06.10.2025 à 10:29
Michel Rocca
Nous publions sous forme de tribune [1] une contribution de l'économiste Michel Rocca.
L'idée de la taxe Zucman agite fortement le débat politique au moment où des choix budgétaires difficiles du Premier ministre sont attendus. Pour une meilleure justice fiscale, l'économiste Gabriel Zucman propose en effet la création d'un impôt annuel minimal de 2% sur les patrimoines supérieurs à 100 millions d'euros.
En France, « toucher » au patrimoine des citoyens riches est toujours un moment où l'hystérisation tente de prendre le pas sur l'information et le débat citoyen.
Dans une déclaration au Sunday Times publiée le 20 septembre 2025, Bernard Arnault, PDG du groupe LVMH et première fortune de France, qualifie ainsi l'économiste Gabriel Zucman de « militant d'extrême gauche ». « On ne comprend pas les positions de M. Zucman si l'on oublie qu'il est d'abord un militant d'extrême gauche. A ce titre, il met au service de son idéologie (qui vise la destruction de l'économie libérale, la seule qui fonctionne pour le bien de tous) une pseudo-compétence universitaire qui, elle-même, fait largement débat », déclare-t-il.
Une partie des observateurs s'inquiète évidemment de la forme, tout en rappelant que l'idée que les milliardaires contribuent davantage aux charges communes est très majoritaire dans l'opinion, quelle que soit l'orientation politique des citoyens. « De la part du premier contributeur potentiel, environ 3 milliards d'euros annuel, on aurait aimé des faits, des arguments, pas cette diatribe qui convint davantage de la panique des ultra riches que de l'ineptie de la mesure » (Patrick Cohen, France Inter, 22/09/2025).
Mais l'habituel train de l'hystérisation du débat public sur la question de la taxation des riches est bel et bien lancé. Redoutable d'efficacité, cette hystérisation (ou exaltation exagérée) a une dynamique : elle est comme un ensemble de vannes qui libèrent des flots. Des flots d'exagérations dans le but de réduire à néant l'idée de Gabriel Zucman.
En évoquant la « pseudo compétence universitaire », le procès médiatique en amateurisme est légitimé. C'est la première vanne.
Agnès Verdier-Molinié, directrice de la fondation libérale IFRAP, est sans nul doute la plus offensive. Le 24 septembre sur BFM Business : elle a recalculé et les chiffres sont faux. Et d'ailleurs, il n'y a pas de taxation relativement faible des riches en France. Le 17 juin 2025 sur la même chaîne, elle parlait déjà « d'une manipulation des chiffres ». Zucman et son mentor Piketty s'appuient donc sur des données fausses.
Même si l'attaque est menée de manière plus civilisée, les opposants académiques à la taxe Zucman montent également au créneau en estimant, plus généralement, que l'idée ne tient pas.
Pour la journaliste Géraldine Woessner dans Le Point du 24 septembre, « si la taxe Zucman est plébiscitée par 68 % des Français, un sondage de l'institut Cluster17 pour "Le Point", révèle aussi une certaine confusion : on veut taxer les riches sans savoir vraiment qui ils sont ». Dans le même numéro du Point, Antoine Lévy, professeur à Berkeley, estime d'ailleurs que « les inégalités n'ont pas massivement augmenté ». Bref, il n'y a pas de problème de contribution insuffisante des riches à la solidarité nationale.
Pour Christian Saint-Etienne, Professeur d'économie, c'est encore plus simple : « Les fondements théoriques et politiques de la taxe Zucman sont faux. » (L'Opinion, 23/09)
Président du Conseil d'analyse économique, Xavier Jaravel explique pour sa part sur BFM-TV le 25 septembre qu'il serait plus efficace de proposer « un package de mesures » pour une meilleure justice fiscale plutôt qu'un dispositif inédit et « pas ciblé » comme la taxe Zucman. Ne voyant pas s'appliquer la taxe Zucman, il la considère comme une sorte de fenêtre d'Overton laissant la place à d'autres dispositifs… nécessairement plus efficaces.
