18.09.2025 à 21:36
CrimethInc. Ex-Workers Collective
Le 17 septembre, dans un post publié sur Truth Social, Donald Trump a déclaré qu’il allait désigner « Antifa » comme « une organisation terroriste majeure ». Qu’est-ce que cela signifie ? Comment pouvons-nous nous préparer à affronter la tempête ?
Il est toujours difficile de savoir à quel point il faut prendre au sérieux les déclarations performatives de Trump. Il fait souvent des déclarations délirantes pour tester leur impact sur son public : il lance des idées en l’air pour voir ce qui fait mouche, et ensuite il s’acharne là où il n’y a pas de réaction en retour.
Mais cette fois, son administration suit à la lettre le manuel classique du fascisme. Un de ses partisans est même allé jusqu’à déclarer, sans ironie, que l’assassinat de Charlie Kirk était « l’incendie du Reichstag américain ».
L’étape suivante de ce manuel est évidente : élargir ses cibles, allant des immigré·es jusqu’aux anarchistes, aux gauchistes, et s’étendant au bout du compte à tous les opposant·es au régime.
Alors oui, par le passé, Trump a déjà fait des déclarations dans lesquelles il désignait « Antifa » comme une « organisation terroriste », notamment au début de la révolte qui a fait suite au meurtre de George Floyd.
Mais à l’époque, le reste du gouvernement fédéral jouait en grande partie un rôle de frein à son impulsivité1 alors qu’aujourd’hui, l’ensemble de l’exécutif fédéral est composé de serviteurs zélés qui sont incapables de distinguer leurs propres intérêts de ceux de Trump.
Certes, aucune loi ne permet au président de désigner des organisations terroristes intérieures. Mais même sans nouvelle législation ou nouveau décret, Trump a un contrôle direct sur le ministère de la Justice, le ministère de la Sécurité intérieure, le FBI et d’autres agences fédérales. Ce qu’il publie sur les réseaux sociaux indique probablement ce qu’il ordonnera bientôt à ses subordonnés.
Le fait que « Antifa » ne désigne pas une organisation en soi, mais plutôt une catégorie floue qui peut inclure à peu près n’importe quel opposition à son programme autoritaire, cela en fait un terme très pratique pour Trump 2. Cela signifie que peu importe qui vous êtes ou ce que vous faites, vous aussi pourriez devenir une cible.
Si aucune désignation d’« organisation terroriste intérieure » n’existe actuellement (et il n’existe aucun mécanisme évident pour en créer une), les procureurs d’extrême droite ont déjà l’habitude de porter des accusations infondées de terrorisme, pour intimider les militant·es et les participant·es aux mouvements sociaux. Trump a explicitement appelé à l’utilisation de la loi RICO3 pour réprimer ses détracteurs et détractrices. Certains sénateurs républicains soutiennent déjà un projet de loi qui ajouterait les émeutes à la liste des infractions poursuivies sous la loi RICO.
Il y a des précédents à ce qui pourraient se passer : ainsi, il y a deux ans, un grand nombre de personnes à Atlanta (Géorgie) ont été accusées au hasard sous la loi RICO pour leur implication dans le mouvement Stop Cop City.
Les procès ont été reportés sans cesse, et il y a moins d’une semaine, un juge a finalement rejeté la majorité des charges pour vice de procédure.4
Il reste à savoir dans quelle mesure l’administration mettra réellement à exécution les menaces de Trump, et si elle commencera par s’attaquer à des groupes de base ou agira de manière descendante, en ciblant de grandes institutions libérales et des plateformes de financement.
Dans tous les cas, notre avenir à long terme dépendra de notre capacité à permettre à un grand nombre de personnes d’agir solidairement, en adoptant des formes d’action directe à la base, qui peuvent être efficaces même si les personnes au pouvoir refusent d’écouter.
C’est pourquoi chacun devrait consulter les suggestions ci-dessous, que vous pensiez ou non qu’elles vous concernent directement. Plutôt que de céder à la panique, il s’agit de se préparer concrètement afin d’aborder cette situation calmement et efficacement.
Garder le moral est essentiel à la résistance. Ne nous rendons pas sans lutter ! Nos adversaires veulent nous soumettre par la peur, car ils savent qu’ils ne peuvent pas nous vaincre par la seule force brute. N’oubliez pas que la gestion des perceptions est au cœur du projet fasciste : ils cherchent à projeter leur force en permanence, précisément parce qu’ils ne sont pas invincibles. Même lorsque la situation semble désespérée, gardez espoir et continuez le combat ! Le défaitisme ne sert que l’ennemi.
Plusieurs exemples récents montrent qu’un mouvement déterminé peut vaincre la répression. Ainsi, le 20 janvier 2017, quelques heures après l’investiture de Trump, des centaines de personnes ont été arrêtées et chargé·es de huit chefs d’inculpation chacun·e (dont deux qui n’existaient même pas dans la loi). Plutôt que de plaider coupable ou de se battre individuellement, près de 200 personnes ont choisi de se défendre collectivement. Après un an et demi, toutes les charges ont été abandonnées.
L’affaire RICO de Stop Cop City a échoué jusqu’à présent pour les mêmes raisons, car ces affaires reposent souvent sur la capacité à effrayer certains accusé·es pour les pousser à coopérer. Si les accusé·es forment un front uni et sont soutenu·es avec force, les principaux atouts de l’État s’évanouissent. La solidarité, c’est le pouvoir !
Trump dirige des institutions centralisées, hiérarchiques, figées et axées sur le profit. Il préfèrerait affronter un adversaire qui leur ressemble. Or, à l’opposé, nos mouvements sont pour une très large part horizontaux, décentralisés, sans hiérarchie officielle ni dépendance financière. C’est une bonne chose, car cela rend moins crédibles les fables inventées par les procureurs, et les autorités ne savent pas qui cibler : si elles doivent se concentrer sur la population toute entière, si la résistance peut surgir de toutes parts, elles ne pourront pas concentrer leurs forces.
Les autocrates de tout poil ne sont pas en mesure de réprimer toutes celles et tous ceux qui s’opposent au fascisme. Le 14 juin 2025, ce sont plus de 5 millions de personnes qui sont descendues dans la rue lors de la manifestation « No King » pour défier Trump. La sécurité ne viendra pas de la clandestinité, mais bien de la diffusion massive de nos tactiques, au sein d’un élan de résistance le plus large possible.
Toutes celles et tous ceux qui s’opposent au fascisme sont antifascistes. En cherchant à cibler tous ceux qui s’opposent au fascisme, Trump ne peut pas digérer ce qu’il tente d’avaler, à condition de ne pas le laisser faire.
Apprenez quoi faire en cas de visite de la police ou d’agents fédéraux, que ce soit pour une demande d’information, une assignation à comparaître, ou une perquisition. Sauvegardez vos données informatiques et stockez-les en lieu sûr. Retirez de chez vous tout ce qui pourrait être compromettant entre de mauvaises mains. Mettez vous en lien dès maintenant avec un·e avocat·e.
Si une perquisition a lieu chez quelqu’un d’autre, filmez-la : plus l’attention sera portée sur chaque attaque de l’État, plus il y aura de monde en sécurité.
Informez vos ami·es à l’avance de la manière dont ils peuvent vous soutenir en cas de perquisition ou d’arrestation, qu’il s’agisse de nourrir votre chat, de vous occuper de vos enfants ou de contacter votre employeur ou des membres de votre famille. Faites connaître vos intentions à l’avance : par exemple, si vous êtes arrêté·e, préférez-vous être libéré·e sous caution immédiatement ou attendre de voir si votre caution est réduite ? Plus vous préciserez ce que vous souhaitez à l’avance, mieux ce sera. Dans le pire des cas, vous éviterez que des branches rivales de votre comité de soutien se disputent vos préférences sans pouvoir les trancher.
Si vous êtes ciblé·e par la répression, parlez-en ouvertement. Leur objectif est de vous isoler et de vous rendre paranoïaque. Si vous êtes déjà dans leur collimateur, vous n’avez aucun intérêt à essayer de cacher qu’ils vous ciblent. Ne leur facilitez pas la tâche, ne vous rendez pas inutilement facile à repérer, mais renforcez vos relations publiques. Si des agents fédéraux vous rendent visite ou vous assignent à comparaître, le meilleur moyen d’obtenir le soutien nécessaire et de conserver la confiance de votre communauté est de refuser de coopérer, de documenter toutes les rencontres et de les rendre publiques afin que tout le monde soit au courant.
Si vous participez à un projet formel ou informel, assurez-vous que les autres sachent comment faire la même chose que vous. Cela vaut pour vous, individuellement, comme pour tous les groupes auxquels vous participez. Diffusez vos compétences et vos connaissances à grande échelle. Faites une copie de la clé de la librairie, partagez les identifiants de votre compte de réseau social avec une personne de confiance, aidez les autres à organiser une distribution alimentaire ou fournir une aide juridique… Faciliter la tâche des autres pour vous remplacer peut diminuer le risque d’être ciblé·e.
De même, diffusez au plus grand nombre les informations sur la lutte contre la répression : organisez des formations dans votre communauté sur la sécurité et distribuez des documents à ce sujet. Expliquez aux gens comment réagir si des agents de l’État les poussent à devenir des informateurs ou les assignent à comparaître devant un grand jury. Plus les gens sont informés, mieux c’est, car les agents fédéraux commencent parfois par exercer des pressions sur celles et ceux qu’ils perçoivent comme étant en marge des mouvements sociaux.
Tendez la main à celles et ceux qui sont dans la même situation : par exemple, si vous gérez une librairie ou un groupe étudiant, vous pouvez créer un réseau de projets similaires afin que chacun·e puisse agir dès que l’un·e d’entre vous est ciblé·e par la répression. Réfléchissez aux moyens de pression que vous pouvez utiliser pour vous assurer que toute attaque contre vous va mobiliser les gens au lieu de les intimider.
Préparez une liste de contacts et une liste de réponses adaptées à différents scénarios. Distribuez des copies de ces documents aux camarades sur lesquels vous pouvez compter pour vous soutenir en cas de répression, afin que, dès qu’un incident se produit, chacun·e soit informé·e et sache quoi faire. Exemple de message : « Si nous sommes arrêtés et non libérés immédiatement, [nom du groupe] tiendra une conférence de presse le lendemain, [nom de la personne] mènera une campagne de communication en ligne et [une autre personne] organisera une collecte de fonds. »
Alors que Donald Trump et ses hommes de main cherchent à plier le système juridique à leur volonté et à le contourner carrément quand ce n’est pas possible, cela comporte certains inconvénients, car cela délégitime les institutions desquelles ils dépendent malgré tout. De manière encourageante, plusieurs grands jurys ont refusé d’inculper des personnes accusées par les procureurs à la solde de Donald Trump. Nous devrions populariser la tactique de l’annulation du jury comme un moyen par lequel les jurés ordinaires peuvent gripper les engrenages de la répression fédérale. Dans la mesure du possible, nous devrions éroder la foi aveugle du public dans les institutions que Trump utilise pour mener ses actions répressives.
Malgré les fausses promesses des politiciens libéraux, la vague d’élan vers le définancement de la police qui a culminé en 2020 n’a pas assuré de changements majeurs dans la législation ou les budgets ; le seul effet durable du mouvement a été que, grâce à l’action populaire, de nombreuses personnes ont été contraintes de quitter les forces de police. Aujourd’hui, exercer une pression continue de basse intensité contre l’administration Trump et ses laquais diminuera le nombre de personnes qui sont prêtes à servir Trump en tant que traîtres à leurs communautés, que ce soit en tant qu’agents de l’ICE ou à un autre titre.
Nous avons besoin d’une stratégie pour obliger les politicien·nes de « l’opposition » à entraver réellement l’État policier plutôt que de simplement se tenir à distance. Sans pression, la plupart des politicien·nes vont simplement cultiver leur image plutôt que d’aider celles et ceux qui sont attaqué·es. Leur image dépend de la façon dont est perçue leur opposition à Trump : cela peut offrir des points d’appui pour les pousser à prendre position.
Identifiez chaque institution, groupe et individu influent auquel vous avez accès et qui n’est pas inextricablement investi dans la montée du fascisme. Voyez de quels moyens vous disposez pour faire pression sur chacun d’eux. Avec certain·es, une conversation suffira ; avec d’autres, cela pourra nécessiter d’autres moyens. Fixer des objectifs concrets : dissuader les demandeurs d’emploi de travailler pour l’ICE, obtenir de personnalités influentes qu’elles fassent des déclarations de solidarité ou contraindre des politiciens locaux à demander à la police de ne pas coopérer avec les opérations fédérales. L’État policier exige le bon fonctionnement de l’ensemble de l’appareil de pouvoir ; cela le rend vulnérable à de multiples niveaux.
Les libéraux qui ont contribué à créer une fracture entre Trump et Elon Musk simplement en tenant des pancartes chez les concessionnaires Tesla ont démontré comment diviser l’alliance qui soutient Trump. Cela devrait être reproduit encore et encore, en ciblant en particulier celles et ceux qui sont impliqué·es à la marge, plutôt que celles et ceux qui sont plus profondément engagé·es dans son projet autoritaire. Il faut saper les piliers de sa structure de soutien un par un.
Les États-Unis sont polarisés et divisés, tant au niveau régional que local. Si les communautés, les villes ou des régions entières peuvent éventuellement se mettre concrètement hors de portée de la répression fédérale, un modèle de véritable résistance émergera.
Aux échecs, avec un jeu purement défensif, vous perdrez la partie. Pour faire face à la prise de pouvoir de Trump, nous avons besoin de stratégies proactives. Plutôt que de simplement réagir encore et encore, nous devons choisir l’heure et le lieu des conflits ; cela peut être un moyen de bloquer les ressources et les cycles de travail qui seraient autrement dirigés contre nous.
Les politiques oligarchiques de Trump appauvrissent des millions de personnes à travers le monde. Nous devons montrer comment répondre aux besoins urgents qu’il crée, en véhiculant une vision révolutionnaire de changement social. La meilleure défense, c’est l’attaque !
Lorsque la répression réussit, son effet le plus dommageable n’est pas son impact immédiat, mais les lignes de fracture qu’elle ouvre. L’objectif principal de Trump est de nous faire douter de nous-mêmes, et de nous monter les un·es contre les autres. Résoudre les malentendus et les conflits est un élément fondamental de la résistance.
Présentez des critiques de bonne foi, en ouvrant la porte à celles et ceux qui sont actuellement vos rivales et rivaux pour qu’iels deviennent éventuellement des allié·es, à condition qu’iels apprennent à se comporter de manière responsable. Ceux qui répandent la division et entretiennent des relations toxiques font le travail de l’État.
Thanks to La Horde for the translation.
Par exemple, le tweet de Trump à la fin du mois de mai 2020 a été suivi d’une déclaration similaire du procureur général William Barr, qui s’était déjà plaint publiquement de Trump et avait été contraint de démissionner quelques mois plus tard. Le directeur du FBI à l’époque, Christopher Wray, a reconnu lors d’une audition que « antifa » est une idéologie, pas une organisation. ↩
À noter qu’en Italie, les procureurs ont souvent traité des mouvements flous tels qu’Autonomia Operaia comme s’il s’agissait d’organisations formelles, et ont fabriqué de toutes pièces des organisations imaginaires là où il n’en existait pas, comme dans le cas de l’« Organisation révolutionnaire anarchiste insurrectionnelle ». ↩
NdT : le Racketeer Influenced and Corrupt Organizations Act est une loi fédérale américaine qui concerne les activités d’une organisation criminelle. ↩
Sous Donald Trump, de nombreuses agences fédérales sont désorganisées, ce qui expliquent les accusations RICO de manière chaotique en Géorgie il y a deux ans. Si l’évolution de l’affaire RICO liée au mouvement Stop Cop City peut servir d’indication sur la manière dont d’autres persécutions via la loi RICO contre des activistes pourraient se dérouler, la principale menace n’est peut-être pas que la répression voulue par Trump envoie des gens en prison, mais plutôt que ces accusations découragent et paralysent les personnes visées, créant ainsi les conditions pour que son administration remplace cette forme de répression par quelque chose de pire. ↩
04.09.2025 à 12:00
CrimethInc. Ex-Workers Collective
Fin août 2025, une vague de manifestations s’est propagée à travers l’Indonésie. Cet article compile une interview l’entretien d’un écrivain anarchiste indonésien emprisonné et des témoignages de différents groupes anarchistes ayant activement pris part à la révolte.
Après l’annonce de nouvelles mesures d’austérité, des manifestations se sont répandues pendant des semaines à travers l’Indonésie avant de culminer la semaine du 25 août pour dénoncer le mépris et la corruption de l’élite politique du pays.
Le gouvernement indonésien rémunère les représentants du parlement d’un salaire mensuel de 100 millions de roupies indonésiennes (environ 5 193,29 €) - soit à peu près trente fois le salaire minimum à Jakarta, où les salaires sont pourtant les plus élevés du pays. La colère a éclaté lorsque les gens ont appris que les députés s’apprêtaient à bénéficier d’une allocation de logement de 50 millions de roupies chaque mois, alors que le pays connait une grave inflation, que la pauvreté s’étend et que des mesures austéritaires sont mises en place.
En réaction, les syndicalistes, les anarchistes, les étudiants, les gauchistes et la jeunesse en générale ont envahi les rues la semaine du 25 août. La répression policière, aux ordres de l’ancien ministre de la défense et actuel président, Prabowo Subianto a été très dure. Le 28 août, un véhicule blindé de la police nationale a percuté et tué Arfan Kurniawan, un livreur de 21 ans qui passait par-là pour une course.
Un manifestant en Indonésie tient une pancarte où l’on peut lire : « Arfan Kurniawan- tué par la police ».
En réponse au meurtre d’Affan, les livreurs, les anarchistes et les jeunes de différents milieux se sont révoltés. Les manifestants ont saccagé plusieurs commissariats, brulé et pillé des maisons de politiciens, et mis le feu a plusieurs bâtiments du gouvernement.
La situation a forcé le premier ministre à annuler sa participation au sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai. Le gouvernement a suggéré qu’ils pourraient supprimer certains avantages accordés aux politiciens et certaines des mesures d’austérité qui ont déclenché le soulèvement.
Néanmoins, le président Prabowo Subianto a choisi d’intensifier la répression et fait appel à l’armée. Au moins 6 morts ont été recensés : un étudiant a été battu à mort par la police à Yogyakarta et un vélo-taxi est décédé des suites d’une exposition aux gaz lacrymogènes à Solo. Le nombre exact de morts est inconnu.
Gouverné par les colons hollandais jusqu’à 1949, l’Indonésie est un pays très divisé avec de grandes disparités de moyens et de pouvoir. Dans les années 1960, la répression des sympathisants présumés parti communiste d’Indonésie a fait des centaines de milliers de morts. Le mouvement anarchiste contemporain a émergé à la fin des années 80, grâce, notamment, à l’apparition de groupes de punk. En 2011, la police a créé une division « anti-anarchistes » et à de nombreuses occasions, celles et ceux perçus comme des punks anarchistes ont été enlevés et incarcérés dans des camps de rééducation de l’État. Malgré cela, le mouvement anarchiste a continué de prendre de l’ampleur.
Au vu du niveau de répression global à travers le monde, le courage de la révolte indonésienne a de quoi inspirer toutes celles et ceux qui rejettent l’ordre des choses capitaliste. Les manifestants en Indonésie ont rencontré des formes variées de répression et de blocage des moyens de communications numériques. Il est vraisemblable que ces mesures s’intensifient à mesure que le mouvement continue de croître. Nous espérons que ces premiers comptes rendus attireront l’intérêt et la solidarité que le soulèvement mérite et que chacun en tirera les enseignements nécessaires.
Affan Kurniawan ne sera pas oublié et ses tueurs ne seront pas pardonnés. Solidarité avec celles et ceux qui, dans la rue, s’en assurent.
-Des anarchistes solidaires du soulèvement indonésien
Des manifestants se rassemblent devant le quartier général de la police de la région de Jakarta.
Bima est un écrivain anarchiste, traducteur et chercheur indépendant d’Indonésie emprisonné depuis 2021. Il reste actif derrière les barreaux en tant que membre de la fédération anarchiste.
Il est également le fondateur de la maison d’édition DIY Pustaka Catut et l’auteur du livre Anarchy in Alifuru : The History of Stateless Societies in the Maluku Islands, aux éditions Minor Compositons. Vous pouvez soutenir Bima via son Patreonet en savoir plus sur la campagne FireFund.
Cette interview a été menée dans les premiers jours de Septembre 2025.
Comment peut-on te présenter ?
Je suis un écrivain, un prisonnier et un membre d’une fédération anarchiste choisissant de rester anonyme pour des raisons de sécurité en ces temps effrayants.
Peux-tu nous éclairer sur le contexte du soulèvement en cours ?
Cette vague de rébellion d’août 2025 a été causée par une accumulation de colère concernant des problèmes politiques et économiques variés. Il n’y avait pas une seule et unique cause. Mais tout s’est aggravé en raison des augmentations conséquentes des impôts fonciers à travers la région, cela du fait du déficit du budget du gouvernement.
En même temps, les membres du parlement ont multiplié leurs salaires par dix. Tout a été exacerbé par les déclarations souvent facétieuses des politiciens. Par exemple, le régent de Pati (le politicien en charge de superviser le gouvernement local, les politiques et les services publics dans la régence de Pati, Central Java) a déclaré : « ces impôts ne vont pas baisser, même si une manifestation de masse de cinquante mille personnes a lieu. »
Pati a été la première ville a s’embraser avec un rassemblement d’environ cent mille personnes le 10 août 2025. Les manifestations contre l’augmentation des impôts se sont propagées jusqu’à Bone (dans la province de Sulawesi du Sud), puis dans d’autres villes. Pendant une manifestation le 28 août à Jakarta, un livreur d’une plateforme en ligne de livraison a été tué après avoir été percuté par un véhicule de police au milieu d’une manifestation. Le jour suivant, les manifestations se sont étendues à de nombreuses villes et elle continuent de s’étendre pendant que je vous écris.
Au moins six civils ont été tués directement par la répression policière jusqu’à présent, diverses maisons d’officiels ont été pillées et une demi douzaine de bureaux de représentants du conseil représentatif du peuple ont été partiellement ou entièrement brûlés. Nous étions convaincus que la rébellion allait se calmer, mais ce n’est pas le cas.
Des étudiants font face à la police durant une manifestation aux quartiers généraux régionaux de la police de Jakarta, Indonésie. 29 août 2025.
Quels types de groupes ont été impliqués dans le soulèvement ? Et dans quelle mesure s’organisent-ils ensemble ?
Il y a eu beaucoup d’organisations, de réseaux et de groupes qui ont formulé des revendications. On pourrait dire que chaque ville a ses propres revendications. De manière générale, il y a deux revendications « révolutionnaires » : la première vient du parti socialiste d’Indonésie, Perserikatan Sosialis (PS), et l’autre d’un réseau informel, décentralisé , qui a diffusé la Déclaration de la révolution fédéraliste indonésienne de 2025, qui appelle à la dissolution de l’État du système du DPR (chambre des représentants d’Indonésie) et à son remplacement par un confédéralisme démocratique. Ahmad Sahroni, un membre de la chambre des représentants (DPR) du parti démocrate national (NasDem), a qualifié ces revendications de « stupides ». Cela a entrainé l’attaque et le pillage de sa maison de Jakarta, le 30 août.
Les anarchistes insurrectionnels, individualistes, et post-gauchistes se concentrent sur les attaques et les affrontement urbains, ils appelant à la destruction de l’État et du capitalisme, mais ne se soucient pas des plate-formes et programmes qui appellent à réformer l’organisation sociale en place. De manière générale, il n’ya pas de front uni, mais nous évitons le sectarisme idéologique excessif.
Malheureusement, il y a aussi la gauche progressiste avec des revendications plus réformistes, comme la 17+8 demand (un slogan « pro-démocratie » appelant à des réformes avant le 5 septembre). Ce groupe est hautement influencé par les influenceurs libéraux en ligne qui appellent à la fin des manifestations. Ces influenceurs ont été jusqu’à déclarer que si la loi martiale était instaurée ce serait à cause de l’intensité de la résistance dans la rue et que les manifestants en seraient donc responsables. Soit une tentative de récupération centriste typique par le gaslighting et la diabolisation des organisations révolutionnaires.
Heureusement, tous les éléments de gauche et anarchistes sont d’accord sur le fait que les manifestations doivent s’intensifier. Nous ne savons pas ce qui va se passer pour l’instant, étant donné que cette guerre des discours est toujours en cours.
Pour être honnête, il y a trop de groupes impliqués dans le soulèvement pour offrir une réponse simple. La gauche entière et le mouvement anarchiste de différentes organisations a pris la rue, mais il n’y avait pas de front uni. Dans chaque ville, des progressistes, qu’ils soient des étudiants, des syndicats ou même des élèves, se rejoignent dans les actions. Certaines de ces actions, comme les attaques de commissariats, sont des initiatives spontanées sans réelle coordination.
Un poste de police de la circulation brûle, le 29 août 2025.
Comment les anarchistes contribuent-ils au soulèvement ?
Je suis un révolutionnaire pessimiste, influencé par les discours anarcho-nihilistes. Mais je plaide tout de même pour une révolution sociale parce qu’il n’y a pas d’espace social vide. l’Indonésie est l’archipel le plus multi-culturel du monde, avec de milliers de langues et d’ethnies. Un discours de séparatisme refait surface dans certaines régions. Certains nobles émanant de monarchies anciennes poussent pour leur renouveau. Il y a aussi des islamistes autoritaires, fondamentalistes et djihadistes qui veulent un califat dans le pays. Donc je pense qu’il est nécessaire pour les révolutionnaires de proposer leur programme comme alternative à toutes ces mauvaises possibilités. La vague de rébellion est le symptôme d’une grande division imminente et les anarchistes doivent assumer le rôle qu’ils ont à jouer. Sinon, les autres options sont mauvaises. Très mauvaises.
Que penses-tu qu’il va advenir de ce soulèvement ? Et comment vois-tu le futur du mouvement anarchiste en Indonésie ?
Je suis pessimiste a ce sujet. Nous nous sommes établis dans un certain nombre de villes, mais nous sommes relativement faibles de manière générale, même si nous sommes fondamentalement assez militants.
Nous sommes influencés par l’approche uruguayenne de Espesifismo qui implique deux aspects organisationnels. Cela veut dire qu’en plus que de rejoindre les organisations politiques, nous rejoignons aussi les mouvements populaires comme les syndicats, les organisations étudiantes, les organisations indigènes, etc.
Nous utilisons toujours la définition classique du mot révolution mais cela requiert une base organisationnelle solide pour qu’elle advienne. Malgré cela, les récents soulèvements se sont répétés, comme un cycle, depuis 2019. C’est excitant car cela signifie que nous devons nous pousser a tenir le rythme avec les soulèvements populaires et la volonté des masses. Mais nous devons croitre et augmenter notre militance pour rester pertinent vis-à-vis de la rage des gens.
Je ne crois pas qu’il y aura de réformes, a moins qu’il y ait un violent renversement du pouvoir et des réformes promises. La classe gouvernante a formé une coalition élargie qui contient tous ses anciens opposants et leur donne une part du gâteau. Pour l’instant, nous sommes les seuls membres de réseau informel, décentralisé et anti autoritaire a réclamer la départ du président et du vice président. Donc, la refonte va encore prendre du temps et une révolution anarchiste est impossible en raison de la faiblesse organisationnelle et l’absence de syndicats progressistes capables de mener une grève générale.
Toutefois, il y a eu des avancées qui seraient parues inimaginables il y a quelques décennies : la revendication populaire de dissolution du parlement avec le hashtag #bubarkanDPR [“dissoudre le DPR”], l’implication de masses plus diverses de gens dans les manifestations (l’Indonésie est connue pour romancer l’avant-gardisme des étudiant de 1965 et 1998) et l’usage généralisé de la violence. Les anarchistes ont joué un rôle crucial dans tout cela. Cependant, je ne pense personnellement pas que le mouvement anarchiste va mener a une révolution anarchiste, même si l’opportunité existe. Mais cela pourrait exercer une immense influence libertaire à travers un front uni travaillant à l’intérieur des groupes établis. Par exemple, la proposition d’un confédéralisme démocratique révolutionnaire, qui est en fait alignée sur les propositions anarchistes classiques, pourrait être acceptée par le spectre entier de la gauche existante et des mouvements séparatistes de libération nationale dans certaines régions. C’est en tous cas de l’ordre du possible.
Les manifestations de 2020 contre la loi Omnibus étaient elles aussi importantes mais celles de cette année sont les plus violentes (de nombreuses et considérables parties de la société se radicalisent). Pour l’instant, le soulèvement n’a pas dépassé en intensité la chute du gouvernement militaire de Suharto en 1998. Cependant, je crois que cela pourrait arriver bientôt.
Malheureusement, j’ai prévenu que le moment venu, nous ne serons pas prêts pour la révolution, même si nous prendrons activement part aux affrontements de rue.
Des anarchistes bloquent des rues et brûlent des choses pendant les émeutes de nuit à Bandung City, west Java, en portant le drapeau anarchiste rouge et noir et celui du Jolly roger, de One pièce.
En plus de l’interview de Bima, nous avons reçu le 2 septembre ce récit de Reza Rizkia à Jakarta :
La vague de manifestations qui a débuté le 25 août 2025 à travers l’Indonésie se poursuit, laissant derrière elle une traînée de tragédies et de troubles. Ce qui avait commencé comme une protestation contre la proposition d’une allocation mensuelle de 50 millions de roupies pour les membres du Parlement s’est transformé en un mouvement national avec des revendications plus larges : l’évaluation des actions du parlement, la réforme de la police et la fin de l’usage excessif de la force par les forces de sécurité.
Le 28 août, les tensions se sont intensifiées après qu’un chauffeur de taxi-moto, Affan Kurniawan, a été percuté et tué par un véhicule tactique de la Brigade mobile (Brimob) à Bendungan Hilir, Jakarta. La vidéo de l’incident s’est rapidement répandue sur les réseaux sociaux, déclenchant des manifestations de solidarité de la part des étudiants et des communautés de chauffeurs en ligne. Cette tragédie a marqué un tournant, amplifiant l’ampleur des manifestations dans la capitale et dans tout le pays.
La violence s’est rapidement propagée à d’autres grandes villes. À Makassar, des manifestants ont incendié le bâtiment du parlement régional (DPRD), tuant trois membres du personnel piégés à l’intérieur. À Solo, un conducteur de pousse-pousse nommé Sumari a trouvé la mort lors d’affrontements, tandis qu’à Yogyakarta, l’étudiant Rheza Sendy Pratama a été tué lors d’une manifestation devant le siège de la police régionale. Une autre victime, Rusmadiansyah, un chauffeur en ligne, a été battu à mort par une foule après avoir été accusé d’être un agent des services de renseignement. Certains rapports font également état d’autres victimes, notamment un élève d’une école professionnelle à Pati. Au total, au moins sept à huit personnes ont perdu la vie dans les troubles qui ont secoué le pays jusqu’à la fin du mois d’août.
