07.10.2025 à 15:33
Le rapport Ces entreprises qui menacent la démocratie 2025 examine la menace grandissante que sept entreprises mortifères (Amazon, Meta, Palantir, Anduril, Northrop Grumman, SpaceX, Vanguard) font peser sur les droits et libertés des citoyens, en s'impliquant dans la militarisation rapide de l'économie mondiale et en soutenant des partis d'extrême droite.
Le journaliste Arthur Neslen s'est entretenu avec l'auteur du rapport, Todd Brogan, directeur des campagnes et de la mobilisation au (…)
Le rapport Ces entreprises qui menacent la démocratie 2025 examine la menace grandissante que sept entreprises mortifères (Amazon, Meta, Palantir, Anduril, Northrop Grumman, SpaceX, Vanguard) font peser sur les droits et libertés des citoyens, en s'impliquant dans la militarisation rapide de l'économie mondiale et en soutenant des partis d'extrême droite.
Le journaliste Arthur Neslen s'est entretenu avec l'auteur du rapport, Todd Brogan, directeur des campagnes et de la mobilisation au sein de la Confédération syndicale internationale (CSI), au sujet de ce qu'il décrit comme le « tournant dystopique » que prend la démocratie mondiale.
Votre précédent rapport, publié en septembre 2024, sur les entreprises qui menacent la démocratie, ne se focalisait pas sur un secteur particulier. Pourquoi vous être concentré sur le secteur militaire cette fois-ci ?
Cette année marque le 80e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale et, dans le même temps, le 80e anniversaire de la dernière fois qu'une arme nucléaire a été utilisée. Cette commémoration intervient à un moment où nous assistons à une forte poussée vers le réarmement en Europe, aux États-Unis et dans le monde, ce qui se traduit par un transfert important de ressources depuis des programmes sociaux et de protection vers l'industrie de l'armement. Nous avons donc estimé que le moment était opportun.
Les pays européens déclarent devoir détourner leurs dépenses sociales vers la défense, car la Russie représente une menace existentielle. Que répondez-vous à cela ?
Qu'il est impossible de protéger un mode de vie en le privant de financement. Cette idée qui veut que la Russie, huitième économie mondiale, est tellement puissante et représente une telle menace que l'Union européenne et le Royaume-Uni sont contraints de supprimer les éléments mêmes qui font de ces pays des endroits où il fait bon vivre pour beaucoup (pas tous) et que cela permettrait d'une manière ou d'une autre de réduire la menace existentielle… est de la folie.
J'ai vécu aux États-Unis pendant presque toute ma vie, un pays qui a investi des sommes absurdes dans la production d'armes en invoquant le même prétexte que cela nous protégerait de l'Union soviétique, ou pendant la guerre contre le terrorisme, ou maintenant de la Chine. La réduction des investissements dans les domaines de la santé, de l'éducation et de la Sécurité sociale, au profit de l'armement, a entraîné une détérioration de l'économie, un déclin de la démocratie et une population asphyxiée par la désinformation, avec des syndicats brisés et détruits.
Je ne comprends pas pourquoi quelqu'un voudrait suivre ce modèle.
La course aux armements n'a généralement pas permis d'améliorer le logement, les soins de santé ou l'éducation des classes populaires ni d'augmenter le niveau de vie de la grande majorité des travailleurs. Les menaces belliqueuses et l'attitude va-t-en-guerre sont les derniers recours politiques d'une classe dirigeante qui a renoncé à améliorer la société par d'autres moyens.
Certes, la militarisation croissante de l'économie mondiale détourne des fonds destinés aux dépenses sociales, mais en quoi cela menace-t-il la démocratie ?
Le détricotage des filets de sécurité sociale constitue une attaque directe contre la démocratie, car il déstabilise des sociétés déjà instables. Nous assistons à une augmentation rapide et spectaculaire des inégalités entre les très riches et le reste de la population. Or, historiquement, lorsque de telles circonstances se produisent, les populations ont tendance à se tourner vers des formes de gouvernement autoritaires pour tenter de faire bouger les choses.
