroit. Des volontaires ont ramené des corps, des os, des squelettes. Beaucoup d'autres cadavres sont toujours sur place.

D'autres témoins disent que les Israéliens creusent des fosses communes au bulldozer pour enterrer les victimes de ces exécutions. La plupart ne sont pas des combattants. Beaucoup sont des jeunes qui, comme Youssef, voulaient seulement rapporter un sac de farine pour que leur famille ne meure pas de faim.

La famine est une arme fatale, plus que les bombardements. Elle pousse les gens à risquer leur vie. Ils n'ont pas le choix. Presque tous les Gazaouis sont dans la même situation que la famille de Youssef, quel que soit leur milieu social. Ceux qui avaient des économies les ont dépensées, et dépendent entièrement de l'aide humanitaire. Et comme cette aide n'entre pas, soit les gens vont participer aux hunger games en tentant de récupérer quelque nourriture dans les centres de distribution de la société israélo-américaine Gaza Humanitarian Fundation (GHF), où l'armée tirera sur eux. Ou bien ils attendent le passage des rares camions qui entrent dans la bande de Gaza, qu'ils prennent d'assaut, les plus forts réussissant à récupérer un sac.

Voilà la vie que nous sommes en train de vivre. Les massacres par les bombardements, les tueries, les destructions des maisons, l'assassinat de ceux qui cherchent de la nourriture. Juste parce que ce sont des Palestiniens qui ne veulent pas mourir.

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L

Journal de bord de Gaza
Rami Abou Jamous
Préface de Leïla Shahid
Présentation de Pierre Prier
Éditions Libertalia, collection Orient XXI
29 novembre 2024
272 pages
18 euros
Commander en ligne : Librairie Libertalia

11.08.2025 à 06:00

Yemenia Airways. Histoire d'une déchéance

Laurent Bonnefoy

La compagnie aérienne nationale du Yémen symbolise avec acuité les difficultés actuelles de ce pays, englué dans la guerre depuis une décennie. Entre la corruption et les destructions de sa flotte par les bombardements israéliens en mai 2025, ce qui était autrefois un fleuron de la République du Yémen est en lambeaux, comme l'ensemble de la société et des institutions. Lors de la création de la compagnie Yemen Airways en 1949, devenue en 1978 Yemenia Airways, Sanaa — où se trouvait son (…)

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Texte intégral (2412 mots)

La compagnie aérienne nationale du Yémen symbolise avec acuité les difficultés actuelles de ce pays, englué dans la guerre depuis une décennie. Entre la corruption et les destructions de sa flotte par les bombardements israéliens en mai 2025, ce qui était autrefois un fleuron de la République du Yémen est en lambeaux, comme l'ensemble de la société et des institutions.

Lors de la création de la compagnie Yemen Airways en 1949, devenue en 1978 Yemenia Airways, Sanaa — où se trouvait son siège — était la capitale d'un Yémen du Nord encore monarchique. Le Yémen du Sud, avec Aden comme principale ville, était lui sous domination britannique, pas encore indépendant, et encore moins socialiste comme il le devint à compter de la fin des années 1960.

L'unification des deux entités Nord et Sud en 1990 et la naissance de la République du Yémen occasionnait la fusion progressive des administrations, des armées et des entreprises publiques. Le processus était mené non sans difficulté, comme en témoigne la guerre du printemps 1994 à l'issue de laquelle les sécessionnistes du Sud furent défaits par les partisans de l'unité, dominés par les élites du Nord. La compagnie aérienne du Sud, Al-Yamda, créée en 1971, fut graduellement incorporée dans la compagnie nationale Yemenia.

Fleuron d'un Yémen unifié

Dans les années 1990, aux yeux de bien des Yéménites, Yemenia traduisait de la manière la plus concrète et la plus fonctionnelle l'unification entre le Nord et le Sud. En reliant Aden et Sanaa, mais aussi des villes plus petites telles Taez, Hodeïda, Moukalla, Seyoun, Al-Ghaydah et l'île de Socotra, la compagnie incarnait, à travers ses avions et ses aéroports, la nation yéménite. Cette fonction politique avait d'autant plus de sens que les infrastructures routières étaient réduites, les trains inexistants et la géographie accidentée. Le transport aérien apportait ainsi une réelle valeur ajoutée dans les zones difficiles d'accès, telles que les étendues désertiques ou les hautes montagnes.

À la fin du siècle dernier, le service rendu par la vingtaine d'appareils détenus par la compagnie épousait les standards internationaux. Yemenia connaissait un semblant d'âge d'or. Ses vols permettaient à des mondes de se côtoyer le temps d'un voyage : juif yéménite se rendant à Amman et poursuivant discrètement sa route jusqu'à Jérusalem, bédouin s'étant à contrecœur débarrassé de sa kalachnikov pour pouvoir monter dans la carlingue et aller régler des affaires à la capitale, diplomate étrangère en mission, vieillard en quête de soins à l'hôpital, ou voyageur allemand en mal d'exotisme. Une trentaine de destinations étaient couvertes.

Parallèlement, les politiques de développement du tourisme pouvaient s'appuyer sur la compagnie aérienne pour valoriser l'histoire du pays, ses sites archéologiques fascinants et son patrimoine d'une grande richesse. Le potentiel du Yémen s'offrait aux yeux de toutes et tous, dans le pays comme à l'étranger. Les magazines bilingues, en papier glacé, diffusés dans les avions étaient alors parmi les seuls à proposer une telle vitrine. Ils symbolisaient une certaine fierté nationale, et incarnaient aussi un potentiel radieux : la technique, la modernité et la prospérité pour l'un des pays les plus pauvres du monde. Yemenia était une efficace courroie de transmission. Ses bureaux ouvraient dans les grandes capitales à des adresses prestigieuses, comme sur la très chic avenue de l'Opéra, à Paris.

À Sanaa, la tour Yemenia, certes modeste comparée à celles qui se construisaient dans le Golfe, inaugurait une nouvelle architecture, esquissant un semblant de skyline (panorama urbain) dont elle reste encore à ce jour le seul exemple. Mais la tour fut touchée par un incendie en juin 2001, prélude à une série d'obstacles pour la compagnie aérienne — parmi lesquels la guerre globale « contre le terrorisme », déclenchée après le 11 septembre 2001, qui ne fut rétrospectivement pas le plus déterminant.

Transit pour les Comoriens de Marseille

Au cours des années 1990 et 2000, le développement de la compagnie aérienne n'impliquait pas uniquement le Yémen : Yemenia était détenue à 49 % par le gouvernement saoudien, le reste appartenant à l'État yéménite. Malgré le contexte régional chahuté du début du nouveau millénaire, des investissements de la monarchie voisine via la Banque islamique de développement permirent l'achat de plus appareils et l'ouverture de nouvelles liaisons. L'euphorie alla jusqu'à la création, en 2008, d'une compagnie low cost, Arabia Felix, financée une fois de plus par des fonds saoudiens et dépendante de Yemenia. L'aéroport de Sanaa servait également de lieu de transit régulier, notamment pour les Comoriens résidant à Marseille et désireux de rejoindre leur pays d'origine. Une convention imposant la compagnie Yemenia pour cette desserte avait d'ailleurs été signée entre les gouvernements yéménite et comorien.

