15.06.2025 à 17:40
Philippe De Lara
La figure de Donald Trump et ses retournements incessants sont une façade qui masque un projet cohérent. L’alliance avec la Russie est au cœur de ce projet.
<p>Cet article Penser l’inimaginable, 3 : une révolution prête à la tyrannie a été publié par desk russie.</p>
Cet article est le dernier d’un triptyque où Philippe de Lara analyse la singularité de la révolution trumpiste. L’auteur explique en quoi consiste la « révolution conservatrice » qui a porté Trump au pouvoir en est bien une : elle vise à transformer radicalement les institutions, l’économie et le rôle international des États-Unis. Selon Philippe de Lara, la figure brutale, narcissique de Donald Trump et ses retournements incessants sont une façade qui masque un projet cohérent et poursuivi avec opiniâtreté. L’alliance avec la Russie est au cœur de ce projet, car elle doit dissocier la Russie de la Chine, ennemi principal des États-Unis. Pour mener à bien cette révolution, le régime actuel est décidé à garder le pouvoir même en cas de défaite électorale, et à utiliser la manière forte contre les opposants. Comme jadis les bolcheviks.
Nous aurions tort de considérer Trump simplement comme un bouffon, roi du deal irresponsable, ou comme un mafieux, ou comme une marionnette de la Russie. Ces données, qui font partie du personnage, ne donnent pas les clés de la « révolution conservatrice », qui pourrait bien être un projet plus cohérent qu’il n’y paraît, d’autant plus inquiétant par cette cohérence même. Il entend d’abord combattre les ennemis intérieurs et extérieurs qui menacent la survie des États-Unis (la Chine, la bureaucratie, le déclin des valeurs traditionnelles). Après plusieurs décennies d’errements et de trahisons de la part des élites américaines, il faut une révolution pour recréer l’Amérique et transformer l’ordre du monde à son avantage. L’hyperactivité chaotique du président, ses revirements et ses déconvenues ne sont que la partie visible d’une action méthodique et opiniâtre pour transformer les institutions, l’économie et le rôle international des États-Unis. Autrement dit, la révolution conservatrice poursuit une ambition de long terme, qui ne saurait être limitée à l’intervalle entre deux élections10. C’est la raison de la brutalité de Trump, de sa volonté d’affirmer la prééminence absolue de l’exécutif, de son mépris des institutions de la démocratie américaine11. Il y a un plan, un projet, et il ne faut pas compter sur des infléchissements, en dépit des sautes d’humeur et des foucades du président, qui sont un cabotinage parfaitement maîtrisé, calculé pour faire douter de ce qu’il veut vraiment, et pour laisser croire qu’il pourrait changer d’avis12.
La radicalité révolutionnaire se manifeste d’abord dans la persistance une fois au pouvoir du discours apocalyptique de la campagne électorale : Trump est le sauveur d’une Amérique menacée d’effondrement sous les coups de ses ennemis intérieurs et extérieurs. Toutes les décisions de Trump sont justifiées au nom d’une urgence vitale : les tariffs doivent mettre fin au pillage de l’Amérique par la mondialisation libérale, l’expulsion massive d’étrangers et la restriction drastique des permis de séjour sont indispensables pour fournir des emplois et une vie décente aux Américains, la conquête du Groenland et du canal de Panama est vitale pour la sécurité nationale, etc. Ce discours ne vient pas seulement de la Maison-Blanche, il est relayé par d’innombrables tribunes, talk-shows, messages sur les réseaux sociaux, toujours plus radicaux et plus anxiogènes, qui maintiennent le peuple MAGA dans un état de mobilisation permanente. Et, comme dans les révolutions fasciste et nazie, l’intensité de la peur et de la colère face aux ennemis de l’Amérique nourrit la foi dans le triomphe futur. Steve Bannon est le chef d’orchestre de cette propagande apocalyptique, avec sa chaîne de podcasts sur l’internet War Room ( « salle de crise ») – ce qui ne l’empêche pas d’être l’un des penseurs importants de la révolution MAGA, comme on va le voir. Un de ses thèmes de prédilection depuis des mois est la crainte, sincère ou feinte, d’une guerre civile aux États-Unis si la révolution ne va pas assez vite et fait trop de concessions à « l’oligarchie mondialiste » de la Silicon Valley.
La révolution doit se déployer simultanément sur trois plans :
Ce projet, Trump et ses lieutenants ont eu quatre ans pour le peaufiner dans les moindres détails13. Le paradoxe de cette révolution est que son grand leader n’en est pas le cerveau. Mussolini, Lénine, Hitler, Mao, et même Staline se voulaient des intellectuels, et leur stature de grand penseur, réelle ou imaginaire, était la clé de leur autorité : ils incarnaient le sens de l’histoire. Le charisme de Trump, lui, repose sur tout autre chose : il ne lit pas de livres (ni même les notes dépassant une page), mais il perçoit intuitivement les aspirations et les passions de la base MAGA, et il a une sorte de génie pour se mettre à l’unisson de ses colères et de ses lubies. De ce point de vue, son inculture et sa vulgarité sont des atouts. Mais autour de lui, d’autres personnes pensent la révolution MAGA et ajustent sa stratégie de long terme aux événements. Par-delà la diversité de leurs idéologies et leurs rivalités, ce qui les unit est la conviction qu’au degré de dévastation atteint par l’Amérique après cinquante ans de mauvais gouvernement, il faut être révolutionnaire pour être conservateur14. Le mot « révolutionnaire » doit s’entendre ici au sens propre : il faut tout changer en même temps et, pour cela, déborder le cadre de la politique ordinaire, se préparer à conserver le pouvoir le temps qu’il faudra et, pour cela, contourner ou altérer les formes de la démocratie – d’où le rôle fondateur du mensonge sur le résultat de l’élection présidentielle de 202015 : croire que l’élection a été volée à Trump, c’est ouvrir la voie à la contestation de toute élection défavorable et c’est entrer dans un régime de « vérité alternative », où la cause justifie tous les mensonges et toutes les manipulations.
Si l’on veut s’opposer efficacement à ce projet, il ne faut pas sous-estimer sa cohérence ni l’énergie révolutionnaire qui l’habite. Elles lui donnent la capacité à essuyer des échecs, à louvoyer sans renoncer au but final. Les dirigeants de la révolution conservatrice combinent l’hubris révolutionnaire avec une persévérance toute réaliste dans la poursuite de leurs objectifs, de l’expulsion des immigrés illégaux à la guerre commerciale et au désengagement en Europe. Ils ont inventé une doctrine de l’action gouvernementale qui, pour s’écarter largement des canons enseignés à la Kennedy School of Government de Harvard, n’en est pas moins passablement efficace. On pourrait la définir comme un hooliganisme rationalisé : elle préfère la destruction brutale à la réforme – par exemple, la suppression de l’agence USAID, la coupure des budgets des universités jugées complaisantes avec le wokisme –, mais elle ajuste ses coups de boutoir spectaculaires à la visée de leur impact à plus long terme, de sorte que même quand ils sont suivis de reculs à première vue piteux, ils ont l’effet voulu. La conduite de la guerre commerciale est typique de cette stratégie : ce qui compte n’est pas le bénéfice immédiat des tariffs, mais le démantèlement des institutions et des habitudes du libre-échange, au profit d’un nouveau cadre dans lequel le commerce est reconnu comme une arme de la puissance16.
Si cette analyse est exacte, il ne faut pas trop compter sur les échecs ou les obstacles pour mettre un terme à la révolution trumpienne, que ce soit le refus de Poutine de mettre fin à la guerre en Ukraine ou une défaite éventuelle aux élections de mi-mandat.
