02.05.2025 à 11:37
Elvis Bruneaux
Critique des médias : une revue de presse hebdomadaire. Si ce n'est exhaustive, au moins indicative [1]. Au programme : du 25/04/2025 au 01/05/2025.
« L'hommage de CNews au pape François, "idéologue", "woke", "politiquement désastreux" », Télérama, 25/04.
« Mort du pape : les médias en mode catho-bienveillance », Arrêt sur images, 25/04.
« Attaque en prisons, attaque à Nantes : deux occasions de cibler la gauche », Arrêt sur images, 30/04.
« Propos génocidaires d'un chanteur israélien : l'info qui venait trop tard », Arrêt sur images, 26/04.
« "Des victimes coupables" : comment les journalistes français voient leurs confrères palestiniens ? », Arrêt sur images, 29/04.
« Manif anti-islamophobie : Jérôme Guedj hué, les médias aveuglés ? », Arrêt sur images, 1/05.
« Face au journalisme de classe », Acrimed, 1/05.
« Trump : pourquoi la presse française n'ose pas dire "fascisme" ? », Arrêt sur images, 25/04.
« "Complorama", l'OTAN et les archives », Le Monde diplomatique, mai 2025.
« Écarté de Marianne, ce journaliste jugé trop "anti-Israël" balance sur les médias français », Le Média, 27/04.
« Toxique bouffon », Off Investigation, 30/04.
« Hanouna candidat à la présidentielle 2027 ? Un canular… et un navrant tintamarre médiatique », Télérama, 30/04.
« Arrêt Sur Images & Sionisme : quelle neutralité ? », Paroles d'Honneur, 30/04.
« Polémiques sur Mélenchon, crime islamophobe : ce streamer démonte le mythe des "médias de gauche" », Le Média, 1/05.
« La radio Mouv' va quitter la FM pour devenir 100 % numérique en septembre, confirme Sibyle Veil », Le Monde, 28/04.
« Le groupe Ouest-France prépare le lancement de sa télévision malgré des doutes en interne », Le Monde, 30/04.
« Le groupe Ebra (Le Progrès, l'Est Républicain…) toujours dans le rouge », L'Informé, 30/04.
« Le CSE de Nice-Matin déclenche un droit d'alerte économique », La Lettre, 28/04.
« Bernard Arnault ajoute L'Opinion et L'Agefi à son empire médiatique », La Lettre, 28/04.
« Delphine Ernotte, candidate à un troisième mandat, et trois autres personnes en lice pour la présidence de France Télévisions », Le Monde, 30/04.
« Une journaliste de Télérama auditionnée par la police avant même la publication de son enquête », L'Humanité, 29/04.
« Attaques contre les journalistes, concentration des médias... Pourquoi la liberté de la presse est en danger en Europe selon l'ONG Liberties ? », L'Humanité, 29/04.
« "Pas de démocratie sans information, pas d'information sans journalistes", alerte Laurent Richard fondateur de Forbidden Stories », L'Humanité, 1/05.
« Transparence Les invités des émissions d'information de France Télévisions sont-ils payés ? », France Info, 25/04.
« France Inter : Claude Askolovitch arrêtera la revue de presse début juillet », Libération, 28/04.
Et aussi, dans le monde : Belgique, Burundi, Turquie, États-Unis...
Retrouver toutes les revues de presse ici.
[1] Précisons-le : référencer un article dans cette revue de presse ne signifie pas forcément que nous y souscrivons sans réserve.
01.05.2025 à 08:00
Acrimed
Un tract pour les manifestations du 1er mai.
- Travail, salaires, emploi, etc.Un tract d'Acrimed pour les manifestations du 1er mai. Disponible en pdf ici.
Régulièrement qualifié de « fête du travail » par les médias dominants, le 1er mai fait l'objet d'une dépolitisation massive. Alors que les licenciements se multiplient, les luttes des travailleurs et travailleuses sont passées sous silence, tandis que les attaques du gouvernement contre le système de protection sociale, les droits des salariés et les services publics sont reléguées au second plan.
Dans la droite ligne de la loi de finances 2025 imposant des saignées budgétaires à l'enseignement, la transition écologique, l'AME, la culture, l'audiovisuel public, etc., les politiques austéritaires mériteraient reportages et enquêtes. Mais au lieu d'exercer ce rôle de contre-pouvoir, les médias dominants accompagnent et légitiment la casse sociale.
Au cours des deux derniers mois, les séquences de matraquage patronal se sont de nouveau multipliées autour de deux mots d'ordre : « travailler plus » et « réduire les dépenses publiques ». Menées avant-hier au nom de « l'équilibre » du système des retraites, hier de « l'effort de guerre », aujourd'hui de la lutte contre le « déficit public » face à la « guerre commerciale », les campagnes médiatiques se suivent et se ressemblent. Alignées sur les positions du gouvernement, elles relaient les intérêts du patronat.
« Pensions ou munitions ? » ; « Les canons ou les allocations ? » Signés Dominique Seux (Les Échos, 10/03) et Étienne Gernelle (RTL, 10/03), les deux slogans résument le cadrage du débat public. « Pas d'échappatoire, il faut réduire les dépenses publiques », prescrit L'Opinion (7/03), à l'image des éditos « éco » de l'audiovisuel, de France Inter à BFM-TV. « Il faut choisir : se reposer… ou être libre », prévenait déjà Olivier Babeau sur Europe 1 (3/03). « Notre sacro-saint modèle social […] ruine consciencieusement le pays », martèle jour après jour Le Figaro (7/03). Le Monde prend toute sa part au matraquage, présentant le « douloureux réveil budgétaire »… comme une fatalité : « Le réarmement du pays […] place l'exécutif dans la situation très délicate d'avoir à remettre à plat les dépenses de l'État, des collectivités locales et de la Sécurité sociale pour trouver des gisements durables d'économies. » (7/03)
Bref, les éditocrates jouent (presque) partout leur rôle traditionnel de gardiens de l'ordre. Pédagogues de l'orthodoxie néolibérale, ils affirment qu'« il n'y a pas d'alternative » et ménagent les profiteurs de crise pour mieux fabriquer le consentement aux « sacrifices que les Français devraient faire » : « On sait très bien qu'on a une contradiction entre notre modèle social généreux, confortable, solidaire, adapté à la paix, et la nécessité d'aller vers un effort de guerre et une économie de guerre. » (Christophe Barbier, BFM-TV, 5/03)
Les voix contestataires sont d'autant plus inaudibles que la diabolisation médiatique de la gauche sociale et politique se poursuit sur fond de normalisation de l'extrême droite. La condamnation judiciaire du RN est commentée comme un « déni de démocratie » ; une large partie de l'éditocratie fait désormais le procès de la justice, accréditant les pires slogans de l'extrême droite contre l'État de droit ; « insécurité » et « immigration » continuent de polariser l'agenda, pollué par les surenchères des Retailleau, Darmanin, Wauquiez, etc. auxquels les chefferies éditoriales déroulent le tapis rouge.
Dans ce grand bain réactionnaire, les urgences sociales et écologiques sont reléguées aux marges, les syndicats de salariés n'ont pas voix au chapitre et La France insoumise continue d'essuyer les calomnies en série, clouée au pilori pour son engagement contre le génocide en Palestine, largement invisibilisé par les grands médias.
Face à cela, il faut soutenir les médias indépendants, seuls capables d'imposer d'autres préoccupations et d'autres voix ; organiser les solidarités avec les journalistes qui tentent de faire front en interne ; et continuer de porter les propositions visant à libérer l'information de l'emprise des industriels et de la communication.
29.04.2025 à 14:03
Nous publions un extrait du rapport Le Système Bolloré. De la prédation financière à la croisade politique, produit par Attac et l'Observatoire des multinationales (24 avril).
Lorsqu'en 2022, Vincent Bolloré vend pour 5,7 milliards d'euros sa branche logistique africaine à l'amateur Mediterranean Shipping Company (MSC), le milliardaire a semblé tourner le dos au continent qui a fait sa fortune. Deux ans plus tard, le voici reparti à l'offensive, dans la télévision et le divertissement cette fois : en annonçant vouloir prendre le contrôle de MultiChoice, le géant sud-africain de la télévision payante, Bolloré se positionne pour faire de Canal+, son groupe de médias, le premier opérateur de toute l'Afrique subsaharienne.
À la peine dans l'Hexagone [1] où il perd des abonné·es, Canal+ a aujourd'hui de grandes ambitions à l'international. Comme l'a expliqué le président du directoire du groupe, Maxime Saada, devant une commission sénatoriale, « la vidéo par abonnement est un marché de coûts fixes. Il y a donc un enjeu de taille critique pour l'ensemble des acteurs, afin de mieux amortir ces coûts. Plus un opérateur a d'abonnés, moins le prix de revient par abonné d'une série ou d'un film est important » [2]. Canal+ mise donc sur une offre combinant à la fois des contenus propres – chaînes en continu, exclusivités sportives, production de séries, etc. – et la distribution des offres en streaming de ses concurrents [3]. Avec un objectif clair : dépasser rapidement les 50 millions d'abonné·es et devenir un acteur de taille mondiale, capable de résister aux grandes plateformes de vidéo à la demande comme Netflix, Prime Video ou Disney+. Et pour cela, multiplier les acquisitions, alors que le groupe Bolloré regorge de liquidités. À partir de 2019, Canal+ rachète ainsi le diffuseur de chaînes luxembourgeois M7 (3 millions d'abonnés au Benelux et en Europe centrale et de l'est), prend une participation majoritaire dans l'opérateur SPI [4], propriétaire du groupe polonais de télévision Kino Polska et distributeur, dans une cinquantaine de pays, des chaînes et service de streaming FilmBox, investit dans la plateforme de streaming hongkongaise Viu et entre au capital de Viaplay, le « Netflix scandinave » aux 7,3 millions d'abonné·es. En parallèle, Studio Canal investissait dans une quinzaine de studios de production européens ou américains afin de sécuriser son accès aux contenus exclusifs : Red Production, UrbanMythFilm ou Sunny March au Royaume-Uni, Bambú Productions en Espagne, SAM Productions au Danemark, The Picture Company aux États-Unis, Lailaps Films en Allemagne, etc.
Dans cette frénésie d'acquisitions internationales, l'Afrique subsaharienne occupe une place à part. Les dirigeants du groupe en sont persuadés : « L'avenir de Canal+, c'est l'Afrique ! » [5]. Le potentiel de développement de la télévision payante y est en effet plus important que partout ailleurs, porté par une urbanisation rapide, par le développement de l'électrification et de la connectivité à haut débit et par l'émergence d'une classe moyenne au pouvoir d'achat plus conséquent.
Pour Canal+, ce nouvel eldorado africain est d'autant plus stratégique que le groupe est implanté au sud du Sahara depuis plus de 30 ans. Il y revendique un peu plus de 8 millions d'abonné·es, presque autant qu'en France – 9,8 millions – et près du tiers du total de ses abonnés à travers le monde. Son chiffre d'affaires sur le continent progresse régulièrement, pour franchir la barre des 850 millions d'euros en 2023. En Afrique, Canal+ propose naturellement ses abonnements de télévision par satellite mais aussi, plus récemment, par la TNT via ses filiales Telenum. La Côte d'Ivoire y est de loin son premier marché de télévision payante – 225 millions d'euros de chiffre d'affaires part du groupe en 2023 et près de 10 millions d'euros de bénéfices – devant la République démocratique du Congo (97 millions d'euros de CA), le Cameroun (87 millions) et le Sénégal (55 millions).