Mais le 30 juin 2009, le vol 626, reliant Sanaa à Moroni, s'écrasa. L'accident, attribué à une erreur de pilotage, fit 152 morts et entacha durablement la réputation de la compagnie. Celle-ci chuta dans les classements internationaux et subit de lourdes pertes financières. La catastrophe faisait suite à un autre incident survenu quelques mois plus tôt : l'atterrissage d'urgence d'un appareil à Khartoum, au Soudan. Les commandes de nouveaux appareils Airbus furent alors annulées. Le procès en appel, organisé à Paris en 2024 suite à la plainte de familles franco-comoriennes, aboutit à la condamnation définitive de Yemenia pour homicide involontaire.

Un enjeu de la guerre

À la fin de la décennie 2000, le contexte national n'était plus propice au développement de l'aérien. Tout retour de la compagnie à l'équilibre était devenu illusoire dans un contexte régional instable. Le « printemps yéménite » de 2011-2012 fit long feu et la guerre civile démarra à la suite du coup d'État des houthistes en septembre 2014 et à l'intervention de la coalition militaire emmenée par l'Arabie saoudite en mars 2015.

Rapidement, Yemenia devint pour les belligérants un objet de convoitise. La compagnie aérienne symbolisait l'État et sa (relative) souveraineté, au moment où chacune des parties cherchait à s'ériger en défenseur de l'intérêt national. Les houthistes, groupe rebelle qui contrôlait Sanaa, avaient alors à cœur de démontrer leur sens des responsabilités, laissant d'abord Yemenia opérer de façon indépendante. Mais la compagnie finit aussi par leur échapper totalement du fait de la fermeture de l'aéroport de Sanaa, devenue pérenne en août 2016 suite à une décision des Saoudiens et des bombardements successifs des installations. Dès lors, pour les habitants du nord du pays et de la capitale, l'aspiration à la reprise des vols depuis Sanaa devenait un enjeu primordial.

Yemenia opérait alors seulement depuis les zones sous le contrôle des adversaires des houthistes — Aden et la province orientale du Hadramaout —, mais gardait une partie de ses services administratifs et financiers à Sanaa. L'armée saoudienne et les assurances interdisaient en outre à ses avions de stationner sur le territoire yéménite, y compris pour une nuit, induisant des coûts de parking élevés dans les aéroports de la région, en particulier à Amman.

En décembre 2020, l'attaque vraisemblablement menée par les houthistes contre l'aéroport d'Aden, au moment où les membres du gouvernement débarquaient d'un vol Yemenia, fit 28 morts, parmi lesquels des officiels, mais n'endommagea pas l'appareil. Face à une crise persistante, la compagnie apparaissait désormais comme une coquille vide. Elle avait cédé une partie de sa flotte, voyait les coûts d'assurance exploser et réduisait à l'extrême ses activités, tout en continuant à être un lien indispensable avec le monde extérieur.

En temps de guerre, Yemenia était aussi un enjeu financier. Elle représentait une source de liquidités pour les belligérants. Les scandales de corruption depuis 2015 avaient déjà fragilisé l'assise du président Abd Rabbo Mansour Hadi, remplacé en 2022 à la tête de l'État reconnu par la communauté internationale par un Conseil présidentiel. Son fils Jalal était ainsi notoirement lié à des contrats exorbitants de fourniture de carburant à Yemenia. Du fait d'une offre limitée et de beaucoup de demandes, les prix des billets étaient eux-mêmes très élevés. Cela suscitait le mécontentement des passagers, également confrontés à des retards, des annulations et un service dégradé. Les incidents de sécurité se multipliaient : en 2019, des pneus avaient éclaté à l'atterrissage d'un appareil au Caire. Un an plus tard, un moteur s'était éteint en plein vol.

Rêves de paix

Face aux difficultés de Yemenia, des pans du territoire et des parts de marché lui échappaient. Des petits concurrents étrangers assuraient par exemple des liaisons entre Aden et Djibouti. L'île de Socotra, objet des appétits touristiques et stratégiques des Émirats arabes unis, était reliée directement à Abou Dhabi par la compagnie émiratie Air Arabia.

Après de rudes négociations entre houthistes et Saoudiens, la reprise des vols Yemenia depuis et vers Sanaa en mai 2022 offrit un bol d'air aux habitants du Nord. La période coïncidait de plus avec la fin des bombardements saoudiens. Les perspectives de paix permettaient par exemple à certains exilés de retrouver Sanaa, et à Yemenia de continuer à incarner le rêve d'une société unifiée. Les liaisons régulières vers Amman depuis la capitale après six années d'interruption actaient ainsi une forme de normalisation.

Les houthistes firent toutefois pression pour obtenir davantage de lignes. Ils exercèrent un contrôle accru sur les comptes de la compagnie et se saisissèrent d'avions pour les clouer au sol à Sanaa. En 2023, quatre appareils furent ainsi bloqués à la demande des houthistes qui refusaient de voir les capitaux de Yemenia transférés de Sanaa à Aden. L'organisation d'une quarantaine de vols exceptionnels de Sanaa vers Djeddah pour le pèlerinage auquel participèrent, en juin 2024, des dirigeants houthistes démontrait malgré tout qu'un apaisement était possible. Il montrait également que l'engagement armé des rebelles en mer Rouge en soutien à Gaza débuté six mois plus tôt n'avait pas encore produit son plein effet.

Bombardements israéliens et sanctions de Washington

Graduellement, les attaques étatsuniennes et israéliennes contre les houthistes plongèrent Yemenia dans une crise qui menaçait plus que jamais son existence. Les bombardements contre les infrastructures civiles, en vue d'affaiblir les capacités militaires des rebelles yéménites, frappèrent à plusieurs reprises l'aéroport de Sanaa, mais aussi celui de Hodeïda. Le 26 décembre 2024, les frappes israéliennes visaient le tarmac au moment de l'embarquement de fonctionnaires de l'ONU ainsi que du directeur général de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), Tedros Adhanom Ghebreyesus.

Le 6 mai 2025, deux Airbus A320 et un A330, stationnés à vide, furent détruits par les Israéliens sur le tarmac de l'aéroport de Sanaa. Le 28 mai, un autre A320 fut bombardé dans des conditions similaires, cette fois juste avant l'embarquement de pèlerins à destination de La Mecque. Ces derniers, vêtus de l'ihram, la tenue blanche du pèlerinage, se filmaient alors en train de danser, en signe de défi à l'ennemi israélien. La vidéo fut ensuite diffusée sur les réseaux sociaux.

Cette audace ne saurait toutefois masquer les quelque 500 millions de dollars (428 millions d'euros) de pertes sèches enregistrées par la compagnie du fait de ces destructions. En outre, les sanctions étatsuniennes imposées par le président Donald Trump en janvier 2025 contre le mouvement rebelle exigeaient notamment que la compagnie aérienne bascule vers un système bancaire échappant au contrôle des houthistes.

Aujourd'hui, il ne subsiste de Yemenia Airways que quatre appareils, une entreprise fragmentée, des passagers sans échappatoire : une parfaite allégorie d'un Yémen à genoux.

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08.08.2025 à 06:00

Une « hanthologie » de Gaza à la biennale de Charjah

Lina Attalah

En pleine guerre génocidaire à Gaza, les œuvres des artistes palestiniens exposés par la Fondation d'art de Charjah à sa 16e biennale, aux Émirats arabes unis, font effraction et viennent s'imposer au spectateur. Lina Attalah a été convoquée pour un interrogatoire, le 4 août, par le parquet général du Caire. Elle est accusée de gérer un média sans licence, et de diffuser de fausses nouvelles à des fins de déstabilisation. Cela fait suite à la publication, la semaine dernière, d'un (…)

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Texte intégral (2434 mots)

En pleine guerre génocidaire à Gaza, les œuvres des artistes palestiniens exposés par la Fondation d'art de Charjah à sa 16e biennale, aux Émirats arabes unis, font effraction et viennent s'imposer au spectateur.