Pour les révolutionnaires conservateurs, le péril est existentiel, mais les capacités de l’équipe présidentielle sont sans limite. Ces conservateurs qui se veulent réalistes ont une fascination troublante pour les extrémistes les plus déjantés. J’en donnerai deux exemples : les « Lumières obscures » (Dark Enlightenment) de Curtis Yarvin et l’extrême droite catholique de Steve Bannon.
Geek et philosophe politique, Curtis Yarvin se définit lui-même comme « néoréactionnaire », soit une version autoritaire et élitiste de la doctrine libertarienne. Plus radical que le DOGE d’Elon Musk, il préconisait dès 2011 le RAGE (Retire All Government Employees). Son argument est qu’il est impossible de changer le gouvernement sans se débarrasser de la démocratie et de la bureaucratie. « Seule l’énergie monarchique, l’énergie qui provient d’un unique point, peut être efficace17. » Le pouvoir sera donc concentré dans les mains d’un despote éclairé d’un nouveau type, un PDG-dictateur, désigné par les autres PDG, qui lui devront ensuite une obéissance absolue. Pendant sa campagne sénatoriale en 2021, J. D. Vance s’était référé à Yarvin et avait repris l’idée du RAGE, en affirmant que c’était ce que Trump devrait faire s’il arrivait au pouvoir. Kevin Roberts, l’un des principaux stratèges de Trump – il est le maître d’œuvre du Project 2025 –, est aussi à l’école de Yarvin : « Je pense que le plus grand projet, l’un des meilleurs indicateurs de succès pour la droite politique, si nous sommes réellement à l’aube d’une ère conservatrice de gouvernance, est de vaincre l’État profond.18 » Yarvin est devenu marginal dans la galaxie des intellectuels de la révolution conservatrice depuis que Steve Bannon s’est avisé que son libertarisme élitiste était incompatible avec le populisme MAGA – cette rupture anticipait d’ailleurs le divorce entre Trump et Elon Musk.
Steve Bannon reste en revanche une figure très influente de la galaxie trumpiste, bien qu’il n’ait pas de poste officiel. Il incarne le côté obscur, complotiste19, de la branche catholique du mouvement MAGA, branche dont J. D. Vance est le représentant officiel, plus policé : alors que ce dernier prend soin de ménager le Pape, tout en faisant avancer son agenda conservateur dans l’Église, Bannon, lui, s’affiche avec le cardinal Carlo Vigano, excommunié en 2024. Vigano est convaincu que « l’État profond » a contraint Benoît XVI à la démission en 2013 et fait élire François. Dans un entretien avec Steve Bannon diffusé en mai 2025 sur War Room, le cardinal schismatique relève « en passant » (sic) que les acteurs du complot pour déposer Benoît XVI et le remplacer par un pape progressiste « appartenaient tous à l’élite pédophile (sic), d’Obama à la famille Biden, en passant par McCarrick20 et Hilary Clinton ». Il soutient également que ce sont les mêmes méthodes « subversives » qui ont été employées pour fomenter les « révolutions de couleur21 » et pour forcer la hiérarchie catholique à accepter « des réformes que personne ne demandait, comme l’ordination des femmes, l’autorisation de la sodomie (sic), ou la synodalisation22, pseudo démocratisation contraire au principe monarchique de la papauté, etc. ». Vigano, pour le plus grand ravissement de Bannon, déclare que « ce complot [contre l’Église] fait partie d’un complot mondial plus vaste. Organisé par le lobby subversif de la gauche woke et par le Forum Économique Mondial, il vise à détruire toute forme de résistance à la création d’un Nouvel Ordre Mondial […] et à l’établissement d’une nouvelle Religion de l’humanité qui fournira son fondement doctrinal et moral à la dystopie mondialiste. » Selon lui, l’élection de Donald Trump a donné un coup d’arrêt au complot mondialiste mais « il ne suffit pas de combattre les manifestations les plus extrêmes de l’idéologie woke. Nous devons reconstruire la culture sur le fondement de la famille, et du socle de la morale et de la religion, reconstruire un modèle de société à l’échelle humaine, en accord avec la volonté divine et la Loi des Évangiles. Nous devons apprendre à nos enfants à se battre et à mourir pour les droits de Dieu et non pour les soi-disant droits de l’Homme. »
Sur cette idée de reconstruction de la culture traditionnelle abîmée par le libéralisme, les divagations de Vigano sur le complot franc-maçon et pédophile convergent avec l’agenda politique réaliste de la révolution conservatrice.
Même pour certains de ceux qui, en Europe, se sentent proches du nationalisme anti-élites de Trump, son alignement sur la Russie de Poutine est un scandale incompréhensible – le titre de cette série de trois articles renvoie à cette réaction, à la sidération qui a saisi et saisit encore les Européens. La corruption, les relations troubles de Trump avec la Russie depuis plusieurs décennies, l’entrisme des services russes, la fascination pour Poutine, tout cela intervient dans les choix de Trump sur l’Ukraine, l’Europe et la Russie. Mais je crois qu’on ne peut les comprendre si on ne voit pas leur fonction dans le projet révolutionnaire : vaincre la Chine.
La Chine veut devenir la première puissance mondiale, et donc chasser les États-Unis de cette place. La menace est économique et géopolitique. L’erreur impardonnable des gouvernants et des entreprises des États-Unis est d’avoir nié ou minimisé le danger. Ils ont accueilli à bras ouverts la Chine dans le commerce mondial, installé leurs usines en Chine, accepté d’être envahis par les produits made in China, en oubliant que la Chine appartient au Parti communiste chinois et que la dépendance industrielle, commerciale et financière envers la Chine leur coûterait très cher. Dans la course à l’hégémonie mondiale, l’Amérique est en position avantageuse sur le plan économique grâce à sa prodigieuse créativité technologique, mais elle est en position de faiblesse sur le plan géopolitique. La Chine est devenue plus ouvertement agressive parce qu’elle est plus riche et mieux armée, et parce qu’elle a pris la tête d’une alliance anti-occidentale avec la Russie, l’Iran et la Corée du nord. Les gouvernants actuels baignent dans un climat apocalyptique sur les dangers qui menacent les États-Unis, mais ils ont de bonnes raisons de craindre le « bloc eurasiatique » emmené par la Chine23. Or le maillon faible de ce bloc est la Russie : son économie et sa démographie sont en berne, elle craint la domination de la Chine, qu’elle déteste depuis toujours, malgré les protestations d’amitié, et elle cherche le moyen d’échapper à l’irrésistible vassalisation chinoise, accélérée par la guerre en Ukraine.
Pour ne pas perdre l’hégémonie mondiale, les États-Unis doivent briser le bloc eurasiatique, et ils ne pourront le faire qu’en détachant la Russie de la coalition anti-occidentale. La menace chinoise est existentielle parce qu’à la tête du Bloc se trouve le Parti communiste chinois qui, selon les géopolitologues trumpistes, a déclaré la guerre aux États-Unis en 2019. La guerre en Ukraine, dans la mesure où elle consomme des ressources américaines, augmente la puissance relative du PCC.
Nous avons tous pensé, moi le premier, que l’alliance russe était un fantasme de Trump, parce que l’idéologie (la croisade contre l’ordre occidental) et la préférence des dictateurs pour leurs pairs liaient durablement la Russie à la Chine et que Xi et Poutine avaient le temps long pour eux, tandis que le pouvoir du président des États-Unis était transitoire. Nous pensions que cette stratégie était absurde et vouée à l’échec, ou qu’elle était le paravent d’autre chose (comme un partage du monde entre les trois empires). À court terme, l’alliance avec la Russie semble être en effet un choix perdant, puisque la Russie ne veut pas arrêter la guerre, malgré les cadeaux que lui fait Trump sur le dos de l’Ukraine. Mais, envisagée dans la durée, il est rationnel de penser que l’intérêt de la Russie est de s’y ranger tôt ou tard. Rationnel mais risqué : les États-Unis sont en effet condamnés à réussir l’alliance russe, sans quoi le bloc eurasiatique aura gagné la partie.