Une autre branche, celle l'opérateur télécom Group Vivendi Africa (GVA), installe et commercialise, sous la marque CanalBox, ses propres réseaux internet haut débit en fibre optique dans une dizaine de métropoles africaines, de Libreville à Kampala, Lomé, Pointe Noire ou Abidjan. La société CanalOlympia, une vitrine culturelle du groupe, gère également un réseau d'espaces polyvalents, à la fois salles de cinéma, de spectacle et de concert, dans une douzaine de pays. En Afrique, Canal+ fait aussi et surtout le pari des contenus locaux, en investissant dans la production ou en proposant ses propres chaînes africaines. Il est ainsi devenu l'actionnaire majoritaire des sociétés de production Rok Studios au Nigeria et au Ghana, Plan A en Côte d'Ivoire et ZACU Entertainment au Rwanda, et est entré au capital de Marodi TV au Sénégal. Il édite et diffuse la chaîne A+ à l'échelle du continent, des déclinaisons locales en Côte d'Ivoire et au Bénin, Kana TV en Éthiopie ou encore Nollywood TV et Nollywood TV Epic, spécialisés dans la diffusion des produits de l'industrie cinématographique nigériane. Canal+ multiplie les chaînes en langues locales, du wolof au Sénégal (Sunu Yeuf TV) au lingala en République démocratique du Congo (Maboke TV), en passant par le kinyarwanda (Zacu TV) pour les abonné·es du Burundi et du Rwanda, le malgache (Novegasy) ou l'amharique et l'oromifa pour le public éthiopien. Comme s'en inquiète auprès de Mediapart le journaliste Hamadou Tidiane Sy, directeur de l'École supérieure de journalisme, des métiers de l'internet et de la communication de Dakar, « cela signifie que les petites radios ou télévisions communautaires diffusant dans ces langues et qui se disaient que ça, au moins, c'était leur "petit territoire", ne vont plus avoir de marge à ce niveau » [6].
L'emprise de Bolloré va donc croissante, tout en restant circonscrite à une quinzaine de pays, essentiellement francophones. Et c'est ici que l'enjeu de la prise de contrôle de MultiChoice devient manifeste : le groupe de télévision payante sud-africain aux 20,9 millions d'abonné·es, avec une audience estimée à près de 100 millions de personnes, est comme un miroir anglophone et lusophone de Canal+, dans une complémentarité presque parfaite [Fig. 4]. L'Afrique du Sud, où il a commencé à diffuser en 1985, reste son premier débouché et représente 60 % de son chiffre d'affaires. Mais MultiChoice est aussi le premier opérateur sur les très vastes marchés du Nigeria et de l'Éthiopie, au Kenya, en Zambie ou au Ghana, et dans une moindre mesure en Angola et au Mozambique. La complémentarité n'est pas seulement géographique : comme Canal+, le Sud-Africain propose des bouquets de chaînes par satellite, en ligne ou via mobile et dispose, via GOtv, d'une plate-forme de diffusion numérique terrestre ; sa filiale SuperSport est le premier diffuseur sportif d'Afrique par télévision payante, détenant les droits des principaux événements mondiaux de football, de rugby, de cricket, de tennis ou de golf ; Shomax, son service de vidéo à la demande, propose des contenus en partenariat avec le géant américain Comcast – premier câblo-opérateur et fournisseur d'accès à internet américain, propriétaire des studios DreamWorks et NBCUniversal. MultiChoice s'appuie également sur Irdeto, un acteur mondial de la cyber-sécurité spécialisé dans la lutte contre le piratage des contenus en ligne, et détient des actifs dans les paris sportifs (Betking au Nigeria, SuperSportBet en Afrique du Sud) ou dans les services médicaux en ligne (Namola). Il est enfin et surtout un important producteur de séries, de films ou d'émissions de téléréalité en anglais, en portugais ou en langues nationales – plus de 6 500 heures de productions locales en 2023 – et un des principaux acheteurs de contenus produits en Afrique.
L'intérêt de Canal+ pour MultiChoice est ancien. En 2017 déjà, le groupe avait proposé un milliard de dollars pour racheter l'opérateur à son propriétaire de l'époque, l'éditeur de presse sud-africain Naspers. L'offre avait été jugée insuffisante et Naspers avait préféré jouer la carte de la scission et de l'introduction à la bourse de Johannesburg. En septembre 2020, le groupe Canal+ annonçait franchir le seuil des 5 % de détention de MultiChoice. En 2024, alors que le contexte macroéconomique au Nigeria et en Afrique du Sud pèse lourdement sur les résultats de MultiChoice, dont le cours de l'action s'est effondré de près de 40 % sur un an, tout s'accélère : le groupe français annonce détenir plus de 35 % du capital de son partenaire, franchissant ainsi le seuil de déclenchement d'une offre publique d'achat (OPA) obligatoire. Dans un premier temps, le conseil d'administration MultiChoice rejette l'offre de Canal+ au minimum réglementaire de 105 rands par action (env. 5,15 euros). Début mars, le français renchérit sur sa proposition initiale à 125 rands par action (env. 6,12 euros), soit une prime de 67 % par rapport au cours du 1er février et une valorisation de MultiChoice à 2,7 milliards d'euros. Un accord est conclu entre les parties, publié le 8 avril 2024 : Canal+ s'engage à débourser jusqu'à 1,8 milliard d'euros supplémentaires – il est entre-temps monté à 45,2 % du capital – pour acquérir tous les titres que les actionnaires de MultiChoice voudront lui céder. L'offre, « entièrement financée par les fonds dont dispose le groupe », devait s'achever en avril 2025. Elle a été prolongée de six mois pour permettre à Canal+ de se conformer à la réglementation sud-africaine interdisant à tout actionnaire étranger de posséder plus de 20 % des votes au conseil d'administration d'un groupe de télécommunications et de posséder plus de 20 % du capital du titulaire d'une licence de radiodiffusion commerciale. Pour satisfaire ces exigences, Canal+ et MultiChoice envisagent tous les scénarios, y compris des cessions d'actifs, des partenaires locaux ou des dispositifs de limitation des droits de vote sur certaines entités du groupe.
Les dirigeants de Canal+ attendent beaucoup de cette fusion : ils espèrent naturellement bénéficier de l'expérience du Sud-Africain dans le streaming en ligne, mutualiser les coûts de production, offrir aux annonceurs un débouché publicitaire beaucoup plus large et peser dans les négociations des coûts satellites, des droits sportifs, cinématographiques ou de distribution des chaînes. Surtout, avec la prise de contrôle de MultiChoice, le groupe Canal+ changerait littéralement d'échelle : son chiffre d'affaires devrait bondir de 45 %, son nombre d'abonné·es presque doubler pour frôler les 50 millions, dont près de 30 millions au sud du Sahara. Son centre de gravité se transporterait ainsi brusquement en Afrique, qui pèserait plus de 40 % du chiffre d'affaires mondial et plus de 60 % de l'audience [Fig. 5]. Le groupe de Vincent Bolloré deviendrait le principal opérateur de télévision payante du continent africain, très loin devant son principal concurrent, le chinois StarTimes et ses 13 millions d'abonné·es. L'offensive de Bolloré va ainsi donner naissance à un nouvel empire de la télévision et du divertissement, en situation de quasi-monopole dans une trentaine de pays et pesant d'un poids considérable sur la production de contenus africains. Un nouvel empire aux mains d'un milliardaire réactionnaire.
Attac et l'Observatoire des multinationales, Le Système Bolloré. De la prédation financière à la croisade politique, 24 avril 2025, p. 31-36.
[2] Audition de Maxime Saada par la Commission d'enquête du Sénat sur la concentration dans les médias, 28 janvier 2022.
[3] Sur la stratégie de Canal+, voir notamment Alexandre Joux, « Les investissements de Canal+ dessinent une alternative mondiale aux services américains de streaming », Revue européenne des médias et du numérique, 69-70, 2024.
[4] Le groupe SPI a été totalement acquis par Canal+ en août 2023.
[5] Maxime Saada invité de CNBC Africa, 1er février 2024.
[6] « Canal+ sur le point de contrôler le marché de la télé payante en Afrique », Mediapart, 3 juillet 2024.
25.04.2025 à 11:12
Elvis Bruneaux
Critique des médias : une revue de presse hebdomadaire. Si ce n'est exhaustive, au moins indicative [1]. Au programme : du 18/04/2025 au 24/04/2025.
« Frontières : un torchon raciste parmi d'autres ? », Blast, 20/04.
« Mort du pape François : à la télé, priorité à l'affect », Arrêt sur images, 22/04.
« La désinformation climatique se normalise gravement dans les médias », Blast, 21/04.
« Le Parisien joue l'indécence en donnant la parole à un agresseur sexuel d'enfants après le suicide de sa victime », L'Humanité, 18/04.
« Grande étude sur le "wokisme" à l'université : intérêt médiatique limité », Arrêt sur images, 18/04.
« Retour sur l'affaire Gérard Miller : quelle responsabilité de la télé ? », Arrêt sur images, 18/04.
« Moins de pollution grâce à Hidalgo et l'UE, les médias le taisent », Arrêt sur images, 19/04.
Enfin ! Des journalistes de gros médias se révoltent contre le génocide à Gaza, Le Média, 23/04.
« Au magazine "Le Point", plus de 50 suppressions de postes prévues », Le Monde, 24/04.
« Vivendi : la scission pourrait coûter cher à Bolloré », Le Monde, 22/04.
« Le projet de fusion TF1-M6 bientôt relancé ? », Libération, 22/04.
« Quand Rodolphe Saadé fait son autopromo chez BFM », La Lettre, 22/04.
« L'Agence France-Presse en délicatesse avec une partie de ses correspondants », Le Monde, 23/04.
« Deux cents médias français portent plainte contre Meta pour "pratiques illégales" », Le Monde, 23/04.
« De "Vert" à "Disclose", le don s'installe parmi les modèles économiques des médias, La Revue des médias, 22/04.
« Menaces, espionnage et garde à vue, quatre journalistes racontent les pressions qu'ils ont subi », StreetPress, 18/04.
« Nomination à la tête de France Télévisions : lettre des syndicats à l'Arcom pour la transparence du processus », communiqué intersyndical, 24/04.
« Non, les plumitifs de Frontières ne sont pas des journalistes », Blast, 22/04.
« Le portrait de la journaliste palestinienne tuée par Israël, Fatima Hassouna, n'a pas été généré par IA », L'Humanité, 22/04.
« Non au retour de Sébastien Cauet à l'antenne ! », MeTooMedia, 23/04.
Et aussi, dans le monde : Ukraine, États-Unis, États-Unis (bis), Afghanistan...
Pauline Perrenot, Les médias contre la gauche, Agone, 18 avril 2025.
« Orwellisation du débat public », Médiacritiques, n°54, printemps 2025.
Le Système Bolloré. De la prédation financière à la croisade polique, rapport, Attac/Observatoire des multinationales.
Retrouver toutes les revues de presse ici.
[1] Précisons-le : référencer un article dans cette revue de presse ne signifie pas forcément que nous y souscrivons sans réserve.
18.04.2025 à 10:00
Elvis Bruneaux
Critique des médias : une revue de presse hebdomadaire. Si ce n'est exhaustive, au moins indicative [1]. Au programme : du 11/04/2025 au 17/04/2025.
« Condamnations du RN : saturation de la comm', discrédit de l'État de droit », Acrimed, 15/04.
« Sarkozy, Le Pen : quand le tribunal médiatique fait le procès de la justice », Blast, 13/04.
« Rassemblement en solidarité des journalistes à Gaza : la plupart des télévisions font l'impasse », Acrimed, 17/04.
« TF1 et France 2 tanguent dans la "tourmente" boursière », Télérama, 11/04.
« Arrogance "artistique" et mépris du "social", LMSI, 15/04.
