27.11.2025 à 15:31
Nathan RENEAUD
Quand Spike Lee fait sienne la figure mythique de Malcolm X, la lettre qui aura servi de patronyme au leader prophétique a été phagocytée par le Capital : le « X » révolutionnaire des Black Muslims figure sur des bonnets, casquettes, T-shirts mais aussi, comme le rappelle le théologien James H. Cone, sur des « cadrans de montres, ventilateurs, réfrigérateurs et cartes à jouer ». Lee envisagera lui aussi de tirer profit de cette récupération en développant un merchandising autour du film, tout comme il n’aura pas hésité à lancer un commerce à son effigie, la boutique Spike’s Joint, toujours en activité.

Le réalisateur a le sens des affaires, c’est le moins qu’on puisse dire. Sa place de maître d’oeuvre du biopic Malcolm X, il l’aura gagnée en ruant dans les brancards, hurlant au tout Hollywood qu’il est le mieux placé pour mettre en scène le parcours du porte-parole charismatique de la Nation of Islam. Il a le capital symbolique pour en imposer. Il ne peste pas en outsider. Lee s’accommode d’ailleurs parfaitement du système : « there’s nothing like it in the world ! »1 a-t-il déclaré. Son « coup » ne déstabilise pas l’industrie qui y voit, après tout, l’opportunité de s’adresser à un public plus large – et tant mieux. Le canadien Norman Jewison, premier choix de la Warner pour tourner Malcolm X, se retire.

Pour le réalisateur de Do the Right Thing, aucun blanc n’est assez « sensible » pour servir la cause. On tient là l’une des fameuses sorties de « premier concerné » de Lee, ce produit de l’élite sociale déguisé en homme de la rue, ce revendeur de militantisme didactique qui fait la leçon sur qui peut ou ne peut pas prendre en charge la blackness à l’écran. Sait-il que l’un des films préférés de Malcolm X est réalisé par Michael Roemer, un cinéaste allemand, juif, exilé aux États-Unis ? Son superbe Nothing but a man représente la classe ouvrière noire comme Spike Lee ne l’a encore jamais fait.

Il est tentant de spéculer sur les raisons de l’engouement de Malcolm : une romance entre un cheminot et une enseignante afro-américains (loin, donc, de l’horizon libéral-progressiste de l’amour interracial), une intrigue qui se construit autour de la question de la dignité, un regard aiguisé sur les disparités entre Noirs prolétaires et Noirs embourgeoisés, conservateurs, chrétiens, en cheville avec des blancs voulant maintenir le statu quo racial – ces « Oncle Tom » que Malcolm avait en horreur ! En 1964, une telle fibre marxiste ne pouvait s’exprimer que depuis les marges du cinéma indépendant. Si Lee vient de cette frange, il ne lui aura pas appartenu longtemps.
L’ouverture de Malcolm X est éloquente. Spike Lee, qui a pris l’habitude de jouer dans ses films, est le premier à apparaître à l’écran. On aurait pu s’attendre à ce que sa star, Denzel Washington, le précède. Quand on le découvre, Lee se fait cirer les pompes : il est clair, à travers ce premier plan, que c’est lui qui mène la danse et donne le tempo. L’ample mouvement d’appareil qui nous mène à lui ne reprend que lorsqu’il quitte son jeune shoeshiner pour traverser une grande artère de Boston, haut en couleurs, sapé comme un zoot (zazou, une mode à laquelle le jeune Malcolm sacrifie dans les années 1940). On peut se pâmer devant le lustre de ce plan-séquence. On peut aussi dire qu’il annonce une servilité au canon hollywoodien. Ici, la « vie de réinventions »2 de Malcolm est indexée sur l’histoire du cinéma américain. Un temps fort est associé à un genre. La jeunesse de « Detroit Red », noceur, dealer et cambrioleur, a le côté flamboyant du musical des années 1940-50 ; son Purgatoire avant son éveil spirituel reprend les codes du film de prison, en vogue dans les années 1980-90 ; quant à la représentation de la Nation of Islam, elle flirte avec l’imaginaire du Parrain, avec ses tractations, ses « soldats » tout en abnégation, ses meurtres fratricides.

Dans la deuxième partie du film, Lee trouve un moyen frappant d’évoquer la stature divine d’Elijah Muhammad : celui-ci fait une apparition surnaturelle dans la cellule de Malcolm. On comprend que c’est une vue de l’esprit, qui confirme que le dialogue religieux entre le maître et le disciple est engagé, même s’ils ne se sont pas rencontrés. Cette vision ressemble à une théophanie de fresque biblique dispendieuse façon Les Dix Commandements : elle est au futur prophète Malcolm X ce que le buisson ardent est à Moïse. Drôle d’idée quand on connaît la détestation de Malcolm pour le judéo-christianisme, synonyme pour lui d’aliénation, de soumission à une divinité complice de l’esclavage et de l’effacement culturel des Noirs. Il est vrai qu’il n’aura pas pu se familiariser avec une théologie de la libération née à la fin des années 1960 – il meurt au milieu de la décennie. Elle introduit la radicalité du Black Power au sein de l’Église noire, elle refaçonne la divinité à l’aune de l’expérience noire américaine, en en faisant une alliée politique, une compagne de lutte. Même si l’on pourrait rétorquer que Moïse (Moussa) est une figure centrale du Coran, Spike Lee convoque une imagerie plus proche de la Bible, l’un des livres qui aura contribué à établir le canon hollywoodien, avec Shakespeare et la littérature populaire et feuilletonesque du XIXe siècle.


On peut y voir un symptôme de son époque : Malcolm X est sorti en 1992, soit la même année que Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif. Fredric Jameson y parle du congé donné à l’idée de profondeur, que ce soit dans la peinture, le cinéma ou l’architecture. L’image appelle l’image et dans le cas du cinéma, le real se confond avec le reel3. Une intuition géniale incitera Jameson à voir dans le monolithe de 2001, l’Odyssée de l’Espace la prophétisation d’une nouvelle ère culturelle où tout n’est que surface, platitude, dephtlessness. Le plus grand nom du pop art abonde dans son sens : « Si vous voulez tout savoir sur Andy Warhol, vous n’avez qu’à regarder la surface de mes peintures, de mes films, de moi. Me voilà. Il n’y a rien dessous. ». L’imagerie marchande de ses Diamond Dust Shoes se substitue à la glaise des Souliers de Van Gogh, usés, encore lestés du poids du réel, chargés d’un hors-champ : la vie de dur labeur, le travail harassant de la terre.

Tout se passe comme si Spike Lee avait lui aussi cédé aux sirènes de cette postmodernité fin de siècle. En définitive, il n’y a pas loin entre Malcolm X et la manière dont Forrest Gump traversera (en courant) le récit national un an plus tard – son aïeul, dont il est le portrait craché, sort tout droit de Naissance d’une nation de D.W. Griffith, la Guerre du Vietnam est ici moins un fait historique qu’une réminiscence des films sur le sujet, avec leur bande-son rock à l’avenant (Jimmy Hendrix, les Rolling Stones et cie). Ce qui était marquant dans Forrest Gump, c’était aussi cette manière inédite d’intégrer le héros aux archives télévisuelles et, à partir de là, de faire basculer le récit dans l’uchronie. Le film de Spike Lee ne se livre pas à une telle réécriture mais il pense la trajectoire de Malcolm comme une somme d’éléments iconiques que le public aura tout le loisir de reconnaître : les déclarations à la presse, le langage corporel qui accompagne les prises de parole d’un monstre d’éloquence (regard concentré, index levé et posé près de l’oreille), le pèlerinage à la Mecque, Malcolm armé d’un M1 Carabine quand sa vie est en danger. Les agents du FBI qui prennent « le démagogue irresponsable » en filature jusque sur le continent africain sont eux aussi des faiseurs d’images : ils « shootent » Malcolm de loin. Ce sont des filmeurs embusqués.

La rivalité entre les mastodontes Malcolm X et JFK d’Oliver Stone, dont on a tant parlé à l’époque, se joue aussi sur ce terrain : celui du pastiche, de la refabrication mimétique. Il faut se demander avec Baudrillard s’il n’y a pas là une sorte de « crime parfait » dont ces œuvres se sont rendues complices alors même que le meurtre était leur grande affaire, le dossier qu’elles entendaient instruire. Le meurtre en question, le voici : le cinéma a supplanté le réel, il l’imite si bien que nous pouvons continuer de croire à son existence, sans savoir que sous la chair du plan, sous sa surface, gît un cadavre. En un sens, James Baldwin ne se trompait pas : toute adaptation hollywoodienne de L’Autobiographie de Malcolm X équivaudrait à un « deuxième assassinat ». Dans l’imaginaire collectif, le visage du leader n’a-t-il pas fini par se confondre avec celui de la star de cinéma Denzel Washington ?

En définitive, Malcolm X rend compte de la montée en puissance de Spike Lee mais aussi de l’embourgeoisement – voire de l’essence bourgeoise – de son cinéma. L’extraction sociale du réalisateur se devine d’ailleurs dans l’ambiance « Ivy League » de School Daze, son deuxième long métrage, tout comme dans la bohème chic dans laquelle grandit le saxophoniste de Mo’ Better Blues. Mais on ne peut pas le lui contester : au début des années 1990, Lee est en effet bien placé pour réaliser Malcolm X ; on pourrait même penser qu’il s’y préparait depuis longtemps. Le début de sa filmographie est émaillé de références à Malcolm. On voit ce dernier en photo et on le mentionne dans School Daze. Le carton final de Do the Right Thing réunit les propos « non-violents » de Martin Luther King Jr, et les déclarations de sa (supposée) Némésis sur la nécessité pour les Noirs de se défendre, de réaffirmer leur dignité « par tous les moyens nécessaires ». Pour Lee, il s’agit moins de renvoyer ces deux approches dos à dos que de les mettre en tension, avec l’idée que Martin et Malcolm formeraient une sorte de Janus de la révolution noire américaine des années 50-60. Mais il y a le revers de la médaille : plus on avance dans l’oeuvre de Lee avant Malcolm X, plus il s’entiche de la grande forme hollywoodienne, plus les aspirations et enjeux s’individualisent – art, amour et argent forment la sainte trinité des héros de Lee. La révolution que l’Amérique noire appelait de ses vœux peut attendre…

Dans Malcolm X, les masses se résument à une clameur anonyme, à une horde de figurants mettant en valeur le luxe de la production value. Lee n’aspire à rien d’autre qu’à donner chair à la figure héroïque et humaniste qui se dessine en filigrane dans L’Autobiographie co-écrite avec Alex Haley4 : du pain béni pour cette « usine à rêves » dans laquelle Malcolm voyait une manufacture de mensonges, une fabrique de personnages noirs oncletomisés. A ce titre, l’entente entre Lee et le producteur Marvin Worth, le propriétaire des droits L’Autobiographie à partir de 1967, est révélatrice : le réalisateur chante les louanges de son collaborateur dans un documentaire consacré à la genèse du film.

Worth est l’homme qui découragea James Baldwin dans ses efforts de porter la vie de Malcolm à l’écran. Ce dernier pressentit la nature diabolique, faustienne de cette expérience avant même d’écrire une seule ligne. Comme il l’écrit dans Chassés de la lumière : « L’idée que Hollywood puisse faire une œuvre honnête sur Malcolm ne pouvait que paraître saugrenue. Et pourtant – je ne voulais pas passer le restant des mes jours à me dire : ça aurait pu être fait si t’avais pas été si froussard. Je sentais que Malcolm ne m’aurait jamais pardonné pour ça. Vivant, il avait confiance en moi et j’estimais qu’il me faisait encore confiance, mort, et cette confiance, en ce qui me concerne, m’obligeait. ».

Dans son scénario, Baldwin organise une structure complexe, faite d’enchâssements successifs, d’allers-retours dans le temps. Elle est anti-hollywoodienne, plus proche des cinémas de la modernité européenne ou du Nouvel Hollywood que du classicisme adopté par Lee. Le montage aurait parachevé l’image diffractée de Malcolm et en cela représentative de sa complexité. Il avait « tant de noms » rappelle Baldwin à plusieurs reprises : Malcolm Little, Detroit Red, Malcolm X, Omowale (« le fils qui est revenu »), Al-Hâjj Mâlik al-Shabazz الحاج مالك الشباز . Ce récit deviendra l’ouvrage Le jour où j’étais perdu. A l’instar de Worth, Spike Lee trouve lui aussi la chose confuse. Il en fait cas mais il veut la retravailler. Il privilégiera la linéarité, l’approche chronologique, malgré quelques flash-backs inclus ici et là. D’une durée ogresque, comparable à celle de JFK, Malcolm X est une courbe instable avec ses creux et ses pics. Le film souffre des travers inhérents au biopic, ce compromis entre la page Wikipédia et la nécro – le genre rappelle que le récit d’une vie n’a d’extrémités que celles que la mort peut offrir. Paradoxe du biopic : il opère depuis la tombe et, depuis vingt ans, il est l’un des genres les plus vivants qui soit.
Il y a un monde entre un James Baldwin qui a vécu dans le ghetto et fréquenté les sommités de la révolution noire américaine et un Spike Lee issu des classes aisées qui gère la chose en business man, en cinéaste-notaire garant des intérêts moraux et financiers des héritiers. En se plaçant sous l’autorité de Betty Shabazz, créditée comme consultante, il se préoccupe moins de cinéma que de patrimoine. Cela relèverait de l’anecdotique si la mainmise de l’épouse n’engendrait pas deux choix significatifs : le couple Betty-Malcolm s’en trouve idéalisé, tandis que la sœur Ella Collins est reléguée dans le hors-champ, alors qu’elle fut un soutien moral et financier de premier plan. C’est elle qui fut la mécène du Hajj de Malcolm, que le film reconstitue avec grandeur, en marchant sur les traces de l’immense fresquiste David Lean. Si Ella est absente du film, c’est parce que Betty la déteste : « Je n’ai aucun respect pour cette femme » déclarera-t-elle au Boston Globe en 1992. De son côté, Ella pense que « Spike Lee ne recherche que l’argent et le prestige. Il n’y connaît rien ».

La mésaventure baldwinienne nous enseigne que tout commerce entre la question « Malcolm X » et Hollywood doit susciter la plus grande méfiance. C’était le cas dans les années 1960, quand l’industrie envisagea un Charlton Heston tout en blackface pour le rôle principal.

C’est encore le cas trente ans plus tard, quand Lee donne l’illusion de retravailler l’image de Malcolm à l’aune des luttes présentes : dans le générique de début, le tabassage de Rodney King par la police se juxtapose à la rhétorique incendiaire du « brillant prince noir ». En alternance, le « X » légendaire se forme à la faveur de l’embrasement du drapeau américain. La prochaine fois le feu ! semble promettre cette ouverture saisissante, quand en réalité elle se contente d’attraper l’actualité brûlante au vol, pour créer un choc de courte portée5.

Pendant ce temps, l’Amérique noire s’enflamme, le conservatisme de l’administration Bush père tente de saccager le Civil Rights Act de 1964, arguant que la minorité a droit à moins d’égards que la majorité, et ce après huit années de reaganisme délétère pour les couches les plus pauvres de la communauté noire. C’est cette indignité permanente qui relança l’intérêt pour Malcolm X du côté des classes populaires, tandis que celui pour Martin Luther King Jr. déclinait. La deuxième insurrection de Watts, déclenchée par les violences suprémacistes subies par Rodney King, est le signe que l’Amérique n’a pas les moyens de s’offrir la color-blindness dont rêvent les hautes instances, au prétexte que des icônes comme Michael Jordan ou Michael Jackson arrivent bien, elles, à transcender les barrières raciales.
Quand il fait appel à des stars de cet acabit pour boucler le budget de Malcolm X, Spike Lee est héroïque parce qu’il peut se le permettre. Il vit dans un luxe auquel Malcolm lui-même n’aura pas goûté, si ce n’est au cours de ses voyages visant à internationaliser la lutte. Portée devant l’ONU, la cause avait une autre gueule : il n’était plus question de « droits civiques » mais de droits humains et, en se rapprochant des pays africains libérés, il s’agissait de subvertir la ligne de partage. Dans la perspective du panafricanisme, les Noirs des États-Unis ne forment plus une humanité minoritaire, et l’Islam, pratiqué dans les nations-sœurs, n’est plus une spiritualité de troisième catégorie. Le film ne dit rien de cette révolution aux accents décoloniaux qui n’a pu ou n’a su se matérialiser. La mort de Malcolm est passée par là, et le soutien qu’on lui apporta fut tout relatif. Son retour sous les traits d’un autre acteur dans un autre film pose toutefois une question à laquelle il faut tenter de répondre : à défaut d’une révolution en acte, pourrait-on envisager une manière proprement révolutionnaire de faire du cinéma ?
Si le film de Spike Lee ne représente pas l’alpha et l’oméga du cinéma de Malcolm X (ce n’est pas ce qu’on lui demande), il s’impose comme une étape majeure dans la grande séquence de « reconstruction de l’image posthume » du leader prophétique, initiée dès les années 1960 avec le jazz. Ne remettons pas en question son statut de monument culturel : c’est grâce à Spike Lee que, pour la plupart, nous avons découvert une telle figure, non en lisant des ouvrages sur le sujet.
Revenons maintenant sur la timeline du cinéma de Malcolm X : il y a le précédent baldwinien déjà évoqué, il existe un documentaire réalisé en 19726 et il y aura en 2001 le Malcolm X figurant dans le biopic Ali. Cette présence appelle quelques commentaires. La démarche relève à la fois de la rupture et de la continuité : Ali ne serait pas ce qu’il est sans Malcolm X. Ce qui est fait n’est plus à faire ; c’est parce que Spike Lee a pavé le chemin que Michael Mann a les coudées franches et peut réinventer Malcolm, l’éclairer sous une autre lumière.

