19.12.2023 à 10:50
Le monde d'après
Mona Chollet
Texte intégral (5048 mots)


« Tous les jours, des patients s'effondrent dans mon cabinet à cause de Gaza », disait un jeune psychiatre rencontré l'autre soir chez des amis.
Comment ne pas les comprendre ?
Il y a cette violence meurtrière qui semble ne jamais devoir s'arrêter, et il y a la violence symbolique qui la redouble. Jour après jour, depuis plus de deux mois, nous assistons à la boucherie d'un peuple, à la destruction de la société palestinienne, tant à Gaza qu'en Cisjordanie, avec la complicité de la France et le soutien fanatique, obscène, sans cesse réitéré, de la puissance américaine. Jour après jour, il faut supporter les images des corps vivants ou morts ensevelis sous les décombres, des parents cassés en deux de douleur, incapables de se résoudre à refermer le linceul de leur enfant, des blessés gisant à même le sol d'un hôpital, des mutilations atroces, des quartiers entiers réduits en cendres, le calvaire d'une population affamée et assoiffée, privée de toit, de soins et de tous les biens de première nécessité. Mais il faut supporter en plus, dans la majeure partie des médias français, la minimisation ou la justification permanente de cet immense crime.
Il y a tous ces gens pour qui le 7 octobre reste le scandale unique, pour qui le temps semble s'être arrêté ce jour-là, et qui ignorent purement et simplement, ou balaient d'un revers de main, un massacre déjà au moins vingt fois plus important. Il faut entendre répéter sur toutes les antennes les arguments les plus malhonnêtes, les plus invraisemblables, les plus racistes, visant à nier, à relativiser ou à excuser le carnage, ou à en imputer la responsabilité à tout le monde, sauf à l'État qui assiège et bombarde.
Il faut supporter d'entendre un élu français affirmer sur un plateau de télévision qu'un bébé mort serait en réalité une poupée en plastique. Il faut supporter d'entendre un réalisateur franco-israélien rire des souffrances des Palestiniens, en qualifiant ceux-ci de « bons communicants ». De voir des Israéliens faire des « Arab faces » – c'est-à-dire se « déguiser » en stéréotypes racistes d'Arabes – sur TikTok pour mimer la douleur des Gazaouis sous les bombes. De découvrir ce que l'analyste Muhammad Shehada appelle la « pop culture génocidaire » – comme, en 2014, déjà, des habitants de Sderot étaient allés installer des chaises sur une colline pour « admirer » les bombardements sur Gaza en mangeant du pop corn.
Kaoutar Harchi : « L'“humanitaire”, c'est dire : “Nous vous tuons et une fois que vous serez morts, nous vous aiderons” »
Il faut supporter la prosternation devant la force, la révérence sacrée que suscitent toutes les actions israéliennes : on s'indigne que les pays arabes ne veuillent pas accueillir de réfugiés, comme s'il était normal et inéluctable que les Palestiniens soient chassés de chez eux ; on parle de l'« aide humanitaire » à envoyer à Gaza, comme si l'enclave subissait une catastrophe naturelle, et non un siège impitoyable doublé d'un pilonnage intensif. « L'“humanitaire”, écrivait Kaoutar Harchi sur X (ex-Twitter) le 4 novembre, c'est ce que réserve l'impérialisme occidental à tous ceux qu'il a expulsés de l'humanité. C'est dire : “Nous vous tuons et une fois que vous serez morts, nous vous aiderons.” »
Implicitement ou explicitement, on accorde à Israël un droit à la vengeance aveugle et illimitée, qu'aucune conscience un peu digne ne saurait légitimer – ou alors, il faudrait accorder le même au Hamas. Et, même dans cette logique, on se trompe : le gouvernement israélien ne se venge pas ; son traitement des otages, ainsi que la polémique dans le pays au sujet des « tirs amis », a montré le mépris qu'il porte à sa propre population civile. Il ne fait pas non plus la « chasse au Hamas » [1]. Il s'est engouffré cyniquement dans la brèche créée par l'attaque du 7 octobre et saisit cette occasion unique d'en finir avec les Palestiniens, en en massacrant le plus grand nombre possible – d'anciens officiers du renseignement parlent d'une « usine d'assassinats de masse » [2] –, en détruisant Gaza en tant que terre palestinienne [3] et en accélérant encore la colonisation et la dépossession en Cisjordanie. D'ores et déjà, un promoteur immobilier israélien annonce des projets de maisons en bord de mer sur le charnier de Gaza.

Toute la circulation de la compassion est détraquée dans cette guerre. Le dispositif idéologique qui s'est mis en place exige constamment des soutiens des Palestiniens qu'ils fournissent des preuves de leur empathie pour les civils israéliens tués, tout en semblant s'acharner, simultanément, à essayer de décourager cette compassion. En la refusant obstinément aux Palestiniens, d'abord, et ce, depuis des décennies. Et puis, en instrumentalisant le massacre des civils israéliens – à travers la mise en circulation de faits bien réels, évidemment, mais aussi d'inventions [4], dont certaines reprises jusqu'à la Maison Blanche – pour justifier l'apocalypse déclenchée à Gaza ou pour en détourner l'attention. Les Palestiniens de la diaspora assistent en direct à la liquidation de leur peuple, mais ils sont sans cesse sommés de « condamner le Hamas », de « montrer patte blanche », comme le dit Elias Sanbar.
Quoi qu'il en soit, notre compassion ne suffit jamais ; elle n'est jamais jugée assez prompte, assez sincère, assez convaincante. On a l'impression qu'on attend d'autres choses de nous ; des choses qu'il est raisonnablement impossible d'accorder. Il faudrait ne parler que du 7 octobre. Il faudrait dire que des violences sexuelles sont plus graves que la destruction d'une société entière, et qu'elles la justifient ; ce que même la féministe la plus zélée, et la plus révoltée par ces violences, ne peut pas faire. Il faudrait acquiescer à l'idée d'une violence du Hamas qui serait d'une autre nature, plus grave, que celle exercée par l'armée israélienne ; une sauvagerie propre aux Arabes, qui justifierait un amalgame entre les assaillants et l'ensemble de la population palestinienne.
C'est visiblement l'effet que recherche l'armée israélienne avec les projections du film des horreurs du 7 octobre qu'elle organise dans toutes les capitales occidentales (j'avoue ne même pas comprendre qu'on puisse répondre à l'invitation d'une armée elle-même engagée dans des horreurs à une échelle encore plus grande). Si la transformation de Gaza en enfer sur Terre, et les abominations qui se multiplient depuis le début de l'attaque terrestre - sans même parler de celles qui ont jalonné des décennies d'occupation - n'y suffisaient pas déjà, la révélation par Haaretz de l'existence d'une chaîne Telegram, visiblement gérée par des militaires israéliens, diffusant des vidéos de meurtres sadiques de Palestiniens (« En train d'exterminer les cafards », « Sur celle-ci on peut entendre leurs os craquer »…), dément cependant cette idée raciste d'une exceptionnalité dans la barbarie. Il est hors de question de se montrer fataliste face à des atrocités ; mais, clairement, personne n'en a l'exclusivité - y compris pour les violences sexuelles.
La Palestine, seule situation d'oppression dans laquelle ce n'est pas l'oppression qui fait scandale, mais sa dénonciation
L'un des effets du 7 octobre aura été de criminaliser définitivement l'identité palestinienne. Le simple fait que les Palestiniens existent, qu'ils revendiquent leur histoire et leur identité, est perçu comme une provocation, une agression. À Harvard, l'épouse d'un professeur peut descendre de voiture pour suivre et harceler une étudiante portant un keffieh, en lui reprochant de « menacer la tranquillité des familles du voisinage », sans réaliser apparemment que si quelqu'un menace la tranquillité des autres, c'est uniquement elle. Un couple se vante d'avoir effectué une descente à la New York Public Library pour en retirer de dangereux albums pour enfants racontant l'expérience palestinienne, et protéger ainsi les petits New-Yorkais de l'« endoctrinement ». Sur Instagram, la diffusion d'images montrant la situation à Gaza est dénoncée à la modération comme « discours de haine ». La Palestine est la seule situation d'oppression du monde dans laquelle ce n'est pas l'oppression qui est considérée comme un scandale, mais sa dénonciation.

Cette diabolisation a des conséquences très directes. Le 14 octobre, un petit garçon américano-palestinien de six ans a été tué de vingt-six coups de couteau par le propriétaire de l'appartement que ses parents louaient près de Chicago ; sa mère, blessée, a survécu. À Burlington, dans le Vermont, le 25 novembre au soir, un homme a tiré sur trois étudiants portant des keffiehs qui se rendaient à un dîner. L'un d'eux est resté paralysé.
Une alliance permettant de cibler les Palestiniens là-bas, les Arabes et les musulmans ici, en les nazifiant, en faisant d'eux le nouveau mal absolu
Parallèlement, en Europe et aux États-Unis, un ordre politique dystopique se met en place, ou se renforce. Au début des années 2000, au cours de la deuxième intifada, on commençait à voir se multiplier les accusations d'antisémitisme contre ceux qui défendaient les Palestiniens ; simultanément, l'antisémitisme de l'extrême droite blanche et chrétienne restait une menace prise au sérieux. Mais, dans le monde de l'après-7 octobre, la notion d'antisémitisme est en train d'être entièrement recodée.
Non seulement l'antisionisme est systématiquement assimilé à de l'antisémitisme, mais seul l'antisionisme est encore considéré comme de l'antisémitisme. Désormais – conformément à ce préjugé raciste attribuant un antisémitisme congénital aux Arabes qui, matraqué depuis vingt ans, s'est imposé dans l'opinion comme une évidence –, il ne peut y avoir de réel antisémitisme sans un élément « arabe ». N'importe quelle référence à la Palestine est considérée comme antisémite : en Allemagne, on prétend que « Free Palestine » serait « le nouveau “Heil Hitler” ». Ces derniers jours, une élue trumpiste – et, à ce titre, assurément bien placée pour donner des leçons de lutte contre l'antisémitisme – est parvenue à faire assimiler les références à l'intifada (« soulèvement ») dans les manifestations de soutien à la Palestine sur les campus américains à des « appels au génocide des juifs ».
