27.04.2025 à 11:46
le double sens du mot « queer » (Sara Ahmed)
danah
Texte intégral (917 mots)
Un extrait de Queer Phenoménology de Sarah Ahmed, dans la conclusion du livre, où elle revient sur le double sens du mot « queer ». Ce peut être utile pour comprendre l’extension parfois troublante (queer ) pour le lecteur francophone du mot dans les queer studies (lesquelles ne coïncident pas forcément avec ce qu’on appelle la queer theory d’ailleurs).
C’est une traduction « maison » (at home), qui ne prétend à aucune qualité littéraire. D’où le fait que je propose quelques expressions du texte original en anglais, histoire de faire entendre le lexique propre à Sara Ahmed (par exemple les concepts de reachable, out of place, orientation et desorientation, being at home, etc..)
Il existe une traduction française (par Laurence Brotier aux Éditions Le Manuscrit) que je n’ai pas lue.
« Il convient de noter que tout au long de ce livre, j’ai utilisé le terme « queer » dans au moins deux sens, et que j’ai parfois glissé d’un sens à l’autre. Tout d’abord, j’ai utilisé « queer » pour décrire ce qui est « oblique » ou « décalé » (“off line”). C’est pourquoi, dans le chapitre 3, j’ai décrit une orientation mixte (= métisse), qui se déploie entre la réception et la possession, comme offrant un angle queer sur la reproduction de la blancheur. Je décris également la présence de corps de couleur dans les espaces blancs comme désorientante : la proximité de ces corps « hors de leur place » (« out of place ») peut donner l’impression que les choses sont « hors normes » (« off line ») et peut donc même contribuer à « queer(er) » l’espace ; les gens « clignent des yeux » et font des « doubles tours » (« double turns » = se détournent) lorsqu’ils rencontrent de tels corps.
Deuxièmement, j’ai utilisé le terme « queer » pour décrire des pratiques sexuelles spécifiques. Dans ce sens, queer se réfère à ceux qui pratiquent des sexualités non normatives (Jagose 1996), ce qui, comme nous le savons, implique un engagement personnel et social à vivre dans un monde oblique, ou dans un monde qui a un angle oblique par rapport à ce qui est donné. Dans le chapitre 2, notamment, j’aborde le lesbianisme en tant que forme queer de contact social et sexuel, qui est queer peut-être même avant que le terme « queer » ne devienne une orientation politique. Je pense qu’il est important de conserver les deux sens du mot « queer » qui, après tout, sont historiquement liés même si nous ne les réduisons pas à cela. Cela signifie qu’il faut se rappeler ce qui fait que des sexualités spécifiques peuvent être qualifiées de queer en premier lieu : c’est-à-dire qu’elles sont considérées comme bizarres, tordues, torsadées (odd, bent, twisted). D’une certaine manière, si nous revenons à la racine du mot « queer » (du grec pour « croix », « oblique », « adverse »), nous pouvons voir que le mot lui-même « se tord », avec une torsion qui nous permet de passer d’un registre sexuel à un registre social, sans les aplatir ou les réduire à une seule ligne. Bien que cette approche risque de perdre la spécificité du queer en tant qu’engagement dans une vie de déviation sexuelle, elle maintient également l’importance de la « déviation » dans ce qui rend les vies queer queer.
Rendre les choses queer, c’est certainement perturber l’ordre des choses. Comme je l’ai suggéré, les effets d’une telle perturbation sont inégaux, précisément parce que le monde est déjà organisé autour de certaines formes de vie – certains moments, certains espaces et certaines directions. J’ai montré comment la reproduction des choses – ce qui est « devant nous » – concerne ce qui est supposé être accessible à la maison (« what is assumed to be reachable at home »), ce qui est collecté en tant qu’objets susceptibles d’étendre notre accès au monde (« what is gathered around as objects that can extend our reach »). L’hétérosexualité, en tant qu’orientation obligatoire, reproduit plus qu’elle-même : c’est un mécanisme de reproduction de la culture, ou même des « attributs » supposés se transmettre dans une lignée familiale, comme la blancheur. C’est pour cette raison que le queer en tant qu’orientation sexuelle « queer » plus que le sexe, tout comme d’autres types d’effets queer peuvent à leur tour finir par « queer » le sexe. Il est important de faire en sorte que l’angle oblique du queer fasse ce travail, même si cela risque de placer différents types d’effets queer les uns à côté des autres. L’approche de Michael Moon (1998 : 16) concernant la désorientation sexuelle en tant qu’« effets troublants » est un guide utile pour nous ici. Si le sexuel implique la contingence de corps entrant en contact avec d’autres corps, alors la désorientation sexuelle glisse rapidement vers la désorientation sociale, en tant que désorientation dans la manière dont les choses sont arrangées. Les effets sont en effet troublants : ce qui est familier, ce qui est passé sous le voile de la familiarité, devient plutôt étrange. »
Sara Ahmed, Queer Phenomenology, 2006.
