27.06.2025 à 06:00
Sara Al-Ramahi
Embryonnaire dans les années 1960, émergente dans les années 1970, politique et prolifique dans les années 1990 et 2000, la proposition théâtrale en Jordanie connaît aujourd'hui un effilochement. De renaissance en constat d'échec, le secteur veut se structurer et refuse le tomber de rideau. Une fois encore, Musa Hijazin monte sur scène pour interpréter le personnage de Somaa, bien connu du public jordanien pour ses critiques humoristiques mêlant politique et vie quotidienne. Employé au (…)
- Lu, vu, entendu / Jordanie, ThéâtreEmbryonnaire dans les années 1960, émergente dans les années 1970, politique et prolifique dans les années 1990 et 2000, la proposition théâtrale en Jordanie connaît aujourd'hui un effilochement. De renaissance en constat d'échec, le secteur veut se structurer et refuse le tomber de rideau.
Une fois encore, Musa Hijazin monte sur scène pour interpréter le personnage de Somaa, bien connu du public jordanien pour ses critiques humoristiques mêlant politique et vie quotidienne. Employé au Café du Peuple, un modeste établissement fréquenté par les habitants du quartier, Somaa a pour habitude de s'interroger à voix haute sur les sujets qui le préoccupent, tandis que les clients cherchent à le faire taire. Sa spontanéité finit par l'envoyer en prison où, là aussi, les détenus lui reprochent son indocilité et son refus obstiné d'être « un citoyen sur commande ». Face au responsable de la division « Pain et Fourrage », il n'hésite pas à s'écrier : « Jadis, ce pays était l'un des greniers à blé de Rome, et vous, vous le laissez mendier une miche de pain… libérez le pain pour que les gens se libèrent. »
La pièce, dont la première a eu lieu en 1997, évoque les émeutes du pain qui avaient éclaté en Jordanie l'année précédente. Écrite et mise en scène par Mohammed Al-Chawaqfeh, elle fait partie d'un recueil de textes politiques satiriques produit par le duo Al-Chawaqfeh et Hijazin entre 1992 et 2006. Les deux hommes s'étaient rencontrés alors qu'Al-Chawaqfeh venait d'achever ses études en Yougoslavie. Celui-ci avait fait forte impression sur Hijazin, qui appréciait sa culture et saluait son souci de justice sociale autant que sa volonté d'œuvrer à une production culturelle de qualité en Jordanie.
C'est en 1992 que le duo produit sa première pièce, intitulée Hey, America. Les deux artistes avaient déjà connu le succès avec Zaman al-chaqlaba (« Le temps de la pirouette »), une œuvre de Nabil Al-Machini qui, après une tournée triomphale en Jordanie, avait été jouée dans cinq États américains. Ils collaborent ainsi durant plusieurs années, avançant tous les frais et comptant sur la billetterie pour couvrir les coûts de production (location de la salle, salaires des comédiens, éclairage, décor, etc.). Avec un public au rendez-vous, puisqu'ils font salle comble partout. Cette popularité, qui constitue à leurs yeux la meilleure preuve de réussite, leur permet de multiplier les représentations dans les pays arabes et à l'international jusqu'à la fin des années 1990. Al'an fahmatkoum (« Maintenant, je vous ai compris »), est la dernière pièce dans laquelle ait joué Hijazin, en 2011 et 2012. Écrite par Ahmad Hassan Al-Zoubi et mise en scène par Mohammed Al-Damour, l'œuvre traite des révoltes d'alors dans le monde arabe, les fameux « printemps ». Après cela, le rideau est tombé sur la scène du Théâtre Concorde, jusqu'à ce qu'en 2017 le dramaturge Abdelssalam Qabilat décide de reprendre la salle sous le nom de Masrah Al-Chams (Théâtre du Soleil).
Qabilat est revenu de Russie, où il s'était installé, avec l'intention d'investir dans un théâtre qui proposerait des représentations permanentes, à la manière du théâtre de répertoire, dans le but de relancer la production culturelle locale. Persuadé que les bouleversements politiques survenus dans la région sont favorables à une telle entreprise en Jordanie, l'artiste compte sur l'État pour prendre son projet en charge. Il n'en est rien et, huit années durant, il puise dans ses deniers personnels sans retour financier. « Je m'attendais naïvement à ce que l'État s'intéresse à ce projet. Dans les années 1980 et 1990, le théâtre avait commencé à se développer en Jordanie, mais l'aventure a rapidement tourné court », déplore Qabilat.