Mais, dans tous les cas, ces interventions médiatiques ouvrent la première vanne du discrédit de l'économiste Zucman. Et, étrangement, le plein soutien de plusieurs Prix Nobel (Esther Duflo, Paul Krugman et Joseph Stiglitz) ne compte pas pour les médias. Les entrepreneurs peuvent dès lors déployer leur habituelle critique de la vérité du terrain entrepreneurial : les économistes ne connaissent rien à l'économie, « c'est pas ça la vraie vie » comme le rappelle Pierre Gattaz, ancien président du Medef sur Boursorama.
En instillant l'idée – grossièrement fausse – que Gabriel Zucman est un « militant d'extrême gauche », Bernard Arnault ouvre encore plus la deuxième vanne de l'hystérisation. L'ensemble des médias réactionnaires se voit conforté dans ses messages.
Ainsi, le 21 septembre 2025, le plateau d'Europe 1 animé par Eliot Deval, journaliste sur Europe 1 et CNews, disserte sur « l'audiovisuel public qui a comploté avec la gauche pour imposer le débat sur la taxe Zucman ».
En vérité, c'est le pedigree, évidemment caché, de Gabriel Zucman qui est scruté en recherchant les indices d'un activisme politique malsain.
Ainsi, le Journal du Dimanche du 20 septembre « dévoile » que Gabriel Zucman « a également participé aux programmes économiques de la Nupes puis du Nouveau Front populaire, tous deux bâtis sur une explosion supplémentaire de la fiscalité dans un pays déjà champion du monde des impôts. Son nom circule aussi à l'Institut La Boétie, laboratoire d'idées mélenchoniste. Quant à l'UE Tax Observatory, qu'il dirige, il est financé par l'Open Society Foundations du milliardaire et philanthrope de gauche George Soros. Autant de détails rarement mentionnés quand il prend la parole sur les chaînes publique ». Visiblement, apporter un soutien de citoyen-universitaire à un programme économique proposé au suffrage électoral est devenu un acte fondamentalement subversif, empêchant toute compétence et devant être rappelé à chaque prise de parole.
Comme le synthétise Jules Torres dans la même livraison du JDD, la taxe Zucman est « une arnaque fiscale »… « C'est le nouvel oracle fiscal. Gabriel Zucman n'est pas un chercheur neutre, mais un pur produit de la gauche intellectuelle. Élève de Thomas Piketty, prophète de "l'impôt-monde", professeur en Californie, directeur d'un observatoire financé par Bruxelles : bref, la caution académique d'une idéologie qui ne connaît qu'un seul verbe depuis vingt ans – taxer ». Avoir une sensibilité politique empêche de raisonner.
Et de conclure, « la France n'a pas besoin d'une taxe Zucman, elle a besoin d'un grand coup de tronçonneuse ». Chacun comprend que l'aspiration aux méthodes du libertarisme argentin constitue la toile de fond.
Mais, après avoir successivement ouvert les vannes de l'amateurisme et de la politisation de Gabriel Zucman, il restait encore une dernière vanne de l'hystérisation du débat que Bernard Arnault semble bien franchir par l'allusion à « une pseudo-compétence universitaire qui elle-même fait largement débat ». Il s'agit de la vanne de la calomnie sur la personne. C'est sans nul doute la plus terrible tant l'histoire nous montre qu'elle peut, très vite, avoir des conséquences tragiques par les flots qu'elle libère.
Lorsque Bernard Arnault évoque presque incidemment l'existence d'un « débat », il fait en fait allusion au refus de l'université de Harvard d'embaucher Gabriel Zucman... en 2018. Même si l'article du Huffington Post du 15 septembre 2025, montre très bien que cette pseudo-information n'est qu'une fake news émanant d'un groupe de réflexion libertarien conservateur (déjà très violemment critique des travaux de Thomas Piketty), la calomnie se répand. Harvard n'aurait pas recruté Zucman, déjà professeur dans la grande université publique de Berkeley… car il n'est tout simplement pas bon ! N'importe quel apprenti économiste sait évidemment que Zucman comme Piketty sont de très brillants économistes, mondialement reconnus et parmi les meilleurs de leurs générations.
Pourtant, les flots sont libérés. Ainsi, Thierry Breton sur France Info le 15 septembre 2025 n'hésite pas à reprendre « l'information » pour discréditer la qualité du promoteur de la taxe Zucman. Le Point du 17 septembre relaie cette calomnie en rappelant, en chapô de l'article, cette « information », et indique, par ailleurs, que Bernie Sanders avait même renoncé à reprendre les idées de Zucman. Si même son « camp » le désavoue, alors...
