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03.10.2025 à 06:00

France. Huit mois de prison pour un geste de solidarité avec Gaza

Meriem Laribi

Si la manifestation de la solidarité avec la Palestine est moins criminalisée aujourd'hui qu'elle ne l'était dans les semaines qui ont suivi le 7 octobre 2023, les poursuites judiciaires pour des actes qui ont eu lieu à l'époque ne s'arrêtent pas. Le cas de Jean-François Daniau, retraité vivant dans le centre de la France, témoigne du harcèlement disproportionné où une critique d'Israël se transforme en appel à la haine contre les juifs. « Israël assassin, France complice », « Gaza : 20 (…)

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Texte intégral (1978 mots)

Si la manifestation de la solidarité avec la Palestine est moins criminalisée aujourd'hui qu'elle ne l'était dans les semaines qui ont suivi le 7 octobre 2023, les poursuites judiciaires pour des actes qui ont eu lieu à l'époque ne s'arrêtent pas. Le cas de Jean-François Daniau, retraité vivant dans le centre de la France, témoigne du harcèlement disproportionné où une critique d'Israël se transforme en appel à la haine contre les juifs.

« Israël assassin, France complice », « Gaza : 20 000 morts », « Nétanyahou devant la CPI ». Ce sont les phrases qu'inscrit Jean-François Daniau, fin 2023, sur le mur d'une friche industrielle, dans une rue très peu fréquentée de la ville de Sens, en Bourgogne. Cet ancien professeur d'art plastique, illustrateur, féru d'histoire, est frustré par l'interdiction des manifestations en solidarité avec les Palestiniens, en dépit de la violence de la répression israélienne.

Les inscriptions sont effacées une première fois, mais le retraité de 68 ans recommence. Les services de la mairie finissent par installer une caméra de surveillance au milieu des ordures et des carcasses de bateaux qui jonchent le lieu pour trouver le « malfaiteur ». Daniau est rapidement identifié, retrouvé, son domicile est perquisitionné pendant deux heures. Il est placé pendant huit heures en garde à vue, les mains menottées dans le dos durant toute la durée de son interpellation. Une expérience qu'il qualifie de « traumatisante » et de « douloureuse » physiquement. « Je n'ai pas eu droit à un avocat commis d'office, j'ai été mis dans une geôle et déshabillé, laissé pieds nus, sans lunettes, sans rien, avec le néon dans les yeux pendant huit heures […] ça sentait les ordures. Pour aller boire, il fallait aller dans les toilettes à la turque où régnait une odeur pestilentielle », raconte l'intéressé avant de tempérer : « Bon, ce n'est rien à côté de ce qui se passe à Gaza. »

D'un tag sur Israël à la haine contre les juifs

Le maire de Sens, Paul-Antoine de Carville (Les Républicains) décide de poursuivre le retraité en justice. Sous le choc devant la tournure que prennent les évènements, le retraité écrit à l'édile pour lui présenter ses excuses, exprimer ses regrets et proposer de payer les frais d'effacement de ses tags. Mais rien n'y a fait. La mairie maintient sa plainte et se constitue partie civile. Au procès, son avocat David Kahn, qui est aussi président de l'association cultuelle israélite de l'Yonne, réclame des amendes de 2 000 euros pour le préjudice matériel, 10 000 euros pour atteinte à la ville de Sens et 2 000 euros pour les frais irrépétibles, c'est-à-dire pour les frais d'avocat. Selon un témoin présent au procès, Kahn s'est montré « particulièrement vindicatif, il faisait valoir que Jean-François Daniau ayant des biens — une maison et une voiture —, il pouvait très bien les vendre pour s'acquitter des amendes réclamées dans sa plaidoirie ». Il aurait d'autre part déclaré que désormais, « Monsieur Daniau n'est pas le bienvenu dans la ville de Sens », au motif du « risque encouru par le public auprès duquel il enseignait dans ses ateliers de dessin ».

Le 3 octobre 2024, le retraité est condamné pour « provocation publique à la haine ou à la violence, en raison de l'ethnie, la nation, la race ou la religion ». Il écope de huit mois de prison avec sursis, de 1 000 euros d'amende et doit effectuer un « stage de citoyenneté ». À cela s'ajoutent 1 000 euros d'indemnités à verser à la ville de Sens et 2 500 euros de préjudice et de frais de nettoyage, sans compter les frais de procédure.

Pour étayer cette accusation, la mairie a mis en exergue les deux S de « Israël assassin » que l'auteur avait tagués en imitant le symbole des SS nazis de la Schutzstaffel. Pour le tribunal, l'emploi de cette police d'écriture est « caractéristique d'un message de provocation à la haine ou à la violence à l'égard de la communauté juive ».

« Je n'ai jamais employé le mot juif », conteste le condamné. « C'est un désastre ce qui se passe là-bas. Je ne suis pas fier de mon pays, qui soutient partiellement. J'ai honte. Tous ces morts, ce n'est pas la guerre, c'est du massacre. »

Acharnement de la ville

Depuis, Jean-François Daniau a été licencié par l'association Avenue Indigo qui l'embauchait pour des cours à la Maison des associations de Sens. Cette interruption de contrat aurait été demandée par le maire lui-même. Le retraité décide alors d'écrire à nouveau à l'édile pour lui demander des explications.

Dans sa réponse en date du 12 novembre 2024 que nous avons pu consulter, Paul-Antoine de Carville admet avoir pris la décision, à l'issue du jugement, de restreindre l'accès du professeur aux locaux municipaux dans le cadre de ses activités annexes. Plus surprenant, le maire de Sens reproche à Jean-François Daniau de recourir à son droit de faire appel de sa condamnation : « Je ne peux que regretter que vous ayez choisi de contester le jugement initial alors même que vous avez reconnu être l'auteur des tags à caractère antisémite en question. » Or, si l'intéressé a bien reconnu être l'auteur des tags, il n'a jamais été question pour lui d'un quelconque acte antisémite.

Depuis le 7 octobre 2023, la justice française a grandement été mise à contribution afin de faire taire les voix qui s'élèvent dans la société pour dénoncer le génocide en cours à Gaza, à tous les échelons. Les poursuites pour apologie du terrorisme ont touché des centaines de personnes, du militant aux députés, en passant par des professeurs, des étudiants, des chercheurs.

Reprise de l'argumentaire pro-israélien

Lors de son procès en appel qui s'est tenu au Palais de justice de Paris le 25 septembre 2025, Jean-François Daniau a tenté d'expliquer à la Cour, avoir voulu alerter sur le niveau de cruauté dont fait preuve l'armée israélienne à l'égard des Palestiniens.

Lors de cette audience à laquelle nous avons pu assister, David Kahn a ouvert sa plaidoirie en demandant pourquoi Jean-François Daniau ne s'intéressait pas aux Ouïghours, avant d'affirmer que « c'est parce qu'il n'y a pas de juifs », reprenant ainsi à son compte l'argumentaire pro-israélien « No jews, no news » (pas de juifs, pas d'information), qui explique la solidarité avec la Palestine par une obsession des juifs. L'avocat de la ville de Sens qualifie l'accusé d'« historien de pacotille » et conclut sa tirade en assurant que « ce que fait Israël à Gaza est contesté » mais que « ce qui n'est pas contesté en revanche, c'est ce qu'il s'est passé le 7 octobre où un bébé a été mis dans un four ». Un brouhaha s'élève alors dans la salle en signe de protestation contre cette fausse information qui avait été largement relayée, à l'automne 2023, par les réseaux pro-israéliens.

Dans ses réquisitions, le procureur a lui aussi reproché à Jean-François Daniau de ne pas parler des Ouïghours, du Soudan et des otages israéliens, tout en affirmant qu'il avait le droit d'avoir ses sensibilités. S'il a rappelé qu'il n'y avait ni de délit d'opinion ni de délit politique, il a néanmoins ajouté en s'adressant à l'enseignant retraité : « Mais vous avez dépassé les limites. »

Venant enfin à la graphie SS dans « Israël assassin », le procureur a affirmé que Jean-François Daniau ne pouvait ignorer que ce signe renvoyait au génocide juif, comme si l'accusé faisait l'apologie du nazisme en l'employant. Ce dernier niant revendiquer une telle démarche, le procureur lui a signalé qu'il y avait des antisémites dans les manifestations où il se rendait, même si « ce n'est peut-être pas » son cas. L'homme se retrouve ainsi à devoir répondre même de l'éventuel antisémitisme des autres.

« Comment peut-on se détacher autant du message et du contexte pour arriver à dire que le seul usage de la police SS suffit à caractériser un appel à la haine ? », a demandé l'avocate de Jean-François Daniau à la Cour. « L'utilisation de la typographie SS pour accuser le gouvernement israélien devient, devant ce tribunal, une glorification du nazisme. Comment en est-on arrivé à lui reprocher de promouvoir les actes qu'il entend dénoncer ? », s'est étonnée Me Amel Delimi en demandant la relaxe de son client qui « paie cher » son engagement en étant « mis au ban de la société ».

Au procès en appel, le procureur a demandé la confirmation de la condamnation de Jean-François Daniau. Il a également souhaité que le stage de citoyenneté soit effectué au Mémorial de la Shoah, achevant de transformer le simple geste d'une solidarité avec Gaza en un acte antisémite. Le délibéré sera rendu le 30 octobre 2025.

02.10.2025 à 09:12

De Tunis à Gaza. « Pourquoi j'ai pris la mer »

Zukiswa Wanner

Zukiswa Wanner, écrivaine et activiste sud-africaine, publie dans Afrique XXI son journal de bord de la flottille Global Sumud, en route pour Gaza. Se préparant à une interception imminente, à 24 heures de navigation des eaux où les flottilles précédentes ont été stoppées, elle explique ici pourquoi elle a pris la mer. Recevez la prochaine chronique directement dans votre boite e-mail en vous abonnant gratuitement à notre lettre hebdomadaire ici.

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Zukiswa Wanner, écrivaine et activiste sud-africaine, publie dans Afrique XXI son journal de bord de la flottille Global Sumud, en route pour Gaza. Se préparant à une interception imminente, à 24 heures de navigation des eaux où les flottilles précédentes ont été stoppées, elle explique ici pourquoi elle a pris la mer.

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02.10.2025 à 06:00

Les Kurdes au cœur des tensions en Syrie

Chris Den Hond

En Syrie, les négociations continuent entre les nouvelles autorités syriennes et des responsables des Forces démocratiques syriennes (FDS) de l'autre. Les sujets sont nombreux : armée, contrôle des frontières, retour des déplacés, institutions, éducation, énergie, rôle des femmes. Mais l'écart entre les deux camps reste profond. Le 10 mars 2025, le président syrien Ahmed Al-Charaa et Mazloum Abdi, dirigeant militaire des Forces démocratiques syriennes, avaient signé un accord prévoyant (…)

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En Syrie, les négociations continuent entre les nouvelles autorités syriennes et des responsables des Forces démocratiques syriennes (FDS) de l'autre. Les sujets sont nombreux : armée, contrôle des frontières, retour des déplacés, institutions, éducation, énergie, rôle des femmes. Mais l'écart entre les deux camps reste profond.

Le 10 mars 2025, le président syrien Ahmed Al-Charaa et Mazloum Abdi, dirigeant militaire des Forces démocratiques syriennes, avaient signé un accord prévoyant des avancées concrètes sur le statut et la place des Kurdes. Six mois plus tard, sa mise en œuvre se fait toujours attendre. La Turquie et Israël tentent activement de bloquer ce processus : Ankara pousse pour un État syrien centralisé, Tel-Aviv préfère un morcellement du pays. Les États-Unis, eux, donnent l'impression de changer de cap au gré des événements. Les Kurdes et leurs alliés plaident pour une autonomie dans une Syrie unifiée, un équilibre complexe.

Le 12 juillet 2025, Tom Barrack, ambassadeur des États-Unis en Turquie et envoyé spécial pour la Syrie et le Liban, a reproché aux FDS leur lenteur à s'intégrer à l'armée. Il a rappelé que la Syrie est « un seul pays, une seule nation avec une seule armée ». Les dirigeants kurdes ont immédiatement répondu : « Un retour à la situation antérieure à 2011 n'est pas négociable, c'est exclu. » Pas question d'un retour à la centralisation d'avant-guerre. Les FDS acceptent de rejoindre l'armée, mais comme force autonome en coordination avec Damas.

Volte-face étatsunienne

Changement de ton un mois plus tard : lors d'une réunion à Amman, le 12 août, Barrack plaide pour une Syrie décentralisée et affirme que les Unités de protection du peuple (YPG) ne sont pas liées au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), mais alliés des États-Unis. Pour Patrice Franceschi, auteur de Avec les Kurdes (Gallimard, 2020), la raison est limpide : « Les États-Unis ne comprennent pas grand-chose de la situation en Syrie, c'est comme en Afghanistan. Leur politique varie comme une girouette. Le massacre des Druzes les a fait changer d'avis. »

« Quant à la Turquie, poursuit-il, elle veut liquider toute autonomie kurde en Syrie et transformer la nouvelle Syrie en un État centralisé à la turque. Si cela échoue, elle va reprendre son intervention militaire, peut-être à travers l'Armée nationale syrienne qu'elle équipe et entraîne. » Selon lui, les Kurdes le savent très bien et ils se préparent. « Depuis la chute de Bachar Al-Assad, Ankara est à la manœuvre. C'est le projet turc qui se met en place actuellement. Ahmed Al-Charaa ne peut rien faire sans l'accord de la Turquie. Il a tout au plus 20 000 combattants. »

Le journaliste Sylvain Mercadier renchérit :

Les États-Unis ont changé de ton suite aux violences entre les Druzes d'un côté et les forces tribales soutenues par des milices du gouvernement de Damas de l'autre. Ces dernières sont responsables des massacres à Soueïda. Cela a certainement influencé la politique étatsunienne et démontre que Tom Barrack et Washington naviguent à vue dans leurs efforts de sortie de crise. C'est l'amateurisme et le court-termisme classique de la politique extérieure de Trump.

Les retombées du massacre des Druzes

Un rapport d'Amnesty International Syrie1 confirme la responsabilité des forces gouvernementales et de leurs alliés dans l'exécution de dizaines de Druzes les 15 et 16 juillet 2025 :

Le 15 juillet, les forces gouvernementales avaient annoncé être entrées dans la ville de Soueïda. (…) L'escalade de la violence n'a pris fin qu'avec le retrait des forces gouvernementales tard dans la nuit du 16 juillet, laissant derrière elles plusieurs dizaines de corps assassinés. Sur certaines vidéos authentifiées, on peut voir des hommes armés en uniforme, sans insigne, circuler à bord de camions portant clairement le logo du ministère de l'intérieur.

Les Druzes, communauté issue d'une branche du chiisme, sont en première ligne depuis ces massacres. Leur chef spirituel syrien, Hikmat Al-Hijri, a réclamé une séparation administrative d'avec Damas. Mais Walid Joumblatt, leader du Parti socialiste progressiste et de la communauté druze au Liban, nous a déclaré s'y opposer farouchement :

Je suis contre la séparation des Druzes de l'État syrien, car cela signifierait la dislocation du pays. Le projet initial israélien, sioniste, c'est de disloquer toute la région, en partant de la Syrie. (…) Les Druzes vivent ensemble avec les Bédouins dans la même région depuis des siècles, on ne peut pas les séparer.

En mai 2025, Joumblatt s'était rendu à Damas pour dialoguer avec Al-Charaa et des responsables druzes :

Il faut œuvrer à une réconciliation entre les Druzes et le gouvernement de Damas, ce qui a été le cas tout au long de l'histoire. (…) Je ne suis pas pour tout centraliser à Damas, mais pour que les habitants de Soueïda, Druzes et Bédouins, restent dans une Syrie unifiée avec une nouvelle formule de gouvernement, non centralisé comme avant, mais avec une gestion conjointe de la police, de l'armée et aussi de l'économie.

