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29.04.2025 à 08:27

MCC Brussels, ou comment l'extrême droite pro-Orbán et pro-Trump s'organise pour affaiblir l'Europe de l'intérieur

Anne-Sophie Simpere

Dans une capitale européenne où l'extrême droite est plus influente que jamais, MCC Brussels, think tank financé par l'État hongrois, est la tête de pont de l'internationale des « nationalistes conservateurs », hostiles à l'état de droit et à l'environnement.
« Ils sont très actifs à Bruxelles, ils ont plus de vingt salariés, organisent des événements… Rien qu'en mars dernier, ils ont organisé deux événements au Parlement européen, avec du matériel de qualité, des posters. Tout cela a un (…)

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Texte intégral (3853 mots)

Dans une capitale européenne où l'extrême droite est plus influente que jamais, MCC Brussels, think tank financé par l'État hongrois, est la tête de pont de l'internationale des « nationalistes conservateurs », hostiles à l'état de droit et à l'environnement.

« Ils sont très actifs à Bruxelles, ils ont plus de vingt salariés, organisent des événements… Rien qu'en mars dernier, ils ont organisé deux événements au Parlement européen, avec du matériel de qualité, des posters. Tout cela a un coût. » Pourtant, continue Olivier Hoedeman, coordinateur de l'ONG Corporate Europe Observatory (et partenaire de l'Observatoire des multinationales), plus de deux ans après l'ouverture de son bureau au coeur de l'Union européenne (UE), MCC Brussels n'a toujours pas publié la moindre donnée financière sur le Registre de transparence, comme sont censés le faire tous les représentants d'intérêts. Au point que Corporate Europe Observatory (CEO) a fini par porter plainte auprès des autorités bruxelloises.

Ces informations paraissent d'autant plus importantes quand on sait que MCC Brussels est une émanation du Mathias Corvinus Collegium (MCC) en Hongrie, une université privée si proche du pouvoir qu'elle est régulièrement qualifiée dans les médias de « pépinière de cadres pro-Orbán ». Elle est dirigée par Balász Orbán, directeur politique du premier ministre Viktor Orbán, et se fait un relai fidèle de l'idéologie du premier ministre, anti-woke et généralement anti-régulations (surtout si elles sont européennes).

Financement opaque

En plus de former des milliers de jeunes Hongrois conservateurs, le Mathias Corvinus Collegium est au coeur des réseaux nationalistes réactionnaires dans le pays et au-delà. Il a ouvert des centres en Roumanie ou en Ukraine, organise des conférences et propose des programmes d'échange à l'étranger, y compris aux États-Unis. Il a racheté en 2023 le groupe Libri, plus grand éditeur de Hongrie et leader de la vente de livres dans le pays avec 57 enseignes. Son think tank bruxellois est une pièce dans une stratégie d'influence bien plus large.

Une stratégie d'influence qui ne manque pas de moyens. Car si MCC Brussels ne divulgue pas ses sources de financement, on sait que sa maison mère s'est vue accorder en 2020 plus de plus 462 millions de dollars en espèces et 9 millions de dollars en biens immobiliers par le Parlement hongrois. Ainsi que des participations de 10 % dans deux grandes entreprises hongroises, la société pétrolière et gazière MOL et dans la firme pharmaceutique Gedeon Richter, évaluées à 1,3 milliard de dollars.

« On sait que le Mathias Corvinus Collegium a ces parts dans la compagnie pétrolière hongroise, mais on voudrait connaître les détails de ses liens financiers de MCC Brussels, et savoir quel est leur budget, explique Olivier Hoedeman. On sait aussi qu'ils sont en lien avec des think tanks aux États-Unis, comme la Heritage Foundation, financée par des milliardaires et des fondations douteuses : on aimerait savoir si MCC en a aussi profité. » La plainte de CEO a été acceptée, mais l'enquête risque de prendre du temps.

Une organisation au service de l'extrême-droite à Bruxelles

Engagé dans une bataille culturelle au service des idées réactionnaires, MCC Brussels produit des rapports et organise des événements sur divers sujets chers aux conservateurs : questions de genre, dérégulation ou encore critiques des politiques environnementales, avec par exemple l'organisation d'une conférence pour « aller au-delà du consensus climatique » en amont des dernières élections européennes. La table-ronde avait été épinglée par le média DeSmog pour les liens de ses intervenants avec l'industrie du pétrole et les réseaux climato-sceptiques.

Cela fait une grosse différence, pour l'extrême droite, d'avoir des organisations qui portent leurs messages.

« MCC Brussels est très utile pour un groupe comme les Patriotes [qui regroupe notamment le RN français, le Fidesz hongrois, la Lega italienne, le PVV néerlandais et le FPÖ autrichien], car il leur permet d'avoir des « experts », des rapports, des médias dédiés, qui vont dire exactement ce qu'ils veulent, estime Olivier Hoedeman. Cela fait une grosse différence, pour l'extrême droite, d'avoir des organisations qui portent leurs messages. Je dirais qu'ils sont dans un processus graduel pour devenir 'mainstream', en train de prendre de l'espace pour faire valoir leurs points de vue . » Les eurodéputés du groupe des Patriotes sont régulièrement invités par le think tank, notamment, côté français, Angéline Furet, Mathilde Androüet et Virginie Joron, toutes trois élues de la liste du Rassemblement national (RN).

Le seul salarié français du think tank à Bruxelles, Paul Rougeron, faisait partie de l'équipe d'Eric Zemmour pour la présidentielle de 2022. Parmi les intervenants français du MCC Brussels, hors du champ purement politique, on retrouve aussi Nicolas Pouvreau-Monti, du très droitier Observatoire de l'immigration et la démographie (lire notre article), Florence Bergeaud-Blackler, fondatrice du Centre européen de recherche et d'information sur le frérisme (Cerif), qui bénéficie d'un financement de Pierre-Edouard Stérin dans le cadre du projet Périclès, ou encore les journalistes Jéremy Stubbs (Causeur), qui est aussi président des Conservateurs britanniques en France, Didier Rykner (fondateur de la Tribune de l'Art et intervenant régulier dans les médias, du Figaro à Radio France) ou Sylvie Perez (ex de L'Express, France Inter et Europe 1). Et Hélène de Lauzun, historienne travaillant aujourd'hui pour The European Conservative.

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Chambre d'écho réactionnaire

« Des publications comme 'The European Conservative', ou 'Brussels Signals' portent les mêmes messages que l'extrême-droite et MCC Brussels. Même si elles sont peu lues, ça les légitime », continue Olivier Hoedeman. Des médias hongrois ont rapporté que The European Conservative avait reçu des financements de la Fondation Batthyány Lajos (BLA), elle-même financée par le gouvernment Orbán. The European Conservative est enregistré à la même adresse que le Mathias Corvinus Collegium à Budapest. Brussels Signal a été lancé en 2023 par l'américain Patrick Egan, qui a été conseiller en communication du gouvernement Orbán. Sa société FWD affiche aussi comme client la CDU en Allemagne et l'UMP en France. Brussels Signal a refusé d'indiquer aux journalistes de Politico d'où provenaient les 275000 euros de son capital de départ. Sa société mère, Remedia Corp., est également immatriculée en Hongrie.

Des figures conservatrices françaises apparaissent aussi dans les événements et « invités internationaux » du MCC à Budapest. Côté politique, on y a vu Eric Zemmour ou Marion Maréchal. Claude Chollet, créateur de l'Observatoire du journalisme (OJIM) apparaît aussi sur le site du think tank. Plus critique de l'Agence France Presse que des attaques de la Hongrie contre l'indépendance des médias, il s'exprime surtout dans la presse d'extrême droite française (L'Incorrect, Breizh Info, Frontières). La journaliste Eugénie Bastié (Le Figaro, Europe 1, Cnews) est aussi présentée comme une invitée internationale de MCC à Budapest.

Parmi les autres figures francophones, Aymeric de Lamotte, avocat belge et directeur de l'institut Thomas More, a été invité à un événement du Mathias Corvinus Collegium en novembre 2024, aux côtés du Québecois Mathieu Bock-Côté (Cnews, Europe 1 et précédemment RMC). Le franco-hongrois Yann Caspar, chercheur au Centre d'études européennes du MCC à Budapest, écrit aussi régulièrement dans Conflits, une revue française qui, en janvier dernier, qualifiait le Mathias Corvinus Collegium de « miracle hongrois », et dont le directeur de publication Gil Mihaely est régulièrement invité sur les plateaux de BFM ou Arte (émission « 28 minutes »).

Croisade contre les régulations... et contre les ONG

Lors de l'inauguration de l'antenne du Mathias Corvinus Collegium à Bruxelles, son directeur Franck Furedi - ancien trotskiste qui a évolué vers la droite libertarienne, à travers son média Spiked, qui aurait touché des fonds des frères Koch – n'a pas caché pas sa volonté de promouvoir un narratif pro-Hongrie. Mais le MCC Brussels s'emploie surtout à s'attaquer à l'Union européenne et à ses régulations, depuis le principe de précaution jusqu'aux récentes lois sur le secteur de la Tech. Le think tank s'est aussi immiscé la mobilisation des agriculteurs en co-organisant un rassemblement des agriculteurs français à Bruxelles en janvier 2024 avec la Coordination rurale (réputée proche de l'extrême-droite), et en diffusant des messages incendiaires ciblant la Commission européenne et les « environnementalistes extrémistes » [1]

L'un des principaux combats de MCC Brussels porte aujourd'hui sur les financements européens accordés aux ONG.

L'un des principaux combats de MCC Brussels porte aujourd'hui sur les financements européens accordés aux ONG, qu'il s'agisse de celles défendant les droits des personnes LGBTQI+ ou les organisations environnementales. De manière parfaitement ironique pour une organisation qui ne publie pas d'informations financières, le think tank dit se battre pour la transparence des « opérations secrètes » des organisations de la société civile. En février dernier, il a publié un rapport s'en prenant aux fonds du programme « Citoyens, égalité, droits et valeurs », qui visent à protéger et à promouvoir les principes consacrés par les traités de l'UE et la charte des droits fondamentaux, accusés d'être un instrument de propagande pro-UE. Alors que le gouvernement hongrois vient d'adopter de nouvelles mesures violant ces droits fondamentaux – comme l'interdiction de la Gay Pride -, il n'est pas totalement surprenant que son allié à Bruxelles s'en prenne aux groupes qui défendent ces droits.

