08.08.2025 à 06:00
Lina Attalah
En pleine guerre génocidaire à Gaza, les œuvres des artistes palestiniens exposés par la Fondation d'art de Charjah à sa 16e biennale, aux Émirats arabes unis, font effraction et viennent s'imposer au spectateur. Lina Attalah a été convoquée pour un interrogatoire, le 4 août, par le parquet général du Caire. Elle est accusée de gérer un média sans licence, et de diffuser de fausses nouvelles à des fins de déstabilisation. Cela fait suite à la publication, la semaine dernière, d'un (…)
- Lu, vu, entendu / Palestine, Bande de Gaza, Émirats arabes unis (EAU), Arts visuels, Marché de l'art, Gaza 2023-2025En pleine guerre génocidaire à Gaza, les œuvres des artistes palestiniens exposés par la Fondation d'art de Charjah à sa 16e biennale, aux Émirats arabes unis, font effraction et viennent s'imposer au spectateur.
Lina Attalah a été convoquée pour un interrogatoire, le 4 août, par le parquet général du Caire. Elle est accusée de gérer un média sans licence, et de diffuser de fausses nouvelles à des fins de déstabilisation. Cela fait suite à la publication, la semaine dernière, d'un article sur les conditions de détention des prisonniers politiques au sein de la prison Badr 3. Elle a pour l'heure été libérée sous caution.
« To carry » (« Transporter »), c'est le titre de la 16e biennale de Charjah, organisée du 6 février au 15 juin par la Fondation d'art de Charjah et portée par cinq curatrices : Alia Swastika, Amal Khalaf, Megan Tamati-Quennell, Natasha Ginwala et Zeynep Öz. Que transportons-nous lorsque le moment est venu de partir ? Les 650 œuvres des près de 200 artistes exposés tentent d'y répondre : To carry… a home (une maison)/a history (une histoire)/a trade (un commerce)/a wound (une blessure)…
Une question, et des réponses, qui trouvent une résonance particulièrement forte dans les œuvres des artistes palestiniens.
L'école Al-Qasimiya, désaffectée puis rénovée en 2019 par la Fondation d'art de Charjah, abrite les œuvres les plus puissantes de cette édition, en résonance profonde avec celles et ceux qui vivent dans l'impuissance du témoignage face au génocide israélien à Gaza – un génocide dont la proximité, à la fois géographique et psychique, produit une véritable « hantologie »1.
Les artistes peintres plasticiens contemporains gazaouis Mohammed Al-Hawajri et Dina Mattar, couple à la ville, ont été invités à exposer les œuvres qu'ils ont réussi à sauver lors de leur fuite des frappes aériennes israéliennes sur le camp de Bureij, à Deir El-Balah. Al-Hawajri expose plusieurs de ses sculptures à base d'os encrés, ainsi qu'une peinture saisissante de leur fuite – une scène également présente dans les œuvres de Dina Mattar et dans une vidéo réalisée par le fils aîné des deux artistes, Ahmed. Leurs enfants plus jeunes, Mahmoud et Lea, contribuent aussi à l'exposition : le premier avec des marionnettes artisanales aux grands yeux fixes, et la seconde avec des dessins de maisons, d'oiseaux et de soleils, ornés de collages de pétales de bougainvilliers.
Difficile de ne pas considérer ces œuvres comme des survivances, des objets autonomes à la fois témoins et traces des conditions de leur création. Ces œuvres charrient davantage que l'intention artistique ; leur parcours de fuite fait désormais partie d'elles. Elles portent la complexité du fait de survivre au milieu d'un génocide – l'horreur encore indescriptible, la fugacité à laquelle elles aspirent.
Al-Qasimiya accueille aussi « What's Left ? »(« Que reste-t-il ? ») de la chanteuse et artiste sonore palestinienne Bint Mbareh. Cette œuvre créée en 2025 s'inspire de ses recherches sur les pratiques de chants communautaires liés à la pluie en Palestine. Parmi ses sources d'inspiration, les chants révolutionnaires, dont l'emblématique « L'heure de la libération a sonné », utilisé également dans le film documentaire du même nom de la réalisatrice libanaise Heiny Sorour, sorti en 1974, sur la rébellion du Dhofar contre les colonisateurs britanniques à Oman. Profondément contemporaine, l'œuvre parvient à renverser la donne de la nostalgie. Et tandis qu'on pourrait poser la question de savoir si la nostalgie entrave l'urgence, « What's Left ? » semble en proposer une autre : aiguiser notre regard sur ce dont nous sommes nostalgiques peut-il le libérer de l'impuissance ?
À travers un travail de remix, le double vinyle Only Sounds that Tremble Through Us (« Seuls les sons qui nous font vibrer », 2025), présenté à Al-Qasimiya, traite des dangers de la nostalgie.
Élève, élève, élève la voix ; ceux qui crient ne meurent pas.
Le remix est signé par Rouanne Abou Rahme et Bassel Abbas, deux artistes d'origine palestinienne. Il fait partie de leur performance en cours « May Amnesia Never Kiss Us on the Mouth » (« Que l'amnésie ne nous embrasse jamais sur la bouche », 2020), et comprend des mélodies commandées à DJ Haram, Julmud, Makimakkuk, Muqataa, Freddie June, entre autres. Le vinyle fait partie d'une exposition plus large, « Speaking with the Dead » (« Parler avec les morts »), organisée par l'écrivain et commissaire d'exposition palestinien Adam HajYahia, et mis en place par Bilnaes, via In the Negative (Dans le négatif), une plateforme qui propose un mode alternatif de distribution des collaborations artistiques.