Cette vanne de l'hystérisation par la calomnie de la personne qui porte l'idée de taxer les riches est malheureusement habituelle dans l'histoire du capitalisme. L'hystérisation du débat sur la taxation des riches a d'ailleurs une histoire parfois tragique.
Ainsi, à la veille de la Première guerre mondiale, 1% des plus riches concentrent 55% de la valeur des patrimoines déclarés. Plusieurs tentatives infructueuses de créer un impôt sur le revenu échouent du fait d'opposants dénonçant une « inquisition fiscale » comme le rappelle Le Point du 16 février 2024. Aujourd'hui, nombre d'intervenants sur les plateaux des chaînes d'information en continu évoquent très vite « l'expropriation » que représenterait l'application de la taxe Zucman.
Le 15 janvier 1914, Joseph Caillaux, de nouveau ministre des Finances du gouvernement Doumergue, dépose un projet d'impôt annuel sur le capital, dans un but de solidarité nationale. Inspecteur des finances, spécialiste reconnu de fiscalité publique, précurseur de la lutte contre les paradis fiscaux, il revient, une nouvelle fois, avec un projet déjà maintes fois discuté puis rejeté politiquement dans les années 1900-1910.
Mais la calomnie (avérée ou pas) de la personne de Caillaux aura une nouvelle fois raison de son projet et de sa carrière. Le Figaro publie en effet une lettre qu'il adresse en 1901 à sa première femme. Cette lettre laisse apparaître une posture hypocrite de Caillaux [2] : « J'ai remporté un très beau succès : j'ai écrasé l'impôt sur le revenu en ayant l'air de le défendre » dit-il. Cet article s'inscrit en fait dans une stratégie violente de quotidiens de droite et du Figaro qui publie, à lui seul, 138 articles en 95 jours sur le projet de Caillaux.
Le 16 mars 1914, soit deux mois après l'annonce du projet d'impôt, Henriette Caillaux, seconde épouse du ministre, assassine d'un coup de revolver Gaston Calmette, directeur du Figaro. Caillaux démissionne immédiatement et le projet est abandonné. Lors de son procès, elle justifie son geste par le caractère insupportable de la campagne de presse calomnieuse dont son conjoint est la cible. C'est en 1916, après un chemin législatif encore compliqué, que l'impôt général sur les revenus sera finalement appliqué pour la première fois.
Les attaques de la presse de l'année 1914 ne sont en rien liées aux débats sur les problèmes techniques, politiques ou économiques que poseraient l'adoption d'une taxe nouvelle.
C'est systématiquement la moralité de la personne qui est visée jour après jour pendant des semaines. Ainsi, le 29 janvier 1914, le directeur du Figaro publie en première page un article intitulé « les combinaisons secrètes de Monsieur Caillaux ». Au moment où ce dernier présente son « fameux projet de fiscalité anti française et d'inquisition vexatoire » (l'impôt sur le revenu), l'article se propose de montrer, « chiffres à l'appui […] comment le Ministre des Finances a toujours été préoccupé d'obtenir les prébendes bien rétribuées, et que le souci des intérêts privés dont il s'est donné la garde […] l'a constamment porté à se concilier les sympathies agissantes des banques… ». Et chaque jour de ce début d'année 1914, Le Figaro aura cette posture. Et aucune parution des mois de janvier et février 1914 ne manquent de revenir sur la moralité, les étranges habitudes ou les prétendues errances du ministre Caillaux.
Si l'histoire de la taxation des riches n'est pas toujours aussi tragique (ici pour celui qui hystérise), l'hystérisation par la calomnie du porteur de projet reste par contre l'arme fatale dans le débat.
Sous l'ère progressiste aux États-Unis, par exemple, le projet de « recréer » un impôt sur le revenu [3] porté par les travaux du célèbre économiste progressiste Richard T. Ely dans les années 1880 fut ainsi très sévèrement combattu. Fait très inhabituel, le débat se déplaça de la sphère académique - il y avait des articles dans la revue Science - à la sphère médiatique. Et la violence du propos fut tout aussi inhabituelle pour le monde universitaire américain de la fin du 19e siècle.