C’est pourquoi il y a très peu de chances que les États-Unis renoncent à cette alliance, quels qu’en soient le coût et les conséquences devant l’histoire.
Cette stratégie est le noyau rationnel du comportement de Trump vis-à-vis de l’Ukraine. Mais cela ne suffit pas à rendre compte d’une véritable détestation de l’Ukraine chez nos révolutionnaires, y compris et même surtout, chez J. D. Vance, pourtant censé être l’adulte dans la pièce. Cette fixation anti-ukrainienne a sans doute plusieurs origines, mais la principale est le traumatisme qu’ils ont éprouvé face à l’échec de la politique de regime change inspirée à George W. Bush par les néo-conservateurs. Ils estiment que l’hégémonie américaine a été durablement ébranlée par les fautes criminelles des neo-con, qui ont mené les États-Unis de défaite en défaite et créé des foyers de désordre et de conflit, bien avant que Poutine attaque l’Ukraine. Selon eux, le projet d’exporter la démocratie par la force a fait un tort considérable aux États-Unis, quasi irréparable, jusqu’à l’arrivée de Trump au pouvoir : si je puis dire, une « divine surprise » qui a rompu avec « ces mensonges qui nous ont fait tant de mal ». Or la politique funeste de regime change a été poursuivie en Europe par les successeurs démocrates de George W. Bush, sous la forme du soutien des États-Unis aux « révolutions de couleur », en particulier en Ukraine.
C’est ce schéma intellectuel catastrophiste qui conduit même des gens, par ailleurs bien informés et relativement modérés, à perdre leur sang-froid dès qu’il s’agit de l’Ukraine. Ils se persuadent que la révolution du Maïdan a été fomentée par la CIA et des ONG proches du gouvernement américain, et que la Russie ne pouvait pas réagir autrement qu’elle ne l’a fait à partir de 2014. C’est ainsi que des anticommunistes historiques s’alignent sur le récit russe, tout en affirmant qu’ils n’en font rien. Ils sont si furieusement anti-Ukrainiens qu’ils sont aveugles à l’horreur des crimes de Poutine et à son jusqu’au-boutisme impérialiste.
La rationalité initiale déraille alors dans l’idéologie, et fonce tout droit sur deux écueils : 1) les conservateurs révolutionnaires ne voient pas ou ne veulent pas voir que le découplage de l’Europe des États-Unis est depuis toujours le but des Soviétiques, et aujourd’hui celui de Poutine, pour affaiblir le camp occidental ; 2) toujours sous l’influence du narratif russe, ils tablent sur une victoire rapide de la Russie, avec ou sans cessez-le-feu, alors que l’Ukraine continue de tenir en échec l’armée russe depuis plus de trois ans. Une victoire de l’Ukraine mettrait à bas la grande stratégie géopolitique de l’équipe Trump.
Le trait le plus avéré et le plus inquiétant du conservatisme révolutionnaire est son obsession de la conservation du pouvoir à tout prix. Kevin Roberts le déclare crûment dans l’entretien au Figaro cité plus haut : « Pour changer vraiment les choses, il faut que les conservateurs restent au pouvoir pendant une ou deux générations. » J. D. Vance a donné la formule du conservatisme révolutionnaire dans sa préface au livre de Kevin Roberts, Dawn’s Early Light. Taking Back Washington to Save America (2025)24. Selon Vance, « l’ancien mouvement conservateur soutenait qu’il suffisait d’ôter le gouvernement du chemin et des forces naturelles résoudraient les problèmes. Nous ne sommes plus dans cette situation et devons adopter une approche différente […]. Comme l’écrit Kevin Roberts, “vous pouvez vous contenter d’une politique de laisser faire quand vous êtes tranquillement installé au soleil. Mais quand descend le crépuscule et que vous entendez les loups, il est temps de mettre les chariots en cercle et de charger les mousquets”. » Autrement dit, s’accrocher au pouvoir même en cas de défaite électorale, et utiliser la manière forte contre les opposants : l’évocation de la conquête de l’Ouest sert ici à enjoliver une conception bolchévique du pouvoir.
<p>Cet article Penser l’inimaginable, 3 : une révolution prête à la tyrannie a été publié par desk russie.</p>
15.06.2025 à 17:40
Mykola Riabtchouk
Ceux qui sont contre le régime de Trump aux États-Unis et ailleurs ont une obligation morale de dire « non » à haute voix. Comme les dissidents de l’époque soviétique.
<p>Cet article Dire « non », tout simplement a été publié par desk russie.</p>
Le régime de Trump emprunte dangereusement certaines caractéristiques des régimes autoritaires et totalitaires du passé. Cependant, il est plus « doux » et sournois, et finalement acceptable pour de nombreux citoyens qui se laissent séduire par les sirènes du trumpisme. Pour l’analyste ukrainien, ceux qui sont contre ce régime aux États-Unis et ailleurs ont une obligation morale de dire « non » à haute voix. Comme les dissidents de l’époque soviétique.
Il m’arrive de recevoir des excuses de la part de mes amis étrangers pour les déclarations, les mesures ou les politiques de leur gouvernement à l’égard de l’Ukraine. Il s’agit le plus souvent de Hongrois, parfois de Polonais ou de Slovaques et même, une fois, d’un Suisse et d’un Japonais – parce que, comme je l’ai appris, leur gouvernement préférait détruire des armes périmées plutôt que de les donner à l’Ukraine. Dernièrement, j’ai commencé à recevoir des déclarations de ce type de la part d’Américains.
Je me sens un peu déconcerté parce que je ne suis pas en position d’accepter ou d’exiger de telles excuses : mes collègues et amis ne sont pas obligés de s’excuser puisqu’aucun d’entre eux n’est responsable des décisions de leurs gouvernements respectifs. Cependant, la responsabilité n’est pas synonyme d’obligation de rendre des comptes ; une exemption de celle-là ne nous dispense pas de celle-ci.
Je l’ai ressenti de manière aiguë il y a quelques années, lorsqu’un de mes compatriotes, un ancien détenu au casier judiciaire bien rempli et aux liens, non prouvés mais manifestes, avec une mafia régionale, a profité d’élections libres et assez équitables (selon les normes ukrainiennes) pour arriver au pouvoir. Ironiquement, il a gagné, bien qu’il ait obtenu un demi-million de voix de moins que lors de l’élection de 2005, lorsqu’il a perdu avec 44 % des voix contre 53 % pour son adversaire pro-européen (« orange ») Viktor Iouchtchenko. Cinq ans plus tard, en 2010, il a gagné (50 % à 46 % contre sa nouvelle rivale « orange » Ioulia Timochenko), car cette fois-ci, deux millions d’électeurs « orange » ne se sont tout simplement pas présentés dans les bureaux de vote. Ou ils sont venus uniquement pour rayer les deux candidats, protestant ainsi contre l’inefficacité de l’équipe « orange » qui avait suscité tant d’attentes au départ.
