25.04.2025 à 06:00
Marcella Rubino
La projection en mars 2025 à Paris d'un cycle intitulé « Cinéma soudanais : défis et résiliences » a offert une occasion rare de présenter et discuter des films d'une grande richesse. La mise en valeur de ces créations alors que la société soudanaise est déchirée par la guerre, trop souvent négligée, est un moyen pour lutter contre l'oubli et les raccourcis. « Certains héros meurent de mort naturelle, d'autres meurent piégés. » C'est par ces paroles qu'Ibrahim Shaddad, pionnier du cinéma (…)
- Lu, vu, entendu / Soudan, Soudan du Sud, CinémaLa projection en mars 2025 à Paris d'un cycle intitulé « Cinéma soudanais : défis et résiliences » a offert une occasion rare de présenter et discuter des films d'une grande richesse. La mise en valeur de ces créations alors que la société soudanaise est déchirée par la guerre, trop souvent négligée, est un moyen pour lutter contre l'oubli et les raccourcis.
« Certains héros meurent de mort naturelle, d'autres meurent piégés. » C'est par ces paroles qu'Ibrahim Shaddad, pionnier du cinéma soudanais, décrit le traitement que son État inflige depuis plus de cinquante ans aux représentants du septième art dans son pays. En dépit des obstacles constants représentés par la censure et l'instabilité économique et sécuritaire, plusieurs générations de réalisateurs soudanais se sont succédé des années 1940 à aujourd'hui. Parmi les plus connus, Gadalla Gubara créé le Studio Gad en 1974, Ibrahim Shaddad fonde le Sudanese Film Group en 1989 — année du coup d'État du général Omar Al-Bechir — et Talal Afifi, grâce au support du Goethe Institut de Khartoum, est le fondateur du Soudan Film Factory en 2010.
C'est pour célébrer cette histoire que Kateryna Lobodenko, chercheuse associée à l'Institut de recherche sur le cinéma et l'audiovisuel (Ircav) de l'Université Sorbonne-Nouvelle, a organisé du 27 au 30 mars 2025 un cycle de projection, accompagné d'une rencontre scientifique. En partenariat avec le cinéma Grand action (Paris, 5e), les films projetés et discutés par des spécialistes et cinéastes ont permis de saisir les nombreux défis auquel fait face le cinéma soudanais depuis l'indépendance en 1956, et les formes qu'il a prises au gré des époques et des événements historiques.
Les très beaux documentaires Conversations with Gadalla Gubara (« Conversations avec Gadalla Gubara », 2008) de Frédérique Cifuentes et Sudan's Forgotten Films (« Les films oubliés du Soudan », 2017) de Suhaib Gasmelbari et Katharina Von Schroeder nous font notamment pénétrer l'univers du cinéma soudanais indépendant à travers le point de vue des pionniers. On y découvre un pays ouvert qui, en pleine Guerre froide, envoie sa jeunesse étudier à l'étranger, et dont la vie culturelle, foisonnante, est connectée à la fois au reste de l'Afrique, à l'URSS et aux pays occidentaux.
Né en 1920, Gadalla Gubara est le premier cinéaste soudanais. Après des études aux Studios Misr au Caire1, à Chypre puis aux États-Unis, il revient dans son pays où, entre 1956 et 1974, il est chargé par le ministère de l'information de documenter la vie politique du pays. Des images officielles, certes, mais dans lesquelles le spectateur averti peut observer quantité de détails sur les dynamiques culturelles et sociales. Gubara filme et photographie Khartoum durant les années d'effervescence qui suivent l'indépendance, avant que la ville ne « s'éteigne » — selon ses propres mots — avec l'imposition de la charia en 1983 sous le régime de Gaafar Nimeiry (1969-1985), comme il le raconte dans le documentaire de Frédérique Cifuentes.
En 1974, il crée son propre studio — Studio Gad — avec l'intention de s'émanciper enfin de l'État et produire ses propres longs-métrages de fiction. Entre 1979 et 2006, il réalisera plus de cinquante films et obtiendra plusieurs prix dans des festivals internationaux. Son premier film, Tajuj (1979), est la version cinématographique du roman homonyme d'Osman Mohammad Hashim (1948), considéré comme le roman fondateur de la littérature nationale2. Son dernier film, Al-Bu'asa (« Les Misérables », 2006), inspiré du roman de Victor Hugo, synthétise, dans un style expérimental, le destin inéluctable auquel semble voué son peuple, qui deviendra double en 2011 suite à la sécession du Soudan du Sud. Ce film est réalisé par un homme devenu aveugle : quelques années plus tôt, après avoir reçu des menaces de la part des services de renseignements de Béchir (1989-2019), Gubara est emprisonné et son studio fermé. Cette nuit-là, raconte-t-il, il perdit la vue.
Ce drame fait écho à celui vécu par Benjamin Chowkwan Ado et Awad Eldaw, les deux conservateurs du Sudan Film Production Center, le centre d'archives documentaires de l'État. Sudan's Forgotten Films, projeté lors du cycle, retrace le combat inlassable de ces deux hommes — l'un originaire du Sud et l'autre du Nord — pour sauver de la destruction des milliers de pellicules. Leur témoignage poignant illustre l'incurie, voire le choix délibéré du régime de laisser ce patrimoine disparaître. Après avoir accepté que ces documents soient numérisés grâce à un projet financé par l'université de Bergen en Norvège, l'État n'autorisera pas l'expatriation des disques durs sur lesquels ces images ont été conservées. Aujourd'hui, avec les destructions causées par la guerre entre l'armée et les Forces de soutien rapide (FSR) — dont le pillage du musée national de Khartoum constitue un symbole —, son sort est plus que jamais incertain.
Outre ce documentaire, Suhaib Gasmelbari a signé Talking about trees (« Discuter des arbres », 2019). Primé dans de nombreux festivals internationaux, ce documentaire tourné entre 2015 et 2017 dans des conditions très difficiles se présente comme une mise en abîme. Le réalisateur y suit le quotidien de quatre réalisateurs : Ibrahim Shaddad, Manar Al-Hilo, Suleiman Mohamed Ibrahim et Altayeb Mahdi, cofondateurs du Sudanese Film group (SFG). Mus par leur passion et leur humour indéfectibles, ces pionniers ont continuellement tenté de faire vivre leur art du cinéma indépendant, interdit par le régime islamiste à la fin des années 1980, notamment à travers l'organisation de projections en plein air dans des quartiers populaires à Omdourman et dans plusieurs périphéries de la capitale.
Mais lorsqu'ils ont tenté de rouvrir, à leurs frais, le cinéma Al-Thawra (La Révolution) à Omdurman, l'opposition de la Sûreté nationale a été trop forte. Leur volontarisme n'a même pas pu compter sur une forme de solidarité internationale. Leur combat contre la censure est resté à l'extérieur du pays. Cet isolement s'explique en partie par le refus de la part de ces anciens membres du parti communiste de se compromettre avec des sponsors tels qu'Osama Daoud Abdellatif, propriétaire du conglomérat Dal Group, sponsor d'une part de la scène artistique nationale.
Outre la génération des pionniers, le cycle a offert la possibilité de découvrir la production d'une plus jeune génération, née entre les années 1970 et 1990. Moins expérimentale et plus engagée, leur production prend souvent position, ou du moins fait écho à la réalité sociale et politique du pays. Elle est ainsi connectée à la littérature contemporaine du pays dans laquelle se reflètent les dynamiques politiques, sociales et identitaires. C'est le cas du film Satamut fi-l-‘ishrin (« Tu mourras à vingt ans », 2020) du Soudanais résidant aux Émirats arabes unis Amjad Abu Alala. Le film est inspiré de la nouvelle Sommeil au pied de la montagne (2014) de Hammour Ziada. L'histoire se déroule dans un village situé dans cette boucle du Nil si chère aux romanciers soudanais depuis que Tayeb Salih l'a choisie comme décor de son chef-d'œuvre Mawsim al-Hijra ila al-Shamal (1966), traduit en français sous le titre Saison de la migration vers le Nord (Sindbad, 1983). C'est dans ce cadre que prend place un récit aux accents de réalisme magique, empreint de superstitions et de tabous. De la même manière que pour le célèbre personnage du roman de Salih, le destin du jeune protagoniste du film est lié au Nil et il va s'y noyer le jour de son vingtième anniversaire.
Divinité qui par ses crues est capable d'octroyer ou d'ôter la vie aux peuples qui vivent sur ses rives, le Nil est également central dans un autre film présenté : Le Barrage (2022) du réalisateur libanais Ali Cherri. L'histoire se déroule également dans le nord du Soudan, dans la région de Méroé, près du barrage construit en amont de la quatrième cataracte du Nil. Depuis l'inauguration, en 1964, du haut-barrage d'Assouan en Égypte, et l'inondation du village soudanais de Wadi Halfa qui s'ensuivit, cette région connaît la force destructrice que peut révéler ce fleuve. En 2018, tandis que les nouvelles des révolutionnaires tentant de renverser la dictature d'Omar Al-Bachir à Khartoum parviennent au village par le biais de la radio, le combat des villageois pour maîtriser les éléments de la nature devient une métaphore de la lutte contre le régime autoritaire.
Traversant le pays du nord au sud, engloutissant les corps des manifestants tués par l'armée à Khartoum comme ceux des habitants des villages nubiens submergés par ses flots, le Nil apparaît alors comme un trait d'union entre le centre et les marges du pays.
Enfin, le cycle organisé dans un cadre universitaire, mais qui a veillé à s'adresser à un public plus large, a permis de révéler la variété de la création cinématographique née après la révolution de 2018. C'est le cas de Abeer et Anan Ali, qui se définissent comme des « artivistes » dont la production se focalise sur les traumatismes engendrés par la guerre. Mohamed Fawi qui, après avoir été formé par le Sudan Film Factory, a créé à Port-Soudan le projet Cinemat Banat (Cinéma pour filles), ateliers de création cinématographique à destination d'un jeune public féminin. Sara Suleiman, chercheuse en études de genre et biopolitique à Londres, est pour sa part réalisatrice du documentaire Heroic Bodies (« Corps héroïques », 2022) sur la cause féministe au Soudan. À l'instar des grandes figures du féminisme égyptien et arabe, les femmes interviewées par Suleiman, telles que Khalida Zahir (1927-2015), médecin et militante féministe, ou Fatma Ahmed Ibrahim (1929-2017), cofondatrice de l'Union des femmes soudanaises, militante communiste et première députée soudanaise en 1965, ont mené de front deux combats : celui pour la libération des femmes et celui contre l'oppression politique, d'abord coloniale, puis dictatoriale.
À l'approche du 15 avril, date anniversaire de la guerre « oubliée » qui depuis deux ans a mis le pays à genoux, les Soudanais continuent de faire preuve — depuis leurs lieux de refuge en Afrique, en Europe et dans le Golfe — d'une extraordinaire résistance. Ils le font par un travail constant de documentation vidéo et écrite, mais aussi en veillant à préserver une vie culturelle. Cette résistance, liée aux espoirs nés du soulèvement du 19 décembre 2018, est d'ailleurs au cœur du documentaire Soudan, souviens-toi, dont la sortie en salle en France est prévue le 30 avril 2025.
Ce film de la réalisatrice franco-tunisienne Hind Meddeb, présenté dans divers festivals, donne à voir la ferveur révolutionnaire, notamment à travers les figures d'artistes comme le rappeur A.G. Nimeri. Ce dernier a signé le tube Sudan Bidon-Kizan (« Le Soudan sans les islamistes »)3 devenu l'hymne de cette jeunesse qui a voulu rêver d'une démocratie sans clivages ethniques ni tribaux.
1NDLR. Les studios Misr, créés au Caire en 1935 par l'économiste Talaat Harb, visaient à constituer un instrument de promotion de l'identité nationale, en opposition à la présence coloniale britannique.
2NDLR. Le livre, inspiré d'une célèbre légende du pays, relate l'histoire d'amour entre la belle Tajuj et un guerrier issu d'une tribu rivale.
3Kizan est un terme dépréciatif qui désigne les soutiens de l'ancien régime d'Omar Al-Béchir, et le Congrès national, islamiste, était son parti.
24.04.2025 à 06:00
Monica Basbous , Alex Simon
En quelques décennies, la région du Proche-Orient et de l'Afrique du Nord est devenue totalement dépendante des importations pour nourrir sa population. Une évolution accélérée par les choix faits par les élites du Nord et du Sud. Le pain est au cœur de la vie quotidienne dans l'ensemble du monde arabe. Il est sorti des fours et des échoppes le long des routes, empilé sur la table des repas, et même brandi lors de manifestations, où il symbolise l'incapacité de l'État à répondre aux (…)
- Magazine / Maghreb, Israël, Proche-Orient, Europe, Méditerranée, Union européenne (UE), Hydraulique , Agriculture, Alimentation , Commerce international, Monde arabe, Péninsule Arabique , Guerre d'UkraineEn quelques décennies, la région du Proche-Orient et de l'Afrique du Nord est devenue totalement dépendante des importations pour nourrir sa population. Une évolution accélérée par les choix faits par les élites du Nord et du Sud.
Le pain est au cœur de la vie quotidienne dans l'ensemble du monde arabe. Il est sorti des fours et des échoppes le long des routes, empilé sur la table des repas, et même brandi lors de manifestations, où il symbolise l'incapacité de l'État à répondre aux besoins les plus élémentaires. Le pain se présente sous différentes formes et dimensions, des baguettes tunisiennes à la pita, en passant par le moelleux samoun irakien en forme de losange. Mais ces pains partagent de plus en plus une chose en commun : le blé bon marché déversé d'Europe et de Russie.
Il n'en a pas toujours été ainsi. Autrefois, la région du Proche-Orient et de l'Afrique du Nord (Middle East and North Africa, MENA) comptait sur son propre blé : des variétés résistantes et nutritives cultivées depuis des millénaires dans l'est et le sud du bassin méditerranéen. En réalité, le monde arabe avait largement dépassé l'autosuffisance. Il avait innové et exporté, contribuant à ce que le pain trouve sa place dans les régimes diététiques et sur les tables d'Europe et, plus tard, du monde entier.
En effet, c'est dans le Croissant fertile — des rivages méditerranéens de la Palestine et du Liban jusqu'à la Syrie, la Turquie et l'Irak contemporains — que l'humanité a appris à faire pousser les céréales. Les anciens Égyptiens cultivaient le blé et l'orge le long des rives du Nil et dans le Delta. L'Égypte, le Levant et l'Afrique du Nord étaient réputés comme le « grenier de Rome », en raison de l'approvisionnement procuré aux vastes possessions de l'empire. De même, la plaine fertile de Hauran, dans le sud de la Syrie, au nord de la Jordanie, était l'une des grandes zones céréalières de l'empire ottoman.
Cette autosuffisance fait partie de l'histoire ancienne. En 2021, la région MENA comptait cinq des quinze premiers États importateurs de blé au monde. Même des petits pays comme la Jordanie et la Tunisie parviennent à en importer suffisamment pour figurer dans le top 50. Les données de l'Observatoire de la complexité économique (OEC)1 permettent de visualiser cette dépendance au sein des principaux importateurs de la région, en cartographiant la facture totale des importations de blé de chaque pays, ses principaux fournisseurs, son rang parmi les importateurs de blé et la part du blé dans les importations de chaque pays.
La dépendance à l'égard des importations a un coût élevé. Année après année, les États arabes à court de liquidités, dépensent leurs réserves limitées en devises étrangères pour importer des denrées de base qu'ils cultivaient autrefois pour eux-mêmes. Leur capacité à nourrir leurs sociétés est désormais déterminée par la volatilité des marchés mondiaux. Ainsi, la carte ci-dessus utilise des données datant de 2021, un an avant l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Les données de l'année suivante montreraient un bouleversement majeur des chaînes d'approvisionnement en blé de la région, qui a été profondément ressenti en 2022 et 2023.
Cette carte comporte également une omission notable. Pour créer une visualisation la plus claire possible, nous n'avons montré que les importations du seul blé, à l'exclusion des données sur la farine de blé. D'où l'absence de l'Irak, de la Syrie et de la Palestine, qui n'importent pas de grandes quantités de blé mais dépendent massivement de la farine importée. En 2021, l'Irak et la Syrie étaient respectivement les deuxième et sixième plus grands importateurs de farine au monde. Le Yémen arrivait en troisième position, ce qui ajouterait à la facture déjà lourde du blé représentée sur la carte. La dépendance vis-à-vis de la farine, plutôt que du blé non transformé, est répandue dans les États déchirés par des conflits dans la région et au-delà, ce qui confirme les dommages infligés à la production locale des meuneries.
Qu'est-il arrivé ? Comment est-on passé d'une zone productrice de blé à une région consommatrice ? Il est tentant de blâmer le changement climatique et la pénurie d'eau, qui sont effectivement de mauvais augure pour l'agriculture régionale. Aujourd'hui, cependant, de nombreux États arabes disposent toujours de conditions favorables pour faire pousser du blé. La croissance démographique incontrôlée et l'urbanisation rapide offrent des explications plus convaincantes mais ce n'est qu'une partie du tableau.
Le principal problème est que les gouvernements de la région ont pour la plupart cessé d'organiser l'agriculture de manière à nourrir leurs sociétés. Au milieu du siècle dernier, les États arabes nouvellement indépendants ont investi massivement dans l'autosuffisance alimentaire et la redistribution des terres, des richesses et des services en faveur de la paysannerie. Mais cela a commencé à changer dans les années 1970 et 1980, au moment où la région adoptait des réformes néolibérales. Confrontés à l'augmentation de la dette et à la pression des prêteurs internationaux, comme la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI), la plupart des États arabes ont décidé de privatiser des services clés, de réduire le soutien aux petits producteurs et de favoriser les grandes exploitations agricoles privées, orientées vers des cultures de rente destinées à l'exportation.
C'est en Égypte qu'on le voit le plus clairement. L'une des sociétés agraires les plus vieilles de l'histoire dépense aujourd'hui plus que tout autre pays au monde pour importer du blé. L'Égypte est également de loin le premier importateur mondial de fèves pour son foul2, le plat emblématique de sa cuisine. Ce qui ne veut pas dire que les Égyptiens ont cessé de cultiver : simplement que les politiques étatiques de l'État ont évolué vers la promotion des exportations à forte valeur ajoutée. Les données de l'OEC permettent de visualiser ce changement. Nous avons comparé la valeur des importations de blé de l'Égypte à une sélection de ses principales exportations agricoles. Les barres verticales représentent la valeur totale de chaque importation ou exportation. Les flèches indiquent le principal partenaire commercial de chaque produit.
Les résultats montrent à quel point l'Égypte a évolué vers l'importation de denrées de base et l'exportation de cultures de rente. En 2021, elle figurait parmi les 12 premiers exportateurs mondiaux d'agrumes, de pommes de terre, de fraises et de coton. Toutes ces plantes sont irriguées, et certaines sont notoirement gourmandes en eau. Les vendre à l'étranger revient de facto à les vendre avec l'eau dont elles ont eu besoin, c'est-à-dire exporter ce qu'on appelle parfois « l'eau virtuelle ». Cela s'accorde mal avec l'aggravation de la crise hydraulique dans ce pays et le fait que toutes ces exportations sont encore insignifiantes par rapport aux importations égyptiennes de blé.
À l'autre bout de la région, le Maroc est confronté à une situation similaire. Le royaume chérifien est à la fois un important importateur de blé et un méga-producteur de fruits. Il est l'un des principaux exportateurs mondiaux de tomates et d'agrumes, ainsi que de fruits de luxe gloutons en eau comme le melon, les baies et les avocats.
Ces échanges — fruits marocains contre céréales européennes — fonctionnent très bien pour les exportateurs privés des deux côtés de la Méditerranée, et pour les consommateurs européens qui savourent des fruits bon marché. Mais au détriment du combat contre la sécheresse qui perdure depuis des années au Maroc et qui a forcé l'État à rationner l'eau des stations de lavage auto et des hammams publics.
Les relations commerciales du Maroc révèlent également ce que l'on pourrait appeler un courant néocolonial dans les échanges alimentaires méditerranéens : son principal partenaire commercial, la France, se trouve être l'ancienne puissance coloniale, qui continue de bénéficier des ressources naturelles du Maroc sous la forme de fruits grands consommateurs d'eau.
En Méditerranée orientale, Israël est passé maître dans la science de l'agriculture à haute valeur ajoutée. Il s'appuie sur une technologie de pointe et sa propre forme de colonialisme via l'exploitation illégale de la terre et de l'eau en Palestine et sur le plateau du Golan occupé. Ses exportations de fruits sont surtout destinées à des États européens, comme la France et les Pays-Bas, qui ont soutenu sa guerre à Gaza. Avec le Maroc, Israël est l'autre État de la région MENA à profiter du goût de l'Europe pour les avocats. Des sociétés israéliennes et marocaines se sont même associées pour cultiver des avocats sur le sol marocain avec de l'eau marocaine, par l'intermédiaire d'une coentreprise créée après la normalisation des relations entre les deux pays en 2020.
Toutefois, les ventes d'avocats israéliens sont dérisoires comparées à l'exportation d'un produit nettement moins attractif : les aliments pour animaux vendus sur le marché captif des Territoires palestiniens occupés. Ces derniers dépendent du bon vouloir des Israéliens, même pour produire des aliments localement. Depuis le 7 octobre 2023, Israël exerce son contrôle sur le flux des produits alimentaires de base afin d'amener régulièrement Gaza au bord de la famine.
Si Israël fixe les termes de ses relations avec ses voisins, la Jordanie n'a pas un tel luxe. Les petites rivières locales charrient les miettes de l'agriculture israélienne et, dans une moindre mesure, syrienne. En conséquence, Amman, la capitale, amène de l'eau de l'aquifère d'Al-Dissi, que la Jordanie partage avec un royaume voisin bien plus étendu et plus fort : l'Arabie saoudite. Cette dernière avale aussi indirectement l'eau de la Jordanie via l'élevage de bétail et la culture de fruits consommateurs d'eau, exportés ou introduits en contrebande par de grandes entreprises jordaniennes à travers la frontière saoudienne.
La situation difficile de la Jordanie reflète donc celle de l'Égypte et du Maroc, à plus petite échelle. Tandis que la population jordanienne est assujettie au pain subventionné fabriqué avec du blé européen bon marché, ses plus gros agriculteurs font pousser des pêches et des nectarines qu'ils expédient vers le marché saoudien plus riche. Ils exploitent à leur gré des eaux souterraines de haute qualité sans se préoccuper des quotas stricts qui entravent les petits producteurs.
Cela dit, on pourrait arguer que le secteur agricole le plus hostile à la nature est celui de l'Arabie saoudite. Le royaume désertique n'a pas de rivières, ne reçoit quasiment pas de précipitations, et épuise depuis des décennies ses eaux souterraines fossiles à un rythme alarmant. Et pourtant, il possède de loin la première industrie laitière de la région MENA qui exporte chaque année pour plus d'un milliard de dollars. Almarai — l'entreprise laitière saoudienne dont le nom signifie « pâturages » — est une marque familière dans une grande partie du monde arabe.
Mais les vaches laitières, et le fourrage nécessaire pour les nourrir sont parmi les plus dépensières en eau de l'agrobusiness. Plutôt que de réduire ses activités, Almarai a même raflé des droits sur des terres et de l'eau dans des endroits aussi improbables que l'Arizona et l'Argentine.
Outre les produits laitiers, l'Arabie saoudite était en 2021 le premier exportateur mondial de dattes. Ce fruit a une longue et riche histoire dans le royaume des Saoud, en particulier dans ses oasis orientales. Aujourd'hui, toutefois, irriguer les dattes revient à puiser dans de rares réserves d'eau. Et, comme pour les produits laitiers, les revenus tirés de ces exportations sont ridicules par rapport aux ventes gargantuesques d'énergie du royaume. Alors, pourquoi exporter autant d'eau ?
La réponse tient probablement à deux facteurs, qui s'appliquent autant aux dattes saoudiennes qu'aux nectarines jordaniennes, aux fraises égyptiennes ou aux avocats marocains. Premièrement, même si les revenus de chaque production — quelques centaines de millions de dollars par an, en gros — sont marginaux dans la balance commerciale d'un pays, ces récoltes rapportent de l'argent à ceux qui exportent. Les intérêts particuliers vont des cultivateurs locaux bien connectés aux multinationales de l'agroalimentaire, dont les régimes arabes sont soucieux d'attirer les investissements. Dans la MENA — comme dans d'autres régions soumises au stress climatique telles que le sud de l'Europe ou l'Ouest américain —, ces puissants acteurs seront les derniers à souffrir d'une mauvaise gestion de l'eau rare.
Deuxièmement, il y a la présomption que, quoi qu'il arrive, la région trouvera bien le moyen de sortir d'une crise de l'eau qui s'aggrave. Riche en pétrole, le Golfe a mené pendant des décennies grand train au-delà de ses moyens hydrologiques, grâce à la désalinisation coûteuse et polluante de l'eau de mer. De telles solutions technologiques séduisent les dirigeants ailleurs dans la région, même dans des États comme la Jordanie et l'Égypte qui n'ont pas les moyens de les appliquer à une telle grande échelle.
Évidemment, une pareille pensée magique n'est pas confinée au monde arabe. Elle imprègne les politiques environnementales à l'échelle mondiale, y compris au sein des riches États occidentaux qui sont les plus comptables de la crise actuelle et les mieux placés pour y faire face. Mais tôt ou tard, notre climat imposera des changements sur ce que nous mangeons et où nous le produisons. La question est de savoir si nous nous y préparons de manière à protéger les plus vulnérables, ou si nous nous accrochons à un système qui sert ceux qui en ont le moins besoin.
Traduit de l'anglais par Philippe Agret
Cet article, dont le titre original est « Bread for berries » a été publié sur Synaps le 7 avril 2025
23.04.2025 à 06:00
Yves Marin
À l'heure où Mascate réaffirme son rôle de médiateur en facilitant les pourparlers sur le nucléaire iranien entre les États-Unis et l'Iran, le sultan Haïtham Ben Tarek s'emploie à légitimer son règne vieux de cinq ans en l'inscrivant dans la continuité dynastique des Al Saïd. Il esquisse également une pratique du pouvoir, toujours personnelle, dont l'apparent technocratisme n'entame en rien la verticalité monarchique. Le 11 janvier 2025, Mascate s'est illuminée sous les feux d'artifice (…)
- Magazine / Oman, Pétrole, Pays du Golfe, Démocratie, Autoritarisme, Écologie, MonarchieÀ l'heure où Mascate réaffirme son rôle de médiateur en facilitant les pourparlers sur le nucléaire iranien entre les États-Unis et l'Iran, le sultan Haïtham Ben Tarek s'emploie à légitimer son règne vieux de cinq ans en l'inscrivant dans la continuité dynastique des Al Saïd. Il esquisse également une pratique du pouvoir, toujours personnelle, dont l'apparent technocratisme n'entame en rien la verticalité monarchique.
Le 11 janvier 2025, Mascate s'est illuminée sous les feux d'artifice célébrant le cinquième anniversaire du règne du sultan Haïtham Ben Tarek Al Saïd. Partout dans le pays, l'heure était à la fête — mais aussi à un premier bilan. Car la « renaissance renouvelée », slogan d'une époque appelée à prolonger l'héritage de l'ancien père de la nation, le sultan Qabous, avait débuté sous de bien sombres auspices. Pandémie de Covid-19 et crise de la dette publique en 2020, manifestations de demandeurs d'emploi (mai 2021), dégâts causés par les cyclones Gulab et Shaheen (octobre 2021)1 : autant d'épreuves qui assombrirent les premiers mois d'une accession au trône par ailleurs exemplaire.
Rarement une passation de pouvoir s'était déroulée avec autant de sérénité dans la péninsule arabique qu'en ce janvier 2020. En quelques heures, le conseil de famille renonça à son droit de choisir le prochain monarque par consultation (choura) et s'en remit à la lettre testamentaire contenant le nom de Haïtham, solennellement ouverte en direct à la télévision d'État. La matinée n'était pas achevée que retentissaient déjà, dans toute la capitale, les salves d'honneur et l'hymne national. Quarante jours plus tard, à l'issue de la période de deuil, le nouveau sultan prononçait son premier discours. Il y avertissait les citoyens des « défis » et des « sacrifices » à venir, en une allusion à peine voilée aux mesures d'austérité déjà en gestation.
Haïtham Ben Tarek n'aura bénéficié d'aucun état de grâce : il fallait régner sans délai et redresser au plus vite les finances, fragilisées par les dernières années erratiques du règne de Qabous et la baisse prolongée des cours du pétrole. Intronisé par temps de crise, il s'est peu à peu imposé comme un monarque pragmatique, à la gouvernance plus collégiale et capable d'assumer des décisions impopulaires pour redresser l'économie de son pays.
L'image du sultan s'est cristallisée pendant les premiers mois de son accession au trône. Son ton sobre, sa voix monocorde, son tropisme pour le business, sa proximité avec les familles marchandes et jusqu'à ses fautes de langue en arabe — qui trahissent une plus grande aisance en anglais — donnèrent immédiatement le sentiment qu'une page se tournait. Le sultan Qabous, fondateur quasi divin de la nation omanaise moderne, cédait la place à un bon pater familias, diplomate formé à Oxford, gestionnaire modeste, mais méthodique d'un État confronté à une crise de l'endettement et à l'urgence de réformes structurelles trop longtemps ajournées. Un récit lisse, qui faisait opportunément l'impasse sur certains épisodes moins flatteurs — notamment la gestion hasardeuse, quelques années plus tôt, de gigantesques projets immobiliers par Haïtham Ben Tarek lui-même.
Ce dernier plaça les premiers temps de son règne sous le signe de la rationalisation de l'action publique. Le plan budgétaire « Tawazun » (équilibre) de 2020-2024 recentra l'État sur ses fonctions essentielles : réduction du périmètre gouvernemental, restructuration du fonds souverain, supervision accrue des entreprises publiques et ouverture à une fiscalité nouvelle — avec, en ligne de mire, l'introduction d'un impôt sur le revenu, toujours en discussion tant la mesure demeure impopulaire.
Dans le même esprit, il engagea une purge discrète à la tête de l'État. Des dizaines de fonctionnaires aux postes honorifiques furent mis à la retraite. De nombreuses primes, indemnités et gratifications furent supprimées. La majorité des contrats avec des consultants étrangers ne furent pas reconduits. Le temps de la prodigalité, aggravé par la vacance du pouvoir due à la longue maladie de Qabous, était révolu. L'heure était désormais à la sobriété. Pour l'incarner, le sultan donna l'exemple en sabrant dans les effectifs du personnel de ses palais.
Pourtant, cinq ans après, une évidence demeure : malgré les réformes structurelles et les efforts de diversification économique du plan « Vision 2040 » — le tournant vert, l'investissement dans le tourisme et l'essor timide de l'industrie —, les hydrocarbures représentent encore deux tiers des recettes budgétaires de l'État. Car ce ne sont pas les politiques d'austérité qui auront fait tomber la dette publique à 34 % du PIB en 2024, mais bien la flambée des prix du pétrole et du gaz à la suite de l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Elle aura permis de dégager un excédent budgétaire de près de 3 milliards d'euros en 2022, en contraste avec un déficit de 2,4 milliards d'euros durant la même période en 2021.
Derrière le technocratisme et les succès réels du sultan en matière de gouvernance publique, la réalité économique demeure donc imperturbablement la même : ce sont toujours les cours du pétrole qui dictent la trajectoire économique du Sultanat d'Oman. Dans ce cadre, les turbulences économiques mondiales, liées à la guerre commerciale lancée par Donald Trump, pourraient avoir de multiples effets sur le sultanat. Elles ont déjà entraîné une chute du prix du baril de pétrole.
Rapidement, plusieurs observateurs notèrent que la mise en œuvre de ces réformes s'accompagna d'une inflexion dans l'exercice du pouvoir du sultan. Haïtham Ben Tarek imposa une gouvernance plus collégiale, en confiant certains portefeuilles ministériels à des technocrates aguerris, comme Saïd Al-Saqri au ministère de l'économie. Il était auparavant un haut fonctionnaire, connu pour ses publications en matière d'économie du développement.
Mais cette dynamique de déconcentration et de professionnalisation du champ du pouvoir ne saurait en éclipser une autre : la place de choix, au sommet de l'État, réservée aux membres de la famille du sultan. Comme son prédécesseur, Haïtham Ben Tarek conserve le poste de premier ministre, pendant que ses deux frères occupent des ministères stratégiques : l'un est vice-premier ministre chargé des relations et des affaires de coopération internationale ; l'autre vice-premier ministre en charge des affaires de la défense. Son fils aîné, Dhi Yazan, est ministre de la culture, des sports et de la jeunesse. Quant à son autre fils, Bilarab, il dirige un programme de soutien aux start-ups innovantes, à l'instar d'autres membres de la famille qui occupent eux aussi des postes influents dans le secteur privé.
On assiste ainsi au renforcement de la famille royale à la tête de l'État, et même à une réaffirmation du caractère dynastique du règne du sultan. Celui-ci a fait le pari d'asseoir sa légitimité en l'inscrivant dans l'histoire longue de la dynastie des Al Saïd, dont la force et la permanence, pendant plus de trois siècles, avaient en partie été occultées par la figure monumentale du sultan Qabous. En 2021, Haïtham Ben Tarek alla jusqu'à amender la constitution, transformant officiellement le sultanat en État dynastique héréditaire (article 5). Ce faisant, il rompait avec des siècles d'histoire au cours desquels le régime, s'appuyant sur le principe religieux de l'imamat ibadite, s'était toujours refusé à reconnaître le principe héréditaire, lui préférant l'élection par un conseil restreint.
Au culte de la personnalité qui avait structuré le règne de Qabous succède ainsi une nouvelle dramaturgie du pouvoir : Dhi Yazan est désormais prince héritier. Les avenues du sultanat sont progressivement renommées en hommage aux grands souverains de la lignée. Acmé de cette révolution symbolique, la fête nationale sera, à partir de 2025, déplacée du 18 au 20 novembre — passant de la date d'anniversaire du sultan Qabous à celle de l'arrivée au pouvoir, en 1744, de l'imam fondateur de la dynastie Al Saïd.
Dans cette nouvelle mise en scène du pouvoir, l'épouse du sultan, Ahad Al-Busaidiyya, endosse le rôle de première dame et s'investit dans les activités classiquement dévolues à cette fonction. Elle agit dans les domaines de l'enfance et de la santé mentale, mais met aussi à l'honneur les femmes omanaises et leur contribution à la construction nationale. Son port du voile à mi-tête — qui provoqua l'ire des religieux conservateurs, rapidement rappelés à l'ordre par la sécurité intérieure — et son attitude discrètement libérale semblent l'ériger en modèle pour les femmes des jeunes générations.
La rupture s'opère donc en douceur, dans un souci de continuité et de respect de l'héritage de Qabous. Mais après cinq ans, elle ne fait plus de doute. La dynastie Al Saïd et la famille royale ont repris leurs droits : Oman est redevenue une monarchie comme les autres.
Une monarchie d'ailleurs bien ordinaire, dans laquelle l'ouverture contrôlée de la sphère publique ne se manifeste pas sans un art consommé du trompe-l'œil. Le Sultanat d'Oman affiche en effet un engagement de façade en matière de droits humains et de libertés publiques. Il a ratifié ces dernières années plusieurs conventions internationales, tout en y apposant des réserves qui en limitent drastiquement la portée : « Le sultan est libéral sur le plan économique, mais pas sur le plan politique », résume un intellectuel omanais sous couvert d'anonymat.
En 2021, les pouvoirs du Majlis Al-Choura — le Conseil consultatif, chambre basse législative dont les membres sont élus — ont été sensiblement réduits2. La réforme a renforcé l'autorité du pouvoir exécutif en atténuant l'autonomie législative, en supprimant le principe de la publicité des débats et en restreignant le droit du Parlement de convoquer des ministres. Ce dernier changement a été qualifié de « désastreux » par l'ancien vice-président du Conseil consultatif, Yaqoub Al-Harthi. Les médias, quant à eux, restent dans la main du pouvoir. Plusieurs activistes et lanceurs d'alerte sont arrêtés incommunicado, et parfois mis en jugement et condamnés à des peines de prison. L'application de discussions en ligne Clubhouse a été interdite, tout comme le compte X « Les féministes omanaises ». L'année 2024 a connu une recrudescence des pratiques de censure après plusieurs années de tolérance relative.
Si le sultan Haïtham a manifesté, au moment de son accession au trône, certains signes d'ouverture politique en amnistiant des opposants en exil au Royaume-Uni, cette politique a, elle aussi, fait long feu. La nouvelle loi sur la nationalité, promulguée en janvier 2025, a introduit la déchéance de nationalité pour les faits de lèse-majesté et d'outrage à la nation — une disposition qui a suscité de vives critiques sur les réseaux sociaux. Toutes ces évolutions suggèrent que le nouveau sultan préfère la formule de la modernisation conservatrice à celle de la libéralisation.
Si ouverture il y a, elle doit venir d'en haut et être aussi graduelle que contrôlée. La critique d'Israël et le soutien à la cause palestinienne sont ainsi tolérés, voire encouragés, pour renforcer l'estime nationale du peuple omanais face aux voisins émiriens et saoudiens, dont les régimes verrouillent étroitement l'expression sur ce sujet. Dans le même esprit, le podcast Mas'ad, d'initiative gouvernementale, rouvre prudemment certains pans de l'histoire nationale. Les guerres de l'Imamat (années 1950) et du Dhofar (années 1960 et 1970), sujets auparavant tabous dans l'espace public, sont aujourd'hui discutées. Mais elles le sont dans un style retenu et à travers la parole tempérée des grands cheikhs tribaux qui sont invités pour partager leurs souvenirs et analyses.
Dans ce concert de discours savamment accordés, une voix continue de rompre l'harmonie : celle du grand mufti Ahmed Al-Khalili, en poste depuis cinq décennies. Et pour cause : il n'est pas certain que le pouvoir en place ait apprécié de voir circuler sur les réseaux sociaux, en février 2025, une photographie de la première sommité religieuse du pays avec un lance-roquette Yassin 105 miniature, le type même utilisé par les milices palestiniennes. Le soutien indéfectible d'Al-Khalili aux groupes armés de la région, des Houthis au Hezbollah en passant par le Hamas, détonne avec le discours sur l'islam de tolérance et de modération qui demeure l'un des principaux outils de soft power des Omanais.
Or, le régime semble d'autant moins enclin à tolérer ce type de propos que le sultanat a été frappé, le 17 juillet 2024, par la première attaque terroriste revendiquée par l'Organisation de l'État islamique (OEI) contre la communauté chiite à Wadi Al-Kabir. Quelques jours après la diffusion de la photographie du mufti, celui-ci publiait un message sur X dans lequel il présentait ses excuses « à toute personne à qui [il avait] pu nuire en paroles ou en actes ». Officiellement présenté comme un examen de conscience nécessaire à l'approche de la mort — l'épouse du mufti est décédée début 2025 —, ce message a été interprété par certains analystes comme le signe d'une démission imminente, et peut-être imposée.
L'avenir du poste de mufti apparaît ainsi incertain : sera-t-il simplement supprimé ou remplacé par une instance plus collégiale, destinée à neutraliser l'influence de son successeur ? Si le sultan favorise des religieux plus réformistes en leur donnant voix au chapitre dans les grands quotidiens nationaux, il ne sera pas facile de se défaire du mufti. Fort d'une légitimité populaire immense, celui-ci demeure, toujours, la voix la plus libre dans un pays où le réalignement derrière la parole monarchique aura été aussi discret qu'efficace.
1NDLR. Les cyclones Gulab et Shaheen sont deux cyclones successifs qui ont atteint Oman le 2 octobre 2021. Oman a alors enregistré l'équivalent de deux ans de précipitations en quelques heures.
2NDLR. Le Parlement, bicaméral, est également formé du Majlis al-Dawla (Conseil d'État) dont les membres sont nommés par le sultan.
22.04.2025 à 06:00
Ümit Doğan
Dans une Turquie fracturée, l'arrestation du maire d'Istanbul Ekrem İmamoğlu cristallise les tensions politiques, sociales et identitaires. La ville devient le théâtre d'une contestation organisée, sous la bannière d'une opposition structurée. Un désir de justice et de démocratie que la répression menée par le président Recep Tayyip Erdoğan n'a pas entamé. « Celui qui gagne Istanbul gagne la Turquie », proclamait Recep Tayyip Erdoğan. Ces propos, prononcés alors qu'il était maire (…)
- Magazine / Turquie, Démocratie, Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), Parti de la justice et du développement (AKP), Répression, Kurdes, Parti républicain du peuple (CHP), Parti d'action nationaliste (MHP)Dans une Turquie fracturée, l'arrestation du maire d'Istanbul Ekrem İmamoğlu cristallise les tensions politiques, sociales et identitaires. La ville devient le théâtre d'une contestation organisée, sous la bannière d'une opposition structurée. Un désir de justice et de démocratie que la répression menée par le président Recep Tayyip Erdoğan n'a pas entamé.
« Celui qui gagne Istanbul gagne la Turquie », proclamait Recep Tayyip Erdoğan. Ces propos, prononcés alors qu'il était maire d'Istanbul entre 1994 et 1998, résonnent encore comme une vérité fondamentale. La ville, véritable mosaïque de la Turquie, avec ses diverses communautés ethniques et socio-économiques, représente un enjeu stratégique pour les partis politiques1. Elle est non seulement un baromètre électoral, mais aussi une clé du pouvoir central.
Lors de son élection à la mairie en 2019, Ekrem İmamoğlu, membre du Parti républicain du peuple (CHP), crée la surprise. Confirmé à la tête d'Istanbul lors des élections municipales de 2024, il incarne la contestation du pouvoir d'Erdoğan. En cohérence avec la droite ligne entre la mairie d'Istanbul et le palais présidentiel, il annonce le 21 février 2025 sa candidature à la prochaine présidentielle, en 2028. Le 19 mars, dans la foulée de l'annulation de leurs diplômes universitaires2, İmamoğlu et plusieurs personnalités politiques sont arrêtées, ce qui déclenche une flambée de contestations à travers le pays. Le même jour, les rues et les universités d'Istanbul, Ankara et Izmir se remplissent de manifestants. Cette série d'événements culmine le 29 mars avec un meeting à Maltepe, à Istanbul, où près de 2,2 millions de personnes manifestent pour soutenir le leader de l'opposition et appeler à la fin de la répression du soulèvement populaire.
Le juge d'instruction qui a placé Ekrem İmamoğlu en détention provisoire a retenu le motif de « corruption », mais à ce jour, l'acte d'accusation n'a pas encore été rédigé ni de date de procès fixé. Quant au maire par intérim d'Istanbul et au CHP, ils sont soumis à une forme accrue de contrôle et de restriction de leur liberté d'action par le pouvoir central. Plusieurs membres du parti, y compris des maires comme celui de Beşiktaş (un des districts d'Istanbul), sont placés en détention.
La capitale économique et culturelle se trouvait depuis plus de deux décennies sous le contrôle du Parti de la justice et du développement (AKP) dirigé par Erdoğan lorsque Ekrem İmamoğlu remporte la mairie le 31 mars 2019.
En raison d'une requête de l'AKP et du Parti d'action nationaliste (MHP)3 visant à annuler les résultats pour cause d'« irrégularités », un nouveau scrutin est organisé en juin 2019. İmamoğlu remporte l'élection avec une majorité élargie, obtenant 54,21 % des suffrages, soit un écart de plus de 800 000 voix, contre son principal rival, Binali Yıldırım, candidat de l'AKP. Erdoğan, qui a longtemps considéré Istanbul comme son fief, vit cette défaite comme un affront. Avec l'ampleur de l'écart de voix, İmamoğlu apparaît comme une figure incontournable de l'opposition, suscitant l'inquiétude de l'AKP.
Le président turc et l'AKP, bien qu'en position de force, n'hésitent pas à s'appuyer sur des outils institutionnels, notamment le Conseil électoral supérieur (Yüksek Seçim Kurulu, YSK), pour assurer leur emprise. En effet, depuis 2016, la politique de kayyum, qui permet de destituer des élus pour les remplacer par des administrateurs nommés, s'est étendue aux municipalités contrôlées par l'opposition, notamment dans celles que l'AKP a perdues. L'YSK paraît de plus en plus aligné sur les intérêts politiques de l'exécutif, de moins en moins indépendant. Cette pratique a progressivement sapé la légitimité de la plus haute institution judiciaire chargée du bon déroulement des élections. En janvier 2025, bien avant l'arrestation d'Ekrem İmamoğlu, la députée du CHP Aliye Coşar dénonçait déjà une justice instrumentalisée par le pouvoir, affirmant que « la volonté populaire est ignorée ». L'affaire İmamoğlu a renforcé cette perception d'institutions subordonnées au pouvoir exécutif.
L'arrestation d'İmamoğlu, ainsi que l'emprisonnement, depuis 2016, de Selahattin Demirtaş, ancien coprésident du Parti démocratique des peuples (HDP), prokurde, et candidat à la présidence en 2014 et 2018, mettent en lumière un aspect crucial de la politique turque : le musellement de la contestation et la neutralisation de quiconque peut représenter une alternative sérieuse à Erdoğan.
« Le problème kurde serait-il résolu si la Turquie devenait démocratique, ou la Turquie deviendrait-elle démocratique si le problème kurde était résolu ? », s'interroge l'ancien député et défenseur des droits humains Ahmet Faruk Ünsal. La lettre du leader du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) Abdullah Öcalan, lue le 27 février à Istanbul, vient y répondre : la démocratisation de la Turquie doit progresser de manière parallèle et indissociable avec la résolution de la question kurde. Il devient de plus en plus difficile de maintenir l'ambiguïté d'une « paix avec les Kurdes » tout en poursuivant une forme de confrontation avec la démocratie. L'appel d'Öcalan au désarmement et à la dissolution du PKK semble en suspens dans les dynamiques politiques actuelles. Selon ses déclarations, le PKK pourrait renoncer à la violence en échange de la construction d'une Turquie démocratique, avec des garanties juridiques. Cependant, l'arrestation d'İmamoğlu vient mettre à mal ce processus.
Le référendum constitutionnel de 2017 a modifié la structure politique de la Turquie en introduisant un système présidentiel fort. Cette réforme a donné à Erdoğan un contrôle presque total sur le gouvernement, mais elle limite également le nombre de mandats présidentiels à deux. En théorie, cette modification constitutionnelle empêche Erdoğan de briguer un troisième mandat, à moins qu'une nouvelle révision de la constitution ne soit adoptée. Cette incertitude est source de tensions politiques, notamment au sein de l'opposition.
Dans ce contexte, l'arrestation d'İmamoğlu semble être un coup stratégique visant à affaiblir la principale menace pour Erdoğan, tout en consolidant la légitimité de sa propre candidature pour un troisième mandat. À moins que cette dynamique ne vienne renforcer l'opposition…
La légitimité populaire d'Ekrem İmamoğlu s'est exprimée à travers les bureaux de présélection mis en place dans chaque province par le CHP, le parti d'opposition laïc et nationaliste d'où est issu Ekrem İmamoğlu. Plus de 15 millions de citoyens s'y sont rendus pour le désigner comme candidat du parti à la présidentielle de 2028, un chiffre huit fois supérieur au nombre officiel d'adhérents du CHP. Ce dépassement massif du cadre partisan ne relève pas seulement du symbole : il représente un coût politique réel pour l'AKP.
Les différentes actions menées par le CHP depuis l'arrestation d'İmamoğlu, telles que l'organisation de deux rassemblements hebdomadaires, une campagne de signatures pour réclamer la libération de son candidat, ainsi que les appels au boycott d'entreprises proches du pouvoir lancés depuis le 2 avril, témoignent clairement de la volonté de l'opposition de se structurer. Au lieu de se diviser, elle semble se renforcer, s'unissant autour d'un large consensus démocratique, ainsi que le démontre la rue : des centaines de milliers de manifestants, unis sous les bannières des partis d'opposition de plus en plus nombreuses, bravent la répression policière. « Taksim est partout, la résistance est partout ! », peut-on lire sur les banderoles4.
En face, n'est-on pas en train d'assister à la fragilisation de l'alliance entre l'AKP et le Parti du mouvement nationaliste sur la question kurde ? En effet, le processus défendu par le MHP est à la fois directement et indirectement entravé par l'AKP, dont le contrôle des institutions et l'autoritarisme croissant freinent toute avancée véritable. Après la lutte acharnée qui a opposé le mouvement Gülen à l'AKP en 2013, suivie de la rupture définitive marquée par le coup d'État manqué du 15 juillet 2016, une dynamique similaire pourrait-elle survenir entre le MHP et l'AKP ?
« Vingt-quatre heures peuvent être très longues dans la politique en Turquie », disait Süleyman Demirel, ancien président de la Turquie. Peut-être, qui sait, le jour où « la roue tournera »5 approche-t-il enfin.
1La Turquie, composée de 81 provinces, compte une population totale d'environ 86 millions d'habitants, dont près de 16 millions résident à Istanbul.
2L'article 101 de la Constitution impose un diplôme universitaire pour accéder à la présidence — une exigence qui avait déjà barré la route à Bülent Ecevit en 1989.
3Depuis le 20 février 2018, l'AKP et le MHP forment la coalition « Alliance du peuple » (Cumhur İttifakı), consolidant ainsi leur pouvoir commun et leur influence politique en Turquie.
4En 2013, un important mouvement de contestation se développe autour du parc de Taksim Gezi. Il sera violemment réprimé et les manifestants chassés du parc. Le projet de transformation du parc en centre commercial a néanmoins été abandonné.
5En référence au livre Et tournera la roue écrit depuis sa cellule par Selahattin Demirtaş (Collas, 2019)