Ali, c’est d’abord une scène d’exposition aussi longue qu’époustouflante. Elle est bâtie autour d’une « sainte trinité ». Chaque pilier de cette trinité fait ce qu’il sait faire : Mohammed Ali court et boxe, Malcolm X prêche de ne pas tendre l’autre joue, Sam Cooke chante et fait chavirer les coeurs. En s’appuyant sur la musique du soulman, en pleine performance au Copacabana, Mann dessine un portrait vibrant et incarné de l’Amérique noire des années 1960. A l’ivresse procurée par la soul music et le montage, d’une extrême fluidité, s’ajoute cette idée folle consistant à insérer des plans tournés en caméra DV. Ils montrent les foulées d’Ali sous un ciel nocturne presque hostile, en adéquation avec le sentiment provoqué par le passage d’une voiture de police (l’un des deux flics interpelle l’athlète d’un « son»7 bien paternaliste). Ici, la texture numérique fait l’effet d’un coup de tonnerre, d’une greffe inhabituelle et qui prend instantanément. Le concentré de Black History imaginé par Mann se présente sous une forme hybride que personne n’avait osé proposer.

A nouveaux siècle et millénaire, nouveau cinéma ? Il est permis de le penser tant le geste de Mann est radical : d’un côté, réaliser une œuvre à l’effigie d’un Black Muslim et membre de la Nation of Islam dans l’immédiat après-11 septembre, alors qu’on entre dans un nouvel âge de l’islamo-arabophobie, et, de l’autre, imaginer un dispositif de mise en scène révolutionnaire qui célèbre la culture noire américaine dans toutes ses strates – spirituelle, sociale, artistique, politique. Quand il aspirait à être un documentariste et non ce styliste que l’on connaît désormais, Mann a filmé mai 68 (Insurrection, toujours invisible), il s’est imprégné de la pensée des Black Panthers. Plus tard, la blackness fera partie intégrante de son oeuvre. Mann ne pouvait pas ignorer la postmodernité – ou ne pouvait pas être ignoré d’elle – mais il la prendrait par le col, en pointant l’accès à la fortune comme une aliénation de classe. Chez Mann, on s’enrichit à la manière de Faust, au détriment du principe de réalité. Mann donnerait à ses « mirages contemporains » (Jean-Baptiste Thoret) une couleur marxiste, nourrie par ses lectures et par une culture politique qui est celle de sa jeunesse – les années 1960-70. Aussi, à bien des égards, Ali apparaît comme un retour aux sources.
Comme l’annonce la séquence d’ouverture, l’une des arches narratives d’Ali est la relation entre Malcolm X et Mohammed Ali, alors qu’elle était l’un des angles morts du biopic de Spike Lee. Ce lien fraternel est connu du public mais il trouve ici une expression renouvelée, grâce à la présence magnétique de l’acteur qui interprète de Malcolm, Mario Van Peebles, lui-même légataire d’une histoire au confluent du cinéma et des luttes noires (il est le fils de Melvin Van Peebles, réalisateur de Sweet Sweetback’s Baad Asssss Song et musicien). Le Malcolm de Lee prenait forme laborieusement, sur la durée, par accumulation. Pour donner une identité forte à celui d’Ali, il s’agit cette fois de procéder par soustraction, en faisant beaucoup en peu de temps. Mario Van Peebles apparaît durant les cinquante premières minutes, jusqu’au moment où Mann se confronte à son tour à la reconstitution de la tragédie du 21 février 1965. Elle ne souffre pas de la comparaison avec le film de Spike Lee. Mann est rivé à Malcolm, à son point de vue, à son corps, à son regard. Il saisit avec force le moment où la vie le quitte, il a l’intelligence de reléguer hors-champ la préparation du meurtre et l’identité des tueurs, encore incertaine. Ce point aveugle est une belle manière de rendre compte de l’inachevé de l’oeuvre politique de Malcolm, en même temps qu’elle laisse entrevoir la vaste trame dans laquelle fut prise sa mort précoce8. Le cinéma de Mann baigne dans l’imaginaire du film de complot post-JFK et Ali ne déroge pas à la règle.

On se souvient que James Baldwin ouvrait son adaptation de l’Autobiographie avec la mort de Malcolm. Dans la première page, il précisait qu’on entend une « musique soul ». Laquelle ? Avait-il en tête l’hymne « A Change is Gonna Come » ? C’est ce que laissent penser les choix de Spike Lee et de Michael Mann, frappants dans leur similitude autant que par leur différence. Lee intègre l’original de Sam Cooke lorsque Malcolm se rend en voiture vers une mort certaine (l’Audubon). Le moment est solennel. Éteint, épuisé, l’homme n’est déjà plus. Mann opte, lui, pour une reprise live d’Al Green. Le contexte d’apparition du morceau est légèrement différent : il saisit les réactions, le contrechamp émotionnel du drame. Informé par un piéton en furie, Mohamed Ali immobilise son véhicule. Même s’il avait tourné le dos à un Malcolm tombé en disgrâce, le boxeur Black Muslim est envahi par la tristesse et la colère.
Les résonances entre les deux films appellent une dernière remarque : depuis les années 1990, l’univers audiovisuel autour de Malcolm X a généré ses propres patterns. Angela Bassett, qui interprète Betty Shabazz chez Lee, remet ça dans Panther de Mario Van Peebles. Chez Mann, le rôle d’Elijah Muhammad est confié à Albert Hall, lequel jouait Baines, l’homme qui éveille Malcolm Little à la sagesse islamique dans Malcolm X. Plus récemment, c’est l’excellent Nigel Thatch qui prête ses traits et sa voix rauque idoine au porte-parole de la Nation of Islam dans la série Godfather of Harlem, après avoir convaincu dans Selma d’Ava DuVernay. La création de Thatch est remarquable, et elle gagne en profondeur en s’inscrivant dans la répétition du récit sériel. Difficile de savoir s’il faut s’agacer ou se réjouir de ces doublons. Ils figent les représentations, ils se situent à l’opposé de ce que l’homme incarnait – la réinvention de soi. En même temps, ces doublons donnent chair à l’idée qu’il avait plusieurs visages, ils témoignent de l’intérêt renouvelé pour Malcolm.

Son centenaire ainsi que la nouvelle traduction française de son Autobiographie arrivent dans un moment d’intense islamophobie et arabophobie, et de centralité de la lutte palestinienne. Il faut combattre l’une et il faut embrasser l’autre, il en va de notre âme : « A travers Malcolm X, nous reconnaissons ce que nous sommes et nous reconnaissons nos espérances. Chaque indigène partage un peu de sa fierté retrouvée et recouvre sa dignité. Le portrait de Malcolm X accroché à un mur incite à la résistance. Et à ce titre, la figure mythique de Malcolm X est essentielle. » écrit Sadhi Khiari. Il faut réinvestir Malcolm. Nous avons encore besoin de lui.

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︎19.11.2025 à 11:40
Judith BERNARD
Le projet était prometteur : 8 épisodes d’une heure chacun, pour revenir, dix ans après, sur ce trauma collectif et les mille et une manières de s’en remettre ou pas, c’était sur le papier une assez belle occasion de regarder en face ce qui nous était arrivé. On a intensément besoin de ça, que les séries permettent : un récit largement déployé dans le temps et un dispositif choral sont en principe les gages d’une précieuse polyphonie où profondeur, complexité et conflictualité trouveront à s’articuler.
Las : au lieu d’une riche polyphonie, c’est l’unisson d’une chorale indigente dans son propos, et totalitaire dans sa vision. Le cœur prétendument paradoxal de cette « reconstitution », c’est la résilience : le récit accompagne cette partie des rescapés qui se trouvaient dans le couloir du Bataclan, où ils ont été retenus en otages pendant près de 2h30, par deux des assaillants, équipés de kalashnikovs et de gilets explosifs.
Dans la série comme dans la vraie vie, ils s’appellent Arnaud, Marie, David, Sébastien, Grégory, Stéphane, Caroline. Si ces survivants ont aperçu la vision d’épouvante de la fosse jonchée de cadavres atrocement mutilés, s’ils ont senti l’odeur de poudre et de sang qui s’en élevait, ils n’ont, pour leur part, « que » des blessures psychiques, et c’est à leur souffrance morale que se consacre la série. Souffrance indiscutable, souffrance irrémissible, que le spectateur épouse d’épisode en épisode avec d’autant plus d’empathie qu’il y est très entraîné – c’est la grande spécialité des récits de nos contrées : l’âme et ses tourments, que la société veut voir guérir sans trop de délai (ainsi va la « résilience ») tandis que le sujet, lui, éprouve le présent perpétuel du trauma, que rien ne peut abolir.

Le faux paradoxe est là, donc : les personnages sont assignés à une condition qu’ils refusent explicitement, ils ont en horreur le mot « résilience », et le disent encapsulés dans une série qui la met pourtant en scène, lentement, sûrement, inexorablement. Que l’un des vrais rescapés du couloir ait découvert, après coup, que cette série s’était faite sans qu’il soit consulté ni qu’il y consente1 (alors qu’il y est représenté de manière précise et reconnaissable) dit assez la puissance de bulldozer de l’injonction narrative : il y a sur cette expérience collective UNE histoire à raconter, elle sera racontée qu’on le veuille ou non, et de la seule manière que la doxa prévoit : sous le signe de la résilience. Ce rapport subjectif au trauma accueille suffisamment de facettes pour peupler la fresque d’un châtoiement d’émotions et de troubles divers, cinquante nuances de culpabilité, de honte, de colère, de rage, de haine – c’est normal : c’est ce que fait à l’âme le fracas d’un traumatisme, ici amplifié par sa dimension collective et son ampleur démesurée.
Tous les professionnels qui ont été en contact direct avec cette nuit d’horreur et qui s’expriment actuellement dans les médias le disent : ce qu’ils ont vu là, c’est « une scène de guerre », des « blessures de guerre », nécessitant une « médecine de guerre ». La guerre offre à cet événement un cadrage technique, sémantique, analytique ; de la guerre, donc, il pouvait être question dans la série. La dimension polyphonique de son dispositif permettait de faire entendre, parmi d’autres, l’une des clefs de lecture de cet attentat : c’était un acte de guerre, s’inscrivant dans une guerre plus vaste, dont les assaillants ont fait état dans les propos qu’ils ont tenus durant l’attaque, mentionnant les bombardements en Irak et en Syrie, leurs victimes civiles, la responsabilité du président Hollande.
Ces propos d’ailleurs sont audibles dans la série, qui s’est efforcée à une certaine fidélité dans la reconstitution de l’événement : on les entend de la bouche des acteurs qui incarnent les assaillants, dans les flashes back qui hantent la mémoire des rescapés. Mais cette percée de réel est comme forclose : les victimes, qui sont les héros de la série et nos vecteurs exclusifs d’identification, ne les citent qu’en de rarissimes occasions, et bien sûr pour en disqualifier immédiatement toute pertinence. Marie parle fugacement à sa psy des « conneries qu’ils ont dit sur l’Irak, sur la Syrie », n’en dit pas plus et n’y reviendra plus. Quand Arnaud fait part des obsessions qui le tourmentent au chef de la B.R.I qui lui a sauvé la vie (« Je n’arrive pas à comprendre comment ces mecs ont pu faire ce qu’ils ont fait »), le professionnel de l’ordre le ramène aussitôt dans le droit chemin : « Il ne faut pas chercher à comprendre. Jamais ».
La messe est dite, mais il faudra la redire, autant de fois que nécessaire, par tous les moyens : Sébastien est le seul rescapé représenté à l’écran à tenter de s’échapper de ce cadrage rhétorique (parfaitement conforme à celui qui domine le traitement médiatique mainstream de ces événements) ; un soir, au bar où se retrouvent les « potages » (potes otages), il ose : « Si la France elle bombardait pas les civils en Syrie, tu crois qu’elles auraient eu lieu les attaques terroristes ? »2. La fiction déploie alors l’artillerie lourde d’un recadrage sans appel. Dialogue : Arnaud : « J’en peux plus de ces clichés à deux balles. Tu te rends compte que c’est pas des arguments ? » – Sébastien : « C’est quoi alors ? « – Arnaud : « C’est des conneries monstrueuses. C’est de la bouillie prémâchée par des tarés du net ». Mise en scène : ils en viennent aux mains et se réconcilient aussitôt sous la pression amicale des potages. Construction du personnage de Sébastien : c’est un journaliste « pigiste » décoiffé, un peu rocker, façon rebelle – et ses propos semblent toujours plus relever du flou artistique et de la petite différence punk que de l’analyse politique… Avant d’en venir aux mains avec Arnaud, il a trahi sa vanité dans une dernière réplique : « Je comprendrai jamais c’est quoi le plaisir d’être un mouton ». On ne s’étonnera pas qu’il s’amourache ensuite d’une complotiste, elle aussi victime d’attentat, qui considère que « les séances de psy c’est fait pour nous rentrer dans la tête ». Ainsi tous les procédés dont dispose la fiction sont convoqués pour disqualifier la seule voix dissonante dans la chorale du trauma psychique, et forclore définitivement tout ce qui pourrait relever d’une analyse politique – sur la totalité des 8h de fiction, il n’est pas une occurrence du mot « politique » qui ne soit associée au mot « conneries ».
L’épisode terminal rejouera dans les grandes largeurs cette procédure de recadrage et de forclusion de l’analyse politique : alors qu’il témoigne à la barre du procès des attentats, Sébastien tente à nouveau d’interroger le contexte des bombardements opérés par l’armée française en Syrie, et le juge qui l’écoute paraît disposé à la patience. Pas la caméra, qui opte aussitôt pour un plan sur les potages assis dans l’audience, qui réprouvent bruyamment cette sortie de route – « C’est n’importe quoi ! » ; la parole de Sébastien, qui poursuit mezzo voce ses questions, est refoulée dans le hors-champ, recouverte par les murmures d’indignation de ses amis, meilleurs juges que lui.
Et pour bien verrouiller le dispositif, Arnaud, qui n’avait pas prévu de témoigner, bondit à la barre pour condamner les propos de son ami : « Contrairement à lui, moi je n’ai pas du tout envie de comprendre pourquoi des inconnus se sont permis de tuer des innocents. Moi je n’avais rien demandé. Je ne suis pas responsable de la guerre en Irak, en Syrie ou ailleurs. Ces gens-là m’ont condamné à un cauchemar qui s’arrêtera jamais. Je dois dire que j’ai été heureux, après l’explosion, de baigner dans le sang et les tripes des gens qui étaient venus pour nous massacrer (…). Quand je me suis rendu compte que l’explosion avait emporté une partie de la tête d’un terroriste et que moi je pouvais bouger, je pouvais me lever, et ben je crois que j’ai rarement été aussi heureux. C’était comme une forme de justice ». La caméra cette fois ne quitte pratiquement pas le visage de celui qui témoigne, sinon très brièvement pour des plans sur les potages qui opinent gravement du chef : consensus sans faille sur ce témoignage affectif d’une victime qui paraît valider implicitement (c’est assez naturel) la peine de mort : « c’est une forme de justice ».
Ajoutons qu’Arnaud est interprété par Benjamin Lavernhe, la seule star du casting ; il est dans la série l’époux de Marie, interprétée par Alix Poisson, qui est à la ville l’épouse de Jean-Xavier Lestrade, le réalisateur de la série : tous ces choix font plus qu’une signature du réalisateur, paraphant son geste et sa vision. C’est l’épitaphe de la série : je ne veux pas comprendre, je veux pouvoir haïr, et dire que mon mal est incurable3.

Ce refus de l’analyse politique est évidemment une position politique, et de la politique, bien sûr, la série en fait copieusement – comme toujours quand on prétend ne pas en faire, et très droitière comme il est d’usage.
Non seulement elle nous invite à nous réjouir avec tous les protagonistes de ce que Gregory, malgré le traumatisme du Bataclan (qui lui a fait louper la première fois son entretien d’embauche), ait l’insigne honneur d’être enfin recruté comme ingénieur chez Dassault4 – son rêve d’enfant !, mais elle déploie un amour de la police presque embarrassant ; les personnages de la B.R.I sont absolument magnifiques, courageux, humbles, virils sans être insensibles, vraies gueules et belles voix crevant l’écran – alors que dans la vraie vie on ne saurait y avoir accès puisqu’ils doivent protéger leur anonymat5.
Ils opèrent en héros épiques infiniment admirables, sur le sort desquels la psy – pourtant très professionnelle, d’une neutralité frôlant la froideur – s’effondre en larmes : « On n’imagine pas le nombre de séparations, de divorces, de dépression chez les flics depuis le 13 novembre. Et rien n’est fait pour les aider ! ». Alors que traumatisés, ils le sont aussi bien sûr ; l’un des flics entrés dans le Bataclan en est sorti bouleversé, raconte-t-elle : « Il a tout de suite pensé aux photographies qui avaient été prises à l’ouverture des camps. Et ce n’est pas le premier, ce n’est pas le seul, à faire ce rapprochement avec les images de la Shoah » (Episode 5).
On tombe un peu de sa chaise devant une telle analogie : au delà du motif commun de l’amoncellement de cadavres, comment des corps déchiquetés à la kalashnikov baignant dans une mare de sang peuvent-ils consonner avec les traces visuelles de la découverte des camps, que nous avons vues par exemple dans Nuit et Brouillard6, qui, tout aussi insoutenables, sont d’une autre nature – corps émaciés par la dysenterie, d’une pâleur funèbre, orbites creusées par une interminable maltraitance ? On ne s’appesantira pas ici sur le discret pivot permis par cette analogie, qui assimile les djihadistes islamistes aux nazis, pivot sans doute trop inconscient pour être disséqué… Mais on peut s’interroger : peut-être cette citation est-elle « réelle » ; peut-être un policier choqué a-t-il vraiment dit ça, qui en dit long sur le caractère borgne de notre mémoire collective, qui nous ramène toujours au sol européen, à nos suppliciés historiques, à nos traumas sacrés, à notre Shoah.