« Fait divers : pourquoi la presse parle si mal des meurtres de personnes trans », Arrêt sur images, 15/04.
« Demorand, ce malade si "émouvant" qu'il en fait oublier la crise de la psychiatrie », Arrêt sur images, 13/04.
« Vous saviez que CNews était une chaîne d'extrême droite ? Nous pouvons le prouver », Sleeping Giants, 17/04.
« "C'est simple, ils n'en ont rien à foutre" : le plan de "réorganisation" du Parisien prévoit la suppression de 54 postes », L'Humanité, 15/04.
« Radio France acte la mort de la radio Mouv' », L'Humanité, 17/04.
« Audiences radio : RTL redevient deuxième derrière France Inter, Europe 1 grimpe », Le Monde, 15/04.
« Présidence de France Télévisions : dans la dernière ligne droite, les candidats ne se bousculent pas », L'Informé, 14/04.
« Bras de fer judiciaire entre France télévisions et les studios niçois de la Victorine », La Lettre, 16/04.
« Le média féministe "Period" est-il en passe de disparaître ? », Arrêt sur images, 14/04.
« Europe 2 : Sébastien Cauet, mis en examen pour viols et agression sexuelle, reprend les rênes de la matinale de la radio », Libération, 15/04.
« "Le travail a officiellement commencé" : Hanouna a débarqué chez M6 et prépare la rentrée de septembre, Libération, 15/04.
« "C'est vraiment minable" : une grande signature du "Canard enchaîné" en conflit avec la nouvelle direction », Télérama, 14/04.
« Sondages : les oligarques des médias à la manœuvre pour 2027 », OFF Investigation, 11/04.
« Les "journalistes" de "Frontières" sont-ils vraiment journalistes ? », Arrêt sur images, 12/04.
« "Cash Investigation" et deux journalistes françaises visées par une vague de cyberharcèlement prochinoise après une enquête sur Decathlon », Le Monde, 14/04.
« Une journaliste convoquée par la police pour un article qui n'est pas paru : stop aux manœuvres d'intimidation ! », SNJ, 16/04.
« A La Baule, le carton d'un journal gratuit conspi, antivax et proche de l'extrême droite », Libération, 12/04.
« Le CDJM lance SOS Déonto, un service d'assistance et de conseils aux journalistes », CDJM, 14/04.
« Quand Macron infiltrait Le Monde pour le compte des Sarkozystes », OFF Investigation, 15/04.
« Journalisme sous IA : que retenir de l'expérimentation d'« Il Foglio AI » ? », La Revue des médias, 11/04.
« "Les journalistes de Gaza sont des héroïnes" », Mediapart, 16/04.
« Confrère brûlé vif à Gaza : journalistes, indignons-nous ! », Arrêt sur images, 11/04.
« "Les journalistes palestiniens ne sont pas affiliés au Hamas" : rassemblement en solidarité avec les journalistes tués à Gaza », L'Humanité, 17/04.
« Guerre à Gaza : la photojournaliste Fatima Hassouna assassinée dans le bombardement de sa maison par Israël », L'Humanité, 16/04.
Et aussi, dans le monde : Soudan, Russie...
Retrouver toutes les revues de presse ici.
[1] Précisons-le : référencer un article dans cette revue de presse ne signifie pas forcément que nous y souscrivons sans réserve.
18.04.2025 à 09:37
Pauline Perrenot
Introduction à la réédition.
- Des livres : présentations et extraitsPublié en 2023, notre livre Les médias contre la gauche montre comment les médias dominants jouent un rôle actif dans la droitisation du débat public depuis quarante ans. Un processus qui s'est encore accéléré ces deux dernières années, en même temps que se dégradaient les conditions d'expression et d'existence médiatique de la gauche. Après plusieurs milliers d'exemplaires vendus, notre éditeur (Agone) a décidé de le rééditer en poche. Il sera disponible en librairie à partir du 18 avril. Il est aussi possible de le commander sur notre boutique en ligne. Nous en publions ici l'introduction.
Il y a quarante ans, en mars 1983, François Mitterrand, premier président de gauche de la Ve République, élu en 1981 sur un programme de rupture avec le capitalisme, amorce un « tournant de la rigueur » et renonce de ce fait à poursuivre la politique pour laquelle il a été élu [1]. Il n'y aura pas de retour en arrière. Au cours des années et des décennies suivantes, les médias qui s'opposaient au pouvoir gaulliste puis giscardien et avaient soutenu le candidat socialiste s'abstiennent d'interroger trop ouvertement – et a fortiori de critiquer – ce fait politique majeur. Au nom du réalisme, du sérieux et de la culture de gouvernement, ils l'accompagnent même avec zèle.
En 1984, Libération, qui est pourtant alors emblématique de la gauche post-soixante-huitarde (quotidien fondé en 1973 autour de Jean-Paul Sartre), donne un compte rendu enthousiaste d'une émission spéciale réalisée par la chaîne de service public Antenne 2, « Vive la crise ! », qui chante les louanges de l'austérité, les vertus du marché et l'obsolescence de l'État-providence [2]. Au cours des années 1980, Le Nouvel Observateur, hebdomadaire de la gauche intellectuelle et culturelle qui s'était engagé en faveur de François Mitterrand, devient l'organe de propagande de la faction du Parti socialiste la plus anticommuniste et la plus droitière, acquise à l'économie de marché la plus débridée ; il s'accommode évidemment fort bien des reniements gouvernementaux, quand il ne les appelle pas de ses vœux. Le Monde, qui tient à son statut de quotidien « de référence » et à sa ligne de centre gauche, s'aligne sans scrupules sur la nouvelle doxa économique et politique. Les médias se ferment à l'économie hétérodoxe (marxiste et même keynésienne) comme à la critique sociale. Partout, le néolibéralisme est hégémonique [3].
Bien que connaissant une embellie à partir de la fin des années 1990, les organisations de gauche fidèles à l'histoire du mouvement ouvrier, qu'elles soient partisanes, syndicales, intellectuelles ou associatives, sont marginalisées et disqualifiées. Les mobilisations parfois massives contre les réformes libérales (de la sécurité sociale, des retraites, du droit du travail, de la SNCF, etc.) provoquent systématiquement une contre-mobilisation médiatique et subissent les quolibets, le mépris et la vindicte de l'éditocratie [4]. Dans la foulée des « intellectuels contre la gauche [5] », retournement qui a marqué les années 1970, les médias ne cessent d'entonner leur crédo : la gauche sera « moderne » et « modernisatrice »… ou ne sera pas !
Ces quarante années de néolibéralisme portent aussi dans leur sillage une crise sociale et une crise politique qui ont nourri une progression constante des idées et des scores électoraux de l'extrême droite. Au cours des années 1980 et 1990, si Jean-Marie Le Pen est en partie décrié dans les médias dominants, des titres comme Le Figaro et dans une moindre mesure Le Point, mais aussi TF1 – qui domine alors outrageusement le paysage audiovisuel –, portent régulièrement les thématiques et les problématiques qui font écho aux thèses du Front national : l'immigration, l'islam et l'insécurité. En 2002, c'est d'ailleurs à l'issue d'une campagne où ce dernier thème aura occupé une place totalement disproportionnée dans les médias que Jean-Marie Le Pen accède au second tour de l'élection présidentielle. Au cours de la décennie suivante, la stratégie politique de Nicolas Sarkozy – qui braconne ouvertement sur les terres du FN tout en saturant un espace médiatique fasciné par le personnage – puis l'ascension politique de Marine Le Pen accélèrent la banalisation de son parti.
Dans cette configuration du débat public, la gauche de gauche est doublement perdante. D'une part, la question sociale, qu'il s'agisse des retraites, des salaires, du logement ou des services publics, est reléguée dans les tréfonds des débats – quand elle n'est pas préemptée par Marine Le Pen sans que les vedettes du journalisme politique y trouvent à redire. D'autre part, dès lors qu'un ou plusieurs des termes du triptyque immigration–islam-insécurité occupent l'agenda médiatique, c'est à travers le cadrage et les grilles de lecture de la droite qu'ils sont discutés, d'autant plus que le PS, en pleine « mue sécuritaire », n'en finit pas de durcir son discours. Au cours des années 2010, et plus encore à partir de 2015, à la suite de la série d'attentats qui ont endeuillé le pays, on assiste à une légitimation graduelle de mots d'ordre sécuritaires, autoritaires, nationalistes et identitaires. Ces thématiques s'imposent dans une presse magazine en perte de vitesse, et surtout dans le secteur audiovisuel où la concurrence est exacerbée, notamment depuis que coexistent quatre chaînes d'information (bas de gamme) en continu. Une partie du traitement médiatique de ces thèmes repose sur une mise en accusation de la gauche, systématiquement suspectée d'ingénuité et de laxisme, de déni et de complaisance. Prisonnière d'un débat mutilé, dont les termes ne sont pas les siens, où le pluralisme n'existe pas, la gauche ne parvient plus à imposer sa manière d'aborder ces sujets ; les désaccords qui la traversent, les analyses qu'elle propose, les réponses alternatives qu'elle apporte deviennent médiatiquement inaudibles.
Le système médiatique paraît donc, à peu près partout et tout le temps, ouvertement hostile à la gauche – et dans le même temps très affable avec les politiques et intellectuels qui ont capitulé devant le monde tel qu'il va. Sondages et doctes analyses politologiques à l'appui, les éditocrates diront qu'ils ne font que refléter l'état du débat public, rendre compte des attentes de l'opinion, des évolutions des rapports de force et des positionnements des formations politiques. Qu'en aucun cas ils n'exercent quelque influence que ce soit. Les éditocrates aiment se dépeindre comme de simples et humbles serviteurs de la démocratie et du débat public – qu'ils contribuent, de fait, à organiser. L'information qu'ils produisent, la présentation qu'ils font des enjeux et des rapports de force politiques ne seraient que les reflets d'une réalité qui s'imposerait à eux. Ils ne seraient que des miroirs du réel dont ils tenteraient de rendre compte en toute indépendance et en toute objectivité.
Pourtant, les médias ne sont pas indépendants ni autonomes. Au contraire, ils sont les faire-valoir et les relais d'influence de leurs propriétaires. Et s'ils ne sont pas directement dépendants de ce pouvoir capitalistique, qui ne se manifeste frontalement que rarement, la plupart des grands médias et des producteurs d'information (pris collectivement) se trouvent dans des situations d'interdépendance étroite à l'égard des pouvoirs politique et économique, vis-à-vis desquels ils ne sont donc pas en position de jouer leur rôle de contre-pouvoir. Par ailleurs, ils ne peuvent prétendre à une quelconque objectivité, dirigés et contrôlés qu'ils sont par des chefferies éditoriales sociologiquement solidaires des intérêts et des points de vue des classes dirigeantes.
Certes, les médias ne décident pas de l'actualité. En revanche, ils choisissent de porter leur regard ici plutôt que là, hiérarchisent les informations qui leur parviennent, distinguent celles qu'ils estiment devoir être traitées comme telles de celles qui doivent être considérées comme des « non-événements », sélectionnent celles dignes d'être « montées en une » et relèguent celles qui ne méritent que des « brèves ». Les médias ne fixent pas l'agenda politique. Ils se contentent de suivre servilement celui des institutions, des partis dominants, des multinationales, etc. Les médias ne fixent pas les termes du débat public. Mais ils savent ignorer ou, quand ils ne le peuvent pas, disqualifier ceux qui leur déplaisent, et au contraire porter voire imposer ceux qui leur conviennent ; ils savent également choisir à dessein les questions soumises aux sondés, sélectionner les « petites phrases » et entretenir les polémiques. Les médias ne sélectionnent pas les représentants politiques. Mais ils décident de faciliter ou non leur expression, de leur présenter ou non des signes de déférence, de prêter ou non du crédit à leurs propos, tout comme ils savent favoriser les « bons clients » et ignorer les plus rétifs ou les moins à l'aise. Les médias ne font évidemment pas les élections. Mais ils pèsent sur l'ensemble du processus électoral [6].