Bien sûr, ces attaques contre les ONG ne sont pas nouvelles. Cela fait une dizaine d'années que la droite européenne (European People's Party) cherche à pousser ce sujet. Mais avec le soutien d'une extrême droite toujours plus présente au Parlement européen et celui d'organisations comme MCC Brussels, les défenseurs de la société civile s'inquiètent des menace qui pèsent sur les financements des associations, notamment lors des débats pour le prochain cadre financier pluriannuel.

« On peut voir ces attaques contre les associations comme une problématique plus large, comme l'un des différents moyens de s'en prendre à la démocratie, en s'attaquant à la participation citoyenne via les ONG, et en faisant taire toute voix dissonante. Car bien sûr, ils ne s'attaquent qu'aux ONG qui ne sont pas d'accord avec eux », observe Nina Walch, qui suit ce dossier pour les Verts au Parlement européen.

L'UE dans le viseur

Les eurodéputés Patriotes, notamment les Français du RN, ne se privent pas de relayer la croisade anti-ONG de MCC Brussels, tout comme celle qui vise une autre cible privilégié du think tank réactionnaire : la Commission européenne, accusée d'avoir trop de pouvoir. C'est ainsi que l'on verra aussi bien MCC Brussels que des eurodéputés RN réclamer la création d'un DOGE européen, sur le modèle du Departement of Government Efficiency d'Elon Musk aux États-Unis qui s'est donné pour mission de tailler à la hache dans l'administration fédérale.

Un rapport du Mathias Corvinus Collegium intitulé « The great reset : Rétablir la souveraineté des États membres dans l'Union européenne » appelle à une refonte des institutions européennes ou à une transformation des structures actuelles en leur retirant tout pouvoir réel. La Hongrie étant régulièrement mise en cause par les institutions européennes pour ses atteintes à l'état de droit et aux droits fondamentaux, il n'est là encore pas surprenant qu'elles soient la cible d'attaques des pro-Orbán. Ces derniers peuvent compter sur le soutien des extrêmes droites européennes traditionnellement eurosceptiques.

Pour Laurent Warlouzet, professeur d'histoire européenne à l'université Paris-Sorbonne, cette vision d'une réforme réactionnaire et nationaliste de l'Union européenne a été formalisée après le Brexit de 2016. Si les droites les plus radicales voulaient à l'origine suivre le Royaume-Uni en quittant l'Union, les négociations du Brexit ont montré à quel point c'était difficile. « Ils sont allés sur une autre stratégie : changer l'UE de l'intérieur. L'idée est de transformer l'UE en une zone de libre-échange un peu lâche, sans autre dimension. C'est une alternative qui existe depuis longtemps, pas que du côté de l'extrême droite. Cela montre que l'Europe promue par l'extrême droite est une Europe ultra libérale, sans aucune régulation sociale ou environnementale, que ce soit sur les pesticides, la préservation de la biodiversité… Dans certains pays, ce côté libéral est assumé, mais ça contraste avec le discours protecteur et populaire qu'ils peuvent avoir en France. »

Alliance entre trumpistes et pro-Orbán

Les liens entre les organisations hongroises pro-Orbán et les sphères trumpistes ne sont pas nouveaux.

Le 11 mars dernier, MCC et un autre think tank polonais, Ordo Iuris, ont présenté leur projet de réforme de l'Union européenne à la très influente Heritage Foundation, à Washington. La Heritage Foundation, qui a longtemps été un partenaire du réseau Atlas [2], est très proche de l'administration Trump, et a piloté le « Project 2025 » (lire notre article), feuille de route pour le président américain. Il est tout à fait probable que les plans de MCC pour affaiblir l'Europe intéressent le think tank étatsunien, lui-même très critique de l'UE. « Donald Trump a intérêt à gouverner face à des Européens divisés, ça lui donne plus de puissance. Donc il est forcément contre l'Union européenne, dans la vision du monde qu'il a : une vision purement transactionnelle et de court terme, où il y a forcément un gagnant et un perdant, et pas de collaboration « gagnant-gagnant » envisageable », commente Laurent Warlouzet.

Lire aussi « Project 2025 », ou comment la droite américaine imagine une seconde présidence Trump

Les liens entre les organisations hongroises pro-Orbán et les sphères trumpistes ne sont d'ailleurs pas nouveaux. Tous les ans, le MCC Budapest organise en Hongrie un festival ponctué de débats politiques, le MCC Feszt. John McEntee, ancien de la première administration Trump, très controversé notamment pour son rôle potentiel dans l'assaut du Capitole le 6 janvier 2020, et qui a ensuite rejoint la Heritage Foundation et le Project 2025, était l'un des invités de l'édition 2024 du festival. De même que Tucker Carlson, ex présentateur climato-sceptique de Fox News, très engagé dans la campagne de Donald Trump, ou l'influenceuse pro-Trump Lauren Chen, fondatrice de la société de production Tenet Media qui a été mise en cause par la justice américaine en septembre 2024 pour son rôle central dans une campagne de désinformation pro-russe financée par Russia Today.

Par ailleurs, en 2023, la Heritage Foundation a signé un accord de coopération avec le Danube Institute de Budapest, qui prévoit des échanges entre leurs chercheurs et l'organisation d'événements communs. Le Mathias Corvinus Collegium est aussi lié à cet institut créé par la Fondation Batthyány Lajos. Les deux organisations étaient par exemple derrière l'organisation de la National Conservatism Conference (NatCon) d'avril 2024 à Bruxelles. Ces grandes réunions du « conservatisme nationaliste » rassemblent des figures de droite et d'extrême droite et auraient bénéficié de financements de Peter Thiel, libertarien conservateur co-fondateur de Paypal et Palantir. Rod Dreher, ami proche du vice président américain JD Vance, s'est exprimée à celle de Bruxelles. Dreher a aussi été conférencier au MCC Budapest, il est l'un des contributeur de The European Conservative et un « visiting fellow » au Danube Institute. Tout comme l'a été le français Eric Trégner, fondateur du média d'extrême-droite Frontières.

Dans une capitale européenne où l'extrême droite est plus présente que jamais et réussit de plus en plus à imposer son agenda, MCC Brussels semble donc la tête de pont de ce mouvement des « nationalistes conservateurs » , hostile à une Europe unifiée et protectrice de l'état de droit, des droits fondamentaux ou de l'environnement. Une tête de pont financée par la Hongrie et peut-être par d'autres sources, et dont les messages sont abondamment repris par l'extrême droite et en particulier les eurodéputés RN. Olivier Hoedeman ne cache pas son inquiétude : « Ils prennent de l'espace, et il ne faut pas prendre ça à la légère. Des choses peuvent changer rapidement, en fonction des prochaines élections. »

Ni MCC Brussels ni la Heritage Foundation n'ont répondu à nos questions.


[1] Voir par exemple ici et .

[2] La Heritage Foundation n'aurait pas renouvelé son adhésion après 2020. Le réseau Atlas a indiqué ne pas avoir reçu d'explication.

25.04.2025 à 12:08

Connaître ses ennemis. La lettre du 25 avril 2025

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Le système Bolloré

Dans un nouveau rapport publié en partenariat avec Attac France, l'Observatoire des multinationales décortique l'histoire et le fonctionnement de l'empire Bolloré - un empire économique désormais mis de manière directe ou indirecte au service de l'extrême-droite et de ses idées.

L'occasion de casser quelques mythes que le milliardaire et ses proches aiment entretenir : non, le centre de gravité de son empire n'est pas en Bretagne, mais au Luxembourg. Non, ce n'est pas un groupe industriel bicentenaire ancré dans son territoire, mais un groupe financier qui s'est composé et décomposé au gré des opportunités boursières.

C'est aussi l'occasion de confirmer, chiffres et organigramme à l'appui, que le groupe Bolloré a bien tiré des milliards d'euros de ses activités africaines sous formes de remontées de dividendes et de plus-value, et que la famille continue à contrôler son empire au moyen de montages juridiques et financiers sophistiqués et grâce à une poignée de fidèles sans apporter beaucoup de capital. La récente scission de Vivendi en quatre entités distinctes s'inscrit dans le droit fil de cette manière de faire.

Nous montrons enfin à quel point l'empire Bolloré est le pur produit d'un système, qui s'est mis en place depuis les années 1980 : un système où les coups boursiers et la haute banque pèsent plus que l'économie réelle, où les milliardaires peuvent se construire des empires médiatiques et culturels sans garde-fous, où les pouvoirs publics de tous bords soutiennent aveuglément les prétendus « champions nationaux » en France et à l'étranger.

Aujourd'hui, avec sa machine de guerre culturelle et médiatique et ses milliards d'euros de réserves disponibles, l'empire Bolloré ne devrait plus être considéré comme une entreprise « comme les autres ».

Lire le rapport : Le système Bolloré

Un plateau sous influence

Ce 23 avril, TotalEnergies et son PDG Patrick Pouyanné ont convié les dirigeants des grandes écoles et des institutions de recherche présentes sur le plateau de Saclay à une soirée-cocktail pour échanger « en toute convivialité » sur leurs partenariats.

Après l'échec de son projet d'implantation au sein même du campus de Polytechnique, le groupe pétrogazier s'est discrètement installé à quelques centaines de mètres de là, dans des locaux censés abriter des PME, qui lui permettent de cultiver son influence dans l'écosystème de l'enseignement supérieur et de la recherche, à travers des événements comme celui de ce mercredi.

Financements de chaires ou d'associations étudiantes, places au conseil d'administration... TotalEnergies reste de fait omniprésent dans l'écosystème de la recherche et de l'enseignement supérieur, et notamment sur le plateau de Saclay.

Des militants de Carnage Total étaient sur place pour dénoncer la tenue de cette soirée.

Lire notre article Comment TotalEnergies continue de cultiver discrètement son influence à Polytechnique et sur le plateau de Saclay

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En bref

Une pièce supplémentaire au dossier Socfin. La Socfin, société basée au Luxembourg qui exploite des plantations d'huile de palme et d'hévéas dans une dizaine de pays d'Afrique et d'Asie, est l'un des principaux points noirs du « système Bolloré » que nous décrivons dans le rapport évoqué ci-dessus. Accaparement des terres, pollutions, travail de mineurs... les accusations (et les procédures judiciaires) se sont accumulées au fil des années sur plusieurs de ces plantations. Une enquête de Bloomberg vient de rajouter un pierre à cet édifice en révélant la teneur d'un rapport commandé par la Socfin – sous la pression de ses grands clients comme Nestlé et Colgate-Palmolive – à Earthworm, une firme qui s'est donné pour mission d'aider les grosses multinationales à améliorer leurs pratiques. Les auditeurs signalent notamment des cas de viols et de harcèlement sexuel au Liberia et dans d'autres plantations du groupe. Nous nous étions déjà penchés il y a quelques mois sur les relations entre la Socfin et Earthworm et ce que l'on pouvait en attendre. Lire Comment la Socfin essaie (avec difficulté) de redorer l'image de ses plantations.

