30.04.2025 à 11:06
L'Autre Quotidien
Le sang sur le visage de son père, Marie-des-Neiges s’en souvenait, du loin de son enfance, elle revoyait comment il coexistait sur cette tête aimée en plusieurs états : séché, il lui maculait les joues et le menton ; en petites rigoles, il empruntait les plis, les rides et les anfractuosités qu’elle pensait chemins pour ses petits doigts ; amas vif sur chair, il palpitait autour de la plaie du front. Pourtant son père souriait, et la petite fille ne comprenait plus si elle devait pleurer ou se réjouir des ravages. Il était rentré alors que la lumière passait du jour à la nuit, Marie-des-Neiges en le voyant avait poussé un cri, sa mère avait levé les yeux au ciel et serré la mâchoire pour garder son calme. Son père l’avait prise par les épaules, c’est un grand jour, il avait dit, ne crains pas mes blessures, ce n’est rien, la grève tient, ils nous matraquent mais elle tient, ils arrêtent certains d’entre nous mais les autres continuent, nous abattrons deux ennemis à la fois, le colonialisme et l’exploitation.
Marie-des-Neiges ne savait pas tous les mots mais elle sentait bien, dans le ton de son père, qu’il se passait des événements importants. Il parlait à sa hauteur, doucement. Sa mère lui avait donné un mouchoir, pour essuyer le sang, et elle aussi avait pris sa fille par les épaules, de l’autre côté, assise derrière elle, de sorte qu’ils lui chuchotaient chacun dans une oreille, détourne tes yeux de la vue des choses vaines, elle disait, citant les psaumes, comme souvent. Ce n’est pas qu’elle trouvait inutile le combat du père, elle soutenait et elle admirait, même, la grève de la Fédération des travailleurs indigènes des chemins de fer de l’Afrique-Occidentale française. Simplement elle voyait de la vanité dans ce retour ensanglanté et joyeux, or ce trait de caractère était un péché mortel, même si sa propre apparence, hautaine, pouvait laisser croire qu’elle s’y complaisait.
Il y avait aussi chez sa mère une certaine condescendance face à la grève des cheminots, qui durait depuis trois mois. Deux ans auparavant, en 1944, alors que la guerre n’était pas terminée, elle avait participé aux mouvements des femmes des Quatre-Communes, Dakar, Saint-Louis, Gorée et Rufisque, pour obtenir le droit de vote comme les citoyennes de métropole. Lorsqu’elle discutait avec son mari, cette antériorité dans la lutte et dans la victoire, évoquée en de subtils sous-entendus, faisait dévier son air sévère : ses paupières plissaient, les coins de ses lèvres remontaient, légers signes du plus profond des contentements.
Le soir où son père était revenu en sang, l’Empire français était presque mort. Il avait connu en 1940 l’humiliation de la défaite, l’occupation nazie. Puis les troupes coloniales avaient joué un rôle important au sein des armées françaises pour la libération du pays. Elles avaient été accueillies avec chaleur dans tous les territoires libérés. Il était temps de mettre l’Empire à bas, son père comme sa mère l’avaient compris, voilà pourquoi ils avaient mené la lutte. Les députés issus des populations colonisées la menaient aussi à l’Assemblée constituante élue en 1945. Ils s’étaient coordonnés pour défendre les droits des colonisés et, en avril 1946, la loi Lamine Gueye, défendue par le député socialiste de Dakar, avait été adoptée par l’Assemblée nationale constituante : elle attribuait la citoyenneté française à tous les ressortissants de l’Empire. La loi précisait : « Tous les ressortissants des territoires d’outre-mer ont la qualité de citoyen, au même titre que les nationaux français de la métropole ou des territoires d’outre-mer. Des lois particulières établiront les conditions dans lesquelles ils exercent leurs droits de citoyens ». Le député Édouard Herriot, maire de Lyon, membre du Parti radical et ancien pilier de la IIIe République, avait tonné : « la France ne doit pas devenir la colonie de ses colonies ». Ainsi, il avait exprimé la peur de tous les tenants de l’ancien ordre. Tel était l’enjeu crucial : mesurer l’étendue de l’application de cette loi et la définition de ces « lois particulières ». Les vieux politiciens de l’Empire craignaient de donner plus d’influence aux colonisés et rechignaient à payer pour ces territoires, ils ne voulaient pas de la citoyenneté, ni du droit de vote, ni des droits sociaux.
En quelques mois tout était devenu possible : ceux et celles de France hexagonale, de petite France comme on disait désormais, reconnaissaient la part prise par les colonisés dans la victoire contre le nazisme, tandis que, dans les colonies, la domination ne passait plus. Les luttes sociales dans tout l’Empire et la peur d’une révolution communiste avaient été déterminantes. Il s’en était fallu de peu, de même que pour l’amendement Wallon instituant définitivement la République, en 1875, à une voix près. L’Union française avait remplacé l’Empire, Aimé Césaire en avait été élu président, et, dans l’entre-deux de ces bouleversements profonds, le père de Marie-des-Neiges s’était mis en grève, avec ses camarades, il avait manifesté, et il avait saigné d’un coup de matraque.
Plus tard on reconnaîtrait à ses deux parents le statut de pionniers, étonnant et honorifique détournement d’un vocabulaire d’origine pourtant coloniale. Chacun à sa manière, ils avaient pris part aux profonds changements de ces années-là et à la mise en place de l’Union française. Ce courage et cette action commune étaient sans doute l’un des fondements de ce couple si disparate en apparence, le syndicaliste marxisant et la chrétienne fervente. Ils avaient reçu la médaille qui officialisait leur statut des mains du président Césaire, quelques semaines à peine avant son assassinat par un Européen d’Algérie, et ils n’auraient jamais avoué, ni l’un ni l’autre, qu’ils en tiraient une immense fierté. Être fille de pionniers avait valu à Marie-des-Neiges sa bourse pour l’école normale d’institutrices d’Aix-en-Provence.
