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13.08.2025 à 23:35

What counts at violence ?

danah

Pas le temps de présenter ce recueil d’articles : Cunning of Gender Violence, Geopolitics and Feminism, édité par Lila Abu-Lughod , Rema Hammami et Nadera Shalhoub-Kevorkian (Duke University Press, 2023). Mais c’est probablement un des volumes les plus dérangeants et les plus embarrassants, qui montre comment nombre associations militantes féministes (pas seulement occidentales d’ailleurs) se…
Texte intégral (567 mots)

Pas le temps de présenter ce recueil d’articles : Cunning of Gender Violence, Geopolitics and Feminism, édité par Lila Abu-Lughod , Rema Hammami et Nadera Shalhoub-Kevorkian (Duke University Press, 2023). Mais c’est probablement un des volumes les plus dérangeants et les plus embarrassants, qui montre comment nombre associations militantes féministes (pas seulement occidentales d’ailleurs) se sont trouvées embarquées dans les approches sécuritaires, racialisées et impériales de la violence de genre qui dominent le droit, la politique et les médias‧ Notamment ces vingt dernières années, à travers les multiples institutions censées humaniser la « guerre contre le terrorisme » – entendez par là, principalement, la guerre contre les musulmans.

dukeupress.edu/the-cunning-of-

Je retiens cette remarque « en passant » de Sima Shakhsari dans son article « What counts at violence ? » sur les réfugié‧es transgenre en Turquie (venu‧es en général des pays du Moyen-Orient, principalement d’Iran, et souvent originaires d’Afghanistan).

 » Even as queer and trans Iranian asylum seekers and Afghan refugees who left Iran for Turkey do not fall under the same category according to the UNHCR’s criteria, they have something in common: they are economic refugees.Yet the UNHCR does not recognize economic marginalization as grounds for granting asylum. If it did, a large number of people in the world (including in the United States) who are affected by global capitalism’s economic violence (such as lack of access to universal health care in the United States) would be eligible for asylum. »

« Même si les demandeurs d’asile iraniens queer et trans et les réfugiés afghans qui ont quitté l’Iran pour la Turquie ne relèvent pas de la même catégorie selon les critères du HCR, ils ont quelque chose en commun : ce sont des réfugiés économiques. Pourtant, l’Agence des Nations Unies pour les Réfugiés ne reconnaît pas la marginalisation économique comme un motif d’octroi de l’asile. Si c’était le cas, un grand nombre de personnes dans le monde (y compris aux États-Unis) qui sont affectées par la violence économique du capitalisme mondial (comme le manque d’accès aux soins de santé universels aux États-Unis) seraient éligibles à l’asile »

Sur ce sujet je conseille le livre de Karen Engle, The Grip of Sexual Violence in Conflict: Feminist Interventions in International Law, Cambridge, 2020, et le déjà classique livre de Lila Abu-Lughod, Do Muslim Women Need Saving?, Harvard University Press 2013.

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13.08.2025 à 23:30

Devenir de la pierre (Sara Ahmed, Willfull Subjects)

danah

J’avoue que j’ai du mal à décoller des livres de Sara Ahmed. https://www.saranahmed.com/books-1 Celles et ceux qui me suivent auront noté que je fais référence de plus en plus régulièrement à des autrices (et quelques auteurs) féministes/queer : la raison en est que pour aborder les questions qui me tiennent à cœur (le fil directeur…
Texte intégral (1581 mots)

J’avoue que j’ai du mal à décoller des livres de Sara Ahmed.

saranahmed.com/books-1

Celles et ceux qui me suivent auront noté que je fais référence de plus en plus régulièrement à des autrices (et quelques auteurs) féministes/queer : la raison en est que pour aborder les questions qui me tiennent à cœur (le fil directeur de l’agenda plus ou secret de mes recherches : « ce que la catastrophe climatique implique pour la pensée politique » – ou quelque chose dans ce goût  ) les perspectives ouvertes par le champ et le style d’approches féministes/queer me semblent actuellement les plus pertinentes (une manière un peu trop sage et « universitaire » de dire que je les trouve décapantes, incisives, créatives et prometteuses pour des futurs possibles). Je n’abandonne évidemment pas les perspectives post-marxistes, décoloniales, extractivistes, les discards studies, les racial studies, et j’en passe, etc… etc.. mais il y a quelque chose, notamment dans l’approche phénoménologique de Sarah Ahmed, ou les théories des affects d’une Lauren Berlant, qui me paraît toucher à des aspects extrêmement fondamentaux de l’expérience humaine, et qui constitue pour moi en ce moment une sorte de base d’où penser les relations à la catastrophe (ce que c’est de vivre et penser sous le régime de la menace par exemple – question que j’aborde aussi sous une forme plus littéraire dans les pièces de théâtre que j’ai écrites cet automne)

Pour donner une idée du style si particulier de Sara Ahmed, voici un extrait (traduit très très approximativement, ce pourquoi je livre l’anglais ci-après) d’un de ses livres de philosophie, portant sur la volonté (Willful Subjects, Duke University Press, 2014). C’est quelque part dans la conclusion, où elle se pose la question de savoir si aux pierres peut être attribuée une « volonté ».

 

« Et nous aussi, nous pouvons devenir de la pierre. Pensez au « stone butch » dans l’histoire lesbienne queer : une histoire de celles qui deviennent inflexibles pour survivre, une histoire de celles qui pourraient avoir à se protéger en devenant de la pierre. Ici, la pierre devient un don volontaire, une qualité que nous pouvons assumer. Et si nous nous considérons comme des pierres, nous ne ramenons pas simplement les pierres à nous-mêmes. Nous montrons comment les corps humains ne peuvent être rendus exceptionnels sans perdre quelque chose : comment nous comptons en étant faits de matière (how we matter by being made of matter) ; chair, os, peau, pierre, enchevêtrés, enchevêtrés. L’enchevêtrement de la pierre et de la peau importe : la peau aussi, la peau comme la pierre, est capable de recevoir des impressions. Le dommage peut être compris comme une forme de réception. Audre Lorde a écrit : « Pour résister aux intempéries, nous avons dû devenir de la pierre, et maintenant nous nous meurtrissons sur l’autre qui est le plus proche » (“In order to withstand the weather, we had to become stone, and now we bruise ourselves upon the other who is closest”, Sister Outsider: Essays and Speeches, 1984). Il serait difficile de surestimer la puissance de la description de Lorde. Les formes sociales d’oppression, le racisme, la haine qui fait de certains corps des étrangers, peuvent être vécus comme des intempéries. Elles pressent et frappent la surface d’un corps ; un corps peut remonter à la surface ou survivre en s’endurcissant. Pour certains corps, rester debout, c’est résister. Ou, comme je l’ai décrit au chapitre 4, on ne peut parfois se tenir debout qu’en restant ferme. La volonté nous aide à décrire la répartition inégale du statut matériel et social. Mais une pierre aussi peut être plus ou moins dure. Le durcissement n’élimine pas ce qui l’a rendu nécessaire : ce sentiment d’être trop mou, trop réceptif, trop disposé à recevoir une impression. La dureté est une condition relative, même lorsque nous essayons d’établir un rapport différent avec une condition. Ce que nous devenons pour résister peut devenir quelque chose qui nous endurcit vis-à-vis des autres, ceux qui pourraient être les plus proches, qui pourraient aussi avoir à survivre aux intempéries. Nous pouvons nous abîmer les uns les autres dans notre façon de survivre à l’abîme. »

Typiquement du Sara Ahmed dans le texte, troublant, dérangeant, et hyper-stimulant – dans la période compliquée dans laquelle je me trouve, je n’exagère pas en disant que son génie m’aide à tenir debout !!

