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13.08.2025 à 22:57

Illiade lipogrammatique

danah

Plongé depuis hier soir dans le volume co-édité par Richard Hunter et Ian Rutherford, Wandering Poets in Ancient Greek Culture. Travel, Locality and Pan-Hellenism, Cambridge University Press , 2009. https://www.cambridge.org/core/books/wandering-poets-in-ancient-greek-culture/65F0EB693E17D1A4367E03BF10D64EFF C’est fou le nombre de poètes antiques dont il ne nous reste qu’un nom, et à peine quelques vers, un épigramme, une mention incertaine. Pourtant,…
Texte intégral (708 mots)

Plongé depuis hier soir dans le volume co-édité par Richard Hunter et Ian Rutherford, Wandering Poets in Ancient Greek Culture. Travel, Locality and Pan-Hellenism, Cambridge University Press , 2009.

cambridge.org/core/books/wande

C’est fou le nombre de poètes antiques dont il ne nous reste qu’un nom, et à peine quelques vers, un épigramme, une mention incertaine. Pourtant, certains étaient de véritables stars : Dion Chrysostome dans un de ses discours (19,2-3) nous évoque l’engouement des populations quand l’un de ces poètes débarquaient en ville :

« Lorsque j’étais à Kyzikos, le plus grand Citharode vivant et qui, selon certains, n’avait rien à envier à ceux du passé, est arrivé (…) Dès que les gens ont appris que cet homme était en ville (…), il y a eu une excitation incroyable et tout le monde s’est dirigé vers la salle du conseil [où les spectacles allaient avoir lieu]. J’ai moi-même rejoint les premiers rangs de la foule, pensant que je pourrais moi aussi écouter et partager avec trois mille personnes et plus un divertissement aussi merveilleux ».

De quoi faire rêver nos propres poètes, lesquels peinent à remplir, quand ils sont invités, l’arrière-salle obscure d’une libraire  ( la poésie accompagnée à la cithare, c’est la voie du succès !) (NB : pour info, Dion de pruse, dit aussi Dion Chrysostome (bouche d’or) est un fameux orateur qui vécut au premier siècle ap. JC)

(NB, j’apprends aussi que le poète du deuxième siècle ap. JC, Nestor de Laranda, qui écrivait des poèmes en grec, a composé une Illiade lipogrammatique (ainsi que des Métamorphoses). C’est la Souda qui nous en parle : malheureusement il ne reste pas un mot (et pas même une lettre  ) de ce texte qui avait l’ambition de re-écrire l’Illiade avec la contrainte de ne pas utiliser la lettre qui servait à numéroter chacun des chants : ainsi le chant 1, alpha, ne contient pas une seule fois la lettre alpha, le chant 2, jamais la lettre bêta, et ainsi de suite ! C’est là le genre de jeu auquel se livrait déjà les poètes antiques, et qui préfigure les exercices de l’OULIPO ou la Disparition de Perec.

of Laranda, in Lycia,[1] an epic poet, the father of the poet Pisander.[2] He was born in the time of the Emperor Severus. [He wrote] a missing-letter Iliad. In similar fashion Tryphiodorus[3] wrote an Odyssey. There is in the first book no letter alpha to be found and likewise, rhapsody by rhapsody, its letter of the alphabet left out. [He wrote] Metamorphoses, as did Parthenius of Nicaea,[4] and other things.

Le passage de la Souda évoque aussi un certain Tryphiodorus qui aurait fait de même avec l’Odyssée.

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13.08.2025 à 19:40

« Les passions tristes »

danah

Agacé par les références à Spinoza / Deleuze sur les passions tristes (« le pouvoir vous veut malheureux ») que je vois citées régulièrement (quand ce n’est pas dans la version de ce brave et pénible Lordon. J’ai lu le petit livre de Deleuze sur Spinoza il y a bien longtemps, et, franchement, j’ai toujours été mal…
Texte intégral (977 mots)

Agacé par les références à Spinoza / Deleuze sur les passions tristes (« le pouvoir vous veut malheureux ») que je vois citées régulièrement (quand ce n’est pas dans la version de ce brave et pénible Lordon.

J’ai lu le petit livre de Deleuze sur Spinoza il y a bien longtemps, et, franchement, j’ai toujours été mal à l’aise avec ça – et avec Deleuze de manière générale. Mais peu importe.