Quelle autonomie ?

La participation de milices pro-régime aux massacres des Alaouites en janvier 2025 puis des Druzes en juillet 2025 a creusé la méfiance. Et les propos récents d'Al-Charaa n'ont rien arrangé. Le 12 septembre 2025, il déclarait que « les FDS ne représentent pas tous les Kurdes, que la région qu'elles contrôlent est à majorité arabe ». La réplique d'Aldar Khalil, un dirigeant des FDS, lancée sur une place de Qamishili le 17 septembre, a été cinglante :

Qui représentes-tu ? Qui t'a amené à Damas ? La côte syrienne, le nord-est de la Syrie et Soueïda ne t'acceptent pas, et les Alaouites, les Druzes, les Yézidis, les Arméniens et les sunnites ne t'acceptent pas non plus. Aucune élection n'a eu lieu, qui représentes-tu ?

Al-Charaa ne semble prêt qu'à concéder une autonomie communautaire limitée dans certaines zones kurdes comme Kobané ou Qamishli, assortie de quelques postes symboliques. Les Kurdes, eux, rejettent une logique ethnique ou confessionnelle à la libanaise et défendent une décentralisation régionale inspirée de l'Espagne, de la Suisse ou de la Belgique.

Shahrazad Al-Hussein Al-Jasem de Deir ez-Zor, membre de Zenobia, une association de femmes arabes basée à Raqqa, explique qu'elle ne fait pas partie des Arabes qui veulent se séparer des Kurdes.

Nous ne voulons pas le retour de Damas dans notre région, parce que le gouvernement de Damas est un gouvernement d'une seule couleur, ce n'est pas un gouvernement inclusif. Les gens de Deir ez-Zor soutiennent les FDS. Nous voulons rester avec eux. Nous voulons une gouvernance décentralisée.

Georgette Barsoum, représentante de l'Union des femmes syriaques, confirme :

Après la bataille contre l'Organisation de l'État islamique nous avons créé nos propres organisations et nous avons obtenu des acquis, pas seulement pour les femmes, mais au niveau du fonctionnement démocratique de la société. Nous avons de fortes craintes que ce gouvernement autoproclamé de Damas veuille casser nos acquis. Ils ne veulent pas de notre projet d'autogouvernement.2.

L'appel d'Abdullah Öcalan

Malgré tout, les discussions se poursuivent sur des sujets précis. À Damas, Îlham Ahmed, la ministre des affaires étrangères de l'Administration autonome dans le nord et l'est de la Syrie (AANES), a rencontré le chef de la diplomatie syrienne, Assaad al-Chaibani. Ils ont abordé le contrôle des frontières, en envisageant une gestion conjointe ainsi que la réouverture de l'aéroport de Qamishli. Les diplômes des universités de Kobané, Qamishli et Raqqa sont aussi désormais reconnus par Damas, et la langue kurde est de facto acceptée.

Le retour des déplacés reste en suspens : environ 350 000 personnes, chassées lors des offensives turques à Afrin en 2018 puis à Tal Abyad et Ras al-Aïn en 2019, survivent toujours dans des camps. L'accord du 10 mars 2025 prévoit leur retour, mais les milices pro-turques refusent de quitter ces zones. « Le retour des déplacés d'Afrin est lié à un accord global sur l'armée. La Turquie veut d'abord un désarmement des FDS avant de donner l'ordre à ses proxys de quitter la zone (…) », explique Hozan Ahmed, secrétaire du bureau Rojava Europe. Le dossier énergétique, lui, paraît plus simple : les Kurdes contrôlent les champs pétroliers et gaziers du nord-est et de Deir ez-Zor, mais affirment que ces ressources appartiennent à tous les Syriens.

Depuis sa prison, Abdullah Öcalan, fondateur du PKK, observe avec impatience l'évolution sur le terrain. Le 27 février 2025, il avait annoncé la dissolution du parti, hors Rojava, mais attend toujours un geste d'Ankara. En septembre 2025, il a mis en garde :

Si on désarme les FDS maintenant, les Kurdes subiront le même sort que les Druzes et les Alaouites. Si Damas ou Ankara exigent le désarmement des FDS, on arrête tout le processus de paix en Turquie. (…) Ankara et Damas ont intérêt à accepter l'offre de paix des Kurdes, car notre but est le vivre ensemble, c'est la coexistence. Si cette offre échoue, ce seront les États-Unis et Israël qui vont modeler la région. Et leur but est la division entre les peuples.


1«  Une nouvelle enquête révèle que les forces gouvernementales et affiliées ont exécuté de manière extrajudiciaire des dizaines de Druzes à Soueïda  », Amnesty International, 2 septembre 2025.

2Ces propos ont été recueillis lors de la fête de L'Humanité, le 13 septembre 2025.

01.10.2025 à 06:00

Quand Israël pourchassait les Palestiniens en Tunisie

Ahmed Nadhif

Il y a 40 ans, le 1er octobre 1985, l'aviation israélienne bombardait le quartier général de l'Organisation de libération de la Palestine à Hammam Chatt, dans la banlieue sud de Tunis. Cette opération aérienne reste, à ce jour, la plus éloignée jamais menée par Tel-Aviv. Les attaques de drones contre la flottille pour Gaza, amarrée au large de Tunis début septembre 2025, ont ravivé ce souvenir. Tahar Al-Cheikh, directeur égyptien du bureau de l'Agence palestinienne de presse et (…)

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Texte intégral (5986 mots)

Il y a 40 ans, le 1er octobre 1985, l'aviation israélienne bombardait le quartier général de l'Organisation de libération de la Palestine à Hammam Chatt, dans la banlieue sud de Tunis. Cette opération aérienne reste, à ce jour, la plus éloignée jamais menée par Tel-Aviv. Les attaques de drones contre la flottille pour Gaza, amarrée au large de Tunis début septembre 2025, ont ravivé ce souvenir.

Tahar Al-Cheikh, directeur égyptien du bureau de l'Agence palestinienne de presse et d'information (Wafa) à Tunis, s'en souvient comme si c'était hier. Le matin du 1er octobre 1985, lorsqu'il arrive à Hammam Chatt, la banlieue sud à 25 km de la capitale tunisienne, il voit Yasser Arafat debout sur les décombres de son bureau, lançant aux micros des agences de presse internationales, sur un ton de défi, des messages pleins de pugnacité. Entre-temps, ses camarades étaient occupés à aider les agents de la défense civile tunisienne à évacuer les corps déchiquetés.

Les avions israéliens venaient de larguer leurs charges explosives, à 3 100 km de Tel-Aviv, sur le quartier général de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) et le bureau de son chef Abou Ammar, nom de guerre de Yasser Arafat, laissant derrière eux cinquante morts palestiniens, dix-huit tunisiens et une centaine de blessés. Les dégâts matériels ce jour-là sont estimés à environ 8,5 millions de dollars (7,24 millions d'euros).

Les pilotes avaient cru avoir atteint leur objectif principal : tuer Arafat et enterrer une fois pour toutes le commandement de la révolution palestinienne. À Tel-Aviv, des officiers de l'armée de l'air commandés par Amos Lapidoth et des agents du Mossad dirigé par Nahum Admoni se préparent à sabrer le champagne pour célébrer le massacre quand, soudain, Abou Ammar apparaît à l'écran, debout sur les décombres de sa maison et promettant à Israël une dure riposte. Dans une formule claire et concise, Tahar Al-Cheikh a publié un communiqué : « Arafat a échappé à une tentative d'attentat sioniste. »

Une banlieue tranquille au sud de Tunis

Al-Cheikh se rappelle les détails de ce mardi sanglant :

J'étais dans mon bureau de l'Agence palestinienne de presse et d'information, dans le quartier d'El Menzah 6 [quartier résidentiel au nord de Tunis.], quand, quelques minutes avant dix heures, nous avons été informés que des avions de guerre avaient bombardé le bureau du président Arafat dans la banlieue de Hammam Chatt. De là où nous étions, nous avions ressenti une vibration au passage des avions, une sensation que nous avions bien connue du temps où nous étions au Liban. Plusieurs locaux se trouvaient dans le quartier général à Hammam Chatt : le bureau du président Arafat, son logement particulier, le siège de la Force 17 (la garde présidentielle), de l'administration militaire où étaient gardées les archives des combattants de la révolution palestinienne, de l'administration financière, ainsi que quelques logements des compagnons d'Abou Ammar et des employés de l'OLP.

J'ai eu beaucoup de mal à arriver sur place, car les autorités tunisiennes avaient étroitement encerclé la ville. Abou Ammar était calme, comme à son habitude, mais son visage exprimait de la colère et beaucoup de défi.

Dès leur arrivée en 1982, après avoir quitté Beyrouth encerclée par l'armée israélienne, les dirigeants palestiniens choisissent de s'établir dans la banlieue tranquille de Hammam Chatt. Ils font de l'hôtel Salwa et de ses environs leur quartier général. Quant aux combattants, ils s'installent dans le camp d'Oued Zarga, entre les gouvernorats de Béja et Jendouba, au nord-ouest de la capitale, non loin de la frontière algérienne.

Toujours selon Al-Cheikh :

Quatre avions F-15 ont pénétré l'espace aérien tunisien à dix heures. Ils ont bombardé le quartier général pendant plus de dix minutes. Ils étaient appuyés par des avions de chasse en prévision d'une éventuelle interception aérienne et se sont ravitaillés en carburant à l'aller et au retour dans le ciel méditerranéen, en dehors de l'espace aérien tunisien.

Des sources appartenant à la Sûreté nationale tunisienne ayant travaillé au sein de la cellule de communication tuniso-palestinienne racontent que le chef du gouvernement italien, le socialiste Bettino Craxi, a averti les autorités de la présence d'avions de guerre à l'identité inconnue s'étant ravitaillés en carburant au-dessus de la Méditerranée et se dirigeant vers les côtes tunisiennes. Mais le temps limité et l'écart considérable de puissance entre l'armée de l'air israélienne de la modeste défense tunisienne n'ont laissé aucune chance à la moindre intervention.

À l'affût d'un prétexte

Malgré sa présence en Tunisie, la résistance palestinienne n'avait pas cessé ses attaques contre Israël. Le 25 septembre 1985 à l'aube, un commando de fedayin s'est emparé du yacht israélien First, amarré dans le port chypriote de Larnaca, séquestrant les trois membres de son équipage. L'OLP affirmait qu'il s'agissait d'une station mobile du Mossad, les services du renseignement extérieurs israéliens, qui surveillait le déplacement des combattants palestiniens vers le Liban par voie maritime. Le commando exigeait la libération de détenus palestiniens contre celle des otages du yacht. Un commando israélien a tenté un assaut mais ce fut un échec, et les fedayin ont tué les agents israéliens puis se sont rendus aux autorités chypriotes. Le gouvernement israélien, dirigé alors par Shimon Peres, a pris prétexte de cet événement pour reprendre les campagnes aériennes comme au moment du siège de Beyrouth de 1982.

Quelques semaines auparavant, début septembre 1985, la formation de gauche du Front de libération de la Palestine (FLP), dirigée par Mohammed Abbas (Abou Abbas), avait tenu son congrès dans le camp de l'OLP de Oued Zarga. Arafat avait prononcé un discours dans lequel il avait révélé que des sources sérieuses lui avaient transmis des informations, indiquant qu'un cabinet israélien s'était réuni et avait décidé de bombarder les locaux de l'OLP en Tunisie. Il avait affirmé avoir partagé ces informations avec des responsables tunisiens, qui avaient déclaré l'état d'alerte.

Les propos d'Abou Ammar sur l'intention d'Israël de bombarder la Tunisie précèdent l'opération du yacht de Larnaca, ce qui montre bien que la décision israélienne était prise depuis longtemps et attendait n'importe quel prétexte pour être exécutée. Chose que confirme Tahar Al-Cheikh :

Durant l'été 1985, des services de sécurité amis nous ont avertis de la possibilité d'une action militaire contre l'OLP en Tunisie. De même, les services de sécurité de la Révolution palestinienne ont reçu des informations en provenance de la Palestine occupée, disant qu'Israël se préparait à une action en Tunisie, sans préciser de quoi il s'agissait au juste.

L'hôte qui a sauvé Abou Ammar

Abou Ammar est rentré du Maroc la veille du bombardement. Comme à l'accoutumée, il est accueilli par un ministre tunisien et un certain nombre de cadres de l'OLP. Sur le terrain, des agents du Mossad surveillent son convoi pendant qu'il se dirige vers le siège du commandement de l'OLP à Hammam Chatt. Assis à ses côtés dans la voiture, Hakam Balaoui, l'ambassadeur de Palestine en Tunisie, lui apprend qu'un hôte arabe important l'attend à la Marsa, dans la banlieue nord de Tunis. Immédiatement, Abou Ammar demande à son chauffeur de s'y rendre, pendant que le convoi poursuit son chemin vers la banlieue sud. Un changement inopiné auquel les agents du Mossad n'ont pas prêté attention. Dans la résidence de Hakam Balaoui, Arafat s'entretient avec son « hôte arabe » jusqu'à une heure tardive, ce qui l'aurait décidé à passer la nuit à la Marsa.

Mais dans ses mémoires intitulées Un premier ministre de Bourguiba témoigne, le premier ministre tunisien de l'époque Mohamed Mzali livre une autre version :

Le 30 septembre 1985, vers 20 heures, je reçois un coup de téléphone de Hakem Balaoui, représentant de l'OLP en Tunisie, qui m'informe que Yasser Arafat venait de rentrer du Maroc et qu'il souhaitait me voir, le plus rapidement possible. Une heure plus tard, Arafat, accompagné des autres dirigeants « historiques » palestiniens — Abou Iyad (Salah Khalaf), Abou Jihad (Khamom Al-Wazir), Farouk Kaddoumi, Mahmoud Abbas alias Abou Mazen, et Balaoui — arrive chez moi. Il me transmet un message de Hassan II [le roi du Maroc], selon lequel des soldats libyens se prépareraient à une incursion sur le territoire tunisien, en portant l'uniforme de l'armée tunisienne. J'ai pris immédiatement les dispositions qui s'imposaient en alertant les ministres de la Défense et de l'Intérieur pour mobiliser le bataillon du Sahara, ainsi que la Garde nationale et la police1.

Les relations entre Tunis et Tripoli à ce moment-là sont en pleine crise, sur fond de menaces de la part de Mouammar Kadhafi d'envahir son voisin, après avoir expulsé des milliers de travailleurs tunisiens à l'été 1985.

Nouri Bouchaala, officier du service tunisien de protection des personnes et des biens et chef de l'unité de garde et d'escorte des dirigeants palestiniens, raconte qu'après être sorti de chez Mzali, Abou Ammar se dirige vers la maison de l'ambassadeur palestinien, où il a présidé quelques réunions jusqu'à une heure tardive. Malgré la proposition de Balaoui de rester pour la nuit, Arafat tenait à rentrer à Hammam Chatt. Mais sur le chemin, il a brusquement décidé de prendre la direction du bureau d'Abou Jihad à la Marsa pour y finir la nuit2.

Un retard salutaire

Pourquoi le choix de cette date de la part des Israéliens ? Plusieurs responsables et cadres militaires de la Révolution palestinienne se trouvant en Algérie, au Yémen et au Soudan étaient convoqués au Conseil supérieur de la sécurité nationale qui devait se tenir à Tunis le 1er octobre. Cette date n'était connue que d'un cercle restreint de hauts dirigeants, ce qui en dit long sur la faille de sécurité dans les rangs de l'OLP. Tahar Al-Cheikh explique :

Beaucoup plus tard, en 1993, nous avons découvert que Adnane Yassine, qui occupait un poste important à l'ambassade palestinienne en Tunisie, transmettait toutes les informations sur l'OLP à Israël. Il est fort probable qu'il collaborait déjà avec le Mossad depuis l'époque de Beyrouth, c'est-à-dire avant même notre arrivée en Tunisie en 1982.