Pour restaurer le Théâtre du Soleil, il a fallu se raccorder aux réseaux d'eau et d'électricité, reconstruire la scène, remplacer les fauteuils de bois et ajouter des salles de répétition et des coulisses. Trois mois de travail intense pour pouvoir proposer une formule autre que celle des festivals qui, selon Qabilat, a détourné des salles un public censé être le socle de la production théâtrale. Les politiques culturelles de ces vingt-cinq dernières années ont en effet imposé un modèle aux allures de performance donnée par des artistes privés de public, déplore l'artiste. « Le public allait au théâtre parce qu'on y racontait des histoires qui le concernent, mais aujourd'hui il en est totalement exclu. »
La naissance du cadre théâtral remonte à 1962, au moment de la fondation de l'université jordanienne, avec la Famille du Théâtre universitaire, troupe créée entre autres par Nabil Al-Machini, Nabil Suwalheh, Souha Awad et Qamar Al-Safadi, puis avec le Cercle de la culture et des arts en 1966, puis la Famille du Théâtre jordanien. Dans les années 1970, les contours d'une scène locale se précisent, avec le retour de nombreux artistes partis se former à la comédie et à la dramaturgie dans des établissements arabes et internationaux. Plus tard sont créés le département d'arts dramatiques à l'université de Yarmouk et le centre de formation aux arts dépendant du ministère de la culture. Dans les années 1990, les relations du royaume avec certains pays de la région ayant souffert de la guerre du Golfe, la demande d'œuvres jordaniennes diminue dans le monde arabe. Les artistes se tournent alors vers le théâtre local, tandis que, de son côté, le ministère de la culture subventionne de nombreuses productions.
Au milieu des années 1990, la troupe Al-Fawanis (Les Lanternes) avait tenté d'instaurer un espace de liberté avec les Journées théâtrales d'Amman, un festival indépendant qui programmait des troupes arabes et internationales. Mais au bout de seize éditions, le manque de soutien financier, matériel et logistique a eu raison de l'événement.
Avec quelque 11 millions de dinars jordaniens (13,5 millions d'euros), le ministère dispose cette année d'un budget en hausse, alors que celui-ci était tombé en 2020 à son plus bas niveau, 7 millions de dinars (8,5 millions d'euros). Si la plus grande part des dépenses concerne des projets de développement culturel — diversification des formations artistiques, parrainage des jeunes talents et soutien à des projets et à des instances culturelles —, les intervenants du théâtre n'ont constaté aucune incidence concrète sur leur situation, regrette le metteur en scène Abdelsalam Qubailat. Pour celui-ci, le problème va au-delà du volet financier et réside surtout dans le peu d'intérêt accordé au théâtre et à la création en général.
Pour Hayat Jaber, directrice exécutive du Théâtre du Soleil, c'est le public qui joue un rôle déterminant dans la pérennité du théâtre. Non seulement en sa qualité, essentielle, de critique, mais aussi en tant que source de financement. En ce sens, l'existence d'une billetterie fixe permettrait de restaurer la relation avec les spectateurs en les amenant à intégrer le théâtre dans leur vie. En payant leur place, ils éviteraient au secteur de dépendre de l'octroi de fonds. De l'avis de Hayat Jaber, une telle dépendance est désastreuse, dans la mesure où elle fait de l'artiste un « sujet » dont la production doit répondre aux directives du financeur. L'artiste se retrouve ainsi dans la position de l'intellectuel de cour qui se soumet aux conditions imposées par le pouvoir financier. Dans la situation actuelle, les subventions sont sans doute nécessaires pour maintenir la production, reconnaît Hayat Jaber. Mais en comptant sur ce seul moyen de fonctionnement, l'institution culturelle risque de se retrouver en décalage avec les mutations en cours dans le monde arabe.