Sara Ahmed, dans son livre décapant sur le bonheur, The Promise of Happiness, 2010, Duke University Press, fait un sort à cette thèse si répandue et si peu discutée, qui rejoint tout à fait ce que j’en pense :

***

« Pour suivre plus fidèlement Deleuze et Spinoza, on pourrait dire ici que l’argument que j’ai avancé dans ce livre suggère que le bonheur peut être sanctionné en tant qu’émotion positive et bien social, mais qu’il peut être un affect triste dans la mesure où le bonheur diminue la capacité d’action (voir cependant le chapitre 1, note 1, pour une discussion sur les problèmes liés à la distinction affect/émotion). Je suis d’avis qu’à l’heure actuelle, nous devons remettre en question l’association même des affects positifs et négatifs avec l’augmentation et la diminution des pouvoirs d’action. Cela dit, et en me tournant directement vers Spinoza, je ne nierais pas que les affects tristes jouent un rôle dans la gouvernance. Spinoza met l’accent sur l’utilisation de la peur (et de l’espoir, qu’il relie à la peur) dans le gouvernement par la superstition, qui « raille le vice » plutôt que d’enseigner la vertu. Une telle focalisation est compréhensible compte tenu du contexte dans lequel il écrivait. Pour les lecteurs contemporains, nous devons comprendre que la gouvernance fonctionne non seulement par la peur et l’espoir, mais aussi comme une incitation à la bonté, à la joie et au bonheur. Une autre histoire de l’affect serait donc une histoire de la joie comme diminution des capacités d’action, bien qu’il y ait et qu’il devrait y avoir d’autres « autres histoires » de la joie (voir, par exemple, Ehrenreich 2007). À un moment donné dans l’Éthique, Spinoza laisse entendre que la joie et la tristesse peuvent fonctionner de la même manière en tant que formes de gouvernance : « Les parents, en réprouvant ce qu’on appelle les mauvaises actions, et en blâmant fréquemment leurs enfants chaque fois qu’ils les commettent, tout en les persuadant que la joie et la tristesse peuvent fonctionner de la même manière en tant que formes de gouvernance. »

***

Notre époque est (aussi) celle de la pensée positive, du développement personnel, des micro-jouissances continues suscitées par la rencontre avec les écrans, et songeons à toutes les formes qui manifeste depuis quelques décennies ce qu’Hangwoo Lee, après d’autres, appelle le « capitalisme affectif » (les moyens par lesquels les salariés sont attachés affectivement à leur entreprise, l’état de satisfaction et d’épanouissement qu’il est censé leur apporter, l’exclusivité de cet attachement, etc..). Voir : Affective Capitalism. For a Critique of the Political Economy of Affect, Palgrave Milan 2023.

Il faudrait développer tout cela bien sûr, mais cette récupération si à la mode d’un Spinoza totalement décontextualisé (comme le rappelle Sara Ahmed) me semble assez suspecte.

Je concède tout à fait que le pouvoir aimerait distribuer les motifs d’être triste ou heureux à sa façon, en découpant à la manière qui l’arrange les archives du malheur (pleurez pour les otages israéliens, mais oubliez les palestiniens, réjouissez-vous en chœur des Jeux Olympiques ou de la rénovation de la Cathédrale de Paris).

Mais, il craint par dessus-tout la tristesse, l’insatisfaction, la colère, et les passions tristes qui risqueraient de détourner les citoyens du devoir d’être heureux (et d’accepter leur sort sans commencer à penser : collez-vous devant vos écrans, souriez et oubliez le reste)

Dans la plupart des régimes autoritaires, manifester son bonheur c’est prouver sa loyauté au pouvoir (et éviter les emmerdements). Il y a un hashtag qui circule en ce moment en Algérie, sur les réseaux des opposants au régime de plus en plus autoritaire et militarisé de Tebboune et sa clique : « je ne suis pas satisfait » (). Le pouvoir a contre-attaqué en lançant le hashtag «  » (« Je suis avec mon pays ») – Tebboune lui-même a évoqué ces hastag dans un discours !

Comme le dit Sofiane Shouiter, président du centre pour la protection légale des droits humains en Algérie. « Ça devient une politique systématique et généralisée. Toute forme de contestation pacifique provoque une arrestation, puis des poursuites judiciaires. Le fait d’exprimer des opinions pacifiques devient un crime. »

sahel-intelligence.com/36249-p

Voilà à mon avis ce dont rêve le pouvoir : une population (exploitée jusqu’à la moelle) mais heureuse. Et donc cet usage de Spinoza commence à me lourder un peu. (méfiez-vous des pensées à la mode qui semble sympathiques !)