Pour toutes ces raisons, les médias jouent un rôle actif dans l'histoire sans fin de la droitisation du débat public depuis quarante ans. Et comme nous le montrerons tout au long de cet ouvrage, ce processus s'est encore accéléré au cours des dix dernières années, en même temps que se dégradaient les conditions d'expression et d'existence médiatique de la gauche, dans toutes ses composantes.
En 2017, la candidature à l'élection présidentielle d'Emmanuel Macron, qui promettait d'achever la normalisation libérale de la France, fait l'objet d'une hypermédiatisation et déclenche des vagues d'enthousiasme incontrôlé dans nombre de rédactions, du Monde à la presse quotidienne régionale, en passant par France Télévisions, L'Obs, L'Express et BFM-TV. Une fois Emmanuel Macron élu, le journalisme politique donne toute sa mesure : personnalisation outrancière du président, focalisation sur sa communication, service après-vente décomplexé des réformes engagées comme de toutes ses initiatives, fascination pour les jeux politiciens agitant le pouvoir en place, etc. Un véritable journalisme de cour, qui montrera à nouveau tout son savoir-faire lors de la campagne présidentielle 2022.
Au cours de ce premier quinquennat, dont l'un des objectifs déclarés était pourtant de lutter contre le Front national, l'assise électorale du parti de Marine Le Pen a encore progressé, tout comme l'enracinement médiatique de l'extrême droite, avec, notamment, la circulation d'un commentariat ultra réactionnaire aux quatre coins du paysage de l'information et le développement par Vincent Bolloré de son empire médiatique. Le journalisme politique installe dès 2017 le « duel Macron-Le Pen » à la une pour en faire le centre de gravité de la vie politique, au détriment notamment de Jean-Luc Mélenchon, qui avait obtenu près de 20 % des voix au premier tour de l'élection présidentielle. Pendant cinq ans se succèdent les chasses politico-médiatiques aux ennemis de la République – dont la gauche fait les frais –, et l'agenda médiatique est régulièrement polarisé par les obsessions de l'extrême droite. Une longue banalisation qui culmine en 2022 avec le traitement médiatique triomphal réservé aux candidatures d'Éric Zemmour et de Marine Le Pen à l'élection présidentielle.
Lorsque le débat public porte sur des questions socio-économiques, on pourrait penser que la gauche est a priori sur un terrain qui lui est plus favorable. C'est loin d'être le cas tant prévaut dans les médias dominants ce qu'il faut bien appeler un « journalisme de classe ». Le journalisme économique stricto sensu ne tolère pas le moindre écart au prêt-à-penser libéral. Il est la chasse gardée d'une poignée de spécialistes dont les erreurs d'analyse, les partis pris et les conflits d'intérêts sont proverbiaux mais qui continuent de clamer leur détestation de l'intervention publique et de l'État social, comme leur croyance en l'efficience de marchés omnipotents. Au-delà des seules rubriques économiques, le pluralisme est aussi en berne : les médias multiplient les partenariats avec le patronat au prétexte d'œuvrer pour l'emploi, les dirigeants de multinationales sont traités avec une considération inversement proportionnelle au mépris qui accueille les revendications des salariés comme leurs mobilisations pour protéger les acquis sociaux. Quant aux préoccupations et aux modes de vie des classes populaires, ils sont littéralement absents des grands médias, qui n'ont d'yeux que pour les classes supérieures, seules à même d'attirer les annonceurs.
Si cette éclipse de l'enquête sociale n'est pas nouvelle, à l'inverse il est une forme de journalisme qui a proliféré pendant le premier quinquennat d'Emmanuel Macron : le journalisme de préfecture. La couverture de la mobilisation contre la loi Travail en 2016 avait marqué une étape décisive dans l'accompagnement médiatique du durcissement répressif et autoritaire de l'État. Avec le mouvement des Gilets jaunes, cette tendance s'est encore accentuée. Les violences policières massives subies par les manifestants ont mis des mois à percer le mur d'indifférence médiatique, alors que les rédactions relayaient en boucle les images des affrontements tout en saluant et en documentant avec délectation la militarisation du maintien de l'ordre. Depuis, qu'il s'agisse de couvrir la moindre manifestation d'ampleur nationale, une nuit de révolte dans un quartier populaire, un fait divers crapoteux ou l'installation d'une zone à défendre (ZAD), la plupart des médias dominants ont recours au prisme sécuritaire du maintien de l'ordre. Les points de vue qui contredisent la communication des institutions répressives sont le plus souvent ignorés et, quand les nombreuses organisations de gauche mobilisées sur ces questions trouvent à s'exprimer, leurs explications ou leurs propositions sont dénigrées. Les moyens d'action politique (happenings, blocages, grèves, etc.) ne sont plus considérés que comme des perturbations de l'ordre… qu'il faut rétablir urgemment.
Tout au long de ce quinquennat, toutes les composantes de la gauche ont été à un moment ou à un autre la cible de cabales médiatiques. Comme à l'accoutumée, à l'occasion de chaque mouvement social, les syndicats furent vilipendés, leurs responsables morigénés en direct sur toutes les antennes. Régulièrement, les organisations écologistes qui réclament des mesures vigoureuses pour lutter contre le réchauffement climatique et le désastre environnemental sont tournées en ridicule et caricaturées en « khmers verts » par les plus grandes vedettes du journalisme. À plusieurs reprises, les mêmes ont entrepris de traquer d'introuvables « islamo-gauchistes » ou leurs succédanés « wokistes » et « décoloniaux » qui gangrèneraient La France insoumise ou, pire, l'Université. Jusqu'au feu d'artifice final contre la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) lors des élections législatives de juin 2022. Dans la plupart des médias se déchaîna une campagne d'une violence inouïe contre l'accord et chacun de ses protagonistes. Il ne s'agissait alors plus d'information mais bien d'une mobilisation de toute l'éditocratie, unanime contre une alliance et un programme remettant en cause la soumission de la gauche à un certain nombre de dogmes libéraux et n'entendant pas céder au cours autoritaire de la vie politique. Une union clairement campée à gauche, dont l'existence même et le relatif succès dans les urnes constituent un camouflet pour les médias dominants.
Deux ans plus tard, la guerre médiatique contre la coalition du Nouveau Front populaire, constituée en vue des élections législatives après la dissolution de l'Assemblée nationale par Emmanuel Macron en juin 2024, a pris des allures de bis repetita [7]. Feuilletonnant les « batailles pour Matignon » jusqu'à plus soif, les médias dominants ont réussi à faire oublier la victoire de la gauche aux élections, normalisant le coup de force antidémocratique du camp présidentiel [8]. La France insoumise est demeurée, à cette période, leur cible privilégiée [9].
Dans la roue du pouvoir politique et de très nombreux partis d'opposition, gauche comprise, les grands médias sont même parvenus à accoler au mouvement dirigé par Jean-Luc Mélenchon le stigmate de « parti antisémite » depuis le 7 octobre 2023. Dès le lendemain des massacres commis par le Hamas, le journalisme dominant a épousé le récit du gouvernement d'extrême droite israélien et a étouffé l'ensemble des voix et des mouvements de solidarité avec le peuple palestinien. S'est ainsi enclenchée la plus vaste et la plus violente campagne de diabolisation que la sphère politico-médiatique ait entreprise à l'endroit de mouvements sociaux et politiques contestataires au cours des dernières décennies [10].
À la manière d'un redoutable accélérateur, la question palestinienne a cristallisé un processus à l'œuvre depuis plus de dix ans dans les champs politique et journalistique, consistant à vilipender la gauche dite « extrême », tout en promouvant l'extrême droite… et ses visions du monde. Gardiennes autoproclamées du « cercle de la raison », les chefferies éditoriales se radicalisent et s'alignent toujours plus ouvertement sur le pôle réactionnaire de la vie publique, avec lequel elles communient dans une fuite en avant autoritaire et islamophobe.
Opérant précisément à la manière d'un trait d'union, la mouvance d'extrême centre gravitant autour du Printemps républicain occupe de nouveau un rôle majeur dans la conjoncture. L'influence dont jouit ce petit nombre d'éditorialistes, essayistes et polémistes au sein du champ journalistique – et des sphères de pouvoir, plus généralement – est d'autant plus importante qu'ils disposent d'un organe de presse à leur image et fait par eux, Franc-Tireur, largement légitimé, repris et cité par les grands médias en dépit, ou plus précisément en raison de sa nature indigente : un condensé d'éditorialisation et une synthèse du prêt-à-penser dominant. Sous la coupe du groupe Czech Media Invest – propriété du milliardaire Daniel Kretinsky et dont la présidence est assurée par l'illustre Denis Olivennes –, l'hebdomadaire devrait même bénéficier d'une « déclinaison » sur la TNT en 2025. Tandis que l'empire Bolloré continue de doper la droitisation et le confusionnisme ambiants, le pluralisme n'en finit plus de s'étioler… Dans un tel contexte, c'est la possibilité même de l'existence de la gauche dans le débat public – c'est-à-dire une apparition qui ne soit pas préalablement entachée de discrédit voire de diffamation systématique – qui est tout simplement en jeu.
Deux ans ont passé… et ce sont bien l'ensemble des dynamiques décrites dans ces pages qui ont redoublé d'intensité. Mobilisation de l'éditocratie contre les opposants à la réforme des retraites début 2023 [11] ; rappels à l'ordre et triomphe des injonctions sécuritaires au moment des révoltes des quartiers populaires en juin 2023 [12] ; accompagnement de la répression lors des manifestations écologistes, notamment à Sainte-Soline [13] ; surexposition outrancière de Jordan Bardella, la tête de liste du Rassemblement national aux élections européennes [14] ; relégation du journalisme social face à la suprématie des actionnaires du CAC40, qui accaparent les bénéfices de la politique économique d'Emmanuel Macron à mesure qu'ils licencient massivement partout en France [15]…
On ne compte plus les symptômes de la débâcle du « quatrième pouvoir », dévoyant les missions d'information et de pluralisme qui, en théorie, le consacrent historiquement comme un pilier de la démocratie. Nous ne tirons aucune satisfaction à voir les diagnostics ici posés demeurer d'une brûlante actualité. Plutôt la conviction que le combat pour une réappropriation démocratique des médias est, aujourd'hui encore davantage qu'hier, une nécessité politique de premier plan.
Pauline Perrenot, Les médias contre la gauche, Agone, 2025, p. 7-19.
[1] Serge Halimi, Quand la gauche essayait. Les leçons du pouvoir (1924, 1936, 1944, 1981), Agone, 2018.
[2] Pierre Rimbert, « Il y a quinze ans, “Vive la crise !” », Le Monde diplomatique, février 1999.
[3] Serge Halimi, Le Grand Bond en arrière. Comment l'ordre libéral s'est imposé au monde, Agone, 2012.
[4] Serge Halimi, Les Nouveaux Chiens de garde, Raisons d'agir, 2022.
[5] Michael Christofferson, Les Intellectuels contre la gauche. L'idéologie antitotalitaire en France (1968-1981), Agone, 2014.
[6] Mathias Reymond et Grégory Rzepski, Tous les médias sont-ils de droite ?, Acrimed & Syllepse, 2008.
[7] Mathias Reymond, « Les médias en guerre contre le Nouveau front populaire », Acrimed, 5 juillet 2024.
[8] Jérémie Moualek, « La "bataille pour Matignon" : comment les médias ont fait oublier l'élection », Acrimed, 15 octobre 2024.