Le gouvernement a réagi en présentant ses condoléances. Le président Prabowo Subianto a ordonné l’ouverture d’une enquête, tandis que le chef de la police nationale et le chef de la police de Jakarta ont présenté des excuses publiques pour les victimes. Sept agents de la Brimob liés à la mort d’Affan Kurniawan ont été placés en détention et font l’objet de poursuites judiciaires. Cependant, la colère populaire ne semble pas s’apaiser.
Au 2 septembre, les manifestations se poursuivent dans plusieurs régions avec une intensité soutenue. Des milliers de manifestants ont été arrêtés au cours de la semaine dernière, avec un pic le 29 août où plus de 1 300 personnes ont été arrêtées en une seule journée. Dans le même temps, l’Alliance des journalistes indépendants (AJI) a signalé des cas de violence et d’ingérence à l’encontre de journalistes couvrant les manifestations.
Les manifestations de fin août constituent l’une des plus grandes vagues de protestations de ces dernières années en Indonésie. Avec le nombre croissant de morts, les arrestations massives et les dégâts matériels généralisés, la population attend désormais de voir si le gouvernement et le parlement répondront aux demandes des citoyens par de véritables réformes, ou s’ils prendront le risque d’aggraver encore la crise.
Le drapeau national rouge et blanc a été abaissé, remplacé par le drapeau anarchiste rouge et noir et le drapeau Jolly Roger de One Piece (aujourd’hui symbole populaire de la résistance en Indonésie). Le bâtiment incendié était la Chambre des représentants de la ville de Pekalongan, Central Java.
Lorsque le soulèvement a commencé à faire la une des journaux internationaux, des anarchistes anonymes ont rédigé plusieurs déclarations signées L’archipel du feu. Nous avons souhaité relayer leurs voix également.
« Jakarta n’appartient plus aux élites corrompues. Des milliers de personnes venues des quatre coins du pays ont pris d’assaut la capitale. Il ne s’agit pas seulement d’une manifestation, mais d’une explosion collective de rage contre la hausse des taxes foncières, la corruption sans fin et les chiens de garde militaires et policiers de l’État.
De l’aube jusqu’à minuit, les rues se transforment en champ de bataille de la défiance. Les cris, les incendies et les pierres deviennent le langage de la fureur du peuple.
Ce n’est pas un spectacle de marionnettes orchestré par les élites ; c’est une colère brute, sauvage, sans chef et impossible à contrôler. »
« Les jeunes en colère se soulèvent, poussés par la hausse des impôts et une armée répressive. Il n’y a pas d’organisation ; l’insurrection est menée par de jeunes anarchistes, nihilistes et incontrôlables. De nombreux jeunes anarchistes issus d’associations d’élèves du secondaire sont arrêtés. Les lycéens sont notre source d’énergie. Selon les rapports, environ 400 d’entre eux ont été arrêtés le 25 août. La plupart des actions sont coordonnées en direct sur les réseaux sociaux.
« Habituellement, un syndicat libéral ou un parti d’opposition contrôle le discours, mais pas cette fois-ci. Même les médias traditionnels reconnaissent que les réseaux sociaux sont la source de l’information. Les politiciens ne peuvent plus contrôler le discours. Depuis des décennies, les instances étudiantes exécutives sont généralement les instigatrices de ce type de manifestations, mais chaque année, ces intermédiaires sont mis dehors. Par les étudiants eux-mêmes. C’est pourquoi les ONG, les syndicats, les « anarchistes civils » et les associations étudiantes de gauche et de droite détestent la faction anti-organisationnelle.
« Qu’ils aillent tous se faire foutre. Nous incitons les jeunes à agir par eux-mêmes.
Les individus ne sont plus effrayés par le devoir idéologique, les normes et toutes ces valeurs externes.
Hier soir (28 août 2025), la police a assassiné quelqu’un. Des émeutes contre la hausse des impôts ont éclaté dans tout le pays. Dans plusieurs villes, les émeutes étaient spontanées et auto-organisées. L’image publique de la police continue de s’effriter, car la population soutient les émeutiers. Des cellules ont coordonné d’autres actions, et la plupart des prises de paroles nihilistes et insurrectionnelles dominent le discours.
Des comptes anonymes sur les réseaux sociaux, suivis par des milliers d’abonnés, appellent à l’insurrection anti-politique. Chaque jour, ils lancent des appels et donnent des explications pertinentes.
Les négociateurs syndicaux ont annoncé qu’ils seraient dans la rue et qu’il n’y aurait « pas d’émeutes », mais les jeunes et les émeutiers se moquent immédiatement d’eux sur les réseaux sociaux. Nous laissons faire les jeunes. Nous ne pouvons que les encourager à être encore plus incontrôlables. La nuit, Internet est devenu ingérable. Alors que les « anarchistes civils » appellent à la création de conseils populaires, nous appelons à tout foutre en l’air. Nous fournissons uniquement une coordination en réseau et des informations techniques sur les actions de rue. Nous n’organisons jamais vraiment les gens.
« Depuis le vendredi 29 août, les anarchistes contrôlent essentiellement le discours. Partout dans le pays, les gens répondent à l’appel à attaquer les commissariats et les policiers eux-mêmes. Les médias de masse ont perdu le contrôle de l’information et de l’actualité.
« Notre réseau continue d’appeler à la vengeance depuis le meurtre commis par la police hier soir, et la situation s’envenime. Les cellules sont dans la rue.
« Vous pouvez voir le soulèvement sur diverses chaînes d’information, mais toutes les bonnes vidéos ne sont disponibles que sur les réseaux sociaux. »
-Archipel de feu
« Cela dépasse nos prévisions. Habituellement, lors d’une manifestation, les manifestants se contentent de jeter des pierres ou de brûler un pneu devant le bureau. Ils ne prennent jamais d’assaut le bâtiment et ne le brûlent jamais. »
Graffiti anarchiste vu à Lamongan, en Indonésie, pendant les troubles actuels.
Thanks to Lundimatin for the translation.
01.07.2025 à 22:27
CrimethInc. Ex-Workers Collective
En revisitant les luttes de ce début de siècle du point de vue de notre dystopie actuelle, nous pouvons bien mieux comprendre tout ce qui ce joue dans les combats d’aujourd’hui.
Le texte qui suit apparaît en introduction du livre Another war was possible, publié par PM PRESS, qui retrace et documente les expériences de lutte d’un anarchiste luttant contre le capitalisme et l’État sur trois continents différents au cours du mouvement anti-globalisation. Vous pouvez en lire plus à ce sujet dans l’annexe.
C’était la fin du 20e siècle et le capitalisme avait triomphé.
« Le socialisme réel » s’était effondré. Des élections avaient lieu partout, amenant de nouveaux politiciens au pouvoir pour signer des accords commerciaux néolibéraux. Au lieu des dictatures, le libre marché règnait victorieusement.
Francis Fukuyama l’appelle « la fin de l’histoire », proclamant
« le point final de l’évolution idéologique humaine et l’universalisation de la démocratie libérale occidentale comme forme finale et absolue de gouvernement. »
Pour les politiciens, les éditorialistes et les patrons d’entreprise, c’était une période de jubilation.
Les ébullitions sociales des années 1960 avaient cessé. Aux États-Unis, la pensée politique radicale avait surtout subsisté dans les milieux de contre-culture—les mouvements écologistes, les librairies engagées, les scènes hip-hop et punk. L’Europe avait aussi la scène rave, le mouvement squat avec son réseau de centres sociaux et les vestiges des mouvements puissants du milieu du 20e siècle. Du côté opposé, il y avait des fascistes, mais eux aussi étaient largement confinés dans des milieux sous-culturels. En dehors de ces enclaves, la paix sociale prévalait, pendant que tout le monde se précipitait pour obtenir sa part du gâteau.
C’était un paradis malsain. Le capitalisme mondialisé faisait circuler la richesse plus rapidement et plus loin que jamais auparavant, mais dans le processus, il la concentrait entre de moins en moins de mains, appauvrissant lentement la grande majorité. Les anarchistes savaient que l’unanimité apparente autour du nouvel ordre mondial ne durerait pas éternellement. Finalement, il y aurait une autre série de conflits et l’histoire continuerait à avancer. La vraie question était comment les lignes seraient tracées.
Nous nous sommes rencontrés à des concerts de punk hardcore. Nous avons lu sur les Panthers, les Yippies, les Ranters, les Diggers, Up Against the Wall Motherfucker. Lorsque nous avons entendu dire que quelqu’un avait peint à la bombe « NE TRAVAILLEZ JAMAIS » sur le mur du boulevard de Port-Royal lors du soulèvement de mai 1968, nous l’avons pris au pied de la lettre, en nous lançant dans une vie de criminel.
Avec d’autres outils, certains ont adopté une approche différente. Nous avons quitté nos emplois ; ils ont syndiqué les lieux de travail. Nous avons squatté des bâtiments ; ils ont organisé les locataires. Nous avons rejeté l’organisation formelle ; ils ont créé des fédérations. Nous avons fait de l’auto-stop aux événements ; ils sont arrivés avec des camionnettes pleines d’équipement.
Finalement, nous avons commencé à nous rencontrer lors de conférences et de manifestations. Tout ceux qui se lèvent doivent se rassembler.
Un anarchiste navigue sur la police porté par ses camarades lors des manifestations contre l’investiture présidentielle du 20 janvier 2001.
Heureusement, les anarchistes n’étaient pas les seuls à avoir un compte à régler avec le pouvoir en place. Le premier jour de 1994, juste au moment où l’Accord de libre-échange nord-américain entrait en vigueur, l’Armée Zapatiste de Libération Nationale s’est soulevée contre le gouvernement mexicain au Chiapas, donnant un exemple puissant de lutte populaire contre le néolibéralisme. Inspirés par l’EZLN et d’autres mouvements anticoloniaux et anticapitalistes, des personnes du monde entier ont commencé à s’organiser en lançant des manifestations, des réseaux, des occupations, des journées mondiales d’action.
Pour la plupart des gens aux États-Unis, affronter le pouvoir semblait absurde, si ce n’est carrément inutile. Les éditorialistes de tout poil ont même refusé de dire le mot capitalisme à voix haute, le substituant à « anti-mondialisation » comme si nous faisions partie d’un mouvement engoncé dans des valeurs de repli sur nous-même. Les critiques les plus acerbes concernaient la « violence », c’est-à-dire savoir s’il était acceptable de répondre de manière proportionnée à la perpétuelle violence « légitime » de l’État. Mais le défi le plus difficile était de permettre aux gens d’imaginer que l’ordre mondial capitaliste n’était pas inévitable, qu’un autre monde était possible.
Néanmoins, pendant quelques années—disons, de 1999 à 2001 — le principal conflit qui se jouait sur la scène mondiale était entre le capitalisme néolibéral et les mouvements populaires qui s’y opposaient. Le 18 juin 1999, des milliers de personnes ont convergé vers Londres pour une journée d’action annoncée comme le carnaval contre le capitalisme. Une mobilisation au cours de laquelle certains activistes ont presque réussi à détruire la bourse de Londres. En novembre suivant, des manifestants ont réussi à bloquer et faire fermer le sommet de l’Organisation mondiale du commerce à Seattle. Au cours des deux années suivantes, presque tous les grands sommets commerciaux internationaux ont provoqué de violentes émeutes dans les rues.
« Est-ce qu’on devrait pas essayer de passer ? » Criai-je, mais on courrait déjà, c’était une décision prise en une fraction de seconde, on était déjà sur le pont au moment où elle a répondu « On passe ! —On est en train de le faire », on a sprinter de l’autre côté. Derrière nous, je pouvais entendre le POP, POP alors que les flics tiraient des gaz lacrymogènes et des balles en caoutchouc ; autour de nous, je pouvais sentir l’impact des balles, le cliquetis lorsque les palets arrivaient au sol, le sifflement lorsque leur contenu nocif remplissait l’air ; devant, je ne voyais rien, le gaz cachait le ciel, il n’y avait que l’inconnu—et au-delà, si on avait la chance de l’atteindre, une ville à détruire, un monde à créer.
Les enjeux étaient plus élevés que ce qu’on pensait. Si toutes les personnes qui vivaient cette phase finale du capitalisme impitoyable ne comprenaient pas qu’il était la source de leurs malheurs, elles seraient alors perméables au nationalisme, au racisme, à la xénophobie et à la démagogie lorsqu’elles réaliseraient que le libre marché ne pourrait pas répondre à leurs problèmes. Cependant si on pouvait montrer que le capitalisme était la principale cause de leur misère, ils pourraient peut-être se joindre à nos efforts pour construire une nouvelle société. La fenêtre temporelle était extrêmement mince, mais il existait malgré tout un champ des possibles où on pouvait réussir.
C’était la guerre à laquelle l’auteur de ce livre a participé—une guerre menée pour prévenir toutes les guerres insensées qui ont suivi. Nous luttions pour un monde dans lequel tous les êtres humains pourraient se rencontrer en tant qu’égaux, dans lequel l’impératif de profit ou la menace du changement climatique ne primerait pas sur les besoins des êtres humains.
Nous sommes partis du campus à midi. Des centaines de personnes étaient là, prêtes, habillées—cagoules, casques, plastrons, tout l’attirail. Un groupe poussait une catapulte grandeur nature. Je marchais derrière un groupe qui tirait une marionnette géante représentant la Banque mondiale. Des masses cachées dans du papier maché ne cessaient de tomber sur l’asphalte.
Au cœur de la foule, j’ai reconnu l’équipe du mois de janvier de l’année précédente. Tu développes un instinct pour ces trucs, même quand tout le monde est masqué. Dans les conversations randoms de tous les jours et les forums en ligne, nous étions rivaux. Mais il est clair que dans une situation comme celle-ci, tu veux que tout le monde soit là.
À un moment donné, la police a lancé son canon à eau directement dans la foule. Une personne masquée a couru droit dessus et a fracassé la fenêtre avant qu’il ne puisse réellement tirer. Le conducteur a eu vite fait de reculer son camion.
Wow, c’est complétement fou, pensais-je.
Peut-être que si tout le monde avait pu voir ce qui se passait, plus de gens se seraient battus aussi dur que l’auteur de ce livre. Peu de gens comprenaient à quel point la situation était désastreuse.
Malheureusement, nous n’étions pas la seule force en présence pour déterminer comment les lignes de conflit seraient tracées au 21e siècle. Provoqués par des siècles de violence coloniale, les djihadistes salafistes ont attaqué le Pentagone et le World Trade Center le 11 septembre 2001. Les néoconservateurs de l’administration Bush ont saisi l’occasion d’envahir l’Afghanistan puis l’Irak, précipitant le soi-disant « choc des civilisations » sur lequel ils avaient tant fantasmé. Le nouveau siècle s’est ouvert avec une série de bains de sang.
Cette déclaration de guerre a servi à obscurcir la possibilité de toute autre guerre, tout autre enjeu pour lequel les gens pourraient se battre. Les autorités des États-Unis et leurs adversaires symétriques dans al-Qaïda visaient à affirmer leur rivalité comme le conflit central de l’histoire, en écartant les rebelles du Chiapas et les manifestants qui avaient fermé le sommet de l’OMC à Seattle.
Aux États-Unis, les partis socialistes autoritaires ont profité de la situation pour reprendre la main sur les anarchistes et les anti-autoritaires. De nombreux projets organisés de manière horizontal furent captés, notamment le mouvement anti-guerre à travers des groupes réformiste (Not in Our Name pour le Parti Communiste Révolutionnaire, en réponse au WWW, Workers World Party). Les fondements transformatifs du mouvement anticapitaliste aux portées révolutionnaires ont cédé la place à des manifestations de réaction s’adressant aux politiciens indifférents.
Le gouvernement américain adopta le Patriot Act. Le FBI intensifia les opérations ciblant les musulmans, mais aussi les écologistes et les militants pour la libération des animaux. Les politiciens élargirent et militarisèrent la police. Le 30 novembre 1999, la municipalité de Seattle n’avait déployé que 400 policiers pour défendre le sommet de l’Organisation mondiale du commerce ; en 2017, 28 000 agents des forces de l’ordre ont défendu l’investiture de Donald Trump.
À l’étranger, les pratiques impérialistes brutales des États-Unis en Irak et en Afghanistan ont coûté près d’un million de vies, poussant encore plus de personnes dans les rangs des djihadistes. La montée de l’État islamique en Irak et en Syrie une décennie plus tard a montré que les invasions n’avaient fait que renforcer les forces que les néoconservateurs prétendaient attaquer. En 2010, lorsqu’une vague de révolutions a commencé en Tunisie et s’est répandue dans tout le Moyen-Orient, elle s’est heurté à un mur en Syrie, en partie à cause de l’État islamique et de ses partisans. Nous ne saurons jamais ce que les soulèvements du soi-disant Printemps arabe et d’autres mouvements sociaux dans la région auraient pu accomplir sans le mal causé par la soi-disant « guerre au terrorisme ». Lorsque les talibans ont repris l’Afghanistan en 2021, cela n’a fait que souligner à quel point les invasions américaines avaient été inutiles et destructrices.
Bachar al-Assad a fait massacrer des centaines de milliers de personnes pour maintenir son emprise sur la Syrie, tout cela pour finalement perdre le pouvoir. Les États-Unis ont fait de même en Afghanistan. Ces tragédies inutiles et horribles ne sont qu’un aperçu de ce qui nous attend si nous continuons sur cette voie.
La violence et la pauvreté ayant résulté de toutes ces guerres, occupations et insurrections ont poussé des réfugiés vers l’Europe depuis l’Afrique et le Moyen-Orient par millions. Quelque chose de similaire se passait au sud de la frontière américaine, alors que les ravages causés par l’Accord de libre-échange nord-américain et la militarisation de la police et des paramilitaires plongeaient des régions entières dans le sang. Les fascistes des deux côtés de l’Atlantique ont profité du désespoir des réfugiés pour attiser le racisme et la peur.
Pendant ce temps, dans l’ancien bloc de l’Est, les profits capitalistes ont laissé beaucoup de gens dans une situation économique pire qu’avant la chute du mur de Berlin. Cela généra des vagues de nationalisme, permettant à des autocrates comme Vladimir Poutine et Viktor Orbán de consolider leur contrôle. À l’instar de leur modèle, des politiciens comme Donald Trump, Jair Bolsonaro et Giorgia Meloni sont arrivés au pouvoir dans les Amériques et en Europe occidentale. Ils ont canalisé la rage de la classe moyenne en voie d’érosion vers une politique ouvertement fasciste, encourageant leurs partisans à blâmer les réfugiés, les personnes queer et trans, les juifs et les « communistes » pour la manière dont le libre marché leur avait manqué.
Poussé par un industrialisme rampant, le changement climatique a frappé les côtes et incinéré les forêts. La pandémie de COVID-19—la propagation des théories du complot et de la désinformation — la concentration des richesses entre les mains de quelques milliardaires—le génocide à Gaza : tout cela vous sera familier à moins qu’il n’ait été éclipsé par encore pire au moment où vous lirez ceci. L’invasion russe de l’Ukraine ne sera pas la dernière des guerres à venir si nous continuons sur cette voie—guerres rendues possibles par la consolidation du pouvoir autocratique, inévitables par les crises économiques et écologiques. En examinant l’armement des frontières entre la Biélorussie et la Pologne et l’utilisation de prisonniers comme chair à canon en Ukraine, nous pouvons voir que—à moins que nous changions de cap — le prix de la vie humaine va être de moins en moins cher au 21e siècle.
Le 18 juin 2023, soit 24 ans exactement après le Carnaval contre le capitalisme à Londres, la Une du New York Times reconnaissait ce que nous disions depuis un quart de siècle : la mondialisation capitaliste crée des inégalités de richesse catastrophiques, détruisant la biosphère et générant des nationalismes d’extrême-droite. L’article reprend tous les points de discussion du manifestant anticapitaliste moyen de 1999, jusqu’aux critiques du Fonds monétaire international. Même les capitalistes eux-mêmes souhaitent aujourd’hui que nous ayons gagné.
Toutes ces tragédies n’avaient pas encore eu lieu lorsque les luttes décrites dans ce livre ont eu lieu. Qui sait—si nous avions été plus nombreux à lutter davantage, nous aurions peut-être évité certaines d’entre elles.
Mais nous ne pouvons pas blâmer l’auteur de ce livre. Il était toujours en première ligne.
Un Black Bloc se forme pour affronter la police lors des émeutes à Québec pour protester contre la proposition (finalement abandonée) de création de « zone de libre-échange des Amériques » en avril 2001.
Nous nous sommes rencontrés à une foire au livre quelques années après les événements décrits dans ces pages. Je le connaissais de regards dans les rues, mais nous n’avions jamais eu de réelle conversation.
De manière inattendue, nous nous sommes bien entendus immédiatement. Personnellement, ça m’était égal que nous soyons respectivement un aventurier démissionnaire et un plateformiste ennuyeux.
Il voulait savoir si nous allions sortir la suite d’un certain mémoire controversé publié sur un délinquant en cavale. « Politiquement, c’est de la merde », dit-il. « Mais en tant qu’histoire, c’est grave excitant. »
Je n’ai pas partagé sa haute opinion à ce sujet. Je pensais que l’humour compensait le manque de développement du personnage, mais en parlant en tant que criminel de carrière, le sujet était positivement banal. Nous l’avions imprimé comme une stratégie pour saper le matérialisme et la timidité des jeunes en galère, pas pour séduire les anarchistes chevronnés comme lui.
Il persista. « Allez, tu dois faire une suite ! »
Je lui dis qu’il devrait écrire ses propres mémoires, racontant ses aventures dans les rues. Ça vaudrait la peine d’être publié, dis-je.
Ça lui a seulement pris vingt ans.
L’histoire du monde est vaste. À l’échelle de toute l’humanité, chacun de nous n’est qu’un sur des milliards. Cependant c’est à nous de décider comment aborder notre rôle dans ce drame. Nous pouvons nous voir comme des spectateurs et accepter passivement notre destin—ou nous pouvons percevoir en chacun un protagoniste du monde en action et partir à la découverte du changement que l’on peut exercer sur le cours des événements.
L’auteur de ce livre a adopté cette dernière approche. En conséquence, il a participé à un nombre surprenant d’événements historiques du tournant du siècle. La litanie de ses aventures atteste de tout ce qu’une seule personne peut accomplir avec un peu de détermination, que ce soit en période de paix sociale ou de conflit ouvert. Heureusement, il a survécu et, avec un peu d’encouragement, a réussi à écrire une partie de ce qu’il a vécu.
Le résultat est le précieux document historique que vous tenez entre vos mains. Tous ceux qui vivent des combats de rue historiques sur trois continents n’ont pas la possibilité d’écrire un tel mémoire. Buenaventura Durruti ne l’a pas fait.
Comme les Mémoires d’un révolutionnaire de Pierre Kropotkin ou Vivre ma vie d’Emma Goldman, ce livre offre un recueil de première main d’une période charnière. Vous en apprendrait davantage sur la manière dont les choses se sont passé avec un texte comme celui-ci plutôt qu’à partir de n’importe quel résumé d’analyste extérieur.
Mais ce n’est pas seulement un document de référence historique. Aucune des luttes décrites dans ce livre n’a abouti à une conclusion. Toutes se poursuivent à une échelle beaucoup plus grande et avec des enjeux encore plus élevés : la lutte contre le fascisme, contre la violence des frontières, contre la subordination des écosystèmes et des communautés aux exigences du capitalisme, contre la violence de la police et de l’armée, contre le pouvoir autocratique.
Une autre guerre était possible—et elle l’est encore aujourd’hui. Si les conséquences de notre échec à abolir le capitalisme au tournant du siècle ont été deux décennies de boucherie, de crise économique, de catastrophe écologique et de réaction fasciste, pensez à ce qui s’ensuivra si nous échouons cette fois-ci à relever le défi. L’histoire n’avait pas à se dérouler comme en 2001—elle n’a pas besoin de continuer sur cette voie maintenant. Ce livre reste pertinent car il raconte une partie d’une histoire que vous devez terminer.
Il existe de nombreuses façons de participer à ces luttes. Combattre physiquement les fascistes et les policiers n’est qu’une tactique parmi d’autres, et ce n’est guère la plus importante. De l’auteur de ce livre, vous pouvez apprendre ce que certains de ceux qui sont venus avant vous ont essayé et ce que vous pourriez peut-être faire vous-même. Nous—les survivants du tour précédent — combattrons à vos côtés.
Si nous ne nous dépêchons pas, le capitalisme mettra un siècle ou plus à s’effondrer. Cela nous entraînera dans des guerres comme jamais auparavant. La catastrophe qui en résultera nous enterrera tous dans ses débris.
Luttons ensemble pour un avenir meilleur. Une autre guerre est possible.
« À travers des siècles d’obscurité, nous pouvons déjà voir d’ici—le soleil à l’horizon d’une aube nouvelle. »
Au tournant du siècle, le mouvement contre le capitalisme mondialisé a explosé partout dans sur la planète avec des mobilisations de masse à Québec, Washington, Gênes et dans d’autres villes. Les anarchistes ont affronté des chefs d’État, des dirigeants de grandes enterprises et des policiers anti-émeute par milliers. Alors que les autorités cherchaient à plier tous les êtres vivants à l’impératif du profit, des personnes ont entrepris de démontrer qu’une façon de lutter pourrait ouvrir la voie à un avenir au-delà du capitalisme. Le vingt-et-unième siècle était à saisir. Et chaque fois, Tomas Rothaus était là, combattant en première ligne.
Dans Une autre guerre est possible, nous suivons Tomas de ses jours en tant que jeune militant jusqu’à son édition de la publication Barricada. Dans une prose vivante, il raconte les leçons qu’il a apprises des vétérans de la CNT espagnole—sa première expérience d’échange de coups avec la police dans les rues de Paris — les aventures qu’il a traversé pour se faufiler au-delà des frontières dans le but de participer à des grandes émeutes de l’époque. Avec Tomas, nous respirons des gaz lacrymogènes, nous abattons des clôtures, nous visitons des squats et champs de bataille de trois continents.
En chemin, Tomas montre que les tragédies du XXIe siècle n’étaient pas inévitables—qu’une autre guerre était possible. Son témoignage est la preuve qu’un autre monde reste possible aujourd’hui.
Thanks to La Grappe for the translation.
23.06.2025 à 08:59
CrimethInc. Ex-Workers Collective
Roja est un collectif féministe et internationaliste basé à Paris, composé de membres issu·es des géographies d’Iran, d’Afghanistan (communauté hazara) et du Kurdistan. Fondé en septembre 2022, suite au féminicide d’État de Jina (Mahsa) Amini par la République islamique, et au cœur du soulèvement national « Jin, Jiyan, Azadî / Femme, Vie, Liberté », il nous a transmis cette prise de parole et de position à la suite de la “guerre de 12 jours” opposant le régime israélien au régime iranien.
Roja est un collectif féministe et internationaliste indépendant basé à Paris, composé de membres issu·es des géographies d’Iran, d’Afghanistan (communauté hazara) et du Kurdistan. Le collectif Roja a été fondé en septembre 2022, suite au féminicide d’État de Jina (Mahsa) Amini par la République islamique, et au cœur du soulèvement national « Jin, Jiyan, Azadî / Femme, Vie, Liberté ». Tout en centrant son action sur les luttes politiques et sociales en Iran et au Moyen-Orient, Roja est également engagé dans les combats locaux et internationalistes en France, notamment dans les actions de solidarité avec la Palestine. (Le mot « Roja » signifie « rouge » en espagnol ; en kurde, « roj » signifie « lumière » ou « jour » ; et en mazandarani, « roja » désigne « l’étoile du matin ».)
Au lendemain de l’agression militaire israélienne de 12 jours contre l’Iran, menée avec le soutien armé des États-Unis, dont les principales victimes furent des civils – qu’ils soient iranien·ne·s ou israélien·ne·s – n’ayant pas choisi cette guerre, nous continuons à croire que la seule issue pour déjouer la logique meurtrière d’États dont la survie repose sur le maintien du spectre de la guerre, est de faire entendre, haut et fort, notre cri : entre deux régimes guerriers, patriarcaux et coloniaux, nous ne prenons pas partie. Ce refus n’est pas un repli ou une neutralité. Il constitue, au contraire, le point de départ de notre lutte. Une lutte qui chérit la vie et qui rejette la logique meurtrière des guerres.
La guerre asymétrique entre Israël et la République islamique – qui, rappelons-le, n’a ni commencé le 13 juin ni prend fin avec un message de Trump sur son réseau social – est avant tout une guerre contre les populations. C’est une attaque contre tout ce qui garantit la survie et la reproduction de la vie quotidienne sur ce territoire : infrastructures, réseaux et systèmes sur lesquels repose la vie des habitants. Elle vise directement ce que nous avons construit à travers le mouvement « Zan, Zendegi, Azadi » (« Femme, Vie, Liberté ») et tout ce que ce slogan, incarne : un combat féministe, anti-impérialiste et égalitaire, né de la résistance populaire kurde qui a résonné à travers tout l’Iran.
« Femme, vie, liberté contre la guerre » n’est pas qu’un slogan, mais une ligne de démarcation claire avec des tendances dont les contradictions apparaissent aujourd’hui plus crûment que jamais : d’un côté, les opportunistes qui ont soutenu les sanctions américaines et les ingérences occidentales depuis des années, banalisant le génocide à Gaza, tout comme les guerres impérialistes occidentales, ceux qui se sont réjoui de l’agression israélienne espérant qu’elle apporte enfin une « libération ».
De l’autre, les campistes qui assimilent toute opposition à l’Occident à une « résistance », ainsi que ceux qui, au nom de « l’urgence » ou du « bien du peuple » passent sous silence les crimes de la République islamique tant à l’intérieur du pays que dans la région, ainsi que son instrumentalisation du discours anti-impérialiste toutes comme son instrumentalisation de la cause palestinienne. Brouillant la frontière entre résistance populaire et pouvoir d’État, depuis 7 octobre, ils se sont rangés derrière tout ce qui s’oppose aux plans du fameux « nouvel ordre au Moyen‑Orient », négligeant les luttes des femmes et des personnes queers, des minorités et des démunis, comme si elles étaient secondaires.
Or, ces ennemis sont le miroir parfait l’un de l’autre dans leur barbarie. Israël conduit les enfants de Gazas à l’abattoir en brandissant le drapeau arc-en-ciel ; la République islamique d’Iran a non seulement massacré les manifestants en Iran mais a noyé aussi dans le sang la révolution populaire syrienne, sous le masque de l’anti-impérialisme. Le premier commet un génocide à l’encontre des Palestinien.nes ; l’autre soumet et opprime les peuples non perses à l’intérieur de ses frontières.
Netanyahu usurpe le slogan « Femme, vie, liberté » pour tenter de légitimer son expansionnisme militaire et colonial et le faire passer comme « intervention libératrice ». Khamenei mobilisait toutes ses forces pour étendre un « empire chiite » régional, au nom de la lutte contre Daech et de la « défense de la Palestine ».
