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Olivier ERTZSCHEID
Maître de conférences en sciences de l'information
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02.05.2025 à 15:35

Cher grand administrateur de Parcoursup, cher Mister T.

Olivier Ertzscheid

Texte intégral (2803 mots)

Cher grand administrateur de Parcoursup,

Cher Barracuda, cher Mister T., je vais t’appeler comme cela pour protéger ton anonymat mais aussi parce que c’est un peu comme le héros télévisuel éponyme que je te vois : un type plein de chaînes en or qui brillent et qui ne sait que faire jouer ses muscles en guise de négociation, et jouit en supplément de quelques compétences en mécanique, la mécanique étant ici celle de l’administration de cette saloperie de plateforme.

Je suis depuis un quart de siècle enseignant-chercheur en IUT, plus précisément dans le département Information et Communication de l’IUT de La Roche-sur-Yon, et depuis quelques années je suis aussi le responsable de ce département de formation et le directeur-adjoint de l’IUT.

Et si je devais être un personnage de l’agence tous risques, je me sentirais assez proche de Looping.

L’agence Parcoursup (allégorie).
[En bas avec un cigare, le discours ministériel en mode « vous allez voir comme j’aime les plans qui se déroulent sans accrocs » ; à gauche les petits futés de l’ingénierie qui déploient un algorithme de hiérarchisation des veux sans permettre la hiérarchisation des voeux ; à droite les gros malins qui sortent leurs muscles et leur fer à souder pour transformer une camionnette haut de gamme en char d’assaut pour défoncer les rêves d’une génération entière ; en haut les doux-dingues qui tentent encore de trouver une forme de cohérence dans toute cette merde.]

 

Voilà donc près q’un quart de siècle que j’enseigne et sélectionne des dossiers dans une formation qui est ce que l’on appelle une formation « sélective ». Certes, depuis 20 ans de mise à mort de l’université publique et d’alignement avec les logiques néo-managériales dont Parcoursup est l’instrument, toutes les formations sont devenues sélectives puisqu’il n’y a jamais assez de places pour accueillir dignement toutes celles et ceux qui demandent à l’être, mais disons que les IUT gardent cette particularité sélective affirmée.

Une particularité sélective qui s’est toujours différemment déclinée. Aujourd’hui et depuis maintenant 3 ans on nous demande et nous impose en complément de tout le reste, des quotas de sélection de bacs technologiques. Et pourquoi pas. On aurait pu penser différemment l’accueil de ces publics, le financer aussi pour leur permettre de compenser certains écarts dans les enseignements que reçoivent les bacheliers généraux, on ne l’a bien sûr pas fait, ou alors on nous a demandé de le faire « à moyens constants », mais bref.

Dans « mon » département information et communication, nous recevons énormément de dossiers. Enormément. Chaque année. Y compris depuis avant Parcoursup et même avant APB (Admission Post-Bac, ancêtre de Parcoursup). Enormément. Nous avons 60 places et nous recevions autour de 900 à 1000 dossiers complets, 1000 potentiels futurs étudiants qui, comme on dit, « maintiennent leurs voeux ». Et depuis un quart de siècle, y compris à l’époque des dossiers « papier », bah nous les regardons tous. Nous regardons tous les dossiers. Individuellement. En détail. Cela nous prenait et nous prend toujours un temps extrêmement important et dans des fourchettes calendaires de plus en plus ténues (a fortiori si l’on souhaite par exemple organiser des entretiens, procédure à laquelle nous avons renoncé pour cette année).

Cher Barracuda, cher Mister T., cher grand administrateur de Parcoursup, si je t’écris aujourd’hui c’est parce que je viens de t’envoyer ce même mail sur ton adresse universitaire et sur celle du ministère, et que je vais aussi t’envoyer, sur ces mêmes adresses, non pas les 900, non pas les 1000, mais les 1800 dossiers que nous avons reçu cette année.