Lina Attalah a été convoquée pour un interrogatoire, le 4 août, par le parquet général du Caire. Elle est accusée de gérer un média sans licence, et de diffuser de fausses nouvelles à des fins de déstabilisation. Cela fait suite à la publication, la semaine dernière, d'un article sur les conditions de détention des prisonniers politiques au sein de la prison Badr 3. Elle a pour l'heure été libérée sous caution.

« To carry » (« Transporter »), c'est le titre de la 16e biennale de Charjah, organisée du 6 février au 15 juin par la Fondation d'art de Charjah et portée par cinq curatrices : Alia Swastika, Amal Khalaf, Megan Tamati-Quennell, Natasha Ginwala et Zeynep Öz. Que transportons-nous lorsque le moment est venu de partir ? Les 650 œuvres des près de 200 artistes exposés tentent d'y répondre : To carry… a home (une maison)/a history (une histoire)/a trade (un commerce)/a wound (une blessure)…

Une question, et des réponses, qui trouvent une résonance particulièrement forte dans les œuvres des artistes palestiniens.

Les œuvres sauvées

L'école Al-Qasimiya, désaffectée puis rénovée en 2019 par la Fondation d'art de Charjah, abrite les œuvres les plus puissantes de cette édition, en résonance profonde avec celles et ceux qui vivent dans l'impuissance du témoignage face au génocide israélien à Gaza – un génocide dont la proximité, à la fois géographique et psychique, produit une véritable « hantologie »1.

Les artistes peintres plasticiens contemporains gazaouis Mohammed Al-Hawajri et Dina Mattar, couple à la ville, ont été invités à exposer les œuvres qu'ils ont réussi à sauver lors de leur fuite des frappes aériennes israéliennes sur le camp de Bureij, à Deir El-Balah. Al-Hawajri expose plusieurs de ses sculptures à base d'os encrés, ainsi qu'une peinture saisissante de leur fuite – une scène également présente dans les œuvres de Dina Mattar et dans une vidéo réalisée par le fils aîné des deux artistes, Ahmed. Leurs enfants plus jeunes, Mahmoud et Lea, contribuent aussi à l'exposition : le premier avec des marionnettes artisanales aux grands yeux fixes, et la seconde avec des dessins de maisons, d'oiseaux et de soleils, ornés de collages de pétales de bougainvilliers.

Un grand coussin rond avec un visage amical, nez proéminent et moustache noire.
Puppet by Mahmoud al-Hawajri
Dessin d
Drawing by Lea al-Hawajri
Drawing by Lea al-Hawajri

Difficile de ne pas considérer ces œuvres comme des survivances, des objets autonomes à la fois témoins et traces des conditions de leur création. Ces œuvres charrient davantage que l'intention artistique ; leur parcours de fuite fait désormais partie d'elles. Elles portent la complexité du fait de survivre au milieu d'un génocide – l'horreur encore indescriptible, la fugacité à laquelle elles aspirent.

Ce qu'il reste

Al-Qasimiya accueille aussi « What's Left ? »(« Que reste-t-il ? ») de la chanteuse et artiste sonore palestinienne Bint Mbareh. Cette œuvre créée en 2025 s'inspire de ses recherches sur les pratiques de chants communautaires liés à la pluie en Palestine. Parmi ses sources d'inspiration, les chants révolutionnaires, dont l'emblématique « L'heure de la libération a sonné », utilisé également dans le film documentaire du même nom de la réalisatrice libanaise Heiny Sorour, sorti en 1974, sur la rébellion du Dhofar contre les colonisateurs britanniques à Oman. Profondément contemporaine, l'œuvre parvient à renverser la donne de la nostalgie. Et tandis qu'on pourrait poser la question de savoir si la nostalgie entrave l'urgence, « What's Left ? » semble en proposer une autre : aiguiser notre regard sur ce dont nous sommes nostalgiques peut-il le libérer de l'impuissance ?

À travers un travail de remix, le double vinyle Only Sounds that Tremble Through Us Seuls les sons qui nous font vibrer », 2025), présenté à Al-Qasimiya, traite des dangers de la nostalgie.

Élève, élève, élève la voix ; ceux qui crient ne meurent pas.

Le remix est signé par Rouanne Abou Rahme et Bassel Abbas, deux artistes d'origine palestinienne. Il fait partie de leur performance en cours « May Amnesia Never Kiss Us on the Mouth » (« Que l'amnésie ne nous embrasse jamais sur la bouche », 2020), et comprend des mélodies commandées à DJ Haram, Julmud, Makimakkuk, Muqataa, Freddie June, entre autres. Le vinyle fait partie d'une exposition plus large, « Speaking with the Dead » (« Parler avec les morts »), organisée par l'écrivain et commissaire d'exposition palestinien Adam HajYahia, et mis en place par Bilnaes, via In the Negative (Dans le négatif), une plateforme qui propose un mode alternatif de distribution des collaborations artistiques.

HajYahia aborde la question de la dette comme un procédé discursif qui corrèle l'histoire coloniale au modèle capitaliste. Il réunit les esquisses brutes de l'artiste brésilien Jota Mombaça, une peinture bestiale du « White Cypress » (« Cyprès blancs ») de l'artiste américano-asiatique Martin Wong, un montage d'images de résistance par l'artiste palestinienne Dina Mimi et les croquis incarnés de visages emprisonnés de Muhannad Al-Azzeh. Cette exposition est précisément « dans le négatif », et c'est là toute son autorité : dans la lutte contre les formes artistiques qui débordent le discours, et contre un discours qui inonde l'art de sa certitude.

Retour au foyer

Mais si certaines œuvres désarticulent la logique du spectacle, d'autres la répliquent en la détournant subtilement. C'est le cas de l'œuvre « Photo Kegham », discrètement nichée entre les boutiques du vieux marché de Charjah, qui reproduit le premier studio photo de Gaza-Ville, à l'origine situé dans la rue centrale Omar-Al-Moukhtar. L'installation s'inspire des archives conservées par l'artiste Kegham Djeghalian, petit-fils du photographe Kegham Djeghalian (1915-1981), fondateur du studio. Né en Anatolie, ce dernier a fui avec sa famille vers la Syrie lors du génocide arménien. Il s'installe ensuite à Jérusalem, où il se forme à la photographie, avant de s'établir à Gaza et de fonder Photo Kegham en 1944.

Cette installation, sorte de boutique-œuvre, évoque davantage la disparition que le retour. Le surgissement de Gaza à Charjah. La reconstitution architecturale de la façade de Photo Kegham est subtilement intégrée au tissu du vieux marché, et pourtant incontestablement mise en scène.

Une sélection de photographies est exposée au musée d'Art de Charjah, reconstituant des fragments de la vie d'autrefois à Gaza. Chaque photographie porte en elle une lignée d'histoires et d'expériences.