[9] Pauline Perrenot, « Le "chaos" de l'"alliance brun-rouge" : face à la censure, l'éditocratie en roue libre », Acrimed, 6 décembre 2024.
[10] « Israël-Palestine, le naufrage du débat public », Médiacritiques, n°49, janvier-mars 2024 ; « Maccarthysme médiatique », Médiacritiques, n°51, juillet-septembre 2024 et « Médias et Palestine », Médiacritiques n°53, hiver 2025.
[11] « Retraites : l'éditocratie avec Macron », Médiacritiques, n°46, avril-juin 2023.
[12] Mathias Reymond, « Mort de Nahel : de l'appel au calme au rappel à l'ordre », Acrimed, 12 juillet 2023 et Pauline Perrenot, « Nahel et révoltes urbaines : promenade à travers la PQR », Acrimed, 17 juillet 2023.
[13] Acrimed, « Sur BFM-TV, la police fait l'information », dans Avoir vingt ans à Sainte-Soline, sous la direction du Collectif du Loriot, La Dispute, 2024.
[14] Acrimed, « Ascension de l'extrême droite : les médias complices et coupables », Blast, 25 juin 2024.
[15] Acrimed, « Journalisme économique : 40 ans de propagande au service du capital », Blast, 3 novembre 2024.
17.04.2025 à 12:00
Acrimed
Parution le 28 avril.
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17.04.2025 à 10:58
Pauline Perrenot
Silence dans les 20h, silence des quatre principales chaînes d'information en continu.
Saluons l'énorme mobilisation des directions de Franceinfo, BFM-TV, LCI et CNews pour couvrir en direct le rassemblement des journalistes en soutien de leurs confrères et consœurs tués par l'armée israélienne à Gaza, organisé le 16 avril place de la Bastille à Paris, à partir de 18h :
« Die-in », multiples prises de parole de la part de syndicats, associations et journalistes… Rien de cette mobilisation de plus d'une heure et demie n'aura percé, en direct, les écrans des quatre principales chaînes d'information en continu. Seules TV5Monde et France 24 s'y sont intéressées, accordant une fenêtre à leurs reporters sur place et, dans le cas de France 24, un court plateau consacré ensuite aux journalistes palestiniens.
Les SDJ et les rédactions de Franceinfo, BFM-TV et LCI avaient beau être signataires de l'appel ayant initié cette manifestation, leurs directions avaient de toute évidence d'autres priorités éditoriales. « Révélations sur les enfants "cachés" de Musk » (LCI) ; « Droits du foot : plus de match à la télé ? » (Franceinfo) ; « Dette : une mauvaise gestion des finances publiques » (CNews) ; « Censure : Bayrou passera-t-il l'été ? » (BFM-TV) ; « Déficit : "Il faut travailler plus" (F. Bayrou) » (LCI) ; « Les écologistes : un frein à la réindustrialisation ? » (Franceinfo) ; « Palmade : un justiciable pas comme les autres ? » (BFM-TV) ; « La leçon de Safran aux écolos » (LCI) ; « Plutôt cassoulet que couscous ? » (CNews)… Au milieu des « prisons attaquées » et de la crise diplomatique entre la France et l'Algérie, les chefferies médiatiques donnent ici un sens aigu de leurs préoccupations sur le fond, mais aussi des dispositifs qu'elles privilégient sur la forme : au détriment de reportages en direct, des plateaux de commentaire… à n'en plus finir.
Ne cherchez pas une image en direct du rassemblement : il n'y en aura aucune. Rien non plus aux 20h de TF1 et France 2, dont les SDJ étaient également parties prenantes de l'appel, lequel rappelait pourtant un bilan accablant : « près de 200 professionnels des médias palestiniens » tués par l'armée israélienne, soit, « dans l'histoire de [la] profession, tous conflits confondus, […] une hécatombe d'une magnitude jamais vue ». Mais il y avait là encore plus urgent : « L'agneau, une viande qui a toujours la cote ! », « Castors : attention aux dégâts ! », « Dans les coulisses des entraînements de la police » du côté de TF1, et, pour France 2, « Assurances auto : à chaque région son tarif » ou encore « Paris : quand les touristes sont pris pour des pigeons ». Circulez…
Pauline Perrenot
Post-scriptum : À défaut, c'est sur les réseaux sociaux que l'on pouvait suivre des diffusions en direct du rassemblement : par exemple Reporters solidaires sur Instagram, Off investigation sur TikTok ou encore Clément Lanot sur X. Des reportages vidéos ont notamment été publiés par l'AFP ou L'Humanité.
16.04.2025 à 10:12
Tribune et appel à rassemblements.
- « Indépendance ? » Procès, violences et répression / Gaza, Israël, PalestineNous relayons cette tribune, parue le 13 avril simultanément dans plusieurs médias, dont L'Humanité, Le Monde ou encore Libération. En parallèle, deux rassemblements sont appelés pour ce mercredi 16 avril, 18h : devant l'Opéra Bastille, à Paris, et sur le Vieux-Port, à Marseille.
Ce n'est pas courant pour un journaliste d'écrire son testament à l'âge de 23 ans. C'est pourtant ce qu'a fait Hossam Shabat, correspondant de la chaîne qatarie Al-Jazeera Moubasher dans la bande de Gaza. Le jeune homme, conscient que les bombardements israéliens sur le territoire palestinien ont drastiquement réduit l'espérance de vie des membres de sa profession, a composé un court texte, à publier s'il devait lui arriver malheur.
Ces mots ont finalement été postés sur les réseaux sociaux lundi 24 mars. « Si vous lisez ceci, cela signifie que j'ai été tué » : ainsi commence le message dans lequel le reporter évoque ses nuits à dormir sur le trottoir, la faim qui n'a jamais cessé de le tenailler et son combat pour « documenter les horreurs minute par minute ». « Je vais enfin pouvoir me reposer, quelque chose que je n'ai pas pu faire durant les dix-huit mois passés », conclut le reporter palestinien, tué par un tir de drone israélien sur la voiture dans laquelle il circulait, à Beit Lahia, dans le nord de Gaza. Un véhicule qui portait le sigle TV et le logo d'Al-Jazeera.
En un an et demi de guerre dans l'enclave côtière, les opérations israéliennes ont causé la mort de près de 200 professionnels des médias palestiniens, selon les organisations internationales de défense des journalistes, telles Reporters sans frontières, le Comité pour la protection des journalistes et la Fédération internationale des journalistes, en lien avec le Palestinian Journalists Syndicate. Dans l'histoire de notre profession, tous conflits confondus, c'est une hécatombe d'une magnitude jamais vue, comme le démontre une récente étude de l'université américaine Brown.
Au moins une quarantaine de ces journalistes, à l'instar de Hossam Shabat, ont été tués stylo, micro ou caméra à la main. C'est le cas d'Ahmed Al-Louh, 39 ans, caméraman de la chaîne Al-Jazeera, qui a péri dans une frappe aérienne, alors qu'il tournait un reportage dans le camp de réfugiés de Nusseirat, le 15 décembre 2024. Et d'Ibrahim Mouhareb, 26 ans, collaborateur du journal Al-Hadath, tué par le tir d'un char, le 18 août 2024, alors qu'il couvrait le retrait de l'armée israélienne d'un quartier de Khan Younès. Des cas soigneusement documentés par les organisations précitées.
Tous ces confrères et consœurs portaient un casque et un gilet pare-balles, floqué du sigle « Press », les identifiant clairement comme des professionnels des médias. Certains avaient reçu des menaces téléphoniques de responsables militaires israéliens ou bien avaient été désignés comme des membres de groupes armés gazaouis par le porte-parole de l'armée, sans que celui-ci fournisse des preuves crédibles à l'appui de ces accusations. Autant d'éléments qui incitent à penser qu'ils ont été délibérément visés par l'armée israélienne.
D'autres de nos collègues de Gaza sont morts dans le bombardement de leur domicile ou de la tente où ils s'étaient réfugiés avec leurs familles, comme des dizaines de milliers d'autres Palestiniens. C'est le cas de Wafa Al-Udaini, fondatrice du collectif de journalistes 16-Octobre, tuée dans une frappe sur la ville de Deir Al-Balah, le 30 septembre 2024, avec son mari et leurs deux enfants. Et d'Ahmed Fatima, une figure de la Maison de la presse de Gaza, une ONG soutenue par des bailleurs européens, qui formait une nouvelle génération de journalistes. Le 13 novembre 2023, un missile a frappé l'étage de l'immeuble où il résidait avec son épouse et leur fils de 6 ans, dans la ville de Gaza. Les parents ont réchappé à l'explosion mais l'enfant a été blessé au visage. Ahmed Fatima l'a pris dans ses bras et s'est précipité dans la rue pour l'amener à l'hôpital. A peine avait-il parcouru cinquante mètres qu'un second missile s'abattait à proximité de lui et le tuait. Six jours plus tard, le 19 novembre, le fondateur et directeur de la Maison de la presse, Bilal Jadallah, mourrait à son tour dans le tir d'un char israélien sur son véhicule.
D'autres ont survécu, mais dans quelles conditions ? Le journaliste reporter d'images Fadi Al-Wahidi, 25 ans, est paraplégique depuis qu'une balle lui a sectionné la moelle épinière, le 9 octobre 2024, alors qu'il filmait un énième déplacement forcé de civils, ainsi que l'a rapporté le média d'investigation Forbidden Stories. Wael Al-Dahdouh, célèbre correspondant d'Al-Jazeera à Gaza, a, quant à lui, appris la mort de sa femme et de deux de ses enfants dans un bombardement, en plein direct, le 25 octobre 2023. Pour les journalistes palestiniens, « couvrir » la mort d'un collègue ou d'un proche fait désormais partie d'une macabre routine.
Nous déplorons également la mort des quatre journalistes israéliens qui ont péri dans l'attaque terroriste menée par le Hamas le 7 octobre 2023, ainsi que celle de neuf confrères libanais et d'une consœur syrienne lors de frappes israéliennes. Mais l'urgence est aujourd'hui à Gaza. Pour tous les défenseurs des droits humains, un constat s'impose : l'armée israélienne cherche à imposer un black-out médiatique sur Gaza, à réduire au silence, autant que possible, les témoins des crimes de guerre commis par ses troupes, au moment où un nombre croissant d'ONG internationales et d'instances onusiennes les qualifient d'actes génocidaires. Cette volonté de faire obstacle à l'information se traduit également par le refus du gouvernement israélien de laisser la presse étrangère pénétrer dans la bande de Gaza.
N'oublions pas la situation en Cisjordanie occupée, où l'on commémorera, dans quelques jours, les trois ans de la mort de Shireen Abu Akleh. La correspondante vedette d'Al-Jazeera a été abattue à Jénine, le 11 mai 2022, par un soldat israélien qui n'a eu aucun compte à rendre pour son crime. Hamdan Ballal, coréalisateur de No Other Land, oscar 2025 du meilleur documentaire, a été agressé par des colons, le 24 mars, puis a été arrêté par des soldats dans l'ambulance qui l'emmenait se faire soigner : cela témoigne de la violence à laquelle s'exposent ceux qui tentent de raconter la réalité de l'occupation israélienne. Cela révèle aussi l'impunité offerte quasi systématiquement à ceux qui cherchent à les faire taire.
En tant que journalistes, viscéralement attachés à la liberté d'informer, il est de notre devoir de dénoncer cette politique, de manifester notre solidarité avec nos collègues palestiniens et de réclamer, encore et toujours, le droit d'entrer dans Gaza. Si nous demandons cela, ce n'est pas parce que nous estimons que la couverture de Gaza est incomplète en l'absence de journalistes occidentaux. C'est pour relayer et protéger, par notre présence, nos confrères et consœurs palestiniens qui font preuve d'un courage inouï, en nous faisant parvenir les images et les témoignages de la tragédie incommensurable en cours à Gaza.