(de facto, je navigue entre tous ses livres, passant d’un chapitre à l’autre, fasciné, excité, et plus j’en lis, plus j’ai des idées au kilomètre ! Il ne s’agit pas seulement de lire, mais d’une « expérience de lecture » – qui vous transforme, ne vous laisse pas en paix, comme devrait l’être toute philosophie !)

« And we too can become stone. Think of the “stone butch” in lesbian queer history : a history of those who become unyielding as a way of surviving, a history of those who might have to protect themselves by becoming stone. Here the stone becomes a willful gift, a quality we can assume. And if we think of ourselves as stony we are not simply bringing the stones back to ourselves. We are showing how human bodies cannot be made exceptional without losing something : how we matter by being made of matter ; flesh, bone, skin, stone, tangled up, tangled in. The entanglement of stone and skin matters : skin too, skin like stone, is capable of receiving impressions. Damage can be understood as a form of reception. Audre Lorde once wrote : “In order to withstand the weather, we had to become stone, and now we bruise ourselves upon the other who is closest” (1984, 160). It would be hard to overestimate the power of Lorde’s description. Social forms of oppression, racism, the hatred that creates some bodies as strangers, can be experienced as weather. They press and pound against the surface of a body ; a body can surface or survive by hardening. For some bodies to stand is to withstand. Or, as I described in chapter 4, sometimes you can only stand up by standing firm. Willfulness helps us to describe the unequal distribution of material as well as social standing. But a stone too can be more and less hard. Hardening does not eliminate what made hardening seem necessary : that sense of being too soft, too receptive, too willing to receive an impression. Hardness is a relative condition even when we try and relate differently to a condition. What we become to withstand can become something that hardens us from others, those who might be closest, who might too have to survive the weather. We can damage each other in how we survive being damaged. »

Pour les amateurs, voilà le passage où Augustin s’appuie sur le (contre-) exemple de la pierre pour réfléchir au libre arbitre (ou la volonté) de l’homme :

« Il en résulte donc que de l’âme seule vient le mouvement qui détache la volonté du Créateur pour lui faire chercher des jouissances dans la créature, Or, si ce mouvement est coupable, et le doute seul t’a semblé ridicule, il n’est pas naturel, mais volontaire. Semblable au mouvement qui fait tomber la pierre, en ce qu’il est le mouvement propre de l’esprit, comme l’autre est le mouvement propre du projectile ; il en diffère néanmoins parce que la pierre ne saurait comprimer le mouvement qui la précipite, tandis que l’âme en résistant n’est point forcée d’abandonner les biens supérieurs pour les choses d’en-bas. De là vient que le mouvement de la pierre est naturel, et celui de l’âme volontaire. De là vient encore que si l’on accusait de péché la pierre que son poids précipite, je ne dis pas qu’on serait plus brute qu’elle ne l’est, mais l’on aurait assurément perdu le sens ; et cependant nous reconnaissons que l’âme pèche lorsque nous la voyons abandonner les biens supérieurs pour choisir de préférence la jouissance des choses inférieures. »

(Traité du libre arbritre, De libero arbitrio voluntatis, 3.1.72)

C’est de ça que part Sara Ahmed .
Inutile de dire que dans nos classes de philosophie, elle serait immédiatement regardé avec beaucoup de suspicion..Passer d’Augustin à Audre Lorde hein.. (raison pour laquelle je suis bien content de ne plus enseigner la philosophie, j’y ferai pas de vieux os)

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13.08.2025 à 23:25

Gilgamesh, la bière, la taverne du bout du monde et Moldanau

danah

J’apprends sur la page de Marcial Tenreiro-Bermudez ( @archaeoten ) qu’une étude sur la bière en Mésopotamie est sortie aux Oxford University Press sous la plume de l’historien Tate Paulette ! C’est un épisode culte du récit de Gilgamesh, quand, à la toute fin de sa quête éperdue d’immortalité, il visite la taverne du bout…
Texte intégral (874 mots)

J’apprends sur la page de Marcial Tenreiro-Bermudez ( @archaeoten ) qu’une étude sur la bière en Mésopotamie est sortie aux Oxford University Press sous la plume de l’historien Tate Paulette !

C’est un épisode culte du récit de Gilgamesh, quand, à la toute fin de sa quête éperdue d’immortalité, il visite la taverne du bout du monde tenue par la tenancière et brasseuse de bière Siduri.

Les très nombreuses lectrices et très nombreux lecteurs  de mon pseudo-roman Moldanau se rappellent sans doute ce paragraphe :

« Je suis à sec. Aucun mot ne vient. Qu’espérais-je au juste en venant ici ? Trouver mon auberge du bout du monde, ma taverne de la dernière chance ? Comme le narrateur de Masante naguère aux portes du désert ? Ou, bien avant lui, très longtemps avant lui, Gilgamesh débarquant aux confins du monde, après avoir traversé de terribles épreuves, à l’auberge tenue par la brasseuse de bière Siduri de laquelle il apprend que l’heure est venue pour lui de faire le deuil de son compagnon et de ses rêves d’immortalité ? Je donnerais cher pour savoir à quoi ressemblait une auberge Sumérienne, et plus cher encore pour goûter la bière qu’on y servait. »

Ou encore cette allusion ici :

« À défaut d’apparitions spectrales, voici la serveuse de l’auberge, ma Siduri, ma Maxine, et ma bière, suivies du chien qui s’approche en remuant la queue. Je caresse la tête de l’animal : voilà qui semble lui plaire, car il ferme les yeux de ravissement. »

Ou encore plus loin :

« À cette heure matinale, l’auberge de Finse n’a pas encore ouvert ses portes aux voyageurs et aux ivrognes. C’est un établissement du bout du monde : je suis toujours ému à l’idée qu’on puisse encore boire une bière aux confins des terres inhabitées. Me viennent en vrac les réminiscences d’autres tavernes des lointains. La première qui fut inscrite dans la mémoire des hommes, sise au bord de la mer, que tenait Siduri, la tireuse de bière à laquelle s’adresse le héros Gilgamesh, rendu fou de douleur d’un impossible deuil. Mais encore ! Circé et Calypso, en d’autres temps mythiques, qui feront les yeux doux à Odysseús, l’incorrigible naufragé. Ma préférée maintenant : aux portes d’un désert mortel, le voyageur sans but de Masante loue une chambre dans l’improbable auberge tenue par Maxine, debout derrière le comptoir en bois, conteuse magistrale et vacillante, menteuse invétérée, hantée par d’incertains souvenirs. Et c’est devant la très secrète Lanthana que j’ai conduit les errants qui s’échouent au café de la gare Moldanau. Ces lieux de boisson, inépuisables matrices à histoires, où se forgent les légendes et s’articule la mémoire des hommes ! Je les ai tant fréquentés dans ma jeunesse, et maintenant : je n’y mets plus les pieds, me contentant de les rêver. »

Cet épisode se situe à la toute fin de l’épopée de Gilgamesh, et voici une adaptation en français du grand poète et musicien syrien Abed Azrié, des paroles que Siduri adresse à notre héros désemparé :