Mais avant cela je vais t’expliquer la raison de mon courroux, de mon ire, de l’envie qui m’étreint d’enserrer tout élément de ton anatomie dans une presse hydraulique tout en te prodiguant des soins du corps à l’aide de matières abrasives pendant que tu serais contraint de chanter du Céline Dion en Wolof (mon côté Looping qui ressort hein)

Cher Barracuda, cher Mister T., cher grand administrateur de Parcoursup, voilà maintenant plus de 4 ans que chaque année, nous faisons appel à ta magnanimité pour nous autoriser, nous filière sélective, à faire un truc totalement dingue : demander aux candidats de joindre à leur dossier Parcoursup un compte-rendu d’entretien avec un ou une professionnelle du métier dans lequel ils s’imaginent aujourd’hui à l’issue de leur formation. C’est pour nous un document très important car face à des dossiers Parcoursup dont chaque élément (de la lettre de motivation à la fiche avenir en passant par l’inénarrable « activités et centres d’intérêts ») est de plus en plus stéréotypique et rédigé soit par la famille, soit par la famille de ChatGPT, et dans un contexte où les lycéennes et lycéens se voient en effet conseillés de multiplier leurs voeux (sans les hiérarchiser, ce qui est une autre coupable ânerie), et bah figure-toi que notre « compte-rendu d’entretien avec un ou une professionnelle » est une pièce important pour mesurer la pertinence, la sincérité, et l’engagement d’une candidature parmi 1000 autres semblables.

Mais toi, toi cher Barracuda, cher Mister T., cher grand administrateur de Parcoursup, toi cela ne te va pas. Tu trouves que cela « brise l’égalité républicaine ». Tu trouves que c’est même carrément, je te cite, discriminatoire. Et quand je t’interpelle sur le sujet tu m’expliques avec tes gros muscles et tes chaînes en or qui brillent, que « tu sais de quoi tu parles » et que toi aussi tu as déjà enseigné en IUT, et que demander cela privilégierait des jeunes issus de milieux aisés ou avec des familles qui pourraient les aider ou disposeraient de contacts et de réseaux dont d’autres ne bénéficient pas. Et moi depuis des années je te dis et t’explique (ainsi qu’aux services du rectorat et aux points d’entrée ministériels qui portent ta parole), que c’est n’importe quoi.

C’est n’importe quoi parce que primo nous sommes déjà une formation sélective et que le processus de sélection actuel comporte déjà un si grand nombre de biais liés au capital culturel, au capital social et au capital économique que Bourdieu est à deux doigts d’atteindre le noyau terrestre à force de se retourner dans sa tombe.

C’est n’importe quoi parce toutes les années où nous avons pu disposer de ce compte-rendu d’entretien, nous avons, comme pour tous les autres éléments du dossier, naturellement intégré cette question des biais liés au capital social et culturel et que nous n’avons jamais pénalisé celui qui était allé voir son libraire Cultura par rapport à celui qui avait contacté une maison d’édition élitiste parisienne, pas davantage que celui dont le daron lui avait négocié un entretien avec un grand responsable des politiques culturelles au ministère par rapport à celui ou celle qui était allé voir le ou la documentaliste de son lycée. Parce que figure-toi, cher Barracuda, cher Mister T., cher grand administrateur de Parcoursup, figure-toi que nous nous efforçons de manière continue d’oublier d’être totalement cons. Une routine à laquelle possiblement tu pourrais t’astreindre si tu en as le temps, l’envie et le loisir.

Alors voilà. Depuis maintenant 4 ans, c’est chaque année la guerre, et en plus de tout le reste, il faut chaque année t’écrire (enfin écrire au rectorat qui ensuite te transmets …), chaque année il faut réexpliquer tout cela, le réargumenter, chaque année tu nous expliques que non, chaque année on insiste, chaque année on essaie de poser la question dans les visios que tu organises et où se retrouvent plus de 200 personnes en même temps, et chaque année à la faveur d’un malentendu nous finissons par obtenir gain de cause. On s’y épuisait, on y perdait un temps et une énergie considérable, on s’ajoutait des niveaux de stress importants ainsi qu’à nos équipes de collègues, mais à la fin ça passait. Et tout allait aussi bien que possible.