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13.08.2025 à 19:31

Emménager (Sara Ahmed)

danah

J’ai traduit ce texte pour une amie très chère, je vous le livre aussi. Il s’agit d’un extrait de de Queer Phenomenology de Sara Ahmed  : « Ces manières que nous avons de nous installer. Le déménagement. Je déteste faire mes cartons : me rassembler, me séparer. Déshabiller le corps de la maison : les murs, les sols,…
Texte intégral (1716 mots)

J’ai traduit ce texte pour une amie très chère, je vous le livre aussi. Il s’agit d’un extrait de de Queer Phenomenology de Sara Ahmed  :

« Ces manières que nous avons de nous installer. Le déménagement. Je déteste faire mes cartons : me rassembler, me séparer. Déshabiller le corps de la maison : les murs, les sols, les étagères. Puis j’arrive, une maison vide. Elle ressemble à une coquille. Comme j’aime déballer. J’enlève des choses, j’en mets d’autres, je m’arrange sur les murs. Je me déplace en essayant de me répartir équitablement entre les pièces. Je me concentre sur la cuisine. L’odeur familière des épices emplit l’air. Je laisse le cumin se répandre, puis je le collecte. Je me sens renvoyée ailleurs. Je ne sais jamais où l’odeur des épices m’emmène, car elle m’a suivie partout. Chaque odeur qui se rassemble me renvoie quelque part ; je ne sais pas toujours où se trouve ce quelque part. Parfois, le retour est bienvenu, parfois non. Parfois, ce sont des larmes ou des rires qui me font comprendre que j’ai été entraînée dans un autre lieu et une autre époque. Ces souvenirs peuvent impliquer une reconnaissance de la façon dont le corps se sentait déjà, après l’événement. La surprise lorsque nous nous trouvons émus de telle ou telle manière. Nous posons alors la question, plus tard, et cela semble souvent trop tard : qu’est-ce qui m’a éloigné du présent, vers un autre lieu et un autre temps ? Comment se fait-il que je sois arrivé ici ou là ?

Après la cuisine, la pièce que j’espère habiter est toujours le bureau. Ou l’endroit que j’ai décidé d’appeler l’endroit où j’écrirai. Là, ce sera mon bureau. Ou simplement la table d’écriture. C’est là que je rassemblerai mes pensées. C’est là que j’écrirai, et même que j’écrirai sur l’écriture. Ce livre est écrit sur différentes tables d’écriture, qui m’orientent de différentes manières ou qui viennent « prendre de l’importance » comme des effets de différentes orientations. Sur les tables, différents objets se rassemblent. Faire en sorte qu’un lieu se sente comme chez soi, ou se sentir chez soi dans un espace, c’est pour moi être à ma table. Je pense avec tendresse à Une chambre à soi de Virginia Woolf. Combien il est important, surtout pour les femmes, de revendiquer cet espace, de l’occuper par ce que l’on fait de son corps. Ainsi, lorsque je suis à ma table, je revendique également cet espace, je deviens écrivain en occupant cet espace.

Chaque fois que je déménage, je m’étire, j’essaie cette porte, je regarde ici, je regarde là. En m’étirant, déménager signifie pour moi habiter des espaces, les incarner, là où mon corps et les pièces dans lesquelles il se rassemble – assis, dormant, écrivant, agissant comme il le fait, dans cette pièce et dans cette autre – cessent d’être distincts. Cela prend du temps, mais ce travail d’habiter a lieu. C’est un processus qui consiste à devenir intime avec l’endroit où l’on se trouve : une intimité qui donne l’impression d’habiter une pièce secrète, cachée à la vue des autres. Aimer sa maison ne signifie pas être fixé dans un lieu, mais plutôt faire partie d’un espace où l’on a étendu son corps, saturant l’espace de matière corporelle : la maison comme débordement et comme écoulement. Bien sûr, il arrive que nous ne nous sentions pas chez nous ; vous pouvez vous sentir mal à l’aise et aliéné dans un espace qui déborde encore de souvenirs. Il se peut aussi que vous ayez le mal du pays, que vous soyez éloigné de votre lieu de vie actuel et que vous ayez la nostalgie d’un espace que vous avez jadis habité comme votre maison. Il se peut aussi que vous ne vous sentiez pas chez vous et que vous dansiez de joie devant l’anonymat de murs nus, vierges de visages d’êtres chers qui projettent le corps dans un autre temps et un autre lieu.