HajYahia aborde la question de la dette comme un procédé discursif qui corrèle l'histoire coloniale au modèle capitaliste. Il réunit les esquisses brutes de l'artiste brésilien Jota Mombaça, une peinture bestiale du « White Cypress » (« Cyprès blancs ») de l'artiste américano-asiatique Martin Wong, un montage d'images de résistance par l'artiste palestinienne Dina Mimi et les croquis incarnés de visages emprisonnés de Muhannad Al-Azzeh. Cette exposition est précisément « dans le négatif », et c'est là toute son autorité : dans la lutte contre les formes artistiques qui débordent le discours, et contre un discours qui inonde l'art de sa certitude.
Mais si certaines œuvres désarticulent la logique du spectacle, d'autres la répliquent en la détournant subtilement. C'est le cas de l'œuvre « Photo Kegham », discrètement nichée entre les boutiques du vieux marché de Charjah, qui reproduit le premier studio photo de Gaza-Ville, à l'origine situé dans la rue centrale Omar-Al-Moukhtar. L'installation s'inspire des archives conservées par l'artiste Kegham Djeghalian, petit-fils du photographe Kegham Djeghalian (1915-1981), fondateur du studio. Né en Anatolie, ce dernier a fui avec sa famille vers la Syrie lors du génocide arménien. Il s'installe ensuite à Jérusalem, où il se forme à la photographie, avant de s'établir à Gaza et de fonder Photo Kegham en 1944.
Cette installation, sorte de boutique-œuvre, évoque davantage la disparition que le retour. Le surgissement de Gaza à Charjah. La reconstitution architecturale de la façade de Photo Kegham est subtilement intégrée au tissu du vieux marché, et pourtant incontestablement mise en scène.
Une sélection de photographies est exposée au musée d'Art de Charjah, reconstituant des fragments de la vie d'autrefois à Gaza. Chaque photographie porte en elle une lignée d'histoires et d'expériences.
Djeghalian a conçu la sélection artistique du contenu de trois boîtes de négatifs de son grand-père, donnant à voir un portrait intime de la vie quotidienne à Gaza. Avant la biennale de Charjah, le projet a été présenté sous diverses formes : au Rawabet Art Space au Caire (2021), à l'institut français d'Égypte (2024), à la Photographers' Gallery à Londres (2024) et à la Fonderie Kugler à Genève (2025).
Ici comme en d'autres temps au cœur de lieux perdus, lieux de mort, camps d'extermination, l'art s'entête à franchir les murs et à se donner à voir. Une persistance de vie en temps de génocide. Mieux qu'un souffle : la promesse d'un futur.
Traduit par Léonard Sompairac et Christian Jouret
Cet article a été publié initialement sur Mada Masr
Ce dossier a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Assafir Al-Arabi, BabelMed, Mada Masr, Maghreb Émergent, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.
1Ce néologisme formé par Jacques Derrida à partir des mots « hanter » et « ontologie » désigne une démarche artistique visant à créer une œuvre à partir d'une trace en provenance du passé et qui hante le présent, NDLR.
07.08.2025 à 06:00
Ezra Nahmad
L'occupation de la Palestine connaît un tournant militaire brutal. Le déploiement de force contre les Palestiniens semble ne pas connaître de limite : affamer Gaza, assoiffer la Cisjordanie, accomplir un nettoyage ethnique. Et pourtant. Fondée sur la complicité collective d'une société israélienne divisée, révélant la fragilité du pouvoir, cette violence de l'État israélien pourrait se retourner contre lui. Les agressions à l'encontre des Palestiniens de Cisjordanie connaissent un regain (…)
- Magazine / Israël, Palestine, Cisjordanie, Crise politique, Génocide, Violence, Colonialisme , Gaza 2023-2025L'occupation de la Palestine connaît un tournant militaire brutal. Le déploiement de force contre les Palestiniens semble ne pas connaître de limite : affamer Gaza, assoiffer la Cisjordanie, accomplir un nettoyage ethnique. Et pourtant. Fondée sur la complicité collective d'une société israélienne divisée, révélant la fragilité du pouvoir, cette violence de l'État israélien pourrait se retourner contre lui.
Les agressions à l'encontre des Palestiniens de Cisjordanie connaissent un regain de violence depuis octobre 2023 et l'attaque du Hamas. Début 2025, l'armée israélienne durcit ses actions dans cette partie des territoires occupés, dans une surenchère inspirée par la guerre menée à Gaza. Le 19 janvier, un programme voit le jour, lorsque le gouvernement israélien accole à ses « objectifs de guerre » une note où il est question d'une « intensification des activités offensives » en Cisjordanie. Ce plan, nommé « doctrine Gaza » par l'organisation non gouvernementale (ONG) israélienne B'Tselem, énumère quatre types de mesures : le recours intensif aux attaques aériennes ; l'invasion à grande échelle et la destruction d'infrastructures civiles ; les déplacements massifs de population ; et une mansuétude accrue pour les auteurs de tirs contre les civils palestiniens.
Avec le virage entamé en début de l'année 2025, l'armée lance aussi un signal fort aux colons, pour une coordination plus étroite. Ses opérations visent à harceler les communautés palestiniennes et à encourager, là où vivent ces dernières, l'implantation de populations juives. Un autre glissement intervient parallèlement : la militarisation croissante des gangs ou des milices, sous uniforme ou travestis en soldats, au vu et au su des autorités militaires.