Djeghalian a conçu la sélection artistique du contenu de trois boîtes de négatifs de son grand-père, donnant à voir un portrait intime de la vie quotidienne à Gaza. Avant la biennale de Charjah, le projet a été présenté sous diverses formes : au Rawabet Art Space au Caire (2021), à l'institut français d'Égypte (2024), à la Photographers' Gallery à Londres (2024) et à la Fonderie Kugler à Genève (2025).

Ici comme en d'autres temps au cœur de lieux perdus, lieux de mort, camps d'extermination, l'art s'entête à franchir les murs et à se donner à voir. Une persistance de vie en temps de génocide. Mieux qu'un souffle : la promesse d'un futur.

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Traduit par Léonard Sompairac et Christian Jouret
Cet article a été publié initialement sur Mada Masr

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Ce dossier a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Assafir Al-Arabi, BabelMed, Mada Masr, Maghreb Émergent, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.


1Ce néologisme formé par Jacques Derrida à partir des mots «  hanter  » et «  ontologie  » désigne une démarche artistique visant à créer une œuvre à partir d'une trace en provenance du passé et qui hante le présent, NDLR.

07.08.2025 à 06:00

Israël. Ce pacte de violence qui soude la société

Ezra Nahmad

L'occupation de la Palestine connaît un tournant militaire brutal. Le déploiement de force contre les Palestiniens semble ne pas connaître de limite : affamer Gaza, assoiffer la Cisjordanie, accomplir un nettoyage ethnique. Et pourtant. Fondée sur la complicité collective d'une société israélienne divisée, révélant la fragilité du pouvoir, cette violence de l'État israélien pourrait se retourner contre lui. Les agressions à l'encontre des Palestiniens de Cisjordanie connaissent un regain (…)

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Texte intégral (3080 mots)

L'occupation de la Palestine connaît un tournant militaire brutal. Le déploiement de force contre les Palestiniens semble ne pas connaître de limite : affamer Gaza, assoiffer la Cisjordanie, accomplir un nettoyage ethnique. Et pourtant. Fondée sur la complicité collective d'une société israélienne divisée, révélant la fragilité du pouvoir, cette violence de l'État israélien pourrait se retourner contre lui.

Les agressions à l'encontre des Palestiniens de Cisjordanie connaissent un regain de violence depuis octobre 2023 et l'attaque du Hamas. Début 2025, l'armée israélienne durcit ses actions dans cette partie des territoires occupés, dans une surenchère inspirée par la guerre menée à Gaza. Le 19 janvier, un programme voit le jour, lorsque le gouvernement israélien accole à ses « objectifs de guerre » une note où il est question d'une « intensification des activités offensives » en Cisjordanie. Ce plan, nommé « doctrine Gaza » par l'organisation non gouvernementale (ONG) israélienne B'Tselem, énumère quatre types de mesures : le recours intensif aux attaques aériennes ; l'invasion à grande échelle et la destruction d'infrastructures civiles ; les déplacements massifs de population ; et une mansuétude accrue pour les auteurs de tirs contre les civils palestiniens.

Avec le virage entamé en début de l'année 2025, l'armée lance aussi un signal fort aux colons, pour une coordination plus étroite. Ses opérations visent à harceler les communautés palestiniennes et à encourager, là où vivent ces dernières, l'implantation de populations juives. Un autre glissement intervient parallèlement : la militarisation croissante des gangs ou des milices, sous uniforme ou travestis en soldats, au vu et au su des autorités militaires.

Assauts militaires et bandes armées

Un mois après que l'annonce du gouvernement israélien, Bezalel Smotrich, ministre des finances et ministre de tutelle de la Cisjordanie au sein de la défense, déclare le 10 février 2025 face caméra :

Les résidents arabes de Judée et Samarie [Cisjordanie] doivent savoir que s'ils persistent dans le soutien au terrorisme, leur sort sera identique à celui des habitants de Gaza. Tulkarem et Jénine ressembleront à Jabaliya et Chajaya, Naplouse et Ramallah ressembleront à Rafah et Khan Younès, réduits en tas de ruines, où il sera impossible de vivre, leurs habitants contraints à l'errance, à chercher refuge dans d'autres pays.

Les faits sur le terrain attestent de seuils jamais atteints dans les agressions civiles et militaires et dans la mise en place de pratiques administratives de plus en plus restrictives. Avec l'opération militaire « Mur de fer », lancée le 21 janvier, le camp de réfugiés de Jénine est vidé de ses quelque 16 000 habitants : d'abord soumis à des attaques aériennes, puis évacué et enfin rasé. Nour Chams, près de Tulkarem, est voué au même sort. L'expulsion a lieu mais, pour le moment, la Cour suprême israélienne a gelé l'ordre donné par l'armée de démolir 104 bâtiments civils, dont environ 400 logements, dans le camp. Pour combien de temps ?

Fin mai, à Maghayer Al-Dir, un bourg situé à quelque 20 kilomètres à l'est de Ramallah, les colons ont recours à une nouvelle technique : ils s'installent au cœur du village, agressent et menacent, puis forcent les habitants à partir. Huit jours plus tard, le village est vidé de ses habitants1

Forts de leur succès, les escadrons de colons s'attaquent à Kafr Malik puis à Turmous Ayya, toujours dans la région de Ramallah. Tactiques de guerre et augmentation massive du nombre d'assaillants, telles sont les dernières stratégies des bandes organisées pour l'occupation des terres.

Vient le tour du hameau d'Al-Muarrajat début juillet 2025. Là, dans le désert du sud de la vallée du Jourdain, des dizaines de colons israéliens envahissent les lieux, entrent dans les maisons, volent des moutons, occupent des espaces au cœur du village. Le Times of Israel, quotidien en ligne, écrit : « Les soldats appelés en renfort ne se sont pas contentés de ne pas empêcher le saccage. Ils ont protégé les partisans du mouvement pro-implantation lorsque ces derniers ont pris d'assaut les maisons. » Trente familles, soit 177 personnes, sont ainsi forcées de partir sous la menace des armes.

Le 11 juillet, le village de Sinjil est attaqué à son tour. Il y a plusieurs morts, dont Saif Al-Din Musalat, un jeune citoyen américano-palestinien en visite estivale. Deux mois plus tôt, en avril, Sinjil avait déjà été isolé par la construction d'un mur épais de barbelés haut de cinq mètres, empêchant les agriculteurs d'accéder à leurs terres.

Pour le politologue Ahron Bregman, s'exprimant le 27 janvier 2025 dans l'émission YouTube Face @ Face de Michele Boldrin, économiste italien, le déplacement en Cisjordanie de la guerre à Gaza serait un « cadeau » offert par Nétanyahou à sa droite extrême et aux colons, pour qu'ils n'abandonnent pas la coalition. Il s'agit de la mise en place accélérée vers une solution de souveraineté totale d'Israël en Cisjordanie.

Démolitions et expulsions

Dans le sud de la Cisjordanie, des moyens législatifs sont déployés pour atteindre un autre objectif de la « doctrine de Gaza », sans doute le cœur du projet : le déplacement massif des populations. La violence administrative croise, dans une intrication perverse, le droit de la construction, le droit de la propriété du sol et les prérogatives de l'armée.

Le 17 juin 2025 est lancée une expulsion en masse des habitants de Massafer Yatta, zone semi-désertique dans le sud-est du district de Hébron, abritant, outre la ville de Yatta (plus de 110 000 habitants), une douzaine de villages et hameaux. Le gouvernement israélien vient requérir auprès de la Cour suprême israélienne la validation de la démolition de la quasi-totalité des villages et l'expulsion de leurs habitants. Il s'agit d'étendre la zone de tir 9182, c'est-à-dire de soumettre ce territoire au seul accès des forces armées, pour autoriser dans un deuxième temps l'installation de colons, comme c'est presque toujours le cas avec ce type de directive.