« Sidouri dit à Gilgamesh :
« Où vas-tu Gilgamesh ?
La vie que tu cherches
tu ne la trouveras pas.
Lorsque les grands dieux créèrent les hommes,
c’est la mort qu’ils leur destinèrent
et ils ont gardé pour eux la vie éternelle,
mais toi Gilgamesh
que sans cesse ton ventre soit repu
sois joyeux nuit et jour
danse et joue
fais chaque jour de ta vie
une fête de joie et de plaisirs
que tes vêtements soient propres et somptueux
lave ta tête et baigne-toi
flatte l’enfant qui te tient par la main
réjouis l’épouse qui est dans tes bras.
Voilà les seuls droits que possèdent les hommes. »

Quant au livre de Tate Paulette, le voici !

global‧oup.com/academic/produc

(avec en prime une recette testée par l’auteur lui-même de la bière telle qu’on la fabriquait, selon les archéologues, en Mésopotamie il y a quelques milliers d’années)

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13.08.2025 à 23:23

Parler gentiment au fantôme (Avery Gordon)

danah

Avery Gordon, GHOSTLY MATTERS Haunting and the Sociological Imagination (1997, University of Minnesota Press, 2nde édition : 2008) (extrait de la conclusion)   « And thus we return to end with that paradoxical feature of haunting. Haunting always harbors the violence, the witchcraft and denial that made it, and the exile of our longing, the Utopian.…
Texte intégral (820 mots)

Avery Gordon, GHOSTLY MATTERS

Haunting and the Sociological Imagination

(1997, University of Minnesota Press, 2nde édition : 2008)
(extrait de la conclusion)

 

« And thus we return to end with that paradoxical feature of haunting. Haunting always harbors the violence, the witchcraft and denial that made it, and the exile of our longing, the Utopian. When I am a spooky phantom you want to avoid, when there is nothing but the shadow of a public civic life, when bedrooms and boardrooms are clamorous ghost chambers, deep “wounds in civilization” are in haunting evidence. But it is also the case that some part of me in abeyance of the injury and some part of the missing better life and its potentialities are in haunting evidence too. The ghost always registers the actual “degraded present” (Eagleton 1991: 131) in which we are inextricably and historically entangled and the longing for the arrival of a future, entangled certainly, but ripe in the plenitude of nonsacrificial freedoms and exuberant unforeseen pleasures. The ghost registers and it incites, and that is why we have to talk to it graciously, why we have to learn how it speaks, why we have to grasp the fullness of its life world, its desires and its standpoint. When a ghost appears, it is making contact with you; all its forceful if perplexing enunciations are for you. Offer it a hospitable reception we must, but the victorious reckoning with the ghost always requires a partiality to the living. Because ultimately haunting is about how to transform a shadow of a life into an undiminished life whose shadows touch softly in the spirit of a peaceful reconciliation. In this necessarily collective undertaking, the end, which is not an ending at all, belongs to everyone. »

 

« Et nous revenons ainsi à cette caractéristique paradoxale de la hantise. La hantise recèle toujours la violence, la sorcellerie et le déni qui l’ont engendrée, ainsi que l’exil de notre désir, l’utopie. Lorsque je suis un fantôme effrayant que vous voulez éviter, lorsqu’il ne reste plus que l’ombre d’une vie civique publique, lorsque les chambres à coucher et les salles de réunion sont des chambres fantomatiques bruyantes, les « blessures profondes de la civilisation » sont une preuve hantée. Mais il est également vrai qu’une partie de moi en suspens à cause de la blessure et une partie de la vie meilleure qui manque et de ses potentialités sont également des preuves hantées. Le fantôme enregistre toujours le « présent dégradé » (Eagleton 1991 : 131) dans lequel nous sommes inextricablement et historiquement empêtrés, ainsi que le désir ardent de l’arrivée d’un avenir, certes empêtré, mais mûr dans la plénitude des libertés sans sacrifice et des plaisirs exubérants et imprévus. Le fantôme enregistre et incite, et c’est pourquoi nous devons lui parler avec gentillesse, pourquoi nous devons apprendre comment il parle, pourquoi nous devons saisir la plénitude de son monde de vie, ses désirs et son point de vue. Lorsqu’un fantôme apparaît, il entre en contact avec vous ; toutes ses déclarations puissantes, même si elles sont déroutantes, s’adressent à vous. Nous devons lui offrir un accueil hospitalier, mais le règlement de compte victorieux avec le fantôme exige toujours une partialité envers les vivants. Car en fin de compte, hanter, c’est transformer l’ombre d’une vie en une vie intacte dont les ombres se touchent doucement dans un esprit de réconciliation pacifique. Dans cette entreprise nécessairement collective, la fin, qui n’est pas une fin du tout, appartient à tout le monde. »

 

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13.08.2025 à 23:04

Des livres que je rêve d’écrire depuis (trop) longtemps

danah

Le psychanalyste surpris en pleine séance à exposer à son patient du matin la trinité néoplatonicienne : être/vie/pensée (ou : manence, procession, conversion), à l’occasion d’une rêverie partagée autour de la tension entre « être deux » et « être trois ». (genre de move, faut l’admettre, très « bionien »). Me rappelle ce professeur que j’avais eu en faculté, à…
Texte intégral (676 mots)

Le psychanalyste surpris en pleine séance à exposer à son patient du matin la trinité néoplatonicienne : être/vie/pensée (ou : manence, procession, conversion), à l’occasion d’une rêverie partagée autour de la tension entre « être deux » et « être trois ». (genre de move, faut l’admettre, très « bionien »).

Me rappelle ce professeur que j’avais eu en faculté, à la fin des années 80, qui avait consacré sa vie entière à travailler sur ce qu’on appelait à l’époque une « thèse d’État » (qui pouvait durer jusqu’à 15 ans, période qu’il avait largement dépassée – de facto, il n’en est jamais venu à bout à ma connaissance, et entre temps la réforme des thèses avait eu lieu, en 1984), thèse qui portait sur les structures trinitaires de la pensée, depuis les présocratiques jusqu’à heu.. nos jours ?

Il touchait assurément quelque chose d’extrêmement profond.

J’ai toujours rêvé d’écrire un texte métaphysique qui défendrait le bien fondé, à partir de Proclus, de cette dynamique trinitaire, contre les oppositions binaires auxquelles nous autres, contemporains, nous agrippons, par paresse et manque d’imagination. Décrire cette lutte (politique, tout autant que psychologique et métaphysique) entre le binaire et le ternaire. (mais autrement que chez Hegel, avec plus d’émerveillement, d’enchantement polythéiste notamment)

Merci de m’avoir lu.
Vous pouvez retourner à vos occupations.

(Si vous lisez l’anglais, la plus belle introduction au difficile, et délicat, Proclus, est celle de Radek Chlup :

Radek Chlup, Proclus. An introduction. Un vol. de xvi-328 p. Cambridge, New York, Melbourne, Madrid, Cape Town, Singapore, Sâo Paulo, Delhi, Mexico City, Cambridge University Press, 2012.)

Puis :

À la laverie automatique…
Non rien en fait.
J’ai écrit deux trois trucs sur les expressions « Il est trop tard » et « il n’est pas trop tard ». Et j’ai continué la lecture du bouquin de Sarah Iles Johnston, Restless Dead. Encounters between the Living and the Dead in Ancient Greece, University of California Press, dont il faudra que je vous cause un de ces jours.