Car cette vision d’épouvante de la fosse du Bataclan, on peut supposer qu’elle se rapproche bien davantage, visuellement, des scènes de guerres tout à fait contemporaines dont les images nous parviennent via les réseaux : corps démembrés, déchiquetés, par des frappes de drones, des bombardements ou des tirs de snipers. Certes, ces images ont connu un essor récent dans le cadre de la guerre menée par Tsahal contre la population palestinienne de Gaza, et le flic de 2015 ne pouvait en être imprégné comme nous le sommes maintenant.
Mais en 2015, n’y avait-il vraiment aucune image, aucune perception, aucune conscience des conséquences, sur les corps des civils, des guerres que menait notre armée dans les pays que la coalition avait décidé de frapper ? Il faut croire que : non7. Ce qui décidément est significatif de notre opiniâtre cécité, que la série reconduit avec méthode. Cette zone blanche dans notre champ perceptif, on peut proposer de l’appeler : notre Blanchité.
On ne s’étonnera pas que la série s’achève en apothéose, sur la réalisation d’un fantasme qui assure les conditions matérielles de sa persistance : Arnaud et Marie s’offrent (probablement en partie grâce à l’indemnité financière à laquelle leur statut de victime d’attentat leur ouvre droit8) une jolie petite maison à la campagne, où tous les « potages » se retrouvent autour d’un joyeux barbecue où ils chantent en chœur (comme à peu près à chaque épisode : résilience par la chorale, vertus de l’unisson).
Tous les signes (barbecue compris) convergent pour faire de cet espace un sanctuaire – loin du tumulte de la cité, de sa « politique », de ses risques, de ses indésirables : plus la moindre trace d’altérité – et convertir cette résidence secondaire en une résidence principale. Arnaud veut désormais s’installer à demeure et devenir paysagiste : ainsi pourra-t-il cultiver, outre des arbres-des buissons-un potager, sa volonté de ne surtout pas comprendre, et sa blessure psychique, intacte – et si précieuse.
Reclus dans cet écrin où nul ne pourra jamais le faire dévier de son programme, il vivra avec les siens comme la Blanchité veut vivre : gentiment lobotomisée, ayant abdiqué tous les raisonnements de causalité, trop susceptibles de nous jeter hors de l’irresponsabilité que nous chérissons – dût-elle nous faire persister dans l’incurable trauma de « l’incompréhensible ».
Qu’en conclure ? Que l’audiovisuel public qui produit et diffuse une série si parfaitement verrouillée dans son propos idéologique ne se met nullement au service de « l’interêt général » qui est officiellement censé lui servir de boussole, et qu’il sert au contraire une visée partisane parfaitement située – très très à droite de l’échiquier politique, comme ses concurrents de l’audiovisuel privé. Héroïsation dégondée des forces de l’ordre, admiration larmoyante pour notre industrie d’armement, déshumanisation systématique des adversaires renvoyés à une impénétrable barbarie, confusément associée à la barbarie nazie, jouissance revendiquée de leur mise à mort, éradication systématique de tout effort de rationalité : tout est en place, imaginairement parlant, pour une société fasciste, armée pour le « choc des civilisations », persuadée que ce sont sa « liberté » et sa « démocratie » qui lui valent que des obscurantistes décérébrés tournent contre elle leur violence absurde.
Les violons insistants qui accompagnent la séquence de la « cérémonie d’accueil dans la nationalité française » par laquelle David, l’un des rescapés (chilien de naissance), obtient sa naturalisation sous les yeux embués de ses potages (épisode 7), ne doivent pas nous tromper : derrière la douceur lyrique de cette harmonie de cordes, c’est le bruit des bottes islamophobes et le fracas des guerres impérialistes qui s’échauffe tranquillement au creux de nos âmes, alanguies par la douceur de nos canapés.
Ainsi va le travail de l’hégémonie, qui s’impose avec d’autant plus de force que ses formes sont onctueuses, s’insinuant de psyché à psyché en se lovant avec grâce autour du motif faiblement polémique, au fond inoffensif, de la « résilience » : la fausse bataille contre le trauma opère ici en cheval de Troie, simulacre nous pénétrant intimement en dérobant à nos yeux la véritable armée qui nous enrôle insidieusement – au cœur de la Blanchité, et de sa guerre permanente contre l’altérité qui menace son empire.
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︎13.11.2025 à 17:46
Rémy CARDINALE
Définir le romantisme reste une des choses les plus difficiles, tant ce mouvement est par essence hétéroclite. Durant tout son avènement, il n’aura de cesse de défier le classicisme hégémonique en lui opposant ses valeurs progressistes, humanistes et révolutionnaires. Sa foi en l’avenir l’amènera à composer entre le réel de la société capitaliste – dont la violence sociale tétanise plus d’un – et son idéal humain, seul chemin salutaire pour s’extraire un jour du monde dans lequel les romantiques sont enfermés. Idéalisme vs réalisme, n’est-ce pas là l’idéologie même des révolutions ?
Que la résistance anti-romantique s’organise dès le début semble de bonne guerre. Le classicisme comme garde-fou des passions humaines ne date pas d’hier : « Depuis l’Antiquité platonicienne, la haute culture s’était toujours donné pour principale raison d’être de faire triompher la raison sur les forces obscures du corps, ou du moins de réguler et de contrôler les secondes grâce aux ressources de la première ; puis le christianisme, quelle que fût l’obédience, avait avalisé et sanctifié cette exigence intellectuelle. Enfin tout récemment, l’esprit des lumières et l’idéalisme philosophique avaient actualisé et conforté en le laïcisant, le privilège de l’intelligence rationnelle. »1
Et voilà que tout change, tout se précipite, dans une effervescence artistique inimaginable. La révolution romantique est en marche. La plus légendaire est bien entendu celle d’Hernani2, triomphalement gagnée par Hugo et son « armée romantique » qui se dresse debout, cheveux longs et gilets rouges face aux conservateurs classiques. S’en suivra la ferveur romantique d’un Delacroix avec son tableau « La Liberté guidant le peuple » ou l’extravagante « Symphonie fantastique » de Berlioz. Tout cela en 1830 – quelle année tout de même ! La bourgeoisie capitaliste triomphe, galvanisant toute une jeune génération d’artistes. L’heure est au dynamisme, au gigantisme, sous ses aspects extérieurs le romantisme est synonyme de révolution3.

La désillusion arrivera vite, après l’échec du « Printemps des peuples » qui va laisser place à un romantisme pessimiste ou réactionnaire. Les romantiques doutent, « le mal du siècle » s’installe peu à peu. La prophétie de « l’état de crise et du siècle des révolutions »4 se révèle exacte. Le temps est au spleen, à la nostalgie d’un bonheur perdu. Le romantisme idéaliste fait place au romantisme réaliste, et il n’est pas moins fécond. Il n’est que la deuxième face de la médaille. Sur le plan littéraire seul Hugo transformera sa quête d’idéalisme en combat politique. Les autres exprimeront leur génie dans un réalisme révélant un certain champ social jusqu’alors invisible dans l’art. Mais que se passe-t-il sur le plan musical ?
L’avènement du romantisme en musique n’est en rien une révolution structurelle ou organique, dans le sens où la grammaire de la musique reste la même qu’à la période de la monarchie absolue. Les bases de l’harmonie classique qui tournent le dos au plain-chant grégorien, que Rameau théorise dans son traité d’harmonie de 1722, resteront le socle commun de tous les romantiques jusqu’à Debussy. Rentrons un peu dans les détails afin de mieux comprendre de quoi il s’agit.
Le chant grégorien5 est largement hégémonique au moyen âge. La polyphonie balbutiante à partir du IXe siècle évoluera peu à peu, et verra sa consécration au moment de la monarchie absolue. Hasard ? Une des thèses du musicologue marxiste Michel Faure est que l’art, et en l’occurrence les oeuvres musicales, ne sont que les conséquences du milieu et des structures sociales dans lesquelles elles voient le jour ; il est donc normal d’y observer une corrélation avec les évolutions structurelles de la musique.
L’harmonie, ou l’art de superposer divers sons d’une manière concordante, fait éclore à partir du XIVe siècle l’accord parfait avec ses gammes majeures ou mineures. Elle engendrera toute une série de règles qui seront synthétisées dans le fameux traité d’harmonie de Jean-Philippe Rameau précédemment cité. « La théorie musicale est totalitaire. Elle nous inculque que nous le voulions ou non la notion de hiérarchie en musique, parce que celle-ci structure fondamentalement la société dans laquelle le système tonal s’est élaboré […] Trois siècles plus tard, la pluralité de modes du plain-chant disparaît au profit des deux gammes tonales quand s’effondre le monde féodal avec la multitude des seigneuries. La prépondérance du mode d’ut majeur s’installe en même temps que la monarchie absolue. À nouvelle organisation politico-sociale, nouvelle organisation théorico-musicale »6 .

Et voilà que la révolution française survient. L’Ancien Régime tombe, mais il n’emportera pas avec lui les fondations de l’harmonie classique. Celles-ci persisteront encore un bon siècle. Nous savons bien que la nuit du 4 août 1789 n’a rien enlevé au prestige de l’aristocratie, et que la société d’ordres de l’Ancien Régime s’est transformée en société de classes, avec certes ses singularités, qui n’enlèvent rien à son principe de hiérarchie. L’harmonie classique évoluera quant à elle en harmonie romantique avec son lot de couleurs expressives reflétant l’air du temps, mais son principe intrinsèque basé sur la polarité tonale restera fortement ancré dans les esprits de nos compositeurs musiciens.
Il ne faudrait pas en conclure que le romantisme n’est qu’une évolution douce du classicisme. Le romantisme a bel et bien opéré une révolution esthétique. Si sa grammaire musicale reste encore sous l’emprise du classicisme, ses formes musicales, sa densité expressive, son désir de construire un nouveau monde et de nouvelles représentations mentales sont considérables.
Ludwig van Beethoven est la figure archétypale de cette révolution romantique. Un compositeur qui pousse les murs des formes classiques de la Symphonie, de la Sonate, des thèmes et variations, avec une envergure architecturale amplifiée, avec une densité expressive inégalée jusqu’alors, sans parler de son désir de puissance sonore pour l’orchestre et le pianoforte, cela même avant ses problèmes d’audition. Au-delà de tous ces aspects liés à la transformation esthétique de la matière sonore, n’oublions pas la notion de postérité qui reste à mes yeux une des caractéristiques les plus modernes de cette période. Il faut savoir qu’un compositeur de lAncien Régime naturalisait parfaitement sa condition de valet au service d’une cour. Ne prête-t-on pas à Jean-Sébastien Bach d’avoir déclaré que son art devait servir Dieu et son Seigneur ? Comme le talent pour la musique était forcément un don du créateur, quoi de plus normal en retour que de lui adresser la plus belle des musiques, religieuse ou profane. En revanche l’idée même de postérité était inconcevable, aussitôt une oeuvre jouée aussitôt oubliée ou presque. À cette époque on ne joue que de la musique contemporaine.
Le premier compositeur a avoir eu conscience de sa capacité à rester dans l’histoire est Beethoven. Au sujet de sa célèbre sonate op. 106 dite « Hammer Klavier » il déclarera : « Cette sonate ne sera comprise que dans cinquante ans ». Quelle lucidité sur sa capacité à laisser une empreinte historique ! Quant à sa prédiction, elle fut très optimiste…
Mais ce n’est pas tout. Sa perception d’être un individu singulier et non un « sujet » parmi tant d’autres, se constate dans cette célèbre réplique lancée à son ami et prince Lichnowsky : « Ce que vous êtes, vous l’êtes par le hasard de la naissance, ce que je suis, je le suis par moi ! Des princes, il y en a et il y en aura encore des milliers ; il n’y a qu’un Beethoven ». S’il a de toute évidence un fort désir de reconnaissance pour son talent, comment ne pas y voir également une transformation de la représentation même du compositeur romantique ? Une musique qui est dorénavant écrite par des « Hommes », qui exprimera la nature profonde de leurs âmes. Des compositeurs non plus au service de Dieu et de leurs seigneurs, mais des compositeurs participant à la co-construction d’une nouvelle société.
Mais laissons pour le moment toutes ces transformations musicales et cette conscience de soi pour revenir un instant au langage harmonique qui peine de son coté à opérer sa mue.

Alors que « la sainte trinité de l’accord parfait (en musique) continue à régir la musique » pour reprendre l’image de Michel Faure, un virage significatif s’opère après le coup d’État de Napoléon III. Depuis la création du Conservatoire de musique de Paris en 1795 qui se démarque des anciennes maîtrises de l’Ancien Régime par son enseignement laïc et sa pratique républicaine, qui intègre les élèves femmes, les contres révolutionnaires sont à la manœuvre. Le musicien et pédagogue Alexandre Choron ne compte pas laisser les romantiques pervertir la musique religieuse. Il fonde en 1817 l’Institution royale de musique classique et religieuse. Son objet est de créer une distinction claire entre musique religieuse et musique profane. Cette institution périclitera peu à peu après la Révolution des « Trois Glorieuses » de 1830. Il faudra laisser passer l’orage romantique de la monarchie de Louis-Philippe pour voir les contre-révolutionnaires refaire surface. C’est en 1853 que l’on voit renaître cette fronde anti-romantique avec la création de l’École de musique religieuse et classique Louis Niedermeyer. Soutenue par le second Empire, cette école est là pour rehausser les couleurs de la musique religieuse sous l’étude du chant grégorien et son plain-chant, du piano, de l’orgue, de l’accompagnement, de la composition, du contrepoint… De grands noms de la musique y enseigneront comme Camille Saint-Saëns et André Messager ; Gabriel Fauré sera un des plus illustres élèves. L’École Niedermeyer sera le porte greffe du retour de la modalité ancienne dans la nouvelle grammaire de l’harmonique romantique.
Parallèlement le critique musical et historien de la musique Joseph d’Ortigue publie en 1853 son Dictionnaire de plain-chant, s’ensuivra un Traité théorique et pratique de l’accompagnement du plain-chant co-écrit avec son ami Louis Niedermeyer, sans oublier le Traité d’harmonie du professeur de composition de Gabriel Fauré, Gustave Lefèvre, qui pose les nouvelles règles d’une tonalité élargie. Comment ne pas songer à la célèbre mélodie de 1871 Lydia de ce même Fauré, qui alterne avec délice entre mode grégorien et harmonie classique ?7
Dès lors l’harmonie du XIXe siècle entre dans une nouvelle ère que l’on pourrait qualifier de révolution tardive et paradoxale. Paradoxale dans le sens où tous les tenants du retour aux modes anciens, qui luttent depuis des décennies contre les outrances du romantisme, vont être à l’origine d’une révolution harmonique qui prolonge en quelque sorte la révolution romantique.

Ces réactionnaires qui militent pour un néoclassicisme contre-révolutionnaire se feront déborder par toute une nouvelle génération de compositeurs qui va faire preuve d’innovations harmoniques inouïes. Dès lors les modes anciens, les couleurs arabes et moyen-orientales avec leurs secondes augmentées, mais aussi japonaises et javanaises avec leurs gammes pentatoniques, ou espagnoles avec leur célèbre mode de mi… enrichiront pour notre plus grande joie la musique occidentale.
Il est intéressant de voir que cette révolution tardive de l’harmonie advient (du moins pour les compositeurs français) après l’expansion coloniale de la France : on ne compte pas les œuvres de Camille Saint-Saëns inspirées par ses séjours en Algérie. Les expositions universelles, faire-valoir du développement industriel du capitalisme, sont une occasion extraordinaire de voir et surtout d’entendre la production musicale de contrées lointaines. Le Japon y participe pour la première fois en 1867 – nul doute que Saint-Saëns s’inspirera de ce qu’il a pu y entendre pour composer son opéra-comique La princesse jaune en 1872. Souvenons-nous du choc esthétique que reçut Debussy en écoutant les sonorités exotiques des gamelans balinais lors de l’Exposition Universelle de Paris en 1889, sans parler des traces indélébiles que cette musique laissa dans le cerveau du jeune Ravel au cours de cette même exposition. Enfin, l’impérialisme états-unien fera émerger la culture noire américaine : combien de compositeurs ne resteront pas insensibles à ce genre nouveau ?

Cette complexification harmonique et d’écriture a des conséquences concrètes pour tous les dilettantes de la musique. En termes marxistes, cette difficulté tient de fait à la distance la classe des non-initiés. Nous voilà bien éloignés du désir de Jean-Jacques Rousseau : simplifier la notation de la musique8 afin que celle-ci soit accessible au plus grand nombre. Nous voilà revenus au paroxysme du contrepoint de Jean-Sébastien Bach : une musique écrite pour initiés.
Mais il est intéressant d’observer que la réticence à cette révolution harmonique apparait au sein même des compositeurs bourgeois. Dans une lettre de Saint-Saëns adressée à Fauré en 1915, le grand maître français critique violemment la modernité debussyste qui est ici directement associée à la décadence de la société contemporaine : « Je te conseille de voir les morceaux pour 2 pianos, Noir et Blanc que vient de publier M. Debussy. C’est invraisemblable, et il faut à tout prix barrer la porte de l’Institut à un Monsieur capable d’atrocités pareilles ; c’est à mettre à côté des tableaux cubistes »9.
Ce même Saint-Saëns s’était déjà presque étranglé 22 ans auparavant en découvrant les mélodies du cycle la Bonne Chanson de son ancien élève : « Fauré est devenu complètement fou ». Et ce n’est pas un avis isolé : « Sais-tu que les jeunes musiciens sont à peu près unanimes à ne pas aimer « la Bonne Chanson » ? Il paraît que c’est inutilement compliqué et très inférieur au reste »10.
Mais c’est encore Camille Saint-Saëns, l’homme de l’Académie des beaux arts, qui exprimera à la fin de sa vie une opposition radicale devant cette révolution tonale : « À présent, nous entrons dans l’ère du charivari. Les dissonances les plus violentes apparaissent fades, on superpose les tonalités différentes. C’est comme si l’on prenait plaisir à manger des écrevisses vivantes, des cactus hérissés d’épines, à boire du vinaigre, à croquer des piments enragés »11. Nous voilà revenus à la condamnation pour outrage au bon goût par les détracteurs de Victor Hugo. Nos compositeurs modernes achèveraient-il enfin la révolution romantique plus d’un siècle après ses débuts ?