Dans son dernier ouvrage1, Hanan Toukan, chargée d'études sur le Moyen-Orient au Bard College Berlin, évoque les incidences politiques sur le secteur de l'art et de la culture dans le monde arabe. Bien que cela soit généralement mal perçu, le recours aux financements étrangers peut, selon elle, permettre de créer de nouvelles formes d'art qui ne correspondent pas nécessairement aux préférences du public local. Car ce qui intéresse le donateur, c'est de soutenir un art « alternatif ». En choisissant de financer un certain genre de films ou de spectacles vivants au détriment du théâtre dit « traditionnel », et sans se préoccuper de savoir si cela attirera un large public local, il participe à l'émergence de nouvelles formes artistiques, et donc d'un nouveau type de public, plus élitiste. De fait, le changement est notable à Amman ces trente dernières années, favorisé par le recours aux fonds internationaux dans différents secteurs, et non pas seulement en matière de culture.
Si quelques-unes des troupes créées au cours des dernières décennies ont disparu, d'autres existent toujours, comme celle d'Al-Rahhala (Les Voyageurs) et la troupe du Théâtre national jordanien fondée par Hijazin et Al-Chawaqfeh dans les années 1990. De même que la troupe des Lanternes, créée dans les années 1980 par Nader Omran, Khaled Al-Tarifi et Amer Madi, mais aussi de nombreux groupes animés par de jeunes artistes émergents. Ces derniers sont contraints, pour la plupart, d'exercer un travail à côté de leur activité théâtrale, qui leur demande d'importants sacrifices personnels.
Sur les quelque 1 300 membres du Syndicat des artistes spécialisés dans l'écriture, la composition, la pratique d'un instrument, le chant, la scénographie, l'interprétation et les métiers techniques, bon nombre enseignent à l'université ou dans des écoles et instituts privés, indique leur représentant, Mohammed Youssef Obeidat. Le syndicat supervise trois festivals principaux à l'adresse des enfants, des jeunes et des adultes, et six festivals pour des troupes privées affiliées au syndicat, tandis que des troupes d'amateurs organisent un ou deux autres événements. En dehors de cette dizaine de grandes manifestations qui, selon Obeidat, n'attirent pas les foules, il n'existe pas d'activité théâtrale pérenne sur l'année. Une situation qui s'expliquerait par les problèmes financiers récurrents du syndicat, dont les rentrées sont constituées uniquement des taxes professionnelles, largement insuffisantes.
Depuis cinq ans, la situation financière de l'association est mise à mal : en raison tout d'abord de la pandémie de Covid-19 et de son cortège de fermetures et d'annulations, puis du fait de l'offensive israélienne contre Gaza, qui a impacté l'organisation des festivals et la venue d'artistes étrangers. Si l'ensemble des secteurs culturels a pâti de cette situation, le théâtre a particulièrement souffert. Les comédiens ont dû se tourner vers la télévision et le cinéma, qui, même s'ils ne sont pas épargnés par le contexte d'austérité, offrent de meilleurs salaires et une audience plus large.
Après avoir assisté depuis 2007 à toute une série de changements dans les cursus d'arts dramatiques, Joyce Raie, enseignante d'arts dramatiques à l'université de Jordanie, à Amman, se félicite de l'excellente qualité du programme actuel, comparable à ceux des facultés de théâtre les plus renommées, avec des séjours pratiques et des enseignements théoriques préparant à une véritable professionnalisation. Mais alors que seulement quelques dizaines d'élèves sont admis chaque année dans la classe d'arts dramatiques, ceux qui obtiennent leur diplôme sont encore moins nombreux : les abandons sont en effet fréquents, en raison de la difficulté du cursus et de l'absence de débouchés. Mais pour Joyce Raie, le problème ne réside pas tant dans le faible nombre de lauréats que dans la capacité de ceux-ci à produire un travail de qualité dans la conjoncture.
Si l'adoption de politiques injustes dans un secteur donné contribue à son affaiblissement, l'absence totale de politiques peut produire les mêmes effets. Pour relancer le théâtre jordanien, qui a aujourd'hui perdu toute influence, il faudrait une volonté politique d'admettre l'importance de la culture et d'écouter les intervenants du milieu de la création, estime Qubailat.
Les artistes et les troupes travaillent actuellement chacun dans leur coin, en l'absence d'un espace de réseautage et de collaboration, déplore le comédien et dramaturge Ahmed Sorour. Une organisation officielle s'impose d'urgence, selon lui. Bien que membre du Syndicat des artistes depuis 2011, le comédien confie ne pas bien savoir quel rôle est censée jouer cette institution.