(sa thèse, c’est qu’entre la période archaïque et la période classique, la tragédie, les morts deviennent plus mystérieux, moins familiers, moins inoffensifs – sans doute, soutient-elle, à cause de l’influence croissante des cultures égyptiennes et anatoliennes. D’où les recours croissants aux spécialistes de la nécromancie, aux mages et aux magiciens, et le succès de l’orphisme, venu de Sicile et de l’Italie du sud, et des Mystères initiatiques etc.. C’est assez embarrassant pour les tenants de la thèse comme quoi la raison émerge de la Grèce Classique. Mais bon, ça fait longtemps qu’on est revenu de cette idée(ologie). Sauf quelques historiens des civilisations complètement réac)

ucpress.edu/books/restless-dea

(je rêve d’écrire un jour un petit livre synthétique sur la diversité des relations des vivants et des morts. J’avais été bouleversé par le livre de Beth Conklin, Consuming grief : compassionate cannibalism in an Amazonian society,. Austin : University of Texas Press. 2001.

(manger littéralement ses morts, comme un travail de deuil !)

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13.08.2025 à 23:01

Solitude et mélancolie

danah

Dernière balade sur le plateau et aux étangs. Je m’attendais à un peu plus de mélancolie. Iris de la Loupette m’a transmis sa joie de galoper sous le vent. La mélancolie, elle vient plus tard. Quand on retourne sur les lieux quelques années après les avoir quittés. Quand je suis retourné dans le Cantal par…
Texte intégral (1831 mots)

Dernière balade sur le plateau et aux étangs. Je m’attendais à un peu plus de mélancolie. Iris de la Loupette m’a transmis sa joie de galoper sous le vent.

La mélancolie, elle vient plus tard.

Quand on retourne sur les lieux quelques années après les avoir quittés. Quand je suis retourné dans le Cantal par exemple, arpentant les bois, les estives et les montagnes dont je connais le moindre détail. Parce qu’on n’est plus qu’un étranger désormais. Et si le paysage n’a guère changé (excepté peut-être que les genêts gagnent chaque saison sur la prairie), on devine, on apprend, les disparitions : ce chien est mort, son maître l’a suivi. Le tracteur rouille dans un coin de la ferme, et la végétation envahit les chemins creux parce que les troupeaux ne les empruntent plus.

Comme le rappelle Sara Ahmed, parlant justement des chemins et des sentiers, « The more a path is used, the more a path is used. »

« Parfois, l’usage peut suffire à entretenir quelque chose. Si l’image d’un livre usagé et celle d’un chemin bien utilisé semblent contrastées, elles demeurent pourtant liées. Une ligne sur une page est laissée par un stylo tenu par une main ; une marque d’usure est faite par une chaussure qui contient un pied. L’usage laisse des traces à certains endroits. L’utilisation implique un frottement : des choses qui se frottent l’une contre l’autre. Le frottement est la résistance que rencontre la surface d’un objet lorsqu’il se déplace sur un autre. Plus les gens circulent sur un chemin, plus la surface devient plate et lisse. Lorsque quelque chose devient plus lisse, il gagne en clarté ; plus un chemin est suivi, plus il est facile à suivre. Une fois que quelque chose est devenu usuel, vous êtes encouragé à aller dans cette direction : votre progression sera facilitée. L’usage n’est pas seulement la description d’un état, mais une invitation (à l’usage). Plus un chemin est emprunté (utilisé), plus un chemin est emprunté (utilisé). Il est étrange que cette phrase ait un sens. Il y a plus dans plus ; plus crée plus. Même si l’usage est façonné par le passé, l’usage est tourné vers l’avenir : l’usage est orienté vers ce qui est devenu plus facile à suivre. »

« Sometimes use can be sufficient to maintain something. If the image of a used book and a well used path are contrasting, they are connected. A line on a page is left by a pen held by a hand; a scruff mark is made by a shoe that holds a foot. Use leaves traces in places. Use involves friction: ­things rubbing up against each other. Friction is the re­sis­tance the surface of an object encounters when moving over another. The more ­people travel on a path, the flatter and smoother the surface becomes. When something is smoother, it is clearer; the more a path is followed, the easier it is to follow. Once something has become used, you are encouraged to go in that direction: your progression would be eased. Used involves not only a description of a condition but an invitation. The more a path is used, the more a path is used. How strange that this sentence makes sense. ­There is more to more; more creates more. However much usedness is ­ shaped by the past usedness points ­ toward the future: used as being directed ­ toward that which has become easier to follow. »

Sara Ahmed, What’s the Use ?, Duke University Press, 2019 (ma traduction)

La mélancolie qui vous affecte des années plus tard sur les lieux qui vous étaient naguère tellement familiers, émerge de la conjonction de la mémoire, ces souvenirs qui sont attachés, comme collés (« stick », pour reprendre un autre mot de Sara Ahmed) aux choses, aux lieux, et de l’expérience présente, qui ajoute au vécu ici et maintenant, l’épaisseur du temps qui s’est passé depuis, charriant ses fantômes, ses spectres, à commencer par cet autre-soi-même qu’on est devenu. On n’est pas réellement présent. Ce qui n’est plus, ce qui ne sera jamais plus, ce qui aurait pu être (si j’étais resté, si je n’étais pas parti), vient hanter l’ontologie – on parlera ici d’hauntologie.

Le promeneur mélancolique évolue dans une sorte d’inter-monde – à l’opposé exact de ces expériences si prisées de « pleine conscience » (que je ne goûte guère). Les narrations s’entrecroisent, émergent aux détours d’un sentier, là où on ne les attendait pas forcément, et parfois, ce qu’au contraire on attendait ne se produit pas.

C’est qu’ici pèsent sur le présent le fait patent qu’on a bel et bien changé, que ce promeneur qui marche aujourd’hui sur ce sentier n’a jamais marché sur ce sentier, c’en est un autre. (le moi n’est qu’une illusion commode, une somme de récits et de signifiants qui s’agrègent à cet instant, avec laquelle on fait éventuellement un bout de chemin).

(Le plus dur, c’était de me rappeler mon petit chien Capou, qui m’accompagnait partout dans la montagne. Et qui n’est plus là. Cette solitude est absurde. Ai-je jamais emprunté ces sentiers sans la compagnie d’un chien ?)

 

**

 

« J’ai ainsi vécu seul, sans personne avec qui parler véritablement, jusqu’à une panne dans le désert du Sahara, il y a six ans. »

(Oui je connais le Petit Prince quasiment par cœur. Je l’ai lu et écouté, dans la version de Gérard Philippe un nombre considérable de fois quand j’étais enfant. Et je devine parfois à quel point « tout était déjà là » – ce qui m’aura intéressé et passionné durant le reste de mon existence (et d’abord la disposition à la curiosité : on peut lire le Petit Prince comme un éloge de la curiosité). Et ce n’est pas par hasard que cette phrase me soit revenue tout à l’heure aux étangs, comme un oracle proféré naguère, qu’elle prenne sens maintenant.)