Un mois après que l'annonce du gouvernement israélien, Bezalel Smotrich, ministre des finances et ministre de tutelle de la Cisjordanie au sein de la défense, déclare le 10 février 2025 face caméra :
Les résidents arabes de Judée et Samarie [Cisjordanie] doivent savoir que s'ils persistent dans le soutien au terrorisme, leur sort sera identique à celui des habitants de Gaza. Tulkarem et Jénine ressembleront à Jabaliya et Chajaya, Naplouse et Ramallah ressembleront à Rafah et Khan Younès, réduits en tas de ruines, où il sera impossible de vivre, leurs habitants contraints à l'errance, à chercher refuge dans d'autres pays.
Les faits sur le terrain attestent de seuils jamais atteints dans les agressions civiles et militaires et dans la mise en place de pratiques administratives de plus en plus restrictives. Avec l'opération militaire « Mur de fer », lancée le 21 janvier, le camp de réfugiés de Jénine est vidé de ses quelque 16 000 habitants : d'abord soumis à des attaques aériennes, puis évacué et enfin rasé. Nour Chams, près de Tulkarem, est voué au même sort. L'expulsion a lieu mais, pour le moment, la Cour suprême israélienne a gelé l'ordre donné par l'armée de démolir 104 bâtiments civils, dont environ 400 logements, dans le camp. Pour combien de temps ?
Fin mai, à Maghayer Al-Dir, un bourg situé à quelque 20 kilomètres à l'est de Ramallah, les colons ont recours à une nouvelle technique : ils s'installent au cœur du village, agressent et menacent, puis forcent les habitants à partir. Huit jours plus tard, le village est vidé de ses habitants1
Forts de leur succès, les escadrons de colons s'attaquent à Kafr Malik puis à Turmous Ayya, toujours dans la région de Ramallah. Tactiques de guerre et augmentation massive du nombre d'assaillants, telles sont les dernières stratégies des bandes organisées pour l'occupation des terres.
Vient le tour du hameau d'Al-Muarrajat début juillet 2025. Là, dans le désert du sud de la vallée du Jourdain, des dizaines de colons israéliens envahissent les lieux, entrent dans les maisons, volent des moutons, occupent des espaces au cœur du village. Le Times of Israel, quotidien en ligne, écrit : « Les soldats appelés en renfort ne se sont pas contentés de ne pas empêcher le saccage. Ils ont protégé les partisans du mouvement pro-implantation lorsque ces derniers ont pris d'assaut les maisons. » Trente familles, soit 177 personnes, sont ainsi forcées de partir sous la menace des armes.
Le 11 juillet, le village de Sinjil est attaqué à son tour. Il y a plusieurs morts, dont Saif Al-Din Musalat, un jeune citoyen américano-palestinien en visite estivale. Deux mois plus tôt, en avril, Sinjil avait déjà été isolé par la construction d'un mur épais de barbelés haut de cinq mètres, empêchant les agriculteurs d'accéder à leurs terres.
Pour le politologue Ahron Bregman, s'exprimant le 27 janvier 2025 dans l'émission YouTube Face @ Face de Michele Boldrin, économiste italien, le déplacement en Cisjordanie de la guerre à Gaza serait un « cadeau » offert par Nétanyahou à sa droite extrême et aux colons, pour qu'ils n'abandonnent pas la coalition. Il s'agit de la mise en place accélérée vers une solution de souveraineté totale d'Israël en Cisjordanie.
Dans le sud de la Cisjordanie, des moyens législatifs sont déployés pour atteindre un autre objectif de la « doctrine de Gaza », sans doute le cœur du projet : le déplacement massif des populations. La violence administrative croise, dans une intrication perverse, le droit de la construction, le droit de la propriété du sol et les prérogatives de l'armée.
Le 17 juin 2025 est lancée une expulsion en masse des habitants de Massafer Yatta, zone semi-désertique dans le sud-est du district de Hébron, abritant, outre la ville de Yatta (plus de 110 000 habitants), une douzaine de villages et hameaux. Le gouvernement israélien vient requérir auprès de la Cour suprême israélienne la validation de la démolition de la quasi-totalité des villages et l'expulsion de leurs habitants. Il s'agit d'étendre la zone de tir 9182, c'est-à-dire de soumettre ce territoire au seul accès des forces armées, pour autoriser dans un deuxième temps l'installation de colons, comme c'est presque toujours le cas avec ce type de directive.
Le document officiel de l'armée est rapidement divulgué. Il indique qu'il faut utiliser « toute la gamme des outils civils et de sécurité à disposition » et précise que tous les permis de construire en cours ou à venir, déposés par les Palestiniens, doivent être bloqués. Résultat : les constructions érigées, n'ayant pas été officiellement validées, sont vouées à la démolition. Quelques semaines plus tôt, le village de Khilet Al-Dabe avait été rasé, comme aucun autre auparavant dans cette région de Masafer Yatta. La plupart des habitations palestiniennes de ces environs sont « illégales » : bâties par des populations chassées de leurs terres avant 1948 ou après, elles n'ont jamais bénéficié d'autorisation. Khilet Al-Dabe a été immédiatement occupé par un groupe de colons. La région est par ailleurs soumise à un nombre inédit de barrages militaires, lorsque ce n'est pas un blocus. De l'avis des populations concernées et de leurs avocats civils, jamais ces projets de démolition n'avaient atteint de telles proportions.