Le travail d’habiter implique des dispositifs d’orientation, des façons d’étendre les corps dans des espaces qui créent de nouveaux plis ou de nouveaux contours de ce que nous pourrions appeler l’espace viable ou habitable. Si l’orientation consiste à rendre l’étrange familier par l’extension des corps dans l’espace, la désorientation survient lorsque cette extension échoue. Nous pourrions également dire que certains espaces étendent certains corps et ne laissent tout simplement pas de place à d’autres. Dans le cadre d’une vie queer, le fait de rentrer chez soi, ou de retourner à l’endroit où j’ai été élevé, a un certain effet de désorientation. Comme je l’explique dans le chapitre 2, la « maison familiale » semble tellement chargée de traces d’intimité hétérosexuelle qu’il est difficile de prendre ma place sans ressentir ces traces comme des points de pression. Dans de tels moments, lorsque les corps ne s’étendent pas dans l’espace, ils peuvent se sentir « déplacés » là où on leur a donné « une place ». Ces sentiments renvoient à leur tour à d’autres lieux, même ceux qui n’ont pas encore été habités. Ma propre histoire d’orientation fait justement ressortir ce point queer. »

En lisant les textes phénoménologiques de Sara Ahmed, je fais toujours cette expérience troublante que chacune de ses phrases suscitent en moi des associations d’idées telles que je me vois écrire je ne sais combien de textes tout en avançant dans ma lecture.

Queer Phenomenology est le livre qui fournit en quelque sorte la méthode (et l’outil d’orientation/désorientation au sens propre et littéral) de ses livres antérieurs et ultérieurs. Pour celles et ceux qui voudraient explorer cette oeuvre philosophique majeure de notre temps, je conseillerai de commencer par là.

La langue de Sara Ahmed, même si vous n’êtes pas très versé en anglais, est la plus accessible qui soit. Il n’y a pas de jargon – comme chez les phénoménologues, surtout d’ailleurs quand ils sont traduits en français de l’allemand – le drame sans doute de Husserl dans sa traduction française (même souci avec Marx ou Freud cela dit), ou encore des féministes dans la tradition desquelles elle se situe, comme Judith Butler, Eve Sedgwick ou Lauren Berlant, dont la lecture est autrement plus ardue. Ou la plupart des auteurs/autrices marxistes (mais pas toutes ! Je pense à Kathi Weeks ou Amy E Wendling)

Les phrases sont brèves, le vocabulaire est emprunté au langage « ordinaire : elle fait penser à des gens comme Bergson par exemple, ou Audre Lorde, et je songe aussi à John Langshaw Austin que j’évoquai hier – ‘l « inventeur » de la philosophie du « langage ordinaire »). Elle procède par petites touches, laissant se disséminer ce que Bion appelait « un nuage d’associations d’idées » qui émerge de la langue avec laquelle nous décrivons nos expériences les plus communes. C’est extrêmement fin et d’une grande richesse.

J’aime beaucoup aussi cette manière qu’ont les autrices américaines (black) féministes/queer de prendre soin de « situer » leur perspective, dans la lignée de D. Harraway ou A. Lorde. C’est ce qui (me) manque cruellement dans la plupart des travaux issus des universités françaises – jusqu’à ce qu’à m’en rendre la lecture insupportable (il y a ces normes d’écriture, cette prétention à l’objectivité et la scientificité, hérités de la longue histoire de l’autorité masculine en matière de recherche et de publication : même les autrices les plus audacieuses finissent par adopter, contre leur gré parfois, quand elles en ont conscience, ces traits masculins, ces écritures crispées, ce style formaté (parce que c’est la seule manière acceptable de faire carrière ou d’être lue). C’est bien triste.