Le problème de la solitude, je m’en souviens, car j’ai déjà vécu seul, certes, par intermittence, seul au sens où personne au fond ne vous attend vraiment – j’ai eu la chance que cette expérience soit, finalement, assez rare -, le problème donc, c’est que vous n’avez d’autre compagnon que vous-même, et le risque est de s’enfoncer, j’allais écrire, s’effondrer, dans un monologue sans fin. Au début des années 2000, lors d’une période d’intense solitude, à vrai dire alcoolisée et désespérée, je m’étais abîmé littéralement dans l’écriture – le résultat n’était guère fameux (car il n’est pas donné à tous les alcooliques d’écrire des textes potables, ni non plus à tous les écrivains d’écrire des choses intéressantes sous l’effet de l’alcool : pour celles et ceux que ça intéressent, allez jeter un œil du côté de Jack London ou Francis Scott Fitzgerald, qui ont écrit des choses terribles à ce sujet). J’ai attendu quelques années avant de reprendre tout ce fourbi, après avoir définitivement cessé de boire, et en tirer un livre, Un Débarras.

Là, je veux me prémunir de ce genre de plongée en moi-même – j’ai assez donné. Il me faut recourir aux objets – mes objets habituels de recherche, mes projets de textes, le « grand livre » que je voudrais encore écrire, avant de mettre les voiles pour de bon.

Alors on s’y remet doucement. J’ai un plan (je veux dire, très littéralement, trois parties et quelques chapitres, et un fil de pensées un peu lâche, mais pas insensé). Dans la liseuse, trois livres :

Lila Abu-Lughod, Rema Hammami, Nadera Shalhoub-Kevorkian, The Cunning of Gender Violence. Geopolitics and Feminism, Duke University Press, 2023.

Richard Hunter et Ian Rutherford, Wandering Poets in Ancient Greek Culture. Travel, Locality and Pan-Hellenism, Cambridge University Press , 2009.

Jan Abram, Robert Hinshelwood, The Clinical Paradigms of Donald Winnicott and Wilfred Bion, Routledge 2023.

J’aime beaucoup le travail de Lila Abu-Lughod. C’est évidemment avec d’autres comme Saba Mahmood, une des poils à gratter du féminisme « occidental ». J’avais adoré son livre (et je fantasme sur les discussions qu’elle doit avoir avec son époux Timothy Mitchell : deux des plus important‧es penseurs/penseuses de notre temps, ça doit dépoter !) – si vous n’avez pas lu Do Muslim Women Need Saving ? (Harvard University Press 2013), il n’est jamais trop tard, surtout à notre époque de délire islamophobique.

Le recueil d’articles sur les poètes errants (ou voyageurs) dans l’antiquité, est un must aussi. On y apprend des tas de choses, comme cette « association de professionnels du spectacle » dont les membres se déplaçaient à l’occasion des festivals et des concours pendant la période hellénistique et sous l’empire romain. Des musiciens, des poètes, des comédiens, des danseurs, les ancêtres de nos intermittents du spectacle en somme, fort bien lotis en vérité : dans certains cas, on les récompense non seulement en pièces sonnantes et trébuchantes mais aussi en honneurs divers et variés – certain‧es collectionnaient ainsi les « citoyennetés », et les couronnes. Parmi leurs droits et leurs privilèges, celui de pouvoir voyager en paix, d’être protégé lors des conflits ou durant leur voyage. De quoi faire rêver pas mal de poètes et artistes aujourd’hui (je pense à toutes celles et ceux qui vont migrant de part le monde, et que leur art ne protège d’aucune injustice).

Et enfin ce livre très intéressant qui met en dialogue Winnicott et Bion, mes deux auteurs psychanalystes préférés (avec à l’arrière plan l’ombre bienveillante de leur analyste Mélanie Klein, à laquelle ils doivent tant (et nous devons tant, quoiqu’on en dise).

Bref. Il faut toujours, c’est non seulement thérapeutique, mais aussi et surtout bien plus intéressant, penser avec d’autres. Tout seul, ça ne vaut pas grand chose.

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13.08.2025 à 22:57

Illiade lipogrammatique

danah

Plongé depuis hier soir dans le volume co-édité par Richard Hunter et Ian Rutherford, Wandering Poets in Ancient Greek Culture. Travel, Locality and Pan-Hellenism, Cambridge University Press , 2009. https://www.cambridge.org/core/books/wandering-poets-in-ancient-greek-culture/65F0EB693E17D1A4367E03BF10D64EFF C’est fou le nombre de poètes antiques dont il ne nous reste qu’un nom, et à peine quelques vers, un épigramme, une mention incertaine. Pourtant,…
Texte intégral (708 mots)

Plongé depuis hier soir dans le volume co-édité par Richard Hunter et Ian Rutherford, Wandering Poets in Ancient Greek Culture. Travel, Locality and Pan-Hellenism, Cambridge University Press , 2009.

cambridge.org/core/books/wande

C’est fou le nombre de poètes antiques dont il ne nous reste qu’un nom, et à peine quelques vers, un épigramme, une mention incertaine. Pourtant, certains étaient de véritables stars : Dion Chrysostome dans un de ses discours (19,2-3) nous évoque l’engouement des populations quand l’un de ces poètes débarquaient en ville :

« Lorsque j’étais à Kyzikos, le plus grand Citharode vivant et qui, selon certains, n’avait rien à envier à ceux du passé, est arrivé (…) Dès que les gens ont appris que cet homme était en ville (…), il y a eu une excitation incroyable et tout le monde s’est dirigé vers la salle du conseil [où les spectacles allaient avoir lieu]. J’ai moi-même rejoint les premiers rangs de la foule, pensant que je pourrais moi aussi écouter et partager avec trois mille personnes et plus un divertissement aussi merveilleux ».

De quoi faire rêver nos propres poètes, lesquels peinent à remplir, quand ils sont invités, l’arrière-salle obscure d’une libraire  ( la poésie accompagnée à la cithare, c’est la voie du succès !) (NB : pour info, Dion de pruse, dit aussi Dion Chrysostome (bouche d’or) est un fameux orateur qui vécut au premier siècle ap. JC)

(NB, j’apprends aussi que le poète du deuxième siècle ap. JC, Nestor de Laranda, qui écrivait des poèmes en grec, a composé une Illiade lipogrammatique (ainsi que des Métamorphoses). C’est la Souda qui nous en parle : malheureusement il ne reste pas un mot (et pas même une lettre  ) de ce texte qui avait l’ambition de re-écrire l’Illiade avec la contrainte de ne pas utiliser la lettre qui servait à numéroter chacun des chants : ainsi le chant 1, alpha, ne contient pas une seule fois la lettre alpha, le chant 2, jamais la lettre bêta, et ainsi de suite ! C’est là le genre de jeu auquel se livrait déjà les poètes antiques, et qui préfigure les exercices de l’OULIPO ou la Disparition de Perec.

of Laranda, in Lycia,[1] an epic poet, the father of the poet Pisander.[2] He was born in the time of the Emperor Severus. [He wrote] a missing-letter Iliad. In similar fashion Tryphiodorus[3] wrote an Odyssey. There is in the first book no letter alpha to be found and likewise, rhapsody by rhapsody, its letter of the alphabet left out. [He wrote] Metamorphoses, as did Parthenius of Nicaea,[4] and other things.

Le passage de la Souda évoque aussi un certain Tryphiodorus qui aurait fait de même avec l’Odyssée.

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13.08.2025 à 19:40

« Les passions tristes »

danah

Agacé par les références à Spinoza / Deleuze sur les passions tristes (« le pouvoir vous veut malheureux ») que je vois citées régulièrement (quand ce n’est pas dans la version de ce brave et pénible Lordon. J’ai lu le petit livre de Deleuze sur Spinoza il y a bien longtemps, et, franchement, j’ai toujours été mal…
Texte intégral (977 mots)

Agacé par les références à Spinoza / Deleuze sur les passions tristes (« le pouvoir vous veut malheureux ») que je vois citées régulièrement (quand ce n’est pas dans la version de ce brave et pénible Lordon.