En revanche, l'antisémitisme de l'extrême droite blanche occidentale, lui, est maintenant démonétisé, perçu comme inoffensif. On voit défiler contre l'antisémitisme un élu du Rassemblement national qui, dans sa jeunesse, chantait des hymnes au Zyklon B. Et quand le collectif de juifs de gauche Golem essaie de s'opposer à la présence de Marine Le Pen dans le cortège parisien, c'est lui qui est vu comme le fauteur de trouble. L'extrême droite manifeste avec des saluts nazis devant le Panthéon, mais on nous dit que le rassemblement s'est déroulé « sans incident » – ah, tout va bien, alors. « Pour moi, un parti d'extrême droite ne peut être appelé d'extrême droite que s'il est antijuif », déclare Serge Klarsfeld, ancien chasseur de nazis qui adoube le Rassemblement national [5].
Le soutien à un gouvernement aussi crûment colonialiste et raciste [6] que le gouvernement israélien accélère jusqu'au vertige l'extrême-droitisation déjà à l'œuvre dans beaucoup de pays occidentaux [7]. On communie dans la haine, dans la désignation des Arabes comme les nouveaux ennemis intérieurs prioritaires. Une amie me raconte avoir entendu une femme déclarer dans un lieu public, également à Paris, il y a deux semaines : « Israël fait le sale boulot pour tout le monde. » Le 15 novembre, le chercheur Peter Harling écrivait sur X-Twitter : « La façon dont on comprend Gaza dans mon entourage est assez simple. Les États-Unis et certaines parties de l'Europe tirent un trait sur les Arabes et les musulmans, y compris leurs propres citoyens, comme s'ils étaient tous des terroristes en puissance, comme s'ils n'avaient ni droits, ni histoire, ni cause, ni droits de vote, ni voix. »
Les discours ouvertement génocidaires se multiplient, et pas seulement au sommet de l'État israélien. « Finissez-les », clame un autocollant sur une voiture en Israël. Dans une interview radiophonique relayée par le Jerusalem Post, le chef du conseil d'une localité du nord du pays estime qu'il faudrait « faire en sorte que Gaza ressemble à Auschwitz ». « Israël, ils seront vivants, et ils vont vous tuer, ils vont vous exterminer ! », crie une cliente face à des manifestants menant une action d'appel au boycott dans un supermarché Carrefour à Paris. Et tous les mécanismes politiques qui devraient arrêter cette folie sont grippés.

Pilier moral et politique de nos sociétés, l'héritage de la seconde guerre mondiale est bradé, mis à l'encan pour être transformé en une propagande grossière, voire grotesque, permettant de cibler les Palestiniens là-bas, les Arabes et les musulmans ici, en les nazifiant, en faisant d'eux le nouveau mal absolu, contre lequel on peut donc se déchaîner sans scrupules – contre lequel on a même le devoir de se déchaîner. Ainsi, non seulement on reproduit la déshumanisation, la désignation d'une population comme bouc émissaire (un processus dont les Allemands, en particulier, aux avant-postes de cette opération en Europe, devraient pourtant se rappeler la dangerosité), mais, en tronquant leur histoire, on prive aussi les sociétés occidentales de leurs dernières défenses immunitaires contre la menace de l'extrême droite.
Candice Breitz : « Le musée demande que j'établisse une équivalence entre l'Holocauste et l'attaque du 7 octobre. Autrement dit, il me demande de relativiser l'Holocauste »
Ce délire collectif produit des situations aberrantes, comme celle de l'artiste sud-africaine Candice Breitz, elle-même juive, dont un musée allemand a annulé une exposition en lui reprochant d'avoir signé un appel en faveur du boycott d'Israël (ce que, apparemment, elle n'a même pas fait). « Pour présenter mon travail, le musée demande que j'établisse une équivalence entre l'Holocauste et l'attaque du 7 octobre, témoigne-t-elle. Autrement dit, il me demande de relativiser l'Holocauste. Il faudrait pour cela que je trahisse ma compréhension fondamentale de la Shoah comme d'un événement historique unique. Faut-il vraiment que j'épilogue sur l'absurdité de voir des Allemands dicter à des juifs comment ils doivent réagir au massacre haineux d'autres juifs aux mains de terroristes [8] ? »
On attribue en général le jusqu'au-boutisme pro-israélien de l'Allemagne à son sentiment de culpabilité lié à la Shoah. Mais pour un autre artiste sud-africain, le photographe Adam Broomberg, dont presque toute la famille a été assassinée par les nazis, ce qui est à l'œuvre ici n'est pas la culpabilité : « C'est le désir d'avoir un pays blanc, chrétien, nationaliste [9]. » Candice Breitz souligne elle aussi que « les accusations creuses d'antisémitisme sont communément déployées pour réduire au silence, stigmatiser, marginaliser et déprogrammer non seulement les juifs progressistes, mais aussi les Palestiniens, les musulmans, les Arabes et tous ceux qui sont “autres” par rapport à l'Allemagne blanche ».
Aux États-Unis, l'American Israel Public Affairs Committee (Aipac) prévoit de tout mettre en œuvre pour empêcher la réélection au Congrès, en 2024 [10], de la « Squad », c'est-à-dire cette poignée d'élues de l'aile gauche du Parti démocrate, essentiellement des femmes de couleur, qui, en 2021, s'étaient élevées contre les bombardements israéliens sur Gaza [11] : Alexandria Ocasio-Cortez [12], Ilhan Omar, Rashida Tlaib (qui est d'origine palestinienne), Ayanna Pressley…

Avec cette légitimation définitive de l'extrême droite à la faveur des événements au Proche-Orient, toutes les minorités présentes dans les sociétés occidentales se retrouvent à découvert : Arabes, Noirs, musulmans, juifs rétifs à l'embrigadement guerrier et à l'assimilation désormais obligatoire entre judaïsme et sionisme [13] (mais, à terme, tous les juifs, n'en doutons pas) ; et, plus largement, toutes les catégories que l'extrême droite déteste : les minorités sexuelles, les féministes, les « woke »… En France, seuls quelques fragiles relais politiques et journalistiques résistent encore à la déferlante du racisme et de la fascisation. Nous sommes tout seuls, ou presque. Et il ne faut pas nier l'angoisse considérable que cela génère.
Tant qu'à faire, autant ne pas perdre de vue ce que nous voulons, même si – ou d'autant plus que – la situation semble désespérée. Avant tout, et de manière immédiate, on veut le cessez-le-feu à Gaza, la fin du calvaire pour ses habitants, la garantie de leur droit à vivre sur leur terre, le retour des otages. On veut aussi la fin de la colonisation et de l'occupation, causes premières de toutes les haines, de toutes les violences ; la liberté et l'égalité pour tous les peuples du Jourdain à la Méditerranée, la sécurité et la tranquillité pour les juifs et les musulmans de France et d'ailleurs, la disparition du terrorisme. Un jour, peut-être, de l'autre côté de ce cauchemar.
[1] Jeremy Scahill, « This Is Not a War Against Hamas », The Intercept, 11 décembre 2023.
[2] Florian Gouthière et Alexandre Horn, « Comment l'armée israélienne utilise l'intelligence artificielle pour bombarder Gaza », CheckNews, Libération, 2 décembre 2023.
[3] Ryan Grim, « Netanyahu's Goal for Gaza : “Thin” Population “to a Minimum” », The Intercept, 3 décembre 2023.
[4] Cédric Mathiot, Florian Gouthière et Jacques Pezet, « Israël, 7 octobre : un massacre et des mystifications », CheckNews, Libération, 11 décembre 2023.
[5] Olivier Faye, « Serge Klarsfeld, le chasseur de nazis qui n'a plus peur du RN », Le Monde, 16 décembre 2023.
[6] Isaac Herzog, président d'Israël : « Cette guerre vise à sauver les valeurs de la civilisation occidentale. » Olivier Rafowicz, porte-parole francophone de l'armée israélienne : « Les Arabes comprennent la force ; nous utilisons le langage qu'ils comprennent. »
[7] Lire Alain Gresh et Sarra Grira, « Antisémitisme. L'extrême droite blanchie par son soutien à Israël », Orient XXI, 19 décembre 2023.
[8] Philip Oltermann, « ‘A frenzy of judgement' : artist Candice Breitz on her German show being pulled over Gaza », The Guardian, 7 décembre 2023.
[9] Alexander Durie, « Beyond guilt : How pro-Palestine Jews are resisting Germany's 'McCarthyist' crackdown », The New Arab, 4 décembre 2023.
[10] Alexander Sammon, « The Squad Is About to Fight for Its Political Life », Slate, 15 novembre 2023 ; Alexis Buisson, « Aux États-Unis, le lobby pro-israélien se met en ordre de bataille pour 2024 », Mediapart, 17 décembre 2023.
[11] « “The Squad,” Part 3 : The Last Gaza War », The Intercept (podcast), 15 décembre 2023.
[12] Cf. Mathieu Magnaudeix, Génération Ocasio-Cortez. Les nouveaux activistes américains, La Découverte, Paris, 2020.
[13] Cf. Dominique Vidal, « Ces juifs partisans d'une vision universaliste », Orient XXI, 16 décembre 2023.
Merci à Guillaume Barou, Akram Belkaïd et Thomas Lemahieu.
27.10.2023 à 14:32
Le conflit qui rend fou
Mona Chollet
Texte intégral (7006 mots)


Colère, accablement face à l'accumulation des souffrances insoutenables qui défilent sur nos écrans, sentiment d'injustice torturant, panique devant le déferlement de la propagande de guerre, angoisse mortelle devant ce cataclysme et ses probables répercussions : ces deux dernières semaines, rivée aux informations en provenance d'Israël-Palestine, j'ai eu plusieurs fois l'impression – comme beaucoup, je crois – de perdre la tête.
Il y a d'abord ce télescopage permanent entre deux grilles de lecture contradictoires, qu'on pourrait appeler la grille « héroïque » et la grille « coloniale ».
En Europe et aux États-Unis, l'État israélien reste perçu au seul prisme de la Shoah, comme le refuge des victimes de l'antisémitisme européen, de sorte qu'un halo d'innocence inamovible, systématique, irréel, entoure toutes les actions de son appareil gouvernemental et de son armée. Quoi qu'il puisse faire, cet État est le héros ou la victime, il incarne la vertu, la pureté, et toute critique à son encontre ne peut se comprendre que comme une manifestation d'antisémitisme.