Mais cette année, tu as serré la vis. Et pas simplement pour nous mais pour l’ensemble des IUT dont l’ensemble des BUT Information et communication. Interdiction formelle et définitive d’ajouter d’autres éléments que ceux demandés par Parcoursup (donc que des éléments moisis et caviardés). Pas de pièce complémentaire quelle qu’elle soit. Rien. Nib. Nada. Que Tchi. Que dalle. Peau de zob.

Donc pour nous, pas de « compte-rendu d’entretien avec un ou une professionnelle ». Alors avant de prendre cette décision, je t’avais dit ainsi qu’aux services rectoraux qui sont à tes ordres, que c’était n’importe quoi. Parce que si on enlève cette pièce additionnelle, le nombre de dossiers que l’on reçoit va littéralement exploser avec pour l’essentiel des candidatures « de remplissage », c’est à dire des lycéens et lycéennes qui mettent notre formation simplement pour épuiser leur nombre de voeux disponibles. Sauf que bah nous derrière notre recrutement ne change pas : nous continuons d’examiner en détail chacun des dossiers que nous recevons.

Et puis ce que je t’avais déjà dit et expliqué à l’époque où je n’étais responsable de rien et où nous nous emplumions en DM sur Twitter, c’est que c’était tout de même étonnant de considérer que pour des IUT (qui accueillent beaucoup de publics boursiers et de milieux plutôt modestes) cette pièce complémentaire était une rupture de l’égalité républicaine et une discrimination, alors que pour les écoles d’art dont je t’épargne la sociologie, le fait de demander des portfolio, des Books et des recommandations t’en touchait une sans te bousculer l’autre comme se plaisait à la verbaliser un ancien président de la république. Même chose pour toutes les formations (publiques !!) qui dans le cadre de Parcoursup demandent 50 ou 100 euros pour valider le voeux au titre du passage d’un concours (bisous les copains et copines en école d’ingénieurs), là aussi il n’y a visiblement rien qui ne vienne heurter ta sensibilité républicaine. Mais que l’on demande à des étudiants d’aller rencontrer des professionnels (même en visio ou par téléphone pour leur éviter des frais et pour celles et ceux qui sont loin des grands centres urbains) et d’en faire un court compte-rendu pour attester de leur engagmeent et de leur motivation autrement qu’avec 3 paragraphes rédigés par ChatGPT et qu’au travers d’un stage de troisième et des voyages extra-scolaires que leur famille aura été en capacité de leur offrir ou pas, alors là, pour toi cher Barracuda, cher Mister T., cher grand administrateur de Parcoursup, ça c’est un grand scandale inacceptable qui brise toute forme d’égalité républicaine à proportion de ce que ta position sur le sujet me brise les organes reproducteurs.

Mais bon dans toute lutte par mail contre l’administration du rectorat qui est à tes ordres et ne fait que véhiculer ta parole, nos défaites sont avant tout celles de l’épuisement. Mais j’avoue que nous avons, j’avoue que j’ai perdu. Cette année tu as été d’une fermeté toute Bétharamienne. Cette année nous n’avons pas pu demander de compte-rendu d’entretien. Cette année, comme je te l’avais expliqué et annoncé, nous avons donc reçu non pas autour de 900 dossiers complets et confirmés pour 60 places mais plus de 1800 dossiers. Le double. La mathématique est aussi implacable que la bêtise crasse de ton entêtement déplacé autant que malhonnête. Car évidemment parmi ces 1800 dossiers que nous commençons à terminer de traiter, jamais nous n’avions eu autant de candidatures de remplissage, sans aucune volonté réelle de venir dans notre formation, des candidatures bâclées, négligées, presqu’entièrement « fake », des candidatures « copiées-collées ». Des candidatures que nous n’avions jamais (ou de manière très marginale) les années où nous pouvions en toute impunité briser l’égalité républicaine.