Pendant ce temps, la bourgeoisie garde la main sur les commandes, et influence grandement les formes musicales conformément au goût du néoclassicisme ambiant. La révolution française n’a nullement effacé le mécénat aristocratique, même s’il est vrai que ce ne sont plus les cours royales ou princières qui financent directement l’art, mais les héritiers des grandes familles. La grande bourgeoisie de l’industrie, de la banque et du commerce s’associe à ce mécénat qui comporte de grands avantages, dont le premier est de se hisser au même niveau de statut social que celui de l’aristocratie… Encore faut-il avoir un goût et une culture suffisante pour déceler les artistes de talent.
Dans ce domaine nous ne pouvons que saluer son parcours fulgurant depuis 1789, elle qui se contente après la révolution de plébisciter les Boieldieu, Berton, Cherubini et autres Lesueur qui n’avaient que dédain et mépris pour la musique d’un Beethoven, allant jusqu’à déclarer à son sujet : « Il ne faut pas faire de la musique comme celle-là ! »12, mais qui un demi-siècle plus tard dénichera des Fauré, Debussy, Ravel… Quelle évolution remarquable !
Cependant, ces artistes ne sont pas choisis au hasard : ils répondent tous à un désir de classe, et certains iront même jusqu’à devancer les attentes de celle-ci. L’art ne peut donc plus être considéré comme un simple reflet de la société, mais une construction à dessein. Un véritable art de classe qui reste encore aujourd’hui compliqué à démontrer, tant les artistes ont été conçus et façonnés comme des êtres au dessus de tout déterminisme social. Des artistes qui créent selon leur propre inspiration quasi divine. Des artistes certes que l’on « aide », comme on dit aujourd’hui, sur le plan matériel et économique afin de leur assurer une liberté artistique totale. Cette fable est malheureusement bien ancrée dans les esprits des artistes eux-mêmes, car affirmer le contraire ferait tomber l’image mythique savamment entretenue par la société des dominants.
L’influence exercée par l’aristocratie ou la bourgeoisie de la fin du XIXe siècle n’a nullement besoin d’être explicitement imposée. Tout cela se déroule d’une manière bien plus subtile, voire inconsciente. Prenons le cas de Claude Debussy : fils de communard, jeune compositeur extrêmement « doué »13, il dépourvu de capital social, économique et culturel, pour paraphraser Bourdieu. Ses chances de côtoyer le cœur de l’élite bourgeoise sont très faibles. Son talent expliquerait-il tout ? On ne peut que répondre par la négative quand on prend la peine d’observer en détail ses trajectoires sociales, amoureuses et amicales qui se confondent aisément14.

Comment la création musicale de Debussy est-elle dirigée par son entourage social ? L’influence de la Pavane15 de Gabriel Fauré est particulièrement intéressante. Celle-ci est dédiée à la comtesse Greffulhe, mécène de la musique qui soutient matériellement Fauré, et son objectif est clair : écrire un véritable portrait musical qui souligne l’élégance et la beauté de la comtesse. La mélodie principale de l’œuvre met en avant tous les éléments expressifs du Grand siècle, avec son rythme pointé des ouvertures à la française, son harmonie modale, ses phrasés liés par deux… faisant écho aux fêtes galantes versaillaises. Cette œuvre remporta un vif succès : son ton nostalgique ne pouvait que séduire toute une classe qui ressasse le sentiment du bonheur perdu, sans parler de ses références aux styles anciens qui flattent tous ceux capables de les reconnaître : distinction sociale garantie. Nous sommes bien là dans une culture de classe. Ce style musical rend hommage ostensiblement à l’Ancien Régime, il est le cœur du néoclassicisme, et il fera école à l’aube du XXeme siècle chez les compositeurs français.
Debussy lui emboîtera le pas trois ans après la Pavane, en composant sa Suite bergamasque dont le Passe-pied reprend jusqu’à sa mesure à quatre temps, ses pizzicati, sa tonalité en fa dièse et sa couleur modale. Penser qu’il ne s’agit là que d’une imitation opportuniste de la part du jeune Debussy, pour s’assurer un succès futur, ferait preuve d’une analyse trop simpliste. Elle relève au contraire d’une perception extrêmement fine du contexte social dans lequel la production musicale évolue – ou pour le dire autrement : « Il faut dire quel charme social agit sur Debussy à travers cette Pavane, jusqu’à quels cercles privilégiés dont elle symbolise les privilèges et le raffinement ce compositeur tente de se hisser par le plagiat qu’il fait. Bonne volonté culturelle et désir de promotion sociale sont toujours solidaires. Comme, à l’autre pôle social, rayonnement culturel et domination politique« .16
Puisque nous sommes dans la pavane, restons-y, en évoquant cette fois l’élève de Fauré, Maurice Ravel, qui en compose une en 1899, suite à la commande d’une autre figure de l’aristocratie musicale parisienne : la princesse de Polignac. Comme son maître, le jeune Ravel de 24 ans s’exécute afin de combler le désir de « l’aristo-bourgeoisie » qui souhaite ressusciter le raffinement élitiste de l’Ancien Régime. Avec son génie, Ravel exprime dans cette merveilleuse danse lente toute la nostalgie et le caractère noble des XVIe et XVIIe siècles.
Cette princesse incarne parfaitement ce néologisme « d’aristo-bourgeoisie ». Winnaretta Singer, princesse de Polignac, est la fille héritière de l’inventeur américain des machines à coudre Singer. Issue de la grande bourgeoisie des affaires, elle épousera en 1893 le prince Edmond de Polignac, de 31 ans son aîné. Un mariage, arrangé entre autres par notre comtesse Greffulhe, qui donnera un nom respectable à cette fille de bourgeois et une fortune considérable à cet aristocrate, qui plus est compositeur de musique. Les deux seront de grands acteurs du mécénat français. À la mort de son mari en 1901, la princesse décide de construire un nouvel hôtel particulier sur l’emplacement même du précèdent17. Cet hôtel particulier quatre fois plus grand que le précédent (750 m2), offre de nouveaux lieux de réception dont le célèbre salon de musique qui accueillit les plus grands artistes de son temps, et le tout Paris mondain. Son architecture confiée à Henri Grandpierre renoue comme par hasard avec l’esprit du XVIIIe siècle, sans oublier le confort moderne.

Citons volontairement une longue description de ce lieu hors du commun publiée par la Fondation Singer-Polignac : « Deux portes cochères permettent aux véhicules de déposer leurs occupants directement à l’intérieur de l’hôtel. Ces derniers se retrouvent ensuite dans le vestibule, au pied d’un grand escalier d’honneur […] La bibliothèque de la Princesse est ornée de boiseries Louis XVI […] Le grand escalier d’honneur, orné de colonnes et de niches, couronné par un dôme percé d’une ouverture zénithale conduit aux salons de réception du premier étage. Sur le palier, à droite, on accède au salon de musique […] Habillé de miroirs et décoré de piliers, de panneaux et d’entourages en trompe-l’œil qui imitent le marbre noir, son plafond est peint d’un ciel en trompe-l’œil […] Pour décorer les parties hautes et les voussures du salon, la princesse Edmond de Polignac commande une fresque à l’artiste espagnol José Maria Sert qu’il réalise entre 1910 et 1912. À cette période, le peintre abandonne la polychromie au profit de peintures noires sur fond doré. Le thème choisi pour cette fresque est Le Cortège d’Apollon, dieu de la musique et du chant, et se décline en onze tableaux représentant le dieu et ses muses : Clio (l’histoire), Euterpe (la danse et la musique), Erato (la poésie lyrique et érotique), Melpomène (la tragédie et le chant), Thalie (la comédie) Calliope (la poésie épique), Terpsichore (la danse), Uranie (l’astronomie céleste), Polymnie (la rhétorique et l’éloquence), suivies de Clythia la jalouse et de Leucothoé la bien-aimée. Apollon tient sa lyre dans sa main gauche et est coiffé d’une couronne de laurier. A l’arrière du salon de musique, une autre porte permet d’accéder à un salon ovale qui fait face aux escaliers. Au plafond en trompe-l’œil on distingue deux tableaux issus d’une fresque de Giandomenico Tiepolo (peintre vénitien du XVIIe siècle) que Winnaretta Singer a acquis à Venise en 1901 […] Cette grande pièce s’ouvre sur les terrasses et sur un salon plus petit orné de charmants panneaux de bois peint du XVIIIe évoquant les loisirs. Il conduit à la salle à manger, inspirée du salon de la paix du Château de Versailles, entièrement revêtue de marbres polychromes, qui donne sur le jardin.

Cette litanie ornementale nous fait parfaitement sentir le poids esthétique qui pèse sur les artistes soutenus par la princesse, et d’une manière générale par toute cette classe donneuse d’ordres18. Peu importe si nos compositeurs sont conscients ou non des enjeux en cours, ils ne sont pas de taille à résister à ce niveau de pression sociale. D’une manière raffinée et extravagante « l’aristo-bourgeoisie » impose ses goûts. Le temps des passions romantiques semble bel et bien fini : retour à l’ordre, à la raison, avec pour modèle l’Ancien Régime et son esthétique indépassable : la Grèce antique. Pas étonnant de voir alors éclore toutes sortes d’œuvres portant des noms de danses anciennes : Menuet, Gavotte, Sarabande et autres Passe-Pied … Et nul besoin de passer commande : les artistes, par mimétisme et souci de se fondre dans l’air ambiant, sauront aller au devant du désir néoclassique de cette classe.
Ainsi, aussitôt qu’apparaît une nouvelle percée romantique dans le domaine du langage harmonique, survient une contre-révolution stylistique sur le plan de la forme musicale. Mais alors avec tout cela : Qu’est-ce le romantisme19 ?Comment s’y retrouver dans tout cet imbroglio : révolution romantique sur le plan esthétique et formel, contre-révolution par le retour de la modalité du plain-chant, révolution harmonique tardive et paradoxale, retour aux danses anciennes ?
Et la modernité dans tout ça ? Elle n’est peut-être que l’autre nom du romantisme, qui ne serait lui-même que l’autre nom de la révolution permanente, qui résiste sans cesse aux réactionnaires de tout temps. Après tout, c’est une belle définition, non ?
Diagonale sonore, Rémy Cardinale : Blindtest #15
Le site de l’Armée des Romantiques.
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︎06.11.2025 à 17:31
Louis BARCHON
Pays le plus peuplé de l’Union Européenne, principale économie d’Europe, l’Allemagne a connu le 23 février 2025 des élections fédérales anticipées, qui ont été remportées par les conservateurs du CDU/CSU. Survenant après deux années consécutives de récession, ce scrutin a été marqué par d’importants débats sur la crise économique sans précédent que le pays traverse, ainsi que par l’ascension électorale de la principale formation d’extrême-droite, l’AfD, avec 20,8% des voix. Dans ce contexte, Die Linke a connu un très fort afflux de militants, dépassant en février 2025 les 100 000 adhérents. Quelle est la stratégie politique de Die Linke pour faire exister une gauche de rupture ? Et quelle implantation du parti au niveau local, notamment à Hambourg, deuxième plus grande ville d’Allemagne ?
David Stoop : J’ai grandi en Rhénanie du Nord-Westphalie où il y avait, depuis mon enfance, des groupuscules néonazis, contre lesquels la jeunesse de gauche s’organisait. J’ai été professeur dans la capitale du Land1, Cologne, où j’ai rejoint le GEW2, dont je suis devenu le secrétaire général pour le Land. J’ai ensuite rejoint l’organisation de jeunesse de Ver.di3, principalement pour faire du travail de formation au niveau du Land. En 2007, j’ai rejoint Die Linke, qui est né de l’union entre le Parti du Socialisme Démocratique (PDS), un parti de l’ancienne RDA, et le WASG, né d’une scission avec le SPD4. Comme un tiers des nouveaux membres, je ne faisais partie d’aucune de ces deux formations. Pendant un certain temps j’étais surtout investi dans la branche syndicale du parti, et quand j’ai déménagé à Hambourg, j’ai décidé de participer à la coordination de la branche locale du parti. C’est désormais mon deuxième mandat comme député du groupe parlementaire de Die Linke à Hambourg. Comme c’est un parlement à temps partiel, durant la précédente législature, je consacrais la moitié de mon temps au travail parlementaire, et l’autre au travail de formation à Ver.di. Désormais, en tant que co-président du groupe parlementaire, je me consacre entièrement au parlement.
DS : L’Allemagne a deux ports principaux : Hambourg, qui est le plus grand, et Bremerhaven. En Allemagne, les ports ne sont pas seulement importants pour leur rôle dans le commerce maritime, mais aussi parce que l’industrie allemande est orientée vers l’exportation. Hambourg est d’ailleurs le troisième plus grand port d’Europe, derrière Anvers et Rotterdam, et la deuxième plus grande ville d’Allemagne, derrière Berlin. C’est par ailleurs le siège social de nombreuses compagnies, dans l’aéronautique, l’industrie, le commerce, les médias ou encore le luxe [Montblanc, par exemple]. Pour la gauche plus précisément, Hambourg est une ville importante car le mouvement communiste y a été très actif jusqu’aux années 1960. Hambourg a vécu la révolution spartakiste de 1918-1919, ainsi qu’un important soulèvement organisé par le parti communiste allemand (KPD) en 1923, et enfin Mai 68. Le port est toujours ancré dans la tradition du mouvement ouvrier, et certaines maisons de la rue Hafenstraße, massivement squattée par le mouvement autonome dans les années 1980, sont toujours occupées. Le quartier Sankt Pauli, proche du port, et où Die Linke a fait 40% de ses votes, a donné son nom à un club de football très connu pour ses positions progressistes. Les ultras5 du club sont par ailleurs très engagés politiquement à gauche.
DS : En Allemagne il y a trois niveaux d’organisation politique : le niveau fédéral, le niveau du Land, et le niveau communal. Au niveau fédéral, la chambre des représentants est le Bundestag, tandis que le Bundesrat est la chambre des représentants des Länder. Les affaires étrangères sont gérées au niveau fédéral, tandis que la police et l’éducation6 sont administrées au niveau du Land, et la gestion des déchets au niveau communal. Hambourg fait partie des trois villes-états qui font exception, où le niveau communal et du Land sont entremêlés. Le parlement a donc autorité sur ce qui touche au Land et à la commune, lui donnant des prérogatives très étendues : il gère ainsi tout ce dont l’État fédéral ne s’occupe pas.
DS : Quand Die Linke a été lancé, nous avons décidé de créer un système de factions, appelés « courants », afin que les différentes traditions de la gauche puissent être représentées, avec donc la gauche de la social-démocratie, des communistes réformistes, des écologistes radicaux etc. Nous avons ainsi voulu que chacun articule sa vision idéologique avec le reste de la gauche pour que nous puissions avancer unifiés. Chaque courant est alors comme un parti dans le parti, avec sa propre adhésion et ses propres finances.
Durant les dernières années, le parti a fait face à une crise profonde en raison des conflits en interne sur les sujets d’identité, de classe et d’immigration. En 2015, le gouvernement conservateur d’Angela Merkel a en effet décidé d’accueillir de nombreux migrants, qui fuyaient pour la majorité d’entre eux la guerre en Syrie. Cette prise de position, symbolisée par l’expression “Wir schaffen das”, Nous pouvons le faire, a entraîné une importante division au sein du camp conservateur. Dans les faits, ils n’ont pas pris les mesures nécessaires pour permettre véritablement d’accueillir les nouveaux arrivants, et le pays s’est donc encore davantage divisé socialement, renforcé en cela par l’extrême-droite.
À gauche, un débat a émergé sur la nécessité de protéger les travailleurs allemands des réfugiés, présentés comme une force de travail bon marché qui allait faire baisser les salaires. Sahra Wagenknecht, qui défendait cette position, a quitté le parti pour lancer le sien en 2024, l’Alliance Sahra Wagenknecht (BSW). Selon elle, la gauche doit être forte sur la paix et la justice sociale, mais restrictive sur les questions de genre et d’immigration, car les travailleurs seraient plus conservateurs sur ces sujets. Dans les faits, quand son parti a été lancé, ils ont arrêté de s’opposer aux sanctions visant à pousser les travailleurs sans emploi vers des emplois mal payés, une mesure prise par le gouvernement de Gerhard Schröder7, qui avait mené en 2004 à la scission de l’aile gauche du SPD et à la création en 2007 de Die Linke.
Depuis lors, son parti essaye de construire une coalition étrange de petites compagnies, de petits propriétaires et de travailleurs, en défendant des mesures culturellement réactionnaires. Le résultat est que plusieurs militants qui avaient quitté Die Linke pour BSW reviennent dans notre parti. Pendant des années, cette situation a renvoyé l’image d’un parti constamment divisé en interne, qui présentait toujours deux visions antagonistes sur tous les sujets, au point qu’il devenait difficile pour l’électorat de comprendre ce que nous défendions.

DS : Lorsque la scission a eu lieu, nous avions l’espoir que les jeunes activistes écologistes nous rejoignent, là où auparavant ils militaient plutôt pour le parti écologiste Bündnis 90/Die Grünen8. Il a cependant fallu attendre un an pour que cela se concrétise, lorsque la coalition du feu tricolore – rouge pour les sociaux-démocrates, verts pour les écologistes, jaune pour les libéraux – a implosé9. Quand les libéraux ont quitté la coalition, se présentant comme le parti économiquement responsable – ce qui ne leur a pas trop réussi étant donné qu’ils n’ont pas été réélu au Bundestag –, de nouvelles personnes ont rejoint Die Linke pour la campagne des élections anticipées.
Nous avons connu un autre afflux important de militants après que les conservateurs ont essayé de faire passer une législation anti-migratoire avec le soutien des libéraux et de l’extrême-droite, incarnée par l’AfD. C’est ce que nous avons appelé le “Dammbruch”, la rupture du barrage. Il y a en effet toujours un débat sur la nécessité de faire front contre l’extrême-droite, et c’est la première fois qu’au niveau fédéral le parti conservateur a ouvertement proposé à l’AfD de passer une législation contre tous les autres partis démocratiques. Cela n’a pas été bien reçu par l’opinion publique allemande, y compris au sein de l’électorat conservateur, et au parlement, par l’aile incarnée auparavant par Merkel, qui ne veut pas collaborer avec l’extrême-droite. De fait, tous les conservateurs n’ont pas suivi Friedrich Merz10 qui a échoué à obtenir la majorité pour faire passer sa mesure. S’en est suivi un fort regain de l’antifascisme qui a été largement canalisé par la gauche : à Hambourg, Die Linke comptait 1 500 membres en 2024. Elle en compte désormais 5 000. Nous avons fait 8,8% aux élections fédérales, alors que nous redoutions il y a quelques mois de ne pas dépasser la barre des 5% nécessaire pour entrer au Bundestag. Désormais, nous pouvons espérer pour la première fois faire entrer Die Linke dans les parlements de l’ensemble des Länder.
DS : Tout d’abord, nous sommes les seuls à porter un programme ambitieux pour la redistribution des richesses, dans un pays où l’inégalité sociale s’accroit et est exacerbée par l’évitement de la taxe sur l’héritage. Ici, à Hambourg, un enfant sur quatre vit dans l’extrême pauvreté, alors que la ville compte la plus forte concentration de millionnaires d’Allemagne. Dans les centres urbains et de plus en plus en zone rurale, la hausse des loyers grève le budget des ménages. Nous sommes le seul parti à articuler ces questions sociales à une politique antifasciste, car si nous ne cherchons pas à rendre la société plus équitable en s’attaquant aux plus riches, nous n’aurons ni justice climatique, ni sécurité pour la majorité de la population.
DS : J’aurais tendance à dire que, parmi les partis de gauche, la gauche allemande a la pire manière de parler de ce qui se passe au Proche Orient. Du fait de notre histoire avec la Shoah, la discussion de savoir si Israël est un État d’apartheid, ou s’il commet un génocide à Gaza, reste très controversée. Die Linke est cependant clair sur le fait que l’armée israélienne enfreint le droit international à Gaza et viole les droits humains. L’Allemagne ne devrait pas soutenir Israël, et devrait arrêter de lui livrer des armes. Israël ne devrait pas bloquer l’aide humanitaire et nous pensons que Netanyahou devrait être emprisonné s’il entre sur le sol allemand. Alors que nous nous organisons pour faire pression en ce sens sur le gouvernement allemand, les verts soutiennent Israël, de même que la majorité du SPD. Je tiens cependant à signaler que le 5 juin11, nous aurons une manifestation organisée par les associations musulmanes d’Hambourg, soutenue par nous et par les organisations de jeunesse du parti social-démocrate – contre la position donc de leur parti. Cela tient en partie au nombre important de jeunes migrants dans ces organisations, qui n’acceptent pas ce qui se passe à Gaza.
DS : Le discours dans les médias dominants est très réduit. Dans les débats télévisés, il peut parfois y avoir des économistes keynésiens, mais il n’y a pas de figure intellectuelle majeure qui peut proposer des idées de gauche dans les médias. De nos jours, la gauche est principalement représentée par de nouveaux médias, comme la version allemande du magazine Jacobin, et Surplus Magazine12, qui touchent particulièrement les jeunes générations. Les débats à gauche restent influencés par des personnalités du reste du monde, comme Thomas Piketty, Mariana Mazzucato13 et Isabelle Weber14.

