La poussière des congrès passés retombée et les querelles d’appareil dissipées, il sera temps de prendre la mesure de ce qui, dans la gauche contemporaine, se perd. Les commentateurs ont longuement disséqué les tactiques électorales, les calculs d’alliances ou la crise des structures partisanes ; d’autres ont posé leur regard sur l’absence d’un véritable débat de fond[1]. Peu se sont demandé ce qui créait encore sillage chez les militantes prêts à passer des dizaines d’heures à tracter, en meeting ou en réunions de section. « La politique devient une chose sérieuse dès qu’elle mobilise l’imaginaire », écrivait Régis Debray[2]. Mais quel imaginaire, précisément, meut encore la gauche au XXIᵉ siècle ? Par Milan Sen, expert associé à la Fondation Jean Jaurès et co-auteur du Foyer des aïeux, figures oubliées de la IIIème République (Bord de l’Eau, 2025).
À l’heure où les batailles idéologiques s’effacent derrière les impératifs gestionnaires, il est nécessaire de renouer avec une proximité aux rêves pour refonder une véritable identité politique. Car le rêve, dans sa capacité à articuler désir et mémoire, oriente les engagements concrets bien au-delà des seuls programmes électoraux.
Le rêve est polysémique. Il désigne tout à la fois ce vers quoi on tend, ce que l’on espère, et ce qui est le produit de souvenirs mêlés d’imagination. En bref, pour faire simple, le terme permet à la fois de penser la mémoire et l’avenir. Les rêves du passé, ceux que l’on commémore à travers des gestes simples et solennels (Mitterrand déposant des roses au Panthéon devant Jaurès, Jean Moulin et Schoelcher) ne sont pas là pour nourrir une mélancolie. Ils sont des points d’ancrage pour mieux avancer, des balises derrières lesquelles aucun retour n’est permis. « Tant qu’il y a du passé à refaire, ou à continuer, il y a de l’air dans nos poumons, et des sursauts à reprendre au bon. Pour aller de l’avant. Qui ne se raconte pas d’histoires dans la vie ne va jamais bien loin »[3], or on ne se raconte plus trop d’histoire à gauche.
Les récits politiques se sont appauvris, désertés par la vigueur symbolique – paradoxalement, la perte de force du catholicisme comme celle de la franc-maçonnerie, deux écoles du rite, en sont autant des causes que des conséquences. Là où l’on exaltait autrefois des figures de proue, des lieux de mémoire, des horizons de transformation, ne subsiste bien souvent que des éléments de langage.
Les bribes du passé sont ce qui nous évite de flotter dans le présent comme des feuilles mortes : ils inondent notre inconscient endormi. Sans passé assumé, sans mémoire commune, il n’y a pas de rêve d’avenir possible.
C’est en rêvant à la République romaine que les Français du XVIIIème ont osé abattre la monarchie. C’est en invoquant 1789 et la souveraineté du peuple que les nations d’Europe se sont dressées en 1848. C’est en rêvant de l’an II que les communards ont fait surgir la République sociale de la mitraille. C’est en réalisant que la durée du pouvoir soviétique venait de dépasser celle de la Commune de Paris que Lénine se mit à danser sur la neige russe. Et c’est en portant toute cette filiation que le socialisme a grandi, tout au long du XXᵉ siècle, comme espérance collective et force d’émancipation. Les révolutions ne naissent jamais de rien : elles sont, littéralement, des retours.

Comme le rappelait Jean Jaurès, en 1910, à la tribune de la Chambre : « Oui, nous avons, nous aussi, le culte du passé. Ce n’est pas en vain que tous les foyers des générations humaines ont flambé, ont rayonné ; mais c’est nous, parce que nous marchons, parce que nous luttons pour un idéal nouveau, c’est nous qui sommes les vrais héritiers du foyer des aïeux ; nous en avons pris la flamme, vous n’en avez gardé que la cendre ».
Le foyer des aïeux, figures oubliées de la IIIème République (Bord de l’eau, 2025) explore plusieurs personnages historiques qui sont aux fondements d’idées structurantes de notre contrat politique. Non pour muséifier ces figures, mais pour engager une réflexion sur ce qu’elles peuvent nous apporter aujourd’hui, alors que nombre de politiques se trouvent comme Jeanne Moreau, à avoir la mémoire qui flanche.
Aujourd’hui, de nombreux partis de gauche ne semblent n’avoir ni mémoire ni société idéale. Aucun rêve, donc. Quand le passé cesse de mouvoir les individus et l’avenir d’être radieux, reste le maigre présent. Sans le passé, il est délicat de savoir comment avancer ; sans l’espérance de l’avenir, impossible de savoir où aller. Gageons que face aux échecs successifs de la gauche, les responsables politiques sauront trouver racine pour mieux croître.
Notes :
[1] Grégory Rzepski, « À quoi rêvent les socialistes ? », Le Monde diplomatique, juillet 2025.
[2] Régis Debray, A demain de Gaulle, Folio, 1990.
[3] Régis Debray, Riens, Gallimard, 2025.