En revanche, le monde arabe – qui n'est pour rien, lui, dans le génocide des juifs d'Europe – et le Sud en général voient Israël tel qu'il est aussi. C'est-à-dire, plus prosaïquement : un État surarmé, soutenu inconditionnellement par la première puissance mondiale, fondé sur le colonialisme [1], sur le massacre ou l'expulsion, en 1948, d'une grande partie des Palestiniens ; un État qui occupe illégalement la Cisjordanie et Gaza [2] en ignorant les résolutions de l'ONU et qui y mène une politique d'apartheid (« développement séparé ») en multipliant les exactions et les confiscations de nouvelles terres, de nouvelles maisons. Si terrible qu'elle ait été, l'attaque du Hamas n'a rien changé à ce rapport de forces radicalement déséquilibré entre occupant et occupé.
La mémoire du colonialisme – et non la solidarité religieuse – est déterminante dans le soutien des pays arabes aux Palestiniens (c'est le cas en Algérie, en particulier). Ce soutien s'explique aussi parfois par une expérience directe, concrète, des conflits du Proche-Orient. Il y a quelques années, une de mes amies, une artiste libanaise qui vit en France et qui a gardé un stress post-traumatique des années de guerre, avait été invitée à participer à un festival en Israël. Elle m'avait demandé pensivement : « Est-ce que tu crois que je peux leur dire que je leur en veux quand même un peu d'avoir bombardé ma maison ? »
Comme le résume le chercheur Gilbert Achcar, « en dehors du monde occidental, on ne voit pas les Israéliens – je ne parle pas des juifs en général, mais bien des Israéliens – comme des héros ou des victimes, mais comme des colons, protagonistes d'un colonialisme de peuplement. Il faut donc sortir un peu de cette vision occidentale et essayer de voir les choses comme les autres peuvent les voir – ces autres qui sont la majorité de la planète [3] ».
La grille de lecture du Sud est partagée en Occident par de nombreuses personnes qui font elles-mêmes l'expérience du racisme et/ou qui portent une mémoire familiale du colonialisme, et, plus largement, par des militants politiques de gauche – dont de nombreux juifs [4]. Tous ces gens sont sensibilisés à l'injustice que vivent les Palestiniens, mais ils sont conscients aussi de ce que la politique menée jusqu'ici a de désastreux y compris pour les Israéliens.
Encourager ces derniers à s'accrocher à la grille de lecture héroïque, c'est en effet les pousser à se fourvoyer toujours plus, comme un voyageur à qui on donnerait une carte délibérément tronquée du pays qu'il est amené à traverser. Ce n'est pas du « soutien », c'est un cadeau empoisonné. En 2001, sous le titre « Ils ne font pas le lien », la journaliste israélienne dissidente Amira Hass avait rapporté une anecdote très parlante. À un checkpoint, en Cisjordanie, un de ses amis palestiniens, en voiture avec son fils de dix ans, avait été interpellé par un soldat qui lui avait lancé en agitant son arme : « Voulez-vous la paix ? Voulez-vous la paix ? » Surpris, l'homme avait balbutié : « Oui, évidemment. » Avant qu'il ait eu le temps d'expliquer ce qu'il entendait par « paix », le soldat lui avait répliqué : « Alors pourquoi ton fils me regarde avec autant de haine ? » Effectivement, on ne peut pas comprendre le regard de haine d'un jeune garçon, on ne peut pas comprendre correctement sa propre situation, si on se perçoit comme l'innocence incarnée alors qu'on est un soldat d'une armée d'occupation qui terrorise et humilie toute une population.
Un écran vertueux derrière lequel le refoulé colonial peut se déchaîner
Pour l'Occident, cependant, la grille de lecture « héroïque » est une aubaine. Elle permet de faire coup double, voire triple : en soutenant fanatiquement la politique israélienne, les Européens délèguent à cet État le rôle – sacrément risqué – de gardien de leurs intérêts au Proche-Orient ; ils se dédouanent (ou croient se dédouaner) à bon compte de leur culpabilité dans la Shoah ; et, à l'abri de cet écran vertueux, ils peuvent donner libre cours à leur refoulé colonial sans aucune limite, à travers leur perception et leur traitement des Palestiniens.
La vision idyllique d'Israël, combinée à un racisme anti-Arabes phénoménal, conduit ses alliés occidentaux à mépriser ou à diaboliser les Palestiniens, et à justifier – voire à approuver – leur écrasement, perçu comme de la légitime défense de la part de l'occupant. À les écouter, on a l'impression que c'est la Palestine qui occupe Israël, et non l'inverse. Alors qu'il y avait déjà à Gaza le triple du nombre des victimes israéliennes de l'attaque du Hamas, alors qu'une population prisonnière subissait un blocus impitoyable et un déluge de bombes, la présidente de l'Assemblée nationale française, Yaël Braun-Pivet, parlait encore du « droit d'Israël à se défendre », affirmant : « Il y a un attaquant et des attaqués » (22 octobre).
Cette distorsion de la réalité a de quoi vous plonger dans la folie. « Israël veut vous faire croire qu'il est la victime. Avoir affaire à Israël, c'est comme être en couple avec un pervers narcissique : il vous fout en l'air et il vous fait croire que c'est de votre faute ! », lançait l'humoriste égyptien Bassem Youssef – marié à une Gazaouie –, invité du présentateur britannique conservateur Piers Morgan, le 17 octobre.
Hala Alyan : « Nous restons éveillés la nuit, cherchant la vidéo, la photo qui prouvera qu'un enfant est un enfant »
Les Palestiniens se retrouvent ainsi piégés dans une sorte de trappe de la conscience occidentale. « Nous sommes les victimes des victimes, les réfugiés des réfugiés », constatait en 1999 l'intellectuel américano-palestinien Edward Said [5] – une formule amère restée célèbre. Dans un effort désespéré pour les libérer de cette trappe, pour dessiller les yeux de l'Occident, les tenants de la grille de lecture coloniale sont parfois tentés de jeter sur la place publique les atrocités commises par l'armée israélienne ou par les colons.
Lors des bombardements sur Gaza de 2008-2009, le quotidien communiste L'Humanité, soutien historique des Palestiniens, avait ainsi mis à sa une (7 janvier 2009) la photo de la tête d'une fillette tuée, reposant au milieu des gravats, maculée de poussière et de sang. Un choix sensationnaliste et évidemment indéfendable, puisqu'on ne profanerait jamais de cette manière un corps blanc [6], mais révélateur. « Nous restons éveillés la nuit, à la lueur vacillante de nos téléphones, cherchant la métaphore, la vidéo, la photo qui prouvera qu'un enfant est un enfant, écrit l'autrice américano-palestinienne Hala Alyan. Quelle est l'image qui marchera finalement ? Celle de cette moitié d'enfant sur un toit ? Celle de cette petite fille croyant reconnaître le corps de sa mère parmi les morts [7] ? » Cependant, ces efforts sont interprétés par ceux qu'ils voudraient convaincre comme le signe d'un acharnement, d'une fixation antisémite et d'une volonté malsaine de diaboliser Israël. Ils produisent donc l'effet inverse à celui qui était recherché : ils renforcent encore la grille de lecture héroïque. Un cercle vicieux parfait.

Quand ils ne sont pas diabolisés, perçus comme une horde indistincte et barbare, congénitalement violente et « terroriste », les Palestiniens sont traités comme quantité négligeable. Leur invisibilisation vient de loin ; elle vient du mensonge premier, du slogan des débuts du sionisme : « Une terre sans peuple pour un peuple sans terre » [8]. L'accusation d'antisémitisme systématique contre les défenseurs des Palestiniens dit aussi cela : ceux qui la profèrent n'imaginent même pas qu'on puisse sérieusement se soucier de ces gens ; la critique d'Israël ne peut donc s'expliquer que par l'antisémitisme. Le mur de séparation en Cisjordanie et la clôture high-tech de Gaza traduisent de la manière la plus concrète le refus de les voir, de les prendre en compte, d'admettre leur existence.
Starhawk : « Quand un peuple entier est effacé du récit, la tentation devient irrésistible de l'effacer complètement »
Au cours des années 2000, la militante de gauche américaine et « sorcière néopaïenne » Starhawk a mené de nombreuses actions de solidarité en Palestine. Juive « de naissance et d'éducation », dit-elle, elle est venue au monde en 1951, peu après la seconde guerre mondiale. Dans un texte écrit lors des bombardements sur Gaza de 2008-2009, elle se souvenait du récit mythologique de la création d'Israël qui avait bercé son enfance. Et elle commentait : « C'est une histoire puissante, émouvante. Elle ne présente qu'un seul défaut : elle oublie les Palestiniens. Elle doit les oublier, parce que, si nous devions admettre que notre patrie appartenait à un autre peuple, elle en serait gâchée. (…) Golda Meir disait : “Les Palestiniens, qui sont-ils ? Ils n'existent pas.” » [9] Une affirmation que le ministre des finances actuel, Bezalel Smotrich, l'un des chefs de file de l'extrême droite israélienne, qui vit dans une colonie de Cisjordanie, a réitérée en mars dernier à Paris, créant un petit scandale.
Le 18 octobre dernier, Starhawk a publié une version remaniée de son texte de 2008, et elle y a ajouté cette remarque : « Quand un peuple entier est effacé du récit, la tentation devient irrésistible de l'effacer complètement. » Et, en effet, l'invisibilisation des Palestiniens, nécessaire à la préservation du mythe national, rend possible une logique génocidaire. Les Gazaouis sont aujourd'hui massacrés d'une telle manière que de plus en plus de voix prononcent le mot « génocide » : le philosophe Étienne Balibar en France, le Centre américain pour les droits constitutionnels, l'organisation américaine If Not Now, des experts de l'ONU, un journaliste britannique qui a couvert le génocide rwandais, une ministre espagnole, la philosophe américaine Judith Butler (membre du bureau de Jewish Voice for Peace), le président brésilien…
Ce qui définit un génocide selon la Convention des Nations unies pour la prévention et la répression du crime de génocide, ce sont des actes commis « dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel ». Le massacre d'environ huit mille hommes par l'armée serbe à Srebrenica, en Bosnie-Herzégovine, en juillet 1995, est ainsi considéré comme un génocide.