Sur le plan culturel, ce sont davantage les philosophes français, comme Balibar, qui sont discutés. Enfin, Jacobin a lancé une série introductive au marxisme, prévue pour trois ans, et intitulée “Edition Marxismen”. Chaque mois sort un ouvrage de 50 pages sur Marx, Engels, Zetkin, Luxembourg, Lénine… La première édition a été vendue en moins de 24 heures, et ils ont dû en réimprimer pour de nombreux cercles de lecture. Ce regain d’intérêt pour la théorie marxiste est assez inédit car pendant longtemps, le marxisme a été diabolisé en Allemagne, y compris à l’université, du fait de la Guerre Froide et plus encore après 1989 avec le consensus néolibéral.

DS : La majorité du parti voit actuellement l’Union Européenne comme un champ de bataille politique dans lequel il faut s’investir, car nous pensons que les problèmes politiques nécessitent des solutions au niveau européen. Nous sommes en désaccord avec certains des principes fondateurs de l’UE, en particulier concernant la concurrence, ou la volonté affichée d’augmenter les dépenses militaires. Par ailleurs, nous pensons que les aspects sociaux du projet européen sont totalement insuffisants : nous voulons donc une Union Européenne totalement différente.
Mais nous pensons que la politique européenne est un espace où se mène une lutte politique pour l’hégémonie et nous portons des propositions sur comment changer radicalement l’UE. Au même titre que nous sommes en désaccord avec certains éléments de la politique fédérale, ou hambourgeoise, nous pensons que les instances européennes manquent de démocratie directe. Nous considérons donc la politique européenne d’une manière similaire à la politique nationale ou des Länder. Nous restons enfin convaincus que la gauche a besoin d’une forte coopération entre partis de gauche européens, et c’est pourquoi le groupe européen GUE-NGL est pour nous un espace de discussion avec le Parti du Travail de Belgique (PTB), La France Insoumise et l’Alliance Rouge et Verte au Danemark.
DS : Nous aimerions que la gauche européenne soit davantage unie, parce qu’il nous faut une coordination des partis de gauche sur les sujets du climat, de la paix, et de la redistribution des richesses. Nous pensons que le fait que la gauche allemande, l’une des plus puissantes organisations en Europe, ait rencontré tant de difficultés, a contribué à affaiblir la gauche au niveau européen. Nous espérons qu’en stabilisant davantage notre force au niveau national, nous puissions devenir un allié solide auquel les mouvements de gauche pourront davantage s’accrocher. Cela nous permettrait aussi d’approfondir les liens que nous avons avec d’autres partis en Europe, comme la France Insoumise, qui a une section à Hambourg, le PTB, ou l’Alliance Rouge et Verte.
Nous observons de près ce qui se passe ailleurs afin d’analyser les différences d’orientation stratégique ou organisationnelle. Ainsi, l’un des défis que doit rencontrer la gauche française est que l’élection présidentielle oblige d’organiser ses forces autour d’une personne, ce qui est contradictoire avec ce que les partis de gauche défendent, à savoir un mouvement de masse orienté vers une gouvernance démocratique. En Allemagne, on vote pour un parti, pas pour une personne, ce qui fait une vraie différence quand il s’agit de penser une stratégie populiste15. Une autre différence, c’est qu’à La France Insoumise, les militants ne sont pas des adhérents qui cotisent chaque année pour leur parti. Ce sont davantage des membres impliqués dans l’action, sur le même modèle que ce qu’on peut observer dans certaines ONG, comme Greenpeace. C’est assez différent de ce que Peter Mertens16, du PTB, a pu me décrire de son parti.
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︎30.10.2025 à 13:38
Stratis VOUYOUCAS
Le cinéma français serait bourgeois, c’est un lieu commun tenace. Comme tout lieu commun il mérite d’être interrogé car, s’il contient très certainement une part de vérité, on a tendance à plaquer cette formule sur les films pour peu qu’ils représentent des personnages appartenant à la bourgeoisie ou qu’en soient issus leurs auteurs. Cela conduit le plus souvent à des analyses strictement idéologiques. Il me semble plus intéressant d’essayer de voir comment l’expression d’un point de vue bourgeois s’exprime à travers le regard des cinéastes, c’est-à-dire par la mise en scène. C’est ce qu’a déjà fait, ici-même, Murielle Joudet à propos de Valeur Sentimentale de Joachim Trier (mais aussi, dans une optique plus ouvertement politique, Rob Grams dans Frustration, avec le concept de « bourgeois gaze » ou même François Bégaudeau dans les pages de son blog).
Je voudrais, quant à moi, m’essayer à relire quelques films plus ou moins récents à l’aune de cette question. En quoi, dans certains films qui se voudraient progressistes ou subversifs, se révèle, quelquefois contre le scénario ou les intentions de leur auteur, un regard bourgeois c’est-à-dire qui soit l’expression d’un sentiment de supériorité de classe.
Une Fille Facile (2019) de Rebecca Zlotowski a été presque unanimement salué par la critique, notamment grâce à la présence de son actrice principale, Zahia Dehar, surtout connue jusqu’alors pour l’affaire qui porte son prénom1. Ce choix audacieux et risqué s’est révélé judicieux tant elle irradie le film de sa présence à la fois nonchalante et ultra-sexuée, de son phrasé élégant, de sa voix trainante et « fausse ».

Zahia incarne ici Sofia, la fille facile du titre. Elle devient la maîtresse d’un riche dandy brésilien (Nuno Lopes) propriétaire d’un yacht amarré dans le port de Cannes, use de ses atouts pour obtenir des faveurs sonnantes et trébuchantes et en profite pour éduquer sa jeune cousine cannoise, Naïma (Mina Farid), à la réalité d’un monde où, quelquefois, le seul moyen d’échapper à sa condition (ici de femme prolétaire racisée) est de savoir transgresser les règles de la bienséance et de la morale. En gros, la prostitution y est montrée comme un moyen d’émancipation sociale. « We live in a material world and I am a material girl » chantait Madonna en 1985 dans un clip, remake de Diamonds are a girl’s best friend (autre éloge cynique de la prostitution), le célèbre numéro de Marylin dans Les hommes préfèrent les blondes (1953)de Hawks – j’y reviendrai.
Mais Zahia est un corps étranger dans l’entre-soi du cinéma de Rebecca Zlotowski. Et pour l’accepter, pour l’intégrer à son univers, elle doit la rattacher à un réseau de références culturelles qui la sauveraient de n’être qu’elle-même. Car elle ne peut la regarder pour ce qu’elle est. Ça se voit, Zahia la dérange, elle ne parvient pas à porter sur ce corps, ce visage un autre regard, que celui des personnages de son film qui la jugent ou la convoitent. Elle reste absolument inassimilable. C’est le sujet même du film, un sujet absolument passionnant, mais qui n’est jamais vraiment traité par la mise en scène.
Rebecca Zlotowski a donc recours à des objets culturellement légitimes pour l’accepter à son tour : la Bardot du Mépris et de Et Dieu créa la femme, Marylin Monroe, les héros gégauviens2 des premiers Chabrol ou La Collectionneuse de Rohmer. Tout est là en apparence, la critique s’y est d’ailleurs laissée prendre, appâtée par tous les signes de reconnaissance disposés ça et là comme des leurres, alors qu’il y manque l’essentiel, faire de Zahia/Sofia un personnage à part entière qui soit autre chose qu’une surface de projection fétichisée des fantasmes des spectateurs (et de la cinéaste).
L’entreprise n’a rien d’évident et on doit rendre grâce à Rebecca Zlotowski de l’avoir tentée, car, sur le papier, tout semble convaincant. La note d’intention est impeccable. Il n’y manque ni le féminisme, ni la lutte des classes, ni même la possibilité d’échapper au déterminisme social… Mais le cinéma est un art obstiné. Ce ne sont pas les intentions qui comptent, mais leur exécution. Et c’est ici que ça grippe. Quelque chose dans le regard de Rebecca Zlotowski échappe à son discours et ce quelque chose ressemble à du mépris de classe.
Des modèles choisis par Zlotowski, on peut déjà écarter le premier : Brigitte Bardot qui faisait éclater le carcan du regard chargé de désir libidineux que portaient sur elle les hommes par une affirmation insolente de sa liberté. Si pour eux, elle n’était qu’un corps, c’est ce corps qui en serait l’instrument. Bardot s’affranchissait de la possibilité même d’un jugement moral, car elle faisait plus que ne pas s’en soucier : elle en ignorait tout simplement l’existence. Et ce n’est pas le moindre mérite de Vadim que d’être parvenu à contenir, dans les limites d’un film, l’absolue et souveraine nouveauté que fut Brigitte Bardot. Et Dieu créa… la femme (1956) fait figure de cas d’école : grand film d’un piètre cinéaste, pur film de fétichisation du corps féminin que ce corps retourne en instrument de puissance (ruinant par avance certains discours trop convenus sur le male gaze – car si elle plaît à tous, elle reste maîtresse de son désir et de son plaisir et choisit à qui (et quand) elle se donne – révélation d’une des plus grandes actrices de sa génération, qui fut l’une des pires quand on lui demanda de jouer « sérieusement » la comédie… À cet égard dans En cas de malheur (1958), La Vérité (1960) et même dans Vie Privée (1962) où Autant-Lara, Clouzot ou Louis Malle, qui ont eu l’orgueil démiurgique de vouloir remodeler en « vraie » comédienne l’actrice créée par Vadim, s’y sont cassé les dents : elle n’a jamais été aussi mauvaise…

La Bardot du Mépris de Godard est également convoquée ici à travers les costumes de Zahia, le paysage méditerranéen ou les allusions à la mythologie. Mais là encore, il ne s’agit que de faire un clin d’œil et même de faire de l’œil au spectateur, de lui donner des gages de reconnaissance et de légitimation. Godard interrogeait le mythe Bardot à l’aune des mythes grecs et, s’il citait Le Voyage en Italie de Rossellini (qui n’était à l’époque une référence pour personne), c’était pour questionner ce qui restait du couple dans le monde contemporain et pour acter de l’impossibilité du miracle dans la société (que l’on n’appelait pas encore) du spectacle. Ici rien de tel : Zahia, pourtant un vrai personnage de la mythologie contemporaine (au sens où l’entendait Barthes), n’est jamais montrée que comme un corps légitimé par la référence à un autre corps, alors qu’il y avait matière à poursuivre la réflexion entamée par Godard autrement que par ce pauvre jeu de citations pour cinéphiles.

L’autre référence (révérence ?) plus qu’assumée (revendiquée) par Zlotowski se trouve chez Rohmer à qui lui fait penser la diction affectée de Zahia Dehar. C’est le biais de son acceptation dans le cinéma d’auteur : dans une opération dualiste, il s’agit de distinguer le corps ultra-contemporain de Zahia (qui la rattache à la vulgarité de l’époque, à sa qualité d’ancienne travailleuse du sexe, à Karim Benzema ou à Franck Ribery3) de son phrasé anachronique qui la rattache aux héroïnes sophistiquées de la Nouvelle Vague rohmérienne. Et si le film cité est La Collectionneuse (1967), avec le célèbre découpage « cubiste » du corps de Haydée Politoff, repris ici en incipit, c’est bien plus aux Comédies et Proverbes (et en particulier à Pauline à la Plage, 1983) que l’on songe : du proverbe en ouverture (ici il est de Pascal) à son côté film de vacances. Le génie de Rohmer est difficile à imiter, mais s’il y a bien quelque chose que Zlotowski aurait pu en retenir, c’est que dans ses films tous ses personnages ont la parole et expriment avec intelligence leur conception personnelle des relations amoureuses. L’hétérogénéité des corps, des silhouettes ou des phrasés ne réduit pas les héroïnes rohmériennes à des fonctions ou à des caractères : Arielle Dombasle, Béatrice Romand, Marie Rivière, Pascale Ogier sont des femmes réelles, de leur époque, mais prises dans des chassés croisés sentimentaux d’un autre âge, imaginés par le classique Rohmer. D’où ce sentiment de temps présent et d’inactualité, d’amateurisme et de maîtrise, de laisser aller et de précision, de banalité et d’ineffable que produisent ses films.
Ici, les paroles du personnage de Sofia sont réduites à la portion congrue : elle parle de son corps et du désir qu’il provoque à deux jeunes gens affolés sur une plage par ailleurs déserte. Scène peu vraisemblable que Zlotowski n’ose pas mener au bout de sa logique : le danger pour une femme de s’exposer ainsi devant des hommes auxquels on se refuse. La violence (verbale) des garçons n’éclate que lorsque les filles sont déjà loin et bien à l’abri de leur ressentiment et de leur virilité bafouée. Dans une autre scène, inspirée des paroles de la vraie Zahia (tant elle et son personnage se confondent), elle évoque son indifférence pour le sentiment amoureux dans une sorte de cynisme ingénu absolument merveilleux qui nous fait regretter que son personnage ne prenne pas plus souvent la parole (elle dit d’ailleurs dans une autre scène qu’elle n’a rien à dire – traduire : que Rebecca Zlotowski ne sait pas quoi lui faire dire).
Mais il y a une scène qui cristallise cette tension entre les intentions de la cinéaste et leur mise en forme. Andres, le riche homme d’affaires brésilien, et son factotum (Benoit Magimel, comme toujours excellent) qui ont emmené Sofia et sa cousine en croisière sur leur yacht, débarquent dans une somptueuse villa italienne où ils viennent rendre visite à Calypso (Clotilde Courau) maîtresse (elle aussi richissime) des lieux. Lors du déjeuner, Sofia évoque son amour pour Marguerite Duras. Calypso, fielleusement curieuse, lui demande alors quel est le roman de Duras qu’elle préfère. Sofia hésite, ne sait que répondre. Tout est fait pour que, comme Calypso, nous pensions qu’elle n’en n’a lu aucun. Hésitation. Malaise. Elle répond alors qu’autrefois c’était La Douleur, mais qu’aujourd’hui ce serait plutôt L’Amant. Surprise. Gêne. Rires. La scène est censée réhabiliter Sofia aux yeux du spectateur bardé de préjugés et de stéréotypes de classe. « Oui, semble-t-elle nous dire, cette jeune femme au physique que vous trouvez vulgaire, qui fait profession de vendre son corps, est fort intelligente et, qui plus est, cultivée ». Pourtant on voit bien que ce qui intéresse ici Rebecca Zlotowski ce n’est pas ce qu’a à dire Sofia, mais la réaction des trois bourgeois qui l’entourent (et par extension celle des spectateurs) : l’expression de leur mépris de classe, la méchanceté larvée de Calypso, la gêne que provoque l’attente, leur surprise en entendant sa réponse. Zlotowski n’essaie à aucun moment de nous placer du point de vue de Sofia. Ce qu’elle veut montrer, c’est la revanche de Sofia (et en l’occurrence de Zahia – et de toute les Zahia) sur son monde à elle. Et elle s’y prend de la pire des manières. Pour donner l’intelligence à son personnage, elle lui accorde les codes de la bourgeoisie (à peine) cultivée : pouvoir citer des titres de romans. Elle n’a même pas à expliquer pourquoi elle aime Duras (ce qui serait passionnant), le signe de reconnaissance suffit et Calypso, mouchée, peut cracher son fiel ailleurs en évoquant, cette fois, la chirurgie esthétique. La scène pourrait être brillante : l’idée d’un renversement de la violence symbolique, le choix de Clotilde Courau (qui a été l’épouse d’un prince héritier), produit pourtant l’exact contraire. Elle écrase Sofia/Zahia sous le mépris de classe de la cinéaste qui ne sait faire autrement pour lui accorder de l’esprit que de lui donner les signes superficiels de la culture bourgeoise. C’est d’ailleurs symptomatique de ce que se contente de faire le film : envoyer des signes de reconnaissance au spectateur à travers tout un faisceau de références : des films cités aux noms grecs attribués aux personnages – Sofia, Socrate, Calypso –, en passant par le morceau de John Coltrane dont on dit à Naïma qu’il « porte son nom ». Elles suffiront à ravir le spectateur cultivé, sans qu’il soit besoin de rien travailler en profondeur, simplement d’en réactiver le souvenir. C’est une constante désormais dans un certain cinéma d’auteur, Murielle Joudet la repérait dans Valeur Sentimentale, mais on la voit aussi très nettement dans des films de Mia Hansen-Love comme Bergman Island (facile, c’est dans le titre, pas la peine de chercher bien loin !) ou Sils Maria d’Olivier Assayas. Ici, Rebecca Zlotowski met littéralement en scène le spectateur à la place de Zahia qu’elle regarde de son surplomb : tant pis pour lui s’il n’a pas les références, il passera à côté du film… Mais s’il les reconnaît, il se délectera de sa propre culture et de celle de la cinéaste. C’est là la véritable fonction de ce cinéma-là : donner un sentiment d’appartenance et de distinction à ses spectateurs.