« Grâce à ce travail, j’ai appris non seulement à réfléchir à la manière dont la phénoménologie peut s’universaliser à partir d’une habitation corporelle spécifique, mais aussi à ce qui découle « créativement » d’une telle critique, dans le sens de ce que cette critique nous permet de penser et de faire. Les philosophes féministes, queer et critiques de la race nous ont montré comment les différences sociales sont les effets de la manière dont les corps habitent les espaces avec les autres, et elles ont mis l’accent sur les aspects intercorporels de l’habitation corporelle. Je suis également redevable aux générations d’écrivains féministes qui nous ont demandé de penser à partir des « points » où nous nous trouvons et qui ont appelé à une politique de l’emplacement en tant que forme d’habitation située (Lorde 1984 ; Rich 1986 ; Haraway 1991 ; Collins 1998), et aux écrivains féministes noirs qui ont mis en scène la tâche impossible de réfléchir à la façon dont la race, le genre et la sexualité se croisent – comme des lignes qui se croisent et se rencontrent en différents points (Lorde 1984 : 114-23 ; Brewer 1993 ; Smith 1998). Ma tâche ici est de m’appuyer sur ces travaux en reconsidérant la nature « orientée » de ces points de vue. »

dukeupress.edu/Queer-Phenomeno

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13.08.2025 à 19:18

Une mégapole d’un million d’habitants sans forces de l’ordre.

danah

En lisant le passionnant volume Mass and Elite in the Greek and Roman Worlds.From Sparta to Late Antiquity, Edited By Richard Evans, Routledge, London 2017, sur les relations des masses populaires avec les élites urbaines, et notamment en ce qui concerne leur agency, je tombe sur des remarques particulièrement intéressantes et riches d’enseignement (parce qu’elle…
Texte intégral (1415 mots)

En lisant le passionnant volume Mass and Elite in the Greek and Roman Worlds.From Sparta to Late Antiquity, Edited By Richard Evans, Routledge, London 2017, sur les relations des masses populaires avec les élites urbaines, et notamment en ce qui concerne leur agency, je tombe sur des remarques particulièrement intéressantes et riches d’enseignement (parce qu’elle dérange les modèles qui nous viennent en tête spontanément).

Ainsi, dans l’article de la chercheuse Lisa Marie Mignone, « Living in Republican Rome. ‘Shanty metropolis’ « , ces paragraphes que je m’empresse de traduire afin de livrer en pâture à vos propres réflexions !

« Les historiens romains se plaisent à rappeler que Rome fut la première ville occidentale à atteindre une population d’un million d’habitants, ce qu’elle avait déjà fait à la fin de la République. Ce qui est d’autant plus remarquable, c’est que cette mégapole unique n’avait pas de forces de police. Comment la tranquillité urbaine était-elle maintenue ? Des études récentes ont souligné que les forces de police en tant que telles sont un phénomène relativement moderne, apparu au XIXe siècle. Pourtant, Rome reste unique non seulement par son ampleur, mais aussi par l’interdiction formelle de l’entrée de forces militaires dans la ville pendant la République. Plusieurs villes de la Chine impériale pré-moderne avaient des populations équivalentes, mais dans ces villes orientales, la paix urbaine était préservée grâce à des recensements réguliers, à un découpage minutieux des quartiers et à la vigilance d’une police métropolitaine qui prévenait activement les délits par des patrouilles régulières et continues. Les données empiriques contemporaines ont suggéré aux spécialistes de l’urbanisme des années 1970 que le contrôle spatial (c’est-à-dire le zonage social) des sous-cultures urbaines permet la ségrégation des communautés en conflit et définit ainsi leur interaction. Pourtant, cette balkanisation sociale ne peut à elle seule empêcher la violence dans la ville – et l’a même parfois favorisée.

Des études récentes ont remis en question la ségrégation sociale en tant que moyen efficace de préserver la sécurité urbaine. Dans l’Amérique moderne, pour prendre un exemple, il a été démontré que la concentration et l’isolement des membres défavorisés de la communauté entraînaient une augmentation de la violence meurtrière. Le maintien de la « tolérance urbaine » nécessite une force de police métropolitaine pour renforcer ces frontières spatiales urbaines bien définies. Des études de cas portant sur le Pékin de la dynastie Qing (du milieu du XVIIe au milieu du XVIIIe siècle), la Constantinople ottomane (surtout du XVIe au XVIIe siècle), Paris (du milieu du XVIIe au XVIIIe siècle) et Edo (du XVIIIe au XIXe siècle) démontrent qu’une force de police bureaucratisée, présente de manière visible et audible dans toute la ville, est essentielle à l’articulation, au maintien et à l’application de zones structurées dans ces plans urbains hautement différenciés. Il semblerait donc que le zonage urbain nécessite au moins la menace de la violence pour renforcer et maintenir la ségrégation et le confinement de la population.