Ici, le fait de priver toute une population d'eau, de nourriture, d'électricité, le vocabulaire déshumanisant utilisé par le ministre de la défense israélien, Yoav Galant, qui disait le 9 octobre : « Nous nous battons contre des animaux humains », la déclaration du président Isaac Herzog rejetant, le 12 octobre, l'idée que les civils gazaouis soient innocents [10], ainsi que les mots du porte-parole de l'armée Daniel Hagari, le lendemain, selon lesquels ce qui était recherché était « les dégâts et non la précision » – une franchise tout à fait nouvelle –, pourraient indiquer qu'on se trouve bien dans ce cas de figure. Le 24 octobre, 42 % des habitations de Gaza avaient été détruites.
Les mêmes éléments de langage sont repris ad nauseam, leur absurdité étant compensée par leur matraquage illimité
Dans un XXIe siècle hyperconnecté, exterminer – ou laisser exterminer – une population oblige à investir autant dans la communication que dans les armes, afin de persuader l'opinion occidentale de l'approuver, ou au moins de l'accepter sans broncher. Cela implique de persuader les spectateurs qu'ils ne sont pas réellement en train de voir ce qu'ils sont en train de voir. Dans un article du site Arrêt sur images, Thibault Prévost rappelle que, « pour étouffer le récit d'occupation gazaoui, l'État israélien dispose d'un véritable arsenal technique et humain dédié aux “psyops”, la guerre psychologique et informationnelle [11] ». Les utilisateurs de YouTube et de X-Twitter en ont eu un aperçu quand des bannières « publicitaires » se sont invitées sur leurs écrans pour justifier les bombardements sur Gaza en soulignant l'horreur de l'attaque du Hamas – quitte à trahir la mémoire de certaines des victimes, qui étaient des militants pour la paix.
Alors même qu'elle pilonne des civils, l'armée israélienne est présentée comme une bande de braves gars pleins de bonne volonté et de combattantes valeureuses et sexy ; des journalistes français relaient sans aucun recul la parole de ses représentants, toute déontologie jetée aux orties.
Les discours affirmant la supériorité civilisationnelle de l'Occident (« C'est un combat des enfants de la lumière contre les enfants des ténèbres », a déclaré Benyamin Netanyahou le 16 octobre) sont particulièrement pénibles, alors même que la soif de vengeance indistincte qui s'exprime partout, en Israël, aux États-Unis ou en France, reproduit précisément la logique animant les membres du Hamas.
Comme lors des précédentes campagnes de bombardements intenses sur Gaza, en 2008-2009, puis en 2014 [12] – ce que les généraux israéliens appelaient « tondre le gazon » –, les mêmes éléments de langage sont repris ad nauseam, leur absurdité étant compensée par leur matraquage illimité. Cette fois, la puissance de ce rouleau compresseur est encore décuplée, en France, par la bollorisation du paysage médiatique (les chaînes d'information en continu, en particulier), et plus généralement par l'extrême-droitisation accélérée du climat politique. Les arguments en carton censés justifier la destruction des vies palestiniennes ont été pulvérisés par Bassem Youssef dans son entretien avec Piers Morgan, ce qui explique probablement la viralité phénoménale de sa prestation. Quand vous vous cognez de façon aussi répétitive au mur de la bêtise, du dogmatisme et de l'ethnocentrisme borné, la dérision peut être la dernière solution pour éviter de devenir fou.
En quelques minutes, Bassem Youssef a renvoyé la propagande à ce qu'elle est : un vaste bullshit. « Israël a la seule armée du monde qui avertit les gens avant de les bombarder. Qu'est-ce que c'est mignon ! C'est tellement sympa de leur part ! » ; « Hassan, le cousin de ma femme, c'est un bon à rien, il n'arrive jamais à garder un boulot, il a raté l'entretien pour devenir bouclier humain » ; « Est-ce que chacun des quatorze mille civils déjà tués ou blessés dissimulait une cible militaire ? Parce que, si c'est le cas, ça fait beaucoup d'armes. Le Hamas est blindé ! » ; « Oh, alors ce sont des “dommages collatéraux” ? Très bien, dans ce cas, pas de problème. Ça se défend. »
L'argument des « boucliers humains » est aberrant quand on sait que la bande de Gaza est l'une des zones les plus densément peuplées du monde, que ses habitants ne peuvent pas en sortir et qu'ils ne disposent pas d'abris souterrains. Par ailleurs, on peut supposer que si des terroristes se cachaient à Paris, par exemple, et si la moitié de la ville était transformée en paysage lunaire et sa population massacrée sous prétexte de les atteindre, l'argument des « dommages collatéraux » passerait avec un peu moins de facilité.
La vision des Gazaouis en Occident, un « effet Homeland »
Dans un précédent billet, j'ai écrit qu'il était plus facile pour les Occidentaux de s'identifier aux Israéliens, au mode de vie très semblable au leur, qu'aux Palestiniens. J'aurais dû préciser que toute identification avec ces derniers était activement découragée par le discours gouvernemental israélien. Il y a vingt ans, l'entourage d'Ariel Sharon martelait déjà cet argument pour justifier son refus de négocier avec l'Autorité palestinienne : « Il faut prendre la mesure de ce que représente un attentat en Israël. Quarante morts là-bas, c'est comme s'il y en avait quatre cents en France. » À l'époque, le journaliste de Politis Denis Sieffert [13] faisait observer qu'on ne tentait jamais le même rapport avec les Palestiniens : « Plus de deux mille morts sur trois millions d'habitants en deux ans, cela n'équivaut-il pas à quarante mille en France ? » (Télérama, 15 janvier 2003.) Mais la communication israélienne n'envisageait pas que des Français puissent avoir l'idée saugrenue de s'imaginer à la place des Palestiniens.
Même invisibilisation, même déshumanisation, il y a quelques jours, quand le compte X-Twitter d'Israël a admonesté Greta Thunberg, qui venait de clamer son soutien aux Gazaouis bombardés, en lui répondant que les jeunes Israéliens fauchés par le Hamas lors du festival de musique auraient pu être ses amis. C'est vrai, bien sûr. Mais pourquoi n'aurait-elle pas aussi pu être amie avec les jeunes Gazaouis tués ?
Il y a, dans la vision méprisante qu'on se fait généralement des Gazaouis en Occident, ce qu'on pourrait appeler un « effet Homeland ». En 2015, l'épisode 2 de la saison 5 de cette série d'espionnage américaine avait suscité l'atterrement ou l'hilarité dans le monde arabe. Il était censé se dérouler à Beyrouth, mais la capitale libanaise avait été représentée comme un dédale de ruelles poussiéreuses, une succession de gargotes et de gourbis louches – là où, dans la réalité, il y avait plutôt des Starbucks. Chargés d'orner les murs de ce faux Beyrouth de graffitis, les décorateurs arabophones avaient trollé la production en y inscrivant : « Homeland est raciste ».
De la même manière, loin des fantasmes, il se trouve que, en dehors du fait qu'ils sont parqués sur une étroite bande de terre, entre la Méditerranée et une clôture barbelée, et qu'ils sont gouvernés par le Hamas, ce détestable produit de l'occupation, les Gazaouis sont des gens ordinaires, ni plus ni moins « modernes » que d'autres sociétés. Le regretté Anthony Bourdain l'avait bien montré quand, en 2013, il était allé y tourner un épisode de son émission Parts Unknown, au cours duquel il avait évoqué la cuisine palestinienne en compagnie de la journaliste culinaire Laila El-Haddad [14]. Amira Hass – qui y a vécu de 1993 à 2003 [15] – et son confrère Gideon Levy ont longtemps maintenu eux aussi un lien avec la « normalité » gazaouie.
Le rapport entre le nombre de victimes d'un attentat en Israël et ce qu'il représenterait en France ou aux États-Unis aura donc été martelé jusqu'à ce qu'il y ait non plus quarante morts, mais mille quatre cents, et environ sept mille morts palestiniens. C'est à désespérer. De la même manière, après le lancement en 2005 de la campagne Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS), qui vise à mettre fin à l'occupation par des moyens pacifiques, une répression féroce a été menée contre les citoyens qui soutenaient le mouvement partout dans le monde – y compris en France, par la voie judiciaire.
À l'initiative, notamment, de l'organisation Canary Mission, les étudiants américains qui y prenaient part ont été affichés comme antisémites et inscrits sur des listes noires destinées à leurs employeurs potentiels. Peut-être que si on avait laissé ce mouvement aboutir, il ne serait pas nécessaire aujourd'hui de recourir à des représailles encore plus énormes contre les étudiants de Harvard qui ont signé une déclaration attribuant la responsabilité de l'attaque du Hamas au gouvernement israélien.
Leurs noms et photos ont été affichés, sous l'intitulé « Les plus grands antisémites de Harvard », sur les flancs d'un camion qui a paradé dans les rues de Cambridge, la ville où se trouve l'université. « Les client assis en terrasse, les étudiants qui regardaient par la fenêtre de leur dortoir, les passants qui allaient à la gare pouvaient me voir, avec tout un panel d'autres étudiants, désignés comme antisémites. J'ai vomi dans la cour de l'université », témoigne une jeune femme [16].
Si les États-Unis avaient forcé Israël à mettre fin à l'occupation il y a trente ans...

Or ce nouveau maccarthysme, qui sévit en France aussi et qui fait pleuvoir les accusations d'antisémitisme de façon de plus en plus indistincte et délirante, se met en place – ou s'accentue – au moment où le soutien à la politique israélienne semble permettre, ou accompagner, une grande décharge non seulement du refoulé colonial, mais aussi du refoulé antisémite. Comme le rappelle le collectif Tsedek !, en France, ces dernières années, le gouvernement d'Emmanuel Macron a multiplié les hommages aux figures historiques de l'extrême droite (le maréchal Pétain, Charles Maurras, Jacques Bainville) ; un ministre – Gérald Darmanin – a écrit pour l'Action française et relayé les thèses antisémites de Napoléon. La semaine dernière, Charlie Hebdo a publié une caricature représentant les otages israéliens du Hamas avec des nez crochus. L'un des succès de la rentrée littéraire 2023 est un livre présentant une collabo ayant dénoncé ses voisins juifs pendant la guerre comme une « femme libre ».