Le plus écouté des libéraux de l'époque, Simon Newcomb, signa un article en 1886 dans The Nation, l'un des premiers magazines d'opinion américains à large diffusion. Critiquant plus globalement l'œuvre d'Ely, ses penchants socialistes et le caractère peu scientifique de ses travaux, le texte réclamait publiquement que Richard T. Ely soit chassé de l'université John Hopkins où tous deux étaient collègues. Et il fut entendu.
Proposer que la solidarité par l'impôt, en particulier celui des plus aisés, soit une règle de vie vertueuse en société est toujours risqué, en particulier pour celui qui le propose.
Michel Rocca
[1] Les articles publiés sous forme de « tribune » n'engagent pas collectivement l'association Acrimed.
[2] À lire le texte de Benoît Jean-Antoine de 2018 montrant de manière très intéressante les évolutions parfois étranges de la pensée de J. Caillaux.
[3] Aux États-Unis, l'impôt sur le revenu a été créé en 1861 afin de générer des revenus pour la guerre civile. Le Congrès a abrogé la taxe en 1872. L'impôt fédéral sur le revenu est finalement mis en place par l'intermédiaire du 16e amendement ratifié le 3 février 1913.
01.10.2025 à 10:20
Pauline Perrenot
Un tract pour les manifestations du 2 octobre.
- Les médias et les mobilisations sociales / Mouvements sociauxUn tract pour les manifestations du 2 octobre est disponible en pdf ici.
Sale temps pour l'éditocratie ! Après avoir patiemment contribué, il y a plus d'un an, à faire oublier la victoire de la gauche aux élections législatives, les chefferies éditoriales ont vu tour à tour tomber leur « homme de consensus » (Le Monde), alias Michel Barnier, et leur « homme du compromis » (L'Express), alias François Bayrou. Qu'à cela ne tienne ! Avec la nomination de Sébastien Lecornu au poste de Premier ministre, la presse reprend son souffle et télégraphie le discours des communicants, saluant « l'habileté et la rondeur » (Le Parisien) de ce « fin négociateur » (France Info), dont le CV passe au crible d'un journalisme politique impitoyable. « [Il] affiche de nombreuses qualités », analyse ainsi La Voix du Nord, avant d'entamer la liste : « capacités à gérer les crises » ; « talents éprouvés de négociateur parlementaire » ; « méthode préférant la subtilité à l'affrontement direct ». Etc. Journaliste… ou directeur RH ? Reste que parmi les plus vaillants gardiens de l'ordre, certains semblent perdre patience : « Les élus ne parviennent pas à imaginer des gouvernements fondés sur la négociation et le compromis », s'agace Le Monde, qui porte la voix d'un « cercle de la raison » inquiet, lassé de tant d'instabilité politique.
Aussi les grands médias n'ont-ils pas accueilli d'un très bon œil le mouvement social du mois de septembre. Face aux actions de blocage et aux manifestations syndicales, les chaînes d'information en continu ont émis tel un disque rayé – « extrême gauche - ultra-gauche - black bloc - casseurs - violence - chaos » – et les chefferies médiatiques ont suivi la feuille de route traditionnelle par temps de mobilisation : focalisation sur les « effets » des grèves – au détriment des causes ; invectives contre les manifestants ; interviews sous forme d'interrogatoires pour les syndicalistes ; sous-estimation de l'ampleur des manifestations…
À cela s'ajoute un journalisme de préfecture omniprésent : avant, pendant et après les mobilisations, l'angle sécuritaire verrouille le traitement médiatique, empêchant toute critique de la répression et favorisant une surenchère autoritaire dont les médias Bolloré n'ont nullement l'apanage… À propos du mouvement « Bloquons tout », le toutologue Nicolas Bouzou synthétise le crédo sur LCI : « C'est pas une manifestation populaire, ce sont des actes de délinquance qui sont extrêmement graves, qu'il faut traiter comme des actes de délinquance. » Dépolitiser et criminaliser la contestation sociale : telle est la tâche des acteurs répressifs, auxquels les médias dominants apportent tout leur concours.