Le truc c’est qu’en plus de s’acharner à continuer d’oublier d’être cons, nous continuons aussi à faire preuve de déontologie et d’honnêteté et que nous continuons donc de regarder chaque dossier. Donc cette année nous en regardons deux fois plus que les années précédentes. Mais comme il y a au moins la moitié des dossiers qui sont sans intérêt et que nous disposons du même temps que les années précédentes pour les analyser, le résultat est simple : nous disposons de deux fois moins de temps à passer à analyser des dossiers sincères et engagés. Et ça, cher Barracuda, cher Mister T., cher grand administrateur de Parcoursup, c’est ta pleine et entière responsabilité. Ta putain de pleine et entière responsabilité.

Alors voilà. Je vais maintenant t’envoyer la totalité de ces dossiers par mail. Il y en a 1800. J’espère que la capacité de ta boîte mail est adaptée. Je vais aussi t’adresser directement ce billet de blog. Et je vais conclure en te redisant ce que je t’avais déjà dit et écrit la première fois où nous avions, de manière disons « virile mais correcte » débattu de ce sujet : il n’y a que deux issues possibles dans ton travail. Seulement deux.

La première est de considérer les avis des équipes pédagogiques au plus près de l’analyse des dossiers comme des avis purement torcheculatoires et de nous amener à terme vers un système dans lequel les mêmes équipes finiront par totalement se désengager de l’analyse « humaine » des dossiers et laisseront la grande machine Parcoursup fonctionner comme une saloperie de machine à calculer : on prendra les notes, on appliquera des coefficients, et en un clic on aura un classement. Un classement de merde, un classement totalement arbitraire et profondément inégalitaire, mais un classement. Et on arrêtera de passer une semaine ou quinze jours à temps plein à regarder des dossiers (quand on a la chance d’avoir des équipes pédagogiques avec suffisamment d’enseignant.e.s permanent.e.s pour se le permettre, ce qui est de moins en moins le cas de toute façon).

La seconde issue possible consiste à considérer que les équipes pédagogiques savent ce qu’elles font, et à leur concéder la dernière part d’autonomie dont elles peuvent jouir dans un processus de recrutement et de sélection par ailleurs déjà presque totalement préempté par des cadres et des routines qui ne font qu’accroître les inégalités en automatisant les manières de les détecter, de les analyser et de les envisager.

Sur ce je te laisse parce que tu as un peu de pain sur la planche. Il te reste une quinzaine de jours pour analyser ces 1800 dossiers. Bon courage.

 

21.04.2025 à 19:03

Mourir pour des données, d’accord, mais de mort lente. Ou pourquoi pour la 1ère fois j’ai cédé à une menace de procès.

Olivier Ertzscheid

Texte intégral (2295 mots)

Suite à une mise en demeure d’avocats représentant les intérêts du cabinet dont je dénonçais les agissements dans un article, mise en demeure m’enjoignant de supprimer la totalité de cet article avant le 22 Avril, je fais le choix de m’y plier et de le retirer de la publication. Vous trouverez donc ci-dessous des éléments d’explication détaillés sur la justification de cette décision.

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Voila plus de 20 ans que je tiens ce blog en mon seul nom et sous ma seule responsabilité éditoriale. Près de 3000 articles (une moyenne de douze par mois), avec beaucoup d’articles d’analyses, pas mal d’articles d’opinions, et quelques bons coups de gueule à valeur essentiellement cathartique (pour moi en tout cas).

En 20 ans je n’ai été menacé de procédure juridique qu’à 3 reprises.