À l’époque, je n’étais pas responsable de la victoire de Ianoukovytch, mais j’avais des comptes à rendre, à la fois en tant que citoyen et en tant qu’auteur. En avais-je fait assez au cours des cinq dernières années pour discipliner le gouvernement « orange », pour tempérer ses querelles internes et pour qu’il se mette enfin au travail ? Pouvais-je faire davantage pour persuader mes concitoyens que le « non » n’était pas une solution, en particulier dans les régimes hybrides qui oscillent entre démocratie non consolidée et autoritarisme non consolidé, et où les enjeux sont donc élevés et l’équilibre très précaire ?
Il est peut-être trop simple et complaisant de dire « j’ai fait tout ce que j’ai pu ». En fait, nous ne savons pas. Nous pouvons évaluer plus ou moins objectivement notre capacité d’action, mais pas notre capacité de cognition : Le terme « tout » est trop nébuleux, car nous ne pouvons pas savoir avec la clarté et la précision voulues ce qui aurait pu être fait et quelle option choisir parmi la longue liste des possibilités. Il pourrait être encore plus facile de dire (après Montesquieu) que les gens ont généralement le gouvernement qu’ils méritent mais, là encore, le diable se cache dans les détails. Cette formule en apparence sage et quasi-philosophique est trop générale, elle néglige le simple fait que les gens sont très différents : certains peuvent « mériter » un meilleur gouvernement, tandis que d’autres peuvent mériter bien pire.
La plupart d’entre nous ont la chance de vivre dans des démocraties, même imparfaites, qui donnent un sens à nos voix bien au-delà des isoloirs. Le droit implique le devoir, la possibilité implique la responsabilité. Tous les gouvernements ont tendance à abuser de leur pouvoir et de leurs ressources s’ils ne sont pas correctement contrôlés. Ils se permettent d’outrepasser les règles autant que les citoyens le leur permettent. Pendant trente ans, j’ai observé les transformations postcommunistes en Europe de l’Est, en enseignant également sur ce sujet et en écrivant un livre qui a été publié à Varsovie en 2021. Deux choses m’ont impressionné dès le début : premièrement, la façon dont le système communiste a été installé dans la région après la Seconde Guerre mondiale et la façon dont, en quelques années, tous les germes de la démocratie naissante, de l’État de droit, des droits civiques et des libertés ont été progressivement étouffés par la coercition, le chantage et les opérations secrètes des services de sécurité soviétiques et de leurs alliés locaux. Et deuxièmement, comment le même système a pénétré de manière très différente des sociétés locales pour être finalement déraciné avec une rapidité et une profondeur très variables selon les pays.
Une certaine « dépendance à l’égard de la trajectoire initiale » entre manifestement en jeu : les pays qui ont connu des traditions démocratiques ou, au moins, celles de l’État de droit dans le passé semblent avoir mieux réussi leurs transformations actuelles. La société civile a été la clé des changements, mais le travail des acteurs gouvernementaux y a également participé, ce qui explique en grande partie, par exemple, la plus grande résistance de la Pologne aux tendances autoritaires par rapport à la Hongrie, même si ces deux pays (ainsi que la Tchécoslovaquie) ont joué un rôle prépondérant dans la résistance antisoviétique et le « retour à l’Europe » tant vanté. Les trajectoires post-soviétiques de l’Ukraine et de la Moldavie vis-à-vis de la Russie et du Bélarus sont également exemplaires à cet égard.
Il y a quelques jours, j’ai assisté au Podiumdiskussion à l’Institut historique allemand de Washington, où un expert polonais, un expert hongrois et deux experts américains ont discuté du thème « Résilience et résistance dans les démocraties fragiles. Perspectives historiques de l’Allemagne, de la Hongrie et de la Pologne ». La discussion s’est toutefois concentrée sur les États-Unis. La sympathie du nouveau président américain pour les dirigeants autoritaires, notamment le Hongrois Viktor Orbán, est bien connue ; ses attaques contre les institutions américaines, le système judiciaire en particulier, ressemblent pour beaucoup à la tristement célèbre Gleichschaltung (mise au pas) allemande des années 1930, même si elles ont été menées à une échelle différente, dans un contexte différent et dans des circonstances différentes. Dans ce contexte, Karolina Wigura a soutenu que l’expérience polonaise de résistance à des tendances similaires pourrait être utile aux Américains et aux Européens qui rejettent l’autoritarisme.
Michael Brenner, professeur d’histoire et titulaire de la chaire d’études israéliennes à l’American University de Washington, a mis en évidence cinq défaillances institutionnelles qui ont facilité la prise de contrôle de l’État et la consolidation de la dictature en Allemagne : le monde des affaires était plutôt conciliant avec les nazis, voire les soutenait ; il en allait de même pour le système judiciaire allemand, traditionnellement enclin à favoriser les conservateurs et partial envers la gauche et les libéraux ; les partis conservateurs acceptaient tacitement la progression d’Hitler, pensant qu’ils seraient en mesure de trouver un modus vivendi avec lui ; les gauchistes étaient divisés et préoccupés par les luttes intestines, projetant leur hostilité également sur les syndicats ; et l’Église était non seulement divisée, mais elle se concentrait presque exclusivement sur ses paroisses plutôt que sur une vision plus large.
Les analogies avec les États-Unis d’aujourd’hui sont peut-être tirées par les cheveux, mais l’anxiété est dans l’air, alimentée de manière récurrente par les ordres très douteux du président et, surtout, par ses attaques extraordinairement brutales contre les tribunaux et les juges désobéissants. Le discours de M. Brenner a largement repris, consciemment ou non, l’article du professeur Jeffrey Herf intitulé “We Are Uncomfortably Close to 1933” (Nous sommes inconfortablement proches de 1933), publié au début du mois de mars dans Persuasion. « L’évolution du pouvoir exécutif en Allemagne sous la dictature hitlérienne, affirme le professeur Herf, reste le cas le plus célèbre dans l’histoire moderne de l’utilisation des mécanismes de la démocratie pour détruire une démocratie. » La relation entre Hitler et les partis politiques conservateurs était au cœur de cette histoire d’échec démocratique. Les événements des six dernières semaines soulèvent la question des similitudes et des différences entre l’érosion du pouvoir du Parlement en Allemagne à l’époque, et la réponse des sénateurs républicains à Donald Trump au pouvoir aux États-Unis aujourd’hui.