Que serait-il advenu si la loi Lamine Guèye (du nom du député affilié SFIO de Dakar, à l’époque), conférant le statut de citoyen à l’ensemble des habitantes et habitants de ce qui s’appelait alors encore, au sortir de la deuxième guerre mondiale, l’Empire français, loi votée par l’Assemblée constituante française le 7 mai 1946, n’avait pas été vidée de l’essentiel de sa substance politique réelle par celle du 5 octobre 1946, restreignant le droit de vote aux seuls citoyens « de statut français » et assimilés, sous prétexte des « insuffisances de l’état-civil » dans les colonies ? Alors, comme le craignait publiquement le député Édouard Herriot de (surtout) triste mémoire, la France aurait-elle été « colonisée par ses colonies » ?
C’est à ce formidable et vertigineux « Et si ? » que nous invite Sylvain Pattieu dans son roman « Une vie qui se cabre », publié en 2024 chez Flammarion. Conduite à travers les yeux de Marie-des-Neiges, jeune élève boursière, d’origine sénégalaise, de l’École Normale d’Instituteurs d’Aix-en-Provence, en 1959, alors que Suzanne Césaire est présidente de la République française, ayant succédé au précédent titulaire du poste, son mari, Aimé Césaire, assassiné par un colon algérien extrémiste, cette investigation uchronique se révèle à la lecture particulièrement puissante et judicieuse, davantage encore dans le contexte de repli identitaire exacerbé et de remplacement fantasmatique et complotiste qui hante une partie de la France contemporaine, cette France historiquement issue en effet de l’hypocrisie assumée de 1946, établissant le double collège électoral dans l’Empire pour permettre aux seuls Français blancs, métropolitains et assimilés de continuer à décider, seuls, pour encore une grosse dizaine d’années, du sort des colonisés – qui obtiendront ensuite fort logiquement, et parfois dans l’extrême douleur, leur indépendance vis-à-vis d’un « vieux pays » leur ayant refusé cyniquement d’être citoyens à part entière.
Madame Condé arrivait dans sa voiture, un long véhicule noir aux jantes épaisses, monte, elle lui disait, d’un ton rude mais petit sourire aux lèvres, et Marie-des-Neiges s’installait sur le siège passager. Elle était heureuse d’avoir été choisie entre les autres élèves. Madame Condé démarrait et faisait rugir le moteur, elle emballait les roues, soulevait la poussière. Elle aimait s’aventurer en dehors de la ville pour rouler vite. Ça n’était plus une automobile mais un élan furieux de métal, de verre et de caoutchouc, la machine fendait l’air, labourait la terre, elle volait par-dessus les nids-de-poule et frôlait les obstacles. Les autres véhicules s’écartaient et klaxonnaient, les vaches et animaux divers valdinguaient en échappant de peu à la mort, les virages se négociaient à la dernière seconde, le soleil ou la pluie importaient peu. Marie-des-Neiges se cramponnait, elle tournait souvent la tête et sur le bord de la route les acacias, les rôniers, les jujubiers se mélangeaient, la vitesse leur faisait prendre couleur commune, larges bandes jaunes et vertes qui s’étiraient tout au long du trajet.
Madame Condé regardait droit devant, elle tenait fermement le volant, elle prenait son plaisir. Elle se vantait d’avoir souvent fait monter des hommes dont l’arrogance laissait place à la peur, aux poings crispés, aux gémissements à mesure que les paysages défilaient de plus en plus vite. Souvent ils sortaient de la voiture sitôt arrêtée, ils se signaient, ils tripotaient leur chapelet ou ils se cachaient pour vomir. Madame Condé s’amusait. Elle roulait pour rouler, parce qu’elle aimait ça, pour la vitesse. Elle avait souvent dû céder aux hommes en toutes sortes de domaines, elle les avait crus et ils lui avaient menti, elle avait dépendu d’eux, alors dans ces escapades au volant elle tenait une revanche taquine.
Marie-des-Neiges aussi avait peur mais elle se sentait flattée de cet honneur. Tout le monde – ou plutôt ceux et celles dont l’avis comptait pour Marie-des-Neiges – tenait madame Condé en haute considération. Elle venait de l’Hexagone, où elle avait fait ses études, et plus tôt encore elle était née et avait grandi en Guadeloupe, à Pointe-à-Pitre. Elle lui avait parlé de son arrivée en petite France à seize ans, pour intégrer le lycée Fénelon. Quand Marie-des-Neiges l’avait connue, elle n’était pas encore la grande écrivaine, personne n’aurait pu s’en douter, même si sa nomination à Dakar avait fait grande impression. Elle venait des Caraïbes, comme le président et la présidente Césaire. Il ne s’agissait pas de la même île que la Martinique mais de loin tout semblait proche. Les Antillais, pensait le père de Marie-des-Neiges, avaient tendance à se croire plus évolués que les Africains, et l’accession successive à la présidence d’Aimé puis de Suzanne n’avait rien arrangé à l’affaire. Il les soutenait l’un et l’autre, mais il en était néanmoins courroucé. Nous sommes plus nombreux, il disait, la logique aurait voulu que ce soit un Africain et non un Antillais qui préside l’Union française.
Madame Condé avait un peu de la morgue désagréable de ses compatriotes. Elle était venue pour connaître l’Afrique, le continent des origines, avec tout le fatras d’illusions, de malentendus et de maladresses que cela supposait. Mais, grâce à sa prestance et à sa hauteur d’âme, on ne lui en tenait pas rigueur. Sa vive intelligence la mettait de toute façon au-dessus. Elle s’était rapidement détachée de la fascination naïve qui l’avait conduite au voyage. Elle faisait bien son travail de professeure. Elle participait aux différents cercles intellectuels et militants de la ville. Les élèves, leurs parents, ses collègues, tous et toutes étaient tombés en admiration.