Malheureusement, au cours des deux dernières décennies, la démocratie n'a pas réussi à apporter les progrès matériels dont les travailleurs ont besoin. Le transfert de richesses des classes populaires, déjà insuffisamment soutenues, vers quelques entreprises détenues par les personnes les plus riches de la planète (et le fait de permettre à ces entreprises et à leurs PDG de réinvestir directement cet argent dans des factions et des partis politiques d'extrême droite qui rêvent d'un monde sans démocratie) menace considérablement la démocratie au travail, dans la société et dans les institutions mondiales.
Quel impact le génocide mené par Israël à Gaza a-t-il eu sur cette question ?
On observe une relation symbiotique troublante entre les gouvernements d'extrême droite et l'industrie mondiale de l'armement. Des gouvernements comme celui d'Israël privilégient le contrôle coercitif plutôt que la démocratie ou les droits humains. Cette relation est particulièrement préoccupante, car Amazon Web Services a conclu un accord de 1,2 milliard de dollars US (environ 1 milliard d'euros) avec Google et le gouvernement israélien pour surveiller les territoires palestiniens illégalement occupés.
La rapporteuse spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens, Francesca Albanese, a cité Amazon pour son soutien à l'infrastructure cloud dans cette région. Les responsables militaires israéliens ont décrit cette infrastructure comme « une arme dans tous les sens du terme », utilisée pour la surveillance ciblée. Il faut également mentionner Palantir, dont les contrats avec le gouvernement israélien font l'objet d'un examen attentif. Un investisseur norvégien a renoncé à investir dans cette entreprise en raison de son implication dans des violations du droit international humanitaire. Les choses prennent une tournure dystopique.
Trois des entreprises citées — Amazon, Meta et Vanguard — figuraient déjà dans votre rapport de l'année dernière. Comment avez-vous choisi ces sept-là ?
Les grands ensembles de données collectés auprès de nos partenaires et nos propres rapports internes ont été notre point de départ. Nous avons recensé dans la colonne A des centaines et des centaines d'entreprises qui se sont vu infliger des amendes importantes pour violation des lois sur l'environnement, la protection des consommateurs et le droit du travail. Nous avons ensuite examiné les études existantes réalisées par des organismes de surveillance des entreprises et, dans la colonne B, nous avons examiné une base de données des acteurs d'extrême droite (leaders de réseaux, orateurs, politiciens, hommes d'affaires). Nous avons ensuite développé un outil permettant de parcourir le Web afin de cartographier les connexions entre la colonne A et la colonne B.
Des milliers de connexions, de notes et de liens vers des rapports et des articles ont ainsi été générés. Grâce à toutes ces données, nous avons dressé une liste succincte d'entreprises présentant des connexions plus fortes et ne faisant aucun effort pour améliorer leur comportement.
Pourquoi sept, me direz-vous ? À vrai dire, nous aurions pu dresser une liste de 70 ou 700 entreprises. Le choix est emblématique. Ce sont les pires parmi leurs pairs, mais les mauvais acteurs sont nombreux, c'est pourquoi nous établissons cette liste chaque année. Il se trouve que, cette année, ce sont les mêmes entreprises que l'année dernière qui apparaissent dans cette liste.
C'est un cercle vicieux. Les mêmes entreprises avec lesquelles nous négocions et contre lesquelles nous faisons grève nous répètent sans cesse qu'elles n'ont pas les moyens d'offrir de meilleurs salaires ou avantages sociaux à leurs employés, alors qu'elles engrangent des bénéfices démesurés et versent des primes scandaleuses à leurs PDG milliardaires. Ces entreprises investissent également une partie de cet argent dans un lobbying agressif visant à s'offrir une tribune ou soutenir une réglementation laxiste des mêmes forces politiques d'extrême droite qui, une fois au pouvoir, s'opposent farouchement aux syndicats et accordent d'importants cadeaux fiscaux à ces mêmes milliardaires.
Parmi les trois sociétés que nous avons à nouveau choisies cette année, Vanguard est un pilier de l'investissement institutionnel mondial. Dès qu'une importante pression de l'extrême droite s'est exercée sur elle pour qu'elle abandonne les règles ESG [environnementales, sociales et de gouvernance], autrement qualifiées de « wokes », elle s'en est complètement détournée. Elle est connue pour ne pas dialoguer avec les investisseurs activistes. C'est également le plus grand investisseur mondial dans la production d'armes nucléaires.