Une institution financière publique loin d'être exemplaire. La Caisse des dépôts et consignations, qui gère notamment l'épargne des Français (livret A, livret de développement durable) et abrite plusieurs fonds de retraite, est censée mettre ces ressources au service de l'intérêt général : le logement, l'aménagement du territoire... et l'action climatique. Il y a quelques années, nous avions montré que cette vénérable institution financière continuait pourtant à investir dans les secteur des énergies fossiles (lire notre enquête Quand l'épargne publique finance les énergies fossiles), y compris dans des projets d'extraction de pétrole et de gaz parmi les plus controversés. Les choses ne semblent pas avoir beaucoup changé depuis, à en croire un récent briefing de Reclaim Finance qui pointe l'opacité de la Caisse sur ses investissements et sur ses votes en assemblée générale des entreprises dont elle est actionnaire. À lire ici.

Rana Plaza : triste anniversaire. Il y a douze ans, l'effondrement d'un immeuble abritant plusieurs ateliers textiles à Dhaka, la capitale du Bangladesh, faisait plus de 1100 victimes, principalement des jeunes ouvrières qui fabriquaient des vêtements pour des marques occidentales – y compris, à en croire des étiquettes retrouvées dans les décombres, quelques groupes de grande distribution français. Le choc provoqué dans l'opinion mondiale avait conduit à quelques progrès qui n'avaient que trop tardé. Parmi eux, l'adoption en France en 2017 de la loi sur le devoir de vigilance des multinationales (lire notre dossier Devoir de vigilance). Aujourd'hui, malheureusement, ces avancées sont menacées, avec le processus de dérégulation enclenché au niveau européen qui vise la directive adoptée en 2024 sur le même sujet (lire le communiqué conjoint des ONG). Selon une analyse de SOMO, les « simplifications » aujourd'hui envisagées dans la directive devoir de vigilance conduiraient précisément à dédouaner les chaînes de supermarché de toute responsabilité pour des abus sur leur chaîne de valeur du type de ceux constatés au Rana Plaza.

Cette lettre a été écrite par Olivier Petitjean.

24.04.2025 à 17:09

Comment TotalEnergies continue de cultiver discrètement son influence à Polytechnique et sur le plateau de Saclay

Ariane Pellion

Malgré l'échec de son projet d'implantation au sein même du campus de Polytechnique, TotalEnergies reste omniprésent sur le plateau de Saclay et - plus généralement - dans l'écosystème de la recherche et de l'enseignement supérieur français. Mais la contestation ne faiblit pas.
Ce mercredi 23 avril au soir, Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, accueillait les dirigeants de grandes écoles du plateau de Saclay, comme Polytechnique, AgroParisTech ou CentraleSupélec, pour une soirée privée (…)

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Malgré l'échec de son projet d'implantation au sein même du campus de Polytechnique, TotalEnergies reste omniprésent sur le plateau de Saclay et - plus généralement - dans l'écosystème de la recherche et de l'enseignement supérieur français. Mais la contestation ne faiblit pas.

Ce mercredi 23 avril au soir, Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, accueillait les dirigeants de grandes écoles du plateau de Saclay, comme Polytechnique, AgroParisTech ou CentraleSupélec, pour une soirée privée dans les locaux de son pôle R&D Nouvelles Energies & Electricité, implanté au cœur du campus étudiant. Outre les écoles d'ingénieurs les plus prestigieuses, le plateau abrite un regroupement universitaire de rang mondial - l'université Paris-Saclay - ainsi qu'une part majeure - près de 20 % - de la recherche scientifique française publique et privée.

Sous le titre « Pionniers depuis plus de 100 ans », cette soirée réservée aux « partenaires [de TotalEnergies] d'innovation et de recherche de l'écosystème de Paris-Saclay » avait pour but de faire « faire découvrir les réalisations de nos équipes dans les domaines des énergies renouvelables et du développement durable ainsi que les résultats de nos collaborations », selon les termes de l'invitation confidentielle dont nous avons pu prendre connaissance. Ceci « en toute convivialité », autour d'un cocktail partagé avec les cadres dirigeants de la multinationale.

Les liens entre les grandes écoles et des entreprises comme TotalEnergies étant de plus en plus contestés, l'organisation de cette soirée a fait l'objet d'une grande discrétion... mais pas suffisamment. Des militants de Carnage Total, un mouvement de désobéissance civile non-violente, étaient présents pour dénoncer l'événement. « Les influences de TotalEnergies doivent cesser, et en particulier sa présence insidieuse au sein de l'écosystème de recherche et d'enseignement Paris-Saclay », ont-ils expliqué. Quant aux invités, questionnés sur les raisons de leur invitation ou sur leur rôle dans l'écosystème du plateau de Saclay, ils ont dit ne pas savoir, ou bien ont fait mine de n'avoir rien entendu, accélérant le pas jusqu'à l'entrée du bâtiment où une dizaine de gardes du corps et policiers assuraient la sécurité.

Implantation discrète après un échec à Polytechnique

En 2018, la tentative de TotalEnergies d'implanter un bâtiment de R&D en plein cœur du campus de Polytechnique avait suscité de fortes oppositions et attiré l'attention des médias. Le bâtiment devait accueillir près de 250 personnes, avec la vocation d'être aussi un lieu de vie avec des services pour les étudiant·es [1]. La direction de l'Ecole soutenait fermement le projet, mais suite à la mobilisation d'élèves et d'ONG, ainsi qu'à plusieurs recours juridiques, l'entreprise a fini par jeter l'éponge en 2022.

En lieu et place de ce projet emblématique, mais trop visible, TotalEnergies a opté pour une implantation plus discrète, à quelques centaines de mètres de Polytechnique, dans un bâtiment théoriquement destiné, selon l'aménageur public, à « accueillir des petites et moyennes entreprises ». TotalEnergies occupe les trois derniers étages du bâtiment Le NEXT, dans lequel se trouve aussi le restaurant CROUS pour les étudiant·es des écoles environnantes (AgroParisTech principalement, mais aussi Télécom Paris ou Polytechnique). Selon l'entreprise, le pôle accueille désormais 200 chercheurs, en lien étroit avec les laboratoires des universités et écoles du plateau. Il lui sert aussi à organiser des soirées comme celle du 23 avril. Une soirée similaire a eu lieu en novembre 2024 à l'occasion des 100 ans du groupe.

Une présence tentaculaire au sein de l'écosystème Paris-Saclay

De fait, même sans bâtiment au sein même de Polytechnique, TotalEnergies reste omniprésent sur le plateau de Saclay. Outre ses locaux, le groupe est le fondateur et financeur de deux centres de recherche de l'Institut Polytechnique de Paris - un regroupement de six grandes écoles dont, sur le plateau, Polytechnique, l'ENSTA, Télécom Paris et l'ENSAE. TotalEnergies a financé la Chaire « Défis technologiques pour une énergie responsable » du centre E4C (Energy for Climate) à hauteur de 3,8 M€ en 2018 ainsi que le centre Hi ! PARIS (avec HEC) sur l'IA et les sciences de données, créé en 2020. Sans oublier le partenariat avec le Laboratoire de Physique des Interfaces et des Couches Minces (LPICM) sur le solaire photovoltaïque, depuis 2007. Une étude récente de Greenpeace France montre que 85 % des structures de recherche de Paris-Saclay spécialisées dans le climat et la transition énergétique sont liées à TotalEnergies [2].

On retrouve aussi l'entreprise dans la gouvernance même des écoles du plateau. Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, est membre du conseil d'administration de Polytechnique depuis 2018 et a été" renouvelé en 2023 pour 5 ans. Il a aussi été nommé administrateur de l'Institut Polytechnique de Paris en 2019. Nathalie Brunelle, qui était directrice du projet d'installation de TotalEnergies sur le campus de Polytechnique, siège au conseil d'administration de l'ENSTA, établissement voisin. Sophie Vergne, directrice commerciale chez TotalEnergies, siégeait au conseil de l'École de Télécom Paris jusqu'en 2022.

TotalEnergies est enfin présente à travers le financement de la vie associative des étudiants du plateau, qui lui permet de soigner son attractivité parmi les étudiants. Par exemple, le groupe était parrain de la promotion 2017 de Polytechnique, de la promotion ENSTA 2021 et de la promotion Télécom Paris 2022.

Une stratégie d'influence bien documentée

Cette omniprésence, en plus de permettre au groupe pétrogazier de soigner son image auprès des chercheurs et des étudiants, a aussi des conséquences sur le contenu même de la recherche et de l'enseignement.

L'enquête de Greenpeace conclut que « la multinationale utilise sa puissance de frappe financière pour orienter les savoirs sur la transition énergétique dans le sens de ses intérêts ». Selon les données rassemblées par l'ONG, TotalEnergies ne noue aucun partenariat sur la sobriété énergétique ou sur les conséquences du réchauffement climatique. Par contre, l'analyse fait ressortir que « 44 % des partenariats concernent les technologies de captage du carbone (CCUS) pour réduire les émissions de CO2 ». Ces technologies non prouvées sont largement mises en avant par le secteur pétrolier. Les militants du climat y voient surtout un moyen de retarder l'adoption de tout cadre réglementaire qui la contraindrait à réduire sa production d'énergies fossiles et de détourner l'attention de solutions plus systémiques [3].

L'influence de groupes comme TotalEnergies dans l'enseignement supérieur et la recherche est favorisée par des politiques publiques : défiscalisation des mécénats, crédit impôt recherche, bourses pour employer des chercheurs ou des doctorants, fléchage de la taxe d'apprentissage, etc.

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Dans les écoles, refus du débat

De plus en plus d'étudiant·es questionnent les partenariats de leur école ou université avec certaines entreprises privées, à commencer par celles engagées dans de nouveaux projets d'énergies fossiles. En 2024 à l'ESPCI (école d'ingénieur à Paris), les étudiant·es ont voté pour ne pas inviter TotalEnergies à leur forum étudiant. Au même moment, à Polytechnique, des étudiant·es ont souhaité débattre de la présence de la multinationale au forum d'entreprises organisé chaque année dans leurs locaux, mais la direction de l'Ecole les a empêché de soulever la question de l'exclusion d'entreprises particulières, comme ils voulaient le faire à travers un sondage.