Huit ans après l’excellent « Et que celui qui a soif vienne » et son entrechoc rusé de la piraterie caraïbe et de la traite des esclaves, cinq ans après l’exceptionnel « Forêt-furieuse » et son échappée belle face aux milices religieuses mafieuses d’une France contemporaine déchirée par l’effondrement énergétique et la guerre civile, « Une vie qui se cabre » réussit un pari pourtant presque insensé, celui de donner à penser et à ressentir, sous une forme subtile très éloignée des caricatures à la serpe que manient trop d’uchronies pourtant infiniment moins ambitieuses, une décolonisation des corps et des esprits plutôt que des territoires, une culture plurielle qui n’ignore ni les frottements éventuellement cruels ni les enracinements volontiers délétères, parvenant à mêler d’un même souffle inattendu le très joueur et le parfaitement sérieux (« Ne laissez jamais dire, d’aucune des parties de l’Union française, qu’elle n’a pas d’histoire »).
En résonance presque permanente avec les années marseillaises du poète jamaïcain-américain (et clochard céleste avant la lettre) Claude McKay (« Banjo », 1929), en imaginant des destins ô combien différents de la réalité historique pour des personnages-clé tels que Suzanne et Aimé Césaire, Maryse Condé (pour laquelle Sylvain Pattieu imagine une mangrove métaphorique que ne renierait peut-être pas Michael Roch), Gerty Archimède, Jenny Alpha ou Georges Pompidou (mais oui !), entre autres, en intégrant de manière joliment sous-jacente certains motifs que l’on trouverait aussi chez Abdourahman A. Waberi (« Aux États-Unis d’Afrique », 2006), Roland C. Wagner (« Rêves de gloire », 2011) ou même Mohamed Mbougar Sarr (« La plus secrète mémoire des hommes », 2021), « Une vie qui se cabre » nous rappelle s’il était nécessaire que l’historien lucide et sans complaisance qu’est d’origine Sylvain Pattieu (songeons ainsi à ses récits-essais « Avant de disparaître » ou « Nous avons arpenté un chemin caillouteux », par exemple) se double bien d’un poète audacieux et spéculatif (que l’on rencontrait aussi au fil des pages de son recueil « En armes ! »), pour nous offrir une rare expérience de pensée, une spéculation romanesque comme bien peu d’uchronies, et même de romans tout simplement, en sont capables.
La ville bouillonnait d’une colère joyeuse, elle débordait, n’épargnait pas les hommes, militants compris. Ne soyez pas des colons dans votre propre maison, disaient les femmes. Laissez-nous être à vos côtés, pas en dessous de vous. Les chefs du RDA, le Rassemblement démocratique africain, le parti des colonisés, avaient craint cet enthousiasme, au début. Puis ils avaient compris le profit qu’ils pouvaient en tirer. Nul ne savait comment voteraient les femmes. Elles avaient rempli les salles de meeting du RDA, elles y avaient crié et chanté. On les voyait rarement à la tribune. Elles avaient néanmoins compté dans le triomphe électoral. Édith prônait l’amour mais pas la nuance. Césaire nous doit tout, elle disait souvent. La France sera sauvée par ses colonies et par ses femmes.
Pourtant, cette époque avait aussi été celle de la tristesse. Certaines compagnes de lutte, des femmes blanches, avaient pris peur. Tout allait trop vite. Elles n’étaient pas prêtes. Elles avaient quitté Dakar pour rentrer dans l’Hexagone, effrayées. Elles combattaient la polygamie, mais ne pensaient pas que les femmes des colonies eussent la capacité de voter. Ça viendra, elles écrivaient. Elles chipotent, elles tergiversent, elles comptent nos droits. Édith leur répondait, longues lettres de déception, grande tristesse face à ses sœurs égarées. Elle avait fini par ne plus écrire, par laisser sans réponse leurs pauvres justifications. Laisse les morts ensevelir leurs morts, elle disait, elles ne sont pas prêtes pour le Royaume de Dieu. Elles y viendront, elles suivront la route que nous défrichons.
Guy était convaincu par Marx : dans la famille, l’homme est le bourgeois ; la femme joue le rôle du prolétariat. Néanmoins il tenait à son repas servi, à son linge propre. Il était plus accommodant que beaucoup d’hommes. Il était persuadé cependant que, sans la menace d’une nouvelle grève, l’agitation des femmes n’aurait pas suffi pour que les élections aient bien lieu. Ton bon Dieu et tes bonnes femmes ne suffisent pas, sans la classe ouvrière. Va la chercher dans la brousse, ta classe ouvrière, elle répondait. La plupart du temps, il se taisait, il bourrait sa pipe, il fumait. Tu ne sais pas tout, il y a eu des tractations à Paris. Guy menaçait Césaire. S’il veut nous exploiter, comme les Blancs, il aura affaire à nous. Il n’avait pas pleine confiance en Senghor, qui avait trop de diplômes, et dont le père possédait mille vaches, vingt ânes, des dromadaires, ni en Gueye, trop modéré, ni en Houphouët-Boigny, qui restait un riche planteur de cacao. Il a fait voter la loi contre le travail forcé, rappelait Édith, un doigt pointé vers sa pipe. Il est fort en bondieuseries, comme Senghor, c’est pour ça qu’il te plaît, mais c’est un patron, qui parle pour les autres patrons, les planteurs. L’abolition du travail forcé, la belle affaire, la bourgeoisie a supprimé les privilèges, pendant la Révolution française, ça ne les a pas empêchés de continuer à exploiter.