On aurait bien pu imaginer quelques moyens de rendre justice à l’intelligence de Sofia, mais il aurait fallu commencer par faire confiance à celle de Zahia, en prenant le temps de s’imprégner de sa personnalité, en notant ou en enregistrant ses paroles, un peu comme le faisait d’ailleurs Rohmer avec ses jeunes interprètes des Comédies et Proverbes.
Ou bien on aurait pu envisager que le personnage puisse exercer son intelligence dans une situation complexe ou inextricable, comme le fait le personnage d’Elle Woods interprété par Reese Witherspoon dans l’excellent Legally Blonde (Robert Luketic, 2001), confrontée ici à des préjugés de genre plutôt qu’à des préjugés de classe : la blonde bimbo californienne a-t-elle vraiment les méninges pour sortir diplômée d’Harvard ?4
Ou alors, comme Lorelei Lee (Marilyn Monroe) dans Les Hommes Préfèrent les Blondes, d’être capable non seulement de faire preuve d’une intelligence pratique à toute épreuve dans une société patriarcale où le moindre faux pas pourrait lui être fatal, mais d’avoir parfaitement su théoriser cette société et la place qu’elle peut y obtenir à la faveur du seul capital dont elle dispose : son charme irrésistible, donné ici comme un axiome. Et ce capital, elle doit le faire fructifier avant qu’il ne se dévalue. C’est ce qu’elle explique crûment, mais dans le plus élégant des écrins, dans le numéro Diamonds Are a Girl’s Best Friend, comme dans la scène où elle convainc le millionnaire dont elle guigne la fortune de la laisser épouser son fils. Elle est contrainte d’abattre son jeu et de révéler aux hommes que celle qu’ils prenaient pour une ravissante idiote était, en réalité, une redoutable stratège. La femme-enfant, monstrueuse chimère créée pour satisfaire au regard des hommes dont le film déconstruit l’image, renverse le rapport de domination et non seulement obtient d’eux tout ce qu’elle souhaite, mais finit par « épouser » son double, son contraire, sa meilleure amie, la brune Dorothy (Jane Russell) arrivée au même point qu’elle, par de tous autres moyens (n’est-ce pas le sens du travelling avant final qui écarte les deux hommes pour isoler le seul vrai couple du film ?).

Une Fille Facile révèle aussi une tension, de plus en plus manifeste dans le cinéma de Rebecca Zlotowski, entre son appartenance au cinéma d’auteur, apanage de la bourgeoisie culturelle, et sa fascination pour une bourgeoisie bling-bling, celle des yachts et des jets privés (que l’on retrouvera dans Emmanuelle d’Audrey Diwan (2025) dont elle a co-écrit le scénario). Cette tension s’incarne ici à travers la figure de Philippe alias Socrate5, le personnage interprété par Benoit Magimel forcé de prostituer sa culture en la mettant au service des pouvoirs de l’argent. On sent bien sa dépendance et son dégoût à l’égard d’Andres, son riche patron, qui le traite tour à tour comme un ami ou comme son larbin. Mais là aussi, cette description de la violence et de la vulgarité du monde des riches reste superficielle, car que sont, pour le personnage, ces petites vexations au regard de la vie de luxe que lui procure sa place ? Le personnage de Magimel est explicitement décrit comme une sorte de double intello de Sofia qui a manifestement toute sa sympathie. Peut-être parce qu’il se reconnait en elle qui aspire aussi à accéder à ce monde où tout semble facile. Mais il nous apparait aussi comme un double de la cinéaste à la croisée de ces deux univers : entre Rohmer et Chanel – dont elle place les produits de manière ostentatoire. C’est évidemment légitime dans ce film où de jeunes filles pauvres lorgnent sur tout ce qui brille, mais c’est néanmoins le signe d’une sujétion de plus en plus affichée du cinéma d’auteur à l’industrie du luxe. Il y trouve des financements substantiels et en retour apporte un peu de son aura culturelle aux marques qui finissent par le vampiriser et lui dicter leur contenu. Il n’est pas anodin que de plus en plus d’auteurs de cinéma soient sollicités en tant que tels pour réaliser des pubs aux budgets conséquents vendues et promues comme des courts-métrages de fiction. A l’avant-garde de ce courant, on trouve Wes Anderson (dans A Bord du Darjeeling Limited (2007), les valises Louis Vuitton étaient traitées comme de véritables personnages) ou Sofia Coppola qui avec The Bling Ring (2013) avait anéanti la frontière entre auteurisme chic et valorisation publicitaire. Comme eux, Rebecca Zlotowski a réalisé des court-métrages publicitaires pour des marques de luxe comme Fendi ou Miu-Miu. Zahia Dehar avait d’ailleurs été adoubée par le monde de la mode dès 2011, posant pour divers magazines, avec Christian Louboutin ou sous l’objectif de Karl Lagerfeld, Ellen Von Unwerth, pour Pierre et Gilles et bien d’autres. Le photographe Sebastian Faena l’avait immortalisée en 2011 pour le magazine V, lors de la fashion-week de New York, à l’image de… Brigitte Bardot. C’est donc autant une icône de la mode qu’une ancienne travailleuse du sexe qu’a conviée Rebecca Zlotowski dans son film. Si ce choix de casting pouvait paraitre transgressif dans la frilosité confinée du cinéma d’auteur français, il ne l’était plus dans l’univers de la mode qui avait déjà recyclé Zahia sur les podiums et dans les pages des magazines.

Dans plusieurs entretiens, Rebecca Zlotowski revendique la légèreté de son film, comme si cela pouvait être une excuse à sa vacuité. La légèreté assumée de Gentlemen Prefer Blondes (dont le matériau de départ reste un vaudeville d’une assez confondante médiocrité) n’a pas empêché son auteur d’en faire un film à la fois divertissant et cruel, sophistiqué et accessible, mais surtout d’une pertinence (ou d’une impertinence) politique à toute épreuve. Un film qui interroge l’identité de genre, la domination masculine, un film féministe et queer, réalisé dans un contexte où ni l’industrie Hollywoodienne, ni la société américaine n’étaient, c’est le moins qu’on puisse dire, très ouvertes à ces questions (et trois ans avant la naissance de Judith Butler !). Une Fille Facile, par son choix de casting audacieux, à travers le récit qu’il propose, aurait pu, à sa manière, provoquer les spectateurs d’aujourd’hui, comme les bouscule encore le film de Hawks. Mais le film se contente de donner les gages d’une lecture politique comme il se contente de donner des signes d’appartenance au cinéma d’auteur. Rebecca Zlotowski ne fait que la moitié du chemin, elle ne filme pas un personnage, mais l’image d’un personnage, sans même interroger cette image. Le choix de Zahia Dehar pour l’incarner n’est finalement rien d’autre qu’une brillante idée marketing et le film, tout en surface, n’est rien d’autre qu’un produit publicitaire où il se vend lui-même, comme un miroir contemplant sa propre vacuité6.

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︎23.10.2025 à 17:54
Julien THERY
Idée improbable, idée très récente − elle n’existait pas avant le début du XXIe siècle et ne s’est vraiment affirmée qu’à la fin des années 2010 −, mais idée déstabilisante, puisque ses promoteurs de plus en plus nombreux sont parvenus à l’imposer sinon dans le débat public, du moins sur les grandes scènes médiatiques : il existerait un antisémitisme de gauche, dénié mais bien vivace, voire plus prégnant que jamais. Rien ne permet d’étayer cette affirmation. Mais un mensonge, fût-il aussi peu crédible que celui-là, tend à prendre une valeur de vérité reconnue par le sens commun s’il est suffisamment répété. Les plus autorisés parmi les propagateurs de cette fake news mettent à profit la complexité historique des premières formes de l’antisémitisme moderne, propice aux confusions rétrospectives.
On trouve un exemple emblématique de cette complexité et des malentendus possibles dans la façon dont beaucoup de commentateurs, y compris d’éminents historiens, ont interprété de travers un célèbre essai du jeune Karl Marx, Sur la question juive (1844). L’univers conceptuel et politique éloigné du nôtre dans lequel ce texte a été produit le rend difficile d’accès. L’auteur y répondait à l’ouvrage d’un philosophe, Bruno Bauer. Des lectures superficielles imputent à Marx, de façon absurde, la responsabilité du stéréotype universellement partagé à l’époque selon lequel le règne de l’argent et la logique sordide de l’exploitation capitaliste pouvaient être désignés comme « judaïsme ». « L’argent est le dieu jaloux d’Israël, devant qui nul autre dieu ne doit subsister1 » : Marx part de ce postulat inhérent à la grammaire idéologico-politique de son temps, sans y adhérer plus que quiconque. Mais il affirme qu’une telle caractérisation ne correspond en rien à une quelconque nature nécessaire des juifs.
Pour lui, au contraire (comme pour Ernest Renan un peu plus tard), un tel stéréotype n’est que le résultat d’une discrimination historique par laquelle les pouvoirs ont très longtemps écarté les juifs des activités tenues pour honorables et les ont relégués à celles, alors déshonorantes pour les chrétiens, du « trafic » et du maniement de l’argent. Marx en déduit logiquement que le judaïsme peut se libérer de la place sociale qui lui a été imposée. Contre Bauer, il conclut aussi que les juifs n’ont pas à renoncer au judaïsme, mais seulement à lutter en faveur de la liberté religieuse, pour accéder aux droit civiques dont ils sont alors privés dans de nombreuses parties de l’Empire allemand où le christianisme est religion d’État.

Les deux grands mouvements fondateurs de notre modernité politique au XIXe siècle, le socialisme et le nationalisme, ont d’abord réinvesti l’un et l’autre la judéophobie profonde héritée des anciennes sociétés chrétiennes. Mais ils l’ont fait pour des raisons et selon des modalités différentes, avec des débouchés opposés du tout au tout. L’affaire Dreyfus (1894-1906), les historiens l’ont souligné depuis longtemps, fut le tournant crucial. À son issue, le mouvement ouvrier avait non seulement renoncé à l’assimilation du judaïsme au capitalisme, mais aussi fait volte-face, concernant cet imaginaire, en faisant de la lutte contre l’antisémitisme une nouvelle cause.
La droite nationaliste, à l’inverse, mit dès lors plus que jamais son mot d’ordre « À bas les juifs ! » au cœur de son projet d’unité identitaire – avant de passer à l’acte contre les intéressés une fois parvenue au pouvoir avec le régime de Vichy. Contrainte à une certaine discrétion là-dessus après 1945, elle n’en est pas moins restée antisémite… par définition, c’est-à-dire pour des raisons structurelles, que les dénis actuels du Rassemblement National et des autres héritiers de cette tradition politique, purement circonstanciels, peuvent seulement masquer malgré leur (toute nouvelle) véhémence .
L’accession des juifs à la citoyenneté et à l’égalité des droits accordée par la Révolution française en 1791, pas plus que les mesures similaires progressivement adoptées ailleurs, n’avait éradiqué les préjugés millénaires. Le principe initial de l’hostilité était bien sûr religieux, avec le double reproche de déicide et de rejet de la Nouvelle Alliance fait aux juifs par l’Église. Gifler rituellement un juif le Vendredi Saint, jeter des pierres aux juifs ce jour là en souvenir du supplice du Christ, sont des pratiques médiévales attestées. Quant à la prière pour la conversion du « juif perfide » elle n’a pas été supprimée de la liturgie catholique avant… 1959. Les pouvoirs séculiers jouèrent cependant un rôle décisif pour le développement de la persécution à partir du partir du Moyen Âge central. Non seulement ils relayèrent les exigences ecclésiastiques de ségrégation des juifs, mais, surtout, ils prirent l’habitude de détourner sur eux les mécontentements populaires (quitte à se poser aussi comme leurs protecteurs lorsque les exactions contre eux passaient hors de contrôle).
À partir de la fin du XIe siècle, avec les premières prédications pour la Croisade, l’antijudaïsme chrétien traditionnel se changea souvent en antisémitisme, au sens où des bouffées de délire collectif attribuaient désormais aux juifs toute sorte de méfaits occultes et de complots, notamment des profanations de la sainte hostie, des meurtres d’enfants ou encore l’empoisonnement des puits lors des épidémies. Même après les grandes expulsions du XIVe siècle − ne restèrent dès lors dans le royaume capétien qu’un nombre très réduit de juifs, avant l’arrivée au XIXe de réfugiés fuyant les persécutions d’Europe centrale et de Russie −, les stéréotypes avaient persisté en France comme ailleurs. Comme Judas trahissant Jésus contre argent, « le juif » demeurait soupçonné d’être fourbe, déloyal et possédé par la passion du gain.

Face à la pauvreté de masse engendrée par la Révolution industrielle, les premières générations de penseurs du mouvement ouvrier ont parfois repris la très ancienne imagerie du judaïsme emblématique de l’usure pour symboliser les méfaits du capitalisme. Alphonse Toussenel (1803-1885), socialiste utopiste disciple de Charles Fourier, publia ainsi en 1845 Les juifs, rois de l’époque. Histoire de la féodalité financière, dont le sous-titre suggère bien qu’était ici en cause non pas tant un groupe social réel, d’ailleurs presque inexistant en France à l’époque, qu’un phénomène socio-économique, l’enrichissement par la rente et la spéculation. Ce phénomène était pensé comme fruit d’un « esprit juif », selon l’expression de Pierre Leroux (1797-1871), autre pionnier du socialisme, dans une recension du livre. « J’appelle, comme le peuple, de ce nom méprisé de juif tout trafiquant d’espèces, tout parasite improductif vivant de la substance et du travail d’autrui. […] Il ne dépend pas de l’écrivain d’altérer la valeur d’une expression consacrée par l’usage », précisait encore Toussenel. Son ouvrage mit ainsi en forme la plupart des thèmes de l’antisémitisme économique moderne2. Mais ce corpus d’idées, paradoxalement, n’eut de pérennité que dans l’autre camp, comme volet « anticapitaliste » de l’antisémitisme nationaliste puis fasciste. Pour ce dernier, cependant, « juif » n’allait plus renvoyer de façon abstraite à un état d’esprit, mais à un groupe défini par une essence raciale supposée.
Les polémistes intéressés aujourd’hui à inventer l’histoire d’un antisémitisme « de gauche » n’ont donc aucun mal à trouver des citations de socialistes ou anarchistes du XIXe siècle, tels Auguste Blanqui (1805-1881) ou Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), qui témoignent de l’imprégnation initiale d’une partie du mouvement ouvrier par les préjugés hérités du vieil antijudaïsme chrétien. Non seulement ces citations sont en général tronquées et détournées de leur sens dans l’économie de pensée propre à leurs auteurs, mais elles sont implicitement et anachroniquement comprises, de façon absurde, comme les manifestations d’une volonté potentiellement éradicatrice de type nazi-fasciste.
L’usage souvent fait ces derniers temps d’extraits des discours de Jean Jaurès offre des exemples très parlants. On se complaît à mettre en avant cette tirade de 1898 : « Et nous, nous savons bien que la race juive, concentrée, passionnée, subtile, toujours dévorée par une sorte de fièvre, par la fièvre du gain quand ce n’est pas la fièvre du prophétisme, nous savons bien qu’elle manie avec une particulière habileté le mécanisme capitaliste, mécanisme de rapine, de mensonge, de corruption et d’extorsion ». Une honnêteté élémentaire imposerait cependant de toujours donner la suite immédiate : « Mais nous disons, nous : ce n’est pas la race qu’il faut briser, c’est le mécanisme dont elle se sert, et dont se servent les exploiteurs chrétiens. Car enfin, dans la juiverie comme dans la chrétiennerie, il y a les grands et les petits ».
Ce discours, prononcé par Jaurès au Tivoli-Vauxhall, une salle de spectacle parisienne, marqua son renversement d’attitude dans l’affaire Dreyfus et le début de son engagement fervent pour la défense du capitaine injustement accusé. Jusque-là, comme la plupart des représentants du mouvement socialiste, Jaurès n’avait vu dans l’Affaire qu’une question interne à la bourgeoisie, d’autant moins susceptible d’intérêt qu’elle concernait un militaire. Au Tivoli-Vauxhall, avec cette allocution dont on a pris l’habitude de sélectionner un morceau pour suggérer son antisémitisme, il commença en réalité une campagne décisive pour convaincre ouvriers et militants de soutenir la cause de Dreyfus, lequel était présenté comme « exemplaire de l’humaine souffrance en ce qu’elle a de plus poignant », « témoin vivant du mensonge militaire, de la lâcheté politique, des crimes de l’autorité »3. Seuls Jules Guesde et ses partisans, dès lors, persistèrent à considérer qu’ils n’avaient pas à s’en mêler. Et c’en était fini des stéréotypes antisémites à gauche, sauf cas marginaux, après ce moment-charnière.