Une bonne partie de l'extrême droite se range derrière le gouvernement israélien, et certains juifs de France acceptent son soutien, ce qui, comme le résumait bien Waly Dia dans une chronique, est à peu près aussi prudent que de « faire du bouche-à-bouche à un cobra ». En 2018, lors du déménagement en grande pompe de l'ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem, décidé par Donald Trump – un geste majeur de soutien aux extrémistes israéliens –, une prière avait été dirigée par des pasteurs évangéliques qui avaient tous deux un lourd passif de déclarations antisémites incendiaires [17].
On a le vertige en pensant à la quantité de violence qui aurait pu être évitée si les États-Unis avaient obligé Israël à mettre fin à l'occupation il y a trente ans. Maintenant, il est peut-être trop tard. Il est bien possible que les « soutiens » d'Israël aient condamné les Palestiniens à subir de manière définitive le même sort que les Amérindiens, parqués dans des réserves, décimés, diabolisés, méprisés, et les Israéliens à devenir les nouveaux cow-boys de ce nouveau Far West, des geôliers éternels – un destin sordide qui marquerait un échec historique terrible, alors que des pans entiers de leur société sont déjà défigurés par la haine anti-Arabes et l'intégrisme religieux.
« Les Occidentaux ont toujours fait cela avec les indigènes. Vous les traitez d'abord comme des sauvages – les Amérindiens, les Aborigènes : “Ce sont des sauvages ! Tuez tous les sauvages !” Et puis, quand ils sont presque éteints, vous commencez à avoir pitié d'eux. Comme avec les animaux », a lancé Bassem Youssef chez Piers Morgan. Et la violence risque de se répandre dans le reste du monde : déjà la guerre menace de gagner le Liban ; le risque terroriste se renforce ; les agressions et incidents antisémites et islamophobes se multiplient.
L'intenable hypocrisie de l'administration Biden
La seule lueur d'espoir, on peut la trouver dans l'indécence de plus en plus voyante du soutien américain, qui pourrait finir par le faire éclater sous le poids de ses contradictions (rêvons un peu). Le 20 octobre, Joe Biden a demandé au Congrès de débloquer une aide de 14 milliards de dollars pour Israël. Il a fait valoir que cet argent « reviendrait en partie aux usines d'armement aux États-Unis ». Le lendemain, le département d'État publiait cette déclaration : « Notre message aux Palestiniens, à Gaza, en Cisjordanie et partout dans le monde, est clair : nous vous voyons, nous pleurons avec vous, nous portons le deuil pour chaque perte d'une vie innocente. Les civils ne sont pas à blâmer et ne devraient pas souffrir à cause de l'horrible terrorisme du Hamas. »
Autrement dit : « On va remettre un jeton dans la machine de mort qui vous broie, mais on vous aime, sans rancune. » Le 19 octobre, alors que Gaza était déjà écrasée sous les bombes, Biden affirmait : « Ce qui nous distingue des terroristes, c'est que nous croyons à la dignité fondamentale de chaque vie humaine. » Le problème, commente le journaliste Elie Mystal, c'est que « tous les actes de Biden hurlent qu'il accorde plus d'importance à un enfant israélien qu'à un enfant palestinien ». Ce qui pourrait lui aliéner les électeurs non blancs, dit Mystal (lui-même noir), et lui coûter sa réélection…, permettant le retour de Trump [18]. (D'accord, j'avoue : ma note d'espoir n'en était pas vraiment une.)
Me voyant effarée par le sort réservé aux étudiants de Harvard, un ami me fait remarquer : « En même temps, il y a vingt ans, jamais des étudiants de Harvard n'auraient critiqué la politique israélienne. » Effectivement, certaines sensibilités changent. Ce qui, en retour, intensifie encore la désinformation et l'intimidation. Les partisans d'une paix juste – une paix qui ne soit pas celle des cimetières – vont devoir s'accrocher plus que jamais.
[1] Cf. le rappel historique proposé par la chaîne YouTube « Histoires crépues » : « L'histoire coloniale derrière la guerre Israël-Palestine », 18 octobre. Lire aussi Gilbert Achcar, « La dualité du projet sioniste », Manière de voir, n° 157, février-mars 2018 ; Henry Laurens, « De Theodor Herzl à la naissance d'Israël », Manière de voir, n° 98, avril-mai 2008.
[2] L'un des éléments de langage du gouvernement israélien prétend que Gaza ne serait plus occupée : « Il n'y a plus un seul Israélien à Gaza depuis 2005. » Ce qui revient à affirmer qu'un prisonnier serait libre parce qu'il n'y aurait plus aucun geôlier dans sa cellule.
[3] « Dans ce choc des barbaries, on ne peut pas rester neutre », entretien avec Anne-Sylvie Sprenger, Protestinfo, 17 octobre 2023.
[4] Parfois regroupés dans des collectifs comme Tsedek ! en France, ou If Not Now et Jewish Voice for Peace aux États-Unis.
[5] Edward Said, « The One-State Solution », The New York Times Magazine, 10 janvier 1999.
[6] Rappelons que les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis ont tué presque trois mille personnes et qu'on n'a pas vu un seul corps.
[7] Hala Alyan, « Why Must Palestinians Audition for Your Empathy ? », 25 octobre 2023.
[8] Pour mesurer combien c'est faux, on peut lire par exemple Sirine Husseini Shahid (mère de Leïla Shahid, ancienne déléguée de la Palestine en France), Souvenirs de Jérusalem, Fayard, 2005.
[10] « C'est toute une nation qui est responsable. Ce n'est pas vrai cette rhétorique selon laquelle les civils ne sont pas conscients et ne sont pas impliqués, c'est absolument faux. »
[11] Thibault Prévost, « Casser Internet », Arrêt sur images, 22 octobre 2023 (réservé aux abonnés).
[12] Sur la guerre de 2014, voir le webdocumentaire d'Anne Paq et Ala Qandil Obliterated Families (Familles décimées).
[13] Auteur avec Joss Dray de La Guerre israélienne de l'information. Désinformation et fausses symétries dans le conflit israélo-palestinien, La Découverte, 2002.
[14] Melanie McFarland, « In 2023, nobody knows how to discuss the Israeli-Palestinian conflict. In 2013, Anthony Bourdain did », Salon, 22 octobre 2023.
[15] Cf. Amira Hass, Boire la mer à Gaza. Chronique 1993-1996, préface d'Arlette Farge, La Fabrique, 2001.
[16] Tristane Chalaise, « Doxxing, listes noires : à Harvard, les étudiants solidaires de la Palestine harcelés », Révolution permanente, 24 octobre 2023.
[17] Matthew Haag, « Robert Jeffress, Pastor Who Said Jews Are Going to Hell, Led Prayer at Jerusalem Embassy », The New York Times, 14 mai 2018.
[18] Elie Mystal, « Biden's Israel-Palestine Policy Could Cost Him the Election », The Nation, 23 octobre 2023.
Merci à Guillaume Barou, Akram Belkaïd et Thomas Lemahieu.
11.10.2023 à 14:00
Sortir de l'enfer
Mona Chollet
Texte intégral (2770 mots)


Quand on a, comme moi, des liens familiaux et sentimentaux avec la Palestine et qu'on suit au jour le jour l'actualité au Proche-Orient, il se crée, dans les moments de guerre ouverte comme celui, particulièrement atroce, que nous vivons depuis le 7 octobre, un décalage et une incompréhension mutuelle pénibles avec une grande partie de mon entourage. Je suis désespérée que beaucoup d'amis et de connaissances, avec qui je suis sur la même longueur d'ondes sur tant d'autres sujets, ne voient pas ce qui me semble évident. Et je sens qu'eux, de leur côté, me regardent avec un certain effarement – et une certaine suspicion, voire de l'hostilité. Comme s'ils voyaient soudain surgir en moi une sauvage, une barbare hystérique dont ils ne soupçonnaient pas l'existence. C'est ce dialogue de sourds que je voudrais tenter de dépasser ici. Peut-être en vain, mais essayons.
Comme tout le monde, je suis glacée par les récits et les images de l'attaque du Hamas. Dans ce contexte, ceux qui privilégient l'émotion pure passent pour les seules personnes humaines et sensées, et ceux qui tentent de contextualiser, de livrer une analyse politique, pour des monstres. Pardon, mais, en réalité, c'est l'inverse [1].
Les imbéciles bellicistes et fanatiques qui voudraient nous faire croire qu'« expliquer, c'est justifier », qui interdisent toute pensée en instrumentalisant de la manière la plus abjecte la peur existentielle créée par le génocide des juifs d'Europe, ne font que nous enfoncer un peu plus dans cet enfer. Ils veulent nous faire oublier cette vérité toute simple, que rappelle la cinéaste Simone Bitton dans un entretien à Télérama : « La solution existe, et tout le monde la connaît : il faut cesser l'occupation ! »
Même s'ils ont une vague notion de l'existence d'une occupation militaire et d'une colonisation, beaucoup de mes amis français n'ont pas vu comme moi défiler chaque jour sur leur fil d'infos, au cours des années et des mois passés, les démolitions de maisons palestiniennes en Cisjordanie, les familles de Jérusalem expulsées de celles où elles vivaient depuis des générations, les enfants et les adolescents jetés en prison ou tirés comme des lapins, l'avancée inexorable de la colonisation, les terres confisquées, le harcèlement et les attaques des colons, la situation intenable dans la gigantesque cage qu'est Gaza, les discours de haine d'un gouvernement d'extrême droite qui parle ouvertement d'annexion et de « transferts » de populations. Dès lors, l'attaque menée par le Hamas le 7 octobre leur apparaît comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu, une agression unilatérale et gratuite ; ils adhèrent à la lecture du « choc des civilisations », selon laquelle elle serait motivée par la haine de la démocratie, de la liberté, des « valeurs occidentales » dont Israël serait la pointe avancée dans l'Orient barbare. Cette lecture est une catastrophe. Elle nous laisse pour seul horizon la guerre totale et l'extermination.
Combien de milliers de vies
seront encore sacrifiées
à ce projet colonial
morbide et délirant ?