Il y a un an et demi, Robert Kagan, rédacteur en chef adjoint du Washington Post, publiait un article sombre dont le titre même contenait un message clair et sans ambiguïté : « Une dictature de Trump est de plus en plus inévitable. Nous devrions cesser de faire semblant. » Il soutient que les signes d’un désastre à venir étaient de plus en plus évidents depuis 2015, mais que les Américains se laissaient aller passivement, menant leurs affaires comme d’habitude, ne prenant aucune mesure effective pour changer de cap : « Comme les passagers d’un bateau, nous savons depuis longtemps qu’une chute d’eau se profile à l’horizon, mais nous pensons que nous trouverons le chemin de la rive avant de tomber dans le vide… Nous sommes aujourd’hui plus proches de ce point que nous ne l’avons jamais été, et pourtant nous continuons à dériver vers la dictature, espérant toujours une intervention qui nous permettrait d’échapper aux conséquences de notre lâcheté collective, de notre ignorance complaisante et volontaire et, surtout, de notre manque d’engagement véritable en faveur de la démocratie libérale. »
Le principal problème de Trump en tant que président doté d’un pouvoir énorme, est, selon Kagan, qu’il « ne sera pas contenu par les tribunaux ou par la règle du droit […]. Le pouvoir de Trump vient de ses partisans, pas des institutions du gouvernement américain, et ses électeurs dévoués l’aiment précisément parce qu’il franchit les lignes et ignore les anciennes frontières… Un système judiciaire qui n’a pas pu contrôler Trump en tant que particulier [dans le passé] ne le contrôlera pas mieux lorsqu’il sera président des États-Unis et qu’il nommera son propre procureur général et tous les autres hauts fonctionnaires du ministère de la Justice. Pensez au pouvoir d’un homme qui se fait élire président malgré les mises en accusation, les comparutions devant les tribunaux et peut-être même les condamnations. Obéira-t-il à une directive de la Cour suprême ? Ou demandera-t-il plutôt combien de divisions blindées possède le président de la Cour suprême ? […] Comme César, Trump exerce une influence qui transcende les lois et les institutions gouvernementales, fondée sur la loyauté personnelle inébranlable de son armée de partisans. »
Le sénateur Mitt Romney, l’un des républicains qui ont voté en faveur de la condamnation de Trump lors du procès en destitution de 2021, a reconnu dans une conversation avec son biographe McKay Coppins que « les menaces physiques de partisans de Trump ont joué un rôle dans la décision de certains de ses collègues de voter en faveur de l’acquittement ». Selon lui, de nombreux hommes politiques s’inquiétaient non seulement de leur carrière, mais aussi de leur sécurité physique et de celle de leur famille. Il a avoué qu’il dépensait 5 000 dollars par jour (!) en services de sécurité pour sa famille et lui, ce qui est loin d’être à la portée de tous les dissidents du parti. L’intimidation et le chantage semblent devenir de plus en plus un instrument des loyalistes de Trump contre les transfuges potentiels de leur camp.
Les critiques de Trump et du trumpisme ne prétendent pas que ceux-là sont des copies conformes d’Hitler et des nazis, ils demandent plutôt aux conservateurs d’aujourd’hui, principalement aux républicains, par analogie avec les conservateurs allemands des années 1930, « s’ils serviront de catalyseurs ou de remparts contre le danger d’un gouvernement autoritaire ». Tant à l’époque qu’aujourd’hui, deux évolutions inquiétantes sont observables : « la volonté des élus d’abandonner leurs prérogatives face à des urgences inventées et à un leader autoritaire disposant d’une base de partisans fidèles » ; et « l’absence d’un pare-feu politique contre la droite autoritaire ».
La dictature annoncée par Trump, comme le prédit Robert Kagan, ne sera certainement pas « une tyrannie communiste, où presque tout le monde ressent l’oppression et voit sa vie façonnée par elle ». Dans les tyrannies conservatrices et antilibérales, les gens ordinaires sont confrontés à toutes sortes de limitations de leurs libertés, mais ce n’est un problème pour eux que dans la mesure où ils accordent de la valeur à ces libertés, ce qui n’est pas le cas de beaucoup de gens. Le fait que cette tyrannie dépende entièrement des caprices d’un seul homme signifie que les droits des Américains seront conditionnels plutôt que garantis. Mais si la plupart des Américains peuvent vaquer à leurs occupations quotidiennes, ils pourraient ne pas s’en préoccuper, tout comme le font de nombreux Russes et Hongrois. Mais les perspectives d’une telle évolution dans la première démocratie du monde sont tout à fait décourageantes.
Dans ce contexte morose, on peut toutefois être encouragé par les nouvelles en provenance de Kyïv concernant la démission de quelques fonctionnaires de l’ambassade américaine, dont l’ambassadrice Bridget Brink, qui a servi pendant près de 30 ans sous cinq présidents – elle a commencé sa carrière dans les dernières années de Bill Clinton. Dans une déclaration, publiée dans le Detroit Free Press, elle reconnaît que sa décision a été très difficile à prendre : pendant trois mois, elle a essayé de s’adapter à la nouvelle ligne politique, jusqu’à ce qu’elle renonce pour des raisons à la fois politiques et morales.
« Malheureusement, a-t-elle déclaré, la politique depuis le début de l’administration Trump a été de faire pression sur la victime, l’Ukraine, plutôt que sur l’agresseur, la Russie. En tant que telle, je ne pouvais plus, en toute bonne foi, mener à bien la politique de l’administration […]. Pendant trois ans, j’ai entendu les récits, vu la brutalité et ressenti la douleur des familles dont les fils et les filles ont été tués ou blessés par des missiles et des drones russes qui ont frappé des terrains de jeu, des églises et des écoles. Au cours de ma carrière passée dans des zones de conflit, j’avais déjà vu de mes propres yeux des atrocités de masse et des destructions gratuites, mais nous n’avons jamais vu une violence aussi systématique, aussi répandue et aussi horrible… Je ne peux pas rester les bras croisés alors qu’un pays est envahi, qu’une démocratie est bombardée et que des enfants sont tués en toute impunité. Je pense que la seule façon de garantir les intérêts des États-Unis est de défendre les démocraties et de s’opposer aux autocrates. La paix à tout prix n’est pas la paix du tout, c’est l’apaisement. »
Une semaine plus tard, dans une interview accordée à PBS News, elle a ajouté plusieurs points, tout en évitant diplomatiquement une réponse directe à une question sur les « autres personnes de l’ambassade en Ukraine, d’autres personnes du service extérieur qui partagent vos préoccupations, qui vous parlent de cela » : « Je pense qu’à l’heure actuelle, surtout après les nombreuses coupes budgétaires et la manière dont elles ont été effectuées, le débat est moins ouvert et les gens ont peur de s’exprimer. Pour moi, c’est très dangereux. Je n’ai jamais vu ce genre d’atmosphère dans notre pays au cours de ma vie professionnelle. J’en ai vu beaucoup à l’étranger… Mais je pense que le fait que cela se produise dans notre pays, une démocratie, la plus grande, la plus forte et, à mon avis, la meilleure du monde, est tout à fait déconcertant. »
Elle a également clarifié une question importante qui est souvent mal comprise en Occident et ailleurs, à savoir que la guerre russe en Ukraine n’est pas une guerre de territoire, mais une guerre d’identité : la Russie s’efforce de modifier le tissu même de la culture et de l’identité ukrainiennes. Et pire encore : « Je pense, et j’en suis horrifiée, que Vladimir Poutine veut rayer l’Ukraine de la carte en tant que pays, en tant que peuple, en tant que culture. Pour moi, cela rappelle certaines des périodes les plus sombres de l’Europe. Je n’aurais jamais pensé auparavant être amenée à démissionner et à m’exprimer publiquement. Mais je pense que les enjeux sont si importants, non seulement pour l’Ukraine, non seulement pour l’Europe, mais aussi pour les États-Unis. Et nous devons être du bon côté de l’histoire. »
Certes, un moineau ne fait pas le printemps, comme le disent les Ukrainiens. Et la démarche de l’ambassadrice Brink ne changera pas le cours narcissique de la politique internationale de Trump, pas plus qu’elle n’incitera de nombreux autres serviteurs de l’État et hommes politiques à suivre son exemple. Mais elle a démontré au moins deux choses. Premièrement, qu’il n’est pas nécessaire de s’en remettre à un gourou géopolitique équipé de théories « réalistes » pour comprendre les développements en Ukraine, mais qu’il suffit de les approcher de première main, sur le terrain. Et, deuxièmement, que le système politique américain n’est pas complètement pétrifié, mais qu’il y a (et qu’il y aura toujours probablement) des personnes honnêtes et courageuses en son sein, capables de s’exprimer, d’agir et peut-être, en fin de compte, de « faire venir le printemps ».