Plusieurs guides et pères du théâtre sont aujourd'hui décédés : le comédien et dramaturge Khaled Al-Tarifi, qui a influencé des générations entières d'artistes, ou le metteur en scène Hussein Nafie. Ou bien se sont exilés : le comédien et dramaturge palestinien Ghannam Ghannam a quitté la Jordanie pour rejoindre les Émirats arabes unis, afin de réaliser les projets artistiques qu'il ne pouvait mener à bien dans son pays. Les auteurs dramatiques s'accordent sur la nécessité de reconnaître la valeur du travail artistique et de réhabiliter le rôle du département de la culture. Mais la valse des ministres ne facilite pas cette tâche. Ahmed Sorour : « Si l'on me demande quel ministre de la culture je souhaite, je dirais que je veux quelqu'un qui soit issu du milieu artistique et connaisse les auteurs par leur nom… Je ne devrais pas être obligé de me présenter à chaque remaniement ministériel. »
Cet article a été publié initialement sur 7iber
Ce dossier a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Assafir Al-Arabi, BabelMed, Mada Masr, Maghreb Émergent, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.
Traduit de l'arabe par Brigitte Trégaro.
1The Politics of Art, Stanford University Press, 2021.
27.06.2025 à 06:00
Rami Abou Jamous
Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse (…)
- Dossiers et séries / Iran, Israël, Bande de Gaza, Témoignage , Focus, Gaza 2023-2025, Guerre Israël-Iran 2025Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu, Rami est enfin de retour chez lui avec sa femme, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.
Et à la fin, Nétanyahou a frappé l'Iran. Une frappe « préventive ». L'enfant gâté des États-Unis et de l'Occident a décidé que personne ne devait avoir la bombe atomique dans la région, à part Israël. Comme d'habitude, la fameuse phrase a été sortie : « Israël a le droit de se défendre. » Parce que Nétanyahou nous répète depuis plus de 20 ans que l'Iran va avoir la bombe dans deux semaines. En réalité, c'est Israël qui a attaqué l'Iran, mais l'Iran, lui, n'a pas le droit de se défendre.
Israël a mobilisé ses propagandistes partout dans le monde. On a entendu, répété en boucle, le vocabulaire qui signe l'absence de compassion avec le peuple iranien. L'Iran est réduit au « pays des mollahs », à un « régime qui impose le voile aux femmes », alors qu'il faut au contraire accepter la norme occidentale et refuser aux femmes la liberté de porter le voile ou non et leur imposer l'obligation du maillot de bain et de la minijupe...
Les hommes et les femmes du monde entier doivent se comporter comme des Européens. Sinon, il est légitime de les bombarder « préventivement ». De toute façon, le « régime » iranien n'est pas démocratique, donc ce n'est pas grave de bombarder le pays. On l'a vu en Irak et en Afghanistan, avec pour résultat le chaos.
Quelques jours avant son intronisation, Donald Trump a publié une vidéo montrant un économiste célèbre, Jeffrey Sachs, traitant Nétanyahou de « sombre fils de pute » et l'accusant d'entraîner les États-Unis « dans des guerres sans fin » au Proche-Orient. Mais, aujourd'hui, Trump fait la même chose.
Ce qui m'intéresse, dans cette « guerre des douze jours », c'est la couverture médiatique de la riposte iranienne à l'agression israélienne. Pendant ces douze jours, on nous a entretenus avec minutie des quelques missiles qui ont atteint Israël, dont on savait où ils allaient tomber, et comment les Israéliens disposaient de nombreux abris pour se protéger. De nombreux journalistes nous ont raconté leurs nuits sans sommeil, à cause des sirènes et des explosions.
Je les comprends, parce que, ce qu'ils ont vécu pendant douze jours, nous le vivons depuis près de deux ans, multiplié par mille. Nous sommes visés 24 heures sur 24, et 7 jours sur 7. Nous ne savons pas où vont tomber les missiles et les bombes, nous ne savons pas où les drones vont tirer. Nous n'avons comme « abris » que les écoles de l'Unrwa, qu'Israël bombarde régulièrement, et nous n'avons ni eau ni nourriture. Israël frappe aussi l'endroit où il a encouragé les Gazaouis à se réfugier, la « zone humanitaire » d'Al-Mawassi, au sud. Quant aux « centres de distribution d'aide humanitaire », ils servent eux aussi de piège mortel, les Israéliens tirant froidement sur les foules affamées qui s'y précipitent.