La prétendue « solution à deux États » est morte depuis des années, rendue impossible par la réalité du terrain ; elle n'a d'ailleurs jamais été qu'un mirage, malgré la mascarade des accords d'Oslo, puisque la colonisation n'a jamais cessé de progresser. Tous les observateurs un peu sérieux le disent : la seule solution viable et réaliste serait un État binational où tous les citoyens auraient les mêmes droits indépendamment de leur confession, et où tous, Palestiniens comme Israéliens, pourraient enfin connaître une vraie liberté et une vraie sécurité – ni l'enfermement et l'oppression pour les premiers, ni la conscience permanente d'une menace mal contenue pour les seconds. Une démocratie au Proche-Orient, enfin.
Mais plus personne ne parle de solution. Plus personne ne fait même semblant. Le seul projet des gouvernements américain et français semble être de soutenir inconditionnellement le régime israélien dans son entreprise de vengeance, un crime de guerre répondant au crime de guerre du Hamas. Les dirigeants israéliens ont désormais devant eux une autoroute pour mener à leur terme l'écrasement et la spoliation totale des Palestiniens. « L'idée de mort, de meurtre, de massacre est moins effrayante que l'idée d'accorder à l'autre l'égalité et la liberté qu'il réclame : c'est ça, le colonialisme, observait l'écrivaine Kaoutar Harchi sur Twitter (10 octobre). Des personnes peuvent bien mourir tant que le colonialisme, lui, ne meurt pas. » Des personnes israéliennes autant que palestiniennes. Combien de milliers de vies seront encore sacrifiées à ce projet colonial morbide et délirant, au Proche-Orient et peut-être ailleurs dans le monde ?
Avant le 7 octobre, on considérait que c'était une période « calme », puisque les Israéliens vivaient (plus ou moins) en paix, et tout le monde se foutait de la violence quotidienne que subissaient les Palestiniens. Quand ils manifestaient pacifiquement pour leurs droits, comme lors de la « Marche du retour » de 2018-2019 le long de la clôture de Gaza, ils se faisaient abattre ou mutiler par les snipers de l'armée israélienne, dans l'indifférence générale. Et depuis que le Hamas a forcé leur retour sur la scène internationale par des moyens ultraviolents, samedi dernier, ses crimes sont utilisés pour les diaboliser dans leur ensemble et pour livrer les civils de Gaza – aussi innocents des agissements du Hamas que les civils israéliens sont innocents des agissements de leur gouvernement – à un déluge de feu.
Il n'y a tout simplement aucune issue pour eux. Ce qu'on leur demande, c'est de crever en silence. Il est clair désormais qu'ils ont été (du moins en Occident) expulsés définitivement de l'humanité. Ce n'est jamais, et ce ne sera sans doute jamais, le moment pour leur droit à la vie, à la liberté et à la sécurité. Leur souffrance n'aura jamais droit de cité. J'avoue que cette réalisation m'a fait un immense choc.
Amira Hass :
« En quelques jours,
les Israéliens ont vécu
ce que les Palestiniens
expérimentent de manière routinière
depuis des décennies »
« En quelques jours, écrit la journaliste israélienne Amira Hass dans Haaretz (10 octobre), les Israéliens ont vécu ce que les Palestiniens expérimentent de manière routinière depuis des décennies : les incursions militaires, la mort, la cruauté, les assassinats d'enfants, les corps empilés dans les rues, le siège, la peur, l'angoisse pour des êtres chers, le fait d'être la cible d'une vengeance, un feu indiscriminé sur les combattants et les civils, une position d'infériorité, la destruction de bâtiments, les célébrations religieuses bafouées, la faiblesse et l'impuissance face à des hommes en armes, et une humiliation cuisante. »
L'immense élan de sympathie suscité est ô combien légitime. Mais que ce même élan soit refusé aux Palestiniens a de quoi rendre folle toute personne qui se soucie un tant soit peu d'eux. Quand ce sont les Palestiniens qui le subissent, rien de tout cela n'existe dans les consciences occidentales. Personne ne s'en émeut. Personne ne semble même le voir. L'Occident est perdu dans une réalité parallèle. Moi qui n'ai qu'un lien ténu avec la Palestine, l'ignorance délibérée de cette réalité, l'obscénité de ce « deux poids, deux mesures », le racisme inouï qu'il traduit [2], me rendent malade, ils me mettent dans un état second, alors je n'imagine même pas comment ils doivent affecter ceux dont ils façonnent la réalité quotidienne. Comment ne pas être exaspérée devant ce diplomate palestinien sommé par une journaliste de la BBC de condamner les attaques du Hamas en préalable à toute discussion, comme s'il devait d'abord dissiper le soupçon de son inhumanité, alors qu'il vient lui-même de perdre des proches à Gaza et qu'aucun journaliste, jamais, n'exige d'un invité israélien qu'il condamne les bombardements sur Gaza ?
« Ce n'est pas une quelconque tragédie éloignée, a déclaré Joe Biden le 10 octobre. Les liens entre Israël et les États-Unis sont profonds. C'est personnel pour tant de familles américaines qui ressentent la douleur de cette attaque autant que les cicatrices laissées par des millénaires d'antisémitisme et de persécution des juifs. » Sur Twitter, Beth Miller, directrice politique de l'organisation Jewish Voice for Peace, commentait : « Je suis tellement furieuse. La douleur m'étouffe. Chaque vie est précieuse. Chaque enfant israélien ou palestinien représente le monde entier pour quelqu'un. Mais Biden ne valorise que les vies israéliennes. Il se moque des Palestiniens-Américains. Beaucoup d'entre eux ont pourtant eu des proches tués par des soldats ou des colons israéliens ces trois derniers jours, cette dernière année, ces soixante-quinze dernières années. Ils ont été réduits au silence par Biden lui-même quand ils ont osé parler de leur douleur. Il y a des Palestiniens-Américains qui ont été brutalement tués par les forces israéliennes et Biden ne s'en est jamais soucié, ne leur a jamais offert ce genre de sympathie. Jamais. »
En me voyant incrédule devant la carte blanche donnée à Benyamin Netanyahu par les gouvernements européens et américain, au mépris du droit international, pour déchaîner sur Gaza la vengeance la plus brutale (et faire oublier au passage les défaillances et l'incurie désastreuses de son gouvernement [3]), un proche a tenté de me rassurer en me disant : « Il y aura sûrement une réaction quand les massacres à Gaza deviendront trop insoutenables. » Or, à l'heure où j'écris, les massacres sont déjà insoutenables. Et, en dehors de personnes qui ont un lien avec le monde arabe, ça n'émeut (presque) personne en Occident. En tout cas, ça ne pèse d'aucun poids politique.
« Pourquoi une bombe
lâchée sur un immeuble de Gaza,
ça ne te fait rien ?
Tu crois que c'est plus doux ? »
Je sais bien. Moi aussi, spontanément, de par mon vécu, mon mode de vie d'Occidentale, je m'identifie plus facilement à une Israélienne qui participe à un festival et qui voit sa vie insouciante basculer dans l'horreur quand elle est prise en otage par un assaillant du Hamas qu'à une habitante de Gaza, au quotidien très éloigné du mien, qui subit les bombardements. Peut-être que si je n'avais pas ce lien avec la Palestine, moi aussi, je m'identifierais seulement à la première. Mais je suis atterrée par le refus de beaucoup de gens – progressistes sur tous les autres sujets – de fournir cet effort élémentaire de reconnaissance de l'humanité de quelqu'un qui ne leur ressemble pas. « Pourquoi une bombe lâchée sur un immeuble de Gaza, ça ne te fait rien ?, demandait l'autre jour une amie arabe à un Français de son entourage bouleversé, à juste titre, par l'attaque du Hamas, mais totalement indifférent au reste. Tu crois que c'est plus doux ? » C'est une vraie question.
« D'une manière globale, je trouve que l'international est de moins en moins présent dans les discours de gauche. Chez les jeunes générations, l'internationalisme n'est pas toujours une évidence comme il l'était pour des générations plus anciennes », disait récemment la députée de La France insoumise Clémentine Autain à Mediapart, à propos d'une autre cause : la cause arménienne. C'est une explication possible. Mais on voit aussi (et ici je demande pardon à mes lecteur-ices concerné-es pour la brutalité du constat, même si je me doute que je ne leur apprends rien) les effets de longues années de déshumanisation et de diabolisation des musulman-es. Lentement mais sûrement, l'islamophobie et ses innombrables relais ont fait leur office, ils ont émoussé les sensibilités.
Comme à chaque explosion de violence au Proche-Orient, certaines voix qui, en France, défendent la politique israélienne réclament qu'on taise les injustices et l'hécatombe subies par les Palestiniens, qu'on criminalise leur dénonciation. Moi aussi je tremble à l'idée que des juifs soient victimes d'agressions ou d'attentats en France. Mais c'est de la folie de penser qu'on pourrait conjurer ce risque en balayant sous le tapis la réalité palestinienne. C'est éthiquement monstrueux, et c'est impossible dans la pratique. Seule la fin de l'occupation et de la colonisation peut assurer la sécurité des juifs de France et du monde entier, ou en tout cas l'améliorer considérablement. La haine raciale existera malheureusement toujours ; mais, si injuste soit-elle, la haine liée à des événements particuliers, et à leur totale absence de relais et d'issue politique, peut être désamorcée. La violence et l'injustice ne peuvent pas être étouffées. Tant qu'elles existeront, elles se répandront d'une manière ou d'une autre. Pas de justice, pas de paix. Ce n'est pas un mot d'ordre : seulement un constat.
[1] Cf. Rob Grams, « Palestine – Israël : pourquoi le contexte compte, même face aux horreurs ? », Frustration, 11 octobre 2023.
[2] Cf. Moustafa Bayoumi, « The double standard with Israel and Palestine leaves us in moral darkness », The Guardian, 11 octobre 2023.
[3] Il faut aussi rappeler que les gouvernements israéliens ont favorisé l'essor du Hamas pour évincer le nationalisme laïc de l'OLP de Yasser Arafat.
Merci à Thomas Lemahieu.