La première fois c’était en 2015, lorsque j’avais diffusé le journal d’Anne Frank, dans sa version originale, à date de son entrée dans le domaine public. Les avocats du fonds Anne Frank m’avaient alors menacé d’une action en justice et d’une astreinte journalière de plusieurs milliers d’euros tant que je ne retirerai pas le texte. J’ai maintenu le texte original en ligne. D’autres, dont la députée Isabelle Attard m’ont rejoint et ont également partagé le texte. Et je n’ai plus eu de nouvelles des avocats du fonds Anne Frank.

La deuxième fois c’était en 2017 à l’occasion d’un article sur les dynamiques de haine en ligne, lorsque je revenais vers les premières dérives des campagnes Adwords avec Arnault Dassier à leur initiative lorsqu’il était responsable de la stratégie digitale de l’UMP. C’est lui qui me menaça de poursuites, ne supportant pas de voir son nom accolé à l’expression « marketing de la haine » dans mon article et considérant cela comme diffamatoire et m’enjoignant de supprimer son nom de l’article. Résultat : je vous laisse juges de ce qu’il advînt dans la mise à jour au début de l’article.

Et la troisième fois c’est donc cette semaine d’Avril 2025. Et c’est un cabinet « d’expertise technologique, normative et réglementaire dans les domaines de la confiance numérique et de la cyber sécurité » qui, via un cabinet d’avocats, menace de me poursuivre en justice pour diffamation, injure publique, et violation du secret des correspondances. Au regard des critères éclairés de Maître Eolas, même si je suis totalement serein sur le fond de l’affaire, la forme du courrier du cabinet d’avocat ne laisse que peu de doute sur leur détermination de réellement me poursuivre si je ne retire pas l’article en question.

Pour rappel, ce « cabinet d’expertise technologique, normative et réglementaire dans les domaines de la confiance numérique et de la cyber sécurité » a contacté l’association étudiante dont je m’occupe (la Ma’Yonnaise épicerie) et qui organise des distributions alimentaires pour les étudiant.e.s sur le campus de Nantes Université à La Roche-sur-Yon, pour nous proposer un scénario dans lequel nos bénéficiaires (donc des étudiant.e.s précaires) pourraient, contre rétribution versée à l’association, vendre leurs données biométriques à ce cabinet.

S’ensuivit un échange entre moi (depuis la boite mail de l’épicerie solidaire) et le cabinet en question. Echange auquel j’ai rapidement mis fin considérant l’activité de ce cabinet plus que suspecte sur le fond, totalement déplacée sur la forme, et considérant qu’accessoirement en droit français, la vente de données biométriques contre rémunération (a fortiori pour des populations précaires) ne peut et ne doit devenir ni un marché ni un horizon.

Je prends donc la décision de raconter toute cette affaire dans un article sur ce blog sous le titre « Etudiants en situation de précarité ? Vendez-nous vos données. De la biométrie et des cabinets vautour qui tournent autour. » J’y cite les échanges (non nominatifs bien sûr) avec mes deux interlocuteurs de ce cabinet (voilà pour la violation du secret des correspondances). Echanges qui, je le rappelle, ont démarré avec la proposition suivante :

« Nous recherchons actuellement des volontaires pour participer à un test simple et rapide (sic). Celui-ci consiste à s’inscrire sur une plateforme, puis à enregistrer une série de courtes vidéos du visage sous différents angles. En contrepartie, nous proposons de reverser un don de 15 € par participant ayant validé le test. Par exemple, pour 50 participants, votre association recevra un don de 750 €. Nous espérons que cette collaboration pourrait constituer une ressource financière supplémentaire pour soutenir vos activités et projets. »

 

J’agis et réagis avec ma casquette de responsable de l’association et surtout, surtout, avec ma casquette d’universitaire dont l’un des axes et terrains de recherche est précisément la question de notre vie privée numérique et les questions liées à l’exploitation de nos données personnelles.