Pendant cette courte guerre, des reportages nous ont montré l'hôpital israélien de Soroka, légèrement endommagé par un missile iranien. Nétanyahou a traité de « barbares » ceux qui visaient un hôpital où il y avait des patients. Les Iraniens ont affirmé qu'ils n'avaient pas visé Soroka, mais ma première réaction a été d'en rire. Comme on dit chez nous, le chameau ne voit pas sa bosse. À Gaza, l'armée israélienne a bombardé presque tous les hôpitaux, délibérément et avec précision. Quatre-vingt-dix pour cent d'entre eux sont hors service. Certains ont été entièrement rasés, comme l'Hôpital turc, spécialisé dans le traitement des cancers. Mais quand les destructions sont israéliennes, c'est justifié, c'est tolérable, que ce soit en Iran ou à Gaza — où il faut bien choisir ses mots et ne pas parler de génocide.
Bien sûr, c'est affreux ce que vivent les Palestiniens, mais c'est la faute du Hamas, n'est-ce pas, et non celle de Nétanyahou. De même, si l'Iran bombarde Israël, c'est par méchanceté, pas à cause de Nétanyahou qui ne veut pas arrêter les guerres, car sinon ce serait la fin de sa vie politique.
J'ai vu aussi comment les Israéliens possédant la double nationalité, israélienne et française, étaient accueillis par la France. Comment ils ont été invités sur les plateaux de télévision, où ils racontaient combien cela avait été difficile de les faire sortir, l'aéroport étant fermé. Et où ils blâmaient l'ambassade de France en Israël, qui ne les avait pas évacués assez vite à leur goût.
Je ne veux pas généraliser, mais la majorité des médias n'ont pas été aussi attentifs, au début de la guerre israélienne contre Gaza, au sort de doubles nationaux palestiniens de Gaza, dont les Israéliens retardaient le départ, ni à celui d'Ahmed Abou Chamla, cet employé de l'Institut français de Gaza qui était sur une liste d'évacuation, mais pour qui Israël reportait sans cesse son feu vert. Il a fini par être tué le jour où il était enfin autorisé à partir. On n'invite pas non plus, aux heures de grande écoute, des Palestiniens sortis de Gaza à décrire leur enfer, réel celui-là.
Personnellement, je suis d'accord pour que les populations civiles soient protégées, et pour que l'on parle de toutes les souffrances humaines. Mais trop souvent, quand il s'agit des Palestiniens, l'humanité disparaît. On félicite l'enfant gâté qui est en train de se disputer avec tout le monde dans le quartier. On a l'impression que c'est un orphelin menacé, alors le monde entier doit lui servir de parent. Cet enfant-là est venu du monde entier occuper un territoire qui n'était pas à lui, mais dont il affirmait être le propriétaire. Dès le début, il a utilisé la violence, les massacres, les boucheries. Cela continue, de 1948 à nos jours. Mais « il a le droit de se défendre ».
Je sais que, malgré cette vision médiatique biaisée en Occident, des membres des sociétés civiles, des intellectuels, des journalistes relaient la vérité, et je les remercie. Un jour, ils auront raison. L'enfant gâté perdra le soutien des Occidentaux, évacuera les territoires occupés. Les Palestiniens vivront alors sur leurs terres, dans leur propre État, un État palestinien reconnu par le monde entier. Nous reconstruirons tout ce que l'enfant a détruit. Et Gaza sera une Riviera, mais construite et gouvernée par les Palestiniens.
Journal de bord de Gaza
Rami Abou Jamous
Préface de Leïla Shahid
Présentation de Pierre Prier
Éditions Libertalia, collection Orient XXI
29 novembre 2024
272 pages
18 euros
Commander en ligne : Librairie Libertalia
26.06.2025 à 06:00
Gadi Algazi
À travers la très mal nommée Gaza Humanitarian Foundation (GHF), Israël conditionne depuis le 26 mai l'acheminement de l'aide. Ce monopole est en réalité utilisé pour forcer les habitants de Gaza à se déplacer vers le sud, dans des « zones de concentration ». Ce plan de transfert par la famine a commencé à s'enliser, mais cela ne fait qu'augurer d'une plus grande brutalité. Les massacres des Palestiniens qui se sont intensifiés autour des centres de distribution alimentaire (516 morts, 3 (…)
- Magazine / Israël, Palestine, Bande de Gaza, Droit international, Droit international humanitaire, Gaza 2023-2025À travers la très mal nommée Gaza Humanitarian Foundation (GHF), Israël conditionne depuis le 26 mai l'acheminement de l'aide. Ce monopole est en réalité utilisé pour forcer les habitants de Gaza à se déplacer vers le sud, dans des « zones de concentration ». Ce plan de transfert par la famine a commencé à s'enliser, mais cela ne fait qu'augurer d'une plus grande brutalité.