29.05.2023 à 14:14
Comment je me suis sortie de la merde, par Anya Berger
Anya Berger
Texte intégral (4342 mots)

Parmi les facteurs qui peuvent provoquer l'invisibilisation d'une femme, il y a le simple oubli (l'un des défis du féminisme est d'empêcher que les explorations, analyses, expériences et revendications des générations précédentes soient perdues), mais aussi le fait qu'elle ait vécu dans l'ombre d'un « grand homme ». Ce sont ces deux malédictions que je voudrais essayer de conjurer en publiant ce texte d'Anya Berger, qui a été la compagne de l'écrivain britannique John Berger de la fin des années 1950 aux années 1970.
Née en 1923 à Harbin, en Mandchourie, d'un père russe et d'une mère autrichienne, cette brillante intellectuelle et critique littéraire, qui parlait russe, allemand, anglais et français, a traduit Trotsky, Wilhelm Reich, Lénine, Marx ou encore Aimé Césaire. Son travail de traductrice, estime le critique littéraire Tom Overton, qui prépare une biographie de John Berger, « a défini l'horizon de la gauche anglophone sur les questions de race, de genre et de classe [1] ». En publiant un portrait d'elle, en 2017, il estimait « réparer une injustice », mais Anya Berger avait un autre point de vue : « Être reconnu n'a pas fait grand bien à John, alors qu'être ignorée ne m'a fait aucun mal », disait-elle [2].

Sa vie ressemble à un roman. Dans son enfance, la petite Anya Zissermann, qui parlait alors chinois, russe et allemand, développa un bégaiement. Ses parents écrivirent aux membres de la famille de sa mère, à Vienne, pour leur demander de consulter leur voisin du dessus, un médecin spécialiste du cerveau. La réponse arriva quelques mois plus tard : « Le docteur Freud suggère de supprimer provisoirement une langue. »
En 1936, Anya regagna Vienne avec sa mère. Mais, après l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne nazie, en 1938, la famille Zissermann, qui était juive, dut fuir. Anya gagna seule l'Angleterre et obtint une bourse pour étudier les lettres modernes à Oxford. Elle y rencontra son premier mari et le père de ses deux premiers enfants, Stephen Bostock, un officier du renseignement britannique qu'elle accompagna en Inde durant quelques années. Après la guerre, le couple éclata et elle partit à New York travailler pour les Nations unies récemment fondées. Son ex-mari, resté au Royaume-Uni, fit kidnapper leurs enfants, déclenchant une longue bataille judiciaire pour leur garde.
De retour à Londres, Anya travailla pour la presse et l'édition, fréquentant un cercle d'intellectuels tels qu'Eric Hobsbawm ou Doris Lessing. Elle rencontra John Berger au cours des années 1950 et joua notamment un grand rôle dans l'élaboration de la série télévisée consacrée à l'art (également devenue par la suite un livre) qui allait le rendre célèbre, diffusée sur la BBC en 1972 : Voir le voir (Ways of Seeing).
« Il n'est pas exagéré d'affirmer que cette série télévisée, à l'origine humblement programmée comme une émission polémique de fin de soirée, aura agi comme un détonateur sur le développement fulgurant des études culturelles à l'université et dans la politisation, aujourd'hui considérée comme acquise, de la culture visuelle », écrit Joshua Sperling [3]. On y trouve en particulier ces mots qui ont, depuis, été cités dans d'innombrables ouvrages féministes : « Les hommes regardent les femmes alors que les femmes s'observent en train d'être regardées. Cela détermine non seulement les relations entre les hommes et les femmes, mais également la relation de la femme à l'égard d'elle-même [4]. »
Après que John Berger l'a quittée, en 1973, Anya Berger a vécu à Genève, où elle a travaillé à l'ONU. Elle y a élevé seule leurs deux enfants et elle y est morte en 2018. Le texte qui suit date de 1974, époque où elle était membre du Mouvement de libération des femmes (MLF). Écrit en anglais, il a été traduit par sa fille, Katya Berger, que je remercie vivement (et qui, le jour où sa mère s'est « sortie de la merde », avait donc la grippe).
***
La première chose qui me vient à l'esprit alors que je me mets à raconter cette histoire est : elles vont me trouver stupide, gâtée, prétentieuse et moralisatrice.
Voici quatre ans que je fais partie du Mouvement de libération des femmes, et le « elles » ci-dessus se rapporte aux autres femmes. Cela en dit long sur le mouvement, ou sur les femmes, ou peut-être simplement sur moi-même – je n'en suis pas sûre.
Pensez-ce que vous voudrez, je vais raconter mon histoire quand même. Elle s'est passée le week-end dernier. Mais d'abord, il vous faut quelques informations à mon sujet.
J'ai 51 ans, je ne dépends financièrement de personne – ce depuis toujours –, j'ai élevé des enfants et vécu avec des hommes. Le dernier d'entre eux est parti il y a un an. Il était celui auquel j'ai été attachée le plus longtemps, et quand il est parti, ça a fait mal. Je commence peu à peu à m'en remettre.
Quand je dis que je ne dépends de personne, je veux dire que j'ai toujours gagné raisonnablement bien ma vie, assise à un bureau. Je sais à peu près cuisiner et tenir une maison (la bonne santé de mes enfants le prouve), mais pas spécialement bien non plus. Je ne couds pas de robes et mes gâteaux sortent du four humides à l'intérieur. Quand je mets la table, quelqu'un doit se lever au moins trois fois pour aller chercher ce qui manque – et c'est généralement moi.
Tant qu'il y avait un homme (et jusqu'à l'année passée, il y en a toujours eu un), j'étais consciente de ces défauts et m'en faisais le reproche. Tu n'es pas une femme accomplie, me suis-je répété à plusieurs reprises.
Depuis que l'homme est parti, je me dis que coudre des robes et réussir ses gâteaux n'est pas si important que cela. De toute façon, je n'en aurais plus le temps aujourd'hui. C'est fou ce que ça occupe d'être l'unique adulte salarié dans une famille de trois.
Ce qui m'inquiète actuellement serait plutôt que je n'ai pas la moindre idée de comment effectuer un boulot typiquement masculin. (À part gagner son pain, je veux dire.) Les problèmes d'électricité, les petites réparations, l'installation d'une étagère. Je réalise soudain que je ne me suis jamais frottée à ces choses-là. Plein de femmes les font très bien, je le sais, mais j'ai toujours appartenu à la catégorie des Marie plus que des Marthe [5], et en ai même tiré une certaine fierté.
Ce qui nous amène au week-end dernier.
La lunette des WC, chez moi, consiste en un siège en plastique avec un couvercle par-dessus. Alors que nous emménagions voici dix-huit mois, l'homme est monté dessus pour visser une ampoule au plafond, et le couvercle s'est cassé. Il était censé le remplacer, seulement il est parti.
Ce samedi, je ne pouvais pas sortir comme je le fais habituellement (on habite près de la campagne et j'aime bien marcher) parce que mes enfants étaient malades. L'un se remettait d'un accident, l'autre avait la grippe. Alors je me suis dit, OK, tu vas faire le repassage (qui attend depuis un mois), et tu vas aussi changer la lunette des WC. Je suis allée en acheter une au supermarché.
D'abord, je n'ai pas réussi à comprendre comment elle tenait à la cuvette. J'ai un peu tiré dessus, mais rien n'a bougé et je n'étais pas plus avancée. Je suis allée poser la question à Marcelline qui habite l'étage du dessus. À l'arrière de la cuvette, il y a une partie plate, m'a-t-elle dit, passe la main en-dessous et tu sentiras deux vis. Je me suis exécutée. Les vis étaient assez grosses avec des écrous papillon, mais, papillon ou pas, ils ne tournaient pas. En plus, mes doigts s'étaient couverts d'une matière brune en les touchant. De la rouille, ai-je pensé, mais non : c'était de la merde.
Du moment que j'avais compris cela, je ne pouvais plus céder à la tentation grandissante de laisser tomber l'affaire. De la merde ainsi exposée dans vos chiottes est inacceptable, elle relève de votre échec en tant que femme, vous ne pouvez ni juste la laisser là, comme ça, ni demander à quelqu'un d'autre de s'en occuper, hormis peut-être votre homme s'il se trouve que vous êtes en très bons termes avec lui. Je n'aurais sans doute pas honte de parler de la vieille merde présente dans mes toilettes aux autres femmes du groupe, mais je ne leur demanderais certainement pas de m'aider à l'enlever - elles ont bien assez de leurs propres soucis. Je ne devais compter que sur moi-même. Il n'y avait pas d'autre solution.
Mes toilettes sont assez étroites, et je suis une femme charpentée. À genou, j'ai essayé de faire pression sur l'écrou en tenant un chiffon. En vain. Je me suis essuyé les mains au chiffon et suis allée ouvrir la boîte à outils. Elle était en désordre et aucun outil ne me semblait le bon.
Dans mon travail, je manie les mots. J'en connais beaucoup, plein de noms, et en principe je sais les utiliser, mais je reste souvent dans le vague quant aux objets que ces noms désignent. Contemplant le chaos de ma boîte à outils, j'ai réalisé qu'en dehors du marteau, du tournevis, de la scie et de quelques autres, je ne pouvais associer aucun nom d'outil aux outils dans la caisse, et encore moins celui qui manquait, mais dont je pensais avoir besoin. Des tenailles ressemblent-elles à ceci ou à cela
?
Et ceci s'appelle-t-il une clé anglaise ? Si oui, je devais avoir besoin d'une clé anglaise. L'avantage de retourner au supermarché, c'est que ça m'évitait l'embarras d'avoir à poser la question. Je suis ressortie aux magasins (par chance ils se trouvent à deux pas de notre immeuble), j'ai porté mon choix sur un
qui semblait assez costaud, et acheté également un petit flacon d'huile. Le
avait un trou à l'extrémité de son manche. J'y insérerais le tournevis et le tordrais.
De retour à l'appartement, j'ai rempli une bassine d'eau, trouvé des chiffons supplémentaires, retroussé mes manches, et je me suis mise au travail.
D'abord, j'ai nettoyé la vis à l'aide d'un chiffon mouillé (récoltant une quantité surprenante de merde), j'y ai versé un peu d'huile, puis j'ai fixé – on va dire la clé anglaise pour gagner du temps, même si ce n'est pas le bon mot – sur l'écrou papillon le plus proche, j'ai enfoncé le tournevis dans le trou au bout du manche, et j'ai poussé. L'écrou a bougé un tout petit peu, mais s'est aussitôt bloqué. Et la clé a glissé.