J’ai lu le petit livre de Deleuze sur Spinoza il y a bien longtemps, et, franchement, j’ai toujours été mal à l’aise avec ça – et avec Deleuze de manière générale. Mais peu importe.

Sara Ahmed, dans son livre décapant sur le bonheur, The Promise of Happiness, 2010, Duke University Press, fait un sort à cette thèse si répandue et si peu discutée, qui rejoint tout à fait ce que j’en pense :

***

« Pour suivre plus fidèlement Deleuze et Spinoza, on pourrait dire ici que l’argument que j’ai avancé dans ce livre suggère que le bonheur peut être sanctionné en tant qu’émotion positive et bien social, mais qu’il peut être un affect triste dans la mesure où le bonheur diminue la capacité d’action (voir cependant le chapitre 1, note 1, pour une discussion sur les problèmes liés à la distinction affect/émotion). Je suis d’avis qu’à l’heure actuelle, nous devons remettre en question l’association même des affects positifs et négatifs avec l’augmentation et la diminution des pouvoirs d’action. Cela dit, et en me tournant directement vers Spinoza, je ne nierais pas que les affects tristes jouent un rôle dans la gouvernance. Spinoza met l’accent sur l’utilisation de la peur (et de l’espoir, qu’il relie à la peur) dans le gouvernement par la superstition, qui « raille le vice » plutôt que d’enseigner la vertu. Une telle focalisation est compréhensible compte tenu du contexte dans lequel il écrivait. Pour les lecteurs contemporains, nous devons comprendre que la gouvernance fonctionne non seulement par la peur et l’espoir, mais aussi comme une incitation à la bonté, à la joie et au bonheur. Une autre histoire de l’affect serait donc une histoire de la joie comme diminution des capacités d’action, bien qu’il y ait et qu’il devrait y avoir d’autres « autres histoires » de la joie (voir, par exemple, Ehrenreich 2007). À un moment donné dans l’Éthique, Spinoza laisse entendre que la joie et la tristesse peuvent fonctionner de la même manière en tant que formes de gouvernance : « Les parents, en réprouvant ce qu’on appelle les mauvaises actions, et en blâmant fréquemment leurs enfants chaque fois qu’ils les commettent, tout en les persuadant que la joie et la tristesse peuvent fonctionner de la même manière en tant que formes de gouvernance. »

***

Notre époque est (aussi) celle de la pensée positive, du développement personnel, des micro-jouissances continues suscitées par la rencontre avec les écrans, et songeons à toutes les formes qui manifeste depuis quelques décennies ce qu’Hangwoo Lee, après d’autres, appelle le « capitalisme affectif » (les moyens par lesquels les salariés sont attachés affectivement à leur entreprise, l’état de satisfaction et d’épanouissement qu’il est censé leur apporter, l’exclusivité de cet attachement, etc..). Voir : Affective Capitalism. For a Critique of the Political Economy of Affect, Palgrave Milan 2023.

Il faudrait développer tout cela bien sûr, mais cette récupération si à la mode d’un Spinoza totalement décontextualisé (comme le rappelle Sara Ahmed) me semble assez suspecte.

Je concède tout à fait que le pouvoir aimerait distribuer les motifs d’être triste ou heureux à sa façon, en découpant à la manière qui l’arrange les archives du malheur (pleurez pour les otages israéliens, mais oubliez les palestiniens, réjouissez-vous en chœur des Jeux Olympiques ou de la rénovation de la Cathédrale de Paris).

Mais, il craint par dessus-tout la tristesse, l’insatisfaction, la colère, et les passions tristes qui risqueraient de détourner les citoyens du devoir d’être heureux (et d’accepter leur sort sans commencer à penser : collez-vous devant vos écrans, souriez et oubliez le reste)

Dans la plupart des régimes autoritaires, manifester son bonheur c’est prouver sa loyauté au pouvoir (et éviter les emmerdements). Il y a un hashtag qui circule en ce moment en Algérie, sur les réseaux des opposants au régime de plus en plus autoritaire et militarisé de Tebboune et sa clique : « je ne suis pas satisfait » (). Le pouvoir a contre-attaqué en lançant le hashtag «  » (« Je suis avec mon pays ») – Tebboune lui-même a évoqué ces hastag dans un discours !

Comme le dit Sofiane Shouiter, président du centre pour la protection légale des droits humains en Algérie. « Ça devient une politique systématique et généralisée. Toute forme de contestation pacifique provoque une arrestation, puis des poursuites judiciaires. Le fait d’exprimer des opinions pacifiques devient un crime. »

sahel-intelligence.com/36249-p

Voilà à mon avis ce dont rêve le pouvoir : une population (exploitée jusqu’à la moelle) mais heureuse. Et donc cet usage de Spinoza commence à me lourder un peu. (méfiez-vous des pensées à la mode qui semble sympathiques !)

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13.08.2025 à 19:31

Emménager (Sara Ahmed)

danah

J’ai traduit ce texte pour une amie très chère, je vous le livre aussi. Il s’agit d’un extrait de de Queer Phenomenology de Sara Ahmed  : « Ces manières que nous avons de nous installer. Le déménagement. Je déteste faire mes cartons : me rassembler, me séparer. Déshabiller le corps de la maison : les murs, les sols,…
Texte intégral (1716 mots)

J’ai traduit ce texte pour une amie très chère, je vous le livre aussi. Il s’agit d’un extrait de de Queer Phenomenology de Sara Ahmed  :

« Ces manières que nous avons de nous installer. Le déménagement. Je déteste faire mes cartons : me rassembler, me séparer. Déshabiller le corps de la maison : les murs, les sols, les étagères. Puis j’arrive, une maison vide. Elle ressemble à une coquille. Comme j’aime déballer. J’enlève des choses, j’en mets d’autres, je m’arrange sur les murs. Je me déplace en essayant de me répartir équitablement entre les pièces. Je me concentre sur la cuisine. L’odeur familière des épices emplit l’air. Je laisse le cumin se répandre, puis je le collecte. Je me sens renvoyée ailleurs. Je ne sais jamais où l’odeur des épices m’emmène, car elle m’a suivie partout. Chaque odeur qui se rassemble me renvoie quelque part ; je ne sais pas toujours où se trouve ce quelque part. Parfois, le retour est bienvenu, parfois non. Parfois, ce sont des larmes ou des rires qui me font comprendre que j’ai été entraînée dans un autre lieu et une autre époque. Ces souvenirs peuvent impliquer une reconnaissance de la façon dont le corps se sentait déjà, après l’événement. La surprise lorsque nous nous trouvons émus de telle ou telle manière. Nous posons alors la question, plus tard, et cela semble souvent trop tard : qu’est-ce qui m’a éloigné du présent, vers un autre lieu et un autre temps ? Comment se fait-il que je sois arrivé ici ou là ?