Les massacres des Palestiniens qui se sont intensifiés autour des centres de distribution alimentaire (516 morts, 3 799 blessés et 39 disparus au 25 juin)1, révèlent, encore une fois, l'ampleur du mépris de l'armée israélienne pour la vie humaine. Ce mépris s'exprime aussi dans la mise en place de ces centres : Israël n'en a créé que quatre pour plus de deux millions de personnes, au lieu des deux cents qui avaient été mis en place par des organisations internationales expérimentées. C'est ainsi qu'on affame et humilie les survivants.
L'emplacement de ces centres est tout aussi important : l'un se trouve au centre de la bande de Gaza et les trois autres à l'extrême sud, à l'ouest de Rafah. Sur la carte publiée (voir carte ci-dessous) par le porte-parole de l'armée israélienne, on constate qu'il n'y a aucun lien entre l'emplacement de ces centres et la localisation de la population. Car l'objectif est de favoriser le « déplacement de la population » vers le sud, de préférence vers les « zones de concentration ». Mais il est nécessaire de prendre des mesures pour dissimuler ce qui relève d'un crime contre l'humanité. Pour cela, il fallait d'abord éliminer les organisations humanitaires qui pouvaient fournir de la nourriture aux habitants (et produire de la documentation fiable à ce propos) et confier la distribution à des organisations sans expérience et qui sont des instruments aux mains de l'armée.
Dès le 11 mai, le quotidien israélien Maariv rapportait les propos du premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou lors d'une réunion à huis clos de la commission des affaires étrangères et de sécurité du parlement : « L'octroi de l'aide serait conditionné au non-retour des Gazaouis qui en bénéficieraient vers les lieux d'où ils seraient venus. » C'est cet espoir qui a poussé le ministre des finances d'extrême droite Bezalel Smotrich à s'y rallier alors qu'il s'opposait jusque-là à toute forme d'aide.
Cette logique a été confirmée par Tammy Caner, directrice du département droit et sécurité nationale à l'Institut des études de sécurité nationale (INSSI) de Tel-Aviv. L'institut est un think tank de l'establishment sécuritaire, très proche de l'armée. Dans une interview publiée sur la chaîne YouTube de l'Institut, elle a dévoilé la décision d'interdire à toute personne du nord se rendant dans le sud de retourner chez elle et auprès de sa famille.
Avec sa collègue, l'avocate Pnina Sharvit-Baruch, ancienne haute responsable du bureau du procureur militaire et qui était chargée auprès du ministère de la défense de donner un vernis de légalité aux mesures illégales, elles ont mis en garde : « L'évacuation et le déplacement de la population », tout comme la promotion du programme d'« émigration volontaire », pouvaient être considérés comme des crimes contre l'humanité2. Il ne fait aucun doute que certaines personnes de haut rang craignent d'être un jour traduites en justice…
Ce qui se joue ici, c'est le fait qu'Israël veut avoir le monopole de la distribution de l'aide pour l'utiliser contre la population civile. La famine et la distribution selon les conditions imposées par l'occupant sont deux moyens complémentaires d'utiliser la nourriture comme arme.
L'arme de la faim utilisée de manière systématique contre des populations civiles lors de guerres totales est une pratique qui a une longue histoire. Le « déplacement de population » par la création ou l'exploitation de pénuries graves, ainsi que l'utilisation de l'approvisionnement comme mesure de coercition ne sont pas non plus des nouveautés en Israël. Dans une étude à paraitre, j'ai documenté que, dans les années 1950, les autorités israéliennes ont utilisé la privation de produits essentiels comme un moyen de pression contre les Palestiniens déplacés pour prévenir leur retour, mais aussi dans une moindre mesure contre les juifs (principalement des Mizrahim, juifs originaires des pays arabes) que l'État tentait de transformer en colons dans les régions frontalières. La privation de produits de première nécessité et leur fourniture conditionnelle sont des armes efficaces précisément parce qu'elles n'impliquent ni tirs ni bombardements.