La société Meta est l'une des rares entreprises à avoir répondu l'année dernière lorsque nous l'avons nommée. Elle a évoqué de nombreuses politiques qui, au moment où nous avons commencé nos recherches cette année, avaient déjà été écartées afin de s'attirer les faveurs de l'extrême droite. À nos yeux, cela signifiait que nous devions nous pencher à nouveau sur leur cas et, dès que nous l'avons fait, nous avons constaté qu'ils s'étaient encore davantage déplacés vers l'extrême droite et s'étaient ouverts à plus de contrats militaires.
La façon dont les services Web d'Amazon sont mis en action pour faciliter la guerre est particulièrement choquante. Tout en aidant les militaires à mettre en œuvre l'intelligence artificielle (IA), l'entreprise a simultanément fait pression pendant au moins une décennie pour qu'aucune réglementation ne soit appliquée à l'IA. Elle est donc favorable à un déploiement irresponsable et non réglementé de l'IA à des fins militaires. Contrairement à d'autres entreprises, Amazon a été pénalisé au Brésil, au Canada, en Espagne, en France, en Italie, au Japon et en Pologne, et les lobbyistes de l'entreprise sont désormais interdits d'accès au Parlement européen.
Laquelle de ces sept entreprises autorise les syndicats ?
La seule entreprise notablement antisyndicale est Northrop Grumman, troisième fabricant d'armes au monde, mais premier fabricant d'armes nucléaires. Alors que certains de ses concurrents affichent un taux de syndicalisation de 20 %, le sien n'est que de 4 %. Il s'agit d'un secteur industriel traditionnel, mais, même parmi ses pairs, son taux de syndicalisation est très faible. Par ailleurs, l'entreprise délocalise ses activités des régions fortement syndiquées vers les États-Unis, dans les États avec les pires lois du travail, ce qui réduit encore davantage son taux de syndicalisation au fil du temps.
Comment ces sept entreprises sont-elles parvenues à contourner le système décisionnel normal pour influencer, voire déterminer, les résultats politiques ?
Ces entreprises possèdent des actifs qui dépassent de loin ceux de nombreux pays. Leur décision d'installer (ou non) leurs activités à un endroit peut affecter considérablement l'économie de nations entières. Dans des zones plus étendues, comme l'UE ou les États-Unis, nous constatons comment elles transforment leurs activités commerciales en une forme de lobbying. Elles inaugurent des installations dans certaines circonscriptions électorales pour s'attirer des faveurs ou offrent des récompenses. Elles financent des think tanks, des « alliances » ou des associations afin de produire des rapports favorables à leurs positions. Ces derniers sont ensuite présentés lors de tables rondes avec des élus, et ces rapports et leurs statistiques sont cités comme étant les conclusions d'un tiers par les élus pour expliquer leurs décisions législatives.
Les fonds considérables disponibles à cette fin et l'affaiblissement des lois relatives aux dépenses des entreprises, aux études bidon, au lobbying et à l'accès aux représentants élus… tout cela forme une déferlante dont la hauteur dépasse largement celle des digues en présence. Et ces éléments commencent à apparaître comme des fatalités, car les autres données sont sous-financées et ne peuvent exercer la même influence.
Voyez-vous une menace explicite peser sur la démocratie représentative, comme dans les années 1930 lorsque Ford et d'autres ploutocrates avaient financé des fascistes, ou plutôt une continuation du processus d'érosion de la démocratie auquel nous assistons depuis des décennies ?
Je pense que les deux tendances convergent. Nous avons vu des menaces explicites. Le président des États-Unis [Donald Trump] en profère tout le temps. « Peut-être que les gens aimeraient avoir un dictateur. » Mais je constate également une accélération de l'érosion. Nous n'observons pas encore une volonté d'abandonner la démocratie, mais vous voyez des penseurs de premier plan au sein de ces mouvements, notamment Peter Thiel de Palantir, déclarer ouvertement qu'il ne pense pas que la démocratie et la liberté soient compatibles tout en se présentant comme un combattant pour la liberté. L'idée de devenir ouvertement autoritaire fait son chemin, mais je trouve l'érosion tout aussi insidieuse.