La même année, 600 élèves et alumni ont envoyé une lettre à la direction de l'Ecole Polytechnique pour dénoncer les partenariats avec des entreprises liées aux énergies fossiles et lui demander des transformations profondes [4]. La direction a répondu dans un communiqué de presse discret, sans aucun argument scientifique alors que la lettre s'appuyait sur de nombreux rapports et avis sur la question : « Nous pensons qu'il faut coopérer avec les entreprises industrielles à haute intensité technologique et énergétique, qui ont entre les mains les leviers pour faire évoluer les systèmes productifs à l'échelle internationale. »

La situation est similaire dans d'autres écoles du plateau de Saclay, comme à AgroParisTech, à CentraleSupélec ou dans les autres établissements de l'Institut Polytechnique de Paris. Malgré des questions légitimes sur les tenants et les aboutissants de leurs partenariats avec des entreprises, ces hauts lieux de la science largement financés par l'argent public refusent tout débat.

Faut-il y voir un signe que les stratégies de relations publiques des multinationales comme TotalEnergies sur le plateau de Saclay sont efficaces ?

Ariane Pellion


[1] Voir pour plus d'informations : https://polytechniquenestpasavendre.fr/

[3] Lire par exemple cet article du Monde.

[4] Lire par exemple cet article de Novethic.

24.04.2025 à 00:15

Le système Bolloré

Une radiographie sans concession du groupe Bolloré, qu'il n'est plus possible de considérer comme une entreprise « comme les autres ».

- Le système Bolloré / , , , , , , , ,
Texte intégral (980 mots)

Comment s'est construit l'empire Bolloré et quelle est sa stratégie aujourd'hui, après la revente des activités portuaires et logistiques et sur fond de proximité de plus en plus marquée de ses dirigeants avec l'extrême-droite ? Dans un rapport publié en partenariat avec Attac, l'Observatoire des multinationales propose une radiographie sans concession du groupe Bolloré et alerte sur les risques démocratiques à continuer à le considérer comme un groupe « comme les autres ».

Vincent Bolloré, l'une des plus importantes fortunes françaises à la tête d'un important groupe qui englobe le secteur de médias, de la communication et des industries culturelles, s'est lancé dans une croisade politique au service de l'extrême-droite et de ses idées. À l'œuvre depuis un certain temps déjà dans la sphère médiatique à travers CNews, Europe 1 et le JDD, cette campagne implique désormais aussi le monde de l'édition (Fayard), et Vincent Bolloré et certaines des sociétés qu'il contrôle ne craignent plus d'intervenir directement dans les campagnes électorales.

Le débat se focalise surtout sur la figure controversée de Vincent Bolloré lui-même et ses idées politiques. L'objectif de cette publication est de montrer ce qui a rendu Vincent Bolloré possible, et ce qui continue à le rendre possible : le système derrière l'individu. Rien ne dit que les choses vont changer lorsqu'il sera contraint de laisser un jour réellement le pouvoir à ses enfants. Sa garde rapprochée et ses alliés resteront les mêmes. Et le système qui a rendu tout cela possible restera également le même.

En mettant à nu la réalité du système Bolloré, nous sommes amenés à casser nombre des mythes que lui et ses alliés aiment à entretenir :

  • Contrairement à l'image qu'il cherche à se construire, la fortune de Vincent Bolloré et de sa famille n'a pas son origine dans le développement d'une entreprise industrielle solidement implantée dans son territoire et axée sur le long terme. Elle provient surtout de coups boursiers et de la captation de rentes, notamment en Afrique. L'empire Bolloré n'a cessé de se composer et de se décomposer au gré des opportunités et de batailles financières gagnées ou perdues.
  • D'un point de vue financier et juridique, son centre de gravité n'est pas du tout la Bretagne, mais le Luxembourg.
  • Le groupe Bolloré n'a pas quitté l'Afrique, comme ses dirigeants l'ont parfois laissé entendre, mais continue à y investir dans le domaine de la culture et de la communication.
  • Il ne gagne pas à tous les coups, comme le voudrait une certaine mythologie qui continue à séduire une partie du monde financier, mais sa carrière est émaillée de scandales, de défaites, d'affaires judiciaires.
  • Il ne doit pas sa fortune seulement à lui-même mais au soutien du monde des affaires, à commencer par celui des grandes banques, et à celui des politiques et des pouvoirs publics sous diverses formes.

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Parmi les nombreuses questions auxquelles répond ce rapport, il y a celle-ci : peut-on séparer l'individu Vincent Bolloré et ses agissements du groupe qu'il contrôle directement et indirectement ? Autrement dit, peut-on continuer à traiter les diverses entités qui composent ce groupe – même lorsqu'elles ne sont pas ouvertement mises au service de l'extrême-droite – en faisant totalement abstraction des idées et du combat politique du milliardaire qui est derrière elles ?

La réponse à notre sens est non :

  • Vincent Bolloré doit sa fortune à un système économique financiarisé, rentier et prédateur de plus en plus contesté, mais dont certains acteurs semblent prêts à tout pour le faire perdurer, y compris en alliance active ou passive avec l'extrême-droite. Il y a bien un alignement entre certains intérêts économiques et la politique de l'extrême-droite.
  • Dans la sphère médiatique et politique aujourd'hui comme dans la sphère boursière et économique depuis les années 1980, on voit à l'œuvre les mêmes méthodes de manipulation, la même conception du pouvoir, la même brutalité.
  • La concentration de pouvoir que Vincent Bolloré a pu accumuler dans le secteur de la culture et des médias est en soi un danger pour la démocratie. Le fait qu'il l'utilise au service d'une extrême-droite qui remet désormais ouvertement en cause l'état de droit ne fait que rendre ce danger plus visible.
  • L'empire Bolloré repose désormais à 90 % sur les médias, la culture et la communication. Pour l'instant, une partie seulement de cet empire est directement mise au service de l'extrême-droite. Mais elle ne fonctionne que grâce au reste de l'empire qui la légitime, la finance et qui sert d'excuse à Vincent Bolloré et ses alliés.

Il est donc plus que temps de mettre fin à la tolérance et au soutien dont le système Bolloré continue de bénéficier dans une large partie du monde des affaires et des sphères culturelles et politiques.

03.04.2025 à 17:16

Vidéo : Rio Tinto, 1888, la première manifestation écologiste de l'histoire

Connaissez-vous la première manifestation écologiste de l'histoire ? Elle a eu lieu le 4 février 1888, en Espagne à Riotinto, contre une des plus grandes multinationales minières, la compagnie Rio Tinto. Ivan du Roy, rédacteur en chef de Basta !, revient sur cet événement à l'occasion de la sortie du livre Multinationales, une histoire du monde contemporain, publié aux éditions La Découverte, et en librairie depuis le 13 février.
Est ce que vous connaissez la première manifestation (…)

- Multinationales. Une histoire du monde contemporain
Texte intégral (554 mots)

Connaissez-vous la première manifestation écologiste de l'histoire ? Elle a eu lieu le 4 février 1888, en Espagne à Riotinto, contre une des plus grandes multinationales minières, la compagnie Rio Tinto. Ivan du Roy, rédacteur en chef de Basta !, revient sur cet événement à l'occasion de la sortie du livre Multinationales, une histoire du monde contemporain, publié aux éditions La Découverte, et en librairie depuis le 13 février.

Est ce que vous connaissez la première manifestation écologiste de l'histoire ?

Nous sommes au XIXe siècle, en 1888 exactement, à Rio Tinto.

Ce nom vous dit peut-être quelque chose. Rio Tinto est l'une des plus grandes compagnies minières au monde. C'est aussi le nom d'un gisement riche en cuivre, situé en Andalousie, en Espagne, (exploité depuis l'Antiquité). Et à la source de la prospérité de la multinationale.

Une prospérité tâchée de sang dès l'origine

Profitant du retour de la monarchie espagnole, après une éphémère République, un conglomérat d'hommes d'affaires anglo-allemand prend le contrôle du gisement. Dans ce conglomérat, on retrouve la Deutsche Bank (la plus grande banque allemande), des britanniques qui ont fait fortune grâce au commerce de l'opium en Chine, mais aussi la banque Rothschild.

Les blocs de roches extraits de la mine sont chauffés en plein air pour en dégager le cuivre. Ce procédé génère des fumées toxiques et une forte pollution de l'air, des eaux et des sols. Des mineurs décèdent et des paysans perdent leurs récoltes.

Le 4 février 1888, des milliers de mineurs en grève, des habitants et des paysans manifestent pacifiquement contre ces pratiques polluantes. La Rio Tinto Company refuse de négocier et l'armée ouvre le feu.

La répression fait au moins 200 morts.

Aujourd'hui la compagnie Rio Tinto n'exploite plus cette mine. Mais elle continue d'être impliquée dans des scandales de pollutions.

On peut penser par exemple à la plus grande mine d'or du monde, Grasberg, en Papouasie Nouvelle Guinée, responsable du déplacement forcé de populations et d'une pollution massive de l'eau et des sols.

Mais aussi au dynamitage d'une grotte sacrée aborigène vieille de 46 000 ans, en Australie.

Et désormais dans un projet de mine de lithium en Serbie, qui suscite une forte opposition locale.

Rio Tinto n'est pas la seule multinationale minière à continuer de ravager des territoires entiers, de l'Amazonie à l'Indonésie.

En Espagne, un siècle et demi plus tard, l'eau de la rivière Rio Tinto est toujours toxique.

Retrouvez ces récits dans notre livre Multinationales, une histoire du monde contemporain, en librairie depuis le 13 février.

03.04.2025 à 17:05

Vidéo : qui est Beretta, multinationale pionnière des armes à feu ?

De la République de Venise au Beretta 92 de l'armée américaine, retour vidéo sur l'épopée de l'entreprise italienne Beretta. Avec Olivier Petitjean, co-directeur de l'ouvrage Multinationales, une histoire du monde contemporain, aux éditions La Découverte.
Smith & Wesson, Colt ou encore Winchester... Les États-Unis semblent être à la pointe de l'industrie des armes à feux. Mais saviez-vous que l'un des principaux acteurs de ce marché est une vénérable entreprise européenne : Beretta ? (…)

- Multinationales. Une histoire du monde contemporain
Lire plus (481 mots)

De la République de Venise au Beretta 92 de l'armée américaine, retour vidéo sur l'épopée de l'entreprise italienne Beretta. Avec Olivier Petitjean, co-directeur de l'ouvrage Multinationales, une histoire du monde contemporain, aux éditions La Découverte.