Après la cuisine, la pièce que j’espère habiter est toujours le bureau. Ou l’endroit que j’ai décidé d’appeler l’endroit où j’écrirai. Là, ce sera mon bureau. Ou simplement la table d’écriture. C’est là que je rassemblerai mes pensées. C’est là que j’écrirai, et même que j’écrirai sur l’écriture. Ce livre est écrit sur différentes tables d’écriture, qui m’orientent de différentes manières ou qui viennent « prendre de l’importance » comme des effets de différentes orientations. Sur les tables, différents objets se rassemblent. Faire en sorte qu’un lieu se sente comme chez soi, ou se sentir chez soi dans un espace, c’est pour moi être à ma table. Je pense avec tendresse à Une chambre à soi de Virginia Woolf. Combien il est important, surtout pour les femmes, de revendiquer cet espace, de l’occuper par ce que l’on fait de son corps. Ainsi, lorsque je suis à ma table, je revendique également cet espace, je deviens écrivain en occupant cet espace.

Chaque fois que je déménage, je m’étire, j’essaie cette porte, je regarde ici, je regarde là. En m’étirant, déménager signifie pour moi habiter des espaces, les incarner, là où mon corps et les pièces dans lesquelles il se rassemble – assis, dormant, écrivant, agissant comme il le fait, dans cette pièce et dans cette autre – cessent d’être distincts. Cela prend du temps, mais ce travail d’habiter a lieu. C’est un processus qui consiste à devenir intime avec l’endroit où l’on se trouve : une intimité qui donne l’impression d’habiter une pièce secrète, cachée à la vue des autres. Aimer sa maison ne signifie pas être fixé dans un lieu, mais plutôt faire partie d’un espace où l’on a étendu son corps, saturant l’espace de matière corporelle : la maison comme débordement et comme écoulement. Bien sûr, il arrive que nous ne nous sentions pas chez nous ; vous pouvez vous sentir mal à l’aise et aliéné dans un espace qui déborde encore de souvenirs. Il se peut aussi que vous ayez le mal du pays, que vous soyez éloigné de votre lieu de vie actuel et que vous ayez la nostalgie d’un espace que vous avez jadis habité comme votre maison. Il se peut aussi que vous ne vous sentiez pas chez vous et que vous dansiez de joie devant l’anonymat de murs nus, vierges de visages d’êtres chers qui projettent le corps dans un autre temps et un autre lieu.

Le travail d’habiter implique des dispositifs d’orientation, des façons d’étendre les corps dans des espaces qui créent de nouveaux plis ou de nouveaux contours de ce que nous pourrions appeler l’espace viable ou habitable. Si l’orientation consiste à rendre l’étrange familier par l’extension des corps dans l’espace, la désorientation survient lorsque cette extension échoue. Nous pourrions également dire que certains espaces étendent certains corps et ne laissent tout simplement pas de place à d’autres. Dans le cadre d’une vie queer, le fait de rentrer chez soi, ou de retourner à l’endroit où j’ai été élevé, a un certain effet de désorientation. Comme je l’explique dans le chapitre 2, la « maison familiale » semble tellement chargée de traces d’intimité hétérosexuelle qu’il est difficile de prendre ma place sans ressentir ces traces comme des points de pression. Dans de tels moments, lorsque les corps ne s’étendent pas dans l’espace, ils peuvent se sentir « déplacés » là où on leur a donné « une place ». Ces sentiments renvoient à leur tour à d’autres lieux, même ceux qui n’ont pas encore été habités. Ma propre histoire d’orientation fait justement ressortir ce point queer. »

En lisant les textes phénoménologiques de Sara Ahmed, je fais toujours cette expérience troublante que chacune de ses phrases suscitent en moi des associations d’idées telles que je me vois écrire je ne sais combien de textes tout en avançant dans ma lecture.

Queer Phenomenology est le livre qui fournit en quelque sorte la méthode (et l’outil d’orientation/désorientation au sens propre et littéral) de ses livres antérieurs et ultérieurs. Pour celles et ceux qui voudraient explorer cette oeuvre philosophique majeure de notre temps, je conseillerai de commencer par là.

La langue de Sara Ahmed, même si vous n’êtes pas très versé en anglais, est la plus accessible qui soit. Il n’y a pas de jargon – comme chez les phénoménologues, surtout d’ailleurs quand ils sont traduits en français de l’allemand – le drame sans doute de Husserl dans sa traduction française (même souci avec Marx ou Freud cela dit), ou encore des féministes dans la tradition desquelles elle se situe, comme Judith Butler, Eve Sedgwick ou Lauren Berlant, dont la lecture est autrement plus ardue. Ou la plupart des auteurs/autrices marxistes (mais pas toutes ! Je pense à Kathi Weeks ou Amy E Wendling)

Les phrases sont brèves, le vocabulaire est emprunté au langage « ordinaire : elle fait penser à des gens comme Bergson par exemple, ou Audre Lorde, et je songe aussi à John Langshaw Austin que j’évoquai hier – ‘l « inventeur » de la philosophie du « langage ordinaire »). Elle procède par petites touches, laissant se disséminer ce que Bion appelait « un nuage d’associations d’idées » qui émerge de la langue avec laquelle nous décrivons nos expériences les plus communes. C’est extrêmement fin et d’une grande richesse.

J’aime beaucoup aussi cette manière qu’ont les autrices américaines (black) féministes/queer de prendre soin de « situer » leur perspective, dans la lignée de D. Harraway ou A. Lorde. C’est ce qui (me) manque cruellement dans la plupart des travaux issus des universités françaises – jusqu’à ce qu’à m’en rendre la lecture insupportable (il y a ces normes d’écriture, cette prétention à l’objectivité et la scientificité, hérités de la longue histoire de l’autorité masculine en matière de recherche et de publication : même les autrices les plus audacieuses finissent par adopter, contre leur gré parfois, quand elles en ont conscience, ces traits masculins, ces écritures crispées, ce style formaté (parce que c’est la seule manière acceptable de faire carrière ou d’être lue). C’est bien triste.

« Grâce à ce travail, j’ai appris non seulement à réfléchir à la manière dont la phénoménologie peut s’universaliser à partir d’une habitation corporelle spécifique, mais aussi à ce qui découle « créativement » d’une telle critique, dans le sens de ce que cette critique nous permet de penser et de faire. Les philosophes féministes, queer et critiques de la race nous ont montré comment les différences sociales sont les effets de la manière dont les corps habitent les espaces avec les autres, et elles ont mis l’accent sur les aspects intercorporels de l’habitation corporelle. Je suis également redevable aux générations d’écrivains féministes qui nous ont demandé de penser à partir des « points » où nous nous trouvons et qui ont appelé à une politique de l’emplacement en tant que forme d’habitation située (Lorde 1984 ; Rich 1986 ; Haraway 1991 ; Collins 1998), et aux écrivains féministes noirs qui ont mis en scène la tâche impossible de réfléchir à la façon dont la race, le genre et la sexualité se croisent – comme des lignes qui se croisent et se rencontrent en différents points (Lorde 1984 : 114-23 ; Brewer 1993 ; Smith 1998). Ma tâche ici est de m’appuyer sur ces travaux en reconsidérant la nature « orientée » de ces points de vue. »

dukeupress.edu/Queer-Phenomeno

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13.08.2025 à 19:18

Une mégapole d’un million d’habitants sans forces de l’ordre.

danah

En lisant le passionnant volume Mass and Elite in the Greek and Roman Worlds.From Sparta to Late Antiquity, Edited By Richard Evans, Routledge, London 2017, sur les relations des masses populaires avec les élites urbaines, et notamment en ce qui concerne leur agency, je tombe sur des remarques particulièrement intéressantes et riches d’enseignement (parce qu’elle…
Texte intégral (1415 mots)

En lisant le passionnant volume Mass and Elite in the Greek and Roman Worlds.From Sparta to Late Antiquity, Edited By Richard Evans, Routledge, London 2017, sur les relations des masses populaires avec les élites urbaines, et notamment en ce qui concerne leur agency, je tombe sur des remarques particulièrement intéressantes et riches d’enseignement (parce qu’elle dérange les modèles qui nous viennent en tête spontanément).