Ces deux régimes capitalistes n’occupent certes pas la même position dans l’ordre mondial. Le rôle de la République islamique dans cette guerre ainsi que sa puissance militaro-logistique n’atteint certainement pas celui d’Israël, et le régime iranien ne bénéficie pas des soutiens impérialistes occidentaux. Cette asymétrie ne l’empêche pourtant pas d’infliger violences, injustices et souffrances, comme le fait le sionisme fasciste. Toute relativisation des crimes de la République islamique, ne peut être que fallacieuse. Outres les politiques oppressives à l’intérieur de ses frontières, elle s’est embourbée dans un projet nucléaire au coût exorbitant.
Nous n’avons pas à choisir entre un régime sioniste génocidaire et le régime islamiste oppressif. Nous traçons une troisième voie, celle dessinée par les multiples formes de luttes populaires du Moyen-Orient, par une solidarité et un internationalisme par en bas.
Pour construire un front solide contre le génocide israélien et arracher le discours anti-impérialiste des mains de la République islamique, il faut nous démarquer clairement de ces deux impasses et de réaffirmer le lien ndissoluble entre toutes les luttes populaires au Moyen-Orient et au-delà., en nous opposant à la fois au colonialisme impérialiste et à la colonisation interne d’État.
En solidarité avec les destins liés des peuples du Moyen-Orient — de Kaboul à Téhéran, du Kurdistan à la Palestine, d’Ahvaz à Tabriz, du Baloutchistan à la Syrie et au Liban —, nous nous adressons aux opprimé·es et aux démuni·es d’Iran et de la région, à la diaspora, ainsi qu’aux camarades à travers le monde, partagent nos idéaux et notre espoir.
Le nettoyage ethnique et la volonté génocidaire de l’État criminel israélien ne datent ni d’hier, ni de cette année, ni même de ce siècle. Mais la faille géopolitique ouverte dans la région depuis le 7 octobre, ne laissant derrière elle que sang et ruines, engloutit désormais également la République islamique et les peuples d’Iran, à une vitesse vertigineuse et avec une intensité saisissante. L’horizon est si obscur qu’il nous bouleverse profondément, toutes et tous.
Durant ces douze jours sombres, l’armée israélienne a bombardé des milliers de sites à travers l’Iran y compris les zones résidentielles où habitent les généraux des Gardiens de la révolution. Si les frappes ont visé les installations nucléaires, les bases militaires, les centres gouvernementaux et la radiotélévision d’État, elles ont touché aussi les raffineries, les dépôts de pétrole et les infrastructures vitales, et tout ce qui garantit les moyens de subsistance de la population et la reproduction de la vie quotidienne sur ce territoire.
Contrairement à ce qu’affirment les propagandistes qui parlent de « liberté » livrée par les bombes, nous avons été témoins de massacres aveugles de civils, dont un grand nombre d’enfants. Selon l’ONG Hrana, 1054 personnes ont été tuées, des milliers blessés. Sans oublier les 28 Israélien·nes tué·es par les missiles iraniens, parmi lesquels quatre femmes d’une même famille.
Dans cette situation critique, la République islamique a non seulement abandonné une population terrifiée sans la moindre assistance — incapable de fournir les services les plus élémentaires, tels qu’une information publique claire et efficace, des abris d’urgence, ou des systèmes d’alerte — mais elle a également instauré une atmosphère ultra-sécuritaire : déploiement massif des forces anti-émeutes dans les rues, multiplication des checkpoints, et intensification de la répression.
La militarisation du pays en temps de guerre, qui témoigne de l’incapacité du régime à garantir une vie sécurisée, ne nous surprend pas. Mais les appels à « pendre chaque traître à chaque arbre » sont la conséquence logique d’un ordre fondé — à son niveau le plus profond — sur la répression, la peine de mort, les arrestations, et la militarisation de l’espace social à l’intérieur (en particulier dans les régions périphériques, comme Kurdistan et Baloutchistan), et sur l’expansionnisme militaire à l’extérieur.
Les conséquences désastreuses de cette guerre ne s’arrêtent pas avec le cessez-le-feu. La République islamique en profite pour se venger contre la société iranienne : elle a déjà lancé une véritable chasse aux « espions », et sa machine à exécuter s’est déjà remise en marche. Depuis le 12 juin, au moins six personnes, dont trois kurdes, ont été exécutées dans des procès expéditifs pour prétendu espionnage au profit du Mossad. D’autres prisonnier·es, notamment des militant·es kurdes, sont aujourd’hui menacé·es d’une exécution imminente. Dans la paranoïa généralisée du régime, toute voix dissidente peut désormais être accusée de « sionisme » ou d’être « agent de l’étranger ». À cette atmosphère de terreur s’ajoutent l’aggravation de la crise économique, la perte massive d’emplois et une inflation galopante.
La « guerre contre le terrorisme » — ce projet impérialiste initié au tournant du XXIᵉ siècle dans le sang de l’Afghanistan et de l’Irak — a laissé un héritage sanglant aujourd’hui transmis à Israël : une attaque « préventive » pour contenir le danger supposé de l’arme nucléaire iranienne. Une fois encore, le même récit familier est ressassé par les grands médias monopolistiques : Israël ne frappe que des « cibles militaires », avec des « missiles de précision » et des « drones intelligents », dans le but d’apporter liberté et démocratie au peuple iranien.
Mais ce récit ne dit rien de Parnia Abbasi, poétesse de 24 ans tuée à Sattar Khan. Il ne mentionne pas Mohammad-Ali Amini, jeune pratiquant de taekwondo, ni Parsa Mansour, membre de l’équipe nationale iranienne de padel. Il ne laisse entendre aucune voix de Fatemeh Mirheyder, Niloufar Ghalehvand, Mehdi Pouladvand ou Najmeh Shams. Aucun·e d’entre eux·elles n’était une « cible militaire » ni une « menace nucléaire » — seulement des corps déchiquetés en silence par les missiles israéliens, ignorés par les médias internationaux. Voilà la pointe de l’iceberg de cette « liberté » qu’Israël, avec le blanc-seing de l’Occident, construit sur des ruines et des cadavres.
Les forces réactionnaires — dont le projet de « renversement » du régime ne vise qu’un changement cosmétique et autoritaire depuis le sommet, sans transformation démocratique réelle ni bouleversement des rapports sociaux — ont salué avec empressement leur éternel sauveur : Israël. Les monarchistes ont réduit les victimes des bombardements à de simples chiffres, déclarant, avec un cynisme brut et un langage comptable : « La République islamique exécute des milliers de personnes chaque année ; donc, le massacre de quelques dizaines ou centaines de personnes par Israël est le prix à payer pour se débarrasser de ce régime. » C’est cette même logique déshumanisante, quantitative et mathématique, que les États-Unis ont invoquée pour larguer la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki : si la guerre continue, il y aura plus de morts, donc mieux vaut tout raser.
Le massacre de civils lors des récentes attaques israéliennes, la sur-sécurisation extrême de l’espace public en Iran, et la destruction des infrastructures sociales ne sont ni des erreurs accidentelles, ni de simples « dommages collatéraux ». Ils font partie intégrante de la logique même de la guerre — surtout quand cette guerre est menée par un régime comme Israël. L’argument courant selon lequel les civils ou les infrastructures civiles seraient utilisés comme « boucliers humains » — utilisé naguère pour justifier la destruction de Gaza, et aujourd’hui pour les frappes contre la prison de Dizel-Abad ou l’hôpital Farabi à Kermanshah — n’est qu’un artifice destiné à brouiller la logique destructrice de la guerre et à inverser les rôles et les responsabilités.
Il n’existe pas de « bonne frappe » ni de « bombardement juste ». L’histoire sanglante de l’Irak, de l’Afghanistan et de la Libye — cette même Libye que Netanyahu cite explicitement comme modèle souhaité d’un accord avec le régime iranien — en est une preuve accablante.
Les frappes israéliennes contre la République islamique constituent le dernier chapitre d’une transformation géopolitique et économique profonde du Moyen-Orient. L’ampleur sans précédent des attaques israéliennes indique qu’Israël cherche à provoquer un changement de régime total – voire un effondrement du régime. On ne peut pas réduire l’opération « Lion Levant » à une simple prolongation de l’hostilité de longue date entre les deux États. Cette opération marque un tournant dans la recomposition des forces régionales qui a débuté le 7 octobre avec un coup porté à ce qu’on appelle « l’Axe de la Résistance » et qui atteint désormais le cœur même des structures de pouvoir de Téhéran.
Pour Israël, Gaza n’est pas simplement un champ de bataille – c’est un projet de colonisation. L’assaut sur Gaza vise à exterminer ou expulser plus de deux millions de Palestiniens, pour transformer cette côte ensanglantée en une « Riviera moyen-orientale » telle que rêvée par Trump – plages de luxe, casinos, et zone de libre-échange pour les Blancs.
Étape par étape, Israël a repoussé le Hezbollah du sud du Liban, détruisant ses infrastructures, éliminant ses commandants et démantelant son appareil militaire. Le même processus est en cours avec les Gardiens de la Révolution (IRGC). En Syrie, un régime maintenu sous perfusion par la Russie, le Hezbollah et l’IRGC – au prix de 500 000 morts et de 12 millions de déplacés – s’est soudainement effondré face à des rebelles soutenus par la Turquie. Le corridor chiite Téhéran–Beyrouth, autrefois artère stratégique qui reliait l’Iran à la Méditerranée, est devenu son talon d’Achille – la piste par laquelle les avions de guerre le frappent aujourd’hui.
Dans le nouvel ordre imposé au Moyen-Orient, un bloc de puissance capitaliste israélo-américain redessine agressivement la région via des routes logistiques et économiques (le corridor Inde–Moyen-Orient–Europe), des processus de normalisation politico-économique (les Accords d’Abraham), et un militarisme expansionniste sous la forme du génocide et de l’annexion de Gaza.
Face à la désintégration de « l’Axe de la Résistance », la doctrine de longue date du Corps des Gardiens de la Révolution islamique – « ni guerre, ni paix » – s’est effondrée. Pendant des années, le régime a instrumentalisé des confrontations limitées et contrôlées pour éviter à la fois la guerre totale et une véritable paix. Aujourd’hui, il se retrouve exposé sur un champ de bataille où les règles ont irrévocablement changé.
Cet effondrement, aggravé par la perte totale de légitimité intérieure du régime – suite aux soulèvements massifs de décembre 2017, novembre 2019, et le mouvement « Femme, Vie, Liberté » – constitue un coup fatal. La République islamique ne peut plus gérer, différer ni externaliser ses crises. Elle ne possède plus de légitimité à l’intérieur, ni de levier stratégique dans la région. Elle n’est plus qu’un vestige calciné dans un ordre multipolaire militarisé en gestation.
Dans ce vortex de sang, les États-Unis – en compétition avec la Chine et naviguant face à la Russie – tentent de reconquérir une hégémonie fracturée. En témoigne son soutien à des forces les plus réactionnaires de l’opposition iranienne qui scandent aujourd’hui : MIGA (Make Iran Great Again). Netanyahu, quant à lui, s’accroche à la guerre sans fin comme à son dernier espoir de survie politique. Et au sein de l’appareil dirigeant de la République islamique, nombreux sont ceux qui cherchent désormais à devenir eux-mêmes les instruments du changement de régime. Pendant ce temps, le peuple reste otage – pris dans une guerre qui n’est pas la sienne, une guerre sans horizon de libération.
Il est aujourd’hui aussi essentiel de rappeler le chemin qui mena de la guerre Iran-Irak — glorifiée par la propagande du régime comme une « bénédiction » — à l’été 1988, marqué par le massacre de milliers de prisonnier·ères politiques, dont de nombreux·ses militant·es de gauche ayant lutté contre le régime du Shah, que de se remémorer les dynamiques impérialistes qui ont conduit à la « libyanisation » de la Libye.
L’histoire des « interventions humanitaires » impérialistes en Irak et en Afghanistan, sous prétexte d’armes de destruction massive ou de « crimes contre l’humanité », doit être relue à la lumière de l’histoire parallèle qui, depuis avant 1979 jusqu’à aujourd’hui, a constamment privilégié la lutte contre l’impérialisme au détriment d’autres combats de libération.
Dans le même temps, les leçons du colonialisme de peuplement israélien — de la catastrophe de la Nakba en 1948 à la trahison de Nasser et du panarabisme envers la cause palestinienne en 1967 — doivent être invoquées depuis les terres du Turkménistan iranien et du Kurdistan.
Cela fait maintenant plus d’une décennie que la peur d’une « syrianisation » a été utilisée comme arme rhétorique pour délégitimer les luttes populaires autonomes. Les idéologues de « l’îlot de stabilité » et leurs complices intermittents ont appelé le peuple aux urnes, tandis qu’ils légitimaient la participation sanglante des forces de Qods à la « syrianisation » de la Syrie, en la présentant comme une stratégie de dissuasion destinée à éviter que l’Iran ne subisse le même sort.
Il y a environ 45 ans, au début de la guerre Iran-Irak, certains groupes dits « progressistes », en considérant ce conflit comme un événement « patriotique », sont tombés dans le piège du nationalisme iranien. Le résultat n’a été autre que le renforcement du pouvoir monopolistique des forces islamistes. Certains d’entre eux sont restés silencieux face à l’instrumentalisation de l’étiquette « anti-impérialiste » pour imposer le voile obligatoire aux femmes ou lancer des opérations militaires contre le Kurdistan ; d’autres, même s’ils ont élevé la voix, n’ont pas réussi à mobiliser l’opinion publique contre l’assimilation de l’ennemi intérieur à l’ennemi extérieur, ni à dénoncer la normalisation d’une hiérarchie de pouvoir centrée sur l’homme/persan/chiite.
Précisément à ce moment où « l’urgence de la situation » tend à faire croire que « maintenant » est un instant d’exception, détaché de toute histoire ou continuité, il n’y a rien de plus vital que de convoquer la mémoire plurielle et complexe de notre histoire. C’est uniquement à travers cette mémoire — et depuis le regard des peuples opprimés — que nous pouvons dire « non » simultanément à l’impérialisme, à la militarisation sécuritaire et à la rationalité campiste. Cette mémoire multiple, qui insiste à la fois sur les solidarités et les différences de Kaboul à Gaza, requiert une ouverture radicale qui n’a qu’un seul nom : l’internationalisme.
Au moment où tant l’État israélien que la République islamique cherchent à imposer un récit triomphal de cette guerre, notre tâche est de déconstruire leurs discours glorifiant la résistance et les prétendus succès militaires. Notre terrain d’action ne réside ni dans l’alignement derrière des États ni dans l’illusion d’un salut venu d’en haut, mais dans le soin mutuel, l’entraide, et la construction de réseaux de soutien, de savoirs et de solidarité — des personnes âgées aux enfants, des exclu·es aux personnes en situation de handicap. C’est cette force de vie, de résistance et de création que nous avons vue se déployer avec éclat lors du soulèvement « Jin, Jiyan, Azadî », où la solidarité entre opprimé·es a incarné une force de vie et de création.
La résignation fataliste, la soumission à un feu qui semble tomber du ciel, ou la représentation d’un horizon apocalyptique où tout serait déjà fini, sont autant de formes de reproduction de la logique de mort. Au moment où, par les négociations (directes ou indirectes, explicite ou cachées), la République islamique essaie de reconsolider son pouvoir au prix de quelques concessions tout en resserrant l’étau sur la société iranienne, nous misons sur la puissance des peuples — de Téhéran à Gaza — qu’aucun État ne peut égaler ou anticiper. C’est là la voie d’une émancipation capable de renverser les discours guerriers dominants et de démentir tous les pronostics.
« Femme, Vie, Liberté ».
Berxwedan jiyan e
La résistance, c’est la vie ; Vivre, c’est résister
Liberté pour la Palestine.
Roja
Le 25 juin 2025
08.06.2025 à 02:21
CrimethInc. Ex-Workers Collective
Le 3 juin, une foule chassait des agents fédéraux qui procédaient à une descente dans une taqueria de Minneapolis. Le 4 juin, des affrontements éclataient contre des agents de l’ICE [Immigration and Customs Enforcement] lors de raids à Chicago et à Grand Rapids. Et c’est à Los Angeles deux jours plus tard, que la ville s’est embrasée en réaction à une énième rafle de sans-papiers. Les affrontements, d’abord sporadiques, se sont ensuite étendus au reste de la mégalopole californienne. Ils sont encore en cours. Dans le récit qui suit, des participants racontent comment les habitants se sont organisés pour empêcher autant qu’ils le peuvent la police fédérale de kidnapper des gens de leur communauté.
Tom Homan, le « tsar des frontières » de Donald Trump, vient d’annoncer qu’il allait riposter en envoyant la Garde nationale à Los Angeles. Si la situation se propage dans le pays, nous pourrions assister à un mouvement qui s’annonce comme la suite directe du soulèvement suivant la mort de George Floyd en 2020. En arrêtant David Huerta, président de la section californienne du syndicat des employés de service (SEIU) en marge d’une descente contre les habitants de Los Angeles, l’ICE et les diverses agences fédérales venues en renfort ont fortement attisé les tensions dans la ville au moment même où la révolte s’amorce.
Bien que l’administration Trump ait commencé par s’attaquer aux immigrés - avec ou sans papiers – il ne s’agit que d’une première étape vers l’établissement d’une autocratie. Le pouvoir fédéral s’en prend d’abord aux immigrés, les considérant comme la cible la plus vulnérable, mais leur objectif global est d’habituer la population à la passivité face à la violence brutale de l’État, en brisant les liens fondamentaux de solidarité reliant les communautés humaines.
Aussi, il doit être clair pour tout le monde, même pour les centristes les plus modérés, que l’issue du conflit qui s’intensifie actuellement déterminera les perspectives de toutes les autres cibles que Trump a alignées dans son programme, de l’université d’Harvard au pouvoir d’achat des américains.
Sur les réseaux sociaux, la nouvelle s’est rapidement répandue : l’ICE mène des descentes dans plusieurs endroits du centre-ville de Los Angeles, de Highland Park et de MacArthur Park. Les agents avaient commencé à perquisitionner un bâtiment dans le marché aux fleurs1 lorsqu’une foule les a spontanément piégés à l’intérieur. Toutes les entrées et sorties du bâtiment ont été bloquées par la foule, de manière à ce que les agents ne puissent plus en ressortir. Alors qu’ils avaient déjà interpelé de nombreuses personnes, les agents fédéraux ne s’attendaient pas à ce qu’une horde de 50 à 100 « angelinos » les prenne au piège.
Les agents s’imaginaient pouvoir rafler des personnes au hasard en plein milieu de Los Angeles sans que les gens du quartier ne réagissent. De toute évidence, ils se sont trompés.
Parmi les six lieux qu’ils ont visé ce matin-là, celui-ci se trouvait dans la zone la plus densément peuplée, à quelques rues du quartier de Skid Row et à quelques pas de celui de Piñata [Ndt : deux quartiers populaires, principalement habités par une population immigrée ou issue de l’immigration latino-américaine].
Alors que de nombreuses personnes s’agrégeaient devant l’entrée pour empêcher l’ICE de quitter le bâtiment, les agents fédéraux pris au dépourvu ont commencé à chercher une manière de s’extraire de se guêpier. Devant les portes et les grilles du bâtiment, des familles en pleurs angoissaient à l’idée de ce qui allait advenir pour leurs proches qui venaient de se faire rafler.
C’est ainsi que le gouvernement fédéral a déclaré la guerre à Los Angeles.
L’ICE a rapidement dépêché un camion blindé, une trentaine de policiers ainsi qu’une flottille de vans. L’entrée qu’ils souhaitaient emprunter étant bloquée par un camion sono du SEIU [Ndt : le syndicat international des employés des services], la police a menacé de saisir le véhicule. Les syndicalistes ont obtempéré et déplacé leur véhicule tout en conseillant à la foule, avec leur sono, de ne pas bloquer la route et de rester sur les trottoirs. Une moitié de la foule a suivi leur consigne, l’autre non. Cela suffit néanmoins à permettre au camion blindé et aux véhicules de l’ICE de rejoindre la porte d’entrée.
Les agents fédéraux en tenue anti-émeute ont alors essayé de dégager toutes les personnes qui bloquaient encore l’entrée. Le petit groupe qui avait refusé de partir a tenu le terrain, secouant les boucliers des policiers et moquant d’eux. Des agents du FBI, visiblement ébranlés par la résistance de ce groupe ameuté en l’espace d’un quart d’heure, se sont alors mis, dans un élan de désespoir, à jeter des grenades lacrymogènes au milieu de la foule. Tout le monde criait et haranguait ces mercenaires fascistes. La foule se débattait, hurlait contre les mercenaires fascistes en essayant de tenir la ligne. Dans la confusion, les agents sont parvenus à se frayer un passage et leurs camionnettes ont finalement pu passer la porte.
Les fédéraux ont alors fait monter les travailleurs détenus dans leurs véhicules et ont tenté une sortie. La foule a alors essayé de les arrêter, mais le FBI est intervenu par la force en interpelant des manifestants et tirant des balles de caoutchouc et des lacrymogènes sur l’attroupement. Une des camionnettes de l’ICE, dans sa fuite précipitée, a renversé le président du SEIU. Blessé, il a alors été interpelé.
L’ambiance est alors encore montée d’un cran et la foule a commencé à tirer des feux d’artifices et à jeter tout ce qui lui tombait sous la main sur les agents du FBI. Leur réponse fut immédiate : barrage de grenades de désencerclement, flashball et lacrymogènes.
Alors que l’émeute se poursuivait, quelques personnes ont suivi les fourgons de l’ICE jusqu’à l’aéroport de Burbank. Sur place, les agents fédéraux auraient déclaré à la compagnie aérienne transporter une équipe de hockey. Malgré de nombreuses recherches, personne ne sait où les détenus ont été envoyés.
D’autres ont été transportés au MDC [Metro Detention Center, l’équivalent des CRA aux États-Unis], où des centaines de personnes arrêtées lors des raids de ces derniers mois sont toujours incarcérées sans jugement. C’est là que s’était déroulé le campement « abolish ICE » en 2017, qui avait duré 60 jours.
Quelques heures après la première émeute, des centaines de personnes se rassemblent devant le Metropolitan Detention Center pour des prises de parole, auxquelles participent l’Union Del Barrio, le SEIU et la CHIR de Los Angeles [Coalition pour les droits humains des immigrés]. Rapidement, une bagarre éclate entre le service d’ordre et la foule. Les militants des organisations finissent par partir pendant que la foule reste sur place, ingouvernable. Des tags fleurissent sur les murs, des vitrines sont brisées et du mobilier urbain est cassé. Un manifestant qui avait apporté une masse, casse les piliers en béton pour constituer un stock de projectiles à jeter contre la police, un autre monte une barricade avec une chaise de bureau, pendant qu’un troisième amuse la foule en costume de dinosaure.
Les autorités fédérales se sont alors défoulées en tirant tout ce qu’elles pouvaient sur la foule. Les manifestants se retrouvent alors noyés dans le gaz lacrymogène à plusieurs reprises, mais ils renvoient les grenades à leurs envoyeurs ou s’en défendent en les neutralisant à l’aide de glace, d’eau ou de cônes de signalisation, comme au Chili. Pendant ce temps des « streamers » de droite qui tentaient d’approcher se font repérer et virer de la zone.
La situation devenant hors de contrôle, les fédéraux ont dû appeler la police locale à la rescousse. Si la maire de Los Angeles, Karen Bass, s’est déclarée « consternée » par la présence de l’ICE à Los Angeles, elle néanmoins mobilisé sa police en grand nombre pour soutenir les fédéraux. Puis un hélicoptère volant à basse altitude est apparu pour menacer les émeutiers d’arrestation et ordonner leur dispersion tandis que les policiers de Los Angeles repoussaient péniblement les manifestants du MDC. Il fallut quatre ou cinq heures pour faire partir la foule déterminée et festive de la zone.
Un message a circulé selon lequel l’ICE avait été repérée à proximité de Chinatown (plus tard, il s’est avéré qu’ils prévoyaient d’utiliser un parking pour une conférence de presse de Thomas Homan, le « tsar de la frontière » de Trump, à 7 heures le lendemain matin). Des centaines de personnes ont alors afflué, braquant des lampes torches dans les yeux des agents fédéraux, hurlant des chants et des insultes. Même si les manifestants étaient fatigués, les hostilités ayant commencé dans la matinée, la ferveur ne faiblissait pas, attirant les passants et les fans des Dodgers qui se joignaient progressivement à l’attroupement. La foule ayant bloqué la rue une fois de plus, la tension a rapidement monté. Cette fois-ci, le LAPD n’était pas présent, les agents fédéraux ont tenté de disperser les manifestants eux-mêmes en faisant usage d’un LRAD [un canon à ondes sonores].
Des participants au rassemblement, se jouant des efforts vains des fédéraux, ont alors pris à partie un véhicule blindé de l’ICE, cassant ses vitres, taguant ses portes avec le slogan « FUCK ICE » avant de sauter sur son toit et son capot. Les voitures autopilotées de l’agence fédérale ont également été attaqués et ses caméras peintes à la bombe. Aucune organisation n’était présente sur place à l’exception du fort contingent du syndicat des locataires de Los Angeles ayant assisté à toutes les actions de la journée.
Les agents fédéraux ont alors pris la décision d’évacuer le parking, trop difficile à tenir. La foule, saisissant l’occasion inespérée d’une retraite désordonnée, tirait une multitude de mortiers, de pierres, des bouteilles et, on ne sait trop comment, d’assiettes en céramique. Le FBI s’est défendu grâce à quelques grenades de désencerclement et autres gazeuses à main, mais le moral de ceux qui leur tenaient tête est resté au beau fixe. L’émeute s’est alors déchainée sur les véhicules de l’ICE laissés derrière. À ce moment-là, les agents ont pris la fuite, sentant la situation leur échapper. Une célébration a commencé dans la rue. D’autres feux d’artifice ont été tirés dans une atmosphère de liesse. La fête dura quelques minutes dans les rues maintenant libérées avant que les manifestants ne rentrent chez eux, réconfortés par cette petite victoire dans le climat déshumanisant et cruel des États-Unis. Ce jour-là, Los Angeles a vaincu l’ICE.
Thanks to lundi.am for the translation.
Le Flower District est un quartier de Los Angeles où sont regroupés tous les grossistes de fleurs. ↩
09.04.2025 à 23:29
CrimethInc. Ex-Workers Collective
Ce récit reprend là où le précédent article sur le Collectif contre les expulsions s’est arrêté, en relatant des scènes du mouvement contre les expulsions à Paris à la fin des années 1990.
Alors que Donald Trump cherche à consacrer 45 milliards de dollars à l’expansion d’un système de goulag pour détention d’immigrés aux États-Unis, il est crucial d’apprendre comment les habitants d’autres pays ont résisté à la violence de l’État contre les sans-papiers dans un passé récent.
Cette histoire vraie est adaptée des mémoires à paraître dans Another War Is Possible (Une autre guerre est possible), un récit du mouvement mondial contre le fascisme et le capitalisme au tournant du siècle. Vous pouvez suivre l’auteur ici.
Le Collectif Anti-Expulsions a explicitement indiqué que notre soutien aux sans-papiers est intrinsèquement lié à nos principes anarchistes. Nous avons souligné que nos intérêts étaient liés aux leurs dans notre désir d’abolir les états et les frontières, de mettre fin à l’exploitation capitaliste du travail, pour la liberté et l’autonomie des êtres humains. En même temps, nous avons travaillé main dans la main avec les collectifs de sans-papiers qui étaient largement autonomes par rapport aux structures des partis ou des ONG et qui accueillaient très favorablement la solidarité sous la forme d’actions directes.
L’hôtel Ibis de l’aéroport Charles de Gaulle à Paris est à peu près ce que l’on attend d’un hôtel deux ou trois étoiles, accolé à un aéroport. Extérieur terne et architecture de bureau peu spectaculaire, intérieur composé d’hommes d’affaires à l’air maussade et de familles stressées stéréotypées avec 2 ou 3 enfants qui courent dans le hall. Le hall est la seule et unique particularité architecturale de l’établissement. Il s’agit d’une structure de plain-pied avec un toit plat qui relie les bâtiments beaucoup plus hauts où se trouvent les chambres d’hôtel.
Ce qui rend cet hôtel unique se trouve à l’intérieur. Et c’est ce qui s’y trouve qui fait la raison pour laquelle deux cents personnes s’apprêtent à franchir les portes principales, à accéder à l’une des tours (avec l’aide d’un camarade entré incognito pour tenir ouverte une porte d’accès stratégiquement importante), à monter les escaliers, à briser une fenêtre et à prendre le contrôle du toit qui surplombe le hall d’entrée.
Ce qui rend cet hôtel unique, c’est qu’il témoigne de la nature banale de l’oppression dans la société de consommation capitaliste. Dans cet hôtel, à côté de l’agitation des hommes d’affaires et de la joie des familles européennes blanches en vacances, il y a le désespoir d’autres êtres humains qui sont retenus ici contre leur volonté.
Une aile entière de cet hôtel Ibis est une prison, où les sans-papiers sont détenus avant leur expulsion définitive dans un avion d’Air Afrique ou d’Air France. Une prison rendue possible par la collaboration du groupe hôtelier Accor avec l’appareil d’expulsion de l’Etat français.
Alors que nous nous déployons sur le toit du premier étage par la fenêtre brisée, quelques camarades déploient une grande banderole « Stop aux expulsions » et l’accrochent sur la façade du bâtiment, recouvrant le logo Ibis, sous les applaudissements nourris des quelques dizaines de sympathisants restés à l’extérieur du bâtiment. Sophie et moi parvenons à nous hisser sur le toit, où nous faisons une découverte déterminante. La prison - ou « zone d’attente », comme le gouvernement socialiste prétendument soucieux des droits de l’homme préfère l’appeler - se trouve apparemment au même étage, juste en face de l’endroit où nous sommes entrées sur le toit ! Nous pouvons distinguer à travers les fenêtres des ombres de personnes qui lancent des signes de paix. Nous les voyons frapper sur les fenêtres.
Notre réaction est viscérale et instinctive. Quinze ou vingt d’entre nous se mettent à courir vers l’autre côté. Nous avons à peine atteint les fenêtres - les premiers coups de pied et de coude volent contre elles - que nous entendons des gens crier : « Arrêtez ! Arrêtez ! ». Ils font partie du groupe d’action qui a planifié cette action. “Je sais ce que vous pensez, mais ça ne marchera probablement pas, et surtout, les immigrés eux-mêmes nous ont demandé de ne pas le faire ». Ce que nous pensons, c’est évidemment… l’évasion de prison ! Il n’y a toujours pas de flics ici, alors qu’attendons-nous pour mettre un terme à cette action largement symbolique et s’enfuir ici tout en donnant une couverture à ceux qui voudraient profiter de l’occasion pour s’échapper ? S’ils réussissent, l’action tout entière sera de toute façon un succès global. Accor serait publiquement couvert de honte, le centre de détention serait percé, certains individus auraient une nouvelle chance concrète d’être libérés.
Le groupe d’action de notre collectif, le Collectif Anti-Expulsions, a pris contact avec un collectif en lien avec ces détenus. « Nous leur avons expliqué que les chances de réussite d’une évasion sont faibles », expliquent-ils. Malheureusement, c’est objectivement vrai, puisque nous sommes en dehors de la ville et dans un aéroport. Il n’y a qu’un seul train qui arrive, ainsi que quelques bus et une autoroute, ce qui rend presque impossible une fuite en groupe. “Ils savent que s’ils tentent de s’échapper et qu’ils échouent, ils seront soumis à des sanctions ; cela permettra une prolongation légale de leur temps de détention, et cela leur vaudra peut-être une interdiction du territoire français. Ils ont dit qu’ils préféraient tenter leur chance avec les passagers de l’avion”.