Démobiliser d'une main ; appeler à la concertation de l'autre : le tableau ne serait en effet complet sans l'interventionnisme des chiens de garde en faveur des dominants. Partie prenante de chaque conflit social, ils n'aiment rien tant que mettre en scène le « dialogue social », prescrire la politique du « compromis », enjoindre aux représentants de salariés de négocier (à la baisse) et de s'aligner sur les préoccupations du patronat. Le tout pour mieux trier le bon grain « réformateur » de l'ivraie « jusqu'au-boutiste » au sein de la gauche partisane et syndicale. Deux jours avant la mobilisation du 18 septembre, les trois journalistes animant l'émission « Questions politiques » (Le Monde/France Inter/France Info) en ont fait une (énième) démonstration face la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet. Florilège :
- Françoise Fressoz : Je suis pas sûre que l'abrogation de la réforme [des retraites] soit en tête des revendications. […] Est-ce que vous en faites pas une sorte de totem pour tout bloquer en fait ?
- Alexandra Bensaïd : Vous dites « abrogation de la réforme » et donc des 64 ans ; est-ce que pour vous si le gouvernement lâchait à 63 ans, ça serait une victoire ? Vous voulez aller jusqu'où en réalité ?
- Brigitte Boucher : Vous vous êtes sur l'abrogation, Marylise Léon [de la CFDT], elle est sur la suspension. Est-ce que vous ne pensez pas que si il y a des avancées sur la pénibilité, […] sur les carrières des femmes, […] la CFDT va toper et que le front syndical va se fissurer ?
- Brigitte Boucher : Vous êtes contre la baisse des dépenses publiques ?! […] Vous avez pas l'impression qu'aujourd'hui, notre modèle social nous coûte trop cher ? Qu'on n'a plus les moyens de ce modèle ?
- Brigitte Boucher : Est-ce que vous n'allez pas installer le RN au pouvoir si le gouvernement tombe et si cette assemblée est dissoute ?
- Françoise Fressoz : Chacun montre ses muscles mais la dernière manifestation, elle était quand même nettement moins importante que pour la mobilisation des retraites […]. Est-ce que vous ne craignez pas, au fond, d'avoir un langage très dur et d'avoir une mobilisation beaucoup plus faible ?
Les éditocrates ont beau faire la pluie et le beau temps dans les médias, ils peinent néanmoins à masquer leur inconfort face à la crise de régime, à la pression du mouvement social et à l'ampleur des revendications de justice sociale. En témoigne, ces dernières semaines, la place concédée par les chefferies éditoriales aux « débats » sur la taxe Zucman. Non pas par conviction… mais par opportunisme : « Le fait que la bataille se concentre sur la fiscalité est un […] signal d'alarme », s'inquiète Françoise Fressoz dans Le Monde, qui conseille par conséquent « de faire baisser la pression pour que la vague du dégagisme n'emporte pas tout ».
Mais dans des médias toujours outrageusement dominés par les tenants du prêt-à-penser libéral – et possédés en grande majorité par des milliardaires constituant précisément le cœur de cible… de la taxe Zucman –, la mesure est loin d'avoir bonne presse. Chez les plus fervents défenseurs du capital, elle prend même des allures bolchéviques ! « Hausses d'impôts, le patron des patrons dit non ! », proclame Le Parisien en placardant à sa Une le dirigeant du Medef. Sur LCI, les lieutenants du capital se mettent en rang d'oignon derrière François Lenglet, qui tance un « raisonnement fiscal […] spéculatif et dangereux ». « Stop aux enfumages économiques ! » s'emporte L'Express, qui promeut à sa Une « les vrais économistes qu'on devrait écouter » contre « ceux qui désinforment les Français », classant évidemment Gabriel Zucman dans la deuxième catégorie. Des Échos de Bernard Arnault à La Tribune de Rodolphe Saadé – où, selon Mediapart, la direction a proscrit le terme « ultrariches », jugé « connoté et stigmatisant » ! –, la presse économique frôle l'apoplexie. Même ambiance au Figaro, qui multiplie les publications « contre la gauche "Zucman" », étrillant un projet qualifié pêle-mêle d'« épouvantail », de « machine à casser les rêves », de « délire fiscal », de « danger qui menace l'économie française » et d' « offensive antiriches ». Ça branle dans le manche !
En cette matière – comme en tant d'autres –, l'état du débat public est un symptôme de la radicalisation de la classe dirigeante et de ses relais. Il nous rappelle à une urgence : mettre la question médiatique à l'agenda des luttes ! Déposséder les milliardaires des médias qu'ils contrôlent : un mot d'ordre pour les mobilisations actuelles ?