Le 29 juillet, Awdeh Al-Hathaleen, enseignant de 31 ans, militant pacifiste, est assassiné à bout portant à proximité de son domicile, à Oum Al-Kheir, dans la zone de Masafer Yatta. Il avait participé au très remarqué No Other Land, lauréat en 2025 de l'Oscar du meilleur film documentaire. Son meurtrier, Yinon Levi, 32 ans, est un colon connu des autorités pour ses agressions répétées. Celles-ci lui ont d'ailleurs valu des sanctions de la part de l'Union européenne et du Royaume-Uni. Côté étatsunien, les sanctions prononcées par Joe Biden ont été levées par Donald Trump. D'abord arrêté par les forces de police suite au meurtre, il a été relâché, puis assigné à résidence.
Les actes les plus criminels du génocide israélien s'affichent dans le meurtre délibéré de dizaines de milliers de civils et dans la torture par la faim imposée aux Palestiniens, verrouillés dans les poches gazaouies. À ces deux entreprises, il faut ajouter une nouvelle forme de harcèlement, mais dont les deux termes traditionnellement employés, « déplacement » et « expulsion », ne suffisent plus à rendre compte. C'est une stratégie d'épuisement, conduisant à une lente extinction puis à la mort. Toujours la même question revient à propos de la rage meurtrière d'Israël : pourquoi un tel extrémisme ?
Il faut garder à l'esprit un fait essentiel : les actions comme les guerres menées par Tel-Aviv sont dictées autant par des projets prémédités que par des manques endémiques, des faiblesses effroyables. La force rude d'une part, la maladie de l'autre.
Or les fêlures israéliennes sont sous-estimées. Les causes de la fuite en avant d'Israël dans une guerre totale sont multiples, complexes, mais il en est une qui s'inscrit dans l'enchaînement des événements autour d'octobre 2023 : c'est la fragilité inédite du pouvoir, et sans doute de la société dans son ensemble, avec l'émergence d'une crise majeure, révélée par les attaques du Hamas. Les réponses brutales viennent conjurer une menace d'implosion. Laquelle se traduit par les nombreuses manifestations de rue en Israël depuis octobre 2023, leur répression musclée, le discrédit terrible attaché à la figure du premier ministre, dont on sait par ailleurs qu'il n'est jamais à court de ruses pour se maintenir au pouvoir. Les procès en corruption intentés à son encontre dès 2020 révèlent aussi la place inouïe que l'argent, l'affairisme, la spéculation et les prises d'intérêt à des fins personnelles ont prise en Israël. Il est probable que ces problèmes aient atteint en 2023 un seuil critique, parce que la corrélation entre la guerre et le profit, deux espaces opaques, s'établit dans les campagnes menées à Gaza au cours de la dernière décennie avec le développement des industries d'armement.
Outre la menace d'un vide au sommet du pouvoir, Israël connaît depuis quelques années une polarisation intense, sociale, culturelle, religieuse, mais qui ne trouve aucun débouché politique. Les luttes israéliennes butent contre un mur : la complicité dans le crime de guerre. À l'arrière de ces fronts armés, la population israélienne, par son déni, sa volonté obstinée de ne rien voir, ne joue pas pour autant un rôle neutre. Israël mène une guerre contre les Palestiniens, tandis que le silence coupable paralyse la société.
Or, il n'y a rien de mieux que le délit commun pour souder un groupe atone. Pour y arriver, il faut déclarer un bénéfice exceptionnel, un ennemi, ou les deux. En Israël l'ennemi était désigné, l'argent est venu avec les technologies, la finance, la spéculation foncière, toutes trois dopées par l'expansion coloniale après 1967. La colonisation, pratiquée par une minorité, est tolérée, consentie, tue par la majorité ; elle devient un péché national. La société israélienne a pris au fil des ans un tour plus violent et criminel, mais par une dynamique lente, allant toujours dans la même direction, celle d'un dividende tiré de cette violence, mais paré de divers atours : la bravoure, l'intelligence, la ruse, la grandeur technologique et militaire. Outre que le triptyque « guerre, argent, colonisation » est nourri d'un mensonge, il est fatal, il nécrose la société de l'intérieur. Il conduit systématiquement à l'échec des revendications ou des espoirs de changement. Fragmentée et conflictuelle, la société israélienne reste cimentée par un pacte diabolique.
Avec l'organisation de l'espace et de la société apportée par la colonisation, les ghettos, les murs, les verrous et les check-points, ce ne sont pas seulement le paysage ou le territoire, des Israéliens comme des Palestiniens, qui ont été réduits en morceaux, mais aussi la société, déchirée en communautés, groupes d'intérêts, identités repliées sur elles-mêmes. Au dépeçage territorial correspondent des statuts éclatés, comme les privilèges ou dérogations accordées aux colonies, ou les nombreuses lois spéciales, administratives ou sécuritaires, appliquées aux territoires occupés. Et l'étouffement des espaces palestiniens a fini par produire des myriades d'îlots juifs. Une fois la colonisation érigée en ressort essentiel de l'économie, dopant la plupart des activités, l'éclatement a fini par être occulté dans les esprits, mais pas sur le terrain. Autrefois terre ouverte entre la grande Syrie et l'Égypte, Israël et la Palestine se composent aujourd'hui de confettis d'espaces confinés et bricolés, des ghettos extravagants à bien des égards. Et ces aberrations s'accompagnent de mentalités, d'idées, d'émotions et de justifications à leur mesure.