Signataires : les syndicats de journalistes SNJ, SNJ-CGT et CFDT-Journalistes, Reporters sans frontières, le prix Albert-Londres, la Fédération internationale des journalistes, le collectif Reporters solidaires, la commission journalistes de la SCAM, les sociétés de journalistes et les rédactions des médias suivants : AFP ; Arrêt sur images ; Arte ; BFMTV ; Blast ; « Capital » ; « Challenges » ; « Le Courrier de l'Atlas » ; « Courrier International » ; « Le Figaro » ; France 2 ; France 3 rédaction nationale ; France 24 ; FranceInfo TV et franceinfo.fr ; « L'Humanité » ; L'Informé ; Konbini ; LCI ; « Libération » ; M6 ; « Mediapart » ; « Le Monde » ; « Le Nouvel Obs » ; Orient XXI ; « Politis » ; « Le Parisien » ; Premières Lignes TV ; Radio France ; Radio France Internationale ; RMC ; Saphirnews ; « Sept à Huit » ; « 60 millions de consommateurs » ; « Télérama » ; TF1 ; « La Tribune » ; TV5 Monde ; « L'Usine nouvelle » ; « La Vie ». Ce collectif organise mercredi 16 avril, à 18h, deux rassemblements simultanés : devant l'Opéra Bastille, à Paris, et sur le Vieux-Port, à Marseille.
15.04.2025 à 13:31
Pauline Perrenot
Le show et l'effroi.
- Les médias et le Front National / Front National, Marine Le Pen, Justice, Journalisme politiqueÀ la Une des grands médias, le traitement de la vaste affaire politico-financière dite des « assistants FN au Parlement européen » a tourné au fiasco journalistique. De spectacularisation en partis pris enflammés en défense du RN et de Marine Le Pen, en passant par une personnalisation quasi systématique des enjeux, cette séquence met à jour le niveau d'emprise du journalisme politique et de la communication sur l'information et le débat public, mais aussi l'ampleur de la banalisation du parti d'extrême droite et de la délinquance en « col blanc » dans une large partie de l'éditocratie.
Le 31 mars, le RN, Marine Le Pen et huit eurodéputés du parti, ainsi que douze assistants parlementaires mais aussi trois cadres – sur les quatre jugés – sont condamnés dans l'affaire des assistants FN au Parlement européen. Tous reçoivent des peines de prison ferme ou avec sursis. Comme le RN au titre de parti politique, nombre d'entre eux écopent individuellement d'amendes financières. Le tribunal correctionnel de Paris a enfin statué sur une peine d'inéligibilité pour certains prévenus : cinq ans avec application immédiate dans le cas de Marine Le Pen.
À défaut d'informer les téléspectateurs sur l'ampleur et les ressorts de cette vaste affaire politico-financière, la journaliste politique Nathalie Mauret (groupe de presse régionale Ebra) se lance dans un vibrant hommage à l'antenne de « C dans l'air » (France 5, 2/04) :
Nathalie Mauret : Marine Le Pen, ce qu'elle sait faire, c'est se battre. Et elle le fait super bien ! […] Regardez ce qu'elle a fait en 48 heures ! […] Tout de suite, toutes les décisions ont été prises. Qu'est-ce qu'il s'est passé ? On alerte la presse [nous soulignons, NDLR], on fait du bruit tout le temps. Donc ça a été les médias, tout de suite ; ça a été l'Assemblée, on a vu, tous, les images […]. C'est, ce matin encore, dans Le Parisien ; c'est une pétition en ligne ; c'est un meeting dimanche prochain où ils attendent énormément de monde au cœur de Paris ; c'est un tractage qui a déjà commencé, sur tous les marchés, là où ils ont des militants. […] Ce qu'ils ont fait, c'est absolument énorme. Et ça, c'est elle. C'est elle qui l'a imposé. Elle est battante et elle fait ce qu'elle sait faire.
Marine Le Pen n'aurait sans doute mieux plaidé pour elle-même… Reconvertie en communicante du RN, la journaliste du groupe Ebra entérine de surcroît le rôle de passe-plat des médias, témoignant tout à la fois de la conversion du journalisme politique en une dramaturgie insignifiante, mais également de la co-production du récit dominant entre les champs politique et journalistique dans cette affaire.
Si les bataillons du RN ont en effet « fait du bruit tout le temps », c'est parce qu'ils ont pu compter sur la servilité des grands médias pour l'amplifier : sans les seconds pour lui donner corps et résonance, l'opération de communication politique du premier n'aurait évidemment jamais eu la même ampleur, ni autant imprimé sa marque au débat public. Or, que des cadres du RN aient pu disposer « tout de suite » des médias ne va nullement de soi : jusqu'à preuve du contraire, les chefferies éditoriales demeurent libres de sélectionner les interlocuteurs de leur choix pour commenter une « actualité », au moment où elles le souhaitent, autant qu'elles restent maîtresses du dispositif qu'elles leurs octroient. En l'espèce, si l'invitation de cadres du RN n'est pas répréhensible par nature – quoiqu'en cas de condamnation pénale, ce sont bien les « cols blancs » qui bénéficient quasi exclusivement d'un tel privilège –, on peut légitimement s'interroger sur l'empressement des grands médias à les avoir sollicités d'emblée – et en masse – au détriment, notamment, d'intervenants issus du champ judiciaire ou de journalistes travaillant dans les pôles « justice » des rédactions ayant accessoirement, pour certains, assisté au procès en question. Et ce, nous y reviendrons, bien que la présence de ces derniers ne soit pas synonyme de traitement médiatique équitable.
Mais c'est peu dire que les chefferies éditoriales ont fait primer les règles de la « politique spectacle » sur l'information. Entre le 31 mars et le 7 avril 2025, nous avons dénombré les passages de 9 députés RN dans l'audiovisuel [1], mais aussi du député européen Jordan Bardella, du député Éric Ciotti (allié du RN), du maire de Perpignan Louis Aliot et de Marion Maréchal. Bilan des courses ? Au moins 77 invitations en une semaine – dont 48 au cours des trois premiers jours, portant la moyenne à 16 passages quotidiens à cette période ! Incluant des directs sur les chaînes d'information en continu, ce palmarès non exhaustif fait surtout apparaître une captation des formats médiatiques les plus exposés : le 20h de TF1, mais également 16 matinales audiovisuelles et nombre des émissions politiques parmi les plus prescriptrices du PAF – « L'événement » (France 2), « Les Grandes Gueules » (RMC), « C à vous » et « C ce soir » (France 5), « Le grand jury » (RTL), « BFM Politique » (BFM-TV) ou encore, dans le cas de Jordan Bardella, une matinale élargie sur Europe 1 et CNews (1/04) et une interview spéciale sur LCI (4/04).
Dès le 20h de TF1 – dont Marine Le Pen a profité au sortir du tribunal sous les yeux de près de sept millions de téléspectateurs –, les rédactions françaises disposaient de l'intégralité des éléments de langage du parti. Elles se sont pourtant livrées une véritable course à l'échalote et de concurrence mimétique en sensationnalisme, ont permis au tapage d'extrême droite de donner sa mesure. Comme le relevait le journaliste Youmni Kezzouf, au matin du 1er avril, « pour comparer la France à une dictature des juges, au choix : Laurent Jacobelli sur LCI, Marion Maréchal sur TF1, Sébastien Chenu sur FR2, Jordan Bardella sur Europe 1 [et CNews, NDLR], Edwige Diaz sur RFI, Louis Aliot sur BFM [et RMC, NDLR], Julien Odoul sur Sud Radio. » (Bluesky, 1/04) Ajoutons cet oubli : dans la matinale de France Info, successivement Julien Odoul – quelques minutes avant son passage à Sud Radio ! – et Jean-Philippe Tanguy, au micro du « 8h30 ». Avec un personnel en grève ce jour-là, la matinale de France Inter est restée sur la touche, mais son équipe a jugé nécessaire de rattraper le peloton : le 2 avril, Sébastien Chenu était dans les studios face à Sonia Devillers, sans oublier Jérôme Sainte-Marie, ancien candidat RN aux législatives, présent dans « Le débat du 7/10 » face au journaliste de Mediapart, Fabrice Arfi. Un goût de trop peu pour Apolline de Malherbe, qui, pour le deuxième jour consécutif, remit le couvert dans sa matinale en compagnie d'Éric Ciotti (RMC et BFM-TV, 2/04).
Du fait de ce 20h inaugural et de la centralité des matinales dans le champ journalistique, la communication du RN – faite de « tyrannie » des « juges rouges » et de « démocratie exécutée » – a saturé l'espace public dès le lendemain du procès, en plus de s'être taillée une place de choix à la Une de la presse.
Citant parfois les cadres du RN sans la moindre contradiction, toujours sous couvert de « décryptage », nombre de rédactions ont laissé libre cours à leur communication et calqué l'agenda médiatique sur le leur. En une semaine, les quatre chaînes d'information en continu ont notamment orchestré la diffusion en direct du rassemblement organisé par le parti place Vauban à Paris (6/04), mais aussi, pour trois d'entre elles [2], de la conférence de presse des cadres du RN (1/04) et des questions des députés d'extrême droite à l'Assemblée nationale (1/04). La co-production de « l'événement » entre les champs politique et journalistique est d'autant plus criante que dans le premier cas, les images (longuement) retransmises par les télévisions ont été fournies… par le RN, dont se sont également allègrement repus les JT en dépit de la présence de leurs propres journalistes sur place et quitte à livrer une représentation particulièrement déformée de la « foule des grands jours », dixit Jordan Bardella sur RTL [3] … Si les dirigeants de médias tendent à naturaliser ce type de séquences en les décrivant comme relevant d'un fonctionnement ordinaire de « l'information en continu », il en va bien de choix éditoriaux, hautement critiquables, en particulier lorsque les bandeaux fonctionnent comme de véritables hauts-parleurs pour l'extrême droite, service public et privé confondus…
Enfin, on ne peut que s'étonner du vocabulaire massivement mobilisé dans l'audiovisuel et dans la presse pour caractériser la propagande du clan Le Pen : de « riposte » en « contre-offensive », en passant par la « contre-attaque », le champ lexical dominant nourrit le climat de théâtralisation, endosse là encore la posture du parti et accrédite, en creux, la lecture d'une décision de justice politique en sous-entendant que cette dernière serait un acte de guerre et une « attaque », à laquelle les condamnés « riposteraient », qui plus est sur un terrain équivalent à celui des magistrats…
Dans un tel concert entretenant la confusion entre « communication politique » et « journalisme », il n'est pas étonnant que les faits judiciaires aient été relégués au second plan – pour ne pas dire aux tréfonds du débat public. Une première remarque s'impose à cet égard : à bien lire les titres de presse ou écouter les journaux d'information, on pourrait aisément retenir du jugement que seule Marine Le Pen a été condamnée. Les lunettes grossissantes sur la cheffe de file du RN sont telles que les médias dominants en oublient d'ailleurs bien souvent de mentionner les – vingt-trois ! – autres prévenus, participant de la construction d'un délit politico-financier en une vulgaire « affaire personnelle ».