Le document officiel de l'armée est rapidement divulgué. Il indique qu'il faut utiliser « toute la gamme des outils civils et de sécurité à disposition » et précise que tous les permis de construire en cours ou à venir, déposés par les Palestiniens, doivent être bloqués. Résultat : les constructions érigées, n'ayant pas été officiellement validées, sont vouées à la démolition. Quelques semaines plus tôt, le village de Khilet Al-Dabe avait été rasé, comme aucun autre auparavant dans cette région de Masafer Yatta. La plupart des habitations palestiniennes de ces environs sont « illégales » : bâties par des populations chassées de leurs terres avant 1948 ou après, elles n'ont jamais bénéficié d'autorisation. Khilet Al-Dabe a été immédiatement occupé par un groupe de colons. La région est par ailleurs soumise à un nombre inédit de barrages militaires, lorsque ce n'est pas un blocus. De l'avis des populations concernées et de leurs avocats civils, jamais ces projets de démolition n'avaient atteint de telles proportions.

Le 29 juillet, Awdeh Al-Hathaleen, enseignant de 31 ans, militant pacifiste, est assassiné à bout portant à proximité de son domicile, à Oum Al-Kheir, dans la zone de Masafer Yatta. Il avait participé au très remarqué No Other Land, lauréat en 2025 de l'Oscar du meilleur film documentaire. Son meurtrier, Yinon Levi, 32 ans, est un colon connu des autorités pour ses agressions répétées. Celles-ci lui ont d'ailleurs valu des sanctions de la part de l'Union européenne et du Royaume-Uni. Côté étatsunien, les sanctions prononcées par Joe Biden ont été levées par Donald Trump. D'abord arrêté par les forces de police suite au meurtre, il a été relâché, puis assigné à résidence.

Une stratégie d'épuisement

Les actes les plus criminels du génocide israélien s'affichent dans le meurtre délibéré de dizaines de milliers de civils et dans la torture par la faim imposée aux Palestiniens, verrouillés dans les poches gazaouies. À ces deux entreprises, il faut ajouter une nouvelle forme de harcèlement, mais dont les deux termes traditionnellement employés, « déplacement » et « expulsion », ne suffisent plus à rendre compte. C'est une stratégie d'épuisement, conduisant à une lente extinction puis à la mort. Toujours la même question revient à propos de la rage meurtrière d'Israël : pourquoi un tel extrémisme ?

Il faut garder à l'esprit un fait essentiel : les actions comme les guerres menées par Tel-Aviv sont dictées autant par des projets prémédités que par des manques endémiques, des faiblesses effroyables. La force rude d'une part, la maladie de l'autre.

Or les fêlures israéliennes sont sous-estimées. Les causes de la fuite en avant d'Israël dans une guerre totale sont multiples, complexes, mais il en est une qui s'inscrit dans l'enchaînement des événements autour d'octobre 2023 : c'est la fragilité inédite du pouvoir, et sans doute de la société dans son ensemble, avec l'émergence d'une crise majeure, révélée par les attaques du Hamas. Les réponses brutales viennent conjurer une menace d'implosion. Laquelle se traduit par les nombreuses manifestations de rue en Israël depuis octobre 2023, leur répression musclée, le discrédit terrible attaché à la figure du premier ministre, dont on sait par ailleurs qu'il n'est jamais à court de ruses pour se maintenir au pouvoir. Les procès en corruption intentés à son encontre dès 2020 révèlent aussi la place inouïe que l'argent, l'affairisme, la spéculation et les prises d'intérêt à des fins personnelles ont prise en Israël. Il est probable que ces problèmes aient atteint en 2023 un seuil critique, parce que la corrélation entre la guerre et le profit, deux espaces opaques, s'établit dans les campagnes menées à Gaza au cours de la dernière décennie avec le développement des industries d'armement.

« Guerre, argent, colonisation », un triptyque fatal

Outre la menace d'un vide au sommet du pouvoir, Israël connaît depuis quelques années une polarisation intense, sociale, culturelle, religieuse, mais qui ne trouve aucun débouché politique. Les luttes israéliennes butent contre un mur : la complicité dans le crime de guerre. À l'arrière de ces fronts armés, la population israélienne, par son déni, sa volonté obstinée de ne rien voir, ne joue pas pour autant un rôle neutre. Israël mène une guerre contre les Palestiniens, tandis que le silence coupable paralyse la société.

Or, il n'y a rien de mieux que le délit commun pour souder un groupe atone. Pour y arriver, il faut déclarer un bénéfice exceptionnel, un ennemi, ou les deux. En Israël l'ennemi était désigné, l'argent est venu avec les technologies, la finance, la spéculation foncière, toutes trois dopées par l'expansion coloniale après 1967. La colonisation, pratiquée par une minorité, est tolérée, consentie, tue par la majorité ; elle devient un péché national. La société israélienne a pris au fil des ans un tour plus violent et criminel, mais par une dynamique lente, allant toujours dans la même direction, celle d'un dividende tiré de cette violence, mais paré de divers atours : la bravoure, l'intelligence, la ruse, la grandeur technologique et militaire. Outre que le triptyque « guerre, argent, colonisation » est nourri d'un mensonge, il est fatal, il nécrose la société de l'intérieur. Il conduit systématiquement à l'échec des revendications ou des espoirs de changement. Fragmentée et conflictuelle, la société israélienne reste cimentée par un pacte diabolique.

Avec l'organisation de l'espace et de la société apportée par la colonisation, les ghettos, les murs, les verrous et les check-points, ce ne sont pas seulement le paysage ou le territoire, des Israéliens comme des Palestiniens, qui ont été réduits en morceaux, mais aussi la société, déchirée en communautés, groupes d'intérêts, identités repliées sur elles-mêmes. Au dépeçage territorial correspondent des statuts éclatés, comme les privilèges ou dérogations accordées aux colonies, ou les nombreuses lois spéciales, administratives ou sécuritaires, appliquées aux territoires occupés. Et l'étouffement des espaces palestiniens a fini par produire des myriades d'îlots juifs. Une fois la colonisation érigée en ressort essentiel de l'économie, dopant la plupart des activités, l'éclatement a fini par être occulté dans les esprits, mais pas sur le terrain. Autrefois terre ouverte entre la grande Syrie et l'Égypte, Israël et la Palestine se composent aujourd'hui de confettis d'espaces confinés et bricolés, des ghettos extravagants à bien des égards. Et ces aberrations s'accompagnent de mentalités, d'idées, d'émotions et de justifications à leur mesure.

C'est dans un régime politique fragilisé, ayant perdu sa légitimité, et dans une société fragmentée en communautés aux intérêts de plus en plus divergents que s'inscrivent le génocide à Gaza et la pratique de la « chasse à l'homme » en Cisjordanie. Cette traque mortifère est à la fois méthode de contrôle, stratégie militaire, outil politique, et facteur de cohésion sociale. Et son corollaire, l'expérience du déchirement, qu'on retrouve chez la plupart des victimes des traques israéliennes et qui nourrit aussi le sentiment profond d'amertume et de douleur, la grande solitude des Israéliens.