C'est dans un régime politique fragilisé, ayant perdu sa légitimité, et dans une société fragmentée en communautés aux intérêts de plus en plus divergents que s'inscrivent le génocide à Gaza et la pratique de la « chasse à l'homme » en Cisjordanie. Cette traque mortifère est à la fois méthode de contrôle, stratégie militaire, outil politique, et facteur de cohésion sociale. Et son corollaire, l'expérience du déchirement, qu'on retrouve chez la plupart des victimes des traques israéliennes et qui nourrit aussi le sentiment profond d'amertume et de douleur, la grande solitude des Israéliens.
On peut dire qu'Israël a intériorisé sur un mode paranoïaque les expériences de la persécution et de la ghettoïsation subies méthodiquement et dramatiquement par les juifs au cours de l'histoire ; qu'il les a transposés sur un mode colonial et qu'il a fini par en faire une obsession pathogène, qui le menace en retour. Certaines psychoses, arrivées à des seuils élevés, sont difficiles ou impossibles à guérir. Mais ce qui vaut pour des individus ne vaut pas nécessairement pour une société : des facteurs extérieurs, des hasards ou des catastrophes peuvent modifier le cours de nations. Cela s'est déjà vu.
1Oren Ziv, « In a single week, a new settler outpost erases an entire Palestinian community », +972, 26 mai 2025.
2NDLR. La zone de tir 918, englobe 12 des 20 villages de Masafer Yatta. Israël l'a déclarée zone militaire fermée au début des années 1980 afin de déplacer de force ses habitants palestiniens.
04.08.2025 à 06:00
Nicolas Dot-Pouillard
Le 25 juillet 2025, Georges Ibrahim Abdallah, enfin libéré, rentre dans son Liban natal où il est accueilli en héros. Le lendemain matin, Ziad Rahbani, musicien, homme de théâtre et de radio, fils du couple légendaire Fairouz et Assi Rahbani, rend son dernier souffle dans un hôpital du quartier Hamra, à Beyrouth. La gauche libanaise – et arabe – passe de l'euphorie aux larmes. Portraits. Il a fallu deux jours seulement pour que les médias libanais évoquent un mot passé de mode : la (…)
- Magazine / Liban, Palestine, Hezbollah, Résistance, Presse, Musique, Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP) , Communisme, Histoire, Guerre du Liban (2006) , Théâtre , Organisation d'action communiste au Liban (OACL), Guerre du Liban (1975-1990) , Parti communiste libanais (PCL) , Organisation de libération de la Palestine (OLP)Le 25 juillet 2025, Georges Ibrahim Abdallah, enfin libéré, rentre dans son Liban natal où il est accueilli en héros. Le lendemain matin, Ziad Rahbani, musicien, homme de théâtre et de radio, fils du couple légendaire Fairouz et Assi Rahbani, rend son dernier souffle dans un hôpital du quartier Hamra, à Beyrouth. La gauche libanaise – et arabe – passe de l'euphorie aux larmes. Portraits.
Il a fallu deux jours seulement pour que les médias libanais évoquent un mot passé de mode : la gauche. Deux spectres de Marx attirent leur attention. Le premier, Georges Ibrahim Abdallah, ancien militant des Factions armées révolutionnaires libanaises (FARL), est revenu de la prison française de Lannemezan le 25 juillet 2025 pour prendre la direction de son village natal de Qobeyat, dans le nord du Liban, après une longue incarcération de quatre décennies. Le second, le musicien et homme de théâtre Ziad Rahbani, a été membre du Parti communiste libanais (PCL). Fils de la diva libanaise Fairouz et du compositeur Assi Rahbani (1923-1986), génie musical hors-norme à l'ironie mordante, il s'en est allé le lendemain du retour de Georges Ibrahim Abdallah. La maladie l'a emporté à l'hôpital Khoury, dans le quartier de Hamra, à Beyrouth, laissant le pays sous le choc.
À 24 heures d'intervalle seulement, dans des registres et des répertoires d'action différents, Georges Ibrahim Abdallah et Ziad Rahbani racontent tous deux une certaine histoire de la gauche libanaise, entre plume et fusil : l'un guévariste, l'autre tenant plus d'une figure à la Bertolt Brecht, mais tous deux mus par une même passion anticoloniale, farouchement solidaires des Palestiniens dans leur Liban natal. Ce sont également deux assignés chrétiens au registre de l'état civil libanais, dans un pays figé dans les règles rigides du confessionnalisme politique, Georges Ibrahim Abdallah étant maronite, et Ziad Rahbani grec-orthodoxe. Mais cette assignation confessionnelle ne les a nullement empêchés de soutenir une résistance, même « islamique », au Liban. Le départ du premier et le retour du second sont concentrés en un très court moment historique. Hasard ou destinée, il eût été difficile de ne pas les relier.
Dans cette résonance entre Georges et Ziad, il y a d'abord la Palestine et la gauche, ou la gauche parce que la Palestine. Né en avril 1951, Georges Ibrahim Abdallah, instituteur de métier, est d'abord socialisé politiquement dans les rangs du Parti syrien national social (PSNS)1, une formation laïque se réclamant de l'unification d'une « grande Syrie » et du refus des anciennes frontières de la période du mandat français. Le PSNS est en effet, à cette époque, particulièrement bien implanté dans les terres chrétiennes du Nord-Liban. Abdallah s'engage dans la seconde moitié des années 1970, comme tant de Libanais alors, dans les rangs d'une formation palestinienne marxiste, nationaliste et léniniste : Le Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP) de Georges Habache (1926-2008).