Je respire profondément, ce qui n’est pas dans mes habitudes, et j’analyse calmement mes sentiments de colère, de frustration et de tristesse. L’idée ne me quitte pas tout à fait, mais il y a de fortes chances qu’ils n’aient pas tort. Mon camarade fait référence à la stratégie consistant à faire appel à la solidarité des passagers afin de faire sortir les personnes expulsées des avions, un outil que nous avons souvent utilisé avec succès pour empêcher les expulsions et mettre fin à la détention d’une personne.1 Mais cela ne rend pas la situation moins frustrante.
D’autres camarades, cependant, sont moins introvertis que moi, et une dispute éclate. “Qu’est-ce que c’est que cette merde ? Ce n’est pas censé être un groupe de pression ! Nous sommes devant les fenêtres d’une putain de prison non gardée et vous me dites que je ne devrais pas y toucher parce que des gens que je ne connais pas et à qui je n’ai jamais parlé sont contre ? Quel genre de processus est-ce là ? Vous pensez que c’est de l’autonomie ? Si je voulais qu’on me dise ce que je dois faire sans me demander mon avis, j’aurais adhéré à un parti ou je serais devenue flic”.
La camarade qui parle, Alice, est l’un des totos classiques parmi nous. Toto est l’abréviation francophone, affectueuse ou désobligeante, des autonomes anarchistes. Pour dire les choses simplement, elle et le groupe affinitaire qui l’entoure ne sont pas des adeptes de la délégation ou de la modération des messages ou des tactiques pour tenir compte de la tactique ou apaiser les autres.
« S’ils ne veulent pas s’échapper par les fenêtres ouvertes, personne ne va les forcer, mais je ne vois pas le rapport avec le fait que je les brise ou non », crache-t-elle, avant de se retourner furieusement et de s’éloigner. La tension entre les membres du collectif s’apaise pour le reste de la journée, mais elle est révélatrice d’une fracture stratégique croissante au sein du groupe.
L’homme d’âge moyen qui se penche à travers la fenêtre brisée et tente de nous parler est un stéréotype vivant et ambulant du détective français. Une chemise en flanelle sur une bedaine de bière notable, une veste en daim marron clair, une calvitie et une moustache proéminente. Il lui manque les obligatoires lunettes d’aviateur qui complèteraient son look, mais je suppose que des lunettes de soleil seraient un peu exagérées puisqu’il est plus de 16 heures par un après-midi nuageux et pluvieux au cœur de l’hiver parisien - autrement dit, en fait, la nuit.
Et en effet, malgré ses promesses peu convaincantes qu’il n’y aura pas d’arrestations si nous partons rapidement et pacifiquement, nous sommes sur le point de sortir. Cela fait maintenant quelques heures que nous sommes sur ce toit, et depuis que l’excitation initiale d’être là (et de se crier dessus) s’est dissipée, nous avons passé les dernières heures à nous agiter et à discuter dans le froid glacial. La monotonie n’a été rompue que lorsque des camarades sont arrivés avec des boissons et des sandwiches, qu’ils nous ont tendus. Il n’y a pas d’autre objectif pratique ou symbolique à atteindre par notre présence continue sous la pluie sur ce toit balayé par le vent.
Le seul moyen de quitter le toit est de passer par la même fenêtre cassée que celle que nous avons utilisée pour monter dessus. Elle est à peine assez large pour accueillir une personne à la fois, de sorte que toute tentative de sortir simultanément en masse d’ici est totalement exclue. Plus inquiétant encore, lorsque nous passons la tête par la fenêtre pour regarder le couloir de l’hôtel, nous constatons que c’est un véritable comité d’accueil qui nous attend. Le hall est rempli de part et d’autre d’une véritable brochette de flics anti-émeutes. Nous nous concertons entre nous, décidés à ne pas nous laisser diviser, à nous protéger les uns les autres contre des arrestations ciblées. Nous nous mettons rapidement d’accord pour entrer dans le couloir par la fenêtre et commencer à nous y masser, afin de nous diriger ensuite vers le couloir et les escaliers en groupe compact.
Alors que les premières âmes courageuses passent par la fenêtre et pénètrent dans le couloir rempli de flics, il devient évident que les flics ont autre chose en tête. Ils commencent à pousser et à bousculer les gens, essayant de les pousser dans le couloir et vers les escaliers. Préférant s’en tenir au plan initial, nos camarades répondent aux coups de matraque par des coups de pied et des coups de poing. Ceux d’entre nous qui sont restés sur le toit hésitent, ne sachant pas s’il vaut mieux utiliser la menace de notre présence continue ici comme levier - à ce jour, je n’ai aucune idée de la façon dont ils nous auraient évacués de là si nous avions décidé de rester indéfiniment - ou si nous devrions nous dépêcher de faire entrer autant de personnes que possible dans le couloir pour défendre nos camarades.
Quelqu’un crie au policier moustachu que s’il ne fait pas reculer les autres flics pour permettre à tout le monde d’entrer dans le couloir, nous resterons tous sur le toit. Incroyablement, la manœuvre fonctionne et les flics reculent partiellement, ce qui nous permet à tous d’entrer dans le couloir, ensemble et sans être touchés. Nous commençons à descendre les escaliers, une fois de plus encadrés par les flics anti-émeutes. Alors que la plupart d’entre nous atteignent le rez-de-chaussée et commencent à sortir du bâtiment, j’entends des cris et je ressens immédiatement une avalanche de personnes poussées par derrière, comme dans un stade de football. Nous nous déversons dans la rue en une masse désorganisée.
“Ils ont commencé à nous frapper avec des matraques par derrière et à arrêter des gens au milieu des escaliers. C’est Sophie, qui a été l’une des dernières personnes à descendre du toit.
Au milieu de nulle part, avec des flics partout, il est alors clair qu’il n’y a plus rien à faire ici. Alors que nous nous dirigeons à la hâte vers la gare, quelqu’un propose l’idée habituelle : « Nous devrions aller au commissariat de police jusqu’à ce qu’ils les relâchent. » Une femme prend la parole. C’est Alice, la toto de la dispute du début de l’occupation. “Oui, nous pourrions aller au commissariat et les supplier de les relâcher. Ou nous pourrions rendre visite à d’autres Ibis de la ville jusqu’à ce qu’ils nous supplient d’arrêter, afin de forcer la police à relâcher nos camarades.”
Quelques minutes plus tard, ils font irruption dans le premier des trois hôtels Ibis de la soirée, où une équipe masquée de dix personnes coince un concierge à l’air effrayé.
“Prends ce putain de téléphone et appelle ton patron. Tout de suite. Dis-lui que ça ne s’arrêtera pas tant que nos camarades n’auront pas été libérés sans inculpation.”
Nous sommes dans le feu de l’action, en plein sommet annuel de l’OTAN. Un bloc noir d’environ un millier de personnes, principalement originaires d’Allemagne et de France, a mené d’intenses batailles avec la police tout au long de la journée. Le bloc vient de repousser les flics d’un viaduc ferroviaire, et nous disposons maintenant d’un arsenal inépuisable de pierres provenant des voies ferrées. Les flics, manifestement dépassés, reculent devant la férocité de l’attaque. Quinze mille robocops ont été affectés à la protection de ce sommet, dans le but de rendre impossible toute résistance militante. Pour le deuxième jour consécutif, ils échouent de manière spectaculaire.
Alors que nous avançons dans le quartier du Port du Rhin, des révolutionnaires se joignent aux habitants du quartier pour piller une pharmacie, puis y mettre le feu. La veille, de jeunes immigrés locaux ont guidé des militants du black bloc dans le quartier pour qu’ils érigent des barricades, se battent avec les flics anti-émeutes et attaquent une jeep militaire. À leur tour, les militants du black bloc ont aidé les jeunes du quartier à forcer les portes d’un entrepôt de la police où étaient stockés les scooters saisis, et à les rendre à la communauté.
Nous sommes maintenant arrivés à la frontière ; seule une rivière nous sépare de l’Allemagne. Les flics anti-émeutes allemands se trouvent à l’autre bout du pont, et le bloc se contente de construire des barricades pour les empêcher de traverser, tout en lançant de temps en temps des pierres dans leur direction. Je m’éloigne de la ligne de front pour prendre une pause bien méritée et j’observe la scène derrière nous.
La première chose que je remarque, c’est le poste de police des frontières, aujourd’hui abandonné et complètement en flammes. Schengen a rendu cette frontière obsolète, du moins pour un temps, mais la valeur symbolique d’un poste frontière en feu est énorme.
Non loin derrière le poste-frontière, des flammes commencent à sortir d’un immeuble de cinq étages. Quelques minutes plus tôt, une centaine de militants vêtus de noir ont saccagé le hall d’entrée et transformé le mobilier en barricades enflammées dans la rue. C’est un signe que notre mouvement n’oublie pas facilement et un rappel que la collaboration ne paie pas. L’hôtel Ibis de Strasbourg est en flammes.
La carcasse brûlée de l’hôtel Ibis de Strasbourg, conséquence de l’exploitation de l’enlèvement et de l’expulsion d’immigrés par l’entreprise.
Si l’hôtel Ibis a dû brûler, ce n’est pas en tant qu’acte de destruction insensé, mais en tant que protestation concrète contre la marque Accor (qui possède, entre autres, la chaîne Ibis) et sa complicité dans l’expulsion des immigrés « illégaux » à travers la location de ses chambres à l’État comme dernier lieu de « logement » pour les immigrés avant leur expulsion.
-Gauche antifasciste internationale, « Émeutes, destruction et violence insensée », Göttingen, Allemagne, avril 2009.
La couverture du texte de l’Antifascistische Link International « Riots, Destruction, and Senseless Violence » (émeutes, destruction et violence insensée), avec l’inscription “Offensive. Militant. Succès”.
Thanks to la Grappe for the French translation.
À l’époque, l’État français ne pouvait retenir les sans-papiers que pour une période de dix jours, à l’issue de laquelle, s’ils n’avaient pas encore été expulsés, ils devaient être remis en liberté jusqu’à la date de leur éventuelle expulsion. ↩
26.03.2025 à 23:29
CrimethInc. Ex-Workers Collective
Dans le récit qui suit, l’auteur raconte des scènes issues du Mouvement contre les expulsions, en France, à la fin des années 1990. A l’heure où Donald Trump, Elon Musk et leurs laquais s’en prennent aux sans-papiers et kidnappent des immigrés qui s’opposent au génocide, même quand ils sont porteurs de Green Card,1 c’est un bon moment pour étudier comment des gens se sont opposés à la violence d’état dans d’autres lieux et d’autres temps.
Ceci est une adaptation du mémoire à venir Another war is possible, qui relate les expériences vécues par le mouvement mondial contre le fascisme et le capitalisme au tournant du siècle. Si vous souhaitez lire le reste du livre, vous pouvez le commander sur PM Press.
C’est le début de soirée, Sophie et moi sommes assis dans la zone d’attente des trains longue distance de la Gare de Lyon à Paris, l’une des gares les plus fréquentées d’Europe. Tout autour de nous, des voyageurs se précipitent dans tous les sens. Une caméra toujours autour du cou de papa, des familles de touristes stressés précipitant leurs enfants à travers la station se mêlent aux hommes d’affaires fatigués qui attendent de rentrer chez eux.
« Tu as fait du bon travail avec ta tenue », me dit-elle en me regardant de la tête aux pieds. J’ai rencontré Sophie lors d’une action (ou bien une manifestation, un concert, quelque chose du genre) il y a environ un an et nous sommes devenus inséparables pour toutes les actions politiques. Elle a mon âge, est étudiante au Lycée Autogéré de Paris 1 et si je ne connaissais pas très bien le contexte dans lequel elle fait ce commentaire, je pourrais penser qu’elle flirte avec moi.
« Tu as l’air plutôt bien toi-même », réponds-je. Elle a réussi à se transformer en figure craquante de l’adolescente française moyenne parfaitement insignifiante. Fondamentalement, elle ressemble à une jeune Spice Girl dans son survêtement Adidas et ses baskets. Moi, par contre, j’ai opté pour un look nettement plus précurseur : pantalon kaki, polo, veste non-définie et mocassins. Elle me regarde de nouveau, fait une pause et retire légèrement son compliment : « Ce n’est pas la garde-robe la plus fonctionnelle, cependant. Les pantalons kaki se démarquent et les mocassins ne sont probablement pas parfaits pour courir. »
Je hausse les épaules. « J’ai fait ce que j’ai pu. Ce qui m’importait le plus, c’était d’arriver jusqu’ici. »
Nous sommes assis parmi les touristes et les hommes d’affaires, faisant de notre mieux pour ressembler à un jeune couple adolescent quelque peu dépareillé qui attend un train pour rentrer dans leur ville ; nous ne sommes en fait pas des voyageurs, et le terme correct pour notre tenue serait plutôt un déguisement. Nous ne sommes pas ici pour prendre un train, mais pour en arrêter un. Un train qui transporte des êtres humains emprisonnés contre leur volonté chaque nuit. Le 21:03 à Marseille, autrement connu pour nous comme le train de la déportation.
Notre objectif est d’arrêter le train de nuit Paris-Marseille, que la Société Nationale des Chemins de Fer, mieux connue pour ses initiales SNCF, permet au gouvernement français d’utiliser pour transporter des immigrés nord-africains, généralement d’origine algérienne ou marocaine, par les rails, jusqu’à Marseille. Une fois dans la ville portuaire, ils sont expulsés du territoire français par bateau. La tentative de bloquer ce train est une idée née du Collectif Anti-Expulsions et il a été décidé que si nous devions avoir une chance de succès, nous devrions nous déguiser le mieux possible et infiltrer la gare en petits groupes, puisque tenter de marcher là-dedans en cortège ne nous mènerait probablement pas très loin.
Le CAE, officiellement formé quelques semaines plus tôt, au début du mois d’avril 1998, était un collectif autonome né dans la chaleur du mouvement des sans-papiers du milieu des années 90. Cela fait référence au mouvement contre l’expulsion des immigrants sans papiers et en faveur de leur « légalisation ». Les principes directeurs2 du collectif étaient aussi simples qu’ils étaient clairement imprégnés de modes d’organisation, de pensée et d’action anarchistes :
Le sort des sans-papiers avait émergé dans l’opinion publique après une série d’occupations d’églises très médiatisées en 1996 par les immigrés, eux-mêmes sans-papiers. Cela a culminé le 23 août 1996 avec une descente de près de 2000 policiers qui ont pris d’assaut l’église Saint-Bernard, entraînant la détention de 210 migrants sans-papiers.
Par la suite, les manifestations de solidarité avec les sans-papiers à Paris ont régulièrement compté des dizaines de milliers de personnes, avec des participants représentant le large spectre du centre gauche et de la gauche radicale. Cela incluait le Parti communiste et la CGT, mais aussi les blocs anarchistes considérables de la CNT, la Fédération anarchiste, l’Alternative libertaire, le SCALP et tout ce qui se trouvait entre les deux. Fait important, les sans-papiers eux-mêmes étaient organisés en plusieurs collectifs et organisations; ils étaient des membres actifs et dirigeaient leurs propres luttes. Comme tout type de communauté, elles n’étaient pas monolithiques. Au sein des organisations sans-papiers, on pouvait trouver un spectre tout aussi large d’idées et de stratégies en ce qui concerne les demandes, les objectifs et les méthodes d’action.
Les organisations de sans-papiers de tous bords étaient limitées dans leurs stratégies par les contraintes évidentes de leur situation, notamment le fait qu’une arrestation ou un contrôle d’identité pourrait rapidement conduire à une expulsion possible avec des conséquences dévastatrices, potentiellement mortelles, voire mortelles. Sans surprise, les organisations réformistes étaient coincées par leur respect de la légalité, des principes de base des états et des frontières, et de l’idée qu’un être humain devrait d’une manière ou d’une autre être lié par le la possession d’une certaine feuille de papier, ou pas, en fonction de son lieu de naissance. Ou encore plus absurde, comme c’est le cas en France, sa lignée.
Nous, anarchistes, n’avions pas de telles contraintes. Notre solidarité avec ce qui était clairement l’un des groupes les plus opprimés et marginalisés de la société — travailleurs, personnes de couleur, dont beaucoup de femmes, fuyant certains des conflits les plus horribles du monde à cette époque — a été immédiate et instinctive. Mais par notre position de solidarité inconditionnelle avec les sans-papiers, et l’affirmation qu’aucun être humain ne sera jamais illégal et la liberté de circulation existe dans ce monde pour les personnes et pas seulement pour les marchandises, nous avons articulé une position de nécessaire rupture avec les concepts d’États et de frontières. Si nos demandes ne pouvaient pas être accordées par l’État et que notre objectif ne pouvait pas être réalisé dans le cadre de son existence, alors, naturellement, il s’ensuivrait que nous ne compterions pas sur l’État pour réaliser ces choix.
Par conséquent, nous nous sommes engagés dans une lutte concrète pour empêcher les expulsions et permettre aux gens de vivre où ils veulent et comme ils veulent. Notre analyse théorique du rôle de l’État était appliquée de façon concrète dans cette lutte : l’État était notre ennemi, et nous étions déterminés à lui faire la guerre dans le contexte et la situation où nous nous trouvions, dans l’espoir de l’empêcher d’atteindre ses objectifs. Plus nous réussissons, main dans la main avec les sans-papiers qui sont ouverts à notre solidarité et à nos méthodes, plus notre pouvoir collectif grandit en tant que mouvement et plus nous serons à même d’augmenter notre degré d’autonomie, d’organisation et de liberté.
Nous ne faisions pas de demandes, mais nous cherchions à forcer les concessions et à en faire des réalités. Concrètement, cela signifiait que les expulsions étaient à empêcher. Pour ce faire, nous attaquerions les mécanismes d’expulsion de l’État, ses infrastructures et les entreprises qui ont collaboré avec lui et ont tiré des bénéfices économiques en aidant à la chasse, à la capture et à l’expulsion d’êtres humains.
Nous l’avons fait par solidarité, par conviction, mais aussi avec la compréhension explicite que malgré nos privilèges et des réalités différentes, notre lutte était la même que la leur. En combattant aux côtés des sans-papiers, complices plutôt qu’alliés, nous luttions aussi pour nous-mêmes :
« Leur situation nous rend tous plus précaires, car les relations de travail, la répression et le contrôle développés contre eux finiront par nous affecter aussi, le durcissement des frontières est également un obstacle à notre liberté de circulation, parce que nous sommes aussi des étrangers à ce monde et que nous serons poussés de plus en plus dans la clandestinité – par choix mais aussi par nécessité si nous devons vivre nos désirs – par l’évolution constante du droit et des États. »3
Nous voilà donc assis sous l’élégant toit de verre et d’acier datant de l’ère industrielle, si typique des vénérables gares européennes – un cadre dramatique tout à fait approprié à la confrontation imminente. Nous attendons anxieusement le moment où un nombre indéterminé de flics apparaîtra, escortant ce que je suppose être un individu menotté dans le hall, à partir duquel nous devrons entrer en action et former une chaîne humaine pour les empêcher de le faire monter dans le train. À défaut, nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour empêcher le train de partir. Nous ne sommes pas des pacifistes, et s’il y a un consensus général sur le fait que notre camp évitera les escalades inutiles, il y a un accord tout aussi clair sur le fait que la priorité n’est pas aux perspectives, mais à la réalisation d’un objectif concret et tangible.
Néanmoins, je suis inquiet quant à nos chances de réussite. « Est-ce que tu vois des visages familiers ? demandai-je avec inquiétude. Je scrute la salle du mieux que je peux et je n’aime pas ce que je vois.
« Non, je ne vois même pas Alan ou Mary. Je me demande s’ils sont entrés. » Mary est une autre élève du Lycée Autogéré et la meilleure amie de Sophie, tandis qu’Alan est un peu plus âgé et le punk le plus cliché - avec mohawk et veste en faux cuir - de notre petit groupe affinitaire.
Aucun d’entre nous n’a l’âge légal d’être un adulte mais nous avons déjà tous les quatre une bonne expérience des problèmes avec l’État. Nous nous sommes rencontrés lors d’une réunion du Comité d’Action Lycéen, un lieu qui ne peut être décrit que comme une pépinière d’anarchistes en âge d’aller au lycée.
Nous sommes jeunes, fanatiques, et suffisamment libérés de l’esclavage salarial pour bénéficier de beaucoup de temps libre, que nous utilisons pour être des habitués de toutes les manifestations, actions, occupations, squats politiques, concerts, débats et confrontations de la région parisienne. Quand nous ne faisons pas cela, nous passons nos nuits ensemble à boire, à nous défoncer et à écouter « El vals del obrero » de Ska-P dans les catacombes sous les rues de Paris. Moi, j’ai découvert le Catéchisme du révolutionnaire de Serge Netchaïev et j’en ai conclu que mon esprit et mon corps sont des armes pour la lutte révolutionnaire, et que je dois donc les préserver de la drogue et de l’alcool. Cela me permet de m’amuser beaucoup dans les fêtes.
Pourtant, quelle que soit notre combativité, quel que soit l’affûtage de mes armes proverbiales, si nous ne sommes que vingt lorsque les flics se présentent, cela ne va probablement pas bien se passer. « Putain de syndicats », murmure Sophie en soufflant. « A quoi ils servent s’ils ne sont même pas capables de réunir cinquante personnes pour un truc pareil ? Sa plainte s’adresse à SUD, l’abréviation de Solidaire, Unitaire, Démocratique, un petit syndicat de gauche né dans la foulée de la grève générale de 1995, dont la branche ferroviaire avait promis de se mobiliser pour cette action.
Je hausse les épaules. « Qui sait, ce n’est pas comme si nous savions à quoi ils ressemblent. Peut-être que ça va marcher ».
J’essaie d’être positif, parce que c’est la voie que nous avons choisie ; si nous sommes au bal, autant danser. De toute façon, il ne semble pas y avoir beaucoup d’autres solutions. Quelques semaines plus tôt, nous avons réussi à occuper les voies et à retarder le train pendant quelques heures. Les flics ont fini par dégager les voies à grand renfort de matraques et de gazs, et lorsque nous sommes revenus quelques jours plus tard, nous avons trouvé une armée de policiers qui gardaient les voies.
« Regarde, regarde, juste là ! » Sophie pointe du doigt l’une des entrées du hall, sa voix tremblant d’un mélange d’excitation et de colère. Je suis en train d’apercevoir ce qu’elle désigne, un jeune homme d’une vingtaine d’années conduit par une escorte de sept ou huit flics, lorsque mes inquiétudes quant à notre nombre s’effacent immédiatement. De tous les coins de la salle partent des sifflements désapprobateurs, suivis immédiatement par ce qui semble être la salle entière qui éclate en chants tonitruants de « Non, non, non… aux expulsions ! » amplifiés et rendus encore plus pressants par les échos générés par l’espace fermé dans lequel nous nous trouvons.
Les premiers se lèvent de leur siège, se précipitent vers la ligne de CRS qui garde l’accès au quai et au train, et se lient les bras. Quelques autres les rejoignent. Puis des dizaines d’autres. Des amis et des camarades apparaissent de partout dans la foule. Les chants déclarant qu’aucun être humain n’est illégal résonnent haut et fort tandis que nous rejoignons nous aussi la chaîne humaine. Nous sommes des centaines ! Nous sommes si nombreux que nous formons deux lignes à travers l’ouverture du quai, l’une face aux flics déjà postés là pour nous empêcher de tenter d’accéder aux voies, l’autre tournée vers le hall, empêchant les flics qui escortent un captif d’atteindre le train. Sophie et moi nous retrouvons dans la première de ces deux lignes.
Les minutes suivantes s’écoulent dans un flou chargé d’adrénaline. La vue de la personne que nous essayons de protéger de l’expulsion juste devant nous illustre de manière poignante ce qui est en jeu, et les regards déconcertés de son escorte policière ne font que nous enhardir. Il est clair qu’ils ne savent pas s’il faut aller jusqu’au bout ou abandonner.
La police est habituée à la résistance aux expulsions. Nous nous présentons régulièrement dans les aéroports, informant les passagers ainsi que les employés des compagnies aériennes de ce qui se passe sur leurs vols et de ce dont leurs employeurs les rendent complices malgré eux, exhortant les passagers à refuser des vols qui sont en même temps des transports de prisonniers. Nous avons obtenu divers degrés de réussite. Nous avons également essayé de perturber et d’empêcher des expulsions, comme nous l’avons fait quelques semaines plus tôt au même endroit.
Mais nous n’avons jamais fait cela.
Du moins, jamais par centaines, jamais avec le sentiment palpable que nous pourrions réussir. Je pense que les flics le sentent aussi.
La scène suivante est d’une violence extrême et presque intime. Il est clair que l’ordre a été donné de libérer l’accès au train. Le gaz et les matraques volent tout autour de nous. Nous ne sommes pas armés. Nous n’avons ni mât, ni casque, ni même le tissu d’une banderole pour nous protéger. Des masques couvrent nos visages et des bras liés nous maintiennent ensemble, mais cela nous laisse pratiquement sans défense face aux coups de matraque. Sans un mot ni un avertissement, le policier anti-émeute qui se trouve juste à ma droite sort une matraque métallique rétractable de la poche intérieure de sa veste et, d’un geste rapide, il l’étend et l’abat avec un bruit sourd sur la tête d’un camarade qui se trouve à côté de moi. J’entends le craquement et je vois immédiatement le sang jaillir de la blessure au sommet de son front. Ses bras deviennent mous, et le mieux que je puisse faire est de relâcher mon bras, que j’avais lié au sien, et de le pousser vers l’arrière alors qu’il s’effondre, de sorte qu’il tombe vers la ligne de camarades faisant face à la gare et non aux pieds de ces flics déséquilibrés.
Avant que je puisse évaluer la pertinence de ce geste, je lance déjà instinctivement un coup de pied dans l’estomac du flic qui a blessé mon voisin. Ce flic nous regarde en ricanant depuis que nous nous sommes levés, attendant son moment pour blesser un « gauchiste de merde », ce qui est exactement l’expression que les nationalistes et les fascistes aiment employer en Argentine aussi. Sophie me crie de revenir, mais sa voix est à peine audible. Des camarades rompent la ligne pour porter l’ami blessé, tout comme j’ai rompu les rangs avec mon coup de pied. D’autres, aveuglés ou incapables de respirer à cause du gaz rompent également les rangs et battent en retraite.
Le jeune Algérien est forcé de monter dans le train. L’édition de la semaine suivante du Monde Libertaire,4 l’hebdomadaire de la Fédération anarchiste francophone, rapporte plus tard que le train
« est parti avec un retard de trente minutes. […] Le train devait s’arrêter quelques kilomètres plus loin, à Melun, dans l’attente d’un autre train transportant environ la moitié de ses passagers d’origine ».
Les passagers manquants n’avaient pas pu monter à bord en raison des affrontements entre les manifestants et la police.
« Le train a de nouveau été arrêté à la gare de Lyon-Perrache vers 2h30 du matin par des militants, mais il a ensuite fait un arrêt imprévu à la gare de l’Estaque pour débarquer les prisonniers et les placer dans le centre de détention d’Arenc, car les flics étaient préoccupés par les actions possibles d’autres manifestants à Marseille. »
Il y a toujours deux fronts clairement définis à l’intérieur du hall de la gare. Nous nous tenons d’un côté, à une vingtaine de mètres des trains.
Un petit groupe de personnes commence à partir - une vingtaine de personnes, toutes portant des gilets jaunes. Il s’agit des syndicalistes ferroviaires de SUD, qui s’étaient finalement présentés à l’action, mais qui ont décidé qu’avec le départ du train, leur participation était terminée.
Le reste d’entre nous se compte encore par centaines. Dans le grand ordre des choses, ce n’est rien. C’est une faible participation, même à un match de football de troisième division, à peine suffisante pour remplir un wagon de métro. Même une manifestation strictement anarchiste à Paris pourrait compter des milliers de personnes. Mais à mes yeux, à ce moment-là, ces gens représentent le monde entier. Qui se soucie des chiffres, de la perception ou de l’opinion des moutons ? Je me sens chez moi parmi ces deux cents personnes qui ont mis leur corps au service de la conviction qu’aucun être humain n’est illégal, qui ont montré par leurs actions que l’État et ses agents doivent être affrontés de front.
Je préfère deux cents ultra-gauchistes, aventuriers, extrémistes ou tout autre nom qu’ils peuvent nous donner que deux mille qui resteront les bras croisés parce que la discipline du parti ou du syndicat dit que ce n’est pas le moment et que ce n’est pas la manière, ou vingt mille qui défileront dans la rue avec nous en proclamant qu’aucun être humain n’est illégal, pour ensuite continuer tranquillement leur journée pendant que d’autres sont traînés, souvent drogués et ligotés, vers des transports de prisonniers. Je suis reconnaissant de la participation du sympathisant, du syndicaliste, du membre du parti, du réformiste. Je comprends que nous ayons besoin d’eux pour exercer une pression politique. Mais je sens maintenant que ma place est avec les militants et les combattants, quel que soit leur nombre.
Devant nous, un mur de flics anti-émeutes, désormais trop loin pour nous atteindre avec leurs gaz et leurs matraques. L’idée que la police est la garde armée qui applique la dictature du capital par le biais du monopole de la violence sanctionné par l’État a fait place à un sentiment beaucoup plus urgent : la haine brûlante de ceux qui blessent mes amis pour perpétrer l’injustice. Celui qui porte cet uniforme est le moyen immédiat de notre oppression et donc mon ennemi.
Quelqu’un est revenu d’une autre piste avec un sac à dos rempli de pierres. Alors que les chants contre la déportation continuent de résonner, quelques dizaines d’entre nous attaquent les flics. Il y a encore de la tristesse et de la frustration, parce que nous avons échoué, mais il y a aussi de la joie. Il y a un sentiment de refus collectif et de libération.
Alors que nous quittons enfin la gare, brisant au passage les caméras de sécurité, les panneaux publicitaires et les guichets automatiques, je pense déjà au jeune Algérien dont nous essayions d’empêcher l’expulsion. Ce soir, il ne s’agissait pas de faire une déclaration politique abstraite contre les déportations. Il ne s’agissait pas d’une action militante mais toujours symbolique, contre les mécanismes d’expulsion et la barbarie qui catégorise les êtres humains en fonction de l’endroit où ils sont nés. L’objectif était d’empêcher l’enlèvement d’un être humain précis. Et bien qu’il y ait encore un lointain espoir que des camarades plus loin, à Lyon ou à Marseille, puissent encore réussir, nous avons échoué, et mon esprit se concentre déjà sur la façon dont je peux, ou dont nous pouvons collectivement, faire plus.