Parfois les oreilles chauffaient trop, Marie-des-Neiges sortait, elle allait sur sa couche ou dans le jardin, elle entendait de loin la dispute qui se poursuivait. Selon son humeur, ça l’amusait ou ça la fatiguait. Quand Senghor était devenu ministre et que Lamine Gueye l’avait mal pris, le RDA avait scissionné et dans les rues de Dakar se battaient parfois, lors des campagnes électorales, les rouges contre les verts. Édith et Guy n’aimaient pas ces querelles, trop fratricides, et sur cet aspect ils pensaient d’une même tête. Front unique contre le colonialisme qui n’est pas encore totalement mort, disait son père, amour du prochain, disait sa mère.
Ses parents s’accordaient sur un point encore, le principal sans doute pour leur couple. Ils voulaient du bien pour elle, des études. Son père avait beau moquer le gros français de Senghor, son obsession à reprendre ses interlocuteurs sur leurs fautes de grammaire, moquer aussi les poèmes de Césaire – pour qui les a-t-il écrits, plaisantait-il, pas pour moi, en tout cas – sa mère avait beau défendre famille et foyer, ils étaient fiers de sa réussite, de ses bonnes notes à l’école. La voir partir était ce qu’ils craignaient le plus, mais toute leur éducation l’y avait conduite. Sans doute leur plus grande peur, à l’arrivée de l’enfant, avait été d’imaginer ce destin brisé. L’absence d’homme, de mari à qui se consacrer, les avait rassurés.
Ils l’aimaient, c’était sûr, c’est à la fois peu et une sacrée certitude pour cheminer de tranquille manière dans la vie. Cette source de force poussait Marie-des-Neiges, en plusde la confiance de madame Condé.
Hugues Charybde, le 5/05/2025
Sylvain Pattieu - Une vie qui se cabre - éditions Flammarion
l’acheter chez Charybde, ici
27.04.2025 à 16:52
L'Autre Quotidien
« Monumental » clame en chœur la critique comme un aboiement dit « dépendance, dépendance » selon Gregory Bateson. Après tout, The Brutalist fait tout pour. Tous les moyens mobilisés y appellent en effet la validation unanime du monument supposé : le format 70 mm. (inefficient puisqu'aucune salle ou presque ne peut en garantir la projection), le sujet (l'art après les camps), la star (Adrian Brody dans la suite du Pianiste), la musique (un thème de quatre notes, ronflant et ressassé), l'intermission même puisque le film dépasse les 200 minutes (avec le sentiment d'un costard plus grand que son couturier), jusqu'à la dédicace à Scott Walker, ce géant qui n'en méritait pas tant. À quoi bon d'emblée dévisser la Statue de Liberté, cul par-dessus tête, quand le déboulonnage est une opération aussi démesurément boulonnée ? Une seule ligne du Disparu de Franz Kafka est un glaive taillant en pièce de pareils effets de manche.
Proust parlait déjà d'un art-monument que Gilles Deleuze et Félix Guattari ont repris pour leur compte en posant que le monument est moins une affaire de mémoire et de commémoration que de fabulation, s'offrant aux persistances d'un événement dont le monument est le composé. Il est vrai que le film légende (son architecte est de pure fiction) mais la fabulation carrèle une concaténation de motifs au service du devoir de mémoire, cette religion laïque de notre temps que lui-même vient pourtant de récuser.
L'architecture y est dans les grandes largeurs en effet le tombeau bétonné des douleurs encore innommables de l'après-guerre et son chef-d'œuvre crypté est une crypte pour l'Amérique qui est alors invitée à devoir céder son bail de terre de rédemption à Israël.
Le monument ment (Israël n'est la rédemption des uns qu'en étant l'enfer génocidaire des autres) en servant surtout une puérile entreprise d'auto-consécration (la fin est apocalyptique avec Adrian Brody vieilli et grotesque, Ariane Labed sollicitée pour l'explication de texte, le thème musical en cerise disco sur un gâteau en béton et le « One for You, One for Me » de La Bionda dont on se souvient surtout pour le Régilait).
Les impairs perpétrés par le film ont le gigantisme des carrières de marbre italiennes. Le monument ? Impair et manque - tout sauf un « monumanque » (Jacques Derrida).
Qu'il se dissolve et s'anéantisse comme ces colosses
On peut l'écrire encore autrement : le troisième film de Brady Corbet est colossal au sens où l'entendait Émile Benveniste quand, étudiant les lois religieuses de Cyrène, il relevait que les colosses, ces statuettes funéraires de cire jetées au feu pour rappeler aux colons leurs obligations, sont des substituts rituels, des doubles érigés au nom des absents. Le film justifierait ainsi son recours au grand-angulaire, aussi maladif que chez Yorgos Lanthimos et Pablo Larrain, sa grande séquence dans les carrières de marbre de Carrare, sa vue aérienne d'un accident de train recouvert des nuages de cendres nazis.
Aucun espace en effet n'y est donné aux absents de l'Histoire, « la souffrance toujours renouvelée des hommes, leur protestation recréée, leur lutte toujours reprise » comme l'écrivent encore Deleuze et Guattari. Tout au contraire part au comblement des trous, tout s'écrit en majuscule (l'Art et l'Histoire). Les prestations sont grimaçantes ou hurlées (un festival signé Adrian Brody), les poncifs pèsent leur pesant de quintaux (le club de jazz et l'héroïne), la forme fait rimer néoclassique avec pachydermique (on fait des courbettes à Coppola, on rivalise avec Paul Thomas Anderson). Toutes les preuves de l'authenticité corrompue par le recours hypocrite à l'IA en sont les publicités truquées.