Le jour J, les chefs militaires palestiniens se réunissent à 9 h 30 dans le hall extérieur du siège du commandement à Hammam Chatt. Arafat se réveille tard et demande qu'on retarde la réunion d'une demi-heure. Les dirigeants présents préfèrent alors reporter la réunion et se séparent. Abou Ammar est à un quart d'heure de Hammam Chatt quand il entend le fracas des bombes.

Comme le confie Mohamed Mzali, les services de sécurité tunisiens croient d'abord à une attaque libyenne. Le capitaine tunisien Nouri Bouchaala se rend ce matin du 1er octobre à son travail, au QG palestinien de Hammam Chatt, quand il entend, via l'émetteur radio de sa voiture, un appel provenant du bureau du responsable du service de protection des personnalités, l'officier Salem Baraket. Ce dernier annonce d'abord que des avions libyens sont en train de bombarder la banlieue sud de Tunis.

Bouchaala raconte :

Malgré l'effet de surprise, j'ai poursuivi ma route à toute vitesse. À mon arrivée à Hammam Chatt, j'ai été terrifié par ce que j'ai vu au premier abord — la dévastation, les cadavres gisant sur les décombres (…). Une des bombes qui avait raté sa cible avait creusé un cratère de plus de trois mètres de profondeur et d'environ cinq mètres de diamètre. La moitié de la carcasse d'une voiture de l'OLP, qui était garée sur place, était suspendue à un arbre énorme. Cadres de la sécurité et personnalités politiques ont afflué, parmi lesquels le premier ministre Mohamed Mzali, Wassila Bourguiba [l'épouse du président de la République] et Abou Iyad. Quant à Zine El-Abidine Ben Ali3, le directeur de la Sûreté nationale, il est arrivé sur les lieux en même temps qu'Abou Abbas, le secrétaire général de l'OLP. Ben Ali est sorti de sa voiture, souriant, et a dit à l'un des combattants palestiniens, en plaisantant non sans lourdeur : « Ne pouviez-vous pas abattre un des avions avec votre arme ? », en montrant la kalachnikov que l'homme avait entre les mains4.

Une dépression large sur une plage, avec deux enfants et un adulte au bord.
Hammam Chatt, le 2 octobre 1985. Des Tunisiens se tiennent près d'un cratère causé par un missile israélien après un raid aérien contre le siège de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP).
Philippe BOUCHON / AFP

Quelques jours après le raid israélien, les responsables du Centre d'alerte contre le terrorisme de la marine américaine découvrent des piles de documents secrets dans le bureau de Jonathan Pollard, analyste du service d'enquête navale, sans rapport avec ses activités. Suite à cette découverte, Pollard tente de fuir les États-Unis avec son épouse. Il se rend à l'ambassade israélienne à Washington demander l'asile politique, mais les Israéliens le lui refusent. Interpellé par le FBI, il est accusé de « transmission d'informations secrètes à un État allié, sans intention de nuire aux États-Unis ». En juin 1986, il reconnaît avoir espionné pour le compte d'Israël, mais simplement pour aider à le défendre.

Selon le rapport de la CIA de 1987 déclassifié et publié par les archives de la Sûreté nationale à l'Université Georges Washington en 20125, la mission de Pollard consistait à procurer à Tel-Aviv des informations sur des projets nucléaires, militaires et technologiques des États arabes, du Pakistan et de l'Union soviétique. En tout, il a transmis près de 1 500 notes sur le Proche-Orient et le Maghreb, sur le littoral méditerranéen et sur le littoral de l'Océan indien.

Les documents envoyés par l'espion israélien ont fourni des informations très précises sur le siège de l'OLP à Tunis, sur les capacités des défenses aériennes tunisienne et libyenne.

Le retournement de Washington

Une fois la stupeur passée, la Tunisie décide de réagir. Tahar Al-Cheikh se souvient :

Nous étions conscients depuis notre arrivée en Tunisie qu'Israël n'aurait de cesse qu'il n'anéantisse l'OLP, comme il avait tenté de le faire en Jordanie et au Liban. Et puis, nous avions acquis l'expérience de cet ennemi à Beyrouth et nous étions habitués aux raids surprises, aux descentes et aux opérations spéciales visant les chefs de la Révolution. Mais les citoyens tunisiens, qui vivaient pour la première fois une telle action d'Israël, ont subi le plus grand choc. D'où une importante réponse populaire, avec des marches et des manifestations en soutien à la Palestine, et, sur le plan officiel, une action diplomatique tunisienne auprès du Conseil de sécurité de l'ONU.

À Paris, l'ambassadeur tunisien Hédi Mabrouk qualifie le raid israélien de « terrorisme d'État », rappelant qu'il y a également eu des victimes parmi les civils et les forces de sécurité tunisiennes. L'ambassadeur israélien, Ovadia Soffer, rétorque que son gouvernement « n'avait rien contre la Tunisie » mais ajoute : « Le siège de l'OLP est protégé par la Tunisie, elle assume donc la responsabilité des activités de l'OLP. » Quant au premier ministre israélien Shimon Peres, il affirme dans un discours prononcé à Tel-Aviv le lendemain de l'opération, qu'Israël n'oubliera pas « l'attaque de Larnaca et ne pardonnera pas ».6

Les réactions arabes et internationales se succèdent également. Le président étatsunien Ronald Reagan publie un communiqué dans lequel il affirme : « Le raid était un acte de légitime défense, et j'ai toujours eu confiance dans les services de renseignements israéliens. » Son homologue tunisien, Habib Bourguiba, convoque alors l'ambassadeur de Washington à Tunis, et le charge de transmettre les protestations des autorités tunisiennes contre la violation israélienne. Il accuse également les États-Unis d'avoir été informés par avance du plan israélien. Washington répond en remettant à l'ambassadeur tunisien, Néjib Bouziri, un mémorandum qu'il refuse de réceptionner, rappelant l'opération contre le yacht de Larnaca, considérée comme « une attaque terroriste palestinienne à laquelle Israël a riposté par une réponse aérienne sur Hammam Chatt ».

Bourguiba est tellement en colère qu'il appelle son ministre des affaires étrangères, Béji Caïd Essebsi, qui assiste alors, à New York, aux sessions de l'Assemblée générale de L'ONU, et l'informe de son intention de rompre les relations avec les États-Unis, si jamais ces derniers utilisent son droit de veto au Conseil de sécurité pour contrer une résolution condamnant Israël7.

Bras de fer au Conseil de sécurité

Caïd Essebsi raconte dans ses Mémoires les détails de la lutte diplomatique qui s'est déroulée dans les couloirs du Conseil de sécurité suite à l'attaque :

L'essentiel, pour nous, étant d'obtenir une résolution qui condamne expressément l'agression, la marge de manœuvre étant extrêmement étroite entre cet objectif et le seuil d'admissibilité de la délégation américaine. La formulation du projet de résolution faisait l'objet d'une délibération au sein du groupe des six pays non-alignés membres du Conseil, avec la constante participation de la Tunisie et du représentant de l'OLP, Zehdi Terzi. […] La première version du projet de résolution était prête dans la matinée du 2 octobre, dès l'ouverture du Conseil. La formulation retenue condamne Israël comme agresseur et pour son « terrorisme d'État »8.

Washington tente d'engager des discussions avec la délégation tunisienne à propos de la formulation par l'intermédiaire de son représentant au Conseil de sécurité Vernon Walters, qui a menacé d'opposer son veto au projet dans sa version comportant l'expression « terrorisme d'État ». La séance de vote est reportée de deux jours. Caïd Essebsi s'explique, toujours dans ses Mémoires :

Cette nuit-là, j'ai repensé aux objections soulevées par l'ambassadeur Walters. Je m'estimais tenu à l'obligation de résultat, non à un quelconque fétichisme de pure terminologie. Si le veto étatsunien ne tenait qu'à un ajustement de forme, la condamnation d'Israël pourrait être formulée autrement. […] Sans négocier avec la délégation américaine et sans lui demander au préalable un quelconque engagement, je prends sur moi de changer le texte du projet de résolution sur deux points : au lieu de « condamne Israël », je substitue [sic] « condamne l'acte d'agression armé perpétré par Israël » ; je supprime d'autre part la mention de « terrorisme d'État ». M. Bouziri n'en était pas convaincu : il estimait que ces amendements constituaient un compromis vain et sans portée.9

Ces rectifications n'ont pas plu non plus au représentant de l'OLP à l'ONU, qui a exprimé de nombreuses réserves à leur sujet. Mais Essebsi affirme avoir joint Farouk Kaddoumi10, qui était à New York à ce moment-là, et obtenu de lui des instructions à l'attention de son représentant, afin que celui-ci s'engage à s'en tenir entièrement aux décisions de la délégation tunisienne.

La séance de vote commence le matin du 4 octobre. Après les délibérations, l'ambassadeur étatsunien rejoint la salle. Il a consulté Reagan au téléphone et réussi à le convaincre d'une abstention, suite aux amendements tunisiens. L'ancien ministre tunisien des affaires étrangères témoigne :

C'est seulement en fin de séance, lors du vote qui intervient vers 20 heures, que je réalise l'exploit personnel du général Walters. Il avait réussi à obtenir du président Reagan le choix de l'abstention, et donc le renoncement au veto, laissant passer la résolution à raison de 14 voix contre zéro. C'est Benyamin Nétanyahu, le chef de la délégation israélienne, qui eut la mauvaise surprise, car la décision américaine, modifiée dans des délais aussi brefs, ne lui avait guère permis de lancer une contre-offensive. Ayant appris à la dernière minute le revirement de la délégation américaine, il s'en était pris à Walters personnellement, en l'attrapant par la veste sur son siège même de président du Conseil de sécurité. Exaspéré, il réalisait qu'il n'avait plus le temps d'agir pour rétablir le veto. Si la décision américaine avait été modifiée la veille, des interventions immédiates et puissantes auprès du président Reagan auraient peut-être réussi à rétablir le veto. La résolution du 4 octobre 1985 était, pour la Tunisie, un succès retentissant.11

La position étatsunienne n'était pas tant due à une conviction de Washington que l'attaque israélienne était une erreur, qu'à un soutien au régime de Bourguiba face à la colère populaire et aux surenchères du colonel Mouammar Kadhafi. Un document des services de renseignements centraux étatsuniens, daté du 7 octobre 1985, révèle que l'administration Reagan avait décidé de ne pas opposer son veto à la résolution du Conseil de sécurité dénonçant l'attaque israélienne sur le siège de l'OLP après avoir reçu les avertissements des renseignements disant que le veto étatsunien était susceptible de conduire au renversement par la Libye du gouvernement tunisien allié de l'Occident, alors que la Tunisie vivait la fin du règne de Bourguiba qui sera renversé par un coup d'État deux ans plus tard. Le document précise :

Face aux critiques adressées par Israël et par les organisations juives américaines au sujet de sa décision de s'abstenir de voter vendredi soir, l'administration est intervenue aujourd'hui afin d'expliquer sa position en privé aux Israéliens et à d'autres. Le ministre des affaires étrangères, Georges P. Shultz, a appelé au téléphone Yitzhak Shamir, le ministre des affaires étrangères israélien, qui était à New York, pour lui assurer que l'administration Reagan restait déterminée à prendre des mesures fortes contre les terroristes. Il a également informé Shamir que les États-Unis considéraient l'attaque israélienne sur le siège de l'OLP comme un acte de légitime défense contre une série d'actions terroristes commanditées par l'OLP. Et Shultz a autorisé les Israéliens à rendre ses commentaires publics. […] L'ambassadeur des États-Unis en Tunisie, Peter Sebastian, avait envoyé un télégramme urgent de Tunis déclarant que si l'administration ne changeait pas radicalement sa politique générale, le gouvernement de Bourguiba se retrouverait dans une situation sans issue. L'ambassadeur et les responsables des renseignements en Tunisie ont affirmé que la Libye, qui avait échoué à déstabiliser la Tunisie au cours des derniers mois, pourrait y parvenir aujourd'hui. L'inquiétude des Étasuniens en Tunisie avait atteint un point tel que des ordres avaient été donnés de commencer à mettre en route des déchiqueteuses pour détruire les documents secrets de l'ambassade par mesure de précaution au cas où l'ambassade subissait l'assaut de groupes de militants de gauche.12


1Mohamed Mzali, Un premier ministre de Bourguiba témoigne, Sud Éditions, Tunis, 2010.

2Nouri Bouchaala, Mémoires d'un officier de la sécurité, Centre de recherche de l'OLP, 2015 (en arabe).

3NDLR. Devenu ensuite ministre de l'intérieur puis premier ministre, Ben Ali mènera un coup d'État contre le président Bourguiba le 7 novembre 1987.

4Nouri Bouchaala, op. cit.

5Jonathan Pollard : Revisiting a Still Sensitive Case, édité par Jeffrey T. Richelson, 14 décembre 2012.

6«  Israeli planes attack P.L.O. in Tunis  », The New York Times, 2 octobre 1985.

7NDLR. La colère du président tunisien s'explique par le fait que, dès le lendemain de l'indépendance, Habib Bourguiba a choisi de s'aligner sur le camp étatsunien et non soviétique. La complicité étatsunienne dans l'opération israélienne a donc été vécue comme une trahison du côté de Carthage.

8Béji Caïd Essebsi, Bourguiba, Le bon grain et l'ivraie, Sud Éditions, Tunis, 2011.

9Ibid.

10A l'époque chef du département politique, soit l'équivalent du ministre des affaires étrangères de l'OLP.

11Ibid.

12U.S. Defends action in U.N. on raid — Document (FOIA)/ESDN (CREST) : CIA-RDP90-00965R000302630056-0. Date de publication 7 octobre 1985.

30.09.2025 à 10:50

De Tunis à Gaza. Le calme avant la tempête

Zukiswa Wanner

Zukiswa Wanner, écrivaine et activiste sud-africaine, publie dans Afrique XXI son journal de bord de la flottille Global Sumud, en route pour Gaza. Attaquée dans la nuit du 23 au 24 septembre, la flottille repart de Grèce pour son ultime étape et s'attend à être de nouveau prise pour cible. Recevez la prochaine chronique directement dans votre boite e-mail en vous abonnant gratuitement à notre lettre hebdomadaire ici.

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30.09.2025 à 10:45

Au Soudan, « deux projets qui n'ont rien à voir avec la démocratie »

Augustine Passilly

Après deux ans et demi de guerre, le Soudan est divisé : l'Ouest est sous le contrôle des Forces de soutien rapide et le reste du pays est aux mains de l'armée. Les deux gouvernements parallèles récemment installés manquent cependant de légitimité, malgré une façade civile.

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Après deux ans et demi de guerre, le Soudan est divisé : l'Ouest est sous le contrôle des Forces de soutien rapide et le reste du pays est aux mains de l'armée. Les deux gouvernements parallèles récemment installés manquent cependant de légitimité, malgré une façade civile.

30.09.2025 à 06:00

En Autriche, la droite marche au pas du FPÖ

Olivier Cyran

À rebours de l'Allemagne, l'Autriche n'a jamais connu de « dénazification » à proprement parler, aussi incomplète fût-elle. Son extrême droite d'après-guerre n'a pas eu à défier les interdits moraux qui étaient de mise en Allemagne. Depuis plus de quarante ans, le Parti de la liberté d'Autriche (FPÖ), longtemps dirigé par des néo-nazis patentés, est solidement installé sur la scène politique autrichienne, a participé à cinq gouvernements de coalition, et est arrivé en tête des élections (…)

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Texte intégral (6831 mots)

À rebours de l'Allemagne, l'Autriche n'a jamais connu de « dénazification » à proprement parler, aussi incomplète fût-elle. Son extrême droite d'après-guerre n'a pas eu à défier les interdits moraux qui étaient de mise en Allemagne. Depuis plus de quarante ans, le Parti de la liberté d'Autriche (FPÖ), longtemps dirigé par des néo-nazis patentés, est solidement installé sur la scène politique autrichienne, a participé à cinq gouvernements de coalition, et est arrivé en tête des élections législatives de septembre 2024.

Le FPÖ et l'AfD allemande ont bien des points communs, malgré une histoire différente. Les deux partis se sont tous deux consolidés depuis le début de la guerre génocidaire livrée par Israël contre Gaza. Par quels ressorts ont-ils tiré profit de la guerre au Proche-Orient et de sa réception par le monde politique et médiatique, malgré un lourd passé antisémite ? Comment leur idéologie islamophobe et xénophobe a-t-elle fini par éclabousser l'ensemble de la classe politique ? Pour le comprendre, Orient XXI publie deux grands reportages. Après l'Allemagne lundi 29 septembre, notre envoyé spécial rend compte de ce qu'il a vu et entendu en Autriche. Illustration Willem.

Oubliée sur un mur dans le quartier de Floridsdorf, une affiche électorale à la gloire d'un quadra aux traits poupins et au sourire pincé annonce la couleur : « Plus de policiers, moins de réfugiés. » Dominik Nepp, chef de file viennois du Parti de la liberté d'Autriche (FPÖ), a le visage mou et le racisme ardent. Il veut interdire les logements sociaux aux « migrants musulmans » et qualifie les demandeurs d'asile de « virus ». Me voyant en arrêt devant cette apparition, une petite dame aux cheveux gris m'accoste.

« Ah, vous n'êtes pas d'ici… Vous savez, à Vienne, les nazis ne portent pas la Lederhose [culotte de peau] et le chapeau tyrolien. Ils ont plutôt une allure d'agent immobilier, comme lui-là. Mais ça reste des nazis. » Cette institutrice à la retraite se dit « écœurée » : à l'élection municipale de Vienne, le 27 avril 2025, le parti social-démocrate (SPÖ) est certes resté en tête avec près de 40 % des voix, mais le FPÖ a triplé son score avec 20 % des suffrages. Et surtout : à Floridsdorf, il l'a emporté sur le SPÖ en ralliant un électeur sur trois, faisant de cet ancien quartier ouvrier le porte-étendard de la conquête des villes par une extrême droite longtemps identifiée à l'Autriche rurale.

Dans une Europe où les extrêmes droites progressent à un train d'enfer, l'Autriche peut se targuer d'avoir montré le chemin : cela fait plus de quarante ans déjà que son extrême droite est pleinement intégrée à la vie politique. Fondé en 1955 par d'anciens Waffen-SS, le FPÖ a noué sa première coalition gouvernementale en 1983, sous la houlette d'un chancelier social-démocrate, Fred Sinowatz, pas gêné de recruter son vice-chancelier parmi les héritiers du national-socialisme. Aujourd'hui, le FPÖ comptabilise cinq participations à un gouvernement fédéral, dont la dernière a pris fin en 2019. Pour la première fois de son histoire, le parti arrive en tête des élections générales de septembre 20241avec 29 % des voix. Pour autant il ne dirige pas, n'ayant réussi à former aucune coalition de gouvernement avec les principaux partis. Il attend son heure et continue de dominer à l'échelle locale : en ce moment, le FPÖ co-dirige l'exécutif de cinq Länder sur neuf. Même Vienne « la rouge » n'est plus à l'abri.

De quelle manière cette longue imprégnation de l'extrême droite dans la société autrichienne se manifeste-t-elle dans le contexte du génocide de Gaza ? On a vu combien en Allemagne la validation des massacres commis par Israël a créé un appel d'air favorable à la propagation du néo-fascisme. Qu'en est-il de l'Autriche ? Gaza a-t-elle fourni une occasion providentielle au FPÖ de se légitimer encore davantage par un soutien sans faille à Israël, à l'image du Rassemblement national en France ? Lui donne-t-elle du grain à moudre en attisant l'islamophobie et en amplifiant la brutalisation du monde politique, comme c'est le cas pour l'AfD en Allemagne ?

Image floue d
Jörg Haider

Israël, bras armé de la « civilisation judéo-chrétienne » face au « terrorisme musulman »

À première vue, l'Autriche paraît impeccablement assortie au prêt-à-porter costume que revêt l'Europe depuis les attaques du Hamas le 7 octobre 2023. Face au génocide de Gaza, le gouvernement, fruit d'une « grande coalition » entre les conservateurs du Parti populaire autrichien (ÖVP), le SPÖ et les libéraux du petit parti Neos2, campe sur une ligne pro-israélienne non moins fervente que celle de l'Allemagne. Oubliés, les temps anciens où l'Autriche entretenait des liens privilégiés avec l'Organisation de libération de la Palestine (OLP). Le nouveau chancelier Christian Stocker ne cesse de clamer sur tous les tons que lui et son équipe sont « pleinement engagés en faveur de la sécurité d'Israël et dans le combat contre toutes les formes d'antisémitisme », comme il l'a assuré le 20 mai par téléphone au premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou.

Les voix qui dénoncent le génocide sont traitées en conséquence, selon des mécanismes d'instrumentalisation familiers à la plupart des Européens. Lorsque, le 21 mai, le jeune chanteur autrichien JJ, après avoir gagné l'Eurovision, s'étonne dans une interview qu'Israël n'ait pas été exclu du concours au même titre que la Russie, tout le gratin du pays, classe politique et médias confondus, lui tombe dessus, comme si le contre-ténor de 24 ans était le Hamas à lui tout seul. Le secrétaire d'État à la lutte contre l'antisémitisme, Alexander Pröll, s'emporte contre le chanteur, accusé de nourrir des « sympathies pour le terrorisme et l'antisémitisme », tandis que le président de la République, Alexander Van der Bellen, qui vient des Verts, se fend d'un communiqué rappelant la nécessité de « toujours veiller à soutenir l'État d'Israël ».

Adoptant la stratégie commune à l'ensemble du camp suprémaciste occidental, le parti des Lederhosen fait une promotion effrénée du gouvernement Nétanyahou, perçu comme le bras armé de la « civilisation judéo-chrétienne » face au « terrorisme musulman ». Chaque fois qu'une déclaration ou un évènement de solidarité avec la Palestine déclenche les outrages du monde politique et médiatique, le FPÖ s'empare de l'aubaine pour avancer ses pions. Là encore, le parti n'a rien inventé. Le procédé qui consiste à mobiliser la doxa pro-israélienne pour se défausser de son antisémitisme historique sur les pro-palestiniens, ou les immigrés, ou la gauche, est devenu la règle au sein des extrêmes droites européennes. Dans le cas du FPÖ, cette acrobatie relève cependant de la très haute voltige et peut donner le tournis même aux plus blasés. Car, en matière d'antisémitisme, peu de partis en Europe présentent un curriculum vitæ aussi éloquent que le FPÖ. Et, pourtant, ils sont plus rares encore à avoir été rendus aussi « fréquentables » que lui.

Un homme avec des lunettes, visage flou et pixelisé, semblant surpris ou perplexe.
Herbert Kickl

Un récit révisionniste

Chercheur spécialisé dans l'étude des extrêmes droites, Bernhard Weidinger me reçoit dans son bureau du Centre de documentation de la résistance autrichienne (DÖW), en plein cœur de la Vienne impériale. Ce haut lieu de mémoire abrite une exposition permanente sur les crimes de l'Autriche nazie, désertée en ce jour de mai où les visiteurs affluent pourtant en masse dans la ville. Il explique :

En Autriche, le rapport à l'histoire reste encore très marqué par la Opferthese thèse de la victime »], cette idée selon laquelle le pays aurait été non pas acteur mais victime du national-socialisme. Ce récit révisionniste a été colporté très longtemps par l'État autrichien lui-même, dans le but de s'exonérer de sa responsabilité. Cela a grandement contribué aux conditions dans lesquelles l'extrême droite a pu reprendre pied quelques années après 1945. En Autriche, contrairement à la France et à l'Allemagne, il n'y a jamais eu de cordon sanitaire entre les partis dits démocratiques et l'extrême droite : le FPÖ a toujours été vu comme un partenaire fréquentable, hormis sous Franz Vranitzky, chancelier SPÖ de 1988 à 1997, le seul à avoir reconnu la responsabilité de l'Autriche dans l'holocauste.

Bernhard Weidinger admet qu'en Allemagne comme en France le cordon sanitaire s'est défait, ou ne tient plus qu'à un fil. Mais il note qu'en Allemagne « l'existence d'un parti d'extrême droite représenté au parlement et qui pèse sur la vie politique nationale est un phénomène nouveau, alors qu'en Autriche on y est habitué depuis au moins les années 1990 et les succès électoraux de Jörg Haider, la figure tutélaire du FPÖ3. En Allemagne, l'État fédéral s'est construit comme l'antithèse du régime national-socialiste, ce n'est pas le cas du nôtre. »

L'exceptionnelle « fréquentabilité » de l'extrême droite autrichienne n'a nullement été contrariée par son antisémitisme bouillonnant, pas plus hier qu'aujourd'hui. À la différence d'autres formations néo-fascistes européennes, qui ont mis prudemment leur référentiel historique en sourdine, le FPÖ d'aujourd'hui marche toujours dans les mêmes bottes cirées que celui de 1995, époque où son président Jörg Haider, qui fut également gouverneur de la région de Carinthie, exprimait publiquement son admiration pour les vétérans des Waffen-SS, « ces hommes intègres, restés fidèles jusqu'aujourd'hui à leurs convictions, malgré les vents contraires ». Volumineux, le recueil des confessions brunes continue de s'épaissir d'année en année.

En septembre 2023, une vidéo mise en ligne par le FPÖ sur sa chaîne YouTube montre des jeunes militants du parti en train de faire une marche au flambeau sous le « balcon de Hitler » à la mairie de Vienne, où le Führer a pris triomphalement la parole après l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne en 1938, devenu lieu de recueillement traditionnel des néo-nazis autrichiens. À ce brame d'amour pour le IIIe Reich se mêlent des images de demandeurs d'asile et de Notre-Dame de Paris en flammes, pour illustrer les périls du « grand remplacement ».

La vidéo ne passe pas inaperçue. Face à l'émotion qu'elle soulève dans une partie de la presse, le président du FPÖ, Herbert Kickl, se fait un plaisir d'en rajouter : ses porteurs de flambeaux ne sont, dit-il, que d'innocents « jeunes gens ayant une approche positive de leur patrie ». Un an plus tard, en septembre 2024, le journal Der Standard révèle que des membres influents du FPÖ, dont deux parlementaires, ont entonné un chant nazi célébrant le « saint Reich allemand » lors des funérailles d'un de leurs amis.

Il est frappant de constater que rien de tout cela n'a causé du tort à la candidature de Kickl au poste de chancelier, ni aux efforts engagés par les conservateurs du Parti populaire autrichien (ÖVP) en vue d'une coalition avec le FPÖ. Le fait qu'il se rêve publiquement en Volkskanzler chancelier du peuple »), dans une allusion transparente à Hitler, qui revendiquait cette appellation, n'a pas même terni ses bonnes relations avec la droite « démocratique ». Ministre de l'intérieur dans le gouvernement ÖVP-FPÖ de Sebastian Kurz de 2017 à 2019, cet ancien auteur des discours de Jörg Haider reste un homme courtisé. L'un de ceux auxquels se référait le chancelier sortant Karl Nehammer lorsqu'il assurait en septembre 2024 : « Il y a beaucoup de gens raisonnables au FPÖ. »

Sebastian Kurz, le « vrai ami d'Israël »

Le revers de la médaille, c'est que le parti de Kickl, aussi pro-israélien soit-il, demeure infréquentable aux yeux des institutions juives autrichiennes. Après la première place décrochée par le FPÖ aux élections générales, le président de la Société religieuse israélite, représentante du principal groupe juif orthodoxe du pays, a mis en garde contre les Kellernazis, les « nazis de la cave », ceux qui cachent leurs intentions véritables. L'autre grande institution juive, le Consistoire israélite de Vienne, a sèchement écarté le FPÖ de la commémoration de la Nuit de cristal viennoise en novembre dernier4. Originaires en grande majorité d'ex-Union soviétique, les juifs autrichiens sont peu nombreux — environ dix mille personnes, soit 0,1 % de la population — et sans grande influence politique au pays de la Opferthese. Lorsqu'on se rapporte à eux, c'est généralement à titre de prétexte pour réaffirmer l'alliance avec Israël, rarement pour se mobiliser contre les rejetons de Jörg Haider. Le FPÖ peut donc assez aisément se passer de leur soutien.

Plus embarrassante est sa difficulté à s'attirer les bonnes grâces des autorités israéliennes. En dépit de leurs liens amicaux avec certains membres du Likoud, comme l'ex-député à la Knesset Yehuda Glick, le parti qui marche sous le balcon de Hitler peine encore à entrer dans le club des extrêmes droites européennes reçues à bras ouverts par le gouvernement Nétanyahou. Comme l'AfD, le FPÖ est resté à la porte de la pseudo-conférence « contre l'antisémitisme » organisée à Jérusalem en mai 2025, où les hommes de « Bibi » ont cimenté leur alliance avec les fachosphères occidentales autour de leur haine commune des musulmans. « Le FPÖ n'a pas encore réussi à se positionner comme un véritable allié d'Israël et de la communauté juive autrichienne », contrairement à l'ÖVP, qui « depuis Sebastian Kurz est devenu un vrai ami d'Israël », expliquait en février 2025 le chef des relations internationales du Likoud, Ariel Bulshtein, dans une interview au journal Die Presse. Une manière de ménager l'avenir — tous les espoirs restent permis à Herbert Kickl — tout en rendant à Kurz ce qui lui est dû.

L'hommage à ce dernier paraît en effet amplement mérité. À rebours de l'Allemagne, alliée quoiqu'il en coûte du régime israélien, l'Autriche, en vertu de sa « neutralité », a longtemps tenu une ligne d'équilibriste entre Israël et Palestine. Mais cette tradition politique incarnée par Bruno Kreisky, le chancelier social-démocrate des années 1970, a été liquidée avec perte et fracas il y a quelques années. Personne n'a autant pesé dans cette rupture que Sebastian Kurz. L'ex-poussin prodige de la vieille droite autrichienne, chancelier de 2017 à 2019 puis de 2020 à 2021, a peut-être joué pour l'Autriche le rôle que Nicolas Sarkozy a endossé en France : celui du point de bascule qui précipite un pays dans une ère politique nouvelle, marquée par une corruption insatiable et une porosité totale avec l'extrême droite. Kurz a dû quitter son mandat prématurément, suite à quelques fracassantes affaires de détournement de fonds, de magouilles familiales et de dessous-de-table versés à des journalistes, mais son influence n'a pas pris fin pour autant.

Avant de devenir chancelier à 31 ans, Kurz fut ministre des affaires étrangères de 2013 à 2017. Shoura Zehetner-Hashemi, aujourd'hui directrice exécutive d'Amnesty International en Autriche, travaillait alors dans les services diplomatiques. Elle se souvient bien de cette période :

À mon arrivée en 2007, la politique étrangère autrichienne se voulait encore équilibrée sur la question palestinienne. Avec la nomination de Kurz, cette orientation s'est complètement inversée. Soudain l'Autriche est devenue presque inconditionnellement pro-israélienne. Vienne avait gardé jusque-là une certaine contenance, qui a été perdue. Les consignes nous disaient à chaque fois qu'on devait s'aligner sur Israël à tout prix.

Il ne s'agissait pas seulement d'un réalignement idéologique et stratégique, mais aussi d'intérêts bien compris. Après sa démission, Kurz s'est aussitôt associé à une start-up israélienne de cyber-espionnage, Dream Security, dont la valorisation de « licorne » à 1,1 milliard de dollars (936 millions d'euros) lui aurait rapporté une fortune. Il a ensuite été recruté par le gourou allemand nazi-tech Peter Thiel, PDG de Palantir, à titre de global strategist — autrement dit, comme carnet d'adresses sur talonnettes. Les relations d'un ancien chef de gouvernement européen ne sont jamais à dédaigner. Preuve en est la photo postée sur X le 1er août sur le compte du président hongrois Viktor Orbán, montrant celui-ci en chaleureuse compagnie avec Peter Thiel et Sebastian Kurz lors d'une rencontre organisée par un think tank lié au Fidesz, le parti d'Orbán. Alice Weidel, la cheffe de file de l'AfD, était également présente5.

Il est encore trop tôt pour évaluer toutes les retombées des années Kurz sur l'Autriche, mais l'engouement de l'ex-« bébé chancelier » pour le gouvernement Nétanyahou et les milliardaires suprémacistes, ainsi que les réseaux qu'il conserve dans l'ÖVP et les médias, n'ont pas fini de refaçonner le pays. Leur premier bénéficiaire pourrait bien être le FPÖ, auquel Sebastian Kurz fait désormais ouvertement la courte échelle. Lors d'un séjour à Tel-Aviv en janvier 2025, le « vrai ami d'Israël » a exprimé non seulement son affection pour les auteurs du génocide en cours, mais aussi sa vibrante reconnaissance pour le parti des nostalgiques du Reich.

Les membres du FPÖ nous ont soutenus dans tout ce que nous avons fait. Toutes les décisions que nous avons prises en faveur de la communauté juive de Vienne, d'Israël et de sa sécurité […] — tout cela a été porté à bout de bras avec nous par le FPÖ.

C'était aussi un message à destination de l'ÖVP, alors en pleines négociations post-électorales avec le FPÖ : n'ayez aucun scrupule à reprendre l'extrême droite dans votre gouvernement, mon ami Nétanyahou et moi-même vous donnons carte blanche.

Un jeune homme au visage partiellement flou, entouré d
Capture d'écran de la vidéo mise en ligne par le FPÖ sur sa chaîne Youtube montrant des jeunes militants du parti en train de faire une marche au flambeau sous le «  balcon de Hitler  »

« L'environnement est devenu toxique »

Depuis que les pourparlers se sont soldés par un échec, Shoura Hashemi ne respire qu'à moitié. « C'est un soulagement, bien sûr, mais aussi une grosse source d'inquiétude. La vie politique autrichienne en est à un point que je qualifierais de macabre », me confie-t-elle dans les bureaux viennois d'Amnesty. Contrairement à tant d'autres responsables d'ONG, cette fille de réfugiés iraniens ne s'encombre d'aucun devoir de réserve. Sa dénonciation claire et ferme du génocide à Gaza lui a valu de devenir l'une des figures publiques les plus honnies à la fois de la fachosphère et d'une partie de la classe politico-médiatique. Les protocoles de négociation entre le FPÖ et l'ÖVP lui ont donné, dit-elle, la « chair de poule ». Il était question « d'une suppression totale du droit d'asile et du non-respect des conventions de Genève et de la Cour européenne des droits de l'Homme, c'est-à-dire d'une destruction des fondements mêmes de l'État de droit. Beaucoup n'imaginaient pas que la droite et l'extrême droite auraient l'audace d'écrire noir sur blanc ce qu'elles avaient en tête. »

Mais l'extrême droite a-t-elle besoin de régner pour que ses idées soient au pouvoir ? À peine formé, le gouvernement de coalition « démocratique » a annoncé une série de mesures hostiles aux immigrés, notamment la réduction drastique du regroupement familial et la reprise des expulsions vers la Syrie — l'Autriche est le premier pays de l'Union européenne à prendre une pareille mesure.

Le contexte du génocide à Gaza a encore attisé la démangeaison raciste et islamophobe. Shoura Hashemi en a fait les frais, attaquée sur les réseaux sociaux par Armin Wolf, un des journalistes les plus célèbres du pays, animateur d'un talk-show à forte audience sur la chaîne publique ORF6 « Il a activé une campagne de shitstorm contre Amnesty-Autriche et moi-même, en nous assimilant au Hamas en réaction à notre dénonciation du génocide. » Ce qui la surprend, dit-elle dans un soupir, « c'est de voir à quel point le narratif du pouvoir génocidaire israélien a imprégné le discours politique et médiatique. Quelque chose a vrillé, jamais je n'aurais cru voir ça. Des soutiens de longue date d'Amnesty sont venus nous dire : vivement que Gaza devienne un parking. Cette déshumanisation, ce racisme qui s'expriment dans la société autrichienne, y compris à gauche, je n'arrive pas à m'y faire. »

À part un campement pro-Gaza à l'université de Vienne en mai 2024, promptement dispersé par la police, les mobilisations pour la Palestine restent à ce jour plutôt timides et clairsemées. Comme ce concert gratuit pour Gaza organisé au Votivpark, en plein cœur de Vienne. Les deux géants du hip-hop palestinien en exil, le chanteur El Far3i, du groupe 47SOUL, et le rappeur et beatmaker Asifeh, cofondateur du collectif pionnier Ramallah Underground, n'ont guère attiré plus de deux cents personnes. Ce qui ne surprend guère Asifeh. « Vienne est un lieu bizarre, m'explique-t-il deux jours plus tard dans un café du Prater. « Fin 2023, j'ai joué à une manifestation pour la Palestine à Bruxelles où il y avait au moins 50 000 personnes… À Vienne on ne peut que rêver d'une telle affluence. »

Fils d'un couple palestinien réfugié en Autriche, Asifeh a la nationalité autrichienne, mais son rapport au pays s'arrête là. Pas seulement parce que son cœur reste à Ramallah, où il a vécu plusieurs années et enregistré des titres culte avec son camarade Muqata'a, comme Sijen ib Sijen une prison dans une prison »), repris avec El Far3i sur la scène du Votivpark.

Pour les réfugiés, qu'ils soient palestiniens ou non, ça devient de plus en plus oppressant. À tous les coins de rue tu tombes sur cette affiche de l'ÖVP, qui maintenant copie ouvertement l'extrême droite : « Parler allemand est un devoir, habibi. » Non, ce n'est pas un devoir. Si je n'ai pas envie de parler allemand, ce n'est pas toi qui vas m'y obliger.

Parfaitement germanophone, mais préférant s'exprimer en arabe ou en anglais quand c'est possible, Asifeh dit vivre ici sans y vivre vraiment. Des concerts, dit-il, il en donne partout en Europe, mais pas en Autriche7.

Les institutions culturelles vous tournent le dos si vous vous exprimez sur la Palestine. Vous n'êtes pas invité, on vous refuse des financements, on vous met des bâtons dans les roues à tous les niveaux. Ça fait partie de l'intimidation générale qui pèse sur les réfugiés, les musulmans, les Arabes. Ici, l'environnement est devenu toxique.

Shoura Zehetner-Hashemi évoque le même sentiment d'une « intimidation qui dissuade de faire le moindre pas. »

L'idée s'est généralisée que si tu te mobilises pour la Palestine tu risques des poursuites ou une forme de condamnation sociale. On participe souvent à des actions avec Standing Together, un groupe juif et arabe qui milite pour l'égalité des droits au Moyen-Orient. Tes tas de gens ont peur de venir parce qu'ils craignent que leur photo se retrouve sur les réseaux sociaux, comme si c'était un cachet d'infamie d'être vu dans une manif antiraciste.

L'extrême droite, elle, n'a pas ce genre de pudeur : elle peut parader en plein centre de Vienne sans être troublée ni par la police ni par la crainte d'un retour de bâton. Le 13 mars, un rassemblement du FPÖ a culminé dans une attaque contre des journalistes présents dans les parages. Le 26 juillet, toujours dans les rues de Vienne, un défilé de néo-nazis à l'appel du Mouvement identitaire d'Autriche braillait « Ausländer raus » et « Deutschland den Deutschen » Dehors les étrangers ! » et « L'Allemagne aux Allemands »). L'Allemagne reste un modèle d'identification puissant pour l'extrême droite autrichienne, qui en rajoute parfois pour marquer son allégeance. Ils sont ensuite allés tabasser deux jeunes musiciens à peau non blanche dans le métro. C'est la troisième fois en deux ans que les néo-nazis occupent le centre-ville et terrorisent les habitants sans que les autorités interviennent.


1Les élections législatives visent à renouveler, tous les cinq ans, les 183 députés du Conseil national, la chambre basse du Parlement autrichien.

2Neos – La Nouvelle Autriche et le Forum libéral, fondé en 2012, se situe au centre.

3Décédé en 2008, Jörg Haider reste jusqu'à ce jour une référence de la vie politique autrichienne, révérée bien au-delà des troupes du FPÖ. Lors de ma visite chez Frick, la grande librairie du centre-ville de Vienne, à deux pas des bureaux de Bernhard Weidinger, une biographie du héros de l'extrême droite autrichienne, intitulée Jörg Haider, visionnaire et rebelle politique, trônait sur un présentoir. C'est en vain que j'y ai cherché un livre sur l'histoire du nazisme autrichien.

4Dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938, Vienne fut le théâtre de pogroms anti-juifs meurtriers, avec 42 synagogues incendiées, 27 personnes tuées et 88 grièvement blessées.

5Lire Natascha Strobel, «  Die CDU, Sebastian Kurz und der Faschismus  »,Moment, 5 août 2025.

6Armin Wolf a été sacré «  journaliste européen de l'année 2019  » au European Broadcasting Festival de Berlin, un évènement parrainé par le Conseil de l'Europe et la Fondation européenne de la culture.

7En Allemagne ce n'est pas sans risques. Un concert d'Asifeh programmé à Munich le 10 novembre 2024 a été annulé à la dernière minute, en raison d'un post sur Instagram qui paraissait suspect à une association pro-israélienne. Le concert du rappeur palestinien Bu Kolthoum, dont il devait assurer la première partie, n'a pas non plus eu lieu.

29.09.2025 à 06:00

En Allemagne, la mémoire s'estompe et l'AfD donne le tempo

Olivier Cyran

Au sein d'une Europe en proie à la montée des extrêmes droites, l'Allemagne a longtemps fait figure d'exception. Du fait de son histoire, elle semblait sinon immunisée contre la tentation identitaire, du moins capable de la maintenir sous cordon sanitaire. Depuis quelques années cependant, les digues de la vertueuse exception germanique paraissent s'affaisser devant la montée du parti d'extrême droite Alternative für Deutschland (AfD), qui constitue désormais la deuxième force du pays. À (…)

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Au sein d'une Europe en proie à la montée des extrêmes droites, l'Allemagne a longtemps fait figure d'exception. Du fait de son histoire, elle semblait sinon immunisée contre la tentation identitaire, du moins capable de la maintenir sous cordon sanitaire. Depuis quelques années cependant, les digues de la vertueuse exception germanique paraissent s'affaisser devant la montée du parti d'extrême droite Alternative für Deutschland (AfD), qui constitue désormais la deuxième force du pays. À rebours de l'Allemagne, l'Autriche n'a jamais connu de « dénazification » à proprement parler, aussi incomplète fût-elle, et son extrême droite d'après-guerre n'a pas eu à défier les interdits moraux qui étaient de mise chez sa puissante voisine.

Différentes, les trajectoires de l'AfD et du Parti de la liberté d'Autriche (FPÖ) se rejoignent pourtant sur un point : elles se sont toutes deux consolidées depuis le début de la guerre génocidaire livrée par Israël contre Gaza. Par quels ressorts ces partis ont-ils tiré profit de la guerre au Proche-Orient et de sa réception par le monde politique et médiatique, malgré un lourd passé antisémite ? Comment leur idéologie islamophobe et xénophobe a-t-elle fini par éclabousser l'ensemble de la classe politique ? Pour le comprendre, Orient XXI publie deux grands reportages en Allemagne et en Autriche (publication le 30 septembre).

Cette enquête a été réalisée avec le concours du Fonds pour une presse libre (FPL) dans le cadre de l'appel à projets « Extrême droite : enquêter, révéler, démonter ». Plus d'infos ici

26.09.2025 à 06:00

La Palestinienne Malak Mattar « heurte la sensibilité » du monde de l'art

Catherine Cornet

L'admission de la première peintre palestinienne à la prestigieuse école Central Saint Martins of Art and Design de Londres a mis en lumière les paradoxes d'un monde artistique contemporain qui se targue de provocation – mais dans des limites très établies. « Ma famille est affamée par Israël. » En ce début de mois de juillet 2025, alors que les élèves présentent leurs travaux de fin d'études, le panneau est immense et trône au milieu de la grande salle d'exposition de Central Saint (…)

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L'admission de la première peintre palestinienne à la prestigieuse école Central Saint Martins of Art and Design de Londres a mis en lumière les paradoxes d'un monde artistique contemporain qui se targue de provocation – mais dans des limites très établies.

« Ma famille est affamée par Israël. » En ce début de mois de juillet 2025, alors que les élèves présentent leurs travaux de fin d'études, le panneau est immense et trône au milieu de la grande salle d'exposition de Central Saint Martins and Design, la très réputée école d'art, de mode et de design de Londres. Placée sous le panneau, l'installation de l'artiste gazaouie Malak Mattar montre un soldat israélien, une arme à la main ; un enfant gît au sol ; un chien regarde la scène, les crocs acérés, prêt à l'attaque.

Le message artistique passe immédiatement : l'urgence de la situation à Gaza est transmise comme un électrochoc. L'artiste parait avoir laissé de l'espace entre les personnages de l'installation pour que nous puissions déambuler entre eux, nous mettre — pourquoi pas — entre le bourreau et l'enfant, tenter de le protéger de l'arme à feu, du chien prêt à le dépecer.

L'installation s'inspire de l'histoire de Mohammed Bahr, jeune homme trisomique et autiste de Gaza, que l'armée israélienne a laissé se faire dépecer par un chien d'attaque avant de l'abandonner, mort, dans sa maison. Sa famille ne l'a retrouvé qu'une semaine plus tard, lorsqu'elle a pu y retourner. Sa mort d'une violence inouïe est attestée par une enquête de la BBC et racontée par la journaliste palestinienne Bisan Owda, qui rapporte les derniers mots du garçonnet : « Khalas Habibi Sibni » Allez mon chéri, laisse-moi »), alors que le chien le dévorait.

  • Installation artistique avec des silhouettes et un enfant rampant, face à un chien menaçant.
    «  Va à droite, va à gauche, ouvre cette porte, entre là-dedans, m'a ordonné le soldat. J'avais les yeux bandés, les mains attachées dans le dos. Je grelottais de froid. Je pouvais être tué à tout moment. On m'a forcé à porter l'uniforme de l'armée israélienne. Ahmed, 12 ans.  »
    Malak Mattar, grande salle d'exposition de Central Saint Martins (CSM), Londres, Juillet 2025.
  • Une sculpture en bois avec des inscriptions, un enfant rampant en arrière-plan.
    «  Les soldats ont fait une descente chez nous, ils ont laissé le chien militaire attaquer notre fils trisomique. Il lui a mordu la poitrine et la main. Innocent, notre fils l'a caressé et lui a dit “Allez mon chéri, laisse-moi”  »
    Malak Mattar, grande salle d'exposition de Central Saint Martins (CSM), Londres, Juillet 2025.

Un niveau dément de déshumanisation

Le projet artistique de la première peintre de Gaza à avoir étudié dans la prestigieuse institution anglaise — fière de compter parmi ses anciens élèves Alexander McQueen, Stella McCartney pour la mode, mais aussi des artistes radicaux comme Joe Strummer, l'ex-leader du groupe punk The Clash, le sculpteur Richard Deacon ou le peintre Robert Medley — semblait pourtant risquer de « heurter certaines sensibilités ».

Alors que le génocide à Gaza entrait dans sa phase la plus violente en juillet 2025, avec le recours à la faim comme stratégie militaire, Malak Mattar a vu disparaître toutes les personnes et les lieux qu'elle avait connus. Mais ce sont ses peintures qui nécessitaient d'être « pacifiées », selon l'institution anglaise.

La peintre explique :

Tout le monde était anxieux. Tout le staff de l'école se comportait de manière passive-agressive : j'étais là, celle dont la famille meurt de faim, mais personne ne me demandait quoi que ce soit sur mes proches. Il y a quelque chose de fou dans tout cela, lorsqu'on pense que mes oppresseurs peuvent se sentir blessés parce que je montre que mon peuple est en train d'être exterminé. Les sentiments des oppresseurs sont plus importants que l'extermination des opprimés. Le degré de déshumanisation, d'invisibilité que nous avons atteint est dément .

L'institution artistique, qui se targue de repousser toutes les limites, d'inviter à la provocation et de se connecter avec le monde, a eu beaucoup de mal à dénoncer le génocide, explique encore l'artiste — alors que l'école avait publié divers communiqués après l'agression russe en Ukraine en février 2022.

Une grande banderole dénonce la souffrance d
«  Ma famille est affamée par Israël.  »  ; Grande salle d'exposition de Central Saint Martins (CSM), Londres, Juillet 2025.

Gaza est un phénix

Malak Mattar est arrivée à Londres de Gaza avec un visa spécial, le Global Talent visa, pour son excellence artistique… le 6 octobre 2023. Ne recevoir aucun soutien de l'institution alors qu'elle vivait un cauchemar éveillé a été une expérience très violente. Mattar n'a que 25 ans mais, dans sa voix et dans son sourire, on sent le poids des épreuves : elle a déjà vécu trois guerres. Elle a commencé à peindre à 14 ans, lors de ce qu'elle croyait être la plus longue agression israélienne contre Gaza — 50 jours en 2014.

Aujourd'hui réfugiée à Londres, elle s'inspire de beaucoup d'images, de sons et de vidéos qu'elle a vues et revues. Il y a l'image de la vieille paysanne Mahfoza Oude accrochée à son olivier alors que des tracteurs israéliens le déracinent1. Ou encore la voix de la petite Hind Rajab enfermée dans la voiture de ses parents et assassinée le 29 janvier 2024 par des soldats israéliens après avoir passé, seule, plusieurs heures au téléphone avec les secours.

Des hommes, femmes et enfants de Gaza qui sont autant d'inspirations pour une autre toile proposée dans l'exposition « Gaza is a Phoenix. » Le tableau a été réalisé lors du court cessez-le-feu de l'hiver 2025 (du 19 janvier au 18 mars), d'où l'éphémère moment de répit et le mince espoir partagé par d'autres Gazaouis reflété dans son titre. Le phénix est aussi le symbole de la municipalité de Gaza.

Une fresque colorée mêlant des figures humaines et animales dans un contexte tumultueux.
Malak Mattar, Gaza is a Phoenix

Comme dans d'autres de ses œuvres, notamment sa fresque No Words Pas de mots »), l'artiste lutte contre l'aspect éphémère de ces images relayées sur les réseaux sociaux, qui créent l'émotion et l'empathie pendant quelques heures avant de disparaître :

Je ne veux pas que ces gens soient oubliés. Je peins des personnes que j'ai vues en vrai, en vidéo, et dont les visions m'ont changée, bouleversée au plus profond. Je suis de Gaza, et chaque fois que je vois ces images, je ne suis plus la même. J'espère pouvoir les garder dans l'Histoire à travers mes toiles.

La fresque est aussi remplie d'animaux, comme cet immense gorille qui tient un soldat dans sa main — en souvenir du fameux singe de Gaza qui s'était échappé du zoo après un bombardement israélien en juin 2024. La jeune femme a souvent recours aux animaux dans ces œuvres. Comme pour rappeler que, eux non plus, n'ont rien fait pour mériter cela.

Hypocrisie occidentale

Ces œuvres de Mattar étaient présentées dans le cadre de l'exposition annuelle des diplômés du Master en beaux-arts de l'école (MFA Graduate Show). Les autres œuvres exposées étaient tellement plus attendues et faussement provocatrices qu'elles en devenaient terriblement agaçantes.

Devant le bâtiment de Central Saint Martins, les enfants de la Londres multiculturelle et branchée de King's Cross jouent en maillot dans les fontaines de la place, le ventre bien rempli. Dans la salle d'exposition, les jeunes artistes du Master paradent. Ils sont habillés « en artistes » : capuches ou tenues vintages, avec colliers de perles sur robes écossaises et chaussures compensées. L'ensemble ressemble à un défilé de mode — ou à l'image que l'on peut se faire de la fameuse « classe créative », moteur d'une hypothétique croissance économique du XXIe siècle selon Richard Florida, docteur de l'Université Columbia en aménagement urbain.

Ici comme ailleurs, l'horreur de Gaza devient un révélateur de notre incapacité et de notre frustration à intervenir, à arrêter le massacre et, dans ce contexte précis, à dénoncer un monde de l'art contemporain tourné sur lui-même, qui a fait de la provocation un modèle de marketing.

L'avertissement installé à l'entrée de l'exposition indiquant que certaines oeuvres « pourraient heurter la sensibilité de quelqu'un », indigne Mattar :

J'étais hors de moi lorsque j'ai vu le panneau à l'entrée. Ils avaient écrit que des références explicites à des conflits armés pouvaient rendre certaines personnes mal à l'aise. Et que les enfants de moins de 18 ans devaient être accompagnés !

« Poverty porn » et bobos

En visitant le reste de l'exposition avec Malak Mattar, d'autres paradoxes apparaissent. Elle entre dans une installation représentant un council flat (appartement à loyer réduit). L'appartement est sale, jonché de bières et de mégots. Elle, qui rêve d'un logement social pour la partie de sa famille qui, pour l'instant, a réchappé au génocide et a trouvé refuge au Royaume-Uni, n'accepte pas cette stigmatisation de la pauvreté : « Un council flat ne signifie pas forcément saleté et dégradation », juge-t-elle.

Comment ne pas penser alors à la chanson mordante du groupe de rock britannique Pulp, Common People (1995) qui raconte l'histoire d'une fille à papa grecque venue étudier à la Central Saint Martins et qui voulait vivre comme « les gens du peuple » :

Ris avec les gens du peuple
Ris avec eux, même s'ils se moquent de toi
Et des choses stupides que tu fais
Parce que tu penses que la pauvreté, c'est cool.

À voir cette exposition, l'on pense au concept de Poverty porn qui décrit ce phénomène qui réduit, à des fins sensationnalistes, les personnes à leur pauvreté, en les privant de complexité, de dignité et d'autonomie. En contexte britannique, il semble faire bon ménage avec une provocation convenue : « la proportion d'acteurs, de musiciens et d'écrivains issus de la classe ouvrière a diminué de moitié depuis les années 1970 », selon un article de la British Sociological Association2.

Le nouvel esprit du capitalisme

Le gouvernement britannique a réduit drastiquement le financement des disciplines artistiques depuis plus de deux décennies. Aujourd'hui, l'éducation au Royaume-Uni est considérée comme un modèle de business, attirant une élite globale en quête de légitimation par un diplôme anglais.

Un article du magazine britannique branché Hunger Magazine sonnait déjà l'alarme quant à la logique du marché appliquée par la Central Saint Martins and Design3. Ces « environnements transactionnels », axés sur la réussite, finissent par tuer ce pour quoi elles étaient recherchées dans un premier temps : leur capacité de rupture et de créativité. Cette exposition censée présenter les œuvres d'une nouvelle génération d'artistes est une parfaite illustration d'une homogénéisation des œuvres, d'une esthétique globalisée, bourgeoise et faussement subversive, dans la lignée du « nouvel esprit du capitalisme » analysé par Luc Boltanski et Ève Chiapello4.

Si Malak Mattar est terriblement reconnaissante d'avoir pu sortir de Gaza et de pouvoir exposer librement, il lui est difficile d'oublier ses premiers mois à Londres. Ils devaient être ses premiers moments d'émancipation artistique et individuelle, ils se sont transformés en moments d'angoisse. Les membres de sa famille étaient sous les bombes, tous séparés. Elle ne pouvait rien créer. Elle devait simplement tenter de sauver des vies. Après six mois d'errance, elle qui peignait presque exclusivement des portraits de femmes aux couleurs vives a repris ses pinceaux pour construire une immense fresque, No Words, « (Il n'y a pas de mots ») en noir et blanc. La toile représente l'errance des hommes, des femmes, des enfants et de nombreux animaux, toujours sous les bombes, toujours en fuite.

Peinture monochrome tumultueuse, représentant chaos, débris et figures humaines, avec un cheval.
Malak Mattar, No Words, huile sur lin, 2024
DR

De fait, Mattar possède une force de création et de résistance hors du commun. Au sortir de ces deux années d'études, elle a tout de même pu organiser mi-mai 2025 une exposition intitulée Falasteen (Palestine) aux Window Galleries, qui dépendent de la CSM à Granary Square. Celle-ci a été reprise et recensée par The Art Newspaper. Elle cherche, dans des œuvres toujours plus puissantes, à éveiller les consciences. Elle a ainsi été désignée directrice artistique de l'immense concert du 17 septembre à Wembley « Together for Palestine » Ensemble pour la Palestine ») organisé par le musicien Brian Eno. Cet événement caritatif a rassemblé un nombre impressionnant de groupes dont Gorillaz, Saint Levant et Neneh Cherry. Il a aussi permis à des figures de premier plan des arts et du sport de s'exprimer en soutien aux Palestiniens, dont le footballeur Éric Cantona et l'acteur Benedict Cumberbatch. Enfin, ce n'est pas un hasard si la couverture du dernier livre de la rapporteuse spéciale de l'ONU sur la situation des droits humains dans les territoires palestiniens occupés, Francesca Albanese, Quand le monde dort5 montre une peinture de l'artiste palestinienne intitulée Last Night in Gaza. Dernière nuit à Gaza »).


1NDLR. La photo a été prise en 2005, dans un village près de Naplouse. Mahfoza Oude, une Palestinienne de 60 ans a perdu des dizaines d'oliviers, source de revenus pour sa famille et symbole du soumoud, après l'envahissement de ses terres par des colons israéliens.

2«  Prospects for working-class creatives no better or worse today than in 1960s, says research  », British Sociological Association, 12 décembre 2022.

3Megan Wallace, «  The DIY Issue : That's So CSM  », Hunger Magazine, 19 novembre 2020.

4Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.

5Francesca Albanese, Quand le monde dort, Mémoires d'encrier, à paraitre le 6 octobre 2025

23.09.2025 à 06:00

« Reconnaître un État palestinien, c'est reconnaître quelqu'un qui est en train de mourir »

Rami Abou Jamous

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Ils se sont réfugiés à Rafah, ensuite à Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu de janvier 2025 — rompu par Israël le (…)

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Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Ils se sont réfugiés à Rafah, ensuite à Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu de janvier 2025 — rompu par Israël le 18 mars —, Rami est rentré chez lui avec Sabah, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

Beaucoup de gens me demandent mon avis, et celui des Palestiniens de Gaza, sur la reconnaissance de l'État palestinien par le Royaume-Uni, le Canada et l'Australie, puis par la France. L'opinion des Palestiniens de Gaza ? Ils se noient dans la souffrance. Les Gazaouis n'arrivent même pas à sortir leur tête de cette noyade pour comprendre ce qui se passe autour d'eux. Ils ne savent même pas que des pays occidentaux ont reconnu un État palestinien.

Et s'ils le savaient, ils ne s'en préoccuperaient sans doute pas. Des milliers de personnes cherchent à prendre la fuite et à trouver un abri, sous les bombardements, au milieu de massacres qui ne s'arrêtent pas. Des familles entières sont noyées dans la souffrance de la pauvreté. Les gens n'ont plus d'argent. Ils vendent les bijoux de leurs femmes. Ils vendent tous leurs biens. Simplement pour payer leur fuite. Pour aller où ? Ils ne le savent même pas.

On n'a jamais vu cela : payer des milliers de dollars pour se retrouver à la rue. Cette plongée dans la déchéance revient à environ 5 000 dollars (environ 4 240 euros), pour le moyen de transport, la location d'un bout de terrain au sud et l'achat d'une tente ou d'une bâche. Beaucoup de gens partagent la location d'un camion, jusqu'à six familles par véhicules. Autant dire qu'ils ne peuvent emporter que le strict minimum.

Ceux qui partent fuient vers la mort

Chadli, mon voisin du onzième étage, a, lui, voulu tout emporter. Quand les Israéliens ont commencé à bombarder les tours, il est parti pour le sud avec toute sa famille et tous ses biens : les lits, les meubles... Même les portes, pour faire du bois à brûler. Le transport en camion lui a coûté une fortune. Il avait la chance d'avoir trouvé un appartement dans une résidence, les immeubles d'Aïn Jalout, à côté de Nusseirat.

Une heure après leur arrivée, ils ont reçu par téléphone l'ordre d'évacuer. Et l'immeuble a été bombardé. Heureusement, Chadli était installé au premier étage, et seuls les étages supérieurs ont été détruits. Il est resté dans son appartement, où il y a quand même eu beaucoup de casse. Il est maintenant en train de chercher un autre lieu de repli. Sans succès jusqu'à présent. J'ai eu récemment sa femme au téléphone. Elle m'a dit :« On n'a pas le choix, on va rester ici à attendre. On ne sait pas quoi faire après, et on n'a nulle part où aller. »

Cet exemple montre qu'il n'y a aucun endroit sûr dans la bande de Gaza. Ceux qui partent fuient vers la mort. Les seuls choix, ce sont l'heure et la manière de mourir. Beaucoup d'autres fuient vers le sud à pied, dans la peur, dans la panique, parce qu'ils n'ont trouvé ni camion ni endroit où s'installer. On est noyés dans cette mort lente et silencieuse. Reconnaître un État palestinien, c'est reconnaître quelqu'un qui est en train de mourir. On te dit « Voilà, on te reconnaît, maintenant tu peux t'éteindre tranquillement. Tu peux t'éteindre en étant fier, parce qu'à la fin, 70 ans après, on te reconnaît ». C'est vraiment la pire chose que l'on peut entendre : « tu t'appelles Palestine, on te fait une belle cérémonie d'adieu, tu peux disparaître. »

L'occupé est en train de disparaître

Jusqu'ici ces pays occidentaux reconnaissaient l'occupant, mais pas l'occupé. C'est bien de reconnaître enfin l'occupé, mais l'occupé est en train de disparaître, et ils ne font rien pour l'empêcher. Ils savent que nous sommes en train de mourir, d'être déportés, car même l'occupant lui-même l'affirme ouvertement. La France et les autres savent qu'un génocide est en marche, mais ils se contentent de nous « reconnaître ». Tu peux partir maintenant, car on ne fera rien pour empêcher ta mort.

Les Gazaouis, eux, ne pensent qu'à survivre un jour de plus. Ces derniers jours, la fuite vers le sud ne s'est pas arrêtée. Des flots de camions défilent dans les rues de Gaza. Leur chargement dépasse de trois ou quatre mètres en hauteur, ce qui explique parfois les pannes d'Internet : ils arrachent régulièrement les câbles tendus d'un bord à l'autre de la route. Après l'ouverture pendant 48 heures de l'axe principal nord-sud, la route Salaheddine, les bombardements ont repris à l'est et au sud de la ville. Gaza est en train de se vider petit à petit.

Tout à l'heure, les Israéliens ont lancé des tracts juste à côté de chez moi, près du rond-point Ansar. Ils nous ordonnent d'aller vers le sud. Beaucoup de gens veulent partir, mais n'en ont pas les moyens. D'autres ont les moyens mais ne veulent pas partir. Souvent, ceux qui veulent rester ont déjà fait l'expérience du déplacement et de la vie sous la tente, et ils savent à quel point c'est affreux. Au contraire, nombre de ceux qui veulent partir sont restés à Gaza-ville depuis le début, ils ne peuvent imaginer ce qui les attend. Au sud, il n'y a plus aucun endroit libre.

Hier encore, il n'y avait pas de troupes israéliennes au sol dans mon environnement. Mais des quartiers entiers se vident sous les tirs des quadricoptères, ces drones armés qui visent les gens, et qui précèdent souvent des bombardements massifs. Il y a aussi les blindés télécommandés, des véhicules transformés en bombes roulantes, qui explosent un peu partout. La première cible, ce sont toujours les lieux qui abritent des déplacés, écoles ou camps de fortune.

La boussole du quartier

Ces derniers jours, les massacres ont continué dans les quartiers de Chati nord et de Sabra, entre autres. Des familles entières ont été tuées dans le bombardement de leur maison, que ce soit à Gaza-ville ou au sud. Ma famille et moi, nous sommes toujours chez nous, dans notre tour. Autour de nous, les gens hésitent. Et on en arrive à ce que je craignais : je suis devenu comme une sorte de boussole du quartier. Tout le monde me pose la question : tu restes ou tu pars ?

Je sais que si je reste, beaucoup vont rester. Si je pars, beaucoup vont partir. C'est une responsabilité trop lourde. Je ne veux pas que des gens restent chez eux uniquement parce que je ne bouge pas, et porter le poids de ce qui pourrait leur arriver.

Beaucoup de ceux qui sont partis vers le sud y ont été assassinés, massacrés. Il n'y a pas de « zone humanitaire » au sud comme le prétendent les Israéliens. Ils emploient beaucoup plus de force que d'habitude, dans le but de déplacer tout le monde, afin de nous déporter vers l'étranger. Pour le moment, je ne sais pas comment la situation va évoluer, je n'en ai aucune idée. J'espère seulement que tout cela va s'arrêter.

16.09.2025 à 06:00

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Tous les vendredis, nous publions une lettre d'information, qui vous présente les reportages, analyses et enquêtes publiés durant la semaine, notamment les publications de notre correspondant à Gaza Rami Abou Jamous, prix Bayeux des correspondants de guerre 2024. Par ailleurs, Orient XXI existe non seulement en français, mais aussi en arabe, persan, anglais, espagnol et italien.

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03.09.2025 à 06:00

Palestine. À New York, la subversion du droit international

Rafaëlle Maison

La reconnaissance d'un État palestinien par plusieurs pays occidentaux est présentée comme le point fort de la prochaine réunion de l'Assemblée générale de l'ONU à New York, du 9 au 23 septembre 2025. En réalité, la France et l'Arabie saoudite chercheront à convaincre l'ensemble des États membres des Nations Unies de se rallier à une déclaration posant les principes de règlement du « conflit israélo-palestinien ». Un texte qui pourrait sceller l'abandon du droit international concernant la (…)

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La reconnaissance d'un État palestinien par plusieurs pays occidentaux est présentée comme le point fort de la prochaine réunion de l'Assemblée générale de l'ONU à New York, du 9 au 23 septembre 2025. En réalité, la France et l'Arabie saoudite chercheront à convaincre l'ensemble des États membres des Nations Unies de se rallier à une déclaration posant les principes de règlement du « conflit israélo-palestinien ». Un texte qui pourrait sceller l'abandon du droit international concernant la Palestine.

Il y a plus d'un an, dans son avis historique du 19 juillet 2024, la Cour internationale de justice (CIJ) a rappelé les éléments essentiels du droit international s'agissant de l'occupation par Israël du territoire palestinien, y compris Gaza. Donnant suite à cet avis, l'Assemblée générale des Nations unies (AGNU) a adopté, le 18 septembre 2024, une résolution engageant les États à adopter des mesures de sanction contre Israël afin de l'obliger à se retirer du territoire palestinien occupé, et ceci dans le délai d'un an, soit en septembre 2025. Par ailleurs, dans ses ordonnances relatives à Gaza, la Cour rappelait les obligations de tous les États Parties à la Convention sur le génocide aux fins de prévenir et de ne pas se rendre complices d'un génocide. Fin septembre 2024, le cadre était donc clairement posé aux Nations unies, sur la base d'une analyse objective du droit international. Mais plusieurs inflexions sont rapidement apparues.

D'abord, la majorité des États s'est abstenue de prendre les mesures exigées. Puis, l'Assemblée générale a décidé de soutenir une conférence internationale (résolution 79/81 du 3 décembre 2024) dont la présidence sera assurée par la France et l'Arabie saoudite. Enfin, au lieu d'accentuer ses demandes de sanctions face à un génocide mis en œuvre, notamment, par la privation de biens essentiels à la survie, l'Assemblée générale s'est contentée de demander à la CIJ un nouvel avis sur l'entrave à l'aide humanitaire sans même mentionner le génocide (résolution 79/232 du 19 décembre 2024). En présence de résolutions extrêmement décevantes, on pouvait s'attendre aux résultats de la Conférence de New York, présidée, fin juillet 2025, par la France et l'Arabie Saoudite, et à laquelle n'ont pourtant participé ni Israël ni les États-Unis. Ces résultats frappent tout de même par leur potentiel de subversion du droit rappelé par la CIJ en 2024.

Un État diminué

Le texte avancé sous la présidence française et saoudienne de la Conférence de New York annonce les principes de règlement du « conflit israélo-palestinien ». Cette « déclaration sur le règlement pacifique de la question de Palestine et la mise en œuvre de la solution des deux États » est aussi soutenue par les États ou organisations régionales ayant animé les « groupes de travail » de la Conférence. Se sont donc déjà ralliés à cette déclaration 15 États1, ainsi que la Ligue des États arabes et l'Union européenne. Tout l'enjeu est désormais, pour la France et l'Arabie saoudite, d'obtenir de l'ensemble des États membres des Nations unies qu'ils approuvent la déclaration, comme en témoigne la lettre adressée par la France et l'Arabie saoudite aux délégations étatiques à New York le 29 juillet 20252.

C'est bien sûr la « solution à deux États » qui est promue dans ce document. Mais la nature de l'État palestinien qu'il est question de soutenir rend cette solution plus qu'incertaine. Saluant les engagements récemment pris par le président de l'Autorité palestinienne Mahmoud Abbas, la déclaration souligne en effet que la Palestine « n'a pas l'intention de devenir un État militarisé ». Dans ce contexte, c'est un processus de « désarmement, démobilisation et réintégration » (DDR) qui doit être mené à bien, dans lequel le Hamas devrait remettre ses armes à l'Autorité palestinienne (§ 11 de la déclaration). D'un point de vue politique, il s'agit aussi d'écarter le Hamas du pouvoir à Gaza puis, après un cessez-le-feu, d'organiser des élections démocratiques dans le délai d'un an. Pourtant, la « compétition démocratique » envisagée ne serait soutenue que si elle s'organise « entre acteurs palestiniens engagés à respecter le programme politique et les engagements internationaux de l'OLP » (§ 22 de la déclaration). Sous couvert d'une aide à l'émancipation palestinienne, le texte soutient en réalité la création d'un État palestinien démilitarisé, qui sera donc soumis à l'expansionnisme israélien. Les expressions politiques autorisées dans le cadre des élections espérées seraient également limitées, de même, d'ailleurs, que les choix de politique économique que pourrait retenir le prétendu « État » de Palestine.

Car s'il est question de « promouvoir le développement économique de la Palestine », ce sera pour « faciliter le commerce » et « améliorer la compétitivité du secteur privé palestinien » sur la base d'une révision du Protocole de Paris relatif aux relations économiques, conclu dans le cadre du processus d'Oslo (§ 27 de la déclaration). L'assistance internationale, présentée comme relevant de « donateurs », devrait permettre à l'Autorité palestinienne de « mettre en œuvre son programme de réformes ». Ces « réformes crédibles » devront mettre l'accent « sur la bonne gouvernance, la transparence, la viabilité des finances publiques, la lutte contre l'incitation à la violence et les discours de haine, la fourniture de services, l'environnement des affaires et le développement » (§ 21 de la déclaration). Ces formules résonnent bien comme un programme libéral, obérant les choix souverains de l'État à venir et exigeant — de manière apparemment incongrue, mais en réalité significative — un contrôle sur la liberté d'expression.

Dans la même veine, résolument inquiétante, le texte envisage la fin de l'action de l'UNRWA, l'Agence onusienne en charge des réfugiés palestiniens, puisque celle-ci devrait « remettre ses “services publics” dans le territoire palestinien aux institutions palestiniennes dûment habilitées et préparées ». Ceci interviendra « lorsqu'une solution juste au problème des réfugiés » aura été trouvée (§ 14 de la déclaration), dans un « cadre régional et international apportant une aide appropriée au règlement de la question des réfugiés, tout en réaffirmant le droit au retour » (§ 39 de la déclaration). La formule, particulièrement floue, n'envisage pas de mettre en œuvre ou faciliter le droit au retour. Elle ne vise probablement que la compensation due en cas de non-retour, sur la base de la résolution 194 de l'Assemblée générale de décembre 1948.

Cet ensemble de principes semble bien soutenir en partie l'agenda israélien, qui, comme le souligne Monique Chemillier-Gendreau dans son dernier ouvrage, est de « rendre impossible un État palestinien »3. Il s'agit de rendre impossible un État souverain, en soutenant une entité sous contrôle, un État privé des attributs essentiels de la souveraineté. D'ailleurs, en matière sécuritaire, l'État à venir devra, « dans le rejet constant de la violence et du terrorisme », « travailler à des arrangements de sécurité bénéfiques pour toutes les Parties », en l'occurrence Israël (§ 20 de la déclaration). C'est donc le prolongement de la coopération sécuritaire de l'Autorité palestinienne avec Israël qui conditionnera le déploiement de la « mission internationale temporaire de stabilisation » annoncée dans la déclaration. Cette mission, comprenant des forces armées, viendrait faciliter le respect du cessez-le-feu et de l'accord de paix à venir, en apportant des « garanties de sécurité à la Palestine et à Israël » (§ 16 de la déclaration). Elle devrait être mandatée par le Conseil de sécurité, ce qui apparaît totalement illusoire et omet le rôle que pourrait tenir l'Assemblée générale dans le déploiement d'une opération visant à forcer le siège de Gaza.

Tels sont les principes qui sont présentés à l'ensemble des États membres de Nations unies : ils relèvent d'une ingénierie politique vouée soit à l'échec, soit à la soumission.

Condamnation de la lutte armée, innocence d'Israël

Mais une version encore plus radicale de ce programme, annonçant l'effacement des responsabilités d'Israël, est également présentée par plusieurs États lançant, fin juillet 2025, un « Appel de New York ». Il s'agit d'une brève déclaration de quinze États occidentaux, parmi lesquels on trouve étonnamment l'Espagne, l'Irlande et la Slovénie4. Cet appel vient, de manière quasi indécente, effacer la réalité des crimes commis par Israël et stigmatiser la lutte armée palestinienne.

L'appel commence par une référence au 7 octobre 2023, les États condamnant « l'odieuse attaque terroriste antisémite perpétrée ». Ils reprennent ainsi d'emblée la rhétorique israélienne, assimilant la lutte armée palestinienne à une entreprise visant, par nature, les juifs. S'agissant de la situation humanitaire contemporaine à Gaza, les États se limitent en revanche à exprimer « une vive préoccupation », sans imputer à quiconque la responsabilité « du nombre élevé de victimes civiles » (sic). Ce qui est soutenu immédiatement, pour Gaza, est beaucoup plus favorable à Israël que l'accord de cessez-le-feu pourtant présenté par les États-Unis au printemps 2024, et validé par le Conseil de sécurité avant d'être rompu par Israël en mars 2025. Les quinze États de l'appel de New York se contentent d'exiger « un cessez-le-feu immédiat, la libération immédiate et inconditionnelle de tous les otages détenus par le Hamas et la restitution de leurs dépouilles, ainsi que la garantie d'un accès humanitaire sans entraves ». Il n'est pas ici question d'échanges de prisonniers, ni du retrait de la bande de Gaza par Israël ou de la fin du siège génocidaire. Il s'agit plutôt d'une demande de reddition, teintée de considérations humanitaires, puisque le « jour d'après » à Gaza devra comprendre « le désarmement du Hamas ».

En définitive, l'appel de New York n'est pas un appel à la reconnaissance de la Palestine, dont on peut rappeler qu'elle est déjà reconnue par 148 États et considérée comme un État non membre de l'ONU depuis 2012. Il s'agit, littéralement, d'un appel à la normalisation, c'est-à-dire à la reconnaissance d'Israël par ceux des États qui ne l'ont pas encore formellement reconnu. Les quinze signataires affirment sans ambiguïté, en fin de texte, appeler « les pays qui ne l'ont pas encore fait à établir des relations normales avec Israël et à exprimer leur volonté d'entamer des discussions concernant l'intégration régionale de l'État d'Israël ». Les relations avec Israël doivent donc être « normales », alors même que des sanctions ont été soutenues, comme on l'a rappelé, par la CIJ puis l'Assemblée générale, en raison des violations patentes de normes fondamentales du droit international par cet État. Ces violations devraient plutôt conduire à envisager d'exclure Israël de l'ONU ou des travaux de son organe plénier. Dans l'appel, le soutien à la Palestine est, à l'inverse, étroitement conditionné aux engagements pris par Mahmoud Abbas qui sont dûment rappelés, comme dans la déclaration de New York évoquée ci-dessus. Les États « saluent » ainsi :

les engagements pris (…), à savoir : (i) condamner les attaques terroristes du 7 octobre (ii) appeler à la libération des otages et au désarmement du Hamas (iii) mettre un terme au système de versements aux prisonniers (iv) réformer le système éducatif (v) demander l'organisation d'élections dans l'année à venir pour insuffler un renouvellement des générations et (vi) accepter le principe d'un État de Palestine démilitarisé.

Dans l'appel, comme dans la déclaration, toute référence au génocide en cours est proscrite. Il n'y est même jamais question des ordonnances de la CIJ visant Israël ou l'Allemagne, et rappelant tous les États Parties à la Convention de 1948 à leurs obligations de prévenir ou de faire cesser le génocide.

Effacer les acquis judiciaires de 2024

La validation par l'Assemblée générale des Nations unies de la déclaration de New York scellerait donc une nouvelle trahison de la Palestine. Basée sur l'illusion prolongée d'une possible acceptation par Israël d'un État palestinien, elle préconise aussi une méthode éculée, celle de la négociation bilatérale sous influence occidentale. Il s'agit en effet de « soutenir la conclusion et la mise en œuvre d'un accord de paix entre Israël et la Palestine (…) conformément au mandat de Madrid, notamment le principe de l'échange de territoires contre la paix » (§ 7 de la déclaration). En l'absence de négociations entre les Parties, c'est la reconnaissance conditionnée de la Palestine qui devrait initier la solution politique promue (§ 25 de la déclaration).

Mais doit-on finalement parler d'illusion ? À ce stade génocidaire de l'oppression des Palestiniens, il ne s'agit plus seulement « d'illusions néfastes »,, mais d'un « aveuglement volontaire » prospérant sur une « ambiguïté entretenue » de soutien à la Palestine, des tendances déjà dénoncées par Monique Chemillier-Gendreau5, et qui ne trompent plus. Le projet franco-saoudien est bien la dernière étape, à ce jour, de la « guerre contre la Palestine » décrite par l'historien Rashid Khalidi6. En plus de l'effacement des obligations de prévenir et faire cesser le génocide, les sanctions devant être adoptées par les États pour mettre fin à l'occupation sont minimisées (§§ 32 et 33 de la déclaration). Et si le droit à l'autodétermination est bien évoqué dans la déclaration (§§ 25 et 30), son essence est profondément affectée par l'ingénierie retenue : pas de souveraineté politique ni économique pour l'État à venir, pas de capacités de défense, mais un système de police visant à assurer la sécurité d'Israël. C'est le prolongement d'Oslo, c'est-à-dire la garantie de l'inexistence d'un gouvernement palestinien indépendant. Certes, le projet ne consacre pas directement l'expansionnisme israélien ni le génocide de Gaza : c'eût été impossible. Mais il n'envisage jamais la responsabilité juridique d'Israël. En somme, on peut sérieusement affirmer que les promoteurs de la Conférence de New York ont cherché à effacer l'acquis judiciaire de l'année 2024. Ils n'ont pas plus l'intention de favoriser une autodétermination réelle qu'ils n'ont l'intention de forcer Israël à mettre un terme à son occupation illicite et au génocide, ou de mettre en œuvre la responsabilité de cet État.

L'Assemblée générale des Nations unies acceptera-t-elle en septembre 2025, contre ses propres résolutions, d'effacer le droit international dit par la CIJ en 2024 ? Il faudrait alors reconsidérer le sens que l'Assemblée générale a, un temps, donné à sa « responsabilité permanente » s'agissant de la Palestine, et admettre qu'elle soutient désormais, en situation de génocide, une injustice majeure, sous couvert de la reconnaissance d'un État palestinien fantoche. Les peuples doivent exiger de leurs gouvernements qu'ils ne contribuent pas à cet enterrement du droit international.

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1Il s'agit du Brésil, du Canada, de l'Égypte, de l'Espagne, de l'Indonésie, de l'Irlande, de l'Italie, du Japon, de la Jordanie, du Mexique, de la Norvège, du Qatar, du Royaume-Uni, du Sénégal et de la Turquie.

2Lettre du 29 juillet 2025 : «  Les 19 coprésidents encouragent votre mission permanente à approuver ce document final avant la fin de la 79e session de l'Assemblée générale à New York  ».

3Monique Chemillier-Gendreau, Rendre impossible un État palestinien, l'objectif d'Israël depuis sa création, Textuel, 2025.

4Les quinze sont : Andorre, Australie, Canada, Espagne, Finlande, France, Irlande, Islande, Luxembourg, Malte, Norvège, Nouvelle-Zélande, Portugal, Saint-Marin, Slovénie.

5Monique Chemillier Gendreau, op.cit.

6Rashid Khalidi, The Hundred years' war on Palestine, Profile Books, 2020.

10.04.2025 à 06:00

Maâti Monjib. « La corruption est partout au Maroc »

Omar Brouksy

Entretien avec Maâti Monjib, historien franco-marocain, qui, après trois jours de grève de la faim, menace de la reprendre pour protester contre son interdiction de quitter le territoire marocain pour assister à un colloque organisé par l'Université de la Sorbonne. D'une voix diminuée par la grève de la faim entamée le 3 avril 2025, le jour même où il a été interdit, à l'aéroport de Rabat, de quitter le territoire à l'invitation de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Maâti Monjib (…)

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Entretien avec Maâti Monjib, historien franco-marocain, qui, après trois jours de grève de la faim, menace de la reprendre pour protester contre son interdiction de quitter le territoire marocain pour assister à un colloque organisé par l'Université de la Sorbonne.

D'une voix diminuée par la grève de la faim entamée le 3 avril 2025, le jour même où il a été interdit, à l'aéroport de Rabat, de quitter le territoire à l'invitation de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Maâti Monjib raconte son calvaire politique et judiciaire qui dure depuis plus de cinq ans. Son tort ? Il fait partie des voix de la gauche marocaine qui appellent à une véritable réforme du régime monarchique.

Historien franco-marocain de renom, Monjib, 63 ans, a été gracié par le roi en juillet 2024 des poursuites politiquement motivées (notamment « blanchiment d'argent ») dont il a été la cible, ainsi que plusieurs journalistes et militants. Mais cette décision royale n'a pas eu d'effet sur son cas. Sa suspension de l'Université de Rabat, où il enseignait l'histoire politique contemporaine du Maroc, n'a donc pas été annulée et ses biens, y compris sa voiture et son compte bancaire, sont gelés. D'autant que l'affaiblissement de l'état de santé du roi semble avoir renforcé, et élargi, la marge de manœuvre de l'entourage royal sécuritaire, incarné par Fouad Ali El Himma (conseiller et ami d'enfance du monarque), Abdellatif Hammouchi (patron de la police politique) et, dans une moindre mesure, Yassine Mansouri, le chef de la Direction générale des études et de la documentation (DGED), l'équivalent de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) en France.

Omar Brouksy.— Que s'est-il passé lorsque vous avez essayé de quitter le Maroc le jeudi 3 avril ?

Maâti Monjib.— Je suis arrivé à l'aéroport de Rabat-Salé vers 11 heures. Au début, j'avoue que j'étais inquiet, car j'ai vu deux « visages familiers ». Je les connais et ils me connaissent depuis quelques années. Pourtant, j'ai eu très vite ma carte d'embarquement. Cela m'a redonné espoir. Mais au moment où je m'orientais vers le box des policiers pour faire tamponner mon passeport, j'ai constaté la présence d'un autre « visage familier ». Mon cœur, affaibli par l'arythmie, a commencé à battre plus fort.

« Vous êtes dans l'ordinateur »

J'ai présenté mon passeport à une policière tirée à quatre épingles, protégée par une vitre épaisse, mais transparente. Elle a vérifié et revérifié mon document. Après l'avoir passé et repassé sur une machine électronique, elle m'a dit : « Rien à faire monsieur. Vous ne pouvez pas passer. Vous êtes interdit de quitter le territoire. » J'ai demandé à voir son supérieur. Un officier en civil est arrivé en quelques secondes. Je lui ai expliqué qu'une interdiction légale de quitter le territoire ne peut pas dépasser un an. Il m'a répondu : « Je sais, mais vous êtes dans l'ordinateur. » J'ai rétorqué « Et alors ? ». Ma question restera sans réponse.

J'ai retrouvé mes amis défenseurs des droits humains au café de l'aéroport. Ils étaient venus à l'aéroport par solidarité. Parmi eux Khadija Ryadi, un véritable soldat des libertés au Maroc et prix des Droits humains des Nations unies en 2013. J'ai annoncé, la voix étranglée par la colère, mon entrée immédiate dans une grève de la faim de trois jours.

O.B.— Pourquoi avez-vous décidé d'entamer une grève de la faim alors que votre santé est fragile ? Vous êtes cardiaque et diabétique…

M.M.— Je suis pacifique de nature et j'ai toujours utilisé des méthodes pacifiques : souffrir pour se faire entendre. J'ai déjà fait jouer tous les outils judiciaires et politiques à ma disposition. Les quelques hommes puissants du royaume — à l'exception du roi — ont été contactés par des amis communs. Rien à faire. Toujours les mêmes remontrances que je peux résumer ainsi : « Monsieur Monjib veut réunir les islamistes et les gauchistes de tout bord pour abattre la monarchie. Il rêve. Mais son rêve est dangereux. C'est un fattan (instigateur de guerre civile). De plus, c'est quasiment le seul Marocain qui fait montre d'irrévérence à l'égard des symboles de la monarchie… » Je reprendrais la grève si l'interdiction est maintenue.

Pour une monarchie constitutionnelle

O.B.— Qu'est-ce que vous leur répondez ?

M.M.— Je commence par leur dernier argument. Je milite pacifiquement, par ma parole et mes écrits, depuis toujours, pour un vrai régime parlementaire qui protège les libertés et droits des citoyens. Dans un tel régime, le roi règne sans gouverner. C'est la seule façon de concilier monarchie et démocratie. Sinon c'est le despotisme, la rente et la corruption qui dominent. Regardez comment, il y a quelques semaines, le chef du gouvernement Aziz Akhannouch est devenu à la fois sujet et metteur en scène d'un scandale grotesque de conflit d'intérêts. Il s'agit de l'affaire de la grande station de dessalement à Casablanca : son holding familial a remporté le marché dans le cadre des partenariats public-privé1 En plus, il subventionnera en tant que chef du gouvernement ce projet, son propre projet, dans le cadre de la charte d'investissement. Vous en rendez-vous compte ? Un chef du gouvernement signe avec lui-même une convention d'investissement stratégique gigantesque tout en s'accordant une subvention de plusieurs milliards, sous le prétexte qu'il ne dirige pas personnellement sa holding. Même dans un film de science-fiction, on ne le croirait pas.

Sans oublier l'autre conflit d'intérêts et soupçons de délit d'initié dans l'affaire du gisement de gaz à Tendrara (région orientale)2. De tels scandales avaient fait l'objet d'une enquête du journaliste indépendant Youssef El Hireche3. Conséquence : il a été condamné l'année dernière à dix-huit mois de prison ferme4.

La corruption est partout au Maroc. Elle touche même les petites classes moyennes. La santé et l'éducation sont profondément touchées. D'où leur état de délabrement avancé. Un bachelier de niveau moyen a des difficultés à écrire une lettre manuscrite correcte de demande de travail. Regardez aussi comment les premiers responsables des institutions de gouvernance sont renvoyés, poussés à la démission ou humiliés quand ils tentent de faire leur travail. Le dernier exemple date du mois de mars : Bachir Rachdi, limogé par le roi de la direction de l'Instance de lutte contre la corruption. Avant lui c'était Driss Guerraoui, un grand économiste et homme honnête, ancien directeur du conseil de la concurrence. Sa faute ? Il avait donné la preuve, documents officiels à l'appui, que les grands distributeurs de carburants, y compris celui qui appartient au holding du chef du gouvernement, organisaient presque au grand jour une entente (illégale) sur les prix à la pompe. Ils voulaient contourner la baisse substantielle des subventions étatiques à ce secteur, décidée sous la pression de la rue, à la suite du « Printemps arabe ». Le gouvernement Akhannouch est en passe de liquider les quelques « acquis » du « Printemps marocain ».

O.B.— Est-ce que vos biens continuent toujours d'être gelés par les autorités marocaines ?

M.M.— Oui, mon compte bancaire est gelé, et je n'ai pas le droit de vendre ma voiture ou mon domicile. Cela dure depuis plus de quatre ans. C'est totalement illégal, et c'est pour cela que la « justice » ne nous fournit aucun document écrit, ni à mes avocats ni à moi, qui attesterait que mes biens sont saisis. Vu l'expérience traumatisante du « Printemps arabe », les juges aux ordres ne veulent pas laisser de traces gênantes. Ces restrictions et mesures de surveillance judiciaire sont des jugements qui doivent être rendus et prononcés et une copie signée doit être remise à la défense si celle-ci le demande. Rien de tout cela n'est respecté dans mon cas. Mes avocats sont même interdits de photocopier mon dossier. Comment voulez-vous qu'ils puissent préparer ma défense ? D'ailleurs, ils n'ont pas besoin de me défendre, me disent des amis pour plaisanter. De fait, depuis 2021, mon procès est au point mort. La dernière convocation à paraître devant le juge d'instruction que j'ai reçue date du 27 janvier 2021.

O.B.— Qu'en est-il de votre situation à l'université ? Est-ce que la grâce royale a modifié quelque chose à votre situation judiciaire ?

M.M.— Je suis toujours suspendu de mon travail comme professeur d'histoire à l'Université Mohammed V de Rabat. Je n'ai pas été réintégré alors que la grâce royale implique le rétablissement de tous mes droits d'enseignant-chercheur. Elle précise explicitement le numéro du dossier judiciaire concerné. De fait, j'ai plusieurs procès en suspens… Cela fait partie de leur stratégie de pression tous azimuts pour fatiguer ceux qu'ils appellent « dissidents » en privé et « délinquants » dans leur presse diffamatoire.

« Une pression maximale sur la société »

O.B.— Comment expliquer cet acharnement contre vous ?

M.M.— Cet acharnement contre moi et contre quelques autres critiques du régime comme Fouad Abdelmoumni, Omar Radi, Soulaiman Raissouni ou la poétesse Saida Alami fait partie de ce que j'appelle « l'économie de répression ». Celle-ci, conçue par la police politique, vise à réaliser deux objectifs difficilement conciliables, mais qui connaît un relatif succès : exercer un contrôle maximal sur la société par le moyen d'une répression quantitativement minimale. Exemple : mettre le moins de personnes possible en prison tout en exerçant une pression maximale sur la société : poursuites judiciaires multiples, pressions sur la famille et l'entourage proche, diffamation (dans mon cas cet outil abject de « gouvernance » à la marocaine s'est traduit parfois par plusieurs centaines d'articles de dénigrement par mois, dans le cas de Radi aussi), licenciement abusif des activistes ou de membres de leur famille…

Pourquoi cette ingéniosité maléfique ? C'est tout simplement pour garder une bonne image du « plus beau pays du monde » à l'extérieur, tout en disséminant un climat délétère de peur, de suspicion, de délation. Une ambiance égoïste du chacun pour soi s'est installée peu à peu. Il est loin le temps où l'on chantait à tue-tête les slogans révolutionnaires du Mouvement du 20 février (2011). Maintenant si tu parles politique dans un bus, les gens se détournent de toi ostensiblement. Résultat, la peur règne partout au Maroc.

Le cas de Boualem Sansal

O.B.— Est-ce que la détérioration de l'état de santé du roi renforce le pouvoir de l'entourage sécuritaire ?

M.M.— Oui tout à fait. Ledit entourage contrôle quasi totalement le circuit de répartition du pouvoir. Il monopolise aussi le contrôle de l'information stratégique.

O.B.— Comment expliquer le fait que Boualem Sansal, cet écrivain franco-algérien connu pour sa grande proximité envers l'extrême droite en France, soit soutenu par toute l'élite politique et médiatique française et pas vous ?

M.M.— La réponse est simple : je suis de gauche, Sansal est à l'extrême droite. Il y a eu durant les dernières années un glissement massif de la société française vers la droite extrême. Et cela explique la différence de traitement des cas Sansal et Monjib. Toutefois, il ne faut jamais mettre un écrivain en prison pour ses écrits ou ses déclarations. Je demande donc la libération de Sansal.

O.B.— Votre cas n'est pas unique. Il reste d'autres détenus politiques au Maroc. Comment expliquer la persistance de ce phénomène ?

Au Maroc on dit « Drablekbirykhafsghir » (tape le grand, les petits auront peur). Voilà pourquoi il y a toujours d'autres personnes emblématiques en prison comme le grand avocat et ancien ministre des droits humains Mohamed Ziane. On peut citer aussi des leaders connus du Hirak du Rif, Nasser Zefzafi, Nabil Ahamjik et Mohamed Jelloul et trois autres détenus depuis huit ans. Les hirakis les moins connus, des centaines, ont été libérés après quelques jours ou quelques mois de détention. C'est finalement assez banal comme stratagème de contrôle : montrer les muscles pour ne pas (trop) les utiliser.


1NDLR. Le consortium ayant remporté le projet inclut la société Afriquia Gaz, propriété d'Aziz Akhannouch. Le contrat est estimé à environ 6,5 milliards de dirhams (623 millions d'euros).

2NDLR. Une unité de liquéfaction de gaz est construite à Tendrara, dans l'est du Maroc, par la société britannique Sound Energy. Le gaz liquéfié sera ensuite commercialisé par Afriquia Gaz, filiale du groupe marocain Akwa détenu par les familles Akhannouch et Wakrim. Depuis 1995, Aziz Akhannouch et Ali Wakrim sont à la tête de ce holding familial.

3NDLR. Cette enquête a été publiée en mai 2023 par les journalistes Khalid Elberhli et Youssef El Hireche dans le journal marocain arabophone Assahifa.

4NDLR. Youssef El Hireche a été arrêté en mars 2024. Il était accusé d'«  atteinte à un agent public  », d'«  outrage à un corps constitué  » et de «  diffusion d'informations privées sans consentement  » suite à des publications sur les réseaux sociaux. Il a été libéré par grâce royale le 29 juillet 2024.

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