Au vrai, dans la même logique que les premières considérations historico-sociologiques de Marx sur la question dès 1844, la réflexion politique avait déjà amené de nombreux représentants du mouvement ouvrier à récuser l’antisémitisme − alors même qu’il se faisait de plus en plus virulent dans les sociétés européennes − en y voyant un « socialisme des imbéciles ». Cette formule n’est pas due au grand socialiste révolutionnaire allemand August Bebel comme on le lit d’ordinaire (ni à Lénine, qui en est parfois crédité), mais à un député libéral du Reichrat d’Autriche. C’est en effet le Viennois Ferdinand Kronawetter qui la lança dans un discours prononcé en 1889 : « L’antisémitisme n’est rien d’autre que le socialisme de l’imbécile de Vienne » (« der dumme Kerl von Wien » une figure popularisée à l’époque par les caricaturistes autrichiens), « car quel homme raisonnable peut croire que l’avenir sera meilleur si l’on ramène le peuple au sinistre Moyen Âge ? ».
Bebel, cependant, a rendu la formule célèbre en commentant l’idée qu’elle exprimait si bien d’une force de mobilisation politique populaire propre à l’antisémitisme. Que la remise en cause de l’oppression capitaliste puisse être favorisée au sein des masses par son imputation aux juifs n’échappait pas aux intellectuels socialistes. Jaurès, de son côté, avait vu « un véritable esprit révolutionnaire », lors d’un voyage en Algérie en 1895, « sous la forme un peu étroite de l’antisémitisme » favorisé par « l’usure juive ». Jamais pourtant, à gauche, on n’envisagea là une voie politique possible.
L’attitude de Gustave Rouanet (1855-1927), directeur de la Revue socialiste, en donne un bon exemple. En recensant un ouvrage du polémiste antisémite monomaniaque Édouard Drumont, en 1888, il lui accordait le mérite de documenter « le système juif », responsable de la paupérisation. « L’influence grandissante des juifs a des effets désastreux » et « aggrave les conséquences de l’accaparement économique » concluait-il de sa lecture : « Le capitaliste juif pratique l’omnipotence sociale en conquérant dénué de toute pitié pour le vaincu, car il apporte dans ses relations avec ce dernier l’esprit d’hostilité et de revanche haineuse de sa race, enfin victorieuse après des siècles de lutte ». Deux ans plus tard, cependant, le même Rouanet était devenu hermétique à l’influence de Drumont et arrivé à l’idée qu’« attribuer exclusivement aux Juifs les méfaits du capitalisme est injuste, les catholiques n’étant ni pires ni meilleurs que les Juifs ». Avec cette conclusion : « Le socialisme poursuit l’égalité des races et la suppression des inégalités économiques. L’antisémitisme repousse l’un et l’autre de ces desiderata. Nous ne saurions donc le considérer à aucun titre comme un élément de solution du problème social ».
L’Affaire, finalement, transforma Rouanet en combattant dreyfusard convaincu que « la question juive est une question nationale, une question de vie ou de mort pour la France ». « Comme républicains et Français notre devoir est de préserver le pays des désastres matériels et moraux dont l’antisémitisme le menace », écrivait-il en 18994.
Citons encore un texte publié par Jaurès dans La Dépêche du Midi en 1892, c’est-à-dire avant même sa prise de conscience définitive pendant l’affaire Dreyfus. L’article a pour titre « La question juive », en référence au texte de Marx, et l’on y lit ceci : « Je n’ai aucun préjugé contre les juifs : j’ai peut-être même des préjugés en leur faveur, car je compte parmi eux, depuis longtemps, des amis excellents qui jettent sans doute pour moi un reflet favorable sur l’ensemble d’Israël. Je n’aime pas les querelles de race, et je me tiens à l’idéal de la Révolution française. C’est qu’au fond, il n’y a qu’une seule race : l’humanité ». Pour certains, constate Jaurès, « la question sociale a pris […] la forme d’une question juive ». Mais « notre attitude, à nous socialistes, est très simple. Nous ne serons dupes ni des juifs qui invoqueraient le grand principe de tolérance pour continuer l’exploitation cynique du travail national, ni de ceux, s’il en est, qui, par calcul clérical, voudraient réduire la question sociale à la question juive ».
Bref, si le mouvement ouvrier et le socialisme, fatalement, n’ont pu être exempts des divers préjugés de leur temps et donc, entre autres, des préjugés antisémites, il faut souligner que ces derniers n’ont jamais formé une composante nécessaire ou en quoi que ce soit consubstantielle à leur projet politique. Raison pour laquelle il leur a été facile d’abandonner ces préjugés, puis de les combattre, quand la réflexion et l’expérience politique en ont démontré l’inanité et la nocivité. Raison pour laquelle aussi l’historien Michel Dreyfus a intitulé un livre de référence sur le sujet L’antisémitisme à gauche5 et récusé la notion d’antisémitisme de gauche.
Derniers épisodes parfois montés en épingle aujourd’hui : lorsqu’un courant de la SFIO, l’ancêtre du Parti socialiste, a reproché injustement aux juifs de pousser à la guerre avec l’Allemagne hitlérienne, il s’agissait de pacifisme et non d’attaques contre le judaïsme. De même, lorsque des dirigeants communistes comme Maurice Thorez ou Jacques Duclos s’en sont violemment pris à Léon Blum, Jules Moch ou Pierre Mendès-France, il ne s’agissait jamais d’attaquer ces dirigeants en tant que juifs, mais bien d’attaquer leurs politiques – contrairement à ce que l’on tente régulièrement de faire croire en isolant, dans une abondance d’outrances rhétoriques, de très rares éléments rattachables à l’imaginaire antisémite6.
Les cas d’antisémitisme repérables dans l’histoire des pays du bloc soviétique – par exemple de la part de Staline et de son entourage, entre autre lors du « complot des blouses blanches » – ne ressortissent évidemment pas à l’idéologie communiste propre à ces régimes, mais à une tradition enracinée de très longue date dans la culture des sociétés concernées. Le XXe Congrès du Parti communiste de l’Union soviétique, qui décida la « déstalinisation » en 1956, déplora d’ailleurs, entre autres dérives, des faits d’antisémitisme.
Pendant la guerre civile consécutive à la Révolution de 1917, le nouveau pouvoir soviétique avait vigoureusement lutté contre une vague de violences anti-juives perpétrées principalement par les tsaristes, mais aussi, dans de nombreux cas, par des membres de la base bolchévique. Trotsky avait fait fusiller des cosaques de l’Armée Rouge convaincus d’avoir pris part à de telles exactions et Lénine, en 1918, avait promulgué un décret « mettant hors la loi les pogromistes et tous ceux qui fomentent des pogroms », avec ordre « à tous les soviets provinciaux de prendre les mesures les plus rigoureuses pour déraciner le mouvement antisémite et pogromiste »7.

Le seul antisémitisme moderne, celui de la droite nationaliste, est à l’inverse inhérent à la nature idéologique de cette dernière. L’entrée en force du phénomène dans le débat politique français est survenue en 1886 avec la publication d’un pamphlet du journaliste conservateur Édouard Drumont, La France juive. Essai d’histoire contemporaine. L’ouvrage, pourvu d’un index de 3 000 noms de personnalités juives ou « complices » des juifs, eut un immense succès : 62 000 exemplaires vendus la première année, une « édition populaire illustrée » publiée deux ans plus tard, plus de 200 rééditions jusqu’en 1914. Si Drumont affectait des idées anticapitalistes, voire révolutionnaires, jusqu’à se présenter un temps comme socialiste, c’était en réalité un traditionaliste qui avait pour références l’ancienne France et le catholicisme. Son ouvrage et quatre autres de la même eau publiés dans les années suivantes, tout comme son quotidien La Libre parole, fondé en 1892, développaient un antisémitisme véhément, non plus seulement économique mais aussi et surtout nationaliste, raciste et anti-parlementaire, le tout sur un mode obsessionnel et complotiste (l’emprise universelle des juifs expliquait à peu près tous les maux). Une telle synthèse, fonds de commerce de ce pape de l’antisémitisme français que fut Drumont, forma très vite la structure portante de l’idéologie nationaliste promue entre autres par l’Action française. « La formule nationaliste » est née « presque toute entière de lui », a dit Charles Maurras de Drumont dans son Dictionnaire politique et critique (1932-1934), « et Daudet, Barrès, nous tous, avons commencé notre ouvrage dans sa lumière »8. À la faveur de l’Occupation, cette idéologie fut mise en oeuvre par la Révolution nationale du maréchal Pétain avec le Statut des juifs et la collaboration active des autorités françaises au judéocide entrepris par les nazis.

Dès le départ, l’antisémitisme de Drumont avait une dimension nationaliste fondamentale, tout à fait étrangère à celui rencontré chez certains socialistes. La Ligue nationale antisémitique de France, qu’il co-fonda en 1889, faisait dès le préambule de ses statuts « appel à tous les Français qui portent en eux l’âme de la vraie France » pour « les grouper au nom de l’esprit de corps et des traditions nationales, autour de l’Idée française, en vue de protéger les intérêts moraux et matériels de la France contre les insolents triomphes du parasitisme judaïque international ».

L’exploitation d’une équivoque encore possible à cette époque et sa résolution définitive est bien illustrée par l’éphémère « nationalisme socialiste » du journaliste, écrivain et homme politique Maurice Barrès, destiné à devenir la figure historique la plus prestigieuse de l’extrême-droite française avec Maurras. Alors qu’il faisait campagne pour la députation, en 1890, Barrès publia dans Le Figaro un article programmatique intitulé « La formule antijuive », dans lequel il célébrait l’antisémitisme comme une « vitalité de haine » qui « ne fera jamais défaut aux partis qui voudront l’exploiter ». « ‘À bas les Juifs !’ sera‑t‑il le titre d’un chapitre particulier de notre histoire intérieure ? », se demandait-t-il. « La foule eut toujours besoin d’un mot de guerre pour se rallier, elle veut quelque cri de passion qui lui fasse tangibles les idées abstraites ». Et de poursuivre : « Écoutez cette foule qui, dans les réunions, criait : “À bas les Juifs !” ; c’est : “À bas les inégalités sociales !” qu’il faut comprendre. Que leur importent les quatre-vingt mille Israélites de France ! Leur colère va contre cette formidable organisation du capital qui les domine ». C’est donc qu’« au fond des cœurs, juif n’est qu’un adjectif désignant les usuriers, les accapareurs, les joueurs de Bourse, tous ceux qui abusent de l’omnipotence de l’argent. » D’où une nécessité : « Le socialisme d’État, voilà le correctif indispensable à la formule antijuive ». Deux ans plus tard, dans un article consacré à Drumont, le même Barrès en venait à déclarer qu’« aujourd’hui l’antisémitisme est devenu une sorte de socialisme »9, comme en écho à la fameuse formule de Kronawetter évoquée plus haut (et peu avant que Bebel ne la rende célèbre en la mentionnant dans un livre d’entretien).

Dans le même article de 1892, cependant, Barrès félicitait surtout Édouard Drumont parce qu’« Au cri premier : “Sus aux Juifs !” il substitue : “La France aux Français !” ». Ce dernier mot d’ordre, que les antifascistes abrègeraient plus tard en « faf » et dont le Front National de Jean-Marie Le Pen s’inspirerait (en exigeant « Le travail aux Français », puis « Les français d’abord »), était en effet le sous-titre et le slogan publicitaire de La Libre parole, le quotidien de Drumont. Pour Barrès comme pour toute la droite nationaliste, l’antisémitisme avait en réalité pour principe non pas le rejet des inégalités et du capitalisme, mais l’aspiration à la pureté du corps national – pureté raciale aussi bien que religieuse et culturelle –, qui allait (et va toujours) de pair avec la peur de l’étranger, la hantise de la souillure, du déracinement et de la décadence. « Un juif n’est jamais un traître ; il n’est pas de notre nation, comment la trahirait-il ? Tous sont des traîtres », notait Barrès en retranscrivant des propos échangés avec Jules Soury, psychologue et philosophe théoricien de la « lutte des races », alors qu’ils suivaient ensemble le second procès de Dreyfus en 1899. « Que Dreyfus est capable de trahir, je le conclus de sa race », écrivait-il un peu plus tard dans ses Scènes et doctrines du nationalisme. La notion d’« anti-France » représentée par les juifs se développait au même moment. Maurras, dont l’emprise sur la droite traditionaliste française fut immense (De Gaulle lui-même fut un admirateur), élabora vers la fin de l’Affaire Dreyfus sa théorie des « quatre États confédérés » contre la nation, au nombre desquels les juifs avaient une importance cruciale – beaucoup plus grande que celles des métèques, des protestants et des francs-maçons – parce qu’ils faisaient peser sur « l’hérédité de naissance française » la menace d’une « l’hérédité de sang juif » concurrente.

Avec le « nationalisme intégral » de Maurras, promu par un mouvement de l’Action française de plus en plus influent, la haine antisémite était intrinsèquement liée, de même, à cet autre principe fondateur de l’extrême-droite qu’était (et demeure) le rejet des valeurs égalitaires de la Révolution française – à commencer par les droits de l’homme et la démocratie. L’antisémitisme participait ainsi pleinement du combat contre la République – indissociablement « juive » et corrompue – et son parlementarisme10. Après la Révolution russe de 1917, la dénonciation du « judéo-bolchévisme » était naturellement venue s’ajouter au corpus antisémite (dès 1886, dans La France juive, Drumont avait averti que « les Karl Marx, les Lassale11, les principaux nihilistes, tous les chefs de la Révolution cosmopolite sont juifs »). « C’est en tant que juif qu’il faut voir, concevoir et abattre le Blum », put ainsi proclamer Maurras dans L’Action française en mai 1936, au moment où tout ce que les nationalistes abhorraient paraissait triompher avec le succès électoral de la gauche. Il n’y avait pas là que des mots. Léon Blum, bientôt chef du gouvernement du Front populaire, avait déjà été victime quelques mois plus tôt d’une tentative de lynchage par des militants d’extrême-droite qui l’avait laissé gravement blessé.

Il faut aussi noter, contre l’idée aujourd’hui à la mode d’un « antisémitisme de gauche », qu’aucun périodique de ce bord politique n’a jamais fait de l’hostilité aux juifs un cheval de bataille – contrairement à de nombreux journaux de droite. Sans revenir sur le cas de La Libre parole, on peut mentionner en particulier La Croix (quotidien à partir de 1883) et les autres publications de la maison d’édition catholique « La Bonne presse », notamment Le Pèlerin, qui ont joué un rôle très important pour la diffusion et l’entretien de la détestation obsessionnelle du « Juif » dans les classes moyennes et les milieux populaires. Ces journaux conservateurs, qui touchaient des centaines de milliers de lecteurs, ont fait une promotion enthousiaste à La France juive lors de sa parution. La rhétorique haineuse de leurs rédacteurs n’était guère moins virulente que celle de Drumont. La Croix se vantait en 1890 d’être « le journal le plus anti-juif de France, celui qui porte le Christ, signe d’horreur aux juifs ». Lorsqu’Émile Zola fut traîné en justice pour son fameux article « J’accuse » en défense de Dreyfus, le quotidien catholique titra en toute simplicité : « Étripez-le ! ». À la relance de l’Affaire, un rédacteur préconisait : « En attendant de bouter hors de France les Juifs, ces parasites cancéreux, détruisons par tous les moyens leur influence politique, commerciale et financière ». Maurras, désigné comme « le Maître », était adulé dans les colonnes du journal.
Les publications de « La Bonne presse » diffusèrent même largement la propagande autour du Procole des Sages de Sion, une forgerie russe traduite en français en 1920, bien que son inauthenticité fût déjà connue. Ce faux était censé révéler un plan secret de conquête du monde. Il fut allégué à l’appui de leurs thèses par les dénonciateurs du « complot juif », y compris par Hitler dans Mein Kampf… Finalement, le premier Commissaire aux question juives du régime de Vichy Xavier Vallat eut beau jeu de se justifier devant ses juges, à la Libération, en expliquant qu’il faudrait pour lui faire grief de son antisémitisme s’en prendre aussi et d’abord au Pèlerin ainsi qu’à La Croix, ses lectures de formation en tant que jeune catholique12.
Une fake news se crée infiniment plus vite qu’elle n’est réfutée – c’est la « loi de Brandolini » – et l’on pourrait encore écrire mille pages pour confirmer que l’antisémitisme n’est nullement un élément historique constitutif de la gauche alors qu’il est inhérent, au contraire, à la droite nationaliste, et pour montrer que les parallèles à cet égard relèvent au mieux du contre-sens, au pire de la falsification. Du moins la mise au point historique a-t-elle le mérite de faire revenir sur la place complexe de l’antisémitisme – encore sous-estimée et mal élucidée à mon avis – dans l’émergence de la modernité européenne entre 1830 et 1945. Mais comment expliquer, pour finir, l’irruption du fantomatique « antisémitisme de gauche » dans les débats depuis une vingtaine d’années et la recrudescence sans précédent des accusations en la matière ces derniers temps ?