Loin de se dédier aux absents auxquels l'art rend ses comptes, les grandes orgues du film les brutalisent en les bétonnant des meilleures intentions qui se révèlent les pires. Quand le grand art et la grande histoire convergent seulement dans le tout petit nombril d'un artiste à l'ego disproportionné, on ne peut alors que se rappeler la loi de Cyrène qui prévenait précisément de ceci : « Celui qui n'est pas fidèle à son serment et se parjure, qu'il se dissolve et s'anéantisse comme ces colosses, lui, sa race et ses biens ».
S'il y a un seul sentier relativement intéressant à emprunter dans la carrière d'un film qui se pose en apothéose de celle de son jeune auteur, c'est celui qui passe par le trou du sexe puisqu'il est celui par où tout le film s'abolit. Le poster haut en couleur d'un autre homme au bras d'or après celui d'Otto Preminger, architecte héroïnomane qui se débat avec les démons de l'époque, est mité par l'acidité d'une libido très mal jugulée.
Une scène de fellation avec une prostituée finit en astiquage de vit en plastique et déballage d'abdos et de pectoraux qui détonnent affreusement pour le rescapé des camps. Les retrouvailles avec l'aimée tardant à retrouver le héros en Pennsylvanie se soldent par une hystérie féminine mêlée de culpabilisation masculine, c'est dire le gruau. Plus tard encore, le héros sera violé par son mécène qui n'a pas besoin qu'on le lui rappelle trop pour qu'il sorte du champ sans se faire prier. Seul un film porno vintage semble affecté d'une paradoxale ingénuité qui fait tant défaut au Brutalist, lui qui après tout est à sa façon un monument de pornographie auteuriste - son tombeau en béton.
Le brutalisme définit un style architectural issu du Bauhaus, massif et minimaliste, refusant l'ornement et recourant à des matériaux bruts à l'instar du béton, et qu'ont représenté Marcel Breuer et Le Corbusier. Il existe toutefois d'autres brutalismes aussi. L'homme au bras dur a le bras mort quand son art tient massivement du bétonnage. Et si l'on sait avec Anselm Jappe que le béton est une arme de construction massive pour le capitalisme, le brutalisme conduit à la brutalisation faite au cinéma comme au spectateur, sommé de parachever la consécration de la chape qui lui écrase le front. On rappellera alors que Brady Corbet a interprété dans sa jeunesse l'un des deux anges pervers du remake US de Funny Games de Michael Haneke, autre expert en brutalisme.
Peut-on enfin avouer que, devant The Brutalist, notre ennui aura été monumental, un bâillement colossal ? On corrigerait déjà en citant Jean-Marie Straub qui disait que l'on était responsable de son ennui. C'est dire alors que nos responsabilités sont immenses face à un tel film et une démission critique qui tient de l'agenouillement cimenté (on imagine que Michel Ciment aurait adoré lui aussi mais son nom l'y aurait prédisposé).
Des nouvelles du front cinématographique
20 février 2025
Des nouvelles du front cinématographique, comme autant de prises de positions, esthétiques, politiques, désigne le site d’un agencement collectif d'énonciation dont Alexia Roux et Saad Chakali sont les noms impropres à définir sa puissance, à la fois constituante et destituante. L'Autre Quotidien collabore avec cette revue en ligne autour du cinéma, mais pas que, puisque nous partageons avec elle d'autres passions et prises de position.
26.04.2025 à 17:33
L'Autre Quotidien
SCÈNES DE LA VIE QUOTIDIENNE, ©JC DELALANDE
Cet hommage est également, pour celui qui est devenu prix Viviane Esders 2024, le dévoilement d’un combat qui n’a jamais vraiment dit son nom et que l’auteur revendiquait à l’occasion, dans ce tropisme d’un communiste de gauche, comme il aimait à se nommer en privé, non conformiste pour le moins, libertaire, prenant en son dévers la face lisse d’une histoire personnelle et familiale vue au prisme de cet humour décalé, en son théâtre très privé, parlant silencieusement assez fort de la couleur de cette vie des envers à l’ambivalence notoire, sur un ton politiquement très incorrect. C’est bien ce qui nous a séduit.
Merci, Jean Claude de ce travail qui nous a réjoui, pour ce voyage au bout de la nuit…
« J’ai commencé à pratiquer la photographie à l’âge de 17 ou 18 ans et je ne me suis jamais arrêté depuis. Je m’étais rendu compte qu’il y avait chez moi peu de photo de mes parents jeunes ou de moi enfant. Au départ, j’ai donc photographié mes proches, pour conserver une trace. Dès cette époque, je fais des autoportraits avec cette arrière-pensée que j’allais vieillir, disparaître, et qu’il fallait conserver la mémoire de ce temps présent. »
On pourrait croire Jean Claude Delalande sorti d’un film de Marcel Carné, personnage taciturne, à la Prévert, issu des Enfants du Paradis, d’Hôtel du Nord, comme on l’entend dans la bouche d’Arletty,: « c’est un caractère, ct’homme là »; c’est un peu de ce Paris ouvrier et populaire, dans la voix aigrelette, gouailleuse, à l’accent trainant du titi parisien de MénilMontant qui s’exprime dans ces mémoires familiales, chroniques parisiennes de vie d’un couple sur quarante ans et du roman acerbe de cette vie…
LA VIE PARISIENNE
Rien d’étonnant que cet employé d’assurances ait commencé sa vie en passant par la photographie, voulant remplir de photos cet album manquant de la famille, mais pas n’importe comment. Il commence à photographier cette vie d’employé en noir et blanc, en noir plutôt, très tôt, très vite, dans une subversion de classe; cette respiration lui devient nécessaire.
Amateur passionné, il travaille son écriture, son style, tire le portrait, construit un cadre rigoureux, raconte des histoires qu’il diffuse dans un cercle d’amis, puis plus largement, dans le milieu. Faire rire ou sourire est devenu un vecteur d’intégration, de sociabilité, avec cet humour froid, surréalisant, c’est un buffet froid, en tout point.