C'est encore l'époque — les années 1970 — où le narratif socialement émancipateur de la gauche libanaise se marie aisément avec l'aspiration à la libération nationale palestinienne. Le vieux PCL fondé en 1924, le Parti socialiste progressiste (PSP) de Kamal Joumblatt (1917-1977) ou la toute jeune Organisation d'action communiste au Liban (OACL) née à la fin des années 1960, sont les alliées de l'Organisation pour la libération de la Palestine (OLP), dans le cadre de la guerre civile (1975-1990). C'est aussi le temps d'une véritable « Internationale de la Palestine »2 : des milliers de combattants de gauche radicale et de mouvements de libération nationale, venus d'Europe occidentale, d'Asie, d'Afrique du Sud, d'Amérique latine et de l'ensemble des pays arabes partent au Liban, dans les camps de réfugiés palestiniens, pour se former au métier des armes. Ils adhèrent à des formations politiques palestiniennes : le FPLP ou le Front démocratique pour la libération de la Palestine (FDLP) — dans un versant décolonial marxisant —, mais aussi au Fatah de Yasser Arafat (1929-2004), le président de l'OLP.
Blessé en 1978, lors de la première invasion israélienne du Sud-Liban, Georges Ibrahim Abdallah devient par la suite l'un des fondateurs des FARL, petite organisation marxiste proche du FPLP, frappant israéliens et américains à l'étranger. Elles revendiquent une série d'attentats ciblés en France dans la première moitié des années 1980, dont les assassinats de l'attaché militaire étatsunien à Paris, Charles R. Ray (18 novembre 1982), et de Yacov Barsimantov, deuxième conseiller de l'ambassade israélienne et agent de liaison du Mossad (3 avril 1982).
Depuis, l'histoire des FARL se dévoile au fur et à mesure des années, mais avec parcimonie : l'organisation clandestine protège les siens et les siennes des représailles israéliennes au Liban. Disparue du paysage politique d'après-guerre civile libanaise au début des années 1990, l'organisation émet pourtant de rares communiqués rendant hommage à leurs disparus ces dernières années. C'est ainsi que le public libanais apprend, en décembre 2016, le décès de Jacqueline Esber, « camarade Rima » de son nom de guerre, compagne de route de Georges Ibrahim Abdallah. Née en 1959 dans le village de Gibrayel, non loin de celui de la famille Abdallah, membre des FARL, c'est elle qui abat Yacov Barsimantov à Paris au mois d'avril 1982. Nul ne sait comment elle revient au Liban, échappant aux services de police français, ni comment elle défie pendant plusieurs décennies de semi-clandestinité au Liban l'œil furibond des services israéliens.
Quant à Georges Ibrahim Abdallah, la suite de l'histoire est connue, de son arrestation à Lyon en octobre 1984 pour usage de « vrai-faux papiers » algériens à sa condamnation trois ans plus tard à une peine de perpétuité pour complicité d'assassinat. Une implacable campagne médiatique française – de droite comme de gauche – avait alors imputé à tort au « clan Abdallah » (Georges et ses frères) la série d'attentats commis en France de 1985 à 1986 par le Comité de solidarité avec les prisonniers politiques arabes et du Proche-Orient (CSPPA). Libérable depuis 1999, Georges Ibrahim Abdallah a toujours vu ses demandes de mise en liberté déboutées, devenant le plus ancien prisonnier politique d'Europe occidentale, jusqu'au 17 juillet 2025, date à laquelle la Cour d'appel de Paris autorise sa libération conditionnelle à compter du 25 juillet. Il retourne ce jour-là au Liban.
L'histoire palestinienne de Ziad Rahbani est moins connue, ou plutôt, elle est souvent tue. Le musicien, le compositeur, l'homme de théâtre, le « fils de Fairouz et Assi Rahbani », celui qui a inventé un style musical absolument inimitable, empruntant tout autant au jazz qu'à la musique orientale : tout cela fut allègrement célébré à sa mort dans un consensus de façade, au-delà des clivages politiques et des appartenances confessionnelles. Et pourtant, rien de moins consensuel au Liban que d'avoir croisé les rangs du FPLP – la même organisation marxiste-léniniste à laquelle appartint Georges Ibrahim Abdallah.
En 2012, Ziad Al-Rahbani est sur le plateau de la chaîne d'information panarabe Al-Mayadeen. Interviewé par son directeur Ghassan Ben Jeddou, le musicien se rappelle les premiers moments du massacre de Tal El-Zaatar, à l'été 1976. Camp de réfugiés palestiniens niché dans l'est chrétien de Beyrouth, il est assiégé par les milices maronites des Kataeb (les Phalanges) de Bachir Gemayel (1947-1982), des Gardiens du Cèdre de Etienne Saqr et des Tigres du Parti national libéral (PNL) de l'ancien président de la République Camille Chamoun (1900-1987), tous assistés par l'armée syrienne qui s'est alors retournée contre les Palestiniens. Le jeune Ziad, âgé d'une vingtaine d'années, assiste aux bombardements du haut de la maison familiale de Rabieh, dans les hauteurs de Beyrouth. Il se remémore également les visites de dirigeants des Kataeb (Karim Pakradouni, Michel Samaha) et de représentants des services syriens (Ali Douba, Nazi Jamil, Ali Al-Madani) au domicile familial, les soirées se terminant parfois par des danses sur les tables, alors que le massacre est voisin. Il enregistre alors discrètement les conversations, et rapporte la teneur des discussions secrètes au FPLP. Le massacre de Tal El-Zaatar le décide à fuir l'est chrétien, pour rejoindre Beyrouth ouest, en une forme de rupture politique et familiale.