La question demeure : comment la paix a-t-elle été maintenue, pour l’essentiel, dans la Rome républicaine, une mégapole dans laquelle les habitants comptaient principalement sur l’entraide mutuelle et le système de la clientélisme pour assurer leur sécurité et leur bien-être personnels ? La spatialisation des études de patronage, c’est-à-dire la combinaison d’un certain degré de reconstructions prosopographiques avec des recherches topographiques, peut améliorer notre compréhension des modèles de résidence dans la ville de Rome. Cependant, les limites des données semblent rédhibitoires. Il reste également à déterminer si l’intégration sociale transurbaine de Rome a favorisé les stratégies de prévention de la criminalité environnementale. D’autres études sur la sociologie de l’intégration de l’élite et de la non-élite à l’intérieur et à l’extérieur de la ville montreront dans quelle mesure l’absence de planification urbaine et de découpage des quartiers à Rome a pu dissuader la violence et fournir à la caput mundi (la capitale du monde) républicaine un modèle de stabilité civile transurbaine. »

(Lisa Marie Mignone est par ailleurs l’autrice d’un ouvrage intitulé autrice d’un ouvrage intitulé « The Republican Aventine and Rome’s Social Order » qui remonte sur la pile des livres à lire incessamment sous peu !
muse.jhu.edu/book/47457

Je pense ici aux plans d’urbanisme et particulièrement aux politiques de gentrification (qui ne datent pas d’hier), qui sont aussi des politiques de ségrégation, de contrôle des populations, de mise à l’écart de certaines pour le bénéfice des autres, aux frontières raciales urbaines, qui confinent, même dans nos cités occidentales, avec des stratégies d’apartheid pure et simple (où l’on complique la vie des uns pour faciliter la vie des autres, où l’on entrave la mobilité des uns pour rendre la vie des autres plus fluide).

La plupart des temps, ces politiques sont justifiées par la dimension réputée incontrôlable (c’est-à-dire, traduisez : dangereuses pour les classes les plus aisées), des villes modernes. Ou sont mises sur le compte du libre marché de l’immobilier – comme si les pouvoirs publics n’avaient aucune prise sur ce « libre marché » – qui voit ceux qui se ressemblent s’assembler.

Le contre-exemple de la Rome antique républicaine est assez épatant : pas qu’elle ne connaisse pas son lot de violence, parmi lesquels des émeutes sporadiques, mais l’absence de plan d’urbanisation, et la mixité sociale qu’on devine en étudiant par exemple l’organisation de villes comme Pompéi ou Herculanum, semblent favoriser, ce qui est parfaitement contre-intuitif et en tous cas contraire à nos modèles modernes, la stabilité sur une longue durée.

Nous qualifions la Rome antique de chaos « urbanistique » (un peu comme ces bidonvilles qu’on décrit comme s’étendant de manière « anarchique » au fur et à mesure de l’afflux de populations), mais en réalité, en disant cela, nous projetons notre désir contemporain d’ordre et de hiérarchisation de l’espace, la centralité du pouvoir (ah quelle ville merveilleuse où rien n’échappe à ceux qui la gouvernent – vive les cameras de surveillance et la reconnaissance faciale !).

La Rome antique n’a peut-être rien d’un chaos. Elle serait plutôt l’agglomérat de « quartiers » (les vici, vicus au singulier, de la même famille que vicinus : voisin, qui a donné par exemple en français le chemin vicinal, un chemin de « voisinage » en quelque sorte), qui témoignent plutôt d’un haut degré d’intégration sociale (même dans les couches de population les plus subalternes, les esclaves par exemple). Les classes riches côtoient dans ces voisinage les classes moyennes et pauvres, chaque quartier possède ses propres commerces (souvent de très petites échoppes, dont le nombre est considérable), ce qui évite d’ailleurs des déplacements pénibles – le territoire de la ville est immense.

Il n’y a évidemment pas lieu d’idéaliser la Rome antique, fut-elle celle de la République ou du début de l’Empire, mais on peut se servir de ce modèle pour récuser les politiques de la ville contemporaines, si frileuses au moment d’évoquer la mixité sociale (et se lavant les mains assez facilement, en laissent le champ soit-disant libre au marché immobilier, quand des opérations de gentrification sont mises en place).

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