Le ton est vif et j’assimile à plusieurs reprises les pratiques de ce cabinet à des pratiques de crapules et de vautours (voilà pour la diffamation et l’injure publique).

Et cette semaine, une dizaine de jours après la parution de mon article, je reçois le courrier suivant avec mise en demeure de retirer totalement l’article incriminé dans un délai de 5 jours (avant le 22 Avril).

 

Je joins ici le fichier pdf pour une lecture plus facile : 2025 04 15_ mise-en-demeure.pdf

L’intimidation et la tentative de procédure bâillon se caractérisent aussi par le fait de mettre en copie de ce courrier la présidente de Nantes Université au motif que, je cite « l’ensemble de ces propos a été tenu en votre qualité de Maitre de conférences de l’Université de Nantes« . Ce qui est faux (je me suis toujours exprimé au titre exclusif de co-responsable de l’association qui organise ces distributions alimentaires), et ce qui est aussi une vision assez trouble de ce que l’on nomme la liberté académique.

Si j’avais agi uniquement en mon nom propre ou au titre de Maître de conférences de l’université de Nantes, j’aurais, sans aucun souci ni autre questionnement, laissé l’article incriminé en ligne et attendu sereinement la suite en proposant simplement un droit de réponse au cabinet concerné. Je n’ai me concernant, absolument aucune crainte. Je n’ai pas cédé aux avocats du fonds Anne Frank dans une affaire où les enjeux se chiffraient en millions d’euros (le journal d’Anne Frank est l’un des livres les plus vendus de tous les temps et continue de l’être) et concernaient, en termes de droit d’auteur et de domaine public, l’ensemble des lois et règlementations internationales. Donc cette forme de menace et de procédure bâillon ne m’impressionne pas (même s’il n’est jamais agréable de recevoir un tel courrier).

Mon absence de crainte est d’autant plus forte qu’une nouvelle fois, sur le fond, je suis absolument certain de mon bon droit et du fait que ce « cabinet d’expertise technologique, normative et réglementaire » fait absolument n’importe quoi et que ce n’importe quoi cible et met en danger des populations précaires dans une forme d’intime matérialisée par la transaction commerciale proposée autour de données biométriques sans que jamais et à aucun moment ne soient indiqués les cadres d’usages, d’exploitation, de durée, etc. Pour rappel le seul cadre indiqué dans la sollicitation de ce cabinet était « Nous recherchons actuellement des volontaires pour participer à un test simple et rapide (sic). Celui-ci consiste à s’inscrire sur une plateforme, puis à enregistrer une série de courtes vidéos du visage sous différents angles. » 

Alors pourquoi obéir à l’injonction et à cette forme de procédure bâillon ? Parce que dans cette affaire, si elle se porte jusqu’à un tribunal, je ne veux qu’en aucune manière l’association dont je m’occupe puisse être impactée financièrement, moralement, ou même symboliquement en voyant son nom associé à une procédure en justice. Et si cela devait tout de même se produire, la responsabilité en incomberait donc uniquement à ce cabinet puisqu’en effet et selon les termes de leurs avocats, ce retrait n’engage pas nécessairement la fin de la procédure de leur côté. Je les en laisse désormais juges et continue d’espérer désormais au moins trois choses.

Premièrement que des journalistes et des associations de défense des libertés numériques se saisiront de ces éléments et iront enquêter sur ces pratiques, celles de ce cabinet en particulier mais aussi celles d’autres probablement semblables.

Deuxièmement que si d’autres associations ont reçu de telles sollicitations, elle n’hésitent pas à me contacter ou à rendre publics ces éléments.

J’espère, troisièmement, que les autorités indépendantes que sont la CNIL et l’ANSSI, jusqu’ici silencieuses, se saisiront des éléments de ce dossier pour faire toute la lumière sur les pratiques de ces cabinets dans le domaine de la sollicitation de vente de données biométriques auprès de populations