Il n'est pas encore sûr que le programme « affamer-transférer » puisse atteindre ses objectifs. Les rapports provenant de la bande de Gaza indiquent que ce sont les plus forts qui se rendent aux centres de distribution, ceux qui peuvent marcher des kilomètres pour transporter un colis pour une semaine entière. Enfin, Israël n'est pas parvenu à convaincre les centaines de milliers de Palestiniens présents dans le nord de la bande de Gaza de faire le long trajet vers le sud, ni à les empêcher d'y revenir. Qui partirait dans la chaleur torride pour un long voyage afin d'apporter de la nourriture sans pouvoir la livrer à ses proches qui se trouvent là où ils sont ? Et les Palestiniens font preuve une fois encore de leur attachement à leur maison, même quand celle-ci est en ruines. D'autre part, la nourriture, comme on peut s'y attendre dans des conditions de pénurie extrême, tombe entre les mains de gangs violents, souvent soutenus par Israël.
Cela signifie-t-il que le danger diminue, que le plan de transfert par la famine ne fonctionne pas ? Il est trop tôt pour le dire, mais, à terme, la détresse pourrait faire son œuvre. La réponse à l'échec des mesures coercitives prises est déjà une intensification de la destruction et des meurtres, comme ce à quoi on assiste dans le nord. D'après les derniers rapport, tels que ceux recueillis par Meron Rapoport et Oren Ziv3, qui citent les témoignages de soldats israéliens, le but de la destruction systématique et aveugle de toutes les infrastructures vitales et du plus grand nombre possible de bâtiments est de forcer les habitants à partir sans pouvoir revenir.
On trouve également une confirmation explicite de cela dans les propos de Nétanyahou évoqués plus haut :
Nous détruisons de plus en plus de maisons, ils n'ont nulle part où retourner. La seule conséquence logique sera que les Gazaouis voudront émigrer hors de la bande de Gaza. Notre principal problème réside dans les pays d'accueil.
Pour procéder à une déportation définitive, il ne suffit pas d'expulser les gens. Il faut les déraciner et leur enlever toute possibilité de revenir, comme cela a été le cas après 1948. C'est ce que permettent les bombardements systématiques qui poursuivent les vagues de destruction des mois précédents. Le grand projet israélo-américain de transfert reste d'actualité et différents courants de la droite israélienne, au sein du gouvernement comme en dehors, y prennent part.
Où iront les gens s'ils ne supportent pas une telle pression ? Depuis des mois, Israël négocie avec des « pays d'accueil », mais ceux cités (Congo, Tchad, Rwanda) ont démenti. En attendant, les autorités israéliennes parlent de trois « zones de concentration » dans l'enclave palestinienne. Trois de ces zones sont marquées sur la carte publiée par le Times et le Sunday Times le 17 mai, sur la base de sources diplomatiques. Toutefois, cette carte est trompeuse : elle ne prend pas en compte le fait que toute une bande le long de la frontière a déjà été évacuée et que les bâtiments y ont été systématiquement détruits. Selon les déclarations officielles, les Gazaouis n'y seront pas autorisés à y vivre.
Sur la carte publiée dans le journal Haaretz (25 mai), les « zones de concentration » sont encore plus petites. Selon une estimation approximative, la zone autour de la ville de Gaza mesure environ 50 km² ; celle des camps du centre environ 85 km² et celle de Mawasi, le long de la plage du sud, environ 8 km², soit au total moins de 150 km², alors que la bande de Gaza s'étend sur 365 km². Avant la guerre, la densité de population (5 935 habitants au km²) était comparable à celle de Londres (5 598 habitants au km²). Les zones identifiées par les organisations humanitaires qui travaillent sur place sont encore plus étroites4. Si ce plan israélien était réalisé, elle atteindrait alors 15 000 habitants au km², soit une densité proche de celle des îles riches et luxueuses comme Macao (20 569 habitants au km²) et Singapour (8 128 habitants au km²). La taille réduite de ces « zones de concentration », l'interdiction d'en sortir, l'absence de moyens de subsistance et d'infrastructures permettent de parler de camps de concentration.