C’est en fait la conclusion à laquelle est parvenue l’oratrice polonaise Karolina Wigura à la fin du débat à l’Institut historique allemand. Elle s’est essentiellement inspirée de la description faite par Robert Kagan des « tyrannies conservatrices et antilibérales » – des dictatures douces qui recourent davantage à la corruption et à la cooptation qu’à la coercition, à la manipulation et à la désinformation qu’à la censure. La relative douceur est leur avantage, un mimétisme qui rend les tendances dictatoriales presque indiscernables. Mais c’est aussi leur point faible, car ils ne peuvent pas réprimer à grande échelle et persécuter ouvertement les opposants. Ils doivent agir dans l’ombre, pour exercer leur pression secrètement et silencieusement. La recette de la résistance est donc fondamentalement la même qu’il y a longtemps, sous le communisme moribond (et en grande partie « mou ») : allumer la lumière, couper le son, éviter toute discussion informelle avec « eux », rendre publiques toutes leurs ouvertures, toutes leurs tentatives de corruption et de chantage. Il suffit de leur dire « non », comme nos mentors, les anciens dissidents soviétiques, nous l’ont appris lorsque nous étions étudiants.
Et, surtout, essayer de dépasser les clivages partisans et d’unifier l’opposition pour une cause commune.
La résilience et la résistance de la démocratie sont une bonne chose. Mais il peut être utile de réfléchir aussi à son affirmation.
Traduit de l’anglais par Desk Russie
<p>Cet article Dire « non », tout simplement a été publié par desk russie.</p>
15.06.2025 à 17:40
Kristian Feigelson
L'auteur relate ses difficultés à obtenir et à transporter les colis avec du matériel médical, et réfléchit sur la guerre, la mémoire, l’organisation de l’aide humanitaire.
<p>Cet article Retour d’Ukraine : « C’est arrivé près de chez vous » a été publié par desk russie.</p>
Sociologue et chercheur à l’IRCAV (Sorbonne Nouvelle), l’auteur évoque son voyage en Ukraine, dont l’un des objectifs était de fournir du matériel médical à un hôpital d’Odessa. Il raconte en particulier son séjour à Tchernivtsi, grande ville multiculturelle ayant fait partie de l’Empire austro-hongrois, puis de l’URSS, avant de devenir une ville ukrainienne. Il relate ses difficultés à obtenir et à transporter des colis de matériel médical, et réfléchit sur la guerre, la mémoire, l’organisation de l’aide humanitaire.
Rentrant récemment d’une mission en Ukraine, je souhaite partager mes impressions. Ce n’est qu’une photographie d’une situation vécue dans un temps limité, lors d’une mission d’une douzaine de jours où j’ai pu recueillir différents témoignages d’Ukrainiens. Dans cette guerre qui dure déjà depuis plus de 3 ans, et que je qualifiais de « drôle de guerre »25, j’avais voulu être utile au plus petit niveau sur l’échelle de la solidarité, dans le cadre d’un conflit meurtrier qui concerne aujourd’hui toute l’Europe. J’écrivais ainsi mi-mai dans ma note d’intention adressée à différents amis, réseaux ou associations concernées : « Depuis un premier voyage en 1977, j’avais connu l’Ukraine et j’y étais retourné ensuite à la chute de l’URSS pour animer des séminaires à Kyïv en tant que professeur. J’avais toujours admiré cet esprit de résistance qui anime l’Ukraine, devenu depuis un pays indépendant et souverain. Après l’invasion russe en 2022, j’ai pris position régulièrement dans les médias pour tenter d’éclaircir le contexte russo-ukrainien, puis co-organisé l’an passé un festival de documentaires ukrainiens sur cette guerre, mais cela ne remplissait pas à mon avis la fonction essentielle d’une véritable solidarité, fondée sur des aides plus concrètes. Agir n’a aucun sens sans un minimum d’action réelle. » Fidèle à ces questionnements et soucieux de me rendre sur le terrain, sans doute en raison de ma déformation professionnelle de sociologue, j’avais l’idée de pointer certains paradoxes de cette société en guerre. Mais je voulaiss aussi, à la demande expresse d’une femme médecin à Odessa, sœur d’une amie exilée à Stockholm, fournir à l’équipe de son hôpital du matériel médical essentiel (notamment des gants stériles et des mèches hémostatiques pour chirurgie de guerre), alors que les populations civiles et les hôpitaux sont bombardés au quotidien.
Rechercher des fonds et réunir la commande médicale à Paris en 10 jours relevait déjà d’un parcours d’obstacles. J’avais pourtant au préalable sollicité depuis plusieurs mois quelques associations françaises qui s’occupent de l’Ukraine, et qui étaient susceptibles de pouvoir m’aider dans cette entreprise. Une association ne me répondit jamais. Une autre qui s’occupait de transporter du matériel militaire me rappela justement que mon projet ne rentrait pas dans son domaine de compétences. Une troisième, plus soucieuse de son impact médiatique me sollicita plutôt pour signer des pétitions dans les journaux, ce que je fis d’ailleurs. Une dernière se préoccupait plutôt de se rendre à un prochain festival documentaire à Kyïv. Aucune de ces associations ne souhaita vraiment diffuser ma note d’intention à ses membres, qui explicitait pourtant la finalité de ma mission et que j’autofinançais au départ. Cela me permit finalement de mesurer à Paris l’écart entre les discours et les réalités sur l’Ukraine.
De fait, rentrant juste des États-Unis où j’étais devenu chercheur associé à l’Université NYU, j’avais pu me rendre compte du travail d’aide médicale à l’Ukraine effectué par des associations américaines, comme Kind Deeds et BlueCheck Ukraine, malgré les mesures récentes décidées par l’administration Trump. Dans le contexte d’un système médical américain onéreux et loin d’être un modèle enviable pour l’Europe, elles ont pu par exemple travailler de concert avec l’hôpital universitaire de Staten Island face à New York, spécialisé dans l’équipement de prothèses médicales, pour soigner les grands blessés de guerre. Grâce aux communautés locales et à une importante ONG en lien avec Médecins sans Frontières, cet hôpital peut prendre en charge des blessés ukrainiens pour trois mois de réhabilitation, avec un coût par soldat d’environ 35 000 euros tous frais payés. D’ailleurs, nombre de ces soldats repartent ensuite se battre courageusement sur le front ukrainien. Le président Zelensky avait pu visiter cet hôpital unique lors d’une visite officielle aux soldats blessés en septembre 2023.
À mon retour d’Ukraine, je me demandais pourquoi des structures médicales en Europe aussi bien équipées ne pouvaient faire de même alors que cette guerre est à trois heures de vol de Paris ? Sans aucun doute, le système de financement américain via des fondations privées permet de lever assez vite des fonds à la différence du système français fonctionnant plutôt sur des fonds publics. La principale et la plus innovante parmi la centaine d’organisations aidant l’Ukraine reste sans doute BlueCheck Ukraine. Elle s’inspire d’un modèle anglo-saxon philanthropique fondé avant tout sur l’esprit de charité. Celle-ci a récolté et reversé depuis 2023 plus de 4,5 millions de dollars à tout un réseau d’aide médicale et d’assistance dans près d’une vingtaine de régions en Ukraine. Les fonds sont transférés en Ukraine en moins de 72 heures.