D'une certaine manière, c'est encore pire, car cela permet de maintenir une façade démocratique, comme l'a fait Saddam Hussein avec ses scrutins de 90 % des voix ou comme la Biélorussie et la junte birmane aujourd'hui. Même les champions de la démocratie libérale traditionnelle ne défendent pas la démocratie économique sur le lieu de travail, ni la représentation au sein des conseils d'administration, ni un contrôle accru par les travailleurs par l'intermédiaire de coopératives. La démocratie que réclament les membres de nos syndicats est le désir de contrôler collectivement tous les aspects de leur vie, avec les autres travailleurs de leur communauté, de leur lieu de travail et de leur pays.
Certaines entreprises dont vous parlez disposent de plus d'argent que certains gouvernements. Comment peut-on à nouveau contrôler leur pouvoir ?
L'une des opportunités qu'offre le système multilatéral réside dans les négociations qui auront lieu l'année prochaine en vue de conclure une convention fiscale des Nations unies visant à créer un système auquel les entreprises ne peuvent pas simplement recourir à la coercition ou à la menace de grèves du capital, comme elles le font lorsque les pays tentent d'augmenter leurs recettes pour scolariser leurs enfants ou offrir une certaine protection sociale.
Il en va de même pour la convention de l'Organisation internationale du Travail dans l'économie des plateformes. Nous n'essayons pas de remplacer la réglementation nationale. Les gouvernements nous disent que des normes internationales de base leur seraient extrêmement utiles pour leur donner la marge de manœuvre nécessaire pour adopter des lois nationales, sans que ces entreprises ne fassent pression. Le système international, aussi imparfait soit-il, reste le meilleur atout dont disposent les pays pour empêcher ces entreprises d'exercer une influence indue.
02.10.2025 à 11:22
Le sentiment d'invisibilité au travail, Jorge Llorca le connaît bien. Il y a dix ans, ce serveur catalan était au chômage lorsqu'il a appris que Kim Díaz, un entrepreneur local, recrutait des personnes de plus de 50 ans pour son nouveau projet : Entrepanes Díaz, un bar-restaurant dont le décor et l'atmosphère évoquent l'Espagne des années 1950 et 1960. « Je me suis rendu compte que, s'il est assez difficile pour les jeunes de trouver un emploi, lorsque vous atteignez 55 ou 58 ans et que vous (…)
- Actualité / Europe-Global, Discrimination, Emploi, Femmes, Politique et économie, Vieillissement de la population , Salman Yunus, Louise DurkinLe sentiment d'invisibilité au travail, Jorge Llorca le connaît bien. Il y a dix ans, ce serveur catalan était au chômage lorsqu'il a appris que Kim Díaz, un entrepreneur local, recrutait des personnes de plus de 50 ans pour son nouveau projet : Entrepanes Díaz, un bar-restaurant dont le décor et l'atmosphère évoquent l'Espagne des années 1950 et 1960. « Je me suis rendu compte que, s'il est assez difficile pour les jeunes de trouver un emploi, lorsque vous atteignez 55 ou 58 ans et que vous êtes au chômage, vous devenez transparent aux yeux de tous », se souvient Jorge, aujourd'hui âgé de 59 ans.
Son témoignage cristallise une réalité qui touche des millions de personnes dans le monde : l'âgisme dans le monde du travail, une discrimination systématique qui rend les travailleurs avec des décennies d'expérience invisibles sur le marché. Pendant ce temps, dans une réalité parallèle, des pays comme le Danemark relèvent l'âge légal de la retraite à 70 ans – face à l'allongement de l'espérance de vie. « La cinquantaine d'aujourd'hui n'est pas celle d'il y a 20 ans. Nous pouvons voyager, aller au ski, pourquoi ne pas travailler ? », s'interroge Jorge, avec une énergie et un sens de l'humour enviables.