Bien que je craigne que nous n’en ayons pas fait assez, dès le lendemain, je suis confronté à la presse et aux bons citoyens de Paris qui hurlent que nous en avons fait trop. Je prends un journal sur le chemin de l’école et je trouve des articles pontifiant sur les extrémistes de la gare, s’indignant du désordre, condamnant la prétendue flambée de violence. Trop de désordre, trop de violence, voilà ce que disent les bons citoyens parisiens exaspérés en passant devant moi dans cette même gare et en voyant les distributeurs de billets cassés. Le discours constant sur « l’extrême gauche, enhardie, devenant de plus en plus agressive, violente et dangereuse » n’a fait que s’intensifier depuis l’élection de la coalition gouvernementale de centre-gauche socialiste et communiste.
Qu’est-ce qui a été endommagé ? En traversant la gare, je prends note des « dégâts ». Les seuls dégâts de la gare sont les machines qui entravent notre liberté de mouvement et transforment le besoin d’aller d’un endroit à l’autre en une considération économique. Aux panneaux publicitaires qui polluent l’espace public et transforment tout endroit où l’œil humain peut se poser en propagande pour la consommation constante de biens dont nous n’avons pas besoin. Et enfin, aux caméras de sécurité de plus en plus omniprésentes, qui garantissent que quiconque rejette ce système de consommation et de contrôle puisse être surveillé et criminalisé de manière plus efficace.
Quel ordre précieux avons-nous perturbé ? Si l’ordre auquel ils font référence est cette paix et cette tranquillité superficielles qui n’ont rien à voir avec la justice, alors le problème n’est pas que nous ayons été violents ou désordonnés, mais que nous ayons effectivement perturbé les procédures ordonnées de l’oppression. L’ordre de ceux qui préfèrent la poursuite de l’oppression tant qu’ils peuvent fermer les yeux – ou pire, la célébrer au nom du nationalisme ou du racisme – aux turbulences de la lutte pour y mettre fin.
La violence ? Nous avons jeté quelques pierres, qui n’ont probablement blessé personne. Les blessés étaient de notre côté, ceux qui ont affronté les forces armées de l’État avec à peine plus que nos corps et quelques objets volants. Qu’est-ce que quelques distributeurs de billets et publicités brisés par rapport à la violence dont nous avons été témoins ? La violence qui a lieu constamment, sans cesse, dans chaque quartier d’immigrés balayé par des kidnappeurs à la solde de l’État – lors de chaque contrôle de tickets dans le métro qui déclenche un effet domino aboutissant à l’expulsion – sur des vols qui partent constamment avec des prisonniers transportés comme une cargaison humaine contre leur volonté.
En ce qui concerne la vie de cet homme, je n’ai pas l’intention de choquer ou de traumatiser avec des spéculations sur son destin, ses circonstances, s’il a été arraché à une famille, à un partenaire, à un projet, à ses rêves. Cela n’a pas d’importance. Je revendique sa liberté de vivre comme il l’entend et où il l’entend parce que mon anarchisme l’exige comme condition minimale de la dignité humaine et comme rejet du système d’États et de frontières que je cherche à détruire. Cette violence, cette guerre contre les individus au nom des États et des nations, est la seule violence pertinente ici, celle qui est exercée pour défendre l’oppression.
Il s’agit d’une machine de violence construite pour protéger et perpétuer le système d’exploitation et de souffrance humaine qui dresse les hommes les uns contre les autres dans une lutte inutile pour la survie. Une machine qui a colonisé l’esprit des gens à un point tel qu’ils ne peuvent reconnaître la violence qu’au point d’impact – le poing frappant un visage, la pierre frappant le bouclier du policier – et seulement lorsqu’elle interrompt l’ordre qui l’inflige normalement.
Cela rend invisible la violence indicible et incessante qui découle du système des nations, du capital et de la société de classes : la mort due au manque d’accès aux soins de santé, la famine et la faim créées par la pénurie artificielle, les accidents du travail et les décès causés par la volonté de négliger les mesures de sécurité afin de maximiser les profits, les guerres religieuses et nationalistes sans fin. Les immigrants se noient dans les mers entourant la forteresse Europe ou meurent de déshydratation dans la chaleur du désert de l’Arizona en tentant désespérément d’échapper à la pauvreté et d’améliorer leurs conditions de vie. Cette violence systémique, la violence de l’oppression, est à peine perçue comme telle par la plupart des gens.
Je me fraye un chemin dans la ville, toujours perdu dans mes pensées, alors que je sors du métro pour me rendre dans le quartier majoritairement peuplé d’immigrés où se trouvent les bureaux de la CNT. Deux flics sont garés à l’extérieur du métro, contrôlant nonchalamment les pièces d’identité des gens au hasard. « Papiers, s’il vous plaît ». La normalité de la violence quotidienne.
Face à cette réalité, qui se soucie de la légalité ? Qui se soucie de l’opinion publique ? Lorsque nous étions peu nombreux et que nous occupions les voies, notre action était tout à fait pacifique. Pourtant, les mercenaires de l’État sont venus nous frapper sans hésitation pour atteindre ses objectifs. Bien qu’ils aient pu le faire de manière relativement « ordonnée », grâce à notre petit nombre et à notre retenue tactique de la violence, n’est-ce pas la victoire d’une violence incommensurablement plus grande ? Une plus grande violence de notre part, à des fins de libération, ne serait-elle pas justifiée ? Dans quel processus de pensée peut-on affirmer que la non-violence représente la position morale la plus élevée, alors que l’adhésion à la non-violence rend possible la perpétuation de la souffrance humaine et de l’oppression ?
Il y a un moment que je n’oublierai jamais, depuis le jour où nous avons été battus sur les rails, quelques semaines avant l’histoire que j’ai racontée.
Je peux à peine le voir à travers la vitre, son teint et le reflet des lumières de la gare sur les vitres du train rendant difficile la distinction de ses traits et de ses expressions faciales. Deux policiers le déplacent dans le train, un tenant chaque bras derrière lui, ses mains menottées ensemble devant. Soudain, alors qu’ils passent devant une fenêtre ouverte, nous pouvons voir clairement qu’il se tourne vers nous. Il lève les mains et fait un signe de victoire avec chacune d’elles, tout en nous disant « merci ». Il y a de la tristesse, de la dignité et de la gratitude sur son visage. Je ne sais rien de lui, ni qui il est, ni d’où il vient, ni ce qui l’a amené ici, ni ce vers quoi il est renvoyé. Mais je sais que la violence - une violence qui change la vie et qui peut être fatale - ne se manifeste pas dans le retard du train. La violence, c’est ce qu’on lui fait subir à l’intérieur du train.
Ce n’est pas que nous soyons trop violents, c’est exactement le contraire. Si nous n’utilisons pas tout l’arsenal de notre capacité d’action révolutionnaire collective, pour être une force contre le système de contrôle qui nous opprime tous, ne sommes-nous pas aussi complices que ceux qui le voient mais choisissent de s’en détourner ?
Ce que nous faisons n’est pas trop.
C’est loin d’être suffisant.
And more in English:
Carte de résident.e.s permanent aux États-Unis, qui permet aux citoyen.ne.s non américains de vivre et travailler aux États-Unis sans visa. ↩
“Lutter auprès des sans-papiers: Histoire du CAE Paris,” Courant Alternatif, February 1, 2006, http://oclibertaire.free.fr/spip.php?article115. ↩
“Un bilan critique du Collectif Anti-Expulsions d’Ile-de-France,” Cette Semaine, no. 85 (August–September 2002), https://cettesemaine.info/cs85/cs85cae.html. ↩
Jacques, “Étrangers expulsés, étrangers assasssinés!,” Le Monde Libertaire, no. 1123 (May 14–20, 1998), https://ml.ficedl.info/spip.php?article3761. ↩
28.01.2025 à 23:57
CrimethInc. Ex-Workers Collective
Face à l’intensification de la répression et de la violence de l’État, il est compréhensible que l’on cherche à se mettre à l’abri en évitant la confrontation. Mais ce n’est pas toujours la stratégie la plus efficace.
« Aussi contre-intuitif que cela puisse paraître, dans une situation confuse, le meilleur endroit, ou au moins le plus sûr, est souvent celui où l’on se trouve en première ligne. C’est le point de vue idéal pour appréhender ce qui se passe autour de soi. »
-« Ce que je fais dans la vie », récit des manifestations contre le sommet de l’Union européenne à Thessalonique en 2003, publié dans Rolling Thunder #1.
Le grand-père d’un ami a grandi en Allemagne dans les années 1920. Juif, il s’est engagé dans des organisations radicales et se bagarrait de temps à autres avec des nazis. Dans les mémoires qu’il a rédigés pour sa famille des décennies plus tard, il décrit la situation au moment de la prise du pouvoir par les nazis :
« En janvier 1933, Hitler est devenu chancelier. Je pensais que nous allions commencer une révolution, mais en fait rien ne s’est passé. Les communistes ont fuit - souvent en masse - au profit des nazis et les sociaux-démocrates ont résisté un peu plus longtemps, mais ont fini par dissoudre leurs organisations ».
En mai 1933, alors qu’il a vingt ans, il apprend qu’il va devoir passer en procès pour avoir cassé le nez d’un nazi lors d’une bagarre de rue. Plutôt que d’être jugé par un système judiciaire contrôlé par les nazis, il se procure immédiatement un passeport et prend le premier train pour la Hollande.
Quelques années plus tard, le reste de sa famille meurt dans le camp de concentration d’Auschwitz.
Cette histoire illustre en quelques mots un phénomène pourtant étonnamment courant. Si le grand-père de cet ami n’avait pas participé aux confrontations ouvertes avec les nazis dès le début, s’il avait gardé la tête baissée et évité les ennuis, il serait surement resté à Berlin et aurait connu le même sort que ses proches. En prenant l’offensive, il s’est mis en danger, mais paradoxalement, sur le long terme, ça a mieux marché que la prudence.
De la même manière, celles et ceux qui se sont engagés dans la guérilla clandestine de la résistance juive ont été parmi les seuls à survivre à l’anéantissement du ghetto de Varsovie. En s’organisant pour faire face à la menace nazie, ils ont développé une agentivité propre et solide qui s’est révélée cruciale et décisive jusqu’à permettre à certains de s’échapper par les égouts après que le ghetto ait été assiégé et incendié.
Lorsqu’un groupe est ciblé par la répression, il arrive souvent que l’impulsion initiale est souvent de se retirer, de se cacher. Pourtant, lorsqu’il s’agit de préserver l’individu et la collectivité, il peut être plus sage d’agir avec assurance dès le début, lorsqu’il est encore possible d’influencer le cours des événements. Même si cela tourne mal, il peut être préférable de mettre fin au conflit immédiatement, avant que l’adversaire ne devienne plus puissant. Cette stratégie a notamment le mérite d’empêcher de se bercer d’un faux sentiment de sécurité alors que la menace s’accroît.
Cela ne se passe pas toujours comme ça, mais parfois, on est plus en sécurité en première ligne.
« Il n’y a pas de raison de dormir roulé en boule et plié. Ce n’est pas confortable, ca ne fait pas du bien, et ça ne protège pas du danger. Si on a peur d’une attaque, il faut rester réveillé ou dormir légèrement avec les membres déployés pour l’action. » Oeuvre de Jenny Holzer.
Il était midi, le 20 avril 2001. Mes camarades et moi étions rassemblés avec des centaines d’autres anarchistes et anticapitalistes à l’université Laval de Québec pour marcher sur un sommet transcontinental destiné à établir une « zone de libre-échange des Amériques ». Au centre de la ville, derrière des kilomètres de barrières de protection et des milliers de policiers anti-émeutes, George W. Bush et ses collègues chefs d’État complotaient pour piétiner le droit du travail et déroger aux mesures environnementales afin d’enrichir leurs mécènes à nos dépens.
Le soleil brillait. De plus en plus de gens arrivaient au point de rassemblement. Un groupe installa même une catapulte. Pas de police en vue.
Je restais pourtant inquiet. Mon expérience de la violence était très « sous-culturelle » : des bagarres contre des skinheads, des concerts de hardcore punk. Je ne m’étais en tous cas jamais retrouvé face à une armée de policiers. Lors d’une réunion la veille, l’un des organisateurs nous avez prévenu qu’il serait impossible d’atteindre les barrières qui entouraient le sommet des présidents. Trop de policiers, trop bien équipés.
Alors que la foule sortait de l’université pour s’engager dans la rue, j’interpelais un camarade plus expérimenté : « Devrions-nous rester à l’arrière et attendre de voir ce qu’il se passe ? »
« Si nous voulons être en mesure de voir ce qui se passe, nous devons être à l’avant », m’a-t-il répondu sans hésiter.
Nous avons marché jusqu’aux grilles qui entouraient le sommet et nous les avons arrachées. La police n’est pas parvenue à nous arrêter. Le traité de « Zone de libre-échange des Amériques » n’a jamais été ratifiée.
Anarchistes marchant sur le soi-disant “Sommet des Amériques” à la ville de Québec, Avril 2001.
Le conseil de cet ami m’a été très utile quatre ans plus tard, le jour où George W. Bush a entamé son second mandat. Cette nuit-là, après la manifestation du jour contre les cérémonies d’investiture, une seconde manifestation a déferlé dans le quartier d’Adams Morgan, cassant les banques et les multinationales et attaquant un commissariat. Certains participants ont déloyé une énorme banderole sur la façade d’un immeuble, on pouvait y lire : « De Washington à l’Irak – avec l’occupation vient la résistance ». Nous voulions contraindre le gouvernement Bush à mettre fin à l’occupation de en Irak. Occupation qui a fait d’innombrables victimes civiles et a finalement contribué à l’émergence catastrophique de l’État islamique.
Alors que la manifestation sauvage se dispersait, nous nous sommes retrouvés à quelques-uns dans une ruelle. Au bout de celle-ci, on aperçu tout à coup les premiers policiers arriver vers nous. Il était encore temps de rebrousser chemin et de courir dans l’autre sens mais nous nous serions retrouvés à l’arrière de la foule sans la moindre visibilité de là où nous allions. « On court, on court en avant » ai-je crié à mon binôme alors que nous étions déjà en train de courir.
In extremis, nous parvenions à nous glisser derrière la ligne de police quelques secondes avant qu’elle ne nasse celles et ceux encore dans la ruelle.
Nous étions les derniers à parvenir à nous échapper. À l’autre extrémité de la rue, une autre ligne de police venait de se mettre en position. Celles et ceux pris au piège durent rester des heures agenouillés dans la neige. De l’autre côté de la rue, la police fermait la nasse Les policiers avaient également bloqué la ruelle de l’autre côté. Ils ont forcé les gens derrière nous à s’agenouiller dans la neige pendant des heures. Des années plus tard, la ville accepta de leur verser des dommages et intérêts, mais ça valait tout de même plus le coup de réussir à s’enfuir.
Washington, DC, le 20 Janvier, 2005.
Le 25 août 2008, à Denver, lors des manifestations contre la convention nationale du parti démocrate, quelques centaines de personnes se sont rassemblées pour une marche qui avait été annoncée mais jamais organisée. Nous continuions à protester contre l’occupation de l’Irak et contre le capitalisme en général.
La police, blindée, était positionnée en plusieurs groupes d’une douzaine de personnes tout autour du parc et des rues avoisinantes, dépassant en nombre les jeunes gens assis, sweatshirts noirs sur les genoux. Un véhicule devait livrer des banderoles, mais une rumeur nous est parvenue selon laquelle la police avait arrêté le conducteur. Alors qu’il semblait certain que rien n’allait se passer, quelques jeunes ont relevé leur cagoule et ont commencé à scander.
Qui sont ces gens ? Je me souviens m’être demandé. À quoi pensent-ils en se masquant et en joignant les bras avec des centaines de policiers anti-émeutes qui les entourent et des sous-couverts à leurs coudes ? Que peuvent-ils espérer accomplir ?
Néanmoins, les autres personnes qui s’étaient rassemblées pour la marche se sont regroupées avec eux et ils ont commencé à marcher hors du parc. Ils ne sont arrivés que jusqu’à la route, où l’escadron de police le plus proche a formé une ligne qui leur barrait la route et les a aspergés de gaz poivré. Aucune manifestation n’avait encore eu lieu, je n’avais entendu aucun ordre de dispersion, et déjà la police utilisait des armes chimiques.
Un camarade et moi avons observé tout cela avec consternation. Nous étions encore environ deux cents, mais la police se rapprochait de tous les côtés et la foule était désorientée et mal coordonnée. La porte était ouverte à la catastrophe.
Nous étions à l’arrière de la foule. Mais l’arrière peut devenir l’avant, c’est juste une question d’initiative. Mon camarade a commencé à crier un compte à rebours. Les autres se sont joints à lui, instinctivement. Le fait de compter ensemble a concentré notre attention, nos attentes, notre sentiment d’être une force collective capable d’une action concertée. C’est alors qu’une trentaine d’entre nous se sont mis à sprinter sur l’herbe pour s’éloigner de la ligne de police.
Voyant cela, le reste de la foule s’est mise à suivre. En quelques secondes, des centaines de personnes ont traversé le parc en courant jusqu’à l’intersection située à l’autre bout de la pelouse, où la police ne s’était pas encore rassemblée.
L’énergie était électrique, contrairement au malaise et à l’incertitude qui régnaient un peu plus tôt. Nous avons traversé le carrefour, dans lequel des jeunes gens entreprenants ont placé un panneau municipal indiquant « route fermée » - et soudain, nous approchions du quartier des affaires.
Le même principe nous a été utile plus tard dans la soirée, lorsque nous avons vu une ligne de policiers anti-émeutes se déployer en éventail à un carrefour situé à la prochaine rue. Sans prendre le temps de discuter, mon camarade et moi nous sommes élancés vers eux. Nous avons atteint la ligne de policiers et nous nous sommes faufilés entre eux avant qu’ils ne nous bloquent le passage. Ils avaient reçu l’ordre de créer une barrière, pas de nous poursuivre. Nous étions en sécurité.
Denver, le 25 Aout, 2008.
Le matin du 20 janvier 2017, un autre camarade et moi avons rejoint la marche dans le centre-ville de Washington, DC, pour nous opposer à l’investiture de Donald Trump. Au cours des décennies qui s’étaient écoulées depuis la deuxième investiture de Bush, la police s’était militarisée dans tout le pays, recevant des budgets de plus en plus importants pendant que les politiciens prétendaient qu’il n’y avait plus d’argent disponible pour quoi que ce soit d’autre. Cette fois-ci, les rues étaient bondées de 28 000 membres des forces de l’ordre.
Dès le début de la marche, le conflit avec la police a commencé. Le hurlement des sirènes de police, à proximité des explosions assourdissantes des grenades flash, l’odeur âcre du spray au poivre, le rugissement des motos de police, le grésillement de l’adrénaline - c’était une situation terrifiante, mais les manifestants autour de nous donnaient autant qu’ils recevaient. L’idée était d’établir un modèle de résistance pour le premier jour de l’administration Trump, en envoyant le message à tout le monde que personne ne devrait accepter passivement l’intensification de la tyrannie.
Plus nous restions dans les rues, plus la situation devenait dangereuse. Lorsque nous avons repassé Franklin Square, en revenant sur nos pas, il était clair que ce n’était qu’une question de temps avant que nous ne soyons encerclés.
Dans le centre de Washington, entre les intersections, les rues sont comme de longues étendues de canyon entre les falaises des bâtiments. Je savais que la police voulait nous encercler et nous nasser. Chaque fois que nous traversions un carrefour, je jetais un coup d’œil aux carrefours situés à un pâté de maisons de part et d’autre pour voir si la police nous suivait dans les rues parallèles, s’apprêtant à nous couper les voies de sortie. Chaque fois que nous sortions d’un carrefour pour entrer dans une autre partie du canyon, je surveillais les carrefours devant et derrière nous pour voir s’il y avait des policiers. Chaque fois que nous nous déplacions entre les intersections, nous étions vulnérables.
Alors que nous nous approchions de la 13e rue, des policiers à moto nous ont dépassés sur le trottoir à notre gauche, tentant de nous doubler et de s’emparer du carrefour devant nous. Nous en étions encore à des centaines de mètres. J’ai incité mon compagnon à courir avec moi, et nous avons sprinté devant la marche, devant les flics à vélo et à moto, qui ont commencé à foncer avec leurs véhicules sur les gens qui se trouvaient juste derrière nous. Lorsque les flics ont vu que nous étions déjà quelques-uns dans leur dos, ils ont renoncé à former une ligne et se sont à nouveau concentrés sur la course devant nous. Les policiers détestent être débordés, ils ne peuvent pas risquer d’être eux-mêmes encerclés.
L’affrontement à l’intersection a montré que la marche ne contrôlait plus le territoire autour d’elle. Il était temps de sortir. Nous avons couru dans une ruelle sur notre droite peu avant le prochain carrefour. Une centaine d’autres personnes ont fait de même. Ceux qui ont continué à avancer ont été bloqués par une ligne de police à l’intersection suivante, et se sont retournés pour découvrir une ligne de police beaucoup plus forte qui les bloquait à l’arrière.
Pendant deux longues minutes, la foule s’est arrêtée dans la confusion et la consternation. Certaines personnes à l’arrière de la marche avaient déjà enlevé leur équipement et espéraient se faire passer pour des civils afin de pouvoir sortir de la zone, sans se rendre compte qu’elles étaient déjà prises au piège de tous les côtés.
Les participants à l’avant de la marche ont gardé leur équipement et se sont donné la main. Quelqu’un a crié : « Nous allons faire un compte à rebours ! ». Ils comptent rapidement de dix à un et foncent sur la ligne de police qui les précède. La personne qui se trouvait à l’avant de la charge tenait ouvert un parapluie fragile tandis qu’ils couraient tous aveuglément vers l’avant. D’une manière ou d’une autre, le parapluie les a protégés des jets de gaz poivré.
Une cinquantaine d’entre eux ont franchi la ligne de police et se sont échappés. Ceux qui se sont attardés, attendant de voir si la charge allait percer avant de la rejoindre, sont restés piégés dans la nasse.
Plus tard, quelqu’un a publié un commentaire humoristique sur les médias sociaux, selon lequel le cheat code du J20 Protest Simulator consistait à toujours courir vers les flics en tenant un marteau. Mais il y avait de quoi. Par la suite, en regardant les images de la police communiquées aux accusés dans le cadre du procès qui a suivi, nous avons constaté que même après que la police et les gardes nationaux eurent resserré leur ligne, un individu entreprenant s’était échappé simplement en sprintant aussi vite que possible directement vers eux et en s’esquivant entre deux d’entre eux.
Toutes les personnes arrêtées ont été inculpées de huit crimes chacune - jusqu’à quatre-vingts ans de prison - pour le crime d’avoir été arrêtées en masse à proximité d’une marche bruyante. Quelques-uns ont accepté des accords de plaidoyer, mais tous les autres se sont serré les coudes, établissant un plan de défense collectif et affrontant le système juridique de front. Finalement, après deux procès au cours desquels tous les accusés ont été déclarés non coupables, tous les accusés restants ont vu les charges retenues contre eux abandonnées. Des années plus tard, ils ont tous reçu des indemnités de l’État pour régler les poursuites judiciaires qui en découlaient.
Cela ressemble à une métaphore, mais je le dis au sens propre comme au sens figuré. Qu’il s’agisse d’une marche ou d’un procès, il est parfois plus sûr d’être à l’avant.
Washington, DC, le 20 Janvier, 2017.
Plusieurs années plus tard, j’étais à Atlanta pour la mobilisation Block Cop City. Les manifestants avaient tenté d’empêcher la construction d’une installation de plusieurs millions de dollars destinée à renforcer la militarisation de la police. En représailles, la police avait assassiné une personne et arrêté un grand nombre de personnes au hasard, les accusant de terrorisme et inculpant soixante et un d’entre eux pour de fausses accusations de racket.
Avant l’action proprement dite, il y a eu deux jours de délibérations dans un centre communautaire quaker local. Tout le monde était sur les nerfs. L’objectif était d’essayer de marcher dans la forêt et d’occuper le chantier. Serions-nous tous arrêtés ? Serions-nous également accusés de terrorisme et de racket ? Les discussions tournaient en rond, chacun essayant vainement de prédire ce qui allait se passer tout en négociant sa propre tolérance au risque.
Il a été décidé qu’il y aurait trois blocs auto-organisés au sein de la marche : essentiellement, l’avant, le milieu et l’arrière. Officiellement, cette distinction n’était pas basée sur le risque anticipé, car les organisateurs ne pouvaient rien promettre quant à l’action de la police. Mais personne n’était en mesure d’envisager quel bloc rejoindre sans revenir à des questions plus larges. À quel point est-ce que je crains la violence de la police et du système judiciaire ? Que suis-je prêt à sacrifier pour ce mouvement ?
Seuls les quelques audacieux qui avaient fait la paix avec leurs peurs et s’étaient engagés à prendre la tête de la marche semblaient à l’aise. Même avec le bloc du « milieu », il y avait beaucoup d’agonie et de marchandage. « Je veux bien être au milieu, mais pas à l’avant du milieu… »*
Ce soir-là, j’ai expliqué à ma famille ce qu’il faudrait faire si je ne rentrais pas de la manifestation. Mes deux partenaires romantiques, indépendamment l’un de l’autre, m’ont demandé s’il était vraiment important pour moi de participer à cette marche. Ne pouvais-je pas laisser les jeunes activistes s’en charger ?
C’est plus sûr à l’avant. Je me souvenais de ce dicton, que j’avais entendu lors de mobilisations antérieures, mais en y réfléchissant bien, je n’en étais pas si sûr. Comment pouvait-il être plus sûr de foncer directement sur les lignes de police ? Le slogan distillait des leçons tirées de ma propre expérience, mais je me dirigeais vers une nouvelle situation dangereuse et j’étais dubitatif.
Le matin de la mobilisation, nous nous sommes rassemblés dans le parc. Malgré quelques festivités, l’atmosphère était sombre : quelques centaines de personnes risquaient d’être blessées, arrêtées ou emprisonnées pour l’honneur d’un mouvement en difficulté. De nombreuses personnes avaient décidé de rester chez elles à la dernière minute. Nous avons quitté le parc en colonne, chacun s’en tenant assidûment à sa position particulière dans le spectre de la tolérance au risque. Tant que nous marchions sur l’étroite allée piétonne, c’était logique, mais cela l’était moins lorsque nous avons débouché sur la route principale et avancé vers le chantier. Nous aurions dû nous disperser pour présenter un front large à l’approche des lignes de police et de véhicules blindés qui bloquaient la route, mais non, la foule s’est étirée en une file presque unique, comme des agneaux qui s’alignent pour l’abattage.
Néanmoins, ceux qui se trouvaient à l’avant ont pris de la vitesse, formant un coin en forme de V avec leurs bannières renforcées et pointant leurs parapluies vers l’avant pour bloquer la vue des flics alors qu’ils chargeaient directement dans les boucliers de la ligne du front. Le reste d’entre nous trainait derrière, gardant les positions que nous nous étions engagés à tenir, ni plus ni moins.
Des personnes s’assemblent et commencent la marche Block Cop City, le 13 Novembre 2023.
Les personnes portant les bannières renforcées ont repoussé la première ligne de flics jusqu’à ce qu’elle soit renforcée par une deuxième ligne. Même là, ils n’ont pas cédé, ils ont continué à avancer contre la police. Les policiers ont donné des coups de matraque, mais ont continué à perdre du terrain. Le bloc en tête de la marche s’est serré les coudes, se protégeant les uns les autres, agissant délibérément. Ils avaient peut-être peur, mais ce n’était pas la peur qui déterminait leurs actions.
En regardant derrière eux, j’avais très peur. J’avais beaucoup de reconaissance de ne pas être à l’avant, d’avoir à prendre des décisions. Les matraques de police font peur, la prison fait peur, les accusations criminelles font peur, mais ce qui fait vraiment peur, c’est la responsabilité. Les gens acceptent beaucoup de conséquences négatives dans leur vie simplement pour éviter d’avoir à assumer leurs responsabilités. Et malheureusement, c’est impossible : nous avons beau essayer, il est impossible d’éviter le fait que tant que nous sommes capables de prendre des décisions et d’agir, nous sommes responsables de nous-mêmes. Et ce, que l’on se place à l’avant ou à l’arrière, ou même que l’on ne se présente pas du tout.
J’ai regardé les manifestants de première ligne qui me précédaient repousser les deux lignes de police jusqu’à ce qu’ils atteignent une troisième ligne composée de stormtroopers futuristes. Aucun signe d’humanité des stormtroopers n’était perceptible sous leur équipement militaire ; même leurs yeux n’étaient pas visibles. Ils s’étaient complètement retirés de la communauté humaine.
Les stormtroopers ont sorti des bombes lacrymogènes. J’ai regardé, incrédule, les grenades lancées l’une après l’autre par-dessus la tête de ceux qui étaient à l’avant, au milieu de la marche - au milieu de ceux d’entre nous qui avaient espéré que d’autres prendraient des risques en leur nom, qui avaient eu l’intention d’être simplement un appendice de l’agence d’autres personnes. Peut-être aurait-il été plus sûr d’être à l’avant, après tout ?
Puis tout s’est évanoui dans une brume blanche empoisonnée.
Nous avons titubé aveuglément vers l’arrière, dans le désarroi, étouffant et toussant. Mais les stormtroopers avaient aussi gazé le reste des flics, et les autres flics ne portaient pas de masque à gaz. Eux aussi ont battu en retraite. Contre toute attente, la bataille s’est terminée par un match nul.
Finalement, la seule personne arrêtée ce jour-là fut quelqu’un qui avait choisi de jouer un rôle de soutien loin du lieu de l’action. Elle a été détenue dans un véhicule près du parc d’où nous étions partis. Personne n’a été accusé de terrorisme ou de racket.
Perdus dans notre anxiété, nous avions oublié le plus grand risque : celui de ne rien faire, de nous laisser intimider et d’abandonner la rue. Avec tant de personnes faisant déjà l’objet d’accusations farfelues, marcher sur le chantier était une proposition risquée, mais permettre à l’État d’écraser le mouvement aurait créé un précédent qui aurait menacé d’autres mouvements, enhardissant les autorités à utiliser les mêmes tactiques ailleurs.
Parfois, ce n’est qu’en prenant un risque que l’on découvre les risques. Cette fois-ci, nous avons eu de la chance, mais d’une certaine manière, nous avons aussi passé un test.
Anarchistes à la démonstration du 1er Mai à Bandung, 2019. Photographie de Frans Ari Prasetyo.
On n’est pas vraiment plus en sécurité au front. Rester à la maison est plus sûr - du moins, c’est plus sûr jusqu’à ce que les conséquences à long terme de l’abandon des rues se fassent sentir. Ensuite, plus rien n’est sûr, et il s’avère qu’il aurait été préférable de prendre des risques moins importants plus tôt.
Les antifascistes qui se sont rendus à Charlottesville en août 2017 pour affronter le rassemblement « Unite the Right » se sont mis en danger. L’un d’entre eux a été tué ; plusieurs ont été gravement blessés. Mais s’ils étaient restés chez eux, s’ils avaient permis aux fascistes d’établir le contrôle des rues, le monde entier serait devenu plus dangereux. La probabilité que nous soyons obligés de recommencer le même combat aujourd’hui n’enlève rien au fait qu’ils nous ont fait gagner huit années de sécurité relative.