Passer par les services d’un hôpital en France s’avérait aussi impossible, notamment pour avoir accès à l’achat de stocks non utilisés. Sur les conseils d’un ami professeur de médecine dans un grand hôpital parisien, m’interrogeant sur la façon d’obtenir ou de commander des stocks de gants chirurgicaux non vendus en pharmacie, ou de pouvoir les faire financer, j’ai contacté différents sites d’économies solidaires. Mon texte explicatif pour préciser ma démarche incluant le mot « Ukraine », tous refusèrent d’accueillir ma proposition : comme on me le précisa ensuite, l’emploi des termes « aide à l’Ukraine » repéré par les algorithmes devient un terme repoussoir, susceptible de générer des escroqueries au nom de l’Ukraine. Finalement, seule une plate-forme américaine d’économie solidaire hébergée en Irlande accepta mon projet autofinancé, puis seule une association franco-géorgienne répondit favorablement pour diffuser mon appel ! Mes démarches d’aides au financement auprès de mes réseaux professionnels furent globalement couronnées d’assez peu de succès, certains jugeant sans doute cette initiative peu appropriée sans toutefois la désapprouver ouvertement.
Partagés entre indifférence affichée et sympathie amusée, les quelques militants de « la cause ukrainienne » que j’avais sollicités pour m’accompagner ou m’aider à cette occasion à Odessa se récusèrent tous26. Pourtant je me rendais dans une région relativement épargnée !
Toute autre fut la réaction du corps médical comme des pharmaciens ou grossistes en matériel médical contactés en France, tous soucieux de bien vouloir m’aider en connaissance de cause. Par malchance, je fus confronté à une rupture générale de stock du matériel médical commandé, à une dizaine de jours de mon départ. Malgré de nombreuses difficultés, j’ai finalement réuni un budget, et un distributeur de matériel médical me livra à Paris au prix fort quelques cartons de son stock, tandis qu’un grossiste de Clermont-Ferrand accepta dans le temps imparti de faire partir en urgence d’autres cartons à Nice, qui devaient m’être livrés ensuite à la frontière roumano-ukrainienne grâce à l’aide d’autres collègues. Mais là encore, je n’étais pas au bout de mes surprises. Si une grande majorité s’acquitta par esprit de solidarité de cette tâche consistant pour chacun à transporter un carton médicalisé, une petite minorité s’y refusa, prétextant des surtaxes éventuelles d’avion à payer ou encore leurs appréhensions à transporter ces cartons médicalisés ! Or les véritables inquiétudes de professeurs bien informés devraient, me semble-t-il, d’abord concerner l’Ukraine blessée, meurtrie et dévastée. J’ai donc connu, avant mon départ, toute une série de contraintes et difficultés inattendues, mais aussi d’obstacles inappropriés, qui précédèrent ceux que je pensais rencontrer en Ukraine sur le terrain.
Seules quelques options s’ouvraient pour franchir la frontière ukrainienne, aucun avion n’étant autorisé à atterrir ou à survoler le pays. Un de mes amis l’avait franchie l’an dernier grâce à l’appui d’une association d’aide à l’Ukraine dont il était membre, pour véhiculer par la route du matériel à Lviv dans l’Ouest de l’Ukraine. Mais le retour par la frontière polonaise, avec plusieurs heures d’attente en bus, s’était avéré cauchemardesque. Une autre solution se présentait par la Moldavie pour rejoindre Odessa. Un premier voyage de 8 heures de train pour faire seulement 300 km et traverser la Transylvanie me permit d’atteindre la frontière roumaine. Puis le franchissement en bus de la frontière ukrainienne se passa sans encombre en moins d’une heure d’attente avec un couloir réservé au bus roumain (celui du retour fut plus long et fastidieux via un service de voiture privée ukrainienne sur un autre poste frontière en zone rurale entrecoupée de barrages militaires routiers). Je m’inquiétais moins de la guerre (un drone russe était tombé la veille à proximité) que de mon passeport français où était apposé un visa scientifique russe pourtant expiré.
Mais l’arrivée à Tchernivtsi, grande ville ukrainienne, sous une pluie battante, se fit dans de bonnes conditions grâce à l’aide d’une collègue ukrainienne. Je fus logé dans un des hôtels de la ville, qui me rappela la période soviétique – grand et désert, sombre et lugubre malgré la gentillesse de tout le personnel. Un couvre-feu était imposé entre minuit et 4 heures du matin et la sirène retentit une nuit, signe inquiétant de l’intensification des attaques nocturnes de drones russes sur une grande partie de l’Ukraine, mais aussi de leur capacité à atteindre la frontière proche de la Roumanie et à y provoquer des coupures d’électricité par intermittence et autres dégâts.
Tchernivtsi, siège du premier congrès juif en 1908 légitimant la langue yiddish, est la ville natale du poète Paul Celan, exilé par la suite en France, dont la statue moderne trône dans un square. Sa population juive, à 40 % avant la Seconde Guerre mondiale, fut anéantie d’abord lors des pogroms organisés par des supplétifs roumains des nazis, puis ces derniers poursuivirent l’extermination27. Un grand cimetière juif à l’abandon à l’écart de la ville témoigne de ce que fut cette richesse culturelle juive disparue aujourd’hui de toute l’Europe centrale. Une synagogue en chantier à l’entrée du cimetière, financée par l’Allemagne, annonce une réouverture pour 2019 mais reste inachevée pour cause de guerre, alors que la grande synagogue en centre-ville fut transformée après-guerre par les Soviétiques en salle de cinéma ; on l’appelle « Kinagogua ». Ironie du sort, on y programmait comme à Paris le dernier Mission impossible avec Tom Cruise. Une petite synagogue hassidique dans l’ancien quartier juif du ghetto reste encore en activité pour une communauté de moins de 2 000 personnes. La ville fut incorporée à l’URSS de Staline, avec ses banlieues soviétisées, mais son centre historique resta globalement fidèle à l’héritage architectural austro-hongrois rappelant à la fois Lviv, Cracovie, Vienne, voire Saint-Pétersbourg. Ville frontière mais aussi ville vivante, jamais en repos à la différence de celles visitées du côté roumain, Tchernivtsi témoigne maintenant d’un leg ukrainien avec sa place centrale où trône la statue du poète Chevtchenko sur fond d’un immense drapeau ukrainien. Aucun touriste pratiquement, mais la ville accueille une importante communauté d’étudiants indiens venus y faire leurs études de médecine, tout comme d’ailleurs Cluj en Roumanie compte près de 2 000 jeunes Français inscrits dans des cursus médicaux.
Avec plus de 350 000 habitants, Tchernivtsi fait face aujourd’hui à l’afflux important de réfugiés du front de l’Est, soit près d’un tiers de sa population28. La ville témoigne aussi de son multiculturalisme religieux : nombre d’églises orthodoxes, gréco-catholiques, protestantes, uniates ou encore une église arménienne, cette dernière ayant été transformée par les autorités soviétiques en aire de stockage avant d’être réhabilitée après 1991 (quoique la population arménienne ait totalement disparue aujourd’hui de la ville). Le patriarche Kirill de Moscou – un ancien du FSB qui prêche une guerre sainte et fratricide en Ukraine, au nom d’une unité mythique du monde slave comme d’une lutte contre un Occident collectif et dépravé –, est vilipendé et considéré comme persona non grata en Ukraine. La cathédrale affiliée au Patriarcat de Moscou a été annexée, dans un pays très croyant ; celles de Nice en France sont d’ailleurs récemment passées sous contrôle de l’État russe29.
À la différence de la Russie, toutes les statues de Lénine ont disparu en Ukraine, effaçant un passé totalitaire30. La ville se distingue aussi par ses nombreuses spécialités culinaires et compte des restaurants asiatiques, japonais, indiens, thaï ou encore géorgiens et casher, bien que le seul restaurant français apprécié ait fermé juste après l’invasion russe. Le parc automobile est totalement rénové, majoritairement allemand comme coréen, et on n’y croise pratiquement plus d’anciennes voitures soviétiques. L’économie numérique est omniprésente dans l’espace public, tant dans les lieux touristiques parsemés de QR Code que dans les menus des restaurants. Les supermarchés sont bien achalandés, en ville et à la périphérie de grands centres commerciaux jusqu’à y trouver même des marques de vodka française inconnues en France ou du Coca-Cola américain rebaptisé « Rodina » (Patrie). Pourtant, malgré cette apparente abondance, les salaires moyens sont estimés à 500 euros et chaque habitant cumule un ou deux emplois, souvent précaires.