J'ai réitéré le processus plusieurs fois, mais l'écrou n'a pas bougé à tous les coups. Comme je devais chaque fois replacer la clé et que le tournevis ne reprenait jamais la même place qu'avant et que je n'arrivais pas à approcher ma tête assez près pour y voir clair à cause du manque d'espace, je n'étais pas tout à fait sûre du sens dans lequel je devais tourner le tournevis : j'essayais dans le sens des aiguilles d'une montre, jusqu'à ce que ça bloque, puis dans l'autre sens aussi loin que possible, me traitant d'idiote, faisant tomber tel ou tel objet, allant chercher d'autres chiffons encore, changeant l'eau de la bassine, et devenant à mesure de plus en plus sale et transpirante. Tout ceci prenait du temps, et la puanteur augmentait.
Les enfants sont venus à la porte des toilettes me demander ce que diable j'étais en train de faire. Ne me posez pas la question, j'ai répondu, je vous dirai plus tard, allez-vous en s'il vous plaît. Ils sont retournés au lit.
Au bout d'un moment, je me suis dit que je laisserais tomber ce côté pour essayer l'autre. Mystérieusement, l'autre côté a cédé sans difficulté. C'est alors que j'ai commis ma grande erreur. Enivrée de succès, j'ai dévissé l'écrou, retiré la longue vis qui traversait le bout plat à l'arrière de la cuvette (de plus gros morceaux de merde, mélangés à l'eau et à l'huile, sont tombés par terre en éclaboussant les murs) et j'ai secoué à nouveau la lunette. À ma surprise, elle s'est retirée sans difficulté.
Un triomphe ? Oui, d'une certaine façon. Mais la première vis était encore en place, avec seulement un petit élément carré à son extrémité. Maintenant que le siège n'était plus là pour l'empêcher de tourner, j'avais soudain besoin de quatre mains. Je n'en avais que deux, couvertes de merde, glissantes à cause de l'huile et douloureuses d'avoir tant travaillé.
Demander de l'aide à l'un des enfants ? Juste pour tenir une pince (si c'est son nom) sur ce petit écrou plat et empêcher ainsi la vis de tourner ?
Pourquoi pas ?
Eh bien, pour deux raisons. Une rationnelle (ils n'aimeraient pas la merde), l'autre pas. À ce stade, c'était devenu extrêmement important que j'accomplisse la tâche à moi toute seule, du début à la fin.
Je fais partie de ces gens qui vivent par anticipation. Je suis bourrée de craintes quant à l'avenir, ce qui est une faiblesse. Mais j'ai aussi une capacité plutôt développée à anticiper des choses positives (à me réjouir), ce que je sais être une force. Maintenant que ma vie n'est plus tellement paisible ni douillette et que je dois me rassurer comme je peux, j'essaie de tirer le maximum de cette faculté, cette force. Du coup, j'avais déjà commencé à me réjouir de la satisfaction que j'éprouverais une fois le sale boulot achevé, et par moi seule, avec ça.
Bon. J'ai ajusté la clé sur la pièce fixée à la vis, l'ai saisie de ma main gauche, enroulé le chiffon autour de l'écrou papillon en-dessous et très lentement, avec les doigts de ma main droite endolorie, j'ai commencé à desserrer de part et d'autre, car je n'étais toujours pas très sûre de la bonne direction.
Ça m'a littéralement pris des heures. En comptant les brèves interruptions pour gicler une dose d'huile (j'en ai sûrement mis trop, mais j'étais devenue superstitieuse : l'huile était ma seule amie). Au bout d'un moment, j'avais terminé.
Je n'allais cependant pas céder à mon exultation tant que je n'avais pas tout nettoyé (les trous qui tenaient les vis étant encroûtés de merde, j'y ai enfilé encore un autre chiffon que j'ai retiré par l'autre côté, plusieurs fois de suite), désinfecté la bassine en plastique, frotté mes mains, installé le nouveau siège, ôté tous mes vêtements pour les mettre à la machine, lavé mes bras jusqu'aux épaules, frotté mes mains à nouveau avant de les enduire de crème et de remettre des habits propres.
Mon samedi après-midi s'était envolé, il était l'heure de penser au dîner. Mais d'abord, je me verserais un verre de vin, je m'allumerais une cigarette, et je savourerais mon triomphe. J'avais réussi ! J'avais accompli une tâche que je n'aurais même pas tenté d'accomplir auparavant. Elle s'était avérée dix fois plus difficile et dégoûtante que je ne l'avais imaginé, et malgré tout j'en étais venue à bout.
Et puis, ça avait été un boulot d'homme. Nettoyer les fesses d'un bébé qui a la diarrhée est tout à fait autre chose. Réaliser une tâche ingrate pour quelqu'un d'autre – réaliser quoi que ce soit pour en retirer un bénéfice secondaire (y compris pour gagner sa vie) – est un boulot de femme. Les hommes, avais-je appris, s'attellent à une tâche juste pour l'excitation d'en sortir grandis ; ils se mesurent aux montagnes comme aux machines. Mon duel avec la lunette des WC m'avait rapprochée de l'exploit sportif plus qu'aucune autre activité en cinquante et un ans d'existence. Il avait été mes Jeux olympiques rien qu'à moi.

L'euphorie commençait à s'installer, et j'ai pensé aux femmes de mon groupe du MLF qui passent leur temps à me prévenir (et, je pense, à se prévenir elles-mêmes à travers moi) des dangers de l'euphorie. Certaines sont agacées par ma tendance naturelle, d'autres la tolèrent parce qu'elles m'aiment bien, mais aucune ne la partage. Elles ont peur que l'euphorie n'entame leur sentiment d'utilité.
N'ai-je pas le droit de savourer ma victoire contre la merde ?, me demandais-je en sirotant mon vin, sans devoir d'abord reconnaître à quel point cette victoire était infime et insignifiante ?
Bien sûr que je sais cela, de même que je sais qu'il n'y a rien à célébrer dans le fait d'effectuer une à une les tâches féminines en plus des masculines. L'émancipation est un fruit au goût âpre quand elle implique de dormir seule, de n'avoir personne avec qui partager ses responsabilités ou ses rares moments d'euphorie, de faire la course contre la montre toute la journée, de n'avoir jamais du temps pour soi, de vieillir prématurément, d'être rejetée par les hommes (et les femmes hors du mouvement) comme étant une fauteuse de trouble, une emmerdeuse ou, au mieux, une « forte personnalité ».
Mais je me suis dit, mes chères sœurs, que je ne vous laisserais pas me détourner de ma joie. Tout comme je ne laisse pas vos remarques imaginaires m'empêcher d'écrire ici le récit de mon combat. Je ne veux vous faire aucune leçon. D'ailleurs, je ne crois pas aux leçons données par une personnes tierce, seulement à celles que l'on tire soi-même de son expérience vécue. Cela dit, l'expérience gagne à être mutualisée.
a) J'ai appris plusieurs choses de l'expérience de cet après-midi : il n'y a aucun mystère dans le maniement des outils. Même une imbécile maladroite telle que moi peut le faire.
b) Il n'y a pas de boulots masculins ou féminins. Il y a une attitude typique des femmes vis-à-vis du travail, qui consiste à minimiser toute jouissance immédiate à l'accomplir et à souligner la satisfaction indirecte contenue dans son utilité ; et il y a une attitude typique des hommes, qui fait mousser le plaisir gratuit (la « créativité ») et maintient à distance l'aspect secondaire, ancillaire. Les deux sexes sont capables des deux attitudes, et chacune des deux attitudes est incomplète.
c) Ma véritable amie, dans ma lutte contre le siège des chiottes, n'était pas l'huile, visqueuse et intrusive comme l'est tout intermédiaire, mais la vis elle-même [6]. Je me rappelle que, pendant un bon bout de temps, je ne savais pas dans quel sens tourner l'écrou, mais je le tournais malgré tout, des deux côtés. Peu à peu, la bonne direction s'est imposée, jusqu'à que finalement la vis qui s'était maintenue là, toujours plus crottée, depuis la construction de l'immeuble (ou le début des temps ?) se libère entièrement.
À ce stade, vous me demandez de ne pas verser dans la prétention. Mais je vais le dire quand même. Je sais que je ne suis pas – que nous ne sommes pas – encore sortie(s) de la merde, loin s'en faut. La plupart du temps, nous ne savons même pas de quel côté tourner. Au lieu de faire mumuse avec mon jeu de lego domestique, au lieu de rédiger ce petit tract, ne ferais-je pas mieux, par exemple, de consacrer mes samedis après-midis à militer contre le scandale des maris respectables qui s'abstiennent de subvenir aux besoins de leurs enfants, préférant charger leurs ex-femmes du fardeau ?
Notre libération est un boulot lent, difficile et ingrat, et il y aura un nettoyage colossal à faire une fois qu'il sera terminé. Nous serions folles de nous y attaquer si nous avions quelqu'un d'autre pour le faire à notre place. Or, mes chères sœurs, il n'y a personne. Et quand nous arriverons au bout – car, tout comme pour mes foutues vis, un dénouement viendra, j'en suis sûre –, je vous garantis un moment d'exultation. Avant qu'une nouvelle tâche ne nous réclame.
[1] Tom Overton, « Life in the Margins », Frieze, 27 février 2017.
[2] Tom Overton, « Anya Berger (1923-2018) », Frieze, 27 février 2018.
[3] Joshua Sperling, « John Berger, la vie du monde », Ballast, 18 avril 2019.
[4] John Berger, Voir le voir [1972], traduit de l'anglais par Monique Triomphe, Éditions B42, Paris, 2014.
[5] Dans le Nouveau Testament, Marthe et Marie sont deux femmes à qui Jésus aime rendre visite. Un jour, Marthe, qui s'active pour servir le repas, se fâche contre sa sœur qui ne l'aide pas suffisamment et qui se contente d'écouter Jésus. Jésus prend la défense de Marie.
[6] À noter qu'en anglais, screw signifie à la fois « vis » et « baise » (ou « visser » et « baiser »).
Merci à Guillaume Barou pour l'aide technique.
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