Même lorsque tout est désespérément perdu, il est généralement préférable d’agir avec audace, en envoyant un signal d’espoir à travers les générations, comme l’ont fait les communards et les rebelles de Cronstadt. Comme ca, on préserve au moins la possibilité que d’autres soient inspirés pour continuer à tenter de construire le monde que l’on souhaite, de sorte qu’un jour, le rêve puisse se réaliser - même si c’est sans nous, au moins en partie grâce à nos efforts.
Mais nous n’en sommes pas là aujourd’hui. Nous sommes confrontés à des adversaires puissants, mais la majorité des gens, y compris nombre de leurs partisans, ont de bonnes raisons de s’opposer à eux à nos côtés. Si nous rassemblons les gens, si nous montrons des moyens efficaces de riposte, en mettant notre propre tolérance au risque à la disposition de luttes plus larges, beaucoup plus de gens finiront par nous rejoindre. Il n’y a aucune raison de se hâter, de glorifier le martyre, ou d’accepter la défaite lorsque l’avenir n’est pas écrit.
Tout le monde ne peut pas être au front tout le temps, bien sûr. C’est épuisant. Mais le front n’est pas un lieu spatial. Bien compris, il n’exige pas nécessairement un type particulier d’aptitudes physiques ou de compétences. C’est une façon de s’engager dans les événements, de rester concentré sur notre agence, de prendre l’initiative partout où nous le pouvons plutôt que de réagir aux initiatives de nos adversaires. Chacun peut ouvrir un nouveau front de lutte en identifiant une vulnérabilité dans l’ordre dominant et en passant à l’offensive. Plus il y aura de fronts, plus nous serons tous en sécurité.
Face à la deuxième administration de Donald Trump, de nombreux anarchistes et antifascistes ne savent pas par où commencer. Au cours de la précédente administration Trump, nous nous sommes battus avec acharnement contre un adversaire bien plus puissant que nous, et nous avons gagné - seulement pour voir la victoire nous être arrachée des mains par de lâches démocrates, qui ont repris avec empressement le flambeau là où les Républicains l’avaient laissé, décevant tant de gens que Trump a pu revenir au pouvoir. Ce n’est pas une raison pour abandonner, cette fois-ci - cela montre simplement que depuis le début, nous avions raison sur la nature du pouvoir, et que nous le devons au monde de montrer une véritable alternative.
Dans les pays gouvernés par le fascisme ou d’autres formes de despotisme, la majorité des gens ne soutiennent pas nécessairement les autorités ; ils sont simplement devenus découragés, habitués à la passivité. Bien plus que les libéraux, les anarchistes sont habitués à être moins nombreux et moins armés, à se battre contre des obstacles incroyables. Alors que les démocrates trouvent des excuses aux fascistes, voire adhèrent à leur programme, nous devrions montrer qu’il est possible de prendre des mesures ambitieuses et fondées sur des principes pour y résister.
Si vous vous sentez désespéré, si vous vous sentez vaincu, si vous vous surprenez à vous dissocier ou à vous concentrer sur ce que font nos oppresseurs plutôt que sur ce que vous pouvez faire vous-même, c’est un territoire que l’ennemi a revendiqué en vous.
Ne leur donnez rien sans vous battre. Restez concentré sur votre agence. Chaque heure, chaque jour, où que vous soyez, il y a toujours quelque chose que vous pouvez faire. Prenez soin de vous et de ceux qui vous entourent. Soyez à l’affût des opportunités et saisissez-les. Nous sommes engagés dans un combat, mais c’est un combat que nous pouvons gagner. On est plus en sécurité à l’avant.
La charge des parapluies le 20 Janvier 2017.
23.12.2024 à 16:05
CrimethInc. Ex-Workers Collective
Dans l’analyse suivante, nous explorons les réponses à deux exécutions extrajudiciaires différentes afin de comprendre les différentes formes de violence qui se manifestent actuellement dans notre société. En annexe, nous proposons un tour d’horizon incomplet de diverses réponses à l’assassinat de Brian Thompson, le PDG d’UnitedHealthcare.
Chaque jour, une cinquantaine de personnes sont tuées par balle aux États-Unis. Le 4 décembre 2024, l’une d’entre elles était Brian Thompson, le PDG d’UnitedHealthcare, la société d’assurance maladie la plus rentable du pays. Au cours des semaines qui ont suivi, nous avons toustes entendu parler de ce PDG bien plus que d’aucune des centaines d’autres personnes tuées par balle ce mois-ci. En parallèle, l’attaque a suscité un élan de soutien, malgré les efforts des médias et des patrons pour la réprimer.
Le 13 décembre, le président Donald Trump et le vice-président JD Vance ont invité Daniel Penny à se joindre à eux lors du match de football américain entre l’armée et la marine, uniquement parce que ce dernier avait assassiné de manière insensée une personne noire et avait été acquitté1. Ici, nous voyons certaines des personnalités politiques les plus puissantes du monde tenter de susciter l’enthousiasme pour les exécutions extrajudiciaires, à condition qu’elles ciblent des personnes marginalisés.
Il faut comprendre la réaction populaire au meurtre du PDG d’United Healthcare dans le contexte d’une société où la vie est de plus en plus bon marché. Après que l’extrême droite a glorifié George Zimmerman et Kyle Rittenhouse ; après que des millions de personnes ont participé à un soulèvement national exigeant que la police cesse de tuer des Noirs et des personnes de couleur, pour ensuite voir les politiciens de toute couleur redoubler d’efforts pour soutenir la police, avec pour conséquence que celle-ci a continué d’assassiner des gens à un rythme de plus en plus rapide ; après le soutien bipartisan au génocide à Gaza ; après des centaines de fusillades dans des écoles, des centaines de milliers d’overdoses d’opioïdes et des millions de décès dus au COVID-19, sans parler des innombrables décès évitables résultant des industries de la santé et des assurances à but lucratif, est-il vraiment si surprenant qu’une personne ait tiré sur un dirigeant ? Ce qui est surprenant, c’est que dans presque tous les autres cas, les tueurs ont ciblé des personnes moins puissantes qu’eux.
La décision de Trump d’accueillir Daniel Penny est une mise en pratique littérale du dicton de Frank Wilhoit selon lequel « il doit y avoir des groupes dominants que la loi protège mais n’oblige pas, et des groupes dominés que la loi oblige mais ne protège pas ». En revanche, l’assassinat du PDG d’UnitedHealthcare suggère que la loi ne peut pas toujours protéger les groupes dominants des groupes dominés.
Mais il ne s’agit pas seulement d’une question de violence dirigée vers le bas de la hiérarchie sociale ou de violence dirigée vers le haut. Nous parlons de deux types de violence très différents. Appelons-les la violence sacrificielle et la vengeance.
Qu’est-ce que la violence sacrificielle ?
Selon René Girard, dans Violence et sacré,
Lorsqu’elle n’est pas apaisée, la violence cherche et trouve toujours une victime de substitution. La créature qui s’est attirée la fureur est brusquement remplacée par une autre, choisie uniquement parce qu’elle est vulnérable et proche.
Girard s’inscrit dans une longue tradition d’anthropologues européens dont les spéculations se résument à une série d’histoires simplistes sur l’humanité2. Mais nous n’avons pas besoin d’adhérer à l’ensemble de son travail pour comprendre de quoi il parle ici :
Le sacrifice sert à protéger la communauté entière de sa propre violence ; il l’incite à choisir des victimes en dehors de la communauté. Les éléments de dissension dans la communauté sont déplacés vers la victime sacrificielle et éliminés, au moins temporairement, par son sacrifice.
En bref, la violence sacrificielle est une recherche de bouc émissaire poussée jusqu’au meurtre, fonctionnant comme un moyen ritualisé de préserver une société dans laquelle subsistent d’énormes tensions internes non résolues.
Si elle n’est pas apaisée, la violence s’accumulera jusqu’à déborder de ses limites et inonder les environs. Le rôle du sacrifice est d’endiguer cette marée montante de substitutions indiscriminées et de rediriger la violence vers les « bons » canaux.
Et qui constitue le bouc émissaire idéal ?
Toutes nos victimes sacrificielles […] se distinguent invariablement des êtres non sacrifiables par une caractéristique essentielle : il manque entre ces victimes et la communauté un lien social crucial, de sorte qu’elles peuvent être exposées à la violence sans crainte de représailles. Leur mort n’entraîne pas automatiquement un acte de vengeance. L’importance considérable que revêt cette absence de représailles pour le processus sacrificiel nous fait comprendre que le sacrifice est avant tout un acte de violence sans risque de vengeance.
Cette équation explique pourquoi les bigots ordinaires cherchent leurs cibles parmi les plus marginalisés – celleux que personne ne vengera. Mais le concept de Girard va plus loin, montrant comment cela peut aider à protéger l’État en temps de crise.
Cela explique peut-être pourquoi Trump a pu remporter l’élection de 2024 en promettant de perpétrer des violences gratuites contre les sans-papiers et les personnes transgenres. Mener « la plus grande opération d’expulsion de l’histoire américaine », comme Trump s’est explicitement engagé à le faire, ruinerait l’économie américaine. Cela n’apporterait aucun gain matériel à la grande majorité de ses partisans, qui profitent du travail sous-payé des sans-papiers et du prix bon marché des produits qui en résulte. D’un point de vue purement économique, exploiter le travail des sans-papiers à l’intérieur des frontières des États-Unis offre plus d’avantages aux partisans de Trump que leur expulsion ne le pourrait jamais. À tous égards, c’est un gaspillage de ressources : expulser un million de personnes en un an coûtera dix-huit fois plus que ce que le monde entier dépense chaque année pour la recherche sur le cancer.
En d’autres termes, les expulsions massives sont un luxe coûteux que les partisans de Trump considèrent comme valant la peine d’être dépensé, car ils ressentent si intensément le besoin de violence.
Il en va de même pour le désir de voir la violence exercée – à la fois judiciairement et extrajudiciairement – contre les personnes transgenres et contre les femmes en général. La propagande mensongère affirmant à tort que les personnes transgenres commettent des fusillades de masse ou que les immigrants sans papiers contribuent à une vague de criminalité n’est pas perçue par son public cible comme une enquête statistique, mais plutôt comme une satisfaction de leur désir de faire violence à la vérité elle-même, comme une étape vers la violence envers celleux qu’ils imaginent pouvoir être blessés « sans crainte de représailles ». Ils n’ont pas été trompés par des reportages erronés ; leur désir de violence a créé un marché pour les mensonges.
Comme nous l’avons soutenu lors de la première administration Trump, Trump n’est pas devenu populaire en promettant de redistribuer la richesse, mais en promettant de redistribuer la violence. Cette redistribution de la violence crée une soupape de pression pour toute une série de ressentiments. Pour citer Girard, une fois de plus :
Le désir de commettre un acte de violence sur ceux qui nous entourent ne peut être réprimé sans conflit ; nous devons donc détourner cette impulsion vers la victime sacrificielle, la créature que nous pouvons abattre sans crainte de représailles, puisqu’elle n’a pas de défenseur.
Pourquoi les sociétés sont-elles poussées à désirer la violence sacrificielle en premier lieu ? S’il est vrai que la violence sacrificielle sert à canaliser la colère loin de celleux qui la provoquent, alors nous pouvons en déduire que plus il y a d’injustice dans une société – plus les gens sont opprimés, exploités et humiliés par celleux qui ont plus de pouvoir et plus de privilèges qu’elleux – plus le besoin de violence sacrificielle sera fort3.
Cela nous ramène à la décision de Trump de célébrer Daniel Penny. À une époque où la colère se répand de plus en plus, le rôle que joue la violence sacrificielle pour détourner la violence des responsables du mal est essentiel pour maintenir la stabilité de l’ordre établi. C’est le monde de Hunger Games devenu réalité.
Que feraient tous ces gens en colère si leur rage n’était pas assouvie par la violence contre ceux qui sont plus vulnérables qu’eux ?
Une banderole accrochée à Chicago sur Lake Shore Drive le 9 décembre 2024.
La vengeance est fondamentalement différente de la violence sacrificielle. Elle vise la personne la plus responsable d’une injustice spécifique, quelle que soit sa position dans la hiérarchie sociale.
En règle générale, les personnes les plus responsables de l’injustice sont généralement parmi celles qui possèdent le plus de pouvoir. Sinon, comment auraient-elles la possibilité de faire autant de mal ? Le citoyen moyen aux États-Unis a beaucoup plus à craindre des dirigeants d’entreprise que des immigrants sans papiers.
Ce sont les puissants qui sont en mesure de représenter la plus grande menace pour tous les autres : cela va de soi, malgré les efforts des médias et des plateformes de réseaux sociaux détenus par des milliardaires pour humaniser les riches et déshumaniser les pauvres.
Lorsque nous voyons des gens focaliser leur colère sur les plus faibles, dans un contexte qui est le plus inégalitaire depuis des générations, c’est un signe évident qu’ils ont été bernés. Il est révélateur que le mouvement populiste autour de l’homme le plus riche à avoir jamais été président des États-Unis soit présenté comme une « révolte contre les élites », alors même qu’il rassemble les gens pour adorer des oligarques comme Trump et Elon Musk. Il n’y a plus aucun moyen de rallier les gens sans au moins faire semblant de s’attaquer au minimum à une partie de la classe dirigeante.
Il est terrifiant de se rendre compte que ses ennemis sont considérablement plus puissants que soi. Il est beaucoup plus facile de faire porter ses malheurs sur celleux qui sont encore plus mal lotis. C’est plus facile – et totalement inutile – et d’une lâcheté méprisable.
L’assassinat du PDG d’UnitedHealthcare a suscité une réaction aussi forte parce qu’il a posé très clairement la question : faut-il recourir à la violence contre les plus vulnérables ou contre les plus responsables ? Il a parlé à des millions de personnes, car, de tous bords politiques, tous ont compris que les profiteurs des assurances sont responsables de leurs souffrances ou de celles des personnes pour lesquelles iels ont de l’empathie. C’est précisément parce qu’il a été compris comme une forme de représailles que l’assassinat a mis en lumière l’injustice qui sévit à grande échelle.
Des commentateurs sur Youtube discutent de leurs ressentis à propos de la fusillade du PDG d’UnitedHealthcare.
Girard nous met en garde contre la vengeance, arguant qu’un simple acte de représailles peut déclencher une réaction en chaîne :
La vengeance est donc un processus interminable, infiniment répétitif. Chaque fois qu’elle se manifeste dans une partie de la communauté, elle menace d’impliquer l’ensemble du corps social. Il y a le risque que l’acte de vengeance déclenche une réaction en chaîne dont les conséquences s’avéreront rapidement fatales… La multiplication des représailles met instantanément en péril l’existence même d’une société.
Ou du moins, elle mettrait avec certitude en péril l’existence de cette société-ci. Une société dans laquelle les capitalistes sont capables d’amasser des milliards en exploitant impitoyablement tout le monde – une société qui ne peut rester stable qu’en ciblant de plus en plus de personnes par de la violence sacrificielle – comporte déjà un certain degré de péril.
En fait, ce que craignent le plus les capitalistes, c’est que cet acte de vengeance puisse impliquer l’ensemble du corps social, qu’il puisse déclencher une réaction en chaîne. C’est pourquoi Luigi Mangione, l’homme accusé d’avoir tiré sur le PDG d’UnitedHealthcare, est accusé du même crime au niveau de l’État et au niveau fédéral en plus d’avoir classé l’affaire sous terrorisme.
Girard a-t-il raison sur les risques de la vengeance ? Nous pouvons admettre que de nombreuses personnes ont des croyances sincères mais erronées sur les responsables de leurs souffrances, sans parler de la propension à la violence sacrificielle que les puissants cherchent à encourager pour leur propre protection. Mais est-il préférable d’habiter une société dans laquelle les puissants peuvent infliger n’importe quelle quantité de mort et de souffrance aux faibles sans craindre les conséquences, y compris le génocide pur et simple ? Est-ce vraiment la meilleure façon de protéger la société ?
Nous pouvons également admettre qu’il est bien mieux de résoudre les conflits à la satisfaction de toutes les parties que de sombrer dans d’interminables querelles de sang.4 Mais l’État n’existe pas réellement pour résoudre les conflits. L’appareil judiciaire et les centaines de milliers de policiers qui le servent existent pour s’assurer que les conflits ne doivent pas être résolus à la satisfaction de toutes les parties impliquées. Ils existent pour imposer des résultats insatisfaisants aux gens, presque toujours à l’avantage des riches – perpétuant ainsi les conditions qui alimentent le désir de violence sacrificielle.
Si Girard a effectivement raison de dire que la violence sacrificielle est toujours dirigée contre celleux qui peuvent être « exposés à la violence sans crainte de représailles », alors il va de soi que la vengeance est le seul moyen de la contenir une fois qu’elle est déclenchée.
S’opposer à la vengeance et accepter la violence sacrificielle ne permettra pas d’éviter les effusions de sang ; cela ne peut que garantir que le carnage déjà en place ne menace pas l’ordre social. Aujourd’hui, la grande majorité d’entre nous est plus proche de faire partie de ceux qui peuvent être tués « sans crainte de représailles » que de devenir des cadres dont la mort sera pleurée dans les médias nationaux – et moins nous agirons en solidarité les unes avec les autres, plus cela sera vrai. Si nous ne voulons pas risquer un jour d’être nous-mêmes victimes de violence sacrificielle, nous devons devenir capables de forger une cause commune avec celleux qui sont plus mal lotis que nous afin de nous défendre contre celleux qui cherchent à nous exploiter et à nous opprimer.
En l’absence de modèles collectifs efficaces d’autodéfense et de changement social, la vengeance reste dans l’imaginaire populaire comme le seul moyen restant de prendre position contre l’injustice. La violence sacrificielle corrompt et avilit tous ceux qui en tirent un soulagement ; en revanche, la vengeance exprime au moins un désir désespéré d’un monde sans injustice. Comme l’admet lui-même Girard,
C’est précisément parce qu’ils détestent la violence que les humains font de la vengeance un devoir.
Dans l’iconographie de la violence sacrificielle et de la vengeance, le bouc émissaire et le martyr sont des archétypes jumeaux. Le premier est sacrifié pour stabiliser l’ordre existant, le second sert à sanctifier un nouvel ordre en donnant sa vie pour lui. En se sacrifiant, le martyr démontre que le nouvel ordre a une valeur transcendante, qu’il vaut plus que la vie elle-même. Ces archétypes sont vieux de plusieurs milliers d’années ; leur influence sur nous est plus profonde que nous ne le pensons.
Bien sûr, la plupart des gens ne sont attirés par le martyre qu’en tant que spectateur. Les sacrifices des martyrs s’avèrent souvent plus utiles à celleux qui n’ont pas l’intention de risquer leur propre vie pour une cause quelconque. La réaction populaire au meurtre du PDG d’UnitedHealthcare montre à quel point des millions de personnes sont désillusionnées par le capitalisme et ses bénéficiaires, mais cette réaction est aussi un symptôme de désespoir et de démobilisation généralisés. Le meurtre a suscité un tel déferlement de frustrations refoulées précisément parce que ces personnes n’ont pas été capables de déterminer ce qu’elles pouvaient faire elles-mêmes pour mettre un terme à l’injustice et à l’exploitation.
Il nous appartient de montrer qu’il existe des moyens de résister à l’injustice et à l’exploitation qui ne finissent pas en martyr. Si nous ne popularisons pas les modèles collectifs de changement social, si nous laissons les gens choisir entre la passivité et le martyre, la grande majorité choisira la passivité.
Celleux qui n’approuvent ni la violence sacrificielle ni la vengeance feraient mieux de montrer une alternative efficace. Argumenter contre la vengeance sans rien faire pour changer les conditions qui la provoquent ne peut que préparer le terrain pour qu’encore plus de violence sacrificielle se produise à sa place.
Ne vous y trompez pas, à mesure que les crises économiques et écologiques s’intensifient, nous allons voir de plus en plus de violence sacrificielle – et de plus en plus de personnalités publiques en viendront à la considérer comme nécessaire, même si elles n’osent pas l’appeler par son nom. La rhétorique violente de Trump n’est pas un excès temporaire ; c’est simplement la manifestation la plus visible d’un mécanisme qui a déjà repris le rôle essentiel qu’il joue dans la stabilisation de l’ordre social à chaque période de troubles.5
En tant qu’anarchistes, la mathématique spirituelle de la culpabilité et de la punition qui sous-tend le système de vengeance nous est étrangère. Calculer la culpabilité et infliger des souffrances est l’œuvre de l’État, de son système judiciaire et de son Dieu ; nous avons d’autres ambitions. Nous ne souhaitons pas voir comme une fin en soi le fait que les coupables soient punis – nous cherchons à supprimer les moyens par lesquels ils oppriment. Nous renoncerions à l’accomplissement de toute vendetta si nous pouvions ainsi provoquer l’abolition du capitalisme, même si cela signifiait permettre à chaque ancien milliardaire de se promener librement. Nous ne cherchons pas à inciter les autres à devenir des martyrs à notre place. Nous aspirons à être un modèle du type de courage, d’humilité et d’attention que nous espérons que d’autres exprimeront à nos côtés afin qu’ensemble nous puissions changer le monde.
Mais tant que nous n’y parviendrons pas, il y aura de la violence sacrificielle – et de la vengeance.
Graffiti vu à Seattle, Washington.
Selon un sondage, plus de 40 % des jeunes interrogés ont jugé l’assassinat de Thompson « acceptable ». Des photographies de graffitis, de banderoles et de panneaux publicitaires modifiés exprimant leur soutien à Luigi Mangione, la personne actuellement accusée du meurtre du PDG, sont devenues virales et ont fait la une des journaux. Le Comité juridique du 4 décembre participe à une campagne de collecte de fonds pour soutenir la défense juridique de Mangione ; des interviews avec les porte-parole Sam Beard et Jamie Peck ont été diffusées sur des médias tels que CNN, attirant des centaines de commentaires de soutien. Au moment de la rédaction de cet article, la collecte de fonds en ligne a permis de récolter plus de 186 000 dollars.
Voici un tour d’horizon incomplet des graffitis, affiches, interviews dans les médias et manifestations concernant le meurtre de Brian Thompson ou exprimant leur soutien à Luigi Mangione, la personne accusée de l’avoir commis.
Sam Beard s’exprimant sur CNN au nom d’une campagne de collecte de fonds en faveur de la défense juridique de Luigi Mangione.
Une affiche vue à Portland, Oregon.
Graffiti sur une autoroute à Medford, Oregon.
Graffitis sur un train de marchandises photographiés dans la région de la baie de San Francisco.
Aujourd’hui, six Luigi ont porté quelques banderoles sur une passerelle très fréquentée du centre-ville d’Austin et ont dansé au rythme de la chanson thème de Mario. Les piétons ont applaudi, écrit des lettres à Luigi et ont même pris des photos avec les banderoles. Le contenu des lettre allaient d’histoires déchirantes sur des membres de leurs familles qui se voyaient refuser des soins de santé à des lettres d’amour. L’accueil général a été extrêmement bon. Des tracts ont été distribués qui ciblaient la plus grande compagnie d’assurance maladie du Texas, Blue Cross Blue Shield. On pouvait y lire :
« Le 4 décembre, le PDG d’UnitedHealthcare, Brian Thompson, a été abattu. Les douilles des balles en disent long : c’était un acte de vengeance contre UnitedHealthCare, qui rejette plus de 30 % des demandes d’indemnisation des assurances santé – une entreprise emblématique d’un système qui tue. Chaque année, plus de 50 000 Américains meurent faute d’assurance. 38 % d’entre nous évitent les soins nécessaires parce que nous avons peur du coût qu’ils représente. Une personne sur douze croule sous les dettes médicales. Les compagnies d’assurance maladie ne sont pas des médecins. Elles ne soignent pas – elles tirent profit de la restriction de l’accès aux soins. Pendant que nous rationnons les médicaments, retardons les rendez-vous et nous inquiétons des factures, elles engrangent des milliards. Nous devenons plus malades et elles s’enrichissent. Cette violence n’est pas montrée au journal du soir. Elle est enfouie sous leur marketing, leur paperasse sans fin, leurs petits caractères de bas de page. Mais ne vous y trompez pas : c’est de la violence. Et ils rient pendant tout le trajet jusqu’à la banque. Blue Cross Blue Shield, le plus grand assureur du Texas, refuse une demande d’indemnisation sur cinq tout en empochant 18 milliards de dollars de revenus. Que la mort de Thompson vous ait rempli de joie ou d’horreur, elle a fait tomber le masque. La vérité a été mise à nu : ces sociétés sont complices de souffrances généralisées. Pensez à la dernière fois où vous ou un de vos proches vous êtes inquiété d’une facture médicale. Vous avez repoussé les soins à cause du coût. Vous avez réduit de moitié les pilules pour les faire durer. Vous avez ressenti la violence qu’ils infligent. Aujourd’hui, les médias et le gouvernement se démènent pour faire tourner le récit, qualifiant Briana Boston, une mère de famille de la classe ouvrière, de « terroriste » pour avoir prononcé « Deny, Defend, Deposition » lorsque ses demandes d’indemnisation ont été refusées. Nous devons rester lucides : un petit groupe s’enrichit grâce à nos maladies. La solution est tout aussi simple : abolir ces entreprises et nationaliser l’assurance maladie. Les soins de santé à payeur unique fonctionnent partout ailleurs dans le monde développé, où les gens vivent plus longtemps et en meilleure santé. Les Texans, en revanche, meurent trois ans plus jeunes, victimes des soins de santé privés. La seule question qui reste est la suivante : quand allons-nous arrêter d’attendre et prendre ce qui nous appartient ? »
Austin, le 21 décembre.
Graffiti vu à Chicago, Illinois.
De plus, un rassemblement a eu lieu à Indianapolis, Indiana. Extrait d’un compte-rendu de l’action :
Aujourd’hui, nous protestons contre Elevance Health, non pas dans son rôle d’acteur distinct sur le marché de l’assurance maladie, d’agent unique dans la salle des miroirs du capitalisme contemporain. Elevance fonctionne exactement de la même manière que la CSU dans la façon dont elle classe les corps et juge que certains méritent des soins et que les autres ne valent tout simplement pas le temps ou l’effort. De cette manière, la seule différence entre les deux est une question de degrés dans les sous-domaines. Nous pensons qu’il est nécessaire de s’opposer à ce système de classement général des espérances de vie à une époque où justement les espérances de vie se déprécient. C’est une condition préalable nécessaire à une vie qui vaut la peine d’être vécue. Nous pensons que tout le monde mérite des soins. Nous pensons que chacun mérite d’avoir accès à une vie saine selon ses propres critères. Elevance et la CSU constituent toutes deux des obstacles à cette possibilité. C’est pourquoi nous nous y opposons.
Graffitis vus à Fayetteville, Arkansas.
« Vous savez que le thème de l’événement de ce soir est les années folles. Dans les années folles, il y avait beaucoup de richesse et d’inégalités, tout comme maintenant. Alors qu’ils boivent du champagne et pensent au glamour, nous pensons aux gens que nous aimons qui sont pauvres, qui sont malades et qui ne peuvent pas se permettre des soins de santé. »
Santiago, Chili.
Thanks to Projet Evasions for the translation.
Lorsqu’ils l’ont invité au match de football, Penny venait d’apparaître sur Fox News pour décrire la « culpabilité » qu’il « aurait ressentie si quelqu’un avait été blessé » – indiquant clairement qu’il ne considérait pas Jordan Neely, la vicitme, comme un être humain. ↩
Par exemple, Girard soutient que le désir émerge de manière imitative et que cela provoque inévitablement des tensions violentes entre les gens, car cela les pousse à rivaliser pour les mêmes objets rares. On pourrait rétorquer que si certaines des choses que les gens désirent sont effectivement sujettes à la rareté, le désir imitatif pourrait également donner lieu à une coopération, produisant l’abondance au lieu de la rareté et diminuant l’impulsion à la violence, sacrificielle ou autre. En bref, Girard fait un travail convaincant en décrivant le rôle de la violence sacrificielle dans les sociétés affligées, mais il ne parvient pas à prouver qu’elle est inévitable. ↩
Cela explique pourquoi certains des nouveaux électeurs que Trump a conquis lors des élections de 2024 sont directement adjacents aux groupes démographiques qu’il s’engage à attaquer : situés près des marges, celleux qui subissent l’injustice, iels ressentent l’urgence de la violence plus que la plupart. ↩
Il existe une longue tradition, qui remonte à l’Orestie d’Eschyle, d’ouvrages philosophiques et littéraires affirmant que le pouvoir d’État et le système judiciaire centralisé qui l’accompagne ont été inventés afin de mettre fin au cycle de violence que Girard considère comme le résultat inévitable de la quête de représailles. Dans la tradition islandaise, l’ouvrage équivalent est probablement la Saga de Njál, qui raconte les vendettas et la résolution des conflits sur un demi-siècle, à l’époque où l’Islande n’avait pas encore de gouvernement centralisé. Cependant, la gouvernance étatique centralisée s’est imposée en Islande bien plus tard que dans la Grèce antique, de sorte que nous pouvons comparer le mythe présenté dans l’Orestie à la réalité de l’histoire islandaise. En fait, le gouvernement centralisé n’est pas apparu spontanément en Islande comme un moyen de résoudre les conflits ; En fait, une fois que les conflits entre les différentes parties locales sont devenus insolubles, le roi de Norvège a pu profiter de l’occasion pour prendre le contrôle de l’Islande et y imposer sa loi. Si cet exemple est une indication, la réalité est exactement l’opposé du mythe : ceux qui ne peuvent résoudre les conflits entre eux finiront par être subordonnés à l’État, qui est lui-même le résultat d’un conflit non résolu qui s’est métastasé en une condition permanente, et non la solution à un conflit non résolu. ↩
Afin d’offrir au public américain une violence sacrificielle, la génération précédente de politiciens républicains a envahi l’Irak à plusieurs reprises. C’était une époque plus clémente, plus douce, où les victimes sacrificielles étaient principalement recherchées hors des frontières des États-Unis. Tout comme la guerre actuelle contre les sans-papiers, ces invasions ont été justifiées par des prétextes manifestement faux et des alarmismes. Le résultat a été une sorte de beuverie dont les politiciens des deux partis sont sortis avec des regrets, ayant complètement déstabilisé le Moyen-Orient et rendu le monde considérablement plus dangereux. ↩
11.12.2024 à 06:20
CrimethInc. Ex-Workers Collective
Alors que nous fêtons les cent ans de l’insurrection populaire en Géorgie contre l’annexion soviétique, la lutte pour l’indépendance et la liberté face à l’emprise russe demeure toujours la raison principale des mobilisations populaires ici. Cependant, au-delà de l’injonction à choisir entre deux puissances impériales, l’Europe et la Russie, le mouvement de contestation, qui ne cesse de gagner en intensité depuis plusieurs mois, exprime aujourd’hui une colère sociale croissante face au régime autoritaire local et à l’emprise des puissances économiques étrangères qui déferlent sur le Caucase.