Ces cartes doivent servir d'indications, mais les lignes peuvent changer en fonction des conditions, des pressions et des initiatives locales ; elles indiquent la tendance générale. Pour les généraux et les politiciens, la divulgation de cartes a également un autre rôle : tester l'opinion, mesurer si des gens s'indignent pour protester, voir jusqu'où on peut aller sans sanctions. Peut-être parviendront-ils à rassembler les survivants palestiniens dans trois « zones de concentration » ; peut-être que le résultat final sera différent. Voulons-nous vraiment attendre le résultat final ?
Si les Palestiniens ont toujours affirmé que la Nakba n'est pas un événement, mais un processus continu, l'étape actuelle est particulièrement périlleuse.
Au cours de l'histoire, l'expulsion et la dépossession des Palestiniens ont connu un rythme variable avec des périodes d'escalade, d'autres de ralentissement, voire des années de stabilisation. Il y a même eu des moments où un retour modeste a eu lieu, notamment à la suite de l'expulsion de masse de 1948, mais aussi après l'occupation de la Cisjordanie et de Gaza en 1967. Mais actuellement, nous assistons à une accélération inouïe du processus qui entraîne un niveau de cruauté inconnu.
Le passage de la répression à l'expulsion, du nettoyage ethnique à l'extermination, se fait lorsque rien n'arrête les forces armées qui accélèrent le processus. En temps de guerre, en l'absence de contrôle international et dans le brouillard du combat, un transfert bloqué peut dégénérer en massacre.
Le déplacement répété d'un endroit à un autre dans le territoire restreint de la bande de Gaza vise à déraciner les gens et à détruire le tissu de leur vie ; certains meurent « d'eux-mêmes » et d'autres deviennent un « problème » qu'il faut résoudre par des moyens de plus en plus brutaux. La destruction systématique crée une nouvelle situation : des zones impropres à la vie qui peuvent justifier pour des « raisons humanitaires » l'expulsion et le transfert forcé vers des « zones de concentration ».
Si les Palestiniens veulent échapper à cette pression insupportable, on peut leur ouvrir la porte vers l'extérieur. Néanmoins, il s'agit d'un voyage sans retour. De même, les conditions de vie insupportables dans les « zones de concentration » peuvent, à un moment donné, pousser la population à résister par tous les moyens. De tels affrontements pourraient alors donner lieu à des opérations de « maintien de l'ordre » et à des actes de vengeance, voire à des massacres qui accéléreront encore le processus. Il est probable que, face à l'échec des tentatives visant à parquer les gens dans d'énormes enclos, la dynamique meurtrière passe à un niveau supérieur.
Le XXe siècle offre plusieurs exemples effrayants de la radicalisation rapide des forces armées dans leurs actions contre la population civile dans le cadre de guerres sans merci. C'est cette dynamique qui propulse à des postes de commandement et de direction ceux qui sont déterminés à exterminer, à l'image du colonel Yehuda Vach, un colon radical selon lequel « il n'y a pas d'innocents à Gaza »5. L'homme est aussi accusé de crimes de guerre : le 21 mars 2025, il aurait ordonné à la 252e division, l'unité qu'il commande, la destruction de l'hôpital pour le traitement du cancer à Gaza6. Pour passer d'une opération de transfert ratée à un nettoyage ethnique meurtrier, pour que le désastre dépasse l'entendement, nul besoin d'un plan élaboré. Le silence suffit.
Je tiens à remercier Amira Hass, Liat Kozma, Lee Mordechai, Alon Cohen-Lipschitz, Gerardo Leibner et Meron Rapoport pour leur précieuse aide et leurs commentaires pertinents.
Article publié initialement le 13 juin 2025 sur +972 sous le titre « The planned expulsion of Gaza's population is already underway » Traduction de l'anglais par l'auteur
1Chiffre du Bureau gouvernemental de l'information de Gaza.
2« Operation “Gideon's Chariots”. Crossing Red Lines », INSS, 4 mai 2025.
3« Render it unusable : Israel's mission of total urban destruction », +972, 15 mai 2025.
4Gaza Population Movement Monitoring, CCM Cluster, Flash-Update, n° 16, 3 juin 2025.
5Yaniv Kubovich, « 'No Civilians. Everyone's a Terrorist' : IDF Soldiers Expose Arbitrary Killings and Rampant Lawlessness in Gaza's Netzarim Corridor », Haaretz, 25 mai 2025.
6Yaniv Kubovich, « IDF Investigating if Commander Demolished Nonfunctioning Hospital in Gaza Without Authorization », Haaretz, 24 mars 2025.