Le photographe travaille chaque semaine à une nouvelle idée de situations, inclut personnages, lieux, parle du champ clos de la famille. Les proches, toujours, sont les agents de ce théâtre privé où il se met en scène au premier plan de l’image; auto-fiction, auto-biographie, jeux de rôle, « faut qu’on s’marre… », dira-t-il en rigolant. Il s’attache à ses quotidiens, croquer la vie, inventer, le roi Ubu n’est pas si loin, décrire ces scènes de la vie ordinaire pour en même temps réfléchir une histoire sociale, individuelle globale au fil du temps, pour se souvenir plus tard aussi…il a 30 ans, puis 35, sa vie se fait, il rencontre, il épouse, il devient chef de famille, s’embourgeoise, achète un grand pavillon en proche banlieue parisienne.
Certains soirs on pressent un coup de grisou, une angoisse monte, il faut s’y coller sans tarder, urgences, photographier, respirer, faire feu.
SCÈNES DE LA VIE QUOTIDIENNE, ©JC DELALANDE
QUARANTE ANS
Quelques quarante années après ces débuts, un corpus de plus de cinq cents photographies rend compte de ces Quotidiens, cinq cents scènes spectrales, joviales, froides, au génie muet, parlent dans ce paradigme de l’inadapté, de la difficulté d’être, de cet employé modèle, traversant la vie qui va (5 galeries sur le site de l’artiste), la vie d’un couple sans enfant, puis avec enfant, un seul, un garçon issu de cette middle class de la banlieue parisienne, de leurs vacances, de leurs rendez-vous, de tous les moments retenus par le photographe, ici, scrupuleusement détournés de leurs vocations premières. Ces évènements extraordinaires sont entre autres, les aventures et les situations de couple, la naissance du fils, et tout ce qui l’accompagne, les courses, les vacances, les fêtes familiales, la « bagnole », ces quotidiens où se dit aussi l’éternel malaise de la vie en société et ses conflits au boulot, la mélancolie, la déception, l’ennui, cette vie qui fait poids, est matière lourde, fissible, atomique.
Il faut alors rejouer systématiquement la partition, prendre le large, voyager dans sa photographie, points secrets, matriciels, pour vivre plus haut, faire roman, s’insurger. Pamphlétaire séditieux, sarcastique, le photographe est Dada, prêt à épouser la cause ubuesque, pour qui sait bien ce que tout ça vaut … Sa photographie est un état d’âme, se venge des contraintes, des « bonjour Madame », on regarde ce désastre là, en pieds nickelés quand un tropisme de classe se fait ferment d’une conscience plus socialisante que politique. Delalande engage une croisade d’images personnelles contre ces conformismes, prend la parole, gueule en silence par le champ de sa photographie, s’insurge, fait spectacle, dynamite les conventions, ne cesse de convoquer ce nous, à travers le miroir de la sphère privée, de la famille nucléaire et de ses relations aux différents groupes sociaux.
TU NOUS VOIS LÀ!
Jean Claude Delalande photographie toujours au présent cette vie qu’il subit dans son conformisme, dans un décalage où il met en scène ce nous restreint, restrictif, avec la complicité de ses proches. Prisme de l’écrivain public, il donne une vision pleine d’humour grinçant à cette chronique, distribuant les rôles comme des cartes à jouer, comme un magicien, sorte de Mandrake, bannissant l’illusion des lendemains qui chantent dans cette thérapie acerbe, inflammable et partagée, histoire de rire en douce et sous le coude, comme si nous étions à la foire du trône et qu’un bonimenteur nous invitait à entrer dans un cabinet bien particulier, un jeu de chamboule-tout, par un coup de pied au cul!
BONIMENTEUR!
Dans cette charge, Jean Claude Delalande se libère, se « bourjouffle » rit de lui même, auto-fiction, certes mais auto-dérision aussi, c’est un humoriste qui reste le personnage central de ces représentations à guichet fermé, il est libre, travaille à sa joie, interpelle le spectateur du regard, du geste souvent, tel un bonimenteur; sa photographie se construit à travers cette auto-fiction dans la provocation, l’extravagance des situations. Les grands humoristes aux quels il fait référence sont implicitement Devos, Pierre Dac, et leurs journaux, l’Os à Moelle, le Canard Enchainé, les bandes dessinées, les Pieds Nickelés, la Rubrique à Brac, l’Écho des Savanes, et bien d’autres… il rejoue en loucedé, en aparté, ces sentences de cinéma burlesque et caustique à la Keaton, aux frères Marx.
Agent d’assurances en semaine, il ne cesse d’occuper son temps libre, les week-end, les vacances, à faire voyager tout son petit monde par l’objectif de la chambre photographique; ici le jardin, là, la campagne ou la mer, en hiver, autour du sapin de Noël, au supermarché ou lors des fêtes familiales, la chambre à coucher, le sexe, l’enfant, la maison et ses séances de bricolage (l’armoire Ikéa), toutes situations inflammables avec leurs charges d ‘exaspération latente poussée à bout pour dé-lire et pointer ces crises en jachère, s’en emparer, les rendre plus soutenables, plus légères, passages de témoins, virtuosités assassines afin de poser ce nous qui monte sur la table …Il semble dire en parallèle de cette production: « si vous n’aimez pas la mer, si vous n’aimez pas la montagne, si vous n’aimez pas la ville….allez vous faire foutre! » Pierrot le fou, Jean Luc Godard.