On peut dire qu'Israël a intériorisé sur un mode paranoïaque les expériences de la persécution et de la ghettoïsation subies méthodiquement et dramatiquement par les juifs au cours de l'histoire ; qu'il les a transposés sur un mode colonial et qu'il a fini par en faire une obsession pathogène, qui le menace en retour. Certaines psychoses, arrivées à des seuils élevés, sont difficiles ou impossibles à guérir. Mais ce qui vaut pour des individus ne vaut pas nécessairement pour une société : des facteurs extérieurs, des hasards ou des catastrophes peuvent modifier le cours de nations. Cela s'est déjà vu.


1Oren Ziv, «  In a single week, a new settler outpost erases an entire Palestinian community  », +972, 26 mai 2025.

2NDLR. La zone de tir 918, englobe 12 des 20 villages de Masafer Yatta. Israël l'a déclarée zone militaire fermée au début des années 1980 afin de déplacer de force ses habitants palestiniens.

04.08.2025 à 06:00

Georges est revenu, Ziad est parti ! Une certaine histoire de la gauche libanaise

Nicolas Dot-Pouillard

Le 25 juillet 2025, Georges Ibrahim Abdallah, enfin libéré, rentre dans son Liban natal où il est accueilli en héros. Le lendemain matin, Ziad Rahbani, musicien, homme de théâtre et de radio, fils du couple légendaire Fairouz et Assi Rahbani, rend son dernier souffle dans un hôpital du quartier Hamra, à Beyrouth. La gauche libanaise – et arabe – passe de l'euphorie aux larmes. Portraits. Il a fallu deux jours seulement pour que les médias libanais évoquent un mot passé de mode : la (…)

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Texte intégral (4711 mots)

Le 25 juillet 2025, Georges Ibrahim Abdallah, enfin libéré, rentre dans son Liban natal où il est accueilli en héros. Le lendemain matin, Ziad Rahbani, musicien, homme de théâtre et de radio, fils du couple légendaire Fairouz et Assi Rahbani, rend son dernier souffle dans un hôpital du quartier Hamra, à Beyrouth. La gauche libanaise – et arabe – passe de l'euphorie aux larmes. Portraits.

Il a fallu deux jours seulement pour que les médias libanais évoquent un mot passé de mode : la gauche. Deux spectres de Marx attirent leur attention. Le premier, Georges Ibrahim Abdallah, ancien militant des Factions armées révolutionnaires libanaises (FARL), est revenu de la prison française de Lannemezan le 25 juillet 2025 pour prendre la direction de son village natal de Qobeyat, dans le nord du Liban, après une longue incarcération de quatre décennies. Le second, le musicien et homme de théâtre Ziad Rahbani, a été membre du Parti communiste libanais (PCL). Fils de la diva libanaise Fairouz et du compositeur Assi Rahbani (1923-1986), génie musical hors-norme à l'ironie mordante, il s'en est allé le lendemain du retour de Georges Ibrahim Abdallah. La maladie l'a emporté à l'hôpital Khoury, dans le quartier de Hamra, à Beyrouth, laissant le pays sous le choc.

À 24 heures d'intervalle seulement, dans des registres et des répertoires d'action différents, Georges Ibrahim Abdallah et Ziad Rahbani racontent tous deux une certaine histoire de la gauche libanaise, entre plume et fusil : l'un guévariste, l'autre tenant plus d'une figure à la Bertolt Brecht, mais tous deux mus par une même passion anticoloniale, farouchement solidaires des Palestiniens dans leur Liban natal. Ce sont également deux assignés chrétiens au registre de l'état civil libanais, dans un pays figé dans les règles rigides du confessionnalisme politique, Georges Ibrahim Abdallah étant maronite, et Ziad Rahbani grec-orthodoxe. Mais cette assignation confessionnelle ne les a nullement empêchés de soutenir une résistance, même « islamique », au Liban. Le départ du premier et le retour du second sont concentrés en un très court moment historique. Hasard ou destinée, il eût été difficile de ne pas les relier.

À l'ombre du FPLP

Dans cette résonance entre Georges et Ziad, il y a d'abord la Palestine et la gauche, ou la gauche parce que la Palestine. Né en avril 1951, Georges Ibrahim Abdallah, instituteur de métier, est d'abord socialisé politiquement dans les rangs du Parti syrien national social (PSNS)1, une formation laïque se réclamant de l'unification d'une « grande Syrie » et du refus des anciennes frontières de la période du mandat français. Le PSNS est en effet, à cette époque, particulièrement bien implanté dans les terres chrétiennes du Nord-Liban. Abdallah s'engage dans la seconde moitié des années 1970, comme tant de Libanais alors, dans les rangs d'une formation palestinienne marxiste, nationaliste et léniniste : Le Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP) de Georges Habache (1926-2008).

C'est encore l'époque — les années 1970 — où le narratif socialement émancipateur de la gauche libanaise se marie aisément avec l'aspiration à la libération nationale palestinienne. Le vieux PCL fondé en 1924, le Parti socialiste progressiste (PSP) de Kamal Joumblatt (1917-1977) ou la toute jeune Organisation d'action communiste au Liban (OACL) née à la fin des années 1960, sont les alliées de l'Organisation pour la libération de la Palestine (OLP), dans le cadre de la guerre civile (1975-1990). C'est aussi le temps d'une véritable « Internationale de la Palestine »2 : des milliers de combattants de gauche radicale et de mouvements de libération nationale, venus d'Europe occidentale, d'Asie, d'Afrique du Sud, d'Amérique latine et de l'ensemble des pays arabes partent au Liban, dans les camps de réfugiés palestiniens, pour se former au métier des armes. Ils adhèrent à des formations politiques palestiniennes : le FPLP ou le Front démocratique pour la libération de la Palestine (FDLP) — dans un versant décolonial marxisant —, mais aussi au Fatah de Yasser Arafat (1929-2004), le président de l'OLP.

Blessé en 1978, lors de la première invasion israélienne du Sud-Liban, Georges Ibrahim Abdallah devient par la suite l'un des fondateurs des FARL, petite organisation marxiste proche du FPLP, frappant israéliens et américains à l'étranger. Elles revendiquent une série d'attentats ciblés en France dans la première moitié des années 1980, dont les assassinats de l'attaché militaire étatsunien à Paris, Charles R. Ray (18 novembre 1982), et de Yacov Barsimantov, deuxième conseiller de l'ambassade israélienne et agent de liaison du Mossad (3 avril 1982).

Depuis, l'histoire des FARL se dévoile au fur et à mesure des années, mais avec parcimonie : l'organisation clandestine protège les siens et les siennes des représailles israéliennes au Liban. Disparue du paysage politique d'après-guerre civile libanaise au début des années 1990, l'organisation émet pourtant de rares communiqués rendant hommage à leurs disparus ces dernières années. C'est ainsi que le public libanais apprend, en décembre 2016, le décès de Jacqueline Esber, « camarade Rima » de son nom de guerre, compagne de route de Georges Ibrahim Abdallah. Née en 1959 dans le village de Gibrayel, non loin de celui de la famille Abdallah, membre des FARL, c'est elle qui abat Yacov Barsimantov à Paris au mois d'avril 1982. Nul ne sait comment elle revient au Liban, échappant aux services de police français, ni comment elle défie pendant plusieurs décennies de semi-clandestinité au Liban l'œil furibond des services israéliens.