24.09.2025 à 17:04
Pauline Perrenot
« L'info s'éclaire », 22 septembre 2025.
- 2023-... : Israël-Palestine, le 7 octobre et après / Israël, Palestine, France Info (radio et télé), Gilles BornsteinAlors que l'État d'Israël poursuit sans relâche le génocide des Palestiniens, on se prend naïvement à espérer, chaque jour, un sursaut de la part des grands médias français. Mais chaque jour, l'éditocratie (ré)invente mille et une manières d'aggraver son cas. (Nouveau) naufrage sur Franceinfo.
« Palestine : le drapeau de la discorde » (22/09) ; « Drapeaux palestiniens : la querelle des frontons » (22/09) ; « Drapeau palestinien sur les mairies, pour ou contre ? » (20/09) ; « État palestinien : les drapeaux de la discorde » (16/09)… : depuis l'appel d'Olivier Faure à pavoiser le drapeau palestinien sur les mairies en symbole de la reconnaissance de l'État de Palestine par la France, Franceinfo multiplie les plateaux de bavardage sur le sujet, légitimant l'un de ces faux débats dont raffole « l'info en continu », omniprésent au point de constituer la « polémique » (médiatico-politique) du moment.
Comme ailleurs dans l'audiovisuel, le temps d'antenne qu'elle occupe – au détriment de l'information sur le génocide en Palestine –, et l'énergie que lui consacrent les toutologues de tout poil – inversement proportionnelle à celle qu'ils dépensent pour condamner les crimes de l'État d'Israël – sont un symptôme. Cette hiérarchie à front renversé nous dit-elle tout ce que l'on a à savoir de l'état du débat public et de la déchéance professionnelle de ses principaux « animateurs » ? Oui… et non, puisqu'à ces faux débats répondent naturellement de vraies outrances. Le 22 septembre, l'émission « L'info s'éclaire » de Franceinfo était là pour nous rappeler que CNews compte de vaillants compétiteurs en la matière.
De nombreuses caméras sont braquées sur la mairie de Saint-Denis (93) lors du lever de drapeau palestinien, hissé sur le fronton sous les applaudissements d'Olivier Faure et de l'équipe municipale. Alors que ces images défilent en arrière-plan du plateau, le présentateur Axel de Tarlé tique d'emblée : « Y a pas le drapeau israélien. » Et de revendiquer son droit au « en même temps » – « Est-ce qu'on peut être l'un et l'autre ? » – déplorant « que de plus en plus on nous demande d'être l'un ou l'autre et de choisir notre camp. Et c'est ça qui est dramatique dans cette affaire ! » Alors que dans les jours et les semaines ayant suivi le 7 octobre 2023, des centaines puis des milliers de Palestiniens étaient déjà tués sous les bombes israéliennes, les commentateurs ne s'embarrassaient pas de telles considérations, qui imposaient alors d'être dans un (et un seul) camp. Reste cette idée de sujet pour une prochaine émission d'Axel de Tarlé : à quand le drapeau russe aux côtés du drapeau ukrainien sur le fronton des mairies ?
Quelques minutes plus tard, le journaliste propose d'écouter un extrait du discours du maire PS de la ville, témoignant de sa « solidarité vis-à-vis des massacres en cours » à Gaza. C'est alors que l'éditorialiste Gilles Bornstein peine à contenir l'agacement que lui inspire la vue du drapeau palestinien sur la mairie de Saint-Denis :
- Gilles Bornstein : On a entendu les applaudissements nourris quand le drapeau palestinien est monté [au fronton de la mairie]... J'aurais aimé qu'il [le maire Mathieu Hanotin] fasse applaudir les deux drapeaux. Parce que là, c'est évidemment très facile ! Là, il est devant son public, il fait applaudir le drapeau palestinien. […] Si on soutient la position de la France, c'est pas le drapeau palestinien pour le drapeau palestinien, c'est le drapeau palestinien pour une solution à deux États. Comme l'a dit Bernard Guetta [député européen macroniste et ancien journaliste sur France Inter, NDLR], et là je souscris : deux États, deux drapeaux. Le vrai courage aurait été de faire applaudir les deux drapeaux, de forcer les populations sur place à applaudir aussi le drapeau israélien et à montrer qu'elles ne sont pas pour une solution palestinienne mais pour une solution de coexistence, de cohabitation. Faire applaudir le drapeau israélien en même temps que le drapeau [palestinien].