S'ensuit une collaboration riche de plusieurs années avec l'organisation palestinienne – et avec son jumeau libanais, le Parti d'action socialiste arabe (PASA)3. Il compose plusieurs chansons pour le FPLP, sans jamais les signer, et travaille avec son département cinématographique. Il compose ainsi la bande originale de l'adaptation filmée de Retour à Haïfa, nouvelle de l'écrivain, intellectuel et ancien porte-parole du FPLP Ghassan Kanafani (1936-1972), assassiné par le Mossad à Beyrouth. Le film sort en 1982, sous la direction du réalisateur irakien Kassem Hawal.
Les pas de Ziad se rapprochent alors du PCL dont il devient membre. La formation marxiste est alors au cœur de la résistance armée à l'occupation israélienne du Sud-Liban, à la suite de l'offensive meurtrière de l'été 1982. Elle a lancé, avec d'autres formations de gauche et nationalistes, le Jammoul (Jabhat al-Mouqawama al-Ouataniya al-Loubnaniya, Front de la résistance nationale libanaise), qui harcèle les troupes israéliennes depuis septembre 1982.
En 1984, Ziad Rahbani compose l'hymne du PCL, à l'occasion du soixantième anniversaire de la fondation du Parti. Dès lors, la faucille et le marteau ne quitteront plus son cou sur les plateaux télévisés. Il collabore régulièrement avec les grands médias du PCL – la radio Sawt el-chaab (La voix du peuple) et le journal Al-Nidaa (L'Appel) — et participe de l'univers culturel du PCL aux côtés d'artistes communistes, comme Khaled El-Haber ou Sami Hawat.
Avec ce dernier, il signe en 1985 l'album Ana Mouch Kafer (Je ne suis pas mécréant). L'étincelle révolutionnaire ne s'éteint pas avec le temps : lorsque le journaliste et écrivain Joseph Samaha, ancien membre de l'Organisation d'action communiste au Liban (OACL), lance le quotidien de gauche Al-Akhbar (les Nouvelles) à l'été 2006, Ziad lui offre immédiatement une chronique régulière intitulée… Mal ‘amal ? (Que faire ?), en référence à l'ouvrage de Vladimir Lénine.
Le 28 juillet 2025, devant les portes de l'hôpital Al-Khoury, à l'occasion de la levée du corps de Ziad Rahbani, c'est ce même quotidien qui est distribué gratuitement à une foule dense venue saluer l'artiste une dernière fois. Sa Une affiche une carte de la Palestine sur un fond sérigraphié d'une photo du musicien, en mode Andy Warhol, avec pour seul slogan :« Al-wadeh dawman ! » (Toujours clair !), pour signifier qu'il n'a jamais dévié de ses convictions. Deux jours plus tôt, le journal consacrait toutes ses premières pages à Georges Ibrahim Abdallah, sous le titre : « Il ne s'est pas rendu…. Et il est revenu libre ».
Le quotidien Al-Akhbar n'est pas le seul à établir un lien de continuité dans le temps entre les figures de Georges Ibrahim Abdallah et de Ziad Rahbani. C'est peu ou prou la même foule, les mêmes acteurs, les mêmes visages connus et inconnus qui se sont retrouvés le vendredi pour le retour de Georges Ibrahim Abdallah à l'aéroport international de Beyrouth, et le lundi pour le départ de Ziad Rahbani vers sa dernière demeure. La manifestation d'une gauche quelque peu mélancolique a suivi le corbillard sur une rue Hamra4 qui a porté, en tant que véritable artère artistique, journalistique et culturelle des années 1960 et 1970, tout ce que la gauche intellectuelle libanaise a pu rêver. Drapeaux rouges du PCL ou blancs de l'ancien Front de la résistance nationale libanaise (Jammoul), faucilles et marteaux, mais aussi les quatre couleurs de la Palestine, ont marqué les deux journées du 25 et du 28 juillet 2025.
Un dernier lien n'a échappé à personne : la présence remarquée du Hezbollah au deux évènements. Le député du Parti de Dieu Ibrahim Al-Moussawi a accueilli Georges Ibrahim Abdallah dans le salon d'honneur de l'aéroport de Beyrouth, aux-côtés du président du bureau politique du Hezbollah, Mahmoud Qomati, du secrétaire-général du PCL Hanna Gharib et du député nassérien de Saïda, Oussama Saad. La formation islamique chiite a également organisé un accueil populaire dans la banlieue sud de Beyrouth, lorsque le convoi de l'ancien prisonnier a pris la route de la montagne libanaise : un communiste de confession chrétienne aura été célébré comme un héros de la résistance nationale à Israël. Trois jours plus tard, c'est le même Ibrahim Al-Moussawi qui, aux côtés d'un autre député hezbollahi, Ali Fayyad, marche sur la rue Hamra derrière le cercueil d'un artiste plus sûrement athée que croyant. Sans doute mécréant, le musicien de gauche n'a jamais caché sa sympathie pour la formation chiite dans le cadre des guerres répétées avec Israël.