27.04.2025 à 11:44
You know, , because whatever this life is.. It’s all we have. And we don’t want it to end.
danah
Texte intégral (562 mots)
« You know, , because whatever this life is.. It’s all we have. And we don’t want it to end. »
Severance, Season 2, Episode 10.
Comme souvent, dans Severance, une phrase soudain résonne et fait écho à mes propres préoccupations.
Nous (peut-être pas « vous »), les subalternes, sommes mitraillés par le bien qu’on nous veut. Comment pouvez-vous tolérer une telle existence, si pauvre en expérience, si démunie, si dénuée d’objets ? (Si vous n’avez jamais répondu à une convocation de la CAF ou de France Travail, cette question vous paraît sans doute incongrue. Mais songez par exemple au regard effaré de certains de vos proches quand vous leur décrivez les chemins de traverses qui sont (peut-être) les vôtres.)
Comment pouvez-vous supporter des vies tellement empêchées, tellement subordonnées ? Comment même pourriez-vous persister à vivre dans de telles conditions ?
Ceux qui posent la question (mêlée de déception et de dégoût), n’ont pas grand chose d’autre qu’une bienveillance frelatée et qui coûte fort peu, tout bien considéré, à opposer à ces « coups du sort », ces vies subalternes.
Pensez par exemple aux « politiques de développement » ou aux politiques sociales (convertir de force tous les subalternes, sinon au capitalisme, du moins au travail salarié – payé le plus mal possible évidemment – on s’en tire à bon compte. Ce pauvre hère a trouvé un emploi, de merde, mais un emploi. Il pourra continuer d’être pauvre, mais on y gagnera d’espérer pour lui un avenir meilleur, et on l’oubliera, estimant avoir fait preuve de suffisamment de bienveillance comme ça).
Je pense à beaucoup de choses, par exemple au film admirable de la réalisatrice Minhal Baig, We Grown now, qui suit la trace deux gamins habitant cette cité « noire », Cabrini-Green, à Chicago.
https://outsiderland.com/danahilliot/we-grown-now-minhal-baig/
Quelle vie vaut d’être vécue ? (demande gravement le philosophie du fond de son luxueux fauteuil de professeur aux universités)
(Il vaudrait mieux être mort que cette vie-là ? dit un autre.)
(je rappelle au cas où qu’un milliard de personnes, soit un bon 1/8ème de l’humanité, vit dans des bidonvilles, je dis ça comme ça)
Sinon : le dernier épisode de la saison 2 est complètement psychédélico-foutraque – une des marques de fabrique de la série, peuvent pas s’en empêcher : il y a des tableaux (révolutionnaires) grandioses, et jouissifs (et hilarants). Comme je le suppose depuis le début, l’intrigue elle-même ne passionne pas énormément les scénaristes. Elle constitue plutôt l’occasion de filer une métaphore géniale sur la condition de l’homme contemporain (disons : occidental capitaliste). Comme je me fiche aussi complètement de l’intrigue, ça me va très bien.
27.04.2025 à 11:42
Le travail non payé de la nature
danah
Texte intégral (661 mots)
(Il s’agit d’une note en bas de page que je rédigeais ce matin, le genre de note qui vaudra bien un chapitre entier à mon avis – faudra juste trouver le moment où le placer ce chapitre Dans le corps principal du texte, il était question de la « cueillette » :
(…) Pour autant, la cueillette elle-même est un travail, une forme d’extraction – et peut faire l’objet d’une exploitation massive de travailleurs et des travailleuses. On notera ici, ce que Marx relevait déjà dans le livre I du Capital, que, pour le capitaliste, la nature « ne travaille pas », ou du moins, que l’usage des produits naturels, que nous appelons de manière très caractéristique des « ressources », n’a pas besoin d’être « payé » – la nature est considérée comme une ressource disponible gratuitement à qui veut bien s’en servir – et le capitaliste ne s’en prive pas. Il s’en empare, souvent avec brutalité, en excluant les autres usagers, s’accapare l’environnement et ses richesses en considérant qu’il en a le droit, et même, le devoir, parce que lui seul en a perçu la valeur, c’est-à-dire la survaleur qu’on peut tirer de son exploitation prétendue rationnelle (l’appropriation est justifiée par le travail, c’est le premier étage de la logique capitaliste qu’on lit déjà chez Locke, et qu’on nomme le « labour-value argument ». Ou, pour le dire autrement, ce qui est donné gratuitement (par Dieu ou la Nature) « doit être » cultivé, utilisé, exploité, extrait – ce devoir lui-même relève, comme le montrera Max Weber, d’une injonction religieuse.