SCÈNES DE LA VIE QUOTIDIENNE ©JC DELALANDE
TICTAC, TIC TAC, TIC TAC…
Dans sa déréliction, Jean Claude Delalande, met en scène cet aveu de non conformité, d’insurrections, de grotesque et d’improbable. Tout le réel se décale d’un poil, devient soluble, appréciable, opérations joyeuses et magiques, s’il en est, noueuses du rêve du Grand Soir, ici et maintenant à l’aune du salon, du jardin, de la table, de quoi dé-régler ce chronomètre qui tourne mécaniquement et qui angoisse, tic, tac, tic tac, tic-tac, tout file à vitesse grand V, « tout va disparaitre, et Merde! « Concède t-il. Une formule dystopique d’une anthropologie sociale est née, devient virale, née de l’angoisse de la mort et pour autant de la vie sociale dans cette société française dans son conformisme étriqué.
DE FEMME AU BORD DE LA CRISE DE NERFS À L’ART BRUT
Pour assumer son message, le photographe ne cesse de jouer avec les codes, fait glisser ces compositions vers plus de clins d’œil, de complicités, d’interrogations parfois quasi métaphysiques, en creux. Il y a du Devos, de l’absurde dans ce travail de solitudes plus dérangeant que la seule charge explosive des situations photographiées et des signes éruptifs qui en signalent la charge potentiellement dangereusement explosive. On retrouve ici cette forme de théâtre brut de l’absurde, ni Ionesco, ni Beckett, bien qu’appréciés en tant qu’auteurs, Art Brut déjà, parfois gai, parfois moins, c’est un curieux matériau qui résiste, en tout cas, une bombe à retardement!
BUFFET FROID, FEUX!
Comment ne pas voir alors que Jean Claude Delalande se réveille en plein cauchemar, au milieu de la nuit, s’allume une clope, boit un coup, décroché du sommeil, voyage au bout de sa nuit, insomnies chroniques, pense à sa prochaine photo, l’ombre de Bardamu plane dans la cuisine du pavillon de banlieue, un chien se met à gueuler au loin, ses rêves littéraires ne s’épuisent pas, tant mieux! Ils signent cette constance d’avancer toujours au cœur de la nuit, sans fourcher, sans sourciller, même si l’âge vient, si le chemin se creuse, si l’ombre s’épaissit.
Plus il affirmera ce nous en creux, alors, meilleures seront ces photographies, plus pertinentes devant le naufrage général de l’époque. Je le vois assis, prostré, au centre de la nuit quand tout le monde dort paisiblement alentour… “comment c’est possible! “ se demande t-il. le photographe semble répondre, dans une tribune improbable de sa photographie des quotidiens et de ce qu’ils comptent de frustrations et d’ironies, de convocations au scandale de l’époque, en vain.
Ça lance comme une rage de dent, aille! …Ça fait mal…les forces de la dissolution opèrent toujours au cœur de la nuit, c’est sans doute pourquoi le photographe construit son image à l’équilibre, comme un prestidigitateur, un funambule, un homme de la balle, ce clown blanc, triste, qui vous regarde au fond de l’âme, comme un corps (é)perdus dans le décor… et qui vous somme d’être là, entier, tout entier, pas à moitié, non, non, tout à fait là, branché, pertinent, fervent pour supporter sa démarche, entrer dans ce voyage au bout de la nuit, son voyage, certes, mais aussi celui de tous, inconscients que nous sommes devant la certitude que tout fout le camp!
Il faut pour cela en revenir au regard du personnage central et à son auto-fiction, regard fixe qui déborde, incendiaire, contrefacteur, ubuesque, illusionniste, portant droit dans les yeux le témoignage de ce refus global de toute cette France défaite partiellement dans sa beaufitude et à l’impossibilité de s’y soustraire… Jean Claude Delalande cherche, en communiste de gauche, en anarcho, en son spectateur, l’approbation d’un kamarade, d’un frère, d’un complice, toujours ému de son spectacle, quelle qu’en soit la qualité, pour dire silencieusement toute la charge mentale de sa présence au monde, de son irréalité, de son amabilité, de sa foi d’homme du quotidien à l’ouvrage, de son engagement pour défaire le réel de ces »conneries », voire de son ignominie.
De cet Art Brut incendiaire, également art de la rue, art du temps, anthropologie sociale de gauche, le nous contre le je, nait la réponse du berger à la bergère: sa photographie est une réponse à la voix du JT de Gicquel, qui déverse dans le poste les informations du 13h, du 20H, logorrhée mortifère du constat de cette France du milieu sans panache, veule, prise dans le remugle de sa grisaille et de sa connerie réactionnaire. C’est à n’en pas douter l’essence de son implication d’auteur libertaire qui fustige les apparences de ce théâtre désespérant, en tendant le miroir de ses photographies à ce conformisme ambiant, trouble, cette lente disparition du génie français, de cette désagrégation du peuple de gauche voguant vers le mal absolu.
SCÈNES DE LA VIE QUOTIDIENNE ©JC DELALANDE
L’ARMOIRE IKEA!
Dans les photographies de Jean Claude Delalande, tout fluctue, tout tangue, tout s’affirme pour s’inscrire dans l’épaisseur de la réalisation de chaque scène, scènette, à y inclure l’heure, l’humeur, le contexte, la fiction, ce qu’il se passait à ces moments là. Pour exemple le montage de l’armoire Ikea tournerait bien au drame dans l’injonction de monter l’armoire, jeu de construction, bricolage… ça sent la crise à plein nez, tout déraille soudain ou pourrait dérailler, si le photographe ne mettait en scène, assez justement ces « bugs » des quotidiens, quand la crise de nerfs est au rendez-vous et que ça aurait pu, hors champ, tourné vinaigre, vraiment… cette charge s’inscrit dans un scénario probable, s’il avait réalisé, en place de sa photographie des court-métrages, dans le même ton. Au moment de photographier, l’image s’ouvre sur un avant et un après, la charge mentale de l’explosion est alors désamorcée, tout s’aplanit.