Cette exclusion est encore plus marquée si vous êtes une femme et une migrante. Cecilia Huané est arrivée à Barcelone de Lima en février 2023, à l'âge de 48 ans, pour échapper à l'insécurité des rues du Pérou et pour offrir des possibilités d'éducation à son fils adolescent. Avec une formation en comptabilité et une expérience bancaire, elle s'est attelée « huit heures par jour » pendant des mois à envoyer des CV, mais en vain. « Au Pérou, ils annoncent directement qu'ils cherchent une assistante comptable âgée de 25 à 35 ans. Ici, ils ne le disent pas aussi ouvertement, mais vous avez une chance sur dix d'être prise », explique Cecilia, aujourd'hui âgée de 51 ans.
Les statistiques révèlent un paradoxe démographique : l'Europe est face à une urgence, elle a besoin de ses travailleurs âgés, pour leur talent, leurs contributions et la croissance du PIB, or elle les tient systématiquement à l'écart du marché du travail.
L'âgisme se nourrit d'une série d'idées préconçues, expliquent à Equal Times le syndicat espagnol CCOO et la Fédération européenne des retraités et des personnes âgées (FERPA). Parmi elles, les préjugés des employeurs quant à la « rentabilité » et à la capacité d'adaptation supposées moindres des personnes âgées. S'ajoutent à cela des niveaux d'éducation inférieurs et une faible participation à la formation continue, qui compromettent le maintien de l'emploi, des conditions de travail moins bonnes et une plus forte limitation de la santé dans les emplois physiques lorsque les postes ne sont pas adaptés, ainsi que des charges de soins et une composition du ménage qui réduisent la disponibilité (en particulier chez les femmes). Sans compter l'inadéquation engendrée par les nouvelles modalités de travail et les transitions numériques et écologiques lorsqu'elles ne sont pas assorties d'une formation spécifique.
Selon Eurofound, le nombre de personnes de 55 ans et plus occupant un emploi dans l'UE est passé de 23,8 millions en 2010 à près de 40 millions en 2023. Cependant, des inégalités criantes se font jour. Alors que l'Islande atteint un taux d'emploi de 83,7 % dans la tranche d'âge des 55-64 ans, des pays comme la Grèce stagnent à 48 % et la Turquie atteint à peine 39,6 % pour la tranche d'âge des 55-59 ans.
Selon Henri Lourdelle, conseiller spécial de la FERPA, au niveau de l'UE, les Pays-Bas (82,5 %), la Suède et l'Estonie (75 % chacun) occupent la tête du classement, tandis que « le Luxembourg et la Roumanie affichent des taux inférieurs à 50 % ».
Entrepanes Díaz présente une exception notable : Kim Díaz défend sa politique consistant à n'engager que des serveurs de plus de 50 ans : « Les meilleurs professionnels que j'ai eus, ce sont eux. C'est une question de vocation, d'éducation, de constance, parce qu'ils aiment le métier de serveur. »
Il y a dix ans, M. Díaz approchait lui-même de cet âge et était conscient du manque d'opportunités. Il reconnaît toutefois la réalité du marché : « Malheureusement, il m'est de plus en plus difficile de trouver des personnes répondant à ce profil ». Le chef d'entreprise fait allusion à la génération de serveurs professionnels de l' Espagne de la fin du 20e siècle.
Les femmes de plus de 50 ans sont, quant à elles, doublement sanctionnées, souligne M. Lourdelle : « elles présentent des taux d'emploi inférieurs à ceux des hommes (au moins 10 points de pourcentage d'écart dans la plupart des pays) et sont plus susceptibles de travailler à temps partiel ».
Répondant souvent à une quête de sécurité, physique ou économique, il arrive aussi que les migrations soient motivées par l'amour. C'est le cas de Lola Moreno, une avocate argentine de 54 ans arrivée en Espagne en 2016, dont l'expérience illustre bien la précarité que connaissent les travailleuses et travailleurs âgés. « J'avais six CV différents : un pour les supermarchés, un autre pour les travaux domestiques, un troisième qui correspondait à ma profession d'avocate, et ainsi de suite. En fin de compte, je me suis retrouvée à travailler dans un supermarché où je me sentais comme une jeune apprentie. »
Elle essaie d'en prendre son parti en valorisant le fait de sortir de sa zone de confort. « Vieillir en Argentine en poursuivant ma carrière d'avocate aurait été triste, attendu. Je serais restée dans ma zone de confort, dans ma maison. Ici, j'ai dû cohabiter avec d'autres personnes. Au début, c'était dur, mais je m'y suis habituée », dit-elle.