Quant à Georges Ibrahim Abdallah, la suite de l'histoire est connue, de son arrestation à Lyon en octobre 1984 pour usage de « vrai-faux papiers » algériens à sa condamnation trois ans plus tard à une peine de perpétuité pour complicité d'assassinat. Une implacable campagne médiatique française – de droite comme de gauche – avait alors imputé à tort au « clan Abdallah » (Georges et ses frères) la série d'attentats commis en France de 1985 à 1986 par le Comité de solidarité avec les prisonniers politiques arabes et du Proche-Orient (CSPPA). Libérable depuis 1999, Georges Ibrahim Abdallah a toujours vu ses demandes de mise en liberté déboutées, devenant le plus ancien prisonnier politique d'Europe occidentale, jusqu'au 17 juillet 2025, date à laquelle la Cour d'appel de Paris autorise sa libération conditionnelle à compter du 25 juillet. Il retourne ce jour-là au Liban.

Le tournant de Tal El-Zaatar

L'histoire palestinienne de Ziad Rahbani est moins connue, ou plutôt, elle est souvent tue. Le musicien, le compositeur, l'homme de théâtre, le « fils de Fairouz et Assi Rahbani », celui qui a inventé un style musical absolument inimitable, empruntant tout autant au jazz qu'à la musique orientale : tout cela fut allègrement célébré à sa mort dans un consensus de façade, au-delà des clivages politiques et des appartenances confessionnelles. Et pourtant, rien de moins consensuel au Liban que d'avoir croisé les rangs du FPLP – la même organisation marxiste-léniniste à laquelle appartint Georges Ibrahim Abdallah.

En 2012, Ziad Al-Rahbani est sur le plateau de la chaîne d'information panarabe Al-Mayadeen. Interviewé par son directeur Ghassan Ben Jeddou, le musicien se rappelle les premiers moments du massacre de Tal El-Zaatar, à l'été 1976. Camp de réfugiés palestiniens niché dans l'est chrétien de Beyrouth, il est assiégé par les milices maronites des Kataeb (les Phalanges) de Bachir Gemayel (1947-1982), des Gardiens du Cèdre de Etienne Saqr et des Tigres du Parti national libéral (PNL) de l'ancien président de la République Camille Chamoun (1900-1987), tous assistés par l'armée syrienne qui s'est alors retournée contre les Palestiniens. Le jeune Ziad, âgé d'une vingtaine d'années, assiste aux bombardements du haut de la maison familiale de Rabieh, dans les hauteurs de Beyrouth. Il se remémore également les visites de dirigeants des Kataeb (Karim Pakradouni, Michel Samaha) et de représentants des services syriens (Ali Douba, Nazi Jamil, Ali Al-Madani) au domicile familial, les soirées se terminant parfois par des danses sur les tables, alors que le massacre est voisin. Il enregistre alors discrètement les conversations, et rapporte la teneur des discussions secrètes au FPLP. Le massacre de Tal El-Zaatar le décide à fuir l'est chrétien, pour rejoindre Beyrouth ouest, en une forme de rupture politique et familiale.

Fairouz - Wahdon
La chanson « Wahdon » (Seuls) est un texte du poète libanais Talal Haydar, mis en musique par Ziad Rahbani pour sa mère Fairouz. La chanson s'inspire d'un fait réel : le poète avait l'habitude de prendre son café sur le balcon de sa maison qui donnait sur une forêt. En 1974, tous les matins, trois jeunes hommes passaient, le saluaient et s'engouffraient dans la forêt. Ils y passaient la journée, et le soir, ils repassaient devant chez lui et le saluaient à nouveau. Un jour, ils passent le matin, le saluent, mais ne rentrent pas le soir. Haydar s'inquiète. Il découvre ensuite, dans les journaux, les visages familiers des trois jeunes hommes : il s'agissait de trois combattants — palestinien, syrien et irakien — du FPLP - Commandement général, qui avaient fait une opération à Kiryat Shmona, dans le nord d'Israël, préparée pendant plusieurs jours dans la forêt. La chanson « Wahdon » leur rend hommage.

S'ensuit une collaboration riche de plusieurs années avec l'organisation palestinienne – et avec son jumeau libanais, le Parti d'action socialiste arabe (PASA)3. Il compose plusieurs chansons pour le FPLP, sans jamais les signer, et travaille avec son département cinématographique. Il compose ainsi la bande originale de l'adaptation filmée de Retour à Haïfa, nouvelle de l'écrivain, intellectuel et ancien porte-parole du FPLP Ghassan Kanafani (1936-1972), assassiné par le Mossad à Beyrouth. Le film sort en 1982, sous la direction du réalisateur irakien Kassem Hawal.

Les pas de Ziad se rapprochent alors du PCL dont il devient membre. La formation marxiste est alors au cœur de la résistance armée à l'occupation israélienne du Sud-Liban, à la suite de l'offensive meurtrière de l'été 1982. Elle a lancé, avec d'autres formations de gauche et nationalistes, le Jammoul (Jabhat al-Mouqawama al-Ouataniya al-Loubnaniya, Front de la résistance nationale libanaise), qui harcèle les troupes israéliennes depuis septembre 1982.

En 1984, Ziad Rahbani compose l'hymne du PCL, à l'occasion du soixantième anniversaire de la fondation du Parti. Dès lors, la faucille et le marteau ne quitteront plus son cou sur les plateaux télévisés. Il collabore régulièrement avec les grands médias du PCL – la radio Sawt el-chaab (La voix du peuple) et le journal Al-Nidaa (L'Appel) — et participe de l'univers culturel du PCL aux côtés d'artistes communistes, comme Khaled El-Haber ou Sami Hawat.

Khaled El Haber - Sobhi El Jeez
« Mon camarade Sobhi El Jiz », chanson écrite et composée par Ziad Rahbani, ici interprétée par le chanteur communiste Khaled El-Haber et chantée également par Fairouz. Sa dernière phrase « On marche et on continue le chemin » est devenue un slogan renvoyant à l'univers de Ziad Rahbani.

Avec ce dernier, il signe en 1985 l'album Ana Mouch Kafer (Je ne suis pas mécréant). L'étincelle révolutionnaire ne s'éteint pas avec le temps : lorsque le journaliste et écrivain Joseph Samaha, ancien membre de l'Organisation d'action communiste au Liban (OACL), lance le quotidien de gauche Al-Akhbar (les Nouvelles) à l'été 2006, Ziad lui offre immédiatement une chronique régulière intitulée… Mal ‘amal ? (Que faire ?), en référence à l'ouvrage de Vladimir Lénine.

Ana Moush Kafer (2008 Remastered) - YouTube
« Ana Mouch Kafer », chanson de l'album éponyme de Ziad Rahbani, interprétée par Sami Hawat.

Mélancolie révolutionnaire

Le 28 juillet 2025, devant les portes de l'hôpital Al-Khoury, à l'occasion de la levée du corps de Ziad Rahbani, c'est ce même quotidien qui est distribué gratuitement à une foule dense venue saluer l'artiste une dernière fois. Sa Une affiche une carte de la Palestine sur un fond sérigraphié d'une photo du musicien, en mode Andy Warhol, avec pour seul slogan :« Al-wadeh dawman ! » (Toujours clair !), pour signifier qu'il n'a jamais dévié de ses convictions. Deux jours plus tôt, le journal consacrait toutes ses premières pages à Georges Ibrahim Abdallah, sous le titre : « Il ne s'est pas rendu…. Et il est revenu libre ».