Après la Seconde Guerre mondiale, le souvenir du judéocide perpétré par les nazis avec l’appui de nombreux autres Européens (polonais, ukrainiens et français entre autres) n’a d’abord guère tenu de place dans l’opinion. Les souffrances des rescapés et de leurs familles ont longtempts été minimisées ou ignorées13.
La sortie du film documentaire de Claude Lanzmann, Shoah, en 1985, peut être considérée comme un marqueur du renversement qui a bientôt transformé en « religion civile » européenne, selon l’expression de l’historien Enzo Traverso, la mémoire de la mise à mort industrielle des juifs d’Europe entre 1941 et 194514. Oublié ou refoulé pendant les décennies précédentes, cet événement inouï est passé au statut de figure du mal absolu, impossible à représenter, impossible aussi à expliquer de façon rationnelle ou historique, extérieur et antithétique à toute civilisation (en particulier à la civilisation européenne !…). Un événement ressortissant au sacré à proprement parler, dont les victimes, et par extension tous les juifs, devenaient en quelque sorte à jamais les témoins. La similitude structurelle est ici troublante, il faut le noter, avec le statut de témoins du sacrifice du Christ attribué aux juifs par le christianisme pendant près de deux millénaires.
Le critère minimal d’adhésion aux valeurs constitutives de la communauté humaine devenait dès lors la reconnaissance et le rejet de l’inhumanité absolue représentée par la Shoah. En conséquence, non seulement le négationnisme, mais aussi l’antisémitisme, conçu désormais tout d’un bloc comme idéologie responsable du judéocide, devenaient des marqueurs d’infamie par excellence – et donc les accusations les plus disqualifiantes qui soient.
Dans le même temps, la révolution conservatrice passait par un travail d’affaiblissement des forces politiques vouées à la défense des intérêts populaires. Le mantra des « millions de morts du communisme » a d’abord émergé pour contraindre à l’acceptation des régressions néolibérales, toute contestation systémique, si bien intentionnée qu’elle puisse être, étant censée devoir conduire à terme au renouvellement des crimes du stalinisme, du maoïsme ou des khmers rouges et se trouvant à ce titre condamnable d’avance15. Les effets du néolibéralisme rendant l’argumentaire sur l’absence d’alternative de plus en plus difficile à tenir, il est devenu opportun d’imputer aussi aux opposants trop dangereux une souillure ontologique dont le seul soupçon rend quiconque tout à fait infréquentable et inaudible16.
L’accusation d’antisémitisme a ainsi pris une fonction comparable, à certains égards, à celle que remplissait l’excommunication – c’est-à-dire la séparation religieuse d’avec la communauté – au temps où le christianisme fondait l’ordre socio-politique. La plupart des leaders des grands mouvements de gauche ont été ainsi salis, de Bernie Sanders aux États-Unis à Jean-Luc Mélenchon en France, dès lors qu’ils ont représenté une menace sérieuse pour les forces politiques « de gouvernement » (de même les intellectuels critiques un peu trop gênants, comme Pierre Bourdieu à partir de son entrée en « résistance contre l’invasion néolibérale », pour reprendre le sous-titre de son recueil de texte Contre feux). La campagne d’opinion qui s’est soldée par l’éviction du leader travailliste Jeremy Corbyn au Royaume-Uni en 2019 représente un cas d’école. Fondée sur une imputation d’antisémitisme dépourvue de tout fondement, elle est intervenue au moment précis où le parti du Labour, dont J. Corbyn avait pris la tête, était en passe d’accéder au pouvoir avec un programme de rupture socio-économique absolument inacceptable pour les milieux dirigeants britanniques17. Sur un plan plus général, l’invention d’un « antisémitisme de gauche », si grossière et gratuite qu’elle soit, a permis de libérer la droite et l’extrême-droite du souvenir qui pesait encore sur elles de leur implication massive dans l’antisémitisme européen des années 1880-1945 et dans les crimes qui en ont découlé. Concomitamment, un nouvel ennemi intérieur a pris le relais du « judéo-bolchévisme » dans l’imaginaire de la bourgeoisie conservatrice, « l’islamo-gauchisme ».
Bien sûr, ce sont les enjeux liés à la fondation de l’État d’Israël en 1948 et, surtout, à la radicalisation du projet de colonisation de la Palestine après l’abandon des accords d’Oslo de 1993 (lesquels visaient à la coexistence avec un État palestinien) qui ont soutenu le plus fortement l’émergence récente de « l’antisémitisme de gauche » comme fiction polémique stigmatisante. La phase actuelle a été ouverte en 1995 par l’assassinat du premier ministre israélien signataire de ces accords, Yitzhak Rabin, à l’issue d’une campagne d’appels au meurtres orchestrée par la droite israélienne18. Dans ce contexte, l’invention « de l’antisémitisme de gauche » a été conditionnée par la prétention renouvelée du sionisme à agir au nom « des juifs » – et à « les » enrôler ainsi de force comme fer de lance de l’Occident contre l’islam, dans la logique du « choc des civilisations ».
Les trois postulats fondamentaux du sionisme contemporain, à savoir l’existence d’une nation réunissant tous les juifs, sa vocation à édifier un État-nation et le droit de ce dernier à un territoire en Palestine (postulats partageables et partagés par beaucoup d’antisémites) ne sont pas défendables en-dehors de forts parti-pris idéologiques assortis de falsifications historiques. Pendant toute la seconde partie du xxe siècle, cependant, l’existence bien réelle de courants de gauche au sein du sionisme a beaucoup contribué à sa popularité dans les opinions occidentales et, partant, à sa puissance19. Dès lors que la potentialité égalitaire et progressiste s’est trouvée définitivement démentie par la réalité du nationalisme ethnico-culturel et de l’expansionnisme colonial, cependant, il est devenu vital pour l’État d’Israël et ses défenseurs de disqualifier d’avance la critique de gauche, nécessairement dévastatrice, avec l’accusation malhonnête d’antisémitisme.
Cette dernière avait certes toujours été conçue par les dirigeants israéliens comme un « dôme de fer » misant sur la culpabilité du judéocide européen pour neutraliser les oppositions internationales. Mais elle a pris les proportions d’une gigantesque manipulation de l’histoire, aussi bien de leur part que chez leurs soutiens occidentaux, dès lors qu’elle est venue soutenir l’entreprise d’extermination des Gazaouis à partir d’octobre 202320. L’image des membres de la délégation israélienne à l’ONU arborant l’étoile jaune pour justifier aux nom des victimes du nazisme et de ses alliés le massacre systématique des populations civiles de Gaza restera emblématique d’une telle aberration.
Dans le cas français, l’imputation d’antisémitisme au seul parti politique d’envergure à avoir identifié et combattu dès le départ le nettoyage ethnique à Gaza est un impératif non seulement pour les nombreux relais médiatiques de la « hasbara », la propagande israélienne, mais aussi pour les autres forces politiques – lesquelles souffrent de la comparaison dès lors que l’évidence, l’ampleur et l’horreur des faits sont devenus indéniables. Invité par une télévision patronale française en mai 2024, le premier ministre génocidaire d’Israël Benyamin Netanhyou a pu, sans contradiction aucune, présenter comme une nouvelle affaire Dreyfus son inculpation pour crimes contre l’humanité par la Cour Pénale Internationale.
Au vrai, cette farce tragique ne fait que poursuivre la très longue histoire – commencée bien avant l’antisémitisme moderne – de l’instrumentalisation des juifs et des jeux pervers joués à leur détriment par les élites dirigeantes occidentales21.

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︎15.10.2025 à 17:02
Frédéric LORDON
Si la critique était une science, on lui connaitrait au moins deux lois. L’une locale, relative aux films de Paul-Thomas Anderson (désormais PTA) : PTA ne fait des bons films qu’avec Daniel Day-Lewis, tout le reste est sans intérêt. Disons : de l’honnête cinéma, très bien réalisé et agréable à regarder, sans plus. Il ne s’élève au génie, mais alors là pour de bon, qu’en la présence de Daniel Day-Lewis. There will be blood, Phantom thread : ce sont des chefs d’œuvre – d’où l’on conclut logiquement que, à réalisateur invariant, c’est l’acteur qui fait la différence, et que s’il la fait, ça n’est pas seulement parce qu’il joue mais sans doute parce qu’il a pris le film en mains. Deuxième loi, elle générale – et sans doute applicable bien au-delà du champ de la critique cinématographique : la « pensée politique » de la critique, c’est-à-dire en fait la pensée politique de la bourgeoisie culturelle, est d’une irréparable nullité.

Application immédiate de la loi locale : pas de Daniel Day-Lewis, pas de bon film – Une bataille après l’autre. On ne parlera même pas des volumes de musique du début, aussi assommants que dépourvus de nécessité – à part de soulignement épique de la « révolution –, de l’indigence de sa conclusion familiale, ni même de sa demi-heure en trop de poursuites à belles images mais à épais suspens, pour ne rien dire des énormités comme le bureau chambre à gaz du « siège social » ultra-moderne des nouveaux nazis – ils sont décidément indécrottables –, évidemment muni comme il se doit de son petit crématoire incorporé, mais du dernier design et d’une parfaite discrétion – au cas, donc, où on n’aurait pas compris : ils reviennent. On laissera de côté également les sales manies de la citation, kubrickiennes en l’occurrence : un petit tour de travelling sur l’homme en kaki façon Full metal jacket, un petit coup de Docteur Folamour avec les évocations de substances vitales du colonel Tétanos (Lockjaw), incarné sans finesse excessive par Sean Penn, énorme clin d’œil du gauchiste notoire jeté dans le délicieux contre-emploi du fasciste dégoupillé.

Le point le plus tristement décevant du film est ailleurs – se trouvant d’ailleurs être celui où il est le plus unanimement célébré : « la politique », « la révolution ». Jérôme Momcilovic, qui a aimé le film, n’en voit pas moins que PTA « fait non-politiquement un film non-politique ». On demande tout de même au passage : quelle idée de s’emparer aussi non-politiquement d’une matière aussi politique ? Si c’était pour le plaisir post-moderne désabusé de tout dépolitiser, y compris ce qui est directement politique, on n’est pas sûr dans la situation présente (vaut aussi bien pour les Etats-Unis que pour la France) d’en faire un motif d’enthousiasme. Mais l’on sait bien que dépolitiser est encore une opération suprêmement politique, la plus vicieuse ou la plus inconsciente, c’est selon, et souvent un mélange des deux.
La non-politique de PTA reste donc entièrement politique, mais encore s’agit-il de savoir en quoi. La réponse est à trouver en l’un des points les plus caractéristiques de la production « culturelle » et de la bourgeoisie qui la consomme, et la commente, à savoir la disparition absolue de toute représentation un peu consistante de la révolution – il faudrait dire en fait : des processus révolutionnaires. La seule idée de la révolution qui remplit une tête de la bourgeoisie culturelle, c’est donc ça : des activistes. Qui mènent des actions commandos, et font des coups d’éclat, plus ou moins réussis. Par exemple en attaquant un centre de rétention d’immigrants. L’une des intervenantes de L’Esprit critique (Mediapart) en est tellement conquise qu’elle déclare tout de go être sortie du film en « n’ayant qu’une envie, c’est de courir en manif »1.
En attendant, poursuit-elle, elle a hurlé sa joie, et son accord politique, dans la salle de cinéma au moment où les protagonistes du film concluaient leur action en criant « Etat, impérialiste, raciste, esclavagiste de merde », car elle tient à le faire savoir : elle aussi, l’impérialisme, le racisme, l’esclavagisme de merde, elle est contre. Si son transport a dérangé ses voisins, on ne le sait pas, mais de toute façon on le lui pardonnera car il ne s’est pas fait au détriment de la pensée stratégique, nous avons même droit à ses orientations mûrement réfléchies : « la gauche doit se rassemb… » – petite erreur au démarrage, elle était encore l’esprit tout occupé par l’union du PS, des écologistes et de Raphaël Glucksmann ; rembobinage express : « la résistance » – remplace avantageusement le NFP (« la gauche ») s’il est question de révolution – « doit se réorganiser ». Le fait est qu’il y a de quoi rire beaucoup à ce que le film nous montre en matière « d’organisation » : entre Bob (Di Caprio), dont la défonce chronique a cramé la moitié des neurones pour lui faire oublier tous ses codes secrets, et le bureaucrate révolutionnaire de la hotline clandestine d’exfiltration, ça ne peut pas bien se passer. Notre intervenante, qui va bientôt re-courir dans la rue, nous rappelle donc à bon droit que « l’organisation », c’est important, mais sans perdre non plus de vue l’essentiel qui est que, pour la révolution, « il faut retrouver le désir ». Textuel. Voilà l’état intellectuel de la bourgeoisie culturelle.
Le drame du film de PTA est que, à l’écart de réalisation près, il partage la vue de la « révolution » et des « révolutionnaires » la plus communément répandue à Hollywood, telle qu’elle nous est régulièrement servie dans ses plus indigentes productions : les révolutionnaires sont des activistes (en fait des caricatures de – des « vrais » activistes, il y en a et c’est autre chose), ils sont peu nombreux, la plupart du temps seuls même, leurs idées sont généreuses, ils sont sincèrement préoccupés par l’état du monde, en un sens ils ont raison, le changement climatique et les extinctions qui s’annoncent c’est terrible, il y a des puissants trop puissants, rapaces et irresponsables qui nous mènent au désastre, il faut faire quelque chose. Alors l’activiste sort de la passivité, prend les choses en mains, mais voilà, ses idées sont trop trop radicales, le malheureux en fait n’importe quoi : un coup il veut faire carrément disparaître l’humanité (Godzilla, on ne sait plus lequel) puisqu’elle est bien la responsable et qu’il faut en finir, laisser la planète en paix, la venger peut-être, une autre fois il prend en otage un amphithéâtre ou une salle de spectacle et menace de tout faire sauter tant que le gouvernement des Etats-Unis n’aura pas aboli le capitalisme – on pressent l’entreprise vouée à des issues incertaines. Mais que de violence entre temps. Ces gens-là – les « révolutionnaires » – sont visiblement dérangés. Méditons donc où conduit fatalement la radicalité contre un système sans doute imparfait, sans doute améliorable, mais par pitié demeurons civils et conservons le courage de la nuance. En tout cas, la police doit intervenir – on comprend –, l’équivalent du GIGN débarque avec sa psychologie de parpaing « Tu n’es pas obligé de faire ça », « On a toujours le choix », le forcené la plupart du temps finit par en convenir et se rend – aux forces de l’ordre comme à la raison.
On est malheureusement obligé de constater que PTA n’est pas capable de former une idée de la « révolution » et des « révolutionnaires » tant soit peu différente : ils sont juste un peu plus nombreux, un peu mieux (relativement…) organisés mais pour le reste font tout pareil : rafalent, posent des bombes, poussent des cris d’énergumènes en faisant des doigts fourrés – et tout se termine dans les arrestations, la vanité, et l’amertume. Comment en irait-il autrement : ce sont foncièrement des figures de desperados – significativement rien ne nous est dit de leurs vues d’un nouvel ordre ou de leurs visées stratégiques, et pour cause : personne, le réalisateur au premier chef, n’en a la moindre idée ni ne trouve même utile de se poser la question. Voilà ce que sont pour Hollywood, PTA compris, les révolutionnaires : des desperados. Agités, violents, sans perspective, sans débouché, sans avenir – seuls. Et voués à la défaite, forcément.

On imagine Lénine écoutant L’Esprit critique, ses intervenantes qui sont trop contentes de crier « Etat impérialiste de merde », appellent à « retrouver le désir », et à mieux « s’organiser » dans la foulée. Mais comment se pourrait-il que la bourgeoisie culturelle d’aujourd’hui ait lu une ligne de Lénine ou, l’ayant lue, en ait fait quelque chose dans sa tête ? Ou Trotsky. Histoire de la révolution russe, première page – normalement ça ne devrait pas être trop demander : « La révolution est l’irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs destinées ». L’irruption des masses – pas des activistes. Un demi-siècle de néolibéralisme et le fléau de sa métaphysique individualiste sont passés par là : effacement des masses, ne restent plus que des individus – des activistes. Dont la figure a entièrement absorbé celle non pas du, mais des révolutionnaires – que les activistes soient plusieurs n’enlève rien au fait qu’ils ne sont pas du collectif de masse. Il y a quelques années, Jean-Gabriel Périot avait livré un documentaire passionnant sur la figure d’Ulrike Meinhof (Une jeunesse allemande), passionnant mais grevé d’un sérieux défaut d’analyse : rien ne nous permettait de nous y figurer le destin tragique de la RAF, aucune analyse ne venait déplier l’impasse stratégique de l’action armée quand elle n’est qu’un aventurisme militaire coupé des masses. En effet : seul.

Comment s’étonner dans ces conditions que L’Esprit critique ne trouve plus qu’à nous gratifier de ses pénétrantes remarques sur « le côté un peu nostalgique, très années 70 » du film de PTA. La faute à « la libido » qui, de fait y circule à gros bouillon – or, c’est très années 70, la-libido-et-la-révolution. Comme les Black Panthers : car, entendant « Années 70 » d’un côté et voyant des activistes noirs à l’écran de l’autre, une des intervenantes a audacieusement lié ses idées pour féliciter PTA de « propulser l’imaginaire des Black Panthers dans les années 2000 ». On se demande quel degré d’ignorance il faut avoir atteint à propos des Black Panthers – ou bien de n’en avoir retenu que les pantalons à pattes d’éph – pour faire ce genre d’association : s’ils étaient eux aussi armés, et bien comme il faut, les Black Panthers étaient, pour leur part, un authentique mouvement révolutionnaire, avec un degré d’organisation et une ampleur de vue stratégique dont on ne retrouvera pas la moindre trace chez les desperados de PTA.

« Ce qui est jubilatoire », s’exclame pour finir une dernière intervention de L’Esprit critique – ce nom… – c’est « de constater que la Warner Bros fait l’apologie de la révolution armée ». Comment lui dire : c’est peut-être bien que la Warner Bros est un peu plus finaude qu’elle, et mesure très exactement l’innocuité des représentations « révolutionnaires » de PTA. Lorsque la bourgeoisie culturelle s’enthousiasme que « le film rend jouissif le passage à l’attentat et à la violence armée », c’est qu’il n’y a pas le moindre risque ni à le produire ni à le diffuser. Fort logiquement l’étonnement universitaire qui s’ensuit – l’école de Francfort doit s’être trompée en soutenant « que l’industrie culturelle ne peut pas nous pousser à l’action » – est du même acabit. Il est vrai qu’il s’agit de celles des intervenantes qui a très « envie de courir en manif » : l’expérience a visiblement été suffisamment enivrante pour être considérée comme probatoire, et que Adorno et Horkheimer aillent se rhabiller.
Voilà donc les coordonnées dans lesquelles la bourgeoisie culturelle est capable de penser la révolution : la nostalgie, la libido, le jouissif. On mesure l’effondrement intellectuel et politique. Comment la critique pourrait-elle penser les œuvres présentes qui prennent pour objet la révolution, sinon en les pensant aussi mal qu’elles ? Il lui faudrait en revenir à des choses un peu anciennes, trop sans doute pour ressortir aux charmes de la « nostalgie » et du « jouissif ». On ne sera pas autrement surpris qu’au jeu des « références », pourtant l’activité préférée de la critique, L’Esprit du même nom nous gratifie (deux fois) de Marvel et pas une seule d’Eisenstein. C’est bien dommage parce qu’en matière et de pensée et de représentation cinématographique de la révolution lui au moins avait saisi, et mis en forme, que le sujet de l’histoire révolutionnaire consiste en les masses et non en « des individus » : Eisenstein ne filme pas des individus, il filme des multitudes en mouvement. Ce à quoi Hollywood est devenu totalement étranger, qui est le cœur battant de la métaphysique sociale du capitalisme néolibéral et, logiquement, ne connait plus que des personnages, en fait des héros. Or les révolutions, les vraies, sont faites par des forces, collectives, et selon des processus – catégories hétérogènes à celles de l’individualisme. L’art cinématographique veut-il se décider à penser la révolution autrement que dans les références de la pacotille hollywoodienne ? Qu’il se mette en devoir de trouver des formes et des figures (Lucbert) pour représenter ces deux choses. En attendant, comment la pensée politique des bourgeois qui, tout à l’admiration de leur personne comme singularité, ne connaissent qu’un monde d’« individus », pourrait-elle demander autre chose, et applaudir à autre chose ? Dites « masse » et « processus » à un bourgeois culturel, observez la poule et son couteau.