En dehors de l'Europe, le Japon se distingue par sa combinaison de vieillissement extrême et de politiques actives pour les travailleurs seniors (65 ans et plus) : il s'agit d'un pays fortement vieillissant qui affiche un taux d'emploi post-retraite de 25,2 %, l'un des plus élevés au monde. En vertu de la loi révisée sur la stabilisation de l'emploi des personnes âgées, les entreprises sont tenues de garantir des possibilités d'emploi jusqu'à l'âge de 70 ans (maintien de l'âge de la retraite, réembauche ou externalisation).
Par ailleurs, de nombreuses grandes entreprises (Daikin, Toyota et Hitachi, notamment) réengagent chaque année une partie de leur personnel retraité par le biais de contrats de « réemploi » (shōkutaku). Ces modalités s'inscrivent dans une culture d'entreprise axée sur le transfert de connaissances (senpai-kohai, monozukuri) et la valorisation de l'expérience. Parallèlement, le gouvernement a lancé un plan de requalification de 1.000 milliards de yens (environ 5,8 milliards d'euros) pour mettre à niveau les compétences de l'ensemble des travailleurs (et pas seulement des travailleurs âgés).
Dans cette même tranche d'âge et à l'autre extrémité du spectre, la Turquie présente à nouveau les chiffres les plus alarmants : âge effectif de départ à la retraite de 49,5 ans seulement (le plus bas de l'OCDE, selon le Panorama des pensions 2019) et seulement 30,1 % d'emploi pour la tranche d'âge 60-64 ans.
L'Espagne, quant à elle, présente un tableau contradictoire : bien qu'elle « se distingue en 2024 par l'un des taux de création d'emplois les plus élevés de l'Union européenne », il subsiste « des défis majeurs, notamment en ce qui concerne l'inclusion des travailleurs âgés sur le marché du travail », ont expliqué dans un entretien avec Equal Times des sources de la confédération syndicale espagnole CCOO. Avec seulement 61,1 % d'emplois dans la tranche d'âge des 55-64 ans, l'Espagne fait partie des pays européens qui affichent les résultats les plus faibles, loin derrière le peloton de tête des pays scandinaves.
Le syndicat demande que « les politiques actives de création d'emplois maintiennent clairement un focus sur les travailleurs âgés » et qu'elles « renforcent la lutte contre la discrimination fondée sur l'âge par le biais d'une législation spécifique ».
Dans ce pays, diverses initiatives nationales et locales tentent de réintégrer cette main-d'œuvre expérimentée. La municipalité d'El Prat de Llobregat, par exemple, concentre un nœud logistique stratégique combinant l'aéroport, le port de Barcelone et un important secteur agroalimentaire, le tout articulé autour d'un conseil municipal doté de politiques sociales fortes. Le taux de chômage est inférieur à la moyenne nationale, cependant près de la moitié des chômeurs appartiennent à la tranche d'âge des 50 ans et plus. Qu'est-ce qui fonctionne ? Des conseils personnalisés et des plans de réinsertion tels que Jo Puc en Xarxa, des subventions à l'embauche de 6.000 euros ou, au niveau national, la compatibilité entre retraite et emploi. En d'autres termes, une combinaison d'orientation, de formation, d'incitations et de contrats stables.
Des initiatives voient également le jour en dehors de la sphère institutionnelle et commerciale, comme Mescladís, une fondation sociale disposant de six espaces à Barcelone. Elle a permis de former plus d'un millier de personnes migrantes en 20 ans, avec un taux d'employabilité de plus de 90 %.
