10.04.2025 à 09:56
L'Autre Quotidien
Maxime Gendron
Vous avez peut-être déjà croisé Maxime Gendron sur sa chaine Youtube L’Archipel Otageek lancée en 2016 avec Antoine Bonnici lancée autour de One Piece, qui s’est depuis diversifiée autour de la pop culture au sens large ; mais aujourd’hui on s’intéresse à un projet de livre, un essai sur l’histoire de la prépublication de bande dessinée depuis le Japon jusqu’en France.
Sur 272 pages, il propose un historique de prépublication de manga au Japon puis en France, en détaillant certains moments clefs et exemples de publications avant de questionner les nouveaux modèles de pré-publications à l’ère du numérique. Avec quelques réflexions sur la paupérisation des artistes, les modèles media mix japonais ou encore la prépublication de manga en France qui connaît un véritable essor [lire aussi notre interview Interview de Robin Emptaz autour du magazine Konkuru].
Le livre est disponible en soutenant la campagne sur Ulule, jusqu’au 8 avril 2025 mais pour en savoir plus, je vous propose un échange avec son auteur.
Maxime Gendron : Depuis un moment maintenant, on entend que la France est le deuxième pays consommateur de manga après le Japon. Quand j’ai commencé à m’intéresser à l’histoire et à l’économie du manga, j’ai vite compris que les magazines de prépublications sont indissociables du marché japonais.
Je me suis alors demandé pourquoi nous n’en avons pas en France, même les plus connus comme le Shonen Jump. Ce dernier publie pourtant des blockbusters comme Naruto, One Piece ou Dragon Ball qui rencontrent un grand succès dans l’hexagone. C’est à partir de là que j’ai commencé les recherches.
M. G. : Cela peut sembler curieux d’accorder autant de place à la bande dessinée franco-belge dans un livre consacré au manga. Néanmoins, lorsqu’on parle de manga en France, il est impossible de ne pas parler de bande dessinée, dans le sens large.
Au cours de mes recherches, j’ai constaté que les tentatives de mangashi à la française ont échoué alors que le pays a aussi connu un âge d’or de la prépublication de la BD avant de disparaître. Les deux étaient forcément liés. L’histoire de la BD en France est un élément nécessaire pour ensuite comprendre celle du manga.
M. G. : À ce moment-là, je travaillais déjà sur le livre qui était encore au stade du mémoire universitaire. Le guide a été l’occasion de faire une première synthèse des sources rassemblées jusqu’ici.
M. G. : C’est une analyse totalement subjective, mais je pense qu’il y a un double phénomène depuis quelques années. D’abord, les mangas deviennent de plus en plus un divertissement grand public dans le sens où ils ne sont plus seulement lus et achetés par des fans de manga. Désormais, une personne qui a aimé un anime va peut-être lire la suite, mais ne lire aucun autre manga après celui-ci.
Ensuite, je pense que les fans sont de plus en plus curieux des coulisses, ils ont envie de comprendre son histoire, son processus de création. On a observé le même phénomène avec la BD il y a plusieurs années. Tous les acheteurs de BD ne sont pas des passionnés et c’est une bonne chose ! Cela en fait un moyen d’expression artistique accessible à quiconque est un minimum curieux.
À l’inverse, il y a des passionnés de longue date, des spécialistes qui produisent et lisent des livres plus pointus pour analyser les différents aspects de la BD, avec une grande production autour de l’œuvre de Hergé, entre autres. Le manga n’en est pas encore à ce stade, mais je pense qu’il s’y dirige avec de plus en plus d’ouvrages sur le sujet.
M. G. : Je n’ai pas de chiffres précis, en tout cas pas en France, mais grâce à la prépublication, les auteurs perçoivent deux rémunérations : à la page et sur les ventes. Ils sont payés à la planche pour la publication dans les magazines puis un pourcentage sur les ventes des albums distribués en librairie.
Aucune des deux n’est suffisante pour vivre, sauf en cas de gros succès, mais rare et difficile à prévoir. En privant les auteurs de la rémunération à la page, ils ont perdu leur source de revenu la plus stable.
Le système japonais fonctionne de la même manière, mais même comme ça, la somme perçue pour les planches ne suffit généralement pas à couvrir les dépenses pour les produire. Les mangakas sont dépendants de la publication en recueil puis de la vente des droits dérivés pour commencer à être rentables.