- Axel de Tarlé : Passer de la discorde à la concorde.
- Gilles Bornstein : Passer de la discorde à la concorde parce que là, il dit, c'est pas une démarche de division, mais enfin… le seul drapeau hissé est le drapeau palestinien. Faire applaudir les deux drapeaux aurait vraiment été une démarche de concorde et j'insiste, obliger… enfin voilà… mettre les gens en demeure d'accorder leurs actes et leur parole et d'applaudir le drapeau israélien aussi.
- Valérie Lecasble (éditorialiste pour LeJournal.info) : C'est ce qu'a fait Karim Bouamrane qui est le maire [PS] de Saint-Ouen et effectivement, vous avez tout à fait raison, moi je suis d'accord là-dessus.
Dans l'air du temps, recueillant l'approbation générale du plateau, la tirade de Gilles Bornstein est symptomatique du prêt-à-penser médiatique glorifiant le faux « équilibre ». Elle recouvre également un racisme patent, qui s'exprime ici contre les habitants de Saint-Denis, éternel épouvantail médiatique. L'État d'Israël perpètre-t-il un génocide, encore dénoncé comme tel tout récemment par l'Association internationale des chercheurs sur le génocide et par une Commission d'enquête internationale indépendante de l'ONU ? Qu'à cela ne tienne ! Aux yeux de Gilles Bornstein, le « vrai courage » consiste à « applaudir aussi » le drapeau de cet État.
Non content de ne pas dire un seul mot des Palestiniens et de la situation à Gaza en cinquante minutes d'émission, l'éditorialiste prescrit à tour de bras. Il décrète quels symboles sont « acceptables » et quels autres ne le sont pas ; il définit la conduite « acceptable » qu'un maire se devrait d'adopter ; il décide des conditions « acceptables » et nécessaires à « la concorde » ; il spécifie, enfin, la (seule) manière « acceptable » de célébrer le drapeau palestinien : aligner cet hommage sur la politique gouvernementale de la dite « solution à deux États ». Soutenir la Palestine pour la Palestine ? C'est niet. Autant dire qu'avec Gilles Bornstein, le périmètre de la pensée autorisée est très restreint ! « Qui peut être contre cette solidarité ? » s'exclamait l'éditorialiste en réaction au « témoignage de solidarité » du maire de Saint-Denis. Gilles Bornstein n'est peut-être pas « contre », mais au vu de ses obsessions – et de ses œillères –, il offre une excellente illustration des vraies-fausses préoccupations de l'éditocratie à l'égard des Palestiniens de Gaza…
Vient ensuite le cas de Valérie Lecasble – éditorialiste pour le média « LeJournal.info », créé en 2023 par l'illustre Laurent Joffrin. Cette dernière est invitée à commenter les gesticulations de Bruno Retailleau, qui, la veille, incitait les préfets à « saisir systématiquement la justice administrative » contre tout maire qui choisirait de dresser le drapeau palestinien (Le Monde, 21/09). Légitimant l'action du ministre, la journaliste avance trois phénomènes pour expliquer cette hostilité à l'affichage de drapeaux palestiniens dans l'espace public : « cette histoire du 7 octobre », « la présence en France de La France insoumise » – comprenne qui pourra ! –, mais aussi… « la démographie française ». C'est-à-dire ? « C'est-à-dire que les études le prouvent, on a de moins en moins d'enfants en France, mais la population qui est issue de l'immigration continue à avoir plus d'enfants que la population française. » Mais encore ?
- Valérie Lecasble : Ça veut dire que chez les jeunes, aujourd'hui, il y a une sorte d'identification…
- Axel de Tarlé : Alors… au risque d'essentialiser finalement, voilà, c'est-à-dire que chacun est renvoyé dans son camp selon ses origines…
- Valérie Lecasble : Mais c'est une catastrophe, on est tout à fait d'accord… La génération au-dessus qui était vraiment totalement intégrée et qui voulait être française… les gens voulaient être Français…
- Axel de Tarlé : On a une régression…
- Valérie Lecasble : On a une régression par rapport à ça.