Contrairement au discours médiatique dominant, cette mobilisation populaire qui se déploie à différents niveaux, entre les affrontements de rue et la solidarité autogérée, est porteuse d’une revendication plus large que celle de l’intégration à l’Union européenne. Si l’avant de la scène rappelle la révolution de Maïdan en 2014 en Ukraine, il faut encore identifier la spécificité du contexte géorgien pour comprendre les tumultes profonds que traverse cette lutte actuelle, sa force et sa complexité.
Cet article a été rédigé par un·e militant·e anti-autoritaire géorgien·ne en exil, en communication avec des collectifs locaux à Tbilisi, Kutaisi et Zugdidi. Les photos proviennent de მაუწყებელი / Mautskebeli. Les géorgien·nes utilisent le nom Sakartvelo pour désigner le pays.
Sans tomber dans un romantisme nostalgique ou insurrectionnel, ni dans le discours des médias dominants, pour comprendre ce qui se joue en ce moment dans les rues de Géorgie, il faut écouter ce que raconte la colère sociale. Cet article s’adresse aux lecteur·ices en Occident, notamment en Europe de l’Ouest, qui sont soit piégés par un campisme réducteur, qui présente la lutte en Géorgie — ainsi que d’autres luttes dans le contexte post-soviétique, comme en Ukraine ou en Tchétchénie — comme simplement alignée sur les seuls intérêts du bloc euro-atlantique, en omettant les enjeux géopolitiques vis-à-vis de l’impérialisme russe et les politiques autoritaires internes ; soit - emporté·es par une exaltation soudaine, nourrie par une attention médiatique que l’on n’a pas eu mérite de recevoir, même pendant la guerre de 2008, et qui met en scène les événements de façon partielle, en se concentrant sur l’esthétique insurrectionnelle aux étoiles dorées, drapeaux européens fermement agités face aux jets du canon à eau.
Car, soyons honnêtes, pour attirer l’attention de l’Ouest, il faut soit du tragique, soit du spectaculaire. Du tragique, on en a eu tout au long des dernières décennies. Mais l’histoire récente des territoires post-soviétiques reste une tâche maussade dans le décor des guerres et des conflits, pas assez proche pour s’en sentir saisi, pas assez lointaine pour s’en culpabiliser.
Du spectaculaire, chez nous, c’est plutôt dans les montagnes que dans la rue.
Mais cette fois-ci, les images des manifestant·es avec des feux d’artifice, des scènes d’affrontement direct avec les forces de l’ordre à mains nues, des visages en sang et sans aucun remords, font leur effet, aussi bien sur les médias mainstream que sur les insurrectionnalistes.
BFMTV diffuse en Live depuis l’avenue Rustaveli à Tbilissi les scènes d’émeutes, tandis que le Premier ministre géorgien, Irakli Kobakhidze, emploie lors de son briefing un discours qu’on avait déjà cru entendre de la même chaîne pendant le mouvement des Gilets Jaunes en France, parlant des « casseurs violents » et des « agresseurs des forces de l’ordre ». Les politiciens européens ne cachent pas non plus leur état de choc face aux violences policières et dénoncent l’usage disproportionné de l’appareil répressif, tandis que le parti au pouvoir, le Rêve Géorgien , diffuse les scènes des charges et des descentes policières contre les manifestations en Europe pour sa propre propagande anti-occidentale.
Alors, pourquoi toute cette attention maintenant ? Quels sont les enjeux géopolitiques et économiques — entre les pro-occidentaux et les pro-russes, le régime autoritaire local côtoyant les BRICS [l’alliance transnationale impliquant le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud] et l’extrême droite euro-atlantique, et le progressisme néolibéral employant des méthodes meurtrières — qui sous-tendent les événements en Géorgie ? Et enfin, quelle est la lutte propre à la population géorgienne, quelles sont les raisons de sa colère vis-à-vis du gouvernement et de ses politiques autoritaires grandissantes ?
Pour tenter de faire une lecture approfondie des événements en cours, au-delà des images qu’on en fait depuis l’Europe occidentale, il faut les situer sur deux niveaux : d’une part, dans la spécificité du contexte local actuel, et d’autre part, dans celui de la période post-soviétique, en général.
Si cela fait une semaine que la contestation ne cesse de prendre les rues toute la nuit et de gagner en ampleur dans plusieurs villes, elle s’inscrit dans un mouvement social amorcé au printemps dernier contre la “loi sur l’influence des agents étrangers”.
C’est dans ce contexte que les élections parlementaires ont été visiblement fraudées, maintenant au pouvoir le parti dirigeant, le Rêve Géorgien, mené par l’oligarque Bidzina Ivanishvili.
Avant la déclaration du Premier ministre suspendant le processus d’intégration à l’UE jusqu’en 2028, les manifestations s’organisaient pour contester les résultats et demander de nouvelles élections. Suite aux dispersions violentes des manifestations, arrestations brutales, agressions de rue par les flics ainsi que par les forces extra-policières, répressions judiciaires et incarcération des jeunes, les grèves, démissions dans le service public, occupation de la Chaîne Publique de la Géorgie, et mobilisations d’élèves dans des écoles régionales se sont multipliées, dépassant ainsi la simple question électorale. Dans la contestation prennent part des collectifs déjà formés : habitant.es des régions périphériques en lutte contre les projets de destruction environnementale, mouvements étudiants en lutte pour l’accès au logement, collectifs queers et féministes, ainsi que des personnes mobilisées contre les expulsions.
Aujourd’hui, la menace de l’autoritarisme pressant plane sur tout le monde, annonçant la mise en place de l’état d’urgence et du couvre-feu pour étouffer la possibilité de manifestation, ainsi que la réforme du service public – une manœuvre visant à procéder à des licenciements massifs d’opposants et de toute personne jugée critique.
At En parallèle, la répression policière s’intensifie : centaines d’arrestations, y compris des mineurs et de jeunes majeurs, personnes hospitalisées pour mutilations policières, dont un jeune en réanimation, perquisitions massives, ainsi que des passages à tabac et des humiliations dans les rues. Des policiers anti-émeutes, tentant de démissionner, sont eux-mêmes réprimés par leurs collègues, comme l’a révélé un agent ayant quitté le pays. Depuis plusieurs nuits, ce sont les “zonderebi”, les “titushkebi, autrement dit les “gros bras” armés et en civil, employés pour le “sale boulot”, qui rôdent dans les rues pour défigurer des manifestants et des journalistes. Le gouvernement a également annoncé un projet de réforme de la police, facilitant l’accès aux services sans passer par les concours, afin de permettre le recrutement de nouveau personnel et d’avoir la capacité d’étouffer un mouvement qui prend désormais des proportions nationales.
Si le Rêve Géorgien est arrivé au pouvoir en 2012 en s’opposant au gouvernement néolibéral de Mikheil Saakashvili et à son état policier sanglant, il incarne aujourd’hui le versant d’un même système policier. Il emploie la violence policière et judiciaire sous une forme tripartite : répression de rue à la française (armement anti-emeute, nasse, tabassage, ), répression judiciaire à la russe (arrestations et peines de prison pour militant.es et opposant.es), et violences mafieuse (bavures par les « gros bras », violences et agressions dans les lieux de vie, menaces sur les proches et membres de familles), rappelant les méthodes de l’ancien régime de Mikheil Saakashvili, qui a quitté le pouvoir en 2013.
Le ras-le-bol généralisé contre les « Natsi » et le « Kotsi » — termes péjoratifs désignant respectivement les partis au pouvoir et dans l’opposition, ainsi que leurs alliés — se manifeste par une tirade d’insultes lancée contre les deux camps lors des rassemblements. Trop de colère pour cherches des belles paroles, les injures partent en coups d’éclats dans la télévision et lors des prises de parole publique. C’est pour la même raison que les politiciens du MNU se font dégager par des manifestant.es, dont certain.es victimes de leur régime répressive. « La résistence au régime policier qui a permis au gouvernement de prendre le pouvoir sera également celle qui marquera sa fin » – déclarent des militant.es lors de leurs prises de paroles, notamment lors des rassemblements organisés pour la libération de toustes les détenu.es.
Ce rejet des deux partis traduit aussi une profonde défience envers les autorités et un refus de se soumettre aux dualismes persistants qu’ils véhiculent de façon caricutale: le projet civilisationnel occidental et le projet guerrier de la Russie, le progressisme contre l’obscurantisme, l’asservissement à l’hégémonie occidentale contre l’asservissement à un impérialisme territorial, le nationalisme ultra-libéral contre le nationalisme ultra-conservateur. Le point de convergence de ces dualismes est aussi leur point de rupture : maintien de l’ordre déchaîné, politiques destructrices des conditions d’habitabilité, exploitation des ressources naturelles inscrite dans le marché impérial mondialisé, appauvrissement et surendettement de la population en échange d’ alliances économiques et géostratégiques avec des puissances étrangères.
Pour délégitimer le mouvement la rhétorique du gouvernement cherche à raviver le clivage de lié à la « polarisation », mettant ainsi les politiciens du MNU sous les projecteurs. Se présentant comme le garant de la souveraineté nationale face à la menace de guerre provenant du nord et aux dangers d’un coup d’Etat émanant des forces occidentales, l’exemple de l’Ukraine est constamment manipulée pour semer la peur. Le mouvement actuel est comparé à celui de Maidan, pour soutenir qu’il ne serait pas autogéré mais contrôlé par des partisans du Maidan et du MNU, en insistant que la révolution avait entraîné des centaines de mort en l’Ukraine et ensuite la guerre.
Cette rhétorique anti-ukrainienne, qui minimise à la fois la dimension sociale et la puissance d’agir propre au mouvement de Maidan non-réductibles aux seules forces neo-nazis, s’accorde avec la rhétorique anti-guerre déployée tout au long de la campagne électorale. Que le gouvernement ait affiché des images des guerres sous forme de publicité électorale prouve que, derrière l’illusion de maintien de la paix, se cache des méthodes des plus ignobles pour le maintien du pouvoir : exploitation des traumatismes encore peu digérés de notre mémoire collective, notamment de celle de 2008 et des années tumultueuses de 90, traversé par les méandres du mouvement indépendantiste accompagné d’un putsch, d’une guerre civile et des conflits interethniques.
Le recours à la bavure policière et judiciaire est permis par des réformes législatives adoptées au printemps dernier, qui servent également de base solide à la rhétorique idéologique fondée sur l’ autoritarisme anti-occidental.
La loi sur la « transparence de l’influence des forces étrangères » reprend un projet avorté il y a un an et demi après des protestations massives. Elle a été adoptée un an plus tard, le printemps dernier, après deux mois de manifestations et le contournement d’un veto présidentiel.
Calquée sur son homologue russe, cette loi oblige toute organisation à but non lucratif recevant 20 % de ses revenus annuels de sources étrangères – qu’il s’agisse de subventions ou de financements individuels – à s’enregistrer comme « entité représentant les intérêts d’une force étrangère ». Or, dans une économie locale marquée par l’absence de subventions publiques et de sources de revenus alternatives, cette législation met en péril, en premier lieu, non pas les grandes ONG comme le présente la rhétorique officielle, mais surtout les petites associations, syndicats, médias indépendants, ainsi que les collectifs locaux et autogérés.
Que cette loi vise tout d’abord à réduire au silence les foyers de résistance et de lutte, le Premier ministre, Irakli Kobakhidze, l’a déclaré ouvertement lors de son briefing du 3 décembre : « on construira le barrage de Namakhvani. »1 Désormais, rien n’empêcherait la réalisation des mégaprojets d’infrastructures hydroélectriques, considérés comme le point d’orgue du développement économique. Il faisait référence au mouvement de la vallée de Rioni, désormais taxé de pro-occidental après avoir été qualifié de pro-russe il y a trois ans, lors de leur combat actif. Or, le mouvement de la vallée de Rioni, qui incarne la lutte environnementale autogérée menée par la population locale et qui a réussi à faire reculer l’entreprise turque concernant la construction d’un méga-barrage hydroélectrique, est devenu l’une des cibles principales dans la rhétorique du gouvernement, en tant que menace à la soi-disant souveraineté et indépendance énergétique. En réponse à la déclaration du premier ministre, les habitant.es de la vallée ont brandi une banderole lors d’un rassemblement à Tbilissi : « le barrage de Namakhvani ne sera pas construit ».
À part le mouvement de la vallée de Rioni, de nombreuses résistances locales luttent contre les injustices sociales et environnementales engendrées par les projets économiques d’envergure, notamment l’exploitation et l’extraction des ressources naturelles.
Dans l’Ouest de la Géorgie, en Mingrélie, ce sont les habitant·es du village de Balda qui se mobilisent pour empêcher le démarrage d’un chantier de construction d’un projet d’aménagement écotouristique, impliquant la privatisation de la rivière, des terres et des lieux de vie, ainsi que des dommages importants et des effondrements des pentes de montagne.
À Shukruti, les habitant·es combattent la surexploitation des sols pour l’extraction de manganèse par l’entreprise Georgian Manganese, un holding britannique de Stemcor. À cause des explosions, le village s’enfonce dans le sol, emportant avec lui les maisons de ses habitant·es. Les veillées habituelles, occupant le site du chantier, ont été déplacées cet autonomne jusqu’au Parlement à Tbilissi, avec les formes les plus radicales de protestation : grève de la faim et bouches cousues.
Mais derrière la lutte des petits peuples se jouent les enjeux des grands acteurs économiques : la Chine, la Russie, la Turquie, l’Azerbaïdjan, l’Iran et, bien sûr, l’Union européenne. Les stratégies de pouvoir et de domination se traduisent par des jeux d’alliances inter-impérialistes, de conflits et de guerres où l’énergie constitue une arme par excellence.
La guerre en Ukraine et les sanctions contre la Russie ont renforcé la position géostratégique de la Géorgie au sein des projets d’infrastructures économiques – tels que le corridor gazier et pétrolier, les ressources hydroélectriques, ainsi que les voies de transit maritimes et terrestres – et la « Loi sur les agents étrangers » s’y présente comme garant de la réalisation de tels projets. Parallèlement, le gouvernement a adopté, au même moment, la loi offshore, la loi anti-LGBT, des modifications de la loi sur les pensions cumulées, et a signé des mémorandums énergétiques et économiques avec la Turquie et la Chine.
Ainsi elle semble s’inscrire dans une stratégie de rapprochement avec les BRICS, notamment, avec la Chine et l’Azerbaïdjan pour renforcer les échanges commerciaux à travers son rôle de corridor de transit. Plus précisément, la Géorgie joue un rôle stratégique dans l’initiative “la Ceinture et la Route” (BRI) , l’initative de la Chine pour la « nouvelle route de la soie » en s’intégrant au corridor économique Chine-Asie centrale-Asie de l’Ouest. Son implication repose sur deux projets clés : la construction d’un nouveau port à Anaklia, destiné à devenir un hub majeur, et de la ligne ferroviaire Bakou-Tbilissi-Kars, qui renforce les connexions logistiques entre l’Asie et l’Europe.
Cette position stratégique permet également au gouvernement géorgien d’exercer une forme de pression sur l’Union européenne, notamment en raison de son implication dans le projet colossal de construction du plus long câble électrique sous-marin, qui acheminerait l’électricité fournie par l’Azerbaïdjan vers l’Union européenne, en passant par la mer Noire en Géorgie. Il ne faut pas non plus oublier qu’une part importante du transit énergétique passe déjà par les pipelines traversant la Géorgie, notamment l’oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan) et le gazoduc SCP (South Caucasus Pipeline), qui relient la mer Caspienne à la Turquie via le territoire géorgien.2
Ce sont par les alliances géostratégiques pour la conquête des ressources que l’on voit que la fragmentation du monde en deux blocs majeures - d’un côté le bloc euro-atlantique et de l’autre, la Russie –n’a plus de sens, et qu’il faut désormais la penser dans sa multipolarité. Dans cette même perspective, sur le plan géopolitique, le Rêve Géorgien s’allie autant avec les gouvernements de l’extrême droite euro-atlantiques ( Trump, Orban ) qu’avec le puissances régionales sur la base d’un discours populiste souverainiste et conservateur. Sur le plan économique – politiques d’extraction rapaces, dépossession et appauvrissement des populations – il s’inscrit pleinement dans le marché capitaliste mondialisé aux côtés du camp progressiste.
Dans le but de renforcer le conflit social déjà engagé par l’implantation de l’hégémonie occidentale dans le pays, à travers notamment l’ingérence de ses institutions et ONG dans les sphères économiques et culturelles, le gouvernement s’est habilement approprié un discours antioccidental, soulevant ainsi la sympathie d’une partie de la population méprisée par ces dernières. Cette mascarade rhétorique lui permet d’ériger certains « groupes sociaux » en boucs émissaires, justifiant ainsi la mise en place d’un régime autoritaire pour la défense « de la paix, des traditions et de la souveraineté économique ». Mise à part des « bloqueurs » de l’indépendance énergétique, c’est « le groupe LGBT » qui représenterait l’une des menaces principales pour notre identité culturelle et religieuse.
C’est dans cette perspective que la nouvelle loi anti-LGBT, nommée la “Loi sur les valeurs familiales et la protection des mineurs”, est entrée en vigueur le 2 décembre. Cette loi, qui met l’équivalence entre l’inceste et relations homosexuelles ainsi qu’à l’identité de genre, criminalise les personnes queer ainsi que tout accès aux soins ou à la « manipulation médicale », selon ses termes. Outre la communauté queer, la loi permet également de criminaliser toute forme de soutien, manifestation, regroupement public ou prise de position publique, susceptibles d’être étiquetées comme « propagande pro-queer ». Le collectif Résistence queer a écrit à propos de l’application de la loi dans son « manifeste anti-fasciste » :
“En Géorgie, où près d’un million de personnes ont quitté le pays pour migrer en quête de travail au cours des cinq dernières années, un enfant sur trois vit dans une pauvreté extrême, tandis que les systèmes d’éducation et de santé sont en ruine, l’oligarque avide a fondé sa campagne électorale sur de fausses promesses de paix et sur la propagation d’une haine artificielle.
“En criminalisant un groupe de la population — les personnes queer — et en légalisant la haine et la censure pour établir un contrôle totalitaire, la loi désigne également comme criminels tous celleux et tout ce qui s’opposera à la législation de ce mal .”
En effet, face à l’appauvrissement et au surendettement généralisé de la population, où les banques et les services privés détiennent une toute-puissance, tandis que la question de l’identité nationale reste toujours à définir, il devenait nécessaire de forger l’icône de l’ennemi. Cet ennemi n’est pas loin, pas en Russie ou en Turquie, mais juste sous nos yeux, importé de force par l’Occident : celui ou celle dont la vie, son existence et sa manifestation publique, menace la préservation de nos mœurs, de nos traditions, et contribue à des problèmes démographiques, un sacrilège porté à nos valeurs. Cette manœuvre relève d’une opération de déplacement des problèmes sociaux, visant à remplacer un ancien archétype de l’ennemi par un nouveau, en tant que catalyseur d’une construction identitaire.
Cependant, si la responsabilité de la criminalisation des personnes queer incombe au gouvernement, celle de l’instrumentalisation de la question queer revient, elle, à l’impérialisme sexuel occidental. Alors que les missionnaires des « droits de l’Homme » étaient censés protéger les minorités opprimées, la riposte autoritaire et ultraconservatrice en a fait l’une de ses premières cibles, en mobilisant l’argument anti-occidental. Le queer-washing n’a fait que renforcer le clivage social et culturel, séparant les « obscurantistes religieux » des progressistes libéraux. Si la question LGBTQ est exploitée avec autant de vigueur par le gouvernement, c’est parce qu’il sait bien provoquer une forte tension culturelle et existentielle en rejouant cette opposition et en prenant la défense du camp anti-progressiste, méprisé et moqué par les politiques « civilisationnelles ».
La contestation massive, que l’on réduit aux rassemblements pro-européens, a sa propre spécificité dans les formes d’organisation, de sociabilisation et d’entraide, que l’on ne retrouverait jamais dans les rues de l’Europe.
Pendant les rassemblements de l’avenue Rustaveli, les danses traditionnelles, les chants folkloriques et religieux se mettent en scène ; les cool kids de la gen’ Z poussent les slogans – le « Gaumarojos Sakartvelos » – que l’on pourrait tout aussi bien entendre de la bouche des « obscurantistes » au moment d’un toast sur la patrie, la liberté et l’église ; les mères accompagnent leurs enfant.es, dans l’espoir vain de les protéger des abus policiers ; le cri d’une mère – « lâche-le/la, c’est mon enfant » – est devenu le slogan phare, désormais gravé sous forme de graffiti, de la contestation ; les grand-mères, quand elles ont encore la force de se déplacer, sont entourées et protégées par les manifestants contre les jets de canon à eau ; des prêtres sortent de l’église de Kashveti pour abriter les manifestant.es poursuivi.es.
Le soutien et l’entraide, d’une douceur extrême, se mettent en place aux côtés des affrontements violents ; derrière les masques à gaz, les boucliers aux graffitis « 1312 », se trouve aussi l’idée du commun, le commun qui s’exprime tout d’abord au niveau d’un sentiment d’appartenance collective, écrasé tout au long de son histoire d’existence et ajoute une forte dimension culturelle, voire existentielle, à la résistance politique.
Les raids policiers, militaires et para-militaires, l’avenue Rustaveli en a connu de nombreux depuis le mouvement indépendantiste des années 90. Des manifestant.es de la « génération des parents » évoquent la mémoire du 9 avril 1989, date qui marque le début tragique du mouvement indépendantiste avec la mort des jeunes manifestant.es écrasés par les tanks russes. Le recours aux forces extra-policières et la manipulation autour de la question de la guerre invoquent la mémoire collective : les crimes de guerre du groupe para-militaire Mkhedrioni, notamment en régions de Mingrélie et d’ Abkhazie, traumatisme collectif lié à la destruction des corps et des âmes suite aux massacres des Ossètes et des Abkhazes, au nettoyage ethnique des Géorgiens et aux déplacements forcés, ainsi qu’à la rupture des liens interethniques et familiaux.
Pour comprendre ce qui se joue derrière ce qui peut être interprété comme le désir de l’Occident, il faut également avoir cette lecture historique. D’abord l’empire tsariste, puis soviétique, font de la Russie l’une des principales puissances coloniales pour la Géorgie, après l’empire ottomane.
Pour rappeler le déroulement de l’histoire récente de la libération, la Géorgie et, ensuite, la Tchétchénie, proclament leur indépendance en 1991, avant la chute de l’URSS. Tout ceci se déroule dans un paysage marqué à la fois par l’intensification des luttes nationalistes et éthno-nationalistes, faisant appel à la sécession des groupes ethniques minoritaires sous la protection de l’URSS (Haut-Karabagh, Abkhazie, Ossétie).
La guerre civile se déclenche dans la capitale suite au coup d’État mettant aux prises les indépendantistes géorgiens, avec Zviad Gamsakhourdia à leur tête, et l’opposition putschiste, devenue le Conseil d’État dirigé par l’ancien chef communiste Eduard Chevardnadze. Cette guerre dégénère en un conflit dit inter-ethnique de 1991 à 1993 en Abkhazie.
La guerre de 2008 avec la Russie, bien qu’elle se déroule dans un cadre différent de celui des années 90, ravive les mêmes blessures liées aux conflits ethniques et territoriaux. Cette fois-ci, c’est l’Ossétie du Sud, une autre région majoritairement peuplée de minorités ethniques, qui finit par être occupée par la Fédération de Russie.
Mais qu’on ne se méprenne pas : si la question de l’autonomie des minorités ethniques dans un territoire où cohabitent une multiplicité de langues, de religions et de traditions est un enjeu crucial, la Russie reste une superpuissance extérieure qui utilise les tensions ethniques comme levier dans un bras de fer, dans le seul but d’élargir son règne territorial. Tout comme en Ukraine, la Russie a toujours su associer la violence de son régime impérial aux troubles ethno-identitaires en Caucase, s’érigeant en « sauveur des minorités ethniques opprimées ».
Ainsi, derrière les drapeaux européens se cache l’espoir d’un monde meilleur, derrière le désir de l’Occident – le désir d’indépendance. Mais l’Europe, comme horizon, ne se construit pas seulement en effet de miroir vis-à-vis de la Russie ; elle découle également de la propagande et du soft power de l’hégémonie néolibérale euro-atlantique, qui n’a cessé d’étendre sa zone d’influence sur les territoires post-soviétiques depuis la chute de l’URSS.
Pour nous, les deux générations des années 90, la promesse de la voie pro-occidentale, au moment de l’après-guerre et suite au déclin du mouvement indépendantiste, représentait le rêve d’un monde meilleur qui se trouvait alors de l’autre côté du rideau de fer : la paix, le pain, l’électricité, l’eau chaude, l’éducation et la santé. Aujourd’hui, même si l’Europe continue d’incarner une promesse pour une partie de la population, personne n’est dupe.
Depuis la libéralisation des visas en 2017, la Géorgie demeure sur la liste des pays à forte demande d’asile, aux côtés de l’Afghanistan et du Bangladesh. Cette statistique indique concrètement que, dans une population de 3,5 millions d’habitant.es, chaque famille a au moins un membre en parcours d’exil et de migration, à la recherche de protection et de conditions de subsistance, pour avoir accès aux soins de santé gratuits ou aux ressources financières suffisantes pour soutenir les proches restés dans le pays, ou pour rembourser les crédits d’une famille surendettée. Étant ainsi étiqueté.e.s comme les « mauvais.e.s exilé.e.s », car considérés comme des « migrants économiques » ou « pour des raisons de santé », non seulement le droit inaliénable à l’accueil leur est refusé, mais, en prime, ielles sont soumis.es à toutes sortes de violences institutionnelles et policières, allant des centaines d’expulsions illégales jusqu’à la mort de détenus dans des centres de rétention à la suite de violences policières.3
Alors que l’Europe aimerait cartographier la Géorgie sous sa zone d’influence, son traitement vis-à-vis de la population géorgienne en parcours d’exil et de migration économique révèle toute son imposture et son hypocrisie.
Ainsi, pour la population émigrée, notamment dans le contexte grandissant de racisme et de l’ascension de l’extrême droite, l’Europe ne représente plus cette force chimérique qui nous sauverait de l’impérialisme guerrier et garantirait de meilleures politiques sociales dans un pays en proie à la prédation privée. Pour la population sur place, dans la mesure où les questions géopolitiques se mêlent aux questions d’ordre identitaire, si l’Europe représente une stratégie de survie pour certains, la préoccupation principale, et maintenant encore plus, reste celle de l’autoritarisme du gouvernement local.
En guise de conclusion j’aimerais ajouter le message de soutien envoyé aux camarades en Géorgie depuis Paris:
“Depuis le rassemblement des camarades syrien.nes qui célèbrent la chute du régime du dictateur Bashar Al assad, et celui des camarades géorgien.nes organisé en soutien au mouvement de contestation actuel, nous voulons apporter le message de solidarité internationaliste aux peuples en lutte contre les impérialismes, les régimes autoritaires locales et les injustices sociales.
“En ce moment du génocide en Palestine, des guerres - en Ukraine, au Liban et au Soudan, l’ascension des régimes autoritaires en Géorgie, en Iran et en Russie, ainsi que de l’extrême droite en Europe, le seul espoir réside dans la construction des alliances et de solidarité entre les peuples opprimés. Seule les peuples sauvent les peuples !
“De la Syrie jusqu’à la Géorgie, la chute du régime partout!
“Liberté à toustes les détenues en Géorgie !
“Amour et Rage
“ Camarades internationalistes depuis Paris”
Projet de construction de la Cascade Hydroélectrique de Namakhvani, la plus grande ouvrage hydroélectrique depuis la fin de l’URSS sur le territoire géorgien, par l’entreprise turque ENKA ↩
La construction de pipeline déjà en 2006 a suscité de nombreuses oppositions des populations locales et cela va sans dire que l’économie locale n’a reçu aucun intérêt financier grâce à ces pipelines possedées par les consortiums multi-nationales, BTC Co et Société du pipeline du Caucase du Sud, dont la direction est partagée entre les entreprises européennes comme British Petrolium avec celles de l’Azerbaidjan et la turquie aux côtés de la Russie ou de l’Iran. ↩
Vakhtang Enukidze en 2020 au CPR de Gradisca d’Isonzo,en Italie ; Tamaz Rasoian ressortissant géorgien kurde,au centre fermé de Merkplas, Belgique, en 2023 ↩
03.12.2024 à 00:00
CrimethInc. Ex-Workers Collective
La guerre civile syrienne est restée largement gelée depuis 2020, en raison d’un équilibre précaire des forces entre diverses factions, soutenues à des degrés divers par la Russie, la Turquie, l’Iran et les États-Unis. Ces derniers jours, cependant, profitant de la façon dont l’Iran et le Hezbollah ont été bloqués par le conflit avec Israël, tandis que la Russie était distraite par l’Ukraine, les forces antigouvernementales Hayat Tahrir al-Sham (HTS) ont pris Alep et intensifié leur campagne contre la dictature de Bachar al-Assad. Alors qu’Assad est responsable de la mort de centaines de milliers de personnes et que sa chute serait la bienvenue, cette évolution pose de nouveaux dangers.
Comme nous l’avons déjà évoqué , la situation en Syrie est complexe et les mêmes événements peuvent être très différents selon les points de vue. Afin de retracer une réalité éclairée par de nombreux points de vue, nous présentons ici le point de vue des participants à la révolution dans l’ouest de la Syrie, ainsi qu’un rapport des anarchistes du Rojava, la région du nord-est de la Syrie.
Alep, 2024.
Il s’agit de la déclaration de la [Cantine Syrienne de MontreuilCantine Syrienne de Montreuil, un projet créé par des participants à la révolution syrienne en exil. Vous pouvez lire une interview avec eux ici.
Une alliance de divers groupes « rebelles » (jihadistes, islamistes, mercenaires sous tutelle de la Turquie, etc.) a lancé ces derniers jours une vaste offensive pour briser l’encerclement de la ville d’Idlib par le régime et ses alliés, et répondre à leurs attaques meurtrières. L’opération a permis de reprendre le contrôle territorial d’Alep (deuxième ville de Syrie) et de ses environs.
Cette offensive fait suite à la déstabilisation du régime iranien et du Hezbollah suite aux attaques israéliennes. Alliées de longue date d’Assad, les milices contrôlées par l’Iran ont continué à pilonner les zones rebelles de Syrie après le 7 octobre 2023. Même après l’attaque au bipeur orchestrée par Israël au Liban, le Hezbollah a attaqué Idlib (les 20 et 23 septembre 2024) avant de retirer une partie de ses troupes au Liban.
Idlib.
Dans un contexte humanitaire et économique catastrophique, l’opération militaire des groupes « rebelles » a forcé des centaines de personnes à quitter les zones récemment tombées sous leur contrôle (par peur de représailles), mais elle a aussi permis à des centaines de déplacés de revenir sur leurs terres et leurs maisons et de revoir leurs familles après de longues années de séparation et de survie difficile dans les camps de réfugiés.
Il y a des années, Alep avait déjà été libérée du régime d’Assad et auto-administrée par ses habitants de 2012 à 2016 avant de retomber aux mains du régime grâce au soutien de la Russie, de l’Iran et du Hezbollah au Liban. Après un siège brutal, des bombardements incessants qui ont tué 21 000 civils et la destruction quasi totale de la partie est de la ville, la chute d’Alep a marqué une défaite militaire décisive pour la révolution syrienne.