M. G. : À l’origine, la prépublication a émergé au Japon parce que c’était le moyen le plus rapide et le moins coûteux pour divertir les enfants après la guerre. Aujourd’hui, le numérique me semble être l’évolution naturelle de ce système, il n’y a pas plus rapide et il ne coûte presque rien quand il n’est pas gratuit. Les ventes numériques ont d’ailleurs surpassé celles du papier (uniquement pour les magazines) depuis 2017.
Concernant la France, je ne sais pas. Est-ce que la prépublication n’a pas fonctionné parce que personne n’a jamais trouvé la bonne formule ? Ou alors parce qu’elle n’est pas adaptée au public ? Les projets actuels nous apporteront sûrement une réponse dans les mois et années à venir.
M. G. : Je ne suis pas distribué, il va donc être très difficile de me retrouver en librairie. Je travaille déjà à organiser une petite tournée de dédicaces, mais le plus sûr pour avoir le livre est de le commander avant la fin de la campagne.
M. G. : Je travaille déjà sur deux nouveaux projets sur lesquels je vais pouvoir me concentrer lorsque la campagne sera finie. Je ne peux pas en dire plus pour l’instant, mais l’un d’eux est une forme de suite à ce livre.
Tous les visuels sont © Maxime Gendron / Kriss
Thomas Mourier, le 14/04/2025
Interview de Maxime Gendron pour son ouvrage Mangashi
-> Les liens renvoient au site Bubble où vous pouvez vous procurer les ouvrages évoqués.
10.04.2025 à 09:44
L'Autre Quotidien
Comment pour les architectes en leur nom propre résister quand un système administratif débile basé sur des critères absurdes empêche d’accéder à la commande ceux qui ont justement quelque chose à dire, notamment les jeunes saisis par l’urgence écologique et climatique ? Comment sauront-ils développer les compétences qui leur permettront de concourir face aux agences internationales qui trustent les projets prestigieux (et encore…) ?
Comment résister aux normes édictées sans rémission par le CSTB et autres bureaux de contrôle aux intérêts bien compris et validées pour le climat d’hier et non pour celui de demain ? Le confort d’été, ne s’agit-il pas enfin d’y penser ? Dans dix ou quinze ans, sous la canicule quatre mois dans l’année, l’étanchéité à l’air, un piège redoutable ? Mortel ?
Commet résister à l’appauvrissement du discours architectural désormais pollué par l’accessoire bien pensant, l’essentiel – architecte, c’est un métier n’est-ce pas ? – de plus en plus flou ?
Comment résister quand l’architecture, l’expression même de la société dans laquelle elle naît, est devenue une équation de bonnes intentions qui pavent l’enfer ?
Comment résister quand l’architecture, l’expression même de la société dans laquelle elle naît, est devenue une équation financière qui pave le paradis de mauvaises intentions ?
Comment résister à l’aggiornamento des grosses structures d’architecture mariées à de grosses structures d’ingénierie qui s’emparent de l’essentiel des marchés toujours plus hauts de villes en développement en Afrique, en Asie, au Moyen-Orient, en Amérique ? Et s’apprêtent à s’emparer des marchés à venir de Riviera et autres luxury Ecolo lodges en pays chauds mal inspirés ? Comment résister à la pensée qu’il s’agira peut-être bientôt pour nombre de ces ouvrages d’éléphants blancs déshérités ou honteux légués à l’histoire ? Comment ne pas désespérer de La Défense ?
Comment résister à l’aura, parmi d’autres, d’un Gehry vieillissant qui impose encore, comme à Arles, ses tours anachroniques à grands roulements de tambour ?
Comment résister aux confrères et consœurs cyniques, procéduriers et sans autre intérêt général que le leur ? Comment résister à l’ambition hargneuse des moins doués ?
Comment résister à la vanité de maîtres d’ouvrage qui tiennent à laisser leur nom à une œuvre, comme s’ils en étaient les auteurs, tel André Santini à Issy-les-Moulineaux ? Mais Daniel Libeskind, vraiment ?
Comment résister à la pression de maîtres d’ouvrage privés aussi bienveillants qu’ils sont bien en cour ?
Comment résister à la pression des maîtres d’ouvrage privés malveillants qui financent la cour ?