Loin d'être propre au procès dit des « assistants parlementaires FN », ce biais majeur constitue sans doute l'un des leviers de dépolitisation les plus délétères du traitement médiatique des affaires politico-financières de la classe politique. En effet, ce réductionnisme individualise et personnalise à la fois les enjeux du procès et l'activité judiciaire en elle-même – son fonctionnement collégial, notamment –, activant de fait les ressorts sur lesquels le RN assoit sa théorie du complot. A fortiori lorsque, comme l'indique le Syndicat de la magistrature dans un communiqué (1/04), certains médias – et non des moindres, à l'instar du 20h de TF1 [4] – « sont allés jusqu'à diffuser la photographie de la présidente du tribunal ayant rendu la décision, suggérant que la condamnation en cause résulterait d'un face-à-face entre deux individualités, là où un tribunal a statué en droit au terme d'un processus juridictionnel. » Dans un numéro de la revue du syndicat, Délibérée, nous co-écrivions en 2020 que la médiatisation des « scandales » tend en effet, bien souvent, à mettre « en scène un·e juge qui, comme au bon vieux temps des Parlements de l'ancien régime, semble avoir toute latitude pour trancher le litige qui lui est soumis, sans règles particulières à respecter et faire respecter », en plus de se focaliser « sur telles circonstances particulières ou telles trajectoires personnelles des auteurs ou autrices [en procès], sans mettre en question les structures économiques et institutionnelles qui permettent et favorisent ces malversations ni même leurs conséquences. »
Outre les faillites médiatiques persistantes dans les affaires visant Nicolas Sarkozy, la médiatisation de la condamnation du RN éclaire ces mécanismes d'une lumière crue. Loin d'avoir cherché à informer le public sur le fonctionnement de ce contre-pouvoir, les faits incriminés et les ressorts structurels ayant permis l'instauration d'un véritable système de détournement de fonds publics (plus de 4 millions d'euros sur douze ans), les cadrages des « débats » se sont majoritairement focalisés sur l'exécution provisoire de la peine d'inéligibilité dont a écopé Marine Le Pen, tout particulièrement dans l'audiovisuel.
Arrêt sur images (1/04) a par exemple observé que dans l'après-midi ayant suivi la condamnation du RN, sur les chaînes d'information en continu, « presque aucun des bandeaux […] ne citent les motifs de la décision de justice » : « Sur six heures d'antenne, LCI ne cite par exemple qu'une seule fois le chiffre de "40 contrats" frauduleux signés par Marine Le Pen et son parti, à partir de 2014. BFM-TV ne mentionne le chiffre que deux fois, en six heures. […] D'après notre script, CNews n'a jamais donné le nombre de contrats illégaux signés par le RN. »
L'art de systématiquement rater le cœur de cible n'est évidemment pas l'apanage des chaînes d'info. Citée dans « La lettre-enquête de Mediapart » (5/04), la journaliste Marine Turchi, fine connaisseuse de cette affaire pour l'avoir co-révélée au début des années 2010, explique qu'« une chaîne de télévision m'a quand même précisé qu'elle ne m'invitait pas "pour parler du jugement" mais de la question de la justice politisée, de l'"inéligibilité qui pourrait être contraire au vote populaire" ». Le premier « 13h » de France 2 à traiter du procès, le 1er avril, met lui aussi la charrue avant les bœufs : « Pour qui voter en 2027 ? Les électeurs lepénistes divisés » et « Le RN en ordre de bataille autour de sa cheffe de file » sont les deux seuls sujets de l'édition consacrés à cette affaire. Au 20h le 31 mars, les enjeux judiciaires sont évoqués à la Une, mais rapidement escamotés au profit d'un feuilletonnage bien plus « fouillé » des conséquences politco-politiciennes : « Marine Le Pen inéligible. Coup de tonnerre à deux ans de la présidentielle » ; « Marine Le Pen : quel avenir politique ? » (31/03). Ces angles constituent même l'alpha et l'oméga de la couverture du lendemain (1/04) : « Le Rassemblement national et ses sympathisants contre-attaquent », « Le gouvernement sous pression », « Vers une candidature de Jordan Bardella ? »
Il en va strictement de même dans « 28 minutes » (Arte, 1/04), dont le cadrage – brillamment énoncé par Renaud Dély – donne une idée cristalline de la façon dont la rédaction appréhende le traitement éditorial de l'affaire judiciaire, et ce qu'elle estime légitime de « mettre en débat » dès sa première émission consacrée au procès :
Renaud Dély : Place maintenant à notre débat sur les conséquences de la condamnation de Marine Le Pen […]. Menacée d'être privée de la prochaine présidentielle, la cheffe de file de l'extrême droite s'en prend aux juges, qui auraient selon elle totalement violé l'État de droit. Alors, le tribunal a-t-il fait de la politique ou du droit ? L'inéligibilité d'un candidat est-elle contraire à l'exercice du droit de vote ? Ou, au contraire, la garantie d'une démocartie saine ? On en débat.
Un condensé de la quasi-totalité des biais journalistiques énoncés jusqu'à présent… CQFD : dans le champ journalistique, le RN est tellement normalisé que son cadrage de l'actualité, y compris à l'issue d'un procès accablant comme celui-ci, est non seulement reproduit mais construit, bien souvent, comme un périmètre indépassable [5].
Produit de la naturalisation des ressorts qui fondent « l'information-spectacle » et de l'obsession du journalisme politique pour l'élection présidentielle, nous y reviendrons, ce type de « débat » en dit également très long sur la manière dont les chefferies médiatiques conçoivent leurs dispositifs et le type d'interlocuteurs dont elles souhaitent s'entourer. Si des magistrats et d'autres professionnels issus du champ judiciaire ont bel et bien eu voix au chapitre – en particulier dans la presse, en tribune –, ils n'ont pas constitué le gros des troupes sollicitées pour commenter cet événement. La prédominance de cadrages très éloignés des enjeux judiciaires constitue en outre une contrainte en soi sur leur capacité à s'exprimer et à se faire entendre, a fortiori sur des plateaux surnuméraires où pullulent les toutologues.
Dans les trois émissions consécutives de « C dans l'air » (France 5) conscarées à la condamnation du RN par exemple, loin devant les juristes (3 invitations), ce sont bien les journalistes et éditorialistes qui ont tenu le haut du pavé (7), auxquels s'ajoutent les sondologues et autres « analystes politiques » (3). Dans la deuxième catégorie, le journaliste d'investigation Laurent Valdiguié (Marianne) est le seul à avoir assisté au procès. Il n'en est pas moins fatalement mis sur le même plan que les omniprésents de Franc-Tireur (Christophe Barbier), France Télévisions (Nathalie Saint-Cricq), Les Échos (Cécile Cornudet) ou encore Le Point (Nathalie Schuck).
Dans la même veine, les matinaliers de France Inter ont opté pour de véritables spécialistes à l'occasion de leur premier « grand entretien » sur la question (2/04) :
- Nicolas Demorand : Table ronde ce matin […] après le séisme politique issu de la condamnation de Marine Le Pen lundi. Deux politologues, deux spécialistes de la chose politique et de l'opinion à notre micro Léa.
- Léa Salamé : Brice Teinturier, directeur général délégué d'Ipsos et Jérôme Jaffré, chercheur associé au Cevipof, bonjour à tous les deux.
Aussi la première question de Nicolas Demorand fut-elle naturellement à l'image de ces « spécialistes de la chose politique et de l'opinion » : « Avant de voir les conséquences pour 2027 et la reconfiguration de la scène politique, […] auriez-vous imaginé que la favorite des sondages soit à ce jour interdite de présidentielle ? » Vous avez dit misère ?
Même hiérarchie au Point. Dans le numéro du 3 avril, le papier du rédacteur « justice » présent au procès arrive après six pages de politique politicienne signées de l'éditocrate en herbe (et très droitier) Charles Sapin. Et parmi les interlocuteurs sollicités en interview ou en tribune, on dénombre un sondologue, un historien, trois politologues, un philosophe médiatique (Alain Finkielkraut), un maître de conférences en droit public (Benjamin Morel) et un ancien secrétaire du Conseil constitutionnel (Jean-Éric Schoettl).
Soulignons à cet égard que si l'étiquette « juriste » – ou assimilée, rattachant vaguement l'intéressé au « monde judiciaire » – sert régulièrement de caution, elle ne fait pas nécessairement l'expertise en matière de droit pénal et, singulièrement, s'agissant d'affaires de malversations politico-financières. « Je ne suis pas pénaliste, je ne veux donc pas entrer dans le fond du dossier », commente par exemple Benjamin Morel – livrant de fait son opinion sur… la « stratégie » du RN –, lequel incarne, du reste, l'un des commentateurs tout terrain les plus prisés par les médias ces dernières années, et à cette occasion encore, de Libération (1/04) au JDD (2/04) en passant par Le Figaro (31/03), L'Opinion (31/03), Europe 1 (31/03), BFM-TV (2/04) ou « C dans l'air » (2/04). Quant à l'ancien secrétaire du Conseil constitutionnel, Jean-Éric Schoettl, sa formation est celle d'un ingénieur et haut-fonctionnaire d'État, ce qui l'autorise visiblement à dénoncer une décision de justice « à la fois critiquable en droit et déstabilistarice par ses effets délétères sur le climat politique du pays », consistant notamment à « priver 11 millions de Français de leur candidate naturelle à la principale élection du pays » [6].
Un brouillage des frontières des champs de spécialisation : voilà à quoi sert également Noëlle Lenoir, ex-présidente du comité d'éthique de Radio France, ancienne ministre sous Jacques Chirac, mais plus régulièrement présentée sous ses casquettes d'avocate et membre honoraire du Conseil constitutionnel, dernièrement très prisée par la presse de droite. Dans Le Figaro par exemple (2/04), on lira avec un intérêt certain ses envolées lyriques sur « la tentation d'un messianisme judiciaire faisant perdre de vue aux juges leur vocation : juger en droit et non selon la morale », lesquels sont accusés de « se prononcer en justiciers, et ce, même si c'est au détriment des principes les plus profondément ancrés depuis des siècles dans notre droit pénal ».
Autre registre, même ambiance décrits par Marine Turchi – laquelle fut par ailleurs « décommandée au dernier moment par BFM-TV au profit d'un député Rassemblement national » – à propos du plateau de « 28 minutes » précédemment évoqué [7] : « Je me suis retrouvée […] avec Maxime Thiébaut, présenté comme "avocat et docteur en droit public". Mais il n'est pas dit que c'est un ancien candidat du Front national et l'ex-vice-président des Patriotes, le mouvement de Florian Philippot », qui fit d'ailleurs des apparitions à l'antenne de CNews et d'Europe 1, dans l'émission de Cyril Hanouna, au cours de la période.
Bilan ? Par méconnaissance, paresse, suivisme ou du fait de leurs œillères « politiciennes », la plupart des grands médias se montrent généralement incapables – et ça ne date pas d'hier – de rendre compte des questions et décisions de justice de manière équitable, réputées de surcroît trop « complexes » ou « rébarbatives » pour le public – qui a bon dos – au sein des chefferies médiatiques. Comme de coutume, la pluralité des registres, des angles et des expressions remplace un véritable pluralisme et concourt à la cacophonie ambiante : d'éclatement en renversement des hiérarchies, l'outrance et l'opinion sont mis sur le même plan que l'exposé des faits les plus élémentaires et les grands médias jettent dans l'arène les intervenants aux statuts les plus hétérogènes en prétendant les faire « débattre » à « armes égales »... L'idée n'est pas de décréter qu'aucune discussion ne saurait avoir lieu quant à cette décision de justice, mais de déplorer l'absence d'information structurée et des conditions nécessaires à un débat réellement éclairé.