Le public libanais se souvient encore de la photo de l'artiste lors d'un Festival de la victoire organisé peu après la fin de la guerre des 33 jours entre Israël et le Hezbollah, en juillet et août 2006 : sur sa casquette vissée sur la tête, il était écrit « Nasr min-Allah » (une victoire de Dieu), formule jouant sur le nom de famille de l'ancien secrétaire général de l'organisation, Hassan Nasrallah, assassiné par Israël en septembre 2024. Avec le soulèvement de 2011 en Syrie et l'entrée progressive dans une longue guerre civile, les gauches libanaises et arabes se divisent sur le sujet, entre partisans de la révolte contre l'ancien président Bachar Al-Assad et sympathisants d'un « axe de la résistance » à Israël emmené par le Hezbollah, mais auquel appartenait aussi le régime syrien5. Ziad Rahbani n'échappe pas à la polémique, accusé par certains d'être trop complaisant avec la formation chiite libanaise et ses alliés régionaux.
Priorisant l'opposition à Israël – puissance toujours occupante au Sud-Liban-, la gauche incarnée par des figures aussi diverses que Georges Ibrahim Abdallah et Ziad Rahbani est enfin moins animée par les soucis sociétaux des nouveaux mouvements sociaux libanais des années 2010 que par une contradiction principale entre « l'impérialisme et ses ennemis », en une profonde continuité avec les années 1960 et 1970 – le tout dans un contexte de guerre israélienne de moyenne intensité sur le Liban depuis la dernière cessation officielle des hostilités de novembre 2024, et de guerre génocidaire sur la bande de Gaza.
Georges est revenu, Ziad est parti. Mais l'effet de résonance entre le retour de l'un et le départ de l'autre a cependant une limite : le « Liban officiel ». Georges Ibrahim Abdallah a certes eu droit à un chaleureux accueil populaire à la sortie de l'aéroport de Beyrouth, mêlant vieilles et jeunes générations militantes, et les principaux médias ont couvert en direct le retour du militant au pays natal. Mais ni la présidence de la République, ni le premier ministre n'ont envoyé de délégations pour accueillir l'ancien prisonnier de Lannemezan – même si son convoi de retour à Qobeyat a été, pour des raisons de sécurité, officiellement accompagné par la Sûreté de l'État (Amn Al-dawla). La crainte d'une colère des États-Unis, déjà échaudés par la décision de la justice française, était bien trop grande. Le vieux militant imperturbable âgé de 74 ans accueille désormais sans discontinuer, du haut des montagnes de Qobeyat, un nombre incalculable de délégations politiques, syndicales et religieuses sympathisantes – dont de nombreux jeunes — semblant dire : ce n'est qu'un début, continuons le combat.
Pour Ziad Rahbani, il n'y a eu au contraire aucun ostracisme : les funérailles et l'enterrement organisés dans le village chrétien de Bikfaya, au nord de Beyrouth, ont attiré tout le Liban officiel : ministres et anciens ministres, parlementaires de tous bords politiques, hommes d'affaire, et tout ce que le Liban peut comprendre d'un monde du show-business connecté aux élites confessionnelles libanaises. L'ancien compositeur communiste et irrévérencieux aura réalisé à son insu une inédite union nationale, parfois feinte. Sans doute s'agissait-il aussi de se réunir à Bikfaya autour de la seule figure consensuelle encore vivante au Liban, icône nationale et mère du défunt, Fairouz, pour donner la fugace illusion d'une communion patriotique à l'heure d'une profonde scission interne quant à l'avenir du pays et à l'avenir des armes du Hezbollah.
Ziad est enfin déjà sujet à récupération commerciale : l'entreprise Virgin a ainsi appelé la population à participer à un marathon en son hommage samedi 1er août à 6h30 du matin, au départ de Zeytouna Bay – petit port de plaisance beyrouthin privatisé pour bateaux de luxe – dans un pays frappé chaque semaine par les bombardements israéliens.
Nul ne sait encore qui gagnera la bataille : des anciens rêves anticapitalistes, anticoloniaux et anti-confessionnels de Ziad Rahbani, ou des rouleaux compresseurs du capital, toujours apte à récupérer les morts pour créer du vif marchand.
1Nicolas Dot-Pouillard. « Sur les frontières : le Parti syrien national social entre idéologie unitaire et États-Nations », in Pierre-Jean Luizard et Anne-Marie Bozzo Vers un nouveau Moyen-Orient ? États arabes en crise entre logiques de division et sociétés civiles, Roma Tre-Press, pp.209-227, 2016.
2Nicolas Dot-Pouillard et Pierre Tonachella, « Ci-gît l'Internationale palestinienne », Le Monde diplomatique, août 2022.
3Assaad Aboukhalil, « The Cult of Ziad Rahbani », Jadaliyya, 10 octobre 2012.
4Nicolas Dot-Pouillard, « Boire à Hamrah. Une jeunesse nostalgique à Beyrouth ? » dans Jeunesses arabes. Du Maroc au Yémen : loisirs, cultures et politiques, La Découverte, pp.340, 2013.
5Nicolas Dot-Pouillard, « La crise syrienne déchire les gauches arabes », Le Monde diplomatique, août 2012.