Aujourd’hui, on ne peut que se réjouir de voir les forces du régime contraintes de fuir Alep : images de détenus libérés de prison, statues de la famille Assad renversées, portraits de Khameini, Nasrallah ou Soleimani déchiquetés. Mais soyons clairs, il n’y a aucune raison d’espérer pour l’avenir de la Syrie dans les zones « libérées » par ces groupes militaires, qu’ils soient jihadistes ou « modérés ».
Cette opération, pourtant décidée et coordonnée en Syrie, n’aurait pu voir le jour sans le feu vert de la Turquie, elle-même dépassée par l’ampleur de l’offensive. Il faut bien l’avouer, rares sont ceux qui croient encore aujourd’hui qu’Erdoğan est un ami du peuple syrien. La Turquie massacre les populations kurdes en Syrie et ailleurs, organise des déportations forcées de réfugiés syriens, tente depuis des années de normaliser ses relations avec Assad et utilise les combattants syriens comme mercenaires pour ses intérêts géopolitiques, sans parler de la répression de toute dissidence interne.
Quant aux groupes islamistes, leur pouvoir est contesté depuis des années par la population civile des zones qu’ils contrôlent. En 2024, des manifestations de grande ampleur ont eu lieu à Idlib pour exiger le départ d’[Abou Mohammed] al-Joulani, le chef de Hayat Tahrir al-Cham (HTC), le groupe qui gouverne l’enclave. Sans légitimité populaire, HTC gouverne par la force ; il n’a pas réussi à réaliser les espoirs de la révolution de 2011. Les Syriens qui se sont soulevés contre la tyrannie d’Assad et ont tant sacrifié pour pouvoir vivre en liberté ne peuvent pas vivre sous des groupes comme HTC à long terme.
Al-Joulani = al-Assad.
Une joie amère et ambiguë donc. Beaucoup reste incertain. Les conséquences humanitaires risquent d’être catastrophiques. Le régime et ses alliés ont multiplié les attaques sur les zones déjà contrôlées par les « rebelles » ainsi que sur celles qu’ils viennent de reprendre. Les hôpitaux d’Alep sont déjà débordés par le manque de moyens et de personnel. On ne sait toujours pas quelle sera la position des Forces démocratiques syriennes dirigées par les Kurdes. La seule chose dont on puisse être sûr, c’est l’éternel retour des partisans de « l’axe de la résistance » qui, sous couvert d’opposition à Israël et à l’impérialisme occidental, blanchiront une fois de plus les bourreaux qui ont assassiné et déplacé nos familles et nos amis.
Au milieu de tout cela, nous sommes largement dépossédés de notre révolution et de la possibilité d’autodétermination de notre pays. Entre les puissances étrangères qui jouent à leur jeu d’influence avec notre sang et les milices islamistes qui ne parlent que le langage des armes, pour l’instant, la force brute et les calculs géopolitiques décideront de notre avenir. La situation n’est pas excellente, mais la chute du régime reste la condition préalable à tout changement dans le pays. Encore et toujours, le peuple veut la chute du régime.
Vive la Syrie libre !
Gaza vivra, la Palestine sera libre !
« Ils doivent tous partir » pour un Liban libre !
Un aperçu général des principaux développements des deux derniers jours, apporté par les anarchistes internationalistes en Syrie.
L’offensive de Hayat Tahrir al-Sham (HTS) a fait une percée dans les premiers jours vers l’est (Alep) et le sud (Hama) et a ralenti les 1er et 2 décembre. Les forces du régime d’Assad semblent avoir repris la ville de Hama et stoppé l’avancée de HTS vers la ville de Homs. Les forces aériennes russes mènent une vaste campagne de bombardements, ciblant les unités de HTS mais aussi les infrastructures civiles et militaires à Idlib, Alep et le long de la route de l’avancée de HTS. Des rapports font état de victimes civiles et de combattants. Des avions appartenant au régime d’Assad ont également mené des frappes aériennes, mais à une échelle plus réduite. À Alep, dans le quartier kurde de Sheikh Maqsood, les habitants se sont préparés à l’autodéfense.
Au nord d’Alep, le canton de Şehba est occupé par l’Armée nationale syrienne (ANS) [soutenue par la Turquie]. Des milliers de personnes qui vivaient dans des camps de réfugiés depuis l’invasion turque d’Afrin en 2018 sont actuellement en cours d’évacuation. Les Forces démocratiques syriennes (FDS) organisent un couloir humanitaire pour permettre aux populations de quitter Alep et Şehba. Aucun affrontement majeur n’est signalé entre les FDS et l’ANS pour l’instant.
Dans d’autres régions de l’Administration démocratique autonome du nord et de l’est de la Syrie (DAANES), des bombardements d’artillerie et des activités de drones ont eu lieu, mais pas plus que d’habitude.
Des informations font état de l’avancée massive de la milice Hashd Ash-Shaabi, soutenue par l’Iran, sur le territoire syrien dans la région de Deir-Ez-Zor. Dans la même région, les FDS et le conseil militaire de Deir-Ez-Zor tentent de prendre le contrôle de certaines villes et villages.
Les forces de l’État islamique qui restent dans le désert du centre de la Syrie n’ont pas encore fait de mouvements majeurs, mais on s’attend à ce qu’elles utilisent la situation au mieux de leurs capacités.
Les FDS ont appelé à une mobilisation massive, demandant aux jeunes de rejoindre les FDS et d’être prêts à repousser les prochaines attaques sur le territoire libéré. On s’attend généralement à ce que l’escalade s’intensifie et que les factions soutenues par la Turquie profitent de l’occasion pour attaquer les régions occidentales de DAANES, comme Minbij.
Au début, des rumeurs circulaient sur une tentative de coup d’État à Damas ; si une telle tentative a eu lieu, elle semble avoir rapidement échoué.
L’Égypte, la Russie, les Émirats arabes unis et l’Iran ont exprimé leur soutien au régime d’Assad.
La région autonome démocratique du nord et de l’est de la Syrie, également connue sous le nom de Rojava, est en proie à de nouveaux troubles. Le nombre de réfugiés arrivant dans les cantons occidentaux, en comptant le nombre de personnes arrivées du Liban ces derniers mois, pourrait facilement dépasser les 200 000 dans les semaines à venir.
Au cours des premiers jours de l’offensive de HTS et de l’avancée de l’Armée nationale syrienne (SNA) contre Şehba, ainsi que du siège de Sheikh Maqsood, il est clair que le régime d’Assad se trouve dans une situation très difficile ; il semble possible qu’il s’effondre. Cependant, tout pouvoir potentiel de HTS ne sera pas stable et ne sera pas en mesure de résoudre les problèmes urgents que la dictature de Bachar Al-Assad a créés et aggravés pour la Syrie. Néanmoins, la chute d’Assad pourrait ouvrir une fenêtre de possibilité pour un changement dans la région, si les Syriens – aussi bien ceux qui restent au pays que ceux qui décideront de revenir après l’exil – parviennent à faire revivre les idées originales de la révolution syrienne.
Les grandes puissances mondiales comme la Turquie, les États-Unis et Israël bénéficieront de l’offensive de HTS. HTS répond à tous leurs besoins en tant que force opposée à l’Iran, à Assad et à la Russie. Si elles ont la possibilité de prendre en charge la création de l’État en cas de victoire, en suivant le modèle des talibans, il est possible que les principaux acteurs de HTS exercent leur influence sur un éventuel futur nouveau gouvernement. Il est même possible que les États susmentionnés soutiennent HTS dans sa prise de pouvoir, étant donné qu’ils ne souhaitent pas que le peuple syrien décide de lui-même de manière indépendante.
La chute du régime d’Assad serait bénéfique pour les DAANES à plusieurs égards, mais elle pose également des questions majeures :
A) Il existe un grave danger que, libéré de la nécessité de lutter contre la Russie et Assad, l’État islamique profite de l’occasion pour se développer à nouveau, même s’il sera également en conflit avec HTS.
B) On peut s’attendre à ce que les États-Unis soient de plus en plus envahissants et manipulateurs si les DAANES deviennent plus dépendants des États-Unis pour les protéger d’une éventuelle invasion turque.
C) La recherche d’un nouvel équilibre des forces dans la région s’annonce chaotique et sanglante, et on ne sait pas comment elle se terminera.
D) Cela est particulièrement vrai dans la mesure où la Turquie va étendre la zone de son contrôle direct beaucoup plus profondément en Syrie.
E) Enfin, la prise de contrôle de l’ouest de la Syrie par les fondamentalistes religieux du HTS provoquera un conflit aigu avec le projet révolutionnaire dans le nord-est de la Syrie, notamment en ce qui concerne la façon dont cela a changé le statut des femmes dans la société.
La situation du Liban sera très difficile, car le pays sera coincé entre Israël et la partie syrienne contrôlée par le Hamas. Cela pourrait conduire à une escalade des conflits internes. Le Hezbollah se retrouverait sans aucun moyen de recevoir le soutien de l’Iran.
Dans le contexte régional, le DAANES représente dans une certaine mesure une solution non étatique fondée sur l’autogouvernance et l’autonomie culturelle, religieuse, de genre et ethnique. Pourtant, c’est lui qui bénéficie du moins de soutien international.
Salutations révolutionnaires !
Alep, 2024.
Ce rapport de suivi nous parvient du même groupe d’anarchistes internationalistes en Syrie.
Il se passe tellement de choses aujourd’hui qu’il est difficile de les résumer. Nous allons partager quelques informations pertinentes, en précisant que nous ne sommes pas un service de renseignement mais simplement des anarchistes révolutionnaires qui suivent la situation dans le nord-est de la Syrie.
L’actualité principale du jour est l’effondrement général de l’Armée arabe syrienne (l’armée du gouvernement de la République arabe syrienne, ou AAS), avec des soldats se retirant de nombreux fronts différents, et faisant même défection publiquement dans certaines régions.
L’avancée de Hay’at Tahrir al-Sham (la principale coalition d’opposition islamiste, HTS) se poursuit. Après avoir pris le contrôle de la ville de Hama, ils atteignent les faubourgs de Homs. Des vidéos d’attaques de drones Shaheen (des kamikazes autoproduits par HTS) contre des postes militaires de l’AAS à Homs circulent déjà sur les réseaux sociaux.
Alors que l’offensive du HTS se déplace vers le sud, les combattants s’étendent également vers l’est et l’ouest, non seulement en combattant mais aussi en concluant des accords avec des groupes locaux. À Mahardah, à l’ouest de Hama, ils ont négocié le retrait des soldats de l’AAS avec la communauté chrétienne locale ; à Salamiya, à l’est de Hama, ils ont conclu un accord avec la communauté ismaélienne.
Leur avancée vers l’ouest se fait dans le désert, où l’État islamique (ISIS) a maintenu son insurrection. On ne sait pas encore si les cellules rebelles de l’EI vont affronter HTS ou les accueillir.
Les soldats de l’AAS se retirent de leurs positions à la périphérie de Raqqa, tandis que les Forces démocratiques syriennes (la coalition militaire des forces de défense du Rojava, SDF) se déplacent pour capturer ces territoires afin d’empêcher toute nouvelle activité de l’EI.
Un scénario similaire se déroule dans la ville de Deir Ezzor, où il semble qu’une certaine coordination ait été mise en place pour sécuriser la zone avec les soldats de l’AAS avant qu’ils ne quittent leurs positions.
Au moins une ville située à 50 km au sud de Deir Ezzor, Al-Quraya, semble être sous le contrôle des forces de l’EI qui y ont pénétré alors que l’AAS se retirait.
Les forces des FDS ont également pris le contrôle du poste frontière avec l’Irak à Albukamal, qui a été un point de passage très important pour les lignes de coordination et d’approvisionnement de diverses forces mandatées par l’Iran.
La SNA a publié un communiqué de presse annonçant son opération contre les FDS à Manbij, exhortant les civils à rester à l’écart des zones militaires.
Un nouveau front s’est ouvert dans le sud du pays, alors que différents groupes rebelles à Quneitra, Daraa et Soueida ont commencé à mener des actions militaires contre l’AAS (l’Armée Arabe Syrienne) en déclin. Ils auraient créé une salle d’opération commune pour coordonner les attaques contre les soldats du régime.
Plusieurs groupes ont pris d’assaut des postes de contrôle, des commissariats de police et des casernes militaires dans certaines zones. L’AAS réagit à ces attaques par des bombardements et des affrontements intermittents.
Des vidéos de soldats de l’AAS faisant défection publiquement et rejoignant les milices de défense locales se propagent sur les réseaux sociaux, en particulier au sein de la communauté druze de Soueida.
Dans le sud, mais à l’est, le bataillon d’Al-Tanf progresse également. Connu sous le nom de Maghawir al-Thawra, ce groupe faisait partie de l’Armée syrienne libre (l’ancien nom utilisé pour désigner les groupes d’opposition contre Assad), mais après l’émergence de l’EI, son objectif principal s’est déplacé vers la lutte contre le califat. Il a reçu une formation et des armes des États-Unis, ainsi qu’un soutien dans ses opérations contre l’EI. Ces dernières années, il a bloqué les voies de livraison d’armes à l’Iran et a lancé des raids contre les groupes de contrebande de drogue Captagon. Aujourd’hui, pour la première fois, il a quitté sa zone d’opérations locale et affronte les forces de l’AAS à Palmyre.
Israël bombarderait des installations de recherche chimique pour les empêcher de tomber aux mains des « rebelles ». La Russie évacuerait une partie de ses forces aériennes stationnées en Syrie.
Des rumeurs font état d’un coup d’Etat contre le gouvernement Assad à Damas. Des informations émanant du Mossad (les services de renseignements israéliens) indiquent également qu’Assad aurait quitté la Syrie, ce qui laisse penser qu’il se serait enfui en Iran.
Il est clair que plus personne ne fait confiance au gouvernement d’Assad. Nous sommes confiants d’annoncer que c’est la fin du régime. Pour de nombreux Syriens, ce jour sera un jour de fête. Après presque 13 ans de guerre, de misère et d’exil, leur rêve d’une Syrie sans Bachar se réalise. En ce sens, c’est aussi un jour de fête pour nous.
Mais la fin du régime ne sera probablement que le début d’une nouvelle phase de conflit et d’instabilité, une phase très difficile. La Syrie est devenue un champ de bataille où de nombreuses forces militaires (étatiques et non étatiques) utilisent la violence pour atteindre leurs objectifs sans craindre les conséquences. Cela comprend la brutalité du régime syrien et les bombardements massifs de la population civile par la Russie, les massacres horribles de l’État islamique et les occupations génocidaires et impérialistes de l’armée turque et de ses mandataires visant le peuple kurde et la révolution du Rojava.
Plus d’une décennie de guerre et de souffrances a laissé des blessures qui ne se refermeront pas avec la fin de la dynastie Assad, et le lendemain nous assisterons probablement à davantage d’effusions de sang et d’atrocités. Les déclarations d’opération de l’Armée nationale syrienne (SNA) contre Manbij marqueront probablement le début d’une guerre d’occupation brutale, comme nous l’avons déjà vu en 2018 à Afrin et en 2019 à Serekaniye et Gire Spi. L’avenir de Damas n’est pas encore clair, et l’islamisme de HTS commencera bientôt à révéler ses vraies couleurs au peuple syrien. Quoi qu’il en soit de ce qui est montré sur CNN, les habitants d’Idlib souffrent et protestent contre le régime autoritaire de HTS depuis des mois.
Les puissances occidentales accepteront tacitement cette version apparemment diluée du salafisme, comme elles l’ont déjà fait en Afghanistan. Et ces grands changements détourneront l’attention des massacres perpétrés par la Turquie à Manbij, donnant à ce membre rebelle de l’OTAN au Moyen-Orient les coudées franches en échange de sa loyauté dans d’autres affaires plus prioritaires pour l’agenda occidental.
La révolution au Rojava est menacée, comme toujours. Célébrons la chute du régime, mais continuons à construire le nouveau monde que nous portons dans nos cœurs.
Salutations révolutionnaires !
This translation originally appeared here. If you want to support evacuees in northeastern Syria, you can do so here.
06.11.2024 à 09:55
CrimethInc. Ex-Workers Collective
Donald Trump a gagné les élections présidentielles de 2024. Cela signifie que nous allons devoir mener à nouveau la plupart des batailles de la période 2017-2020. Mais d’abord, afin de comprendre l’ampleur de ce que nous avons de nouveau à affronter, voyons comment on en est arrivé là.
Nous avons longtemps soutenu qu’au 21e siècle, le pouvoir d’Etat est une patate chaude. Comme la mondialisation néo-libérale a rendu difficile pour les structures étatiques d’amortir l’impact du capitalisme sur les gens ordinaires, aucun parti n’est capable de maintenir longtemps le pouvoir d’Etat sans perdre sa crédibilité. De fait, ces derniers mois, de troublantes défaites ont sapé les partis gouvernementaux en France, en Autriche, au Royaume-Uni et au Japon.
Durant les élections de 2024, aussi bien Kamala Harris que Donald Trump étaient déjà ternis par leur relation avec le pouvoir étatique, mais Harris était, elle, associée au gouvernement en fonction. C’est l’une des raisons pour lesquelles elle a perdu. Des dizaines de millions d’électeurs de Trump soutenaient bel et bien son programme, mais les électeurs qui lui ont permis de remporter la victoire, pour l’essentiel, ont exprimé un suffrage protestataire.
Les Démocrates ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour s’associer à l’ordre dominant : en poussant la politique vers la droite, en écartant de leurs rangs le soutien de tout supposé « gauchiste », en démobilisant les mouvements de protestation. Il s’avère que c’était un pari perdant dans une époque où les gens sont avides de changement.
Reste à voir comment le reste du pays va réagir. Si les dirigeants du Parti démocrate sont capables de retourner leur veste et acceptent de devenir les junior partners du fascisme, l’avenir pourrait de fait être glauque. D’un autre côté, s’il apparaît clairement que la moitié du pays va résister au programme de Trump, une partie des dirigeants démocrates seront forcés de chercher à se poser en représentants de cette partie de la population, comme ce fut le cas en 2017.
Ce qui va se passer ensuite se décidera dans la rue.
Les Républicains sont devenus le parti du fascisme. Dans la course aux élections, les Démocrates se sont imposés comme le parti de la complicité avec le fascisme.
Qu’est-ce que cela signifie de reconnaître que Donald Trump est un fasciste et de ne rien faire d’autre que d’appeler les gens à voter contre lui ? Si en fait, Trump a l’intention d’introduire le fascisme aux Etats Unis – si, comme il a été explicitement promis, il rafle des millions de personne (« la plus vaste opération nationale de déportation dans l’histoire de l’Amérique »), met l’armée dans la rue pour interdire les protestations, et utilise le système judiciaire pour attaquer quiconque s’attaque à lui, alors se limiter à une opposition purement électorale revient à accueillir le fascisme à bras ouverts.
Quand le fascisme est en marche, la chose appropriée à faire est d’organiser des réseaux clandestins de résistance, comme les antifascistes italiens et français l’ont fait dans les années 20 et 30. La chose appropriée à faire est de se préparer à résister par tous les moyens nécessaires. Tout sauf la complicité.
Renforcer les institutions par lesquelles les fascistes vont mettre en œuvre leurs politiques, c’est de la complicité. Normaliser la violence contre les gens que les fascistes comptent prendre pour cible, c’est de la complicité. S’en prendre aux plates-formes que les gens utilisent pour échanger des informations, c’est de la complicité. Décourager les gens d’utiliser le genre de tactique dont on a besoin contre un régime fasciste, c’est de la complicité. Durant les quatre dernières années, les Démocrates ont mené chacune de ces actions.
La direction du Parti démocrate est déjà préparée à coexister avec les fascistes, à être gouvernée par les fascistes. Ils préfèrent le fascisme à quatre années supplémentaires de protestations tumultueuses. Le fait d’avoir un parti plus autoritaire au pouvoir leur offre un alibi – ça leur permet d’endosser le bon rôle, alors même que ce sont eux qui ont fait partir le peuple de la rue et pavé la voie à Trump pour qu’il réalise son programme.
Explicitons en quoi les démocrates sont coupables de cette situation.
Les Démocrates ont commencé l’ère Biden-Harris en redoublant leurs efforts pour soutenir la police, juste au moment où des millions de gens à travers les Etats-Unis étaient en train de se demander si, plutôt que continuer à dépenser massivement l’argent public dans la militarisation des services de police, il n’était pas temps de chercher une manière plus efficace d’affronter la pauvreté et la crise de la santé mentale. Quand Trump prendra ses fonctions en 2025, les services de police que le gouvernement Biden a financés et glorifiés à travers tout le pays, seront en première ligne pour imposer le programme de Trump.
Le penchant pro-police du Parti démocrate a aidé d’ex-flics comme le maire de New York, Eric Adams, à accéder au pouvoir. Le mandat d’Adams a été un désastre : il est actuellement le premier maire de New York à être mis en examen par la justice fédérale, notamment pour corruption, conspiration et fraude. Trump a depuis tendu la main à Adams, d’homme corrompu à homme corrompu. Voilà ce qu’il advient quand on place directement le pouvoir entre les mains des forces de répression.
Dès le début, sous le premier gouvernement Trump, les Démocrates ont concentré leurs critiques autour de l’idée que ce qu’il mettait en oeuvre était illégal, et recouraient au slogan « personne n’est au-dessus des lois ». Comme nous le soutenions en 2018 :
« Essayer de fonder un mouvement social puissant à partir de du slogan « personne n’est au-dessus des lois » revient à se tirer une balle dans le pied. Que se passera-t-il quand des élus choisis par charcutage électoral voteront de nouvelles lois ? Que se passera-t-il lorsque les juges placés par Trump délibèreront en sa faveur ? Que ferons-nous quand le FBI réprimera la contestation ? »
Maintenant, avec la Cour suprême contrôlée par les candidats de Trump et alors qu’il s’apprête à reprendre le pouvoir, nous devrions connaître les réponses à ces questions. Quiconque est déterminé à empêcher Trump de réaliser son programme devra être prêt à enfreindre les lois que ses juges s’apprêtent à passer.
« Marcher sous la bannière « personne n’est au-dessus de la loi », c’est cracher au visage de tous ceux pour qui le fonctionnement quotidien de la loi est une expérience d’oppression et d’injustice. C’est rejeter la solidarité avec les secteurs de la société qui pourraient lancer un mouvement social contre l’influence de Trump dans la rue. Au final, c’est légitimer l’instrument même de l’oppression – la loi – dont Trump usera pour anéantir le mouvement. »
Comme nous avertissions en juillet dernier, une victoire de Trump signifie que toutes les institutions sur lesquels les centristes ont compté pour les protéger – politique électorale, système judiciaire, police, inclinaison du citoyen ordinaire à obéir à la loi et à respecter les autorités, sont maintenant des armes entre les mains de l’ennemi. Cela vaut avant tout pour la loi.
Quand les propriétaires de Twitter ont vendu l’entreprise à Elon Musk en 2022, ils ont compris qu’ils avaient mis la principale plate-forme de communication du 21e siècle entre les mains d’un mégalomane d’extrême-droite. L’un des premiers actes de Musk a été de bannir certains des comptes anarchistes les plus connus, qui avaient aidé à mobiliser les gens durant la première administration Trump. C’était un premier pas dans le processus de réduction de Twitter à un véhicule de propagande d’extrême-droite.
Comme nous l’avancions à l’époque,
« L’acquisition de Twitter par Musk n’est pas juste le caprice d’un ploutocrate – c’est aussi un pas vers la résolution des contradictions à l’intérieur de la classe capitaliste, le meilleur moyen d’établir un front unifié contre les ouvriers et tous ceux qui sont en bout de chaîne pour subir la violence du système capitaliste. »
De fait, la création d’une coterie de milliardaires est l‘un des principaux facteurs qui auront permis à Trump de remporter les élections de 2024. Les milliardaires ont pu déplacer leur allégeance vers Trump en partie parce que, une fois les plates-formes de communication et les protestations de rue sous contrôle, ils n’avaient plus à craindre qu’un second mandat génère un chaos toujours mauvais pour leurs affaires.
Ce qui nous amène au point suivant.
Les efforts des Démocrates pour discréditer et démobiliser le mouvement contre la police ont directement joué en faveur de leurs adversaires, préparant la voie pour que Trump retourne au pouvoir sans résistance.
En rivalisant avec les Républicains pour s’affirmer comme le parti de la loi et l’ordre, les Démocrates ont permis aux Républicains de développer un discours sur le « crime » tellement à droite que Trump et ses hommes de main peuvent avancer leur rhétorique sur le crime alors même que les crimes violents sont en baisse depuis des années. Cela contraste spectaculairement avec la manière dont Donald Trump a refusé de reculer d’un millimètre sur ses éléments de langage.
Au même moment, les Démocrates ont cherché à empêcher tout nouveau mouvement d’émerger. Lorsque l’accès à l’avortement a été restreint aux quatre coins du pays, les Démocrates ont tout fait pour endiguer une mobilisation populaire.
Est-ce que cela a bénéficié aux perspectives électorales des Démocrates, de vider la rue ? Revenons sur l’année 2020 pour avoir une réponse.
A l’époque, d’un éditorial à l’autre, les centristes ont exprimé leur inquiétude quant aux affrontements de rue de mai et juin 2020 qui auraient pour conséquence de ramener Trump à la maison blanche. En réalité, les inscriptions d’électeurs démocrates en juin 2020 ont augmenté de 50% tandis que celui des Républicains n’a progressé que de 6%. Ceux qui ont cité les manifestations comme le facteur déterminant de leur choix électoral ont voté Joe Biden dans une marge de 7%.
Autrement dit, la révolte contre le meurtre de George Floyd a aidé Biden à être élu.
Et rappelez-vous, cette révolte n’a pas commencé par des inscriptions électorales. Elle a démarré dans la rue par l’incendie d’un commissariat de police. Selon un sondage de Newsweek, 54% des personnes interrogées estimaient que cet incendie était justifié. Si ça ne s’était pas passé, le mouvement n’aurait pas réussi à imposer dans le discours public les meurtres de George Floyd, Breonna Taylor et d’autres, et il n’y aurait pas eu de gain électoral pour le Parti démocrate. Il n’y a aucun moyen de créer un mouvement puissant si on ne mène pas d’action réelle contre les causes de l’injustice.
En tant que parti récupérateur des mouvements de résistance, les Démocrates auraient tiré un bénéfice de davantage de mouvement sociaux sur la période 2021-2024. Ils ont préféré perdre.
La campagne de Harris a reçu le soutien de l’ancien président George W. Bush, de l’ancienne représentante au Congrès Liz Cheney, du chroniqueur radio conservateur Charlie Sykes et de beaucoup d’autres figures de droite. Ce n’était pas seulement parce que le programme de Trump choquait même ceux qui auparavant représentaient le visage de l’establishment républicain, c’était aussi parce que Harris représentait un projet politique centriste, en laissant aux Républicains le soin de déterminer son discours sur des questions comme l’immigration.
Comme nous l’affirmions par le passé,
« Le système bipartite américain fonctionne comme un cliquet, avec le Parti républicain poussant vers la droite la politique publique et le discours admissible vers la droite tandis que les Démocrates, en cherchant à acquérir du pouvoir en faisant la chasse au centre politique, sert de mécanisme pour bloquer tout retour en arrière [dans ce déplacement à droite, ndt] »
Cette stratégie a aidé les Républicains à normaliser ce qui étaient autrefois des idées marginales sur l’immigration et le crime ; sans que cela n’apporte la moindre voix aux Démocrates.
En prenant du recul, nous pouvons voir que la victoire de Trump en 2024 marque un tournant crucial dans les discours politiques du 21e siècle. Quand Trump a été élu en 2016, le consensus néo-libéral semblait invincible, sa victoire ressemblait à un coup de chance par lequel un politicien aberrant était arrivé au pouvoir en singeant la rhétorique de ce qu’on appelait le mouvement anti-globalisation. Aujourd’hui, il est clair que l’apogée du consensus néo-libéral est finie et que quelque chose d’autre devra venir ensuite. Cependant, pendant des décennies, les Démocrates ont collaboré avec les Républicains pour écraser les mouvements proposant d’autres voies. Ils ont détruit les forces dans leur camp, comme la campagne Bernie Sanders, qui représentaient une avancée. C’est ce qui a rendu possible pour Trump de se présenter comme le représentant de la rébellion.
De là, la prise du pouvoir par l’extrême-droite devenait inévitable, les Démocrates ayant liquidé les alternatives anarchistes, anti-autoritaires ou de gauche.
Finalement, malheureusement, l’administration Biden a déjà fait une bonne partie du travail pour désensibiliser l’opinion au programme qu’une seconde administration Trump enhardie va tenter de mettre en oeuvre. Cela d’abord et par-dessus tout, en soutenant le génocide mené par l’armée israélienne à Gaza. En faisant cela, Biden et Harris ont participé à accoutumer des millions de gens à l’idée que la vie humaine n’a pas de valeur intrinsèque – qu’il est acceptable de massacrer, emprisonner et harceler des gens sur la base de leur statut au sein d’une tranche de population visée.
C’est exactement le genre d’environnement qui permettra à Trump de mener le type de politique intérieure brutale qu’il a l’intention de mettre en oeuvre quand il reviendra aux commandes dans deux mois et demi.
En fin de compte, nous ne pouvons pas attribuer toute la faute aux Démocrates. Pour notre part, nous avons échoué à construire des mouvements assez puissants pour survivre à leurs efforts pour nous effacer. Pour notre part, nous ne sommes toujours pas préparés à empêcher Trump de déporter des millions de gens et de distribuer des milliards de dollars supplémentaires aux milliardaires et aux appareils de sécurité de l’Etat.
Heureusement, cette histoire n’est pas terminée.
Nous avons la responsabilité de ne pas laisser la statistique électorale nous démobiliser. Comme nous l’écrivions en 2016, en réaction à la première victoire de Trump :
« Les élections servent à nous représenter les uns aux autres sous notre pire apparence, en mettant en avant les aspects les plus offensants, lâches et serviles de notre espèce. Beaucoup de gens qui n’auraient jamais personnellement arraché une mère à ses enfants sont capables d’acquiescer aux expulsions une fois dans le secret de l’isoloir. Tout comme beaucoup de gens qui mangent de la viande ne pourraient jamais travailler dans un abattoir. Sans l’aliénation qui caractère la pratique même du gouvernement, la plupart des mesures politiques horribles du programme de Trump ne pourraient jamais être appliquées. »
Une étroite fenêtre d’opportunité vient de s’ouvrir maintenant que les millions de personnes qui comptaient sur les Démocrates pour les protéger réalisent que nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes. Nous devons passer à l’action immédiatement pour nous retrouver et rétablir ce que nous avons perdu depuis l’année 2020.
Nous devons lancer des projets proactifs qui nous distingueront des partis politiques, des projets qui montrent que chacun a quelque chose à gagner de nos propositions, et qui offrent des occasions aux gens de tous les milieux de s’impliquer pour changer le monde et en créer un meilleur.
La bonne nouvelle c’est que nous pouvons le faire. Nous l’avons déjà fait auparavant. À bientôt sur la ligne de front.
Thanks to lundimatin for the translation.