- Axel de Tarlé : Identitaire.
- Valérie Lecasble : Une régression identitaire.
Franceinfo, ou CNews pour (et par) les nuls ? Et ce n'est pas terminé :
« Vous savez qu'il y a 1 juif pour 10 musulmans en France […], ça veut dire que la population juive se sent agressée et c'est tout à fait normal. » Valérie Lecasble, candidate au prix « Racisme » inter-médias ? Il faudra donc l'intervention de Gilles Bornstein pour mettre le holà, sans quoi rien ni personne ne semblait prêt à enrayer cette longue (et « naturelle ») dégringolade. Peinant à justifier ses propos, Valérie Lecasble répond à la remontrance en prétendant réagir… à un sondage (bidonné) de l'Ifop pour le Crif diffusé un peu plus tôt à l'antenne, et dont il était (abusivement) tiré que « 31% des 18-24 ans estiment "légitime de s'en prendre aux Français juifs, au nom du conflit en cours à Gaza" ». On imagine donc la chaîne de raisonnement – jeunesse - immigration - arabes - antisémites – qui s'est construite dans son esprit entretemps…
Comme à l'occasion de précédentes séquences sur la même chaîne, cette débâcle en dit au moins aussi long sur l'impensé raciste structurant les plateaux de télévision (et la plupart des commentateurs du « cercle de la raison ») que sur les ravages du journalisme de commentaire, où le grand n'importe quoi est devenu la norme de l'expression publique. En témoigne d'ailleurs le conducteur sans queue ni tête de cette première partie d'émission initialement consacrée… aux drapeaux palestiniens, où l'on aura entendu pêle-mêle des élucubrations concernant les visées stratégiques d'Olivier Faure, qualifié de « speedy Faure » par Gilles Bornstein parce que « c'est quand même pas facile d'aller plus vite que La France insoumise dans le soutien à la cause palestinienne » ; des louanges adressées à la mairie de Paris pour avoir projeté les deux drapeaux sur la tour Eiffel – « C'est très beau » (Axel de Tarlé) – ; des questionnements sur le « risque […] que des manifestations propalestiniennes dégénèrent et que ce drapeau palestinien soit le drapeau de la discorde » (Axel de Tarlé) ; la promotion d'une tribune parue dans Le Figaro (20/09) appelant Emmanuel Macron à ne pas « reconnaître un État palestinien sans conditions préalables » ; un reportage sur les universités et « ce climat dans lequel s'inscrit cette reconnaissance de l'État de Palestine, ce climat où les juifs de France peuvent parfois se sentir devenir des cibles » (Axel de Tarlé) ; quelques coups de boutoir contre LFI pour avoir « prononc[é] des phrases qui peuvent friser l'antisémitisme [sic] ou être interprétées comme telles » (Valérie Lecasble) ; des indignations quant à « l'importation de ce conflit israélo-palestinien sur nos terres… euh… en France » (Axel de Tarlé) ; mais aussi une revendication de « pédagogie sur la conception française de la laïcité » notamment pour « les plus jeunes » (Frédéric Micheau), précédée d'un grand gloubi-boulga où se sont entremêlés drapeaux palestiniens, « montée du fait religieux » et « manifestation en soutien à Charlie Kirk » :
Axel de Tarlé : Jean-François Colosimo, le spécialiste des religions, dit "il n'y a rien de tel pour cimenter une population que de mettre un peu de religion là-dedans". C'est ce à quoi on assiste, au fond ? Chacun est renvoyé à son camp ? Renvoyé à sa religion… et le monde est plus simple ?
Rideau.
Raconter n'importe quoi, H24 : tel semble être le projet de Franceinfo avec de telles émissions de commentaire. Diffusée deux fois par jour sur la chaîne publique low cost, « L'info s'éclaire » consacre le règne des toutologues et la mort de l'information, rivalisant ici avec ses concurrentes dans la course au talk-show le plus réactionnaire… et le plus en pointe dans la déshumanisation des Palestiniens. Dommage que l'émission n'ait attiré l'attention ni de la rédaction, ni des syndicats… et encore moins de la direction. « Palestine : le drapeau de la discorde ? » titrait tout du long le bandeau de la chaîne. Bientôt « Franceinfo : le média du déshonneur » ?
Pauline Perrenot