C'est que la séquence a terriblement pâti de l'emprise du journalisme politique sur l'information et, plus particulièrement, de sa pratique dominante, obsessionnelle et aveugle consistant à commenter toute actualité classée de près ou de loin comme « politique » au prisme des échéances électorales (l'élection présidentielle), traitées qui plus est sous la forme d'une course de petits chevaux. Dimanche 6 avril, le rassemblement organisé par le RN, la mobilisation antifasciste appelée en réaction par La France insoumise et Les Écologistes et, enfin, le meeting de Gabriel Attal ont d'ailleurs été décrits partout comme « trois meetings » : un « dimanche aux airs de campagne électorale » ayant sonné « le coup d'envoi de la présidentielle » selon France Info (6/04) et « le lancement de la campagne présidentielle » pour France Inter (6/04)…
« [Marine Le Pen] "privée de 2027" (LCI). Sans elle, "quel avenir pour le RN ?" (CNews). "Marine Le Pen ne pourra pas se présenter en 2027" (CNews). […] "Le Pen inélégible : un scandale démocratique ?" (BFMTV) » : réalisée par Arrêt sur images, cette brève recension des bandeaux des chaînes d'info, commune à de très nombreux médias, suffit à donner le ton, et s'ajoute à la litanie des commentateurs qui, de RTL à France 2 en passant par France Info, LCI et bien d'autres, ont repris à leur compte la formule de la cheffe du RN selon laquelle sa condamnation équivaudrait à une « mort politique » [8]. « Les juges ont considéré le calendrier politique pour flinguer Marine Le Pen, c'est ça qui me choque ! », va même jusqu'à réagir François Lenglet (LCI, 31/03), dont les réactions n'ont rien à envier à celles du rédacteur en chef du Figaro Guillaume Tabard – « C'est bien la députée du Pas-de-Calais, en tant que personnalité politique, qui est exécutée » (31/03) –, ni à celles des estafiers de Vincent Bolloré, patiemment observés par Samuel Gontier : de Sonia Mabrouk éructant contre « une forme de peine de mort politique ou démocratique » à Ivan Rioufol, qui s'insurge contre « un coup d'État permanent des juges » – un « putsch judiciaire » selon l'inénarrable Joseph Macé-Scaron (CNews, 31/03).
L'hyper-personnalisation de l'élection présidentielle va tellement de soi que les commentateurs – rabâchant jusqu'à plus soif la popularité de Marine Le Pen dans les sondages – en arriveraient presque à faire croire que la peine d'inéligibilité s'est appliquée au RN en tant quel ! Pire : nombre d'entre eux accréditent plus ou moins explicitement l'accusation – portée par Marine Le Pen elle-même – du « vol » d'une élection… qui n'a pas eu lieu. « Dans les sondages, Marine Le Pen est l'une des personnalités préférées des Français et elle arrive très largement en tête des intentions de vote présidentielles, au point de faire figure de favorite de la compétition dont le jugement de ce lundi la prive. Si trouble il y a, c'est en créant le sentiment d'une élection volée », ose par exemple Guillaume Tabard (Le Figaro, 31/03). À sa suite, Éric Chol, directeur de la rédaction de L'Express, régulièrement présent sur les plateaux de Franceinfo, pousse l'orwellisation un peu plus loin en dénonçant un « déni de démocratie » :
Éric Chol : Seraient-ils devenus fous, ces juges qui, au nom du droit, mettent le feu à la pampa ? On avait testé, il y a moins d'un an, la dissolution : merci Emmanuel Macron. […] Lundi 31 mars a commencé l'épisode 2 de la dissolution, encore plus obscur et délétère : l'altération. Car c'est bien de cela qu'il s'agit : l'altération de notre démocratie fondée sur l'état de droit, avec des juges qui appliquent la loi « au nom du peuple français ». […] Le droit s'est imposé, tant mieux. Mais le peuple a été oublié et la crise politique est devant nous. (L'Express, 3/04)
Il est particulièrement frappant d'observer la quasi-totalité de l'éditocratie installer aujourd'hui la petite musique du « vol » d'une élection imaginaire alors qu'il y a quelques mois, la corporation s'appliquait méthodiquement à faire oublier la victoire de la gauche aux élections législatives – bien réelles quant à elles –, tout en stigmatisant l'ensemble des interlocuteurs qui cherchaient alors à dénoncer le coup de force d'Emmanuel Macron qui en ignora les résultats. Non moins éloquente est l'obsession des journalistes politiques à prophétiser les conséquences « néfastes » d'une future échance électorale sans Marine Le Pen… et leur silence assourdissant quant aux préjudices qu'un détournement massif d'argent public aura engendrés sur le cours de la vie démocratique et politique durant la dernière décennie, marquée, accessoirement, par l'ascension du parti incriminé.
Mais rien n'arrête les éditocrates dans leur course folle à la banalisation de l'extrême droite et de ses mots d'ordre les plus outranciers. Dans la grande tradition du journalisme politique, les commentateurs (et grands démocrates) ont d'ailleurs ouvert une seconde zone de réalité parallèle en alignant les conjonctures sur le profil et l'avenir politiques… du « dauphin de Marine Le Pen », à grand renfort de sondages concotés pour l'occasion. « Évidemment, depuis ce matin, les regards sont tournés vers Jordan Bardella », résume Caroline Roux sur France 5 (31/03), anticipant les commentaires qui, partout de l'audiovisuel à la Une de la presse, allaient fleurir au cours des jours suivants concernant cet « as de la comm' » qui « présente bien, […] à l'aise à la tribune » (Alba Ventura, TF1, 3/04). Une mise au premier plan – et une riche séquence de légitimation – dont n'aurait sans doute pas rêvé l'intéressé, à nouveau, et dans de telles proportions…
Las… On ne saurait clore le panorama de ce nouveau fiasco journalistique sans relever les plaidoyers de quelques fines fleurs de l'éditocratie en faveur de l'État de droit. Véritables remparts à la propagande de l'extrême droite et de certains membres du gouvernement contre les « juges rouges » (Bruno Retailleau sur France 2, 3/04), on aura notamment entendu Nathalie Saint-Cricq déplorer que les magistrats aient « un petit peu eu la main lourde » (20h France 2, 31/03) [9] ; Christophe Barbier déclarer en comparant les affaires Bayrou, Fillon et Le Pen qu'« évidemment, les électeurs se disent la justice fait ce qu'elle veut, quand elle veut, en fonction de ce qu'elle veut comme impact sur la politique. Comment les contredire ? » (France 5, 31/03) ; Charles Consigny affirmer « qu'on n'est quand même pas très loin du stalinisme » (BFM-TV, 31/03) ; Anne Rosencher craindre « que la démocratie libérale n'en ressorte affaiblie, et que cette décision de justice ne nous promette un ciel encore plus sombre encore » (L'Express, 3/04) ; le directeur des rédactions du Figaro Alexis Brézet titrer son édito « Les juges contre le peuple ? » (Europe 1, 1/04), en écho à son directeur délégué, Vincent Trémolet de Villers : « Inéligibilité de Marine Le Pen, le "droit" contre le "peuple" » (Le Figaro, 31/03).
Dans Le Parisien (6/04), Ruth Elkrief se demande quant à elle si « cette décision ne provoqu[e] pas, elle aussi, une forme de trouble à l'ordre public ». « Plutôt que de politisation des juges, ne peut-on pas parler de déconnexion ? », interroge l'éditocrate en connaissance de cause, avant de prescrire aux magistrats les peines qu'il eut été bon de privilégier, dans une démarche qui inspira le titre de sa chronique : « Chers juges, aidez-nous à défendre l'État de droit ! » On monte évidemment d'un cran au Point (3/04), où Franz-Olivier Giesbert dégaîne l'un des éditos hallucinés dont il a le secret. Entrevoyant « le spectre de la démocrature », l'éditorialiste tempête contre « le gouvernement des juges qui accélère l'affaissement de la République ». « Il faut changer [la loi] », intime-t-il à qui de droit, après avoir versé dans la calomnie et le complotisme bon teint :
Franz-Olivier Giesbert : Dans notre pays ces temps-ci, le danger vient surtout d'un parti sournoisement antisémite qui prône l'insurrection, je veux dire LFI, et d'une justice ultrapartisane de droit divin qui, profitant de la faiblesse de l'État, ne cesse d'avancer ses pions pour arriver à ses fins.
Quelques pages plus loin, Alain Finkielkraut est au bord de l'apoplexie au moment d'évoquer une « justice hors de ses gonds » :
Alain Finkielkraut : Aujourd'hui, rien n'arrête le pouvoir judiciaire. Rompant avec l'esprit du libéralisme, il ne connaît plus de limites. Il enfreint toutes les règles, bafoue tous les principes pour satisfaire ses pulsions justicières. […] Tous les moyens lui semblent bons pour écarter les responsables politiques qu'il juge mal-pensants et pour punir ceux qui ont osé contester ses pratiques.
Dans un tel climat, les appels séditieux de Cyril Hanouna à l'antenne d'Europe 1 ne dépareillent pas :
Cyril Hanouna : Y a eu Nicolas Sarkozy la semaine dernière, c'est dramatique ! […] J'ai peur pour mon pays. La France est en train de prendre un tournant qui est tout sauf celui que veulent les Français. Et aujourd'hui, je le redis, ou y'a un mec qui renverse tout, ou bien […] ça va être de pire en pire. […] Je suis désolé, les juges, la justice a tous les pouvoirs. (Europe 1, 31/03)
Démultiplication d'invitations au cadres du RN, reprise de leur communication jusqu'à la saturation, traitement déformé et déformant de la justice pénale, sensationnalisme et personnalisation des enjeux au mépris des faits, surreprésentation des toutologues, emprise du journalisme politique et de ses obsessions électorales, nouvelle séquence de « Bardellamania », plaidoyers outranciers contre les magistrats et l'État de droit… Face à la condamnation du RN, le bruit médiatique dominant a accompagné et amplifié le cadrage de l'extrême droite au point de le rendre hégémonique. Redoublant d'inconséquence, les médias qui participent du délabrement du débat public et des principes démocratiques s'interrogent : « Marine Le Pen face à la rediabolisation ? » (Le Figaro, 8/04 ; TF1, 8/04). « Le RN en voie de rediabolisation ? », se demandait déjà la veille « 28 minutes » (Arte, 7/04). Au terme de cette séquence, on peut sans mal affirmer que loin de rompre avec la normalisation du RN à l'œuvre depuis plusieurs décennies, nombre de grands médias ont réussi à convertir l'un des plus gros scandales de détournement de fonds publics en une vaste opération de communication et un « déni de démocratie », accréditant et légitimant les pires slogans de l'extrême droite contre l'État de droit.
Pauline Perrenot
[1] Marine Le Pen, Jean-Philippe Tanguy, Sébastien Chenu, Laure Lavalette, Laurent Jacobelli, Julien Odoul, Thomas Ménagé, Alexandra Masson et Caroline Parmentier.
[2] Sauf erreur de notre part, Franceinfo n'a pas retransmis en direct les deux premiers « événements ».
[3] Voir « Rassemblement du RN : les télés ont-elles masqué le flop ? », Arrêt sur images, 7/04.
[4] Voir « Procès Le Pen et Sarkozy : les télés contre les juges », Arrêt sur images, 3/04.
[5] Voir la tribune de la politiste Estelle Delaine dans Le Monde (1/04), « Condamnation de Marine Le Pen : "Le discours du RN imprègne le cadrage politico-médiatique du procès" ».
[6] On le retrouve également dans Marianne sur le même ton : « Le Pen inéligible : les juges se rebellent contre le Conseil constitutionnel… et contre les électeurs » (31/03).
[7] La citation est extraite de « La lettre-enquête de Mediapart » citée plus haut.
[8] À ce sujet, voir par exemple l'émission d'Arrêt sur images, « Marine Le Pen condamnée, état de droit bafoué à la télé », 4/04.
[9] Lire à ce sujet les communiqués du SNJ France Télévisions et de la CGT France Télévisions. « Nathalie Saint-Cricq, un problème », Acrimed, 5/04.