Ainsi, dans l’article de la chercheuse Lisa Marie Mignone, « Living in Republican Rome. ‘Shanty metropolis’ « , ces paragraphes que je m’empresse de traduire afin de livrer en pâture à vos propres réflexions !

« Les historiens romains se plaisent à rappeler que Rome fut la première ville occidentale à atteindre une population d’un million d’habitants, ce qu’elle avait déjà fait à la fin de la République. Ce qui est d’autant plus remarquable, c’est que cette mégapole unique n’avait pas de forces de police. Comment la tranquillité urbaine était-elle maintenue ? Des études récentes ont souligné que les forces de police en tant que telles sont un phénomène relativement moderne, apparu au XIXe siècle. Pourtant, Rome reste unique non seulement par son ampleur, mais aussi par l’interdiction formelle de l’entrée de forces militaires dans la ville pendant la République. Plusieurs villes de la Chine impériale pré-moderne avaient des populations équivalentes, mais dans ces villes orientales, la paix urbaine était préservée grâce à des recensements réguliers, à un découpage minutieux des quartiers et à la vigilance d’une police métropolitaine qui prévenait activement les délits par des patrouilles régulières et continues. Les données empiriques contemporaines ont suggéré aux spécialistes de l’urbanisme des années 1970 que le contrôle spatial (c’est-à-dire le zonage social) des sous-cultures urbaines permet la ségrégation des communautés en conflit et définit ainsi leur interaction. Pourtant, cette balkanisation sociale ne peut à elle seule empêcher la violence dans la ville – et l’a même parfois favorisée.

Des études récentes ont remis en question la ségrégation sociale en tant que moyen efficace de préserver la sécurité urbaine. Dans l’Amérique moderne, pour prendre un exemple, il a été démontré que la concentration et l’isolement des membres défavorisés de la communauté entraînaient une augmentation de la violence meurtrière. Le maintien de la « tolérance urbaine » nécessite une force de police métropolitaine pour renforcer ces frontières spatiales urbaines bien définies. Des études de cas portant sur le Pékin de la dynastie Qing (du milieu du XVIIe au milieu du XVIIIe siècle), la Constantinople ottomane (surtout du XVIe au XVIIe siècle), Paris (du milieu du XVIIe au XVIIIe siècle) et Edo (du XVIIIe au XIXe siècle) démontrent qu’une force de police bureaucratisée, présente de manière visible et audible dans toute la ville, est essentielle à l’articulation, au maintien et à l’application de zones structurées dans ces plans urbains hautement différenciés. Il semblerait donc que le zonage urbain nécessite au moins la menace de la violence pour renforcer et maintenir la ségrégation et le confinement de la population.

La question demeure : comment la paix a-t-elle été maintenue, pour l’essentiel, dans la Rome républicaine, une mégapole dans laquelle les habitants comptaient principalement sur l’entraide mutuelle et le système de la clientélisme pour assurer leur sécurité et leur bien-être personnels ? La spatialisation des études de patronage, c’est-à-dire la combinaison d’un certain degré de reconstructions prosopographiques avec des recherches topographiques, peut améliorer notre compréhension des modèles de résidence dans la ville de Rome. Cependant, les limites des données semblent rédhibitoires. Il reste également à déterminer si l’intégration sociale transurbaine de Rome a favorisé les stratégies de prévention de la criminalité environnementale. D’autres études sur la sociologie de l’intégration de l’élite et de la non-élite à l’intérieur et à l’extérieur de la ville montreront dans quelle mesure l’absence de planification urbaine et de découpage des quartiers à Rome a pu dissuader la violence et fournir à la caput mundi (la capitale du monde) républicaine un modèle de stabilité civile transurbaine. »

(Lisa Marie Mignone est par ailleurs l’autrice d’un ouvrage intitulé autrice d’un ouvrage intitulé « The Republican Aventine and Rome’s Social Order » qui remonte sur la pile des livres à lire incessamment sous peu !
muse.jhu.edu/book/47457

Je pense ici aux plans d’urbanisme et particulièrement aux politiques de gentrification (qui ne datent pas d’hier), qui sont aussi des politiques de ségrégation, de contrôle des populations, de mise à l’écart de certaines pour le bénéfice des autres, aux frontières raciales urbaines, qui confinent, même dans nos cités occidentales, avec des stratégies d’apartheid pure et simple (où l’on complique la vie des uns pour faciliter la vie des autres, où l’on entrave la mobilité des uns pour rendre la vie des autres plus fluide).

La plupart des temps, ces politiques sont justifiées par la dimension réputée incontrôlable (c’est-à-dire, traduisez : dangereuses pour les classes les plus aisées), des villes modernes. Ou sont mises sur le compte du libre marché de l’immobilier – comme si les pouvoirs publics n’avaient aucune prise sur ce « libre marché » – qui voit ceux qui se ressemblent s’assembler.

Le contre-exemple de la Rome antique républicaine est assez épatant : pas qu’elle ne connaisse pas son lot de violence, parmi lesquels des émeutes sporadiques, mais l’absence de plan d’urbanisation, et la mixité sociale qu’on devine en étudiant par exemple l’organisation de villes comme Pompéi ou Herculanum, semblent favoriser, ce qui est parfaitement contre-intuitif et en tous cas contraire à nos modèles modernes, la stabilité sur une longue durée.

Nous qualifions la Rome antique de chaos « urbanistique » (un peu comme ces bidonvilles qu’on décrit comme s’étendant de manière « anarchique » au fur et à mesure de l’afflux de populations), mais en réalité, en disant cela, nous projetons notre désir contemporain d’ordre et de hiérarchisation de l’espace, la centralité du pouvoir (ah quelle ville merveilleuse où rien n’échappe à ceux qui la gouvernent – vive les cameras de surveillance et la reconnaissance faciale !).

La Rome antique n’a peut-être rien d’un chaos. Elle serait plutôt l’agglomérat de « quartiers » (les vici, vicus au singulier, de la même famille que vicinus : voisin, qui a donné par exemple en français le chemin vicinal, un chemin de « voisinage » en quelque sorte), qui témoignent plutôt d’un haut degré d’intégration sociale (même dans les couches de population les plus subalternes, les esclaves par exemple). Les classes riches côtoient dans ces voisinage les classes moyennes et pauvres, chaque quartier possède ses propres commerces (souvent de très petites échoppes, dont le nombre est considérable), ce qui évite d’ailleurs des déplacements pénibles – le territoire de la ville est immense.

Il n’y a évidemment pas lieu d’idéaliser la Rome antique, fut-elle celle de la République ou du début de l’Empire, mais on peut se servir de ce modèle pour récuser les politiques de la ville contemporaines, si frileuses au moment d’évoquer la mixité sociale (et se lavant les mains assez facilement, en laissent le champ soit-disant libre au marché immobilier, quand des opérations de gentrification sont mises en place).

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