Un collage coloré d
La Une du quotidien Al-Akhbar du lundi 28 juillet 2025.

Le quotidien Al-Akhbar n'est pas le seul à établir un lien de continuité dans le temps entre les figures de Georges Ibrahim Abdallah et de Ziad Rahbani. C'est peu ou prou la même foule, les mêmes acteurs, les mêmes visages connus et inconnus qui se sont retrouvés le vendredi pour le retour de Georges Ibrahim Abdallah à l'aéroport international de Beyrouth, et le lundi pour le départ de Ziad Rahbani vers sa dernière demeure. La manifestation d'une gauche quelque peu mélancolique a suivi le corbillard sur une rue Hamra4 qui a porté, en tant que véritable artère artistique, journalistique et culturelle des années 1960 et 1970, tout ce que la gauche intellectuelle libanaise a pu rêver. Drapeaux rouges du PCL ou blancs de l'ancien Front de la résistance nationale libanaise (Jammoul), faucilles et marteaux, mais aussi les quatre couleurs de la Palestine, ont marqué les deux journées du 25 et du 28 juillet 2025.

Un dernier lien n'a échappé à personne : la présence remarquée du Hezbollah au deux évènements. Le député du Parti de Dieu Ibrahim Al-Moussawi a accueilli Georges Ibrahim Abdallah dans le salon d'honneur de l'aéroport de Beyrouth, aux-côtés du président du bureau politique du Hezbollah, Mahmoud Qomati, du secrétaire-général du PCL Hanna Gharib et du député nassérien de Saïda, Oussama Saad. La formation islamique chiite a également organisé un accueil populaire dans la banlieue sud de Beyrouth, lorsque le convoi de l'ancien prisonnier a pris la route de la montagne libanaise : un communiste de confession chrétienne aura été célébré comme un héros de la résistance nationale à Israël. Trois jours plus tard, c'est le même Ibrahim Al-Moussawi qui, aux côtés d'un autre député hezbollahi, Ali Fayyad, marche sur la rue Hamra derrière le cercueil d'un artiste plus sûrement athée que croyant. Sans doute mécréant, le musicien de gauche n'a jamais caché sa sympathie pour la formation chiite dans le cadre des guerres répétées avec Israël.

Le public libanais se souvient encore de la photo de l'artiste lors d'un Festival de la victoire organisé peu après la fin de la guerre des 33 jours entre Israël et le Hezbollah, en juillet et août 2006 : sur sa casquette vissée sur la tête, il était écrit « Nasr min-Allah » (une victoire de Dieu), formule jouant sur le nom de famille de l'ancien secrétaire général de l'organisation, Hassan Nasrallah, assassiné par Israël en septembre 2024. Avec le soulèvement de 2011 en Syrie et l'entrée progressive dans une longue guerre civile, les gauches libanaises et arabes se divisent sur le sujet, entre partisans de la révolte contre l'ancien président Bachar Al-Assad et sympathisants d'un « axe de la résistance » à Israël emmené par le Hezbollah, mais auquel appartenait aussi le régime syrien5. Ziad Rahbani n'échappe pas à la polémique, accusé par certains d'être trop complaisant avec la formation chiite libanaise et ses alliés régionaux.

Priorisant l'opposition à Israël – puissance toujours occupante au Sud-Liban-, la gauche incarnée par des figures aussi diverses que Georges Ibrahim Abdallah et Ziad Rahbani est enfin moins animée par les soucis sociétaux des nouveaux mouvements sociaux libanais des années 2010 que par une contradiction principale entre « l'impérialisme et ses ennemis », en une profonde continuité avec les années 1960 et 1970 – le tout dans un contexte de guerre israélienne de moyenne intensité sur le Liban depuis la dernière cessation officielle des hostilités de novembre 2024, et de guerre génocidaire sur la bande de Gaza.

Georges est revenu, Ziad est parti. Mais l'effet de résonance entre le retour de l'un et le départ de l'autre a cependant une limite : le « Liban officiel ». Georges Ibrahim Abdallah a certes eu droit à un chaleureux accueil populaire à la sortie de l'aéroport de Beyrouth, mêlant vieilles et jeunes générations militantes, et les principaux médias ont couvert en direct le retour du militant au pays natal. Mais ni la présidence de la République, ni le premier ministre n'ont envoyé de délégations pour accueillir l'ancien prisonnier de Lannemezan – même si son convoi de retour à Qobeyat a été, pour des raisons de sécurité, officiellement accompagné par la Sûreté de l'État (Amn Al-dawla). La crainte d'une colère des États-Unis, déjà échaudés par la décision de la justice française, était bien trop grande. Le vieux militant imperturbable âgé de 74 ans accueille désormais sans discontinuer, du haut des montagnes de Qobeyat, un nombre incalculable de délégations politiques, syndicales et religieuses sympathisantes – dont de nombreux jeunes — semblant dire : ce n'est qu'un début, continuons le combat.

Pour Ziad Rahbani, il n'y a eu au contraire aucun ostracisme : les funérailles et l'enterrement organisés dans le village chrétien de Bikfaya, au nord de Beyrouth, ont attiré tout le Liban officiel : ministres et anciens ministres, parlementaires de tous bords politiques, hommes d'affaire, et tout ce que le Liban peut comprendre d'un monde du show-business connecté aux élites confessionnelles libanaises. L'ancien compositeur communiste et irrévérencieux aura réalisé à son insu une inédite union nationale, parfois feinte. Sans doute s'agissait-il aussi de se réunir à Bikfaya autour de la seule figure consensuelle encore vivante au Liban, icône nationale et mère du défunt, Fairouz, pour donner la fugace illusion d'une communion patriotique à l'heure d'une profonde scission interne quant à l'avenir du pays et à l'avenir des armes du Hezbollah.

Ziad est enfin déjà sujet à récupération commerciale : l'entreprise Virgin a ainsi appelé la population à participer à un marathon en son hommage samedi 1er août à 6h30 du matin, au départ de Zeytouna Bay – petit port de plaisance beyrouthin privatisé pour bateaux de luxe – dans un pays frappé chaque semaine par les bombardements israéliens.

Nul ne sait encore qui gagnera la bataille : des anciens rêves anticapitalistes, anticoloniaux et anti-confessionnels de Ziad Rahbani, ou des rouleaux compresseurs du capital, toujours apte à récupérer les morts pour créer du vif marchand.


1Nicolas Dot-Pouillard. «  Sur les frontières : le Parti syrien national social entre idéologie unitaire et États-Nations  », in Pierre-Jean Luizard et Anne-Marie Bozzo Vers un nouveau Moyen-Orient  ? États arabes en crise entre logiques de division et sociétés civiles, Roma Tre-Press, pp.209-227, 2016.

2Nicolas Dot-Pouillard et Pierre Tonachella, «  Ci-gît l'Internationale palestinienne  », Le Monde diplomatique, août 2022.

3Assaad Aboukhalil, «  The Cult of Ziad Rahbani  », Jadaliyya, 10 octobre 2012.

4Nicolas Dot-Pouillard, «  Boire à Hamrah. Une jeunesse nostalgique à Beyrouth  ?  » dans Jeunesses arabes. Du Maroc au Yémen : loisirs, cultures et politiques, La Découverte, pp.340, 2013.

5Nicolas Dot-Pouillard, «  La crise syrienne déchire les gauches arabes  », Le Monde diplomatique, août 2012.

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