L’accumulation primitive, et la spoliation, l’expropriation, l’expulsion, les violences extrêmes qui accompagnent, et structurent, le colonialisme (et son corollaire, l’esclavagisme), sont justifiés par cette injonction. Ce n’est pas pour rien que les luttes contemporaines contre l’extractivisme industriel reposent sur la négation de ce soit-disant principe : d’une part, les populations autochtones revendiquent la propre rationalité (et la supériorité, d’un point de vue écologiste) de leur usage en dénonçant l’irrationalité de l’extraction industrielle. D’autre part, on remet également en question l’idée de « ressource naturelle », par exemple en s’efforçant de penser tel ou tel partie de l’environnement comme un « sujet », une rivière, une montagne, une forêt, une barrière de corail, l’océan, et les êtres non-humains qui l’habitent. Et donc de leur accorder des droits précédant, et donc limitant, voire interdisant, certaines formes d’exploitation. Ce raisonnement a été largement développé en ce qui concerne l’exploitation animale.
On pourrait toutefois l’élargir aux êtres non-animés, je pense par exemple aux roches, en considérant que ce que nous considérons comme des « ressources » offertes gratuitement, n’est en réalité disponible qu’à l’issue d’un travail extraordinairement long, littéralement « géologique ». La plupart des paysages qui nous environnent sont issus d’un travail géologique (et quasiment toujours d’un travail humain, mais aussi animal) qui s’étend sur des millions d’années : en les exploitant de manière industrielle, c’est-à-dire en détruisant en quelques années ce qui a mis tant de temps à émerger dans l’état où elles le trouvent, les entreprises extractivistes nient la longue histoire de la production des paysages et des environnements – cette négation s’ajoute à la liste du travail que le capitaliste ne paye pas, le travail (de reproduction au sens large) non payé des femmes en premier lieu, et de celles et ceux qui ont pris soin de l’environnement jusqu’ici, y compris des savoirs autochtones (la connaissance des plantes par exemple).
27.04.2025 à 11:41
Failure/Refusal (échec/refus)
danah
Texte intégral (644 mots)
Un bref commentaire de Sara Ahmed, Queer Phenomenology, ch. 2 :
« Hence, the failure to orient oneself “toward” the ideal sexual object affects how we live in the world; such a failure is read as a refusal to reproduce and therefore as a threat to the social ordering of life itself. The queer child can only, in this wish for the straight line, be read as the source of injury: a sign of the failure to repay the debt of life by becoming straight. »
« Par conséquent, ne pas s’orienter « vers » l’objet sexuel idéal affecte la manière dont nous vivons dans le monde ; un tel échec (failure) est interprété comme un refus (refusal) de se reproduire et donc comme une menace pour l’ordre social de la vie elle-même. L’enfant queer ne peut, dans ce désir de ligne droite (straight line), qu’être lu comme la source d’une blessure : le signe de l’échec à rembourser la dette de la vie en devenant hétérosexuel. »
****
Nous avons ici :
La ligne droite (les chemins hétéro-sexués, l’éthique du travail et de la famille) – celle qui se présente comme déjà-là, l’arrière-plan donné comme « ce qui va de soi », et canalise (contraint) le désir vers des horizons pré-établis, des mondes pré-découpés (en vue de sa propre continuation, par la répétition et la reproduction).
Les lignes Queer (ou ce que Sara appelle les lignes du désir (desire lines) – les bifurcations, les lignes obliques, les chemins de traverse, les lignes souterraines, qui ne sont accessibles qu’à la condition d’un refus (refusal) d’un échec (failure) au sens de faire échec – il s’agit non seulement d’un constat d’échec mais d’un acte de résistance, faire échec, c’est échouer à répondre aux attentes, c’est refuser l’alignement – dévier. (c’est pourquoi Judith/Jack Halberstam par de « The Queer Art of Failure« )
Et, cette vie endettée (debt life) – c’est une idée qui m’a toujours travaillé, que j’avais cru lire chez Graeber, dans son livre sur la dette (mais que j’ai élargie depuis avec d’autres lectures). Le sort des subalternes, d’être endettée à la naissance – contraint de passer leur existence entière à rembourser leur dette en travaillant, et dès lors en se pliant aux règles et aux normes institué par le capital – celui à qui la dette doit être payée. Suivre le droit chemin peut d’entendre comme l’acquittement d’une dette : c’est ce que l’on doit non seulement à ceux qui nous ont mis au monde, mais aussi au monde qui nous a accueilli – or, ce monde qui nous accueille cache sous son apparente bénévolence une violence sourde : vous n’êtes bienvenue que dans la mesure où vous suivez les règles et contribuez à votre tour à la répétition et la reproduction. Et si vous naissez de surcroît avec un corps inconvenant (racisé, queer, invalide etc..), alors cette dette s’accroît d’autant, les efforts pour être aligné seront d’autant plus grands, et souffrants, et les promesses fallacieuses du monde auquel vous êtes sommés de vous conformer, répétitivement déçues (car en définitive, quoiqu’on vous répète, ce monde n’est pas fait pour vous, il n’a pas été conçu pour vous, mais pour l’homme blanc d’âge mûr multi-propriétaire – tous les autres, les innombrables autres, ne sont qu’invités, provisoirement, et s’ils échouent, incarcérés, confinés, enfermés).
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