Smith & Wesson, Colt ou encore Winchester... Les États-Unis semblent être à la pointe de l'industrie des armes à feux. Mais saviez-vous que l'un des principaux acteurs de ce marché est une vénérable entreprise européenne : Beretta ?

La première trace Beretta remonte à 1526, date d'un contrat entre Bartolomeo Beretta et la République de Venise. L'entreprise, originaire de la région de Brescia dans le nord de l'Italie, est aujourd'hui encore la propriété de la même famille.

1985 : contrat du siècle entre Beretta et l'armée américaine

Depuis 500 ans, Beretta équipe des armées et des forces de police en Italie et dans le reste du monde. Mais c'est en 1985 que l'entreprise obtient le contrat du siècle : le pistolet semi-automatique Beretta 92 (ou M9) devient l'arme de service de l'armée américaine. Il remplace le Colt 45 qui était utilisé depuis 1911.

Pour obtenir ce marché, l'entreprise italienne ouvre une usine de production sur place, dans l'État du Maryland. Le Beretta 92 devient l'une des armes les plus vendues de l'histoire, omniprésente au cinéma et dans les jeux vidéo.

En parallèle, Beretta va immédiatement mettre sur le marché une version du Beretta 92 pour la population civile. Les fabricants d'armes continuent aujourd'hui à appliquer la même stratégie : ils créent des nouveaux modèles pour les forces armées, puis en proposent une version civile. Commercialement, c'est un succès retentissant, mais cela contribue à la prolifération des armes à feu dans la société. Malgré les tueries à répétition, notamment dans les écoles américaines, le puissant lobby des armes à feu, la National Rifle Association (NRA), réussit à empêcher un véritable contrôle.

Beretta est d'ailleurs l'un des premiers financeurs de la NRA. Et quand en 2015, suite au massacre de Sandy Hook, le Maryland décide de passer des lois plus restrictives sur la possession d'armes, Beretta délocalise son usine dans le Tennessee.

Cette histoire est à retrouver dans le livre Multinationales, Une histoire du monde contemporain, publié aux éditions La Découverte, et en librairie depuis le 13 février.

03.04.2025 à 16:56

Vidéo : qui sont les « ratisseurs de boue », pionniers du journalisme d'investigation ?

Au début du XXe siècle aux États-Unis, apparaissent les premiers journalistes d'investigation, surnommés les « ratisseurs de boue ». Explications vidéo avec Olivier Petitjean, co-directeur de l'ouvrage Multinationales, une histoire du monde contemporain, paru chez La Découverte.
La contestation du pouvoir des multinationales ne date pas d'hier. De leur émergence jusqu'à aujourd'hui, les journalistes d'investigation ont toujours joué un rôle important pour mettre en lumière leurs abus. (…)

- Multinationales. Une histoire du monde contemporain
Texte intégral (512 mots)

Au début du XXe siècle aux États-Unis, apparaissent les premiers journalistes d'investigation, surnommés les « ratisseurs de boue ». Explications vidéo avec Olivier Petitjean, co-directeur de l'ouvrage Multinationales, une histoire du monde contemporain, paru chez La Découverte.

La contestation du pouvoir des multinationales ne date pas d'hier. De leur émergence jusqu'à aujourd'hui, les journalistes d'investigation ont toujours joué un rôle important pour mettre en lumière leurs abus. Parmi les pionniers du journalisme engagé, il y a ceux qu'on appelle les « muckrakers », au début du 20e siècle aux États-Unis. « Muckrakers » signifie littéralement « ratisseurs de boue ». Autrement dit, les « fouille-merdes ». Ces journalistes écrivent dans des magazines prestigieux de l'époque comme McClure's Magazine. Et observent la montée en puissance des grands trusts industriels comme la Standard Oil, le géant pétrolier du multi-milliardaire Rockefeller, de General Electric ou United Fruit.

Enquêtes sur les multinationales naissantes

Parmi ces muckrakers, il y a Ida Tarbell, fille d'une enseignante et d'un ouvrier du pétrole qui a grandi en Pennsylvanie. Elle publie une série d'articles dénonçant les méthodes de John D. Rockefeller dans l'industrie pétrolière naissante. Un autre, Ray Stannard Baker, couvre les grandes grèves ouvrières et enquête sur le monopole de la US Steel (dans la sidérurgie) que vient de créer le puissant financier JP Morgan. On peut aussi citer le romancier Upton Sinclair, qui se fait embaucher dans les abattoirs de Chicago, plaque tournante de l'industrie de la viande. En 1906, son roman La Jungle dénonce les déplorables conditions sociales et sanitaires qui y règnent. Le livre fait scandale et mène aux premières régulations de l'industrie.

L'âge d'or des ratisseurs de boue prend fin rapidement en raison des représailles des milieux d'affaires. Ils ont cependant contribué à alerter la société américaine et les pouvoirs publics sur la puissance des trusts.

Les lanceurs d'alerte, les journalistes d'investigation d'aujourd'hui perpétuent cet héritage. Par exemple dans les années 1990, quand ils vont enquêter dans les usines asiatiques qui produisent des vêtements ou des équipements pour Nike ou Gap, qu'on appelle les « sweatshops ». Ou dans les années 2010 avec les grandes révélations sur l'industrie de l'optimisation fiscale, avec les Panama Papers et autres Luxleaks.

Cette histoire est à retrouver dans le livre Multinationales, une histoire du monde contemporain, paru chez La Découverte, et en librairie depuis le 13 février.

13.03.2025 à 16:39

L'enfer est pavé de beaux discours. La lettre du 13 mars 2025

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Bonne lecture
« Gender-washing » (…)

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Bonne lecture

« Gender-washing »

TotalEnergies prétend aider les femmes en Ouganda à « prendre le contrôle de leur vie »...

Mais de quel contrôle parle-t-on, dès lors que les grands projets extractivistes se traduisent avant tout par une prise de possession des territoires de vie, des déplacements de populations, une destruction des sources traditionnelles de subsistance et l'arrivée d'ouvriers ou de policiers venus d'ailleurs – autant d'impacts qui affectent en premier et tout particulièrement les femmes ?

L'année dernière, avec notre enquête « Survivre à EACOP », nous avons documenté les conséquences des développements pétroliers menés par TotalEnergies sur les femmes en Ouganda. Leurs témoignages dépeignent une réalité bien différente de celle décrite par le groupe dans ses documents de communication pour convaincre l'opinion et les investisseurs.

À l'occasion de la journée mondiale des droits des femmes, Agatha Allain revient sur ce phénomène souvent qualifié de « gender-washing » - l'équivalent pour les droits de femmes du greenwashing pour l'environnement – à partir de l'exemple d'EACOP mais aussi d'autres projets très contestés comme la mine de charbon de Cerrejón en Colombie (Glencore) ou le gazoduc Coastal Gas Link au Canada (TCEnergy).

Son enquête montre que ces multinationales tendent à promouvoir une version individualiste et « industrie-compatible » de l'égalité hommes/femmes, en insistant sur la promotion des femmes parmi leurs propres employés et leur accession aux postes de direction.

C'est ainsi que la mine de Cerrejón est dirigée par une femme, sans que les critiques ne cessent à la fois sur le traitement des employées féminines de la mine, et à plus forte raison sur les impacts écologiques de son exploitation et la dépossession qui en découle.

Lire l'article : « Gender-washing » : comment les multinationales du secteur extractiviste détournent les revendications féministes.

À cette occasion, nous publions aussi une version anglaise de notre enquête « Survivre à EACOP » et même un résumé en luganda, la langue locale.

Toute ressemblance avec notre époque...

Le livre collectif Multinationales. Une histoire du monde contemporain (éditions La Découverte) est disponible en librairies depuis le 13 février. Produit d'une collaboration entre l'Observatoire des multinationales et Basta !, cet ouvrage auquel ont contribué une cinquantaine de chercheurs et de journalistes est une fresque sur la véritable histoire des Nestlé, United Fruit, General Electric, Bayer, TotalEnergies, Google et compagnie, qui raconte comment les multinationales en sont venues à occuper une telle place dans le monde et dans nos vies.

Ce détour par l'histoire est utile d'abord pour comprendre comment nous en sommes arrivés où nous sommes – et en quoi la domination économique (et même politique) des multinationales n'a rien d'inéluctable.

Mais il vaut aussi par ses résonances avec l'actualité. Nous racontons en particulier comment les relations entre États et grandes entreprises n'ont cessé de recomposer au fil du temps et des crises. Avec la réélection de Donald Trump, l'essor des géants de la tech, la lutte pour les ressources et la fin de la mondialisation naïve, nous sommes en train d'assister aujourd'hui à une nouvelle recomposition.

Nous publions à titre de « bonnes feuilles » le chapitre sur le mouvement antitrust du début du XXe siècle aux États-Unis, qui illustre parfaitement ces effets de résonance. Il parle d'une époque où des « barons voleurs » comme Rockefeller construisent d'immenses empires industriels avec le soutien de financiers comme JP Morgan à Wall Street et d'un président adepte des tarifs douaniers, McKinley, que Trump cite aujourd'hui en modèle. C'est le moment de la naissance de General Electric, AT&T, United Fruit et de nombreuses autres multinationales étatsuniennes. En face, cependant, un mouvement émerge pour dénoncer le pouvoir et les abus de ces nouveaux monopoles. Les premières lois antitrust sont adoptées, et des géants comme la Standard Oil sont partiellement démantelés ou régulés.

À lire ici : Trust et antitrust : une guerre de cent ans toujours en cours

Un autre extrait du livre est accessible sur le site de Basta ! : 1992. Comment Total et consorts nous ont fait perdre un temps précieux dans la lutte contre le réchauffement, par Christophe Bonneuil.

Pour les annonces de rencontres autour du livre et une sélection de recensions et d'entretiens, voir la page dédiée de notre site.

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En bref

« Tronçonneuse » et impôts des milliardaires. Derrière les attaques spectaculaires d'Elon Musk contre les agences fédérales américaines, une autre bataille se joue : celle de l'extension des baisses d'impôts imposées par Trump en 2017, qui profitent surtout aux plus riches. Avec potentiellement un coût astronomique pour les finances publiques américaines, et une cure d'austérité beaucoup plus drastique qui affecterait l'ensemble de la population. Lire l'analyse d'Anne-Sophie Simpere : Derrière la tronçonneuse de Musk, la guerre fiscale des milliardaires.