« Notre groupe idéal est diversifié en termes d'âge, d'origine et de genre », explique son fondateur Martín Habiague. « Quand vous avez 18 ans et que vous êtes en formation, le fait d'être accompagné par une personne expérimentée vous procure sagesse et équilibre. »
Cecilia et Lola, toutes deux bénéficiaires du programme, ont été choisies pour gérer un nouvel espace Mescladís en tant qu'indépendantes. « Au début, j'étais intimidée à l'idée de travailler à mon compte », confie Cecilia. « Mais à un moment donné, j'ai compris le risque que plus personne ne m'embauche à cause de mon âge, et qu'il valait donc mieux créer mes propres possibilités ». De nationalité brésilienne, Ester Leme, 42 ans, cheffe de cuisine et formatrice chez Mescladis, ne mâche pas ses mots : « Si je pouvais choisir qui embaucher, je demanderais une femme de plus de 40 ans ou d'une cinquantaine d'années qui est prête à travailler, parce qu'elle a bien plus à apporter qu'une personne jeune qui n'a pas encore trouvé ses marques ».
La Corée du Sud est le pays d'Asie où le vieillissement de la population est le plus accéléré, avec des prévisions de 33 % de la population âgée de plus de 65 ans d'ici 2040, selon des études sur le vieillissement de la population active. Bien que ce pays partage avec le Japon une culture du respect pour les personnes âgées, son marché du travail a eu tendance à cantonner les travailleurs âgés à des postes de moindre qualité ; des réformes récentes tentent néanmoins de remédier à cette situation.
D'autre part, bien que disposant d'un système de pension encore balbutiant, ce pays présente des défis uniques en raison de sa politique de dégressivité des salaires en fonction de l'âge, qui réduit la rémunération des travailleurs au cours des trois à cinq années précédant la retraite obligatoire à 60 ans, une pratique dénoncée par des organisations telles que HRW car engendrant une plus grande précarité. Cette situation a pour effet de décourager la poursuite de l'activité chez les plus de 50 ans et de pousser les gens à prendre une retraite anticipée.
En Chine, où il est question de la « malédiction des 35 ans » (l'âge auquel commence la discrimination en matière d'emploi), l'obligation de prendre une retraite anticipée avec des pensions modiques crée un foyer de pauvreté parmi la génération des migrants internes qui a fait le « miracle économique chinois ».
En Amérique latine, selon l'OCDE, la précarité se creuse avec l'âge : les travailleurs âgés dépourvus de toute protection sociale officielle se trouvent confrontés à une pauvreté extrême, ne pouvant accéder à des pensions décentes, ce qui les contraint à demeurer dans des emplois informels de subsistance. Il en résulte des taux élevés d'informalité et d'emplois de subsistance, qui atteignent 75,9 % dans la tranche d'âge des 65 ans et plus.
Les pays qui valorisent l'ancienneté ont développé des stratégies multidimensionnelles. Le modèle nordique combine trois piliers fondamentaux : des systèmes de retraite flexibles qui incitent à travailler plus longtemps, des programmes de reconversion numérique à grande échelle et des politiques antidiscriminatoires efficaces.
Le Japon fait figure de pionnier dans ce domaine avec des politiques concrètes documentées dans l'étude de l'OCDE intitulée, en anglais, Working Better with Age : Japan (Mieux travailler avec l'âge : Japon). Celle-ci met en lumière la refonte de la législation nippone, l'investissement massif dans la requalification et les entreprises privées dotées de politiques spécifiques.
Les recommandations d'Henri Lourdelle de la FERPA, pour leur part, vont du « dépassement des préjugés sur la faible rentabilité supposée des travailleurs âgés » à « l'amélioration des conditions de travail pour éviter l'usure prématurée dans des emplois physiquement exigeants, la promotion de la formation continue et le développement de pratiques de mentorat intergénérationnel ».
Les cas de Jorge, Cecilia et Lola démontrent que l'expérience, lorsque les conditions nécessaires sont réunies, non seulement reste productive, mais enrichit également l'environnement de travail. Comme l'observe Martín Habiague : « L'objectif doit être de rompre avec la conception réductrice des “plus de 50 ans”, car il existe une multiplicité d'histoires, et c'est précisément là que réside la richesse qui compte. »
La question n'est pas tant de savoir si l'Europe peut se permettre d'exploiter les talents de ses travailleurs âgés, mais bien si elle peut encore se permettre de les gâcher.