C’est aussi là que tout un public se retrouve, adule, applaudit, adopte cette montée soudaine de l’image par sa capacité à faire exploser les réactions épidermiques face à ce qui embarrasse les week-ends, leurs obligations, les travaux domestiques, tondre la pelouse, le bricolage, etc. Jean Claude Delalande dynamite ce confinement mental dans les injonctions/disjonctions/explosions, pour trouver une sorte de paix, a minima, contre la télé, l’inadapté, le non performatif; que disent ces photographies alors des joies solitaires du pêcheur à la ligne ou de celles plus emmerdantes du déjeuner dominical … sans oublier les courses, le supermarché et tout le toutim, quand on est fatigué et qu’on n’a pas envie!
JOVIAL RESPECT!
Au final ce qui est réjouissant dans ce corpus d’images est le dynamitage des repères sociaux dans leurs conventions, cette révolution de l’image et la rédemption sauvage qu’en retirent les acteurs s’échappent de l’image, circulent dans le réseau proche des amis, fait rire, fait scandale; voilà qui fait révolution, théâtre, film, photographie, prestige de ce noir et blanc allant aux yeux du spectateur en un partage définitif de ce politiquement incorrect, acerbe abrasif, viral, délirant et jouissif.
On sent que le photographe n’est pas peu fier de ses dispositifs de mise en scène et de sa réussite en matière de photographie, quand il a, grâce aux circonstances, fait entrer tout son monde dans la boite et qu’il a pris les commandes de sa réalisation en choisissant chaque positionnement, minutieusement, afin de marquer l’histoire de cette famille de l’anneau même des lieux et du temps; puis, ensuite de ranger cette épreuve, manie de collectionneur en son album, à sa place.
Saluons l’homme qui a su transcender toutes ces années folles par la sagesse inflammable de ces photographies, il nous offre le plaisir de la dispute, de la discorde, du désaccord, de la joie de l’incendie de tous les repaires caduques d’une société bourgeoise et marchande dans ses désaveux nombreux face aux bonheurs promis, il ne reste du contrat social qu’inhumanités, pollutions, attitudes réactionnaires dans leur volonté de conditionner et de soumettre cette liberté grande qui fait naufrage.
SCÈNES DE LA VIE QUOTIDIENNE ©JC DELALANDE
C’est pourquoi les déflagrations qui sont à l’œuvre dans le livre à venir ne resteront pas sans réponse et sans respiration. Tant qu’il y aura encore cet espoir de l’humour noir, critique, pour pourfendre les conventions dans leur absurdité, les faux-semblants, tout n’est pas perdu, encore faut-il entrer dans la juste habilité de vivre selon ses propres valeurs, en sociopathe plus qu’en égoïste si nécessaire, hors de l’agression de cette bêtise devenue gangrène sociale. Le champ restreint de cette famille nucléaire offre la possibilité du pestacle, contestation habile, en réactions à cette société du vertige, pour le meilleur des messages dans l’humour revigorant de l’oeuvre.
Il se pourrait que l’on entende plus qu’on ne voie à l’image cette attention portée contre les habitus des quotidiens. Cette chronique évoque l’humeur vagabonde du cinéma de Renoir, la fuite hors des usines hurlantes des foules de travailleurs, de prolos, parce qu’il serait encore possible de lutter ensemble, de vivre ensemble plus haut, plus chaleureusement, sans avoir à renoncer à quoique ce soit de cette liberté de soi, ce nous désormais devenu grand mythe de gauche dans la résurgence des photographies de 1936, celles des Capa, Doisneau, Bresson, Roger-Viollet, G.Krull, Ronis, Chim, Lievin, Stein qui font liens sous-jacents avec ces autres scènes acides de la famille nucléaire en son écrin des quotidiens, en ce mode de vie consumériste, dans le couple sous la forme d’un repli et d’une tautologie identitaire, very selfish…tout ça me semble très présent en cette photographie de l’intimité vue à travers le regard socialisant de l’auteur et de sa capacité à s’en emparer, incluant le registre de propre appartenance sociale au régime des conventions petites bourgeoises, pour s’en dé-prendre justement.
C’est ce que Jean Claude Delalande, né dans un milieu populaire, démontre ici avec brio, sur ces quarante années de production d’une mémoire individuelle à valeur collective, politique et sociale, dans une perspective abrasive et critique, à travers ce nous, subsumé par les rapports sociaux, ici, élégamment sollicité pour faire manifeste et inclure la part de l’immédiateté éruptive, base de son humour, du lien désormais socialisant du rire qui en nait et du décollement du réel qu’il produit en un seul instant, en un éclair… un coup de foudre dira t-on qui met en lumière ce qui était déjà douteux, ce cancer général du narcissisme, pour en dynamiter la puissance de dissolution afin, grâce au rire, d’inventer à nouveau cet air qui nous est si nécessaire pour respirer ensemble autre chose que l’air pollué et nauséeux des conformismes de tout poil, voire pire.
Qu’il est bon de se reconnaitre dans ces scènes de vie quotidienne, de s’y lire, d’en jouir et d’en rire, sans plus désormais à avoir s’en inquiéter, au moins pour quelques temps, encore…Jean Claude Delalande nous a offert, tout au long de ces années la possibilité et le plaisir de la dispute, de la discorde, de l’insurrection, du vertige et de l’équilibre keatonien, de la magie du clown blanc, et somme toute de sa Liberté, commute de la notre, mais fécondante en retour sur les deux.
Grâces soient rendues aux acteurs de ces quotidiens, à sa compagne et à son fils, qui accompagnent tous ces choix dans la ferveur la plus spectaculaire.
Pascal Therme, 28/05/2025.
Le voyage au bout de la nuit de Jean-Claude Delalande
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SCÈNES DE LA VIE QUOTIDIENNE ©JC DELALANDE