Transition en Europe, exploitation minière à Madagascar. Qui profite vraiment de la ruée vers les matières premières critiques, et qui en paie le prix ? C'est la question que nous voulons mettre au cœur du débat public avec notre « Observatoire des minerais critiques », lancé l'année dernière avec des partenaires européens. Nouvelle pièce au dossier : un rapport de l'Observatori del Deute en la Globalització, basé à Barcelone, sur les projets d'exploitation des terres rares à Madagascar. Disponible en français ici.

Comment les projets de TotalEnergies enrichissent les élites ougandaises. Tout comme TotalEnergies vend ses forages pétroliers et l'oléoduc EACOP comme une contribution à la « libération » des femmes en Ouganda (voir ci-dessus), le groupe se plaît aussi à mettre en valeur sa contribution à l'économie du pays et les nombreuses retombées indirectes de ses activités. Mais à qui profitent-elles vraiment ? Une investigation de longue haleine menée par Thomas Bart et Mickaël Correia pour Mediapart montre que les contrats de sous-traitance passés par TotalEnergies en Ouganda profitent à au moins une trentaine de membres ou de proches de la famille de Yoweri Museveni, dictateur à la tête du pays depuis trente-neuf ans.

Plongée dans la fabrique du « greenwashing ». Lorsqu'elles veulent mener ou faire financer des grands projets potentiellement destructeurs dans le domaine de l'énergie ou des infrastructures, les multinationales doivent produire des études d'impact et des plans d'action. Ces documents se transforment souvent en exercices de « greenwashing » et d'affichage de bonnes intentions. Pour les rédiger, elles font appel à des cabinets d'audits spécialisés, dont le conflit d'intérêt est structurel puisqu'ils sont payés par les entreprises elles-mêmes. L'ONG Climate Whistleblowers a mis la main sur des documents internes au leader français du secteur, le cabinet Biotope, qui a travaillé pour Vinci sur le projet d'aéroport Notre-Dame-des-Landes, ou encore pour les promoteurs de l'A69, mais également pour des grands groupes français, en Afrique en particulier. Par exemple … TotalEnergies en Ouganda. Partagés avec Mediapart, Mongabay et Africa Uncensored, ces documents ont donné lieu à la série d'enquête « GreenFakes », qui prouve à quel point les auditeurs censés garantir le respect de l'environnement se plient docilement aux exigences de leurs donneurs d'ordre. À lire ici.

Rapaces. Si les mécanismes d'arbitrage international lié à l'investissement – ces fameux tribunaux privés qui permettent aux multinationales de poursuivre les gouvernements – commencent à être mieux connus du grand public et sont plus critiqués que jamais, il y en a qui y voient surtout une aubaine et une source de profits. Une enquête du Guardian met en lumière le rôle croissant de fonds spécialisés qui encouragent des entreprises à lancer ce type de poursuites et prennent le risque de financer elles-mêmes les procédures, contre une part des sommes mirobolantes qui seront extorquées aux États. C'est ainsi qu'une petite entreprise minière australienne, Energy Transition Minerals, réclame au Groenland plus de 11 milliards de dollars de compensation en raison l'interdiction de l'exploitation de l'uranium votée en 2021, avec l'appui d'un fonds appelé Burford Capital.

Cette lettre a été écrite par Olivier Petitjean.

11.03.2025 à 07:00

« Gender-washing » : comment les multinationales du secteur extractiviste détournent les revendications féministes

Agatha Allain

Face à la contestation sociale et environnementale, les multinationales pétrolières ou minières se posent de plus en plus souvent en champions de l'égalité des femmes pour légitimer leurs projets controversés. Enquête sur ce « gender-washing » dont TotalEnergies en Ouganda fournit une parfaite illustration.
« C'est une pionnière. Elle défie les obstacles, les surmonte, inspire le changement, et ouvre la voie aux leaders de demain. » Ces louanges, on peut les lire sur le site de Women In (…)

- Survivre à EACOP / , , , , , , , , ,
Texte intégral (4666 mots)

Face à la contestation sociale et environnementale, les multinationales pétrolières ou minières se posent de plus en plus souvent en champions de l'égalité des femmes pour légitimer leurs projets controversés. Enquête sur ce « gender-washing » dont TotalEnergies en Ouganda fournit une parfaite illustration.

« C'est une pionnière. Elle défie les obstacles, les surmonte, inspire le changement, et ouvre la voie aux leaders de demain. » Ces louanges, on peut les lire sur le site de Women In Mining, une organisation dédiée à la promotion des femmes dans le secteur minier, qui récompense chaque année cent femmes censées incarner cet idéal éblouissant. Cela pourrait sembler un paradoxe pour ce secteur souvent qualifié de « boys club » du fait de son inaccessibilité aux personnes ne correspondant pas aux normes de masculinité et de virilité [1]. Pourtant, le sujet semble être devenu incontournable. En effet, les industries extractives (minières, pétrolières et gazières), régulièrement dénoncées pour leurs impacts irréversibles sur l'environnement – dégradations des sols, déforestation, pollutions, pertes de biodiversité – et pour la dépossession des communautés locales, sont embarquées depuis les années 2000 sur un nouveau terrain : celui de l'égalité hommes-femmes. Une tendance qu'illustrent parfaitement les activités de Women in Mining, tout comme elles illustrent la conception particulière, individualiste et très « corpo-compatible », de l'émancipation des femmes qui est promue par l'industrie.

Cet intérêt n'a rien de fortuit. Selon Kyra Grieco, anthropologue spécialiste des inégalités créées par le développement minier au Pérou, les multinationales ont commencé à intégrer la question du genre dans les années 2005-2010 afin de répondre aux nombreuses publications dénonçant les impacts des activités minières et pétrolières sur les femmes, leurs moyens de subsistance, leur sécurité, et les nouvelles inégalités de genre que l'extractivisme entraîne au sein des familles et des communautés [2]. « L'industrie minière a ainsi été obligé d'intégrer l'égalité de genre parmi ses objectifs en matière de responsabilité sociale d'entreprise (RSE), » explique-t-elle. L'attention médiatique grandissante sur les activistes, juristes et chercheuses participant aux oppositions locales aux projets d'extraction a aussi contribué à amplifier les revendications des femmes et des mouvements féministes.

TotalEnergies, défenseur autoproclamé des femmes

Dans le secteur pétrolier et gazier, un groupe comme TotalEnergies cherche ainsi à se construire une image de défenseur de la cause des femmes et de leur émancipation économique dans le cadre de ses projets en Ouganda et en Tanzanie – les forages pétroliers dans la région du lac Albert et le projet d'oléoduc EACOP destiné à transporter l'or noir vers l'océan Indien en vue de son exportation [3]. En donnant la parole aux femmes sur le terrain, l'Observatoire des multinationales et le Tasha Research Institute ont cependant montré comment, malgré les promesses de TotalEnergies, l'EACOP a engendré de nouvelles inégalités de genre, que ce soit au sein de l'entreprise ou dans les communautés affectées (lire notre enquête Survivre à EACOP).

Ce grand écart entre les beaux discours favorables aux femmes et la réalité du terrain a un nom : le « gender-washing » – soit l'équivalent pour les questions de genre du « greenwashing » pour les questions environnementales. Outre TotalEnergies pour ses activités ougandaises, d'autres multinationales derrière des projets extractivistes très contestés ont elles aussi adopté cette stratégie pour tenter de neutraliser la contestation sociale – dont celle menée par des femmes. C'est le cas par exemple du groupe TCEnergy, responsable du Coastal Gas Link, un gazoduc de 670 kilomètres acheminant principalement du méthane jusqu'à un site d'exportation à Kitimat, en Colombie Britannique, au Canada, qui traverse différents territoires autochtones. Ou encore du géant suisse Glencore à propos de sa mine de charbon à ciel ouvert de Cerrejón en Colombie, qui a derrière elle un lourd passif de répression et de déplacement de populations (lire notre article).

Comme souvent en matière de RSE, les multinationales concernées cherchent à se construire une légitimité à travers des partenariats avec des acteurs externes ou avec des institutions internationales. Par exemple, TotalEnergies s'est associé avec le Forum de Davos pour s'engager à réduire les inégalités de genre avec une vingtaine d'autres entreprises pétrolières dont Shell, BHP et Saudi Aramco en 2016, citant des objectifs vagues tels que : « créer une culture d'entreprise inclusive et ouverte où tous les genres peuvent s'épanouir ». En 2023, et malgré les différentes accusations des femmes des communautés affectées par l'EACOP – dont celle de ne pas respecter le droit à une compensation juste et digne à travers la sous-évaluation de leurs terres [4] –, TotalEnergies a instrumentalisé la journée mondiale des femmes du 8 mars afin de signer un partenariat avec l'Organisation internationale de la francophonie en faveur de l'émancipation des femmes. TCEnergy s'est associé au réseau professionnel Women+Power, tandis que Glencore finance la Canadian Mining Association, qui lui apporte de la visibilité auprès de la cause féminine. Cette organisation organise les HuEllas awards, qui ont récompensé la directrice de la mine Cerrejón, Claudia Bejarano, pour son engagement auprès des femmes, et est financée par Glencore à hauteur de 120 541 dollars en 2023 [5].

La machine méritocratique de Glencore, TotalEnergies et TCEnergy

Le « gender-washing » a deux terrains d'actions – à l'extérieur, au sein des communautés affectées, mais aussi à l'intérieur même des entreprises concernées. C'est ainsi que les secteurs miniers et pétroliers – comme on l'a dit traditionnellement très masculins – cherchent aujourd'hui à faire croître la part des femmes dans leurs effectifs, qui se situe aujourd'hui respectivement à 10 et 29% [6].

Une de leurs stratégies de prédilection se résume à sélectionner, récompenser, et mettre en avant certaines employées dans leur communication. On peut ainsi voir TCEnergy et Glencore mettre en avant les « femmes qui font une différence » (« women making a difference ») [7]. TCEnergy publie des entretiens de sept employées qui témoignent avec fierté sur leur parcours personnel, sur l'importance qu'elles se sentent accordées dans leur rôle, et même sur les stéréotypes qu'elles entendent briser : « Je veux montrer à ma fille qu'il n'existe pas de rôles genrés lorsqu'il s'agit de faire ce que l'on aime », déclare l'une d'elles. Glencore de son côté met en avant la figure de Claudia Bejarano, directrice de la mine et poste sur son site une vidéo où une employée, parée d'une cape de super-héroïne, affirme : « Dans le secteur minier, nous devons mettre fin aux stéréotypes, et moi, la youtubeuse minière, je m'engage à y mettre fin ! »

Représentation sélective

Si ces entreprises mettent en avant des employées qui se sentent épanouies, elles ne communiquent pas ou peu sur les discriminations sexistes et sexuelles que subissent d'autres employées. En 2022, une cheffe de chantier du Coastal Gas Link porte plainte contre TCEnergy pour agression sexuelle, citant un échec de la part de l'entreprise étant donné « l'isolement du lieu de travail et la fréquence des violences sexuelles sur ces lieux ». À Cerrejón, Hidanora Pérez, responsable de la branche santé du syndicat IndustriALL regroupant 50 millions de travailleur.euses des industries minières, énergétiques et industrielles, affirme que les employées ont été discriminées lors d'un licenciement massif en 2020, et soumises à des mutations lorsqu'elles se sont plaintes de ces discriminations.

Lors de la Journée internationale des femmes dans l'industrie minière célébrée le 15 juin, des intervenantes ont souligné des défis persistants. Un nuage de mots illustrent les domaines où elles souhaitent voir plus d'efforts de la part de l'industrie : congé maternité, travail émotionnel, égalité salariale, harcèlement, machisme, responsabilité des dirigeants… Curieusement, ces termes apparaissent en petits caractères dans l'illustration, limitant leur lisibilité. Une ambassadrice de l'IWiM, aujourd'hui directrice d'une mine en Afrique du Sud, mentionne aussi les efforts qu'elle a dû faire pour s'intégrer, et la difficulté à défendre son nouveau statut économique et social [8].

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Ainsi, les « success stories » de quelques-unes, masquent la réalité collective de beaucoup d'autres. C'est ce que Rosie Walters appelle la représentation sélective ou selective disclosure [9]. C'est tout l'exercice d'illusion auquel se prête la RSE, « l'arbre qui cache la forêt » selon Kyra Grieco. « Ces interventions ponctuelles cachent des inégalités systémiques grandissantes. Quand on va regarder de près la trajectoire de ces femmes, ce n'est pas si simple : du fait de leur transgression (faire un métier « d'hommes ») elles sont souvent sujettes à des violences dans leur vie privée et professionnelle, qui ne sont rien d'autre que des rappels à l'ordre du genre. » La sociologue Delphine Lacombe parle quant à elle de « femmes vitrines » pour désigner ces opérations de communication désignée à masquer des inégalités structurelles en ne visibilisant que certains enjeux.

« Contrôle de leur vie »

En dehors des entreprises, le « gender-washing » se traduit par une mise en scène de l'« empowerment » (émancipation, autonomisation, renforcement des capacités...) que les entreprises extractivistes apporteraient aux femmes, en les aidant comme le prétend par exemple TotalEnergies à prendre « contrôle de leur vie ». Mais de quel contrôle parle-t-on, alors que les grands projets extractivistes se traduisent avant tout par la prise de possession brutale des territoires de vie ?

L'extractivisme, qu'il soit minier, gazier ou pétrolier, intensifie la répression et génère de nouvelles inégalités en renforçant le contrôle sur les corps et les vies des femmes. Comme nous l'avons vu, le déploiement sans avertissement d'une force de police spécialisée le long du tracé de l'oléoduc EACOP engendre, de nouveaux risques pour les femmes, qu'elles s'opposent ou non au projet de TotalEnergies.

La collaboration étroite des multinationales avec les forces armées menace aussi particulièrement les femmes qui s'opposent publiquement à l'extraction, ainsi que les défenseuses des peuples autochtones, en les exposant à davantage de violences sexistes et sexuelles. Le mouvement Sütsuin Jieyuu Wayúu (ou Fuerza de Mujeres Wayúu) dénonce ainsi depuis 2006 les impacts environnementaux de la mine Cerrejón et les disparitions alarmantes de femmes Wayúu – puisque la mine Cerrejón traverse les terres de peuples autochtones Wayúu, de communautés afro-colombiennes (protégées juridiquement en Colombie) et paysannes.

Hiérarchisation des femmes en territoires non-cédés

Au Canada, de nombreuses organisations ont documenté les controverses qui ont accompagné la construction du Coastal Gas Link, notamment celle de ne pas respecter le consentement libre, préalable et informé du peuple autochtone Wet'suwet'en dont le gazoduc traverse les territoires [10]. Ces controverses sont accompagnées du harcèlement qu'on subit les femmes Wet'suwet'en défendant leur droit à la souveraineté. « Presque toutes nos luttes de terrain sont dirigées par des femmes », affirme Sleydo', cheffe de la maison Cas Yikh du peuple Wet'suwet'en, et médiatisée dans la lutte pour le respect de la souveraineté autochtone [11]. « Les personnes qui affrontent la police, les unités canines et les fusils militarisés de la CMP [Police montée canadienne], sont toutes des femmes de nos communautés. » Sleydo' fait référence ici aux raids menés entre 2019 et 2023 pour expulser les communautés autochtones qui bloquaient le chantier, et qui ont été l'occasion de discours jugés « racistes, insultants, et déshumanisants » envers les activistes par la Cour suprême [12].

Pour délégitimer les résistances aux projets extractivistes, une entreprise comme TCEnergy s'approprie très sélectivement les revendications féministes, en communiquant sur trois employées issues de peuples autochtones différents. La représentation sélective de ces femmes s'articule autour de qualifiants qui font d'elles de bonnes employées et dresse ainsi le portrait désirable de femmes engagées qui ont brisé le plafond de verre [13] et les stéréotypes de genre.

Selon Karla Tait, membre du clan Gilseyhu du peuple Wet'suwet'en, cette stratégie « monte les gens les uns contre les autres au sein de nos communautés, en appliquant le 'diviser pour mieux régner' à laquelle nous avons été confrontés à chaque étape depuis la colonisation ». Kyra Grieco ajoute « c'est d'ailleurs ça la base du patriarcat, de mettre les femmes en compétition sur la base de la beauté, du succès, ou autre ». TCEnergy bénéficie pour ce faire d'une équipe de communication à toute épreuve : l'entreprise a payé Meta à hauteur de 9500 dollars en seulement cinq semaines pour produire des publicités sur l'engagement de TCEnergy auprès des peuples autochtones.

Féminisme sélectif

Le « gender-washing » porte ainsi un discours selon lequel la seule possibilité de libération féministe est individuelle, jamais collective, et réservée aux femmes méritantes de ces entreprises. Il tend aussi à avoir une vision particulièrement restrictive et hétéronormative du genre, comme on l'a vu lorsque TotalEnergies s'est associée avec la « première dame » de l'Ouganda pour seize jours d'action contre les violences liées au genre, alors que le régime au pouvoir a adopté une des lois les plus rétrograde au monde envers la communauté queer, prévoyant jusqu'à la peine de mort pour les personnes LGBTQIA+.

Notons aussi qu'il ne peut pas y avoir de « féminisme » sur des territoires non-cédés, dans un continuum colonial. Laetitia Braconnier Moreno, docteure en droit public et présidente de la Commission justice transitionnelle de l'Association des juristes franco-colombiens explique que « selon la lecture de beaucoup de représentants autochtones, la fin du conflit armé sera quand toutes ces entreprises se retirent de leurs territoires, quand le droit à la consultation préalable est respecté ; quand les autorités autochtones récupèreront le contrôle sur leurs territoires et qu'il n'y aura plus d'acteurs armés ou d'acteurs privés présents sans leurs consentement ». En s'appropriant un langage progressiste sur l'égalité de genres, les multinationales tentent en réalité de dissimuler des pratiques illégales d'accaparement des terres et d'expulsions de communautés locales.

Trompeur, sélectif, discriminatoire, le « gender-washing » tel que le pratiquent les multinationales extractivistes a-t-il même un avenir ? De retour à la Maison Blanche, Donald Trump a lancé la guerre contre le « wokisme » en demandant aux entreprises d'effacer toute trace d'engagement environnemental ou social, aussi superficiel soit-il – ce que Chevron et ExxonMobil se sont empressés de faire. Le mot « femme » a même été interdit dans la recherche scientifique[[Voir les articles de Reporterre et de Mediapart].]. Ces changements politiques auront forcément des répercussions sur les stratégies RSE des entreprises dans le monde, ainsi que sur les femmes affectées de loin ou de près par leurs activités. Pourtant, certaines continuent à réutiliser un langage progressiste et féministe afin de le dévoyer de sa charge politique, ce dont témoigne à sa manière la mode du « gender-washing ». Comme le dit l'économiste Stéphanie Treillet, « on ne tente de récupérer que ce qui paraît menaçant ou subversif ».


[1] Voir par exemple cet article.

[2] Voir par exemple ce rapport d'Oxfam.

[4] -Voir notre enquête Survivre à EACOP et le rapport des Amis de la Terre.

[5] Page 9 du rapport de Glencore 2023 Review of our direct and indirect advocacy.

[6] Voir ici et .

[8] Voir la vidéo (25.00).

[9] -La chercheuse Rosie Walters, professeure en relations internationales à l'université Cardiff a publié sur les différentes stratégies de gender washing utilisées par les multinationales.

[10] Certains chefs héréditaires Wet'suwet'en, protégés par le jugement de la Cour Suprême en 1997 leur conférant compétence sur leurs territoires, dénoncent ne pas avoir consenti à la construction du gazoduc. En 2023, le rapporteur des Nations Unies Francisco Cali alerte que le principe de consentement préalable, libre et éclairé n'est toujours pas respecté au Canada dans le cadre des projets d'extraction. Voir aussi « Discursive Infrastructures of Settler Colonialism : The Coastal Gaslink Pipeline, Indigenous Workers, and the Ongoing Promise of Integration » de Alana Lajoie-O'Malley

[11] Propos recueillis dans l'entretien de Sleydo' le 14 février 2022 par Cultural Survival Voir aussi ici. Et le documentaire YINTAH, qui retrace le combat du peuple Wet'suwet'en pour sa souveraineté.

[12] Cette oppression s'inscrit plus largement dans une représentation sexiste et raciste du corps des femmes autochtones au Canada dont les multinationales se saisissent , comme l'explique l'anthropologue Audra Simpson. Voir « Mohawk Interruptus : Political Life Across the Borders of Settler States », où elle écrit sur la manière dont les structures politiques Canadiennes font du corps des femmes autochtones un terrain balisé et vulnérabilisé.

[13] Voir le glossaire de La Déferlante sur la définition du plafond de verre : un concept sociologique qui désigne l'accès « élitiste » de quelques femmes à des postes de responsabilité, mais sans changement des conditions de travail pour les femmes des classes moyennes ou inférieures.

04.03.2025 à 07:00

Derrière la tronçonneuse de Musk, la guerre fiscale des milliardaires

Anne-Sophie Simpere

Derrière les attaques spectaculaires d'Elon Musk contre les agences fédérales américaines, une autre bataille se prépare en coulisses : celle de l'extension des baisses d'impôts imposées par Trump en 2017, avec à la clé un coût astronomique pour les finances publiques américaines, et une cure d'austérité beaucoup plus drastique qui affecterait l'ensemble de la population.
En Europe, les assauts d'Elon Musk et de son DOGE contre les agences fédérales américaines occupent régulièrement la (…)

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Texte intégral (2120 mots)

Derrière les attaques spectaculaires d'Elon Musk contre les agences fédérales américaines, une autre bataille se prépare en coulisses : celle de l'extension des baisses d'impôts imposées par Trump en 2017, avec à la clé un coût astronomique pour les finances publiques américaines, et une cure d'austérité beaucoup plus drastique qui affecterait l'ensemble de la population.

En Europe, les assauts d'Elon Musk et de son DOGE contre les agences fédérales américaines occupent régulièrement la une des médias depuis l'inauguration de Donald Trump. Si, chez la plupart, ses annonces choc, sa stratégie de désinformation et ses menaces contre les fonctionnaires provoquent l'affolement, une minorité rêve que le même traitement soit appliqué un jour à la France. Mais derrière les attaques idéologiques contre USAID et les administrations chargées du climat ou de la lutte contre les discriminations, cibles privilégiées de l'extrême-droite au pouvoir, il y a aussi une autre bataille, de plus grande ampleur en termes financiers, qui se joue.

« Dans l'immédiat, notre équipe voit dans le nouveau département de l'efficacité gouvernementale - plus connu sous le nom de DOGE - une réelle opportunité de réduire la sur-réglementation et le gaspillage. » C'est ainsi que le groupe de pression Americans for Prosperity (AFP) envisage les actions d'Elon Musk et de ses sbires : comme une opportunité de réduire drastiquement les dépenses publiques [1]. Pour AFP et les milliardaires qui le financent, il y a urgence. À la fin de l'année 2025, plusieurs mesures d'exemptions fiscales prises par la première administration Trump avec la loi « Tax Cuts and Jobs Act » ou TCJA de 2017 sont censées prendre fin. Americans for Prosperity, une organisation fondée par les frères Koch, multi-milliardaires libertariens, est sur le pied de guerre pour obtenir leur prolongation. Une prolongation dont le coût pour les finances publiques, ajouté à d'autres promesses fiscales de Donald Trump, pourrait s'élever à plus de 4 500 milliards de dollars sur dix ans.

Le TCJA, « opportunité d'une génération » pour les plus riches

Le TCJA est sans doute l'une des principales réalisations du premier mandat de Donald Trump. Ce paquet historique de réductions fiscales a baissé les taux d'imposition pour les sociétés (de 35 à 21 %) et pour les particuliers, augmenté divers crédits d'impôt, ou encore relevé le plafond pour être soumis à l'impôt sur les successions (de 5,6 à 11,2 millions de dollars, ou 22,4 millions pour un couple marié). Les grandes fortunes avaient mobilisé d'importants moyens d'influence pour faire adopter cette législation. Les frères Koch auraient dépensé plus de 20 millions de dollars à travers leurs think tanks et autres groupes de lobbying pour promouvoir la réforme. Cet investissement s'est révélé plus que rentable puisque, selon les calculs de l'organisation Americans for Tax Fairness, en 2018, les Koch pouvaient espérer économiser entre 1 et 1,4 milliard de dollars par an grâce au TCJA.

Selon le Center for Budget and Policies Priorities, si une majorité d'États-Uniens a effectivement vu ses impôts sur le revenu baisser, ce sont les ménages les plus riches, et en particulier les 1 % les plus fortunés, qui ont le plus bénéficié de cette réforme fiscale. Des chercheurs ont aussi analysé les impacts macro-économiques du TCJA, pour en conclure que si certaines entreprises ont réinvesti une partie de l'argent économisé, elles s'en sont aussi largement servi pour des opérations de rachat d'actions, et que les hausses de croissance et de salaire promises ont été moins importantes qu'annoncé. Au final, aucun des effets positifs sur l'économie ne compense l'aggravation du déficit budgétaire causé par ces pertes de revenu massives.

La fin d'une partie des baisses d'impôts du TCJA étant prévue pour fin 2025, le sujet a évidemment été au cœur de la récente campagne électorale. La candidate démocrate Kamala Harris proposait ainsi de limiter les exemptions fiscales aux personnes gagnant moins de 400 000 dollars par an. Avec l'idée de préserver la classe moyenne, tout en limitant le déficit grâce à la taxation des plus hauts revenus. De son côté, Donald Trump veut non seulement pérenniser sa loi sur les baisses d'impôts, mais aller encore plus loin en y ajoutant de nouvelles exemptions fiscales (sur les pourboires, les heures supplémentaires et les versements de la sécurité sociale) et en baissant encore davantage le taux de l'impôt sur les sociétés, de 21 à 15 %. Son élection est donc une première victoire pour les grandes fortunes qui veulent préserver leurs avantages fiscaux.

Offensive au Congrès et « bataille des idées »

Cependant, le retour de Trump à la Maison Blanche ne suffira pas. D'une part, parce que ces mesures doivent être adoptées par le Sénat et la Chambre des représentants, et d'autre part, parce que la « générosité » du nouveau président a un coût qui risque d'être insupportable pour les finances publiques : au moins 4 500 milliards de dollars sur les dix prochaines années. Pour compenser, il serait absolument nécessaire de sabrer dans les dépenses. Le 12 février dernier, la commission du budget de la Chambre des représentants a adopté un plan appelant à 2000 milliards de dollars de coupes dans le budget fédéral. Le gel des activités d'USAID, l'agence de développement des États-Unis au budget annuel d'environ 50 milliards de dollars, sera donc très, très loin de suffire. Les Républicains envisagent notamment des coupes dans Medicaid, le programme qui permet de fournir une assurance maladie aux personnes à faibles revenus. Mais il concerne des millions d'Américains et il ne sera pas si facile de le sacrifier.

L'agitation et les outrances d'Elon Musk et de son DOGE, dans la logique de « submersion des médias » théorisée par Steve Bannon, sert à diffuser l'idée que l'État fédéral gaspille l'argent public et que c'est pour cette raison qu'il est indispensable de couper drastiquement dans les dépenses fédérales. En parallèle, comme en en 2017, les milliardaires et leurs think tanks se sont lancés dans la « bataille des idées ». Americans for Prosperity (AFP) a engagé une campagne à 20 millions de dollars pour pousser un narratif positif autour des exemptions fiscales, en axant leurs messages sur la protection des petites entreprises et des familles qui travaillent dur (« small businesses and hard working families ») – quand bien même les études d'impact montrent que ce ne sont pas eux qui bénéficient le plus du Tax Cuts and Job Act de 2017.

Pour écraser tout débat sur la justice fiscale et la répartition de la charge de l'impôt, AFP prévoit du lobbying classique, avec un objectif de 1500 rendez-vous avec des responsables au Capitole, mais aussi une campagne de terrain avec du porte à porte, des appels téléphoniques et des actions en ligne, une forte couverture médiatique, et enfin un ciblage particulier des populations latinos, perçues comme pouvant devenir des alliées. Le but : convaincre le grand public de défendre une loi qui profite de manière disproportionnée aux plus riches.

Gouvernement des milliardaires

Outre les frères Koch, AFP est financé par diverses fondations et entreprises d'autres milliardaires conservateurs comme la famille DeVos, propriétaires de la multinationale Amway. L'héritière du deuxième fondateur de Amway, Barbara Van Andel-Gaby, est de son côté présidente de la Heritage Foundation, think tank ultra-influent à l'origine du « Project 2025 » (lire notre article) qui défend lui aussi les bienfaits du Tax Cuts and Job Act. Son époux, Richard Gaby, siège quant à lui au conseil d'administration du Club for Growth, un think tank également mobilisé pour pérenniser les exemptions fiscales de 2017. Ce « club » a reçu des millions de dollars des milliardaires Richard Uihlein et Jeff Yass. Selon le média Propublica, la famille Uihlein aurait bénéficié de 215 millions de dollars de déductions fiscales grâce au TCJA rien qu'en 2018. Richard Uihlen et sa femme sont également de généreux financeurs du parti Républicain, à qui ils donnent des millions de dollars à chaque cycle électoral.

La future réforme fiscale de Donald Trump devra nécessairement passer par le Sénat et la Chambre des représentants, et les élus risquent donc de faire face à des choix compliqués. Avec la pression d'un gouvernement de milliardaires pour maintenir de coûteuses baisses d'impôts d'un côté, et de l'autre pour augmenter certaines dépenses comme celles allouées à la défense des frontières, les arbitrages pour limiter l'envolée du déficit seront complexes. Et pourraient bien les amener à imposer une douloureuse cure d'austérité dans les programmes qui concernent vraiment, cette fois ci, les « Américains qui travaillent dur ». De quoi provoquer de houleux débats dans les mois à venir, aux conséquences probablement plus profondes et durables que l'agitation actuelle du DOGE d'Elon Musk.

Ces débats font aussi écho aux discussions budgétaires en France, où les cadeaux fiscaux faits aux entreprises et aux plus riches ces dernières années (baisse du taux des impôts sur les sociétés, exonérations de cotisations, flat tax, suppression de l'ISF…) ont également eu un coût pour les finances publiques, que certains voudraient amortir en s'attaquant aux dépenses. Cette approche, privilégiée à droite de l'échiquier politique, est aussi férocement défendue dans les médias et sur les réseaux sociaux par certains des think tanks et associations françaises liées au réseau Atlas (cf. notre enquête). L'Ifrap – dont les instances sont trustées par des grandes fortunes – appelle à des réductions « choc » des dépenses publiques, tout en s'opposant, par exemple, à la taxation des cent-millionnaires. De son côté, Contribuables associés, version française des « taxpayers associations » que l'on retrouve notamment aux États-Unis, rêve d'un Elon Musk en France, après avoir passé des années à faire de la suppression de l'ISF l'un de ses combats. La guerre fiscale qui va se jouer en 2025 outre-Atlantique, et les conséquences qu'elle aura sur les inégalités et la pauvreté pourraient bientôt trouver leur pendant en France.


[1] La citation est extraite d'un mémo de 8 pages rendu public par le Guardian, dans lequel l'AFP explique sa stratégie pour prolognger les « tax cuts ».

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