Comment résister à l’incompétence de fonctionnaires pressés (au mieux) ou incultes (au moins pire) ou méchants (au pire) ?
Comment résister et garder son sang-froid face à l’impéritie politique et au déluge, l’une et l’autre inéluctables ? Prévoir sans doute dans chaque bâtiment l’arche de Noé des insectes…
Comment résister et construire pour 50 ou 100 ans tout en subodorant que d’ici dix ans à peine, les circonstances humaines, politiques et environnementales seront très éloignées des besoins et préoccupations du jour ? Comment garder la foi envers soi-même sans craindre le vertige ?
Comment résister au découragement quand, sous couvert de compétition équitable, le candidat concurrent gagne moins pour sa créativité, son talent et son expertise que pour son entregent, son réseau et sa capacité à épouser parfaitement l’air du temps non genré avec des bâtiments qui dureront le temps fugace de la mode ? No future, comme dirait Sid Vicious ?
Comment résister quand la crise, provoquée loin de sa rue, conduit à la mise en liquidation ou redressement judiciaire de l’agence locale ?
Comment résister à l’ignorance et la sottise ? Pourquoi cela est-il si difficile aux architectes, pourtant le plus souvent gens curieux, sensibles, cultivés et ayant fait au minimum cinq ans d’études ? Ils sont certes soumis au prince… Comment toutefois parler d’un futur technique et poétique à un maître d’ouvrage persuadé, avec son industrie de moutons à cinq pattes, que la terre est plate ?
Comment résister, pour les architectes distingués, à l’attrait pécuniaire et la célébrité des « rich and famous » pour loger trafiquants et pirates en pays exotiques ? Comment, pour les autres, résister à l’abîme du déclassement pour payer le loyer ?
Comment résister à l’emballement du monde ? Comment résister aux bombes physiques, chimiques et virtuelles dont l’humanité en général, notre civilisation en particulier, est assaillie ?
Comment résister aussi bien aux irresponsables non coupables qu’aux coupables irresponsables, comme se demandent des Français de sang dans les hôpitaux normands ?
Comment résister si Trump, avec une récession mondiale, devient le meilleur avocat de la décroissance et en conséquences le nouvel ami de la nature et des écolos ?
Humpty Dumpty était assis sur un mur,
Humpty Dumpty fit une grosse chute.
Tous les cavaliers et tous les fantassins du roi
Ne parvinrent pas à recoller Humpty Dumpty.
Ainsi va la comptine anglaise du XVIIesiècle ?
Il faudra pourtant bien reconstruire avec ceux qui seront encore-là. D’ailleurs le dernier couplet de la comptine indique.
Humpty Dumpty a compté jusqu’à dix
Humpty Dumpty a tout reconstruit
Tous les cavaliers et fantassins du roi
Sont heureux que Humpty Dumpty soit rétabli.
Il n’y a pas de fatalité. Quand les cons auront tout bien saccagé, la raison, qui comme la nature a horreur du vide, reprendra ses droits. Il faudra bien alors des architectes qui connaissent leur métier.
D’ici-là, l’architecture doit être, pour ceux qui s’en prévalent, un acte de résistance à la normalisation, un acte de foi envers l’avenir, une volonté d’affirmer que le monde reste régi par la gravité et qu’il revient aux architectes, en dépit des circonstances et difficultés qui leurs sont propres, d’envisager protection pour leurs semblables pour les décennies à venir. Dans les règles de l’art si possible.
Christophe Leray, le 14/04/2025 pour Chroniques d’architecture
Solitude et spleen de l’architecte français : comment résister ?
10.04.2025 à 09:30
L'Autre Quotidien
Barthélémy Toguo, Roots XI & Roots VI, 2025 Linogravure, 50 × 36 cm chacun Courtesy de l’artiste et galerie Lelong & Co. Paris
En écho à ces nouvelles estampes, quelques pièces de la suite « Bilongue » complètent l’exposition. Ces bas-reliefs en bois, avec leur matérialité brute et leurs motifs incisifs, prolongent une réflexion sur les dynamiques entre mémoire collective et récits personnels. Issue d’un projet initié par Barthélémy Toguo en 2015 avec certains habitants de la banlieue éponyme de Douala au Cameroun, « Bilongue » rend hommage à ces personnes par une galerie de portraits qui vient commémorer leurs vies et leurs combats.
Présentées ensemble, ces deux séries dialoguent autour de l’idée d’empreinte — qu’elle soit imprimée ou sculptée — dans une mise en scène où tradition et expérimentation se rejoignent pour interroger les liens entre corps, nature et histoire.
Barthélémy Toguo - Roots I
Barthélémy Toguo est né à Mbalmayo au Cameroun en 1967. S’il s’installe en Europe, devenant citoyen français, il reste profondément enraciné au Cameroun où il retourne très régulièrement. Il y a créé Bandjoun Station, une fondation inaugurée en 2013 destinée à accueillir en résidence, dans des logements-ateliers, des artistes et des chercheurs du monde entier pour développer des propositions en adéquation avec la communauté locale.
L’art de Barthélémy Toguo a suscité beaucoup d’intérêt ces dernières années. Ses œuvres ont rejoint les collections de plusieurs institutions privées et publiques importantes au Royaume-Uni, en Europe et aux États‑Unis. Il est l’artiste invité du Musée de la BnF (site Richelieu, Paris) de la saison 2024-2025.
« Roots » est la septième exposition que la Galerie Lelong consacre à Barthélémy Toguo depuis 2010 à la suite de « The Lost Dogs’ Orchestra » (Paris, 2010), « Hidden Faces » (Paris, 2013), « Strange Fruit » (Paris, 2017), « Urban Requiem » (New York, 2019), « Partages » (Paris, 2021) et « Water is a Right » (Paris, 2023).
Amos Tutualo, le 14/04/2025
Barthélémy Toguo - Roots -> 30/04/2025
Galerie Lelong & Co 13, rue de Téhéran – Second espace au 38, avenue Matignon 75008 Paris
10.04.2025 à 09:21
L'Autre Quotidien
Le numéro 8 nous donne à voir les photos que pris l'ami de Perec, Pierre Getzler, lors de deux des trois glorieuses journées d'octobre 1974, quand l'écrivain s'assit à une table de café et tenta de capter tout ce qui se passait et ne se passait pas place Saint-Sulpice. Chaque photo cadre un pan d'espace, plus ou moins habité, où souvent n'advient qu'un temps figé, souvent barré par une verticale (un arbre, un poteau, un panneau) comme si, telle une aiguille marquant un éternel midi, l'espace-temps était balisé par de concrets fuseaux horaires. Des voitures, des bus, des passants: une place qui ne laisse place qu'à elle-même, mais qu'il faut quand même décrire, c'est-à-dire, écrire, autrement dit déplier l'image en segments syntaxiques, tout comme les photos de Getzler réécrivent un ensemble en le sectionnant en parties.
Le numéro 9, signée Sophie Coiffier s'efforce de lire certaines images à la lueur de l'œuvre de Perec. En partant de la grille mi-conceptuelle mi-ludique qu'est le jeu de taquin (en gros un puzzle aux pièces carrées ménageant une case vide par où faire passer les autres pièces), l'auteure de L'éternité comme un jeu de taquin, opère donc des rapprochements – comme on fait coïncider des bords – afin que le sens, magnétisé, attire d'autres aventures formelles. Ce pourrait être un exercice, c'est en fait une quête, entre vide et plein, où Perec, de cavalier seul, devient arpenteur de cases.
Le numéro 10, qui s'intitule Le timbre à un franc, est signé par le pataphysicien Jean-Louis Bailly. Il égrène divers croisements avec l'œuvre et l'homme, entre autres comment le chapitre XXII de La Vie mode d'emploiI (qui était alors en cours d'écriture) lui est arrivé par la poste, suite à une démarche que Bailly avait faite auprès de GP, afin de publier un de ses textes dans une revue au titre rousselien, Nouvelles Impressions. C'est aussi, en creux (et en bosses, aussi) un portrait cubiste de Bailly, dont certains angles entrent en relation géométrico-affective avec les textes de Perec.
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Pierre Getzler, Place Saint-Sulpice les 18 & 19 octobre 1974
Sophie Coiffier, L'éternité comme un jeu de taquin
Jean-Louis Bailly, Le timbre à un franc
— tous trois parus à L'Œil ébloui, dans la série des 53 Perec.
Claro, le 14/06/2025
10.04.2025 à 08:58
L'Autre Quotidien
« Exercices d’incendies » (1994), « Vestiges de fillettes » (1997), « Captures » (2004), « Biographie des idylles » (2008), « Photogénie des ombres peintes » (2009), « Acrobaties dessinées » (2012), « Sunny Girls » (2015), « Colloque des télépathes » (2017), « Cinéma de l’affect » (2020), « Cassandre à bout portant » (2021), « Fréquence Mulholland » (2023), et à présent « Sauvons l’ennemie » (publié chez Poésie Flammarion en ce début 2025) : en poésie contemporaine, fort peu de travaux parviennent à créer, dans l’enchaînement même de leurs titres – en avant de leurs contenus patiemment distillés -, tissés d’inquiétante étrangeté et de malice rusée, les contours d’une œuvre au long cours, toujours renouvelée sans jamais s’oublier ni se renier.
C’est bien de cela dont il s’agit à chaque fois que l’on évoque Sandra Moussempès : en une trentaine d’années et une douzaine de recueils, une quête en profondeur s’est élaborée, quête jouant pourtant de la légèreté et du diaphane, quête jamais achevée dont chaque étape s’offre à la fois comme une percée et comme une surprise de lumière cohérente.
Mes périodes préférées – l’ère victorienne & le Hollywood des années 70 – se télescopent sans cesse en crash karmique
personne ne sait où nous irons nous réemboîter ni pour qui
(p 103)
Dès l’origine, son accélérateur personnel de particules provoque à dessein des télescopages d’univers réputés disjoints, en vue d’une fusion charnelle éventuelle, ou de la création d’hybrides surprenants. Les pondérations ou les coefficients – dont ces différents microcosmes, à l’étendue variable, sont affectés – varient au fil des entreprises, bénéficient de zooms occasionnels portant une investigation plus précise, mais reprennent ensuite leur place dans une ronde toujours subtilement autobiographique, dans laquelle deux d’entre eux se distinguent indéniablement, par leur constance et par leur épaisseur échafaudée au fil de l’écriture récurrente : l’ère victorienne et le Hollywood des années 70, mais très précisément ni n’importe quelle ère victorienne ni n’importe quel Hollywood seventies.
Ère victorienne toute prise dans ses corsets et ses engoncements, mais riche de ses échappées spirites éventuellement malicieuses et de ses interstices secrets que ne renierait pas une A.S. Byatt, Hollywood maladif, cinéphile et trompeur, tissé d’étoffe lynchienne, bien sûr (on y reviendra ci-dessous), mais sachant aussi mêler presque inextricablement les bas-fonds non linéaires d’un James Ellroy aux arpentages presque oniriques d’un Steve Erickson (« Zéroville » ou « La mer est arrivée à minuit », leur densité et leur onirisme assumé, ne sont parfois pas si loin).
Au-delà de ses localisations, identifiées ou diffuses, la masse fissile critique qu’élabore Sandra Moussempès dans ses multiples creusets repose discrètement sur une multitude de tractations et d’échanges, entre vivants, fantômes, pas tout à fait vivants et presque morts. On y trouve des pactes et des trahisons, des cercles secrets et des emprises, officialisées ou non sous leurs formes sectaires. On y trouve surtout, avec ce recueil-ci, une dureté nouvelle mais pourtant sereine, tranquille serait-on tenté de dire, du côté corollaire de certaines fausses promesses sororales (au risque de faire grincer quelques dents à l’occasion) et de celui des ruptures parfois fort nécessaires.
Les bons sentiments à l’eau de ronce et les sucres d’orge empoisonnés sont les dénominateurs communs à la dissertation géante
retrouvée des dizaines d’années avant les faits
les jeunes séquestrées
les adeptes devenues dyslexiques entraînant la créativité ou le chaos
les réalités à ne pas dire
tout cela devait tisser une immense toile constituant
le premier guet-apens pour les plus adaptés
au monde commun
(p 128)
L’amour sous hypnose étant le boudoir typique d’ébats naturalisés
L’ennemie en tailleur se souvient très bien de sa phase « fée décousue »
(p 102)
De fausses sisters nous comprendront – mais tireront à vue sans réddition –
la sororité est flageolante
(p 100)
Placé directement sous les feux de la rampe lors du recueil précédent (« Fréquence Mulholland », 2023), David Lynch hante à nouveau en joueuse majesté « Sauvons l’ennemie ». Ses figures les plus connues comme celles plus secrètes se glissent dans le décor, en une danse de pics jumeaux et de velours bleus, à savourer pour leurs vertus ici nettement propitiatoires.
Tout a explosé avec la recherche de la Vérité
dans un décor de campus imaginaire et de sectes hippies
là où d’inquiétantes étudiantes disparaissent
aspirées par une forêt de doublures cinéphiles
(p 131)
Si Cindy Sherman est sans équivoque une autres des figures-clé dans le panthéon doucement obsessionnel de Sandra Moussempès, c’est qu’elle offre à son tour une forme de fil d’Ariane dans ce tourbillon de miroirs et de labyrinthes où s’esquissent, borgésiens en diable au-delà des apparences, tant de chemins qui bifurquent.
Parfois je me sauve d’une vie en poudre
Appelée Cindy la femme-tige
Je la laisse glisser sur mes épaules
Après l’avoir rendue liquide
je bois la vie dont personne ne voulait
en ajoutant un ingrédient clé
la vie sans prénom se transforme en gel compact
appelé alors nostalgie de la complexité
en complément de Cindy femme-fantôme
Cindy la-pute-qui-se-maquille
Cindy Cindy
Pleine de grâce qui êtes aux cieux
(p 177)
Musée d’elle-même
la narratrice augmente le volume dans son esprit
assise avec les corps invisibles en cercle de jeunes exorcisées
NOUS AUTRES créatures en fil à retordre
Invoquant un protocole sonore
pour chaque dépendance affective en herbe
On entend les voix au loin dans une forêt de tessitures
les techniques divinatoires sont plus vivaces que la cinéphilie
(p 134)
« Sauvons l’ennemie » ne serait sans doute pas complet, si n’y rôdaient en toute liberté les musiques et les voix de l’intérieur et de l’ailleurs, les chants sachant devenir incantations qui font désormais partie intégrante, subtilement centrale, de l’œuvre de Sandra Moussempès. Mais les fantômes de cantatrices et d’icônes rock savent aussi s’y faire sorcières lorsque ce glissement est salutaire, voire requis dans certains cas.
Pour trois bouteilles remplies de vide et d’aiguilles roses
je fais le vœu amer
de me refléter plus tard dans la bouteille mauve fermée grâce aux ventouses
je lui donnerai en offrande un œil de serpent
buvez votre potion avec dévotion
priez sans une princesse que vous ne voulez plus dans votre vie
(p 139)
Les fantômes qu’invoque toujours avec une grâce inquiète Sandra Moussempès, dans toutes leurs transmutations et leurs réincarnations, savent en effet se faire prophétesses maudites ou pythies discrètes (Cassandre, même hors de son recueil « à bout portant » de 2021, n’est jamais très loin), enchanteresses ou empoisonneuses, diseuses d’aventure pas nécessairement bonne, concocteuses de philtres et mixeuses de flow, combattantes diaphanes et guerrières innocentes, dénonciatrices résolues et incantatrices mystérieuses. La magie de ces entreprises toujours paradoxales (dont le titre lui-même, « Sauvons l’ennemie« , témoigne avec rigueur) irrigue avec une douce férocité ces 180 pages.
Ma voix se justifie
Par l’écriture
Ma vie se justifie
Par l’assemblage
Cette façon de boire le thé bouillant
Sans me brûler
(p 27)
Peut-être encore davantage que dans ses recueils précédents, Sandra Moussempès nous offre ici une poésie profondément féministe, intime et politique, une poésie soigneusement codée pour éviter les impasses de la trace directe – dont trop de ses sœurs restent friandes -, une poésie qui force le langage à détecter, incarner et traduire l’étrangeté même qui se terre au cœur des icônes les plus emblématiques d’une culture patriarcale sachant, comme le capitalisme, toujours se réinventer derrière de nouveaux masques et de nouvelles modes à consommer. Un travail au long cours, précieux et éblouissant, de justesse, d’inventivité et de passion maîtrisée, de surprise et d’humour.
Hugues Charybde, le 14/04/2025
Sandra Moussempès - Sauvons l’ennemie - éditions Flammarion
L’acheter chez Charybde, ici