L’université, ancien siège de l’archevêché, construite en 1863 dans un style ottoman par un architecte pragois venu de Vienne et située dans un grand jardin, rappelle les campus anglo-saxons. Invité à donner un séminaire par mes collègues ukrainiens à l’université, j’ai présenté une recherche sur la construction de l’ennemi et du traître dans le cinéma soviétique des années 1960, à partir de trois films de fiction primés à l’Ouest dans de grands festivals internationaux de l’époque, Cannes, Berlin et Venise. Ces films avaient permis, dans un contexte de guerre froide et sur un mode romancé, de contribuer au discours soviétique dominant de l’époque sur la Paix, entre l’invasion de Budapest en 1956 et l’installation des missiles à Cuba en 1962. Ces films de trois générations de réalisateurs soviétiques (Quand passent les cigognes (1957) de Kalatozov, La ballade du soldat (1959) de Tchoukhraï, L’enfance d’Ivan (1962) de Tarkovski) effacent paradoxalement l’image du nazi pour faire émerger la figure héroïque du soldat russe au détriment des autres « peuples punis de l’URSS », qui participèrent massivement à l’effort de guerre31. On se devait de rappeler que 6 millions d’Ukrainiens avaient combattu dans l’Armée rouge, 120 000 dans l’armée polonaise, et moins de 13 000 dans la Légion UPA/Bandera aux côtés de l’armée allemande. En 1945, on avait évalué le total des seules pertes ukrainiennes à 3 à 4 millions de soldats et 5 millions de civils en Ukraine. Sans oublier les millions de soldats des républiques du Caucase et d’Asie centrale, actifs sur le front de l’Est mais absents dans tous ces films. Devant un parterre d’enseignants et d’étudiants, attentifs mais souvent ignorants de ces films comme de ce passé soviétique récent, je reprenais cette question du nazisme comme figure répétitive et fallacieuse légitimant l’invasion russe. Il y a déjà 20 ans, lors d’un séminaire en sociologie à l’Université de Saint-Pétersbourg, j’avais fait la même observation sur ce clivage générationnel d’une mémoire aujourd’hui occultée32.
Comment finalement appréhender cette guerre sans référence à un héritage soviétique toujours présent, oblitérant déjà le pacte germano-soviétique de 1939 ? À la différence de l’Allemagne d’après-guerre où un véritable travail de la mémoire avait été entrepris depuis plusieurs générations, dans la Russie post-soviétique, toutes ces entreprises furent quasiment vouées à l’échec ou bannies, comme Memorial. Aujourd’hui, dans la Russie de Poutine, on réhabilite Staline et on inaugure sa statue monumentale dans une station centrale du métro à Moscou, la Taganskaïa, ou on rebaptise l’aéroport de Volgograd « Stalingrad international ».
Celle-ci est à la fois présente et lointaine. Tchernivtsi est équivalente en population à Marioupol, ville martyre comme bien d’autres, située à quelques centaines de kilomètres plus au sud. Tout aussi grande que Bordeaux, Marioupol, port stratégique au bord de la mer d’Azov, reliée à la mer Noire, fut presque entièrement rayée de la carte dès le début de l’invasion russe de février 2022. Le documentaire 20 jours à Marioupol (2023), que j’ai présenté à la Sorbonne en décembre 202433, mentionnait 35 000 morts civils, tués au cours de l’ « Opération militaire spéciale » au nom d’une soi-disant lutte contre le nazisme. Un chauffeur de taxi réfugié de Marioupol, qui avait vécu ces événements en direct, me parla plutôt d’un bilan chiffré de 100 000 morts civils. La ville est désormais occupée par les Russes qui en font maintenant la promotion immobilière en Russie pour y installer leurs compatriotes.
On ressent dans la population un mélange à la fois de détermination et d’usure, d’individualisme et de solidarité collective. Les bureaux de recrutement militaire fonctionnent en recrutant aussi sur des contrats à durée déterminée, mais aucun homme sans autorisation spéciale n’a le droit de quitter aujourd’hui l’Ukraine34. Comme partout en Ukraine, le cimetière central à la sortie de la ville est couvert de milliers de tombes, chacune aux couleurs du drapeau ukrainien. Nombre de cercueils sans être enterrés reposent à même sur la terre fraîche. Les photos de très jeunes soldats tués parsèment la ville et rappellent l’ampleur de cette guerre au quotidien. Chaque famille est touchée de près ou de loin35.
Après dix années de guerre, les tensions sont palpables au sein de la société ukrainienne. Dans la rédaction du journal local Molodoï Boukovinets que j’ai pu visiter, une partie souhaite pouvoir négocier les territoires occupés par la Russie, une autre refuse toute concession. Certains jugent que cette économie de guerre est profitable à une minorité et participe aussi d’une corruption en Ukraine. Tous invoquent le grand nombre de morts rendant des négociations difficiles, à la fois avec Poutine – traité d’assassin – et avec Trump – considéré comme un traître à l’Ukraine. La plupart des gens, ici, mettent leur foi en l’Europe, dont ils regrettent le manque d’implication militaire, tout en partageant depuis Maïdan ses valeurs démocratiques, comme le montrent les bâtiments officiels, tous recouverts de drapeaux ukrainiens et européens.
Pour ces Ukrainiens que j’ai rencontrés, la Russie de Poutine a lancé une vaste offensive non seulement contre l’Ukraine en première ligne mais contre l’ensemble de l’Europe. Bien qu’en partie russophone, la population refuse majoritairement de parler le russe, comme dans tous les pays d’Europe centrale qui furent occupés par les Soviétiques36. Les programmes de télévision, pourtant soumis à la censure militaire, diffusent en boucle les informations du front et, actualité oblige, les dernières attaques massives de drones russes sur les villes ukrainiennes, et celles des drones ukrainiens, victorieux, sur la Russie. Ils alternent avec d’autres programmes de divertissement ou de séries latino-américaines doublées, comme s’il fallait aussi oublier cette guerre et continuer à vivre, sinon survivre. Cependant, la région que j’ai visitée rappelle une terre martyre et renvoie à une autre histoire, celle de l’Europe centrale marquée à la fois par Hitler et Staline37. Aujourd’hui, l’Ukraine est confrontée à une nouvelle économie de la mort russe, « smertonomika », alimentée par le lobby militaire et décrétée par Poutine sans qu’on en mesure à terme les réelles perspectives38.
Aller à Odessa, ma destination prévue, s’avéra finalement dangereux avec l’intensification ces jours-ci des bombardements russes sur la ville. Je dus y renoncer sur place. Le voyage demandait encore près de 13 heures de train ou de bus à l’aller avec un retour incertain étant donné le contexte actuel. Néanmoins, je pus livrer l’ensemble de mes colis médicaux à Odessa. Grâce à un service postal privé très efficace, signe aussi de l’esprit d’entreprise, à la fois créatif et innovant des Ukrainiens, l’ensemble de ce matériel médical destiné aux médecins de l’hôpital d’Odessa fut livré en une nuit. Sans doute quelques vies pourront être sauvées. J’avais pourtant bien conscience que c’était une goutte d’eau dans un océan.
<p>Cet article Retour d’Ukraine : « C’est arrivé près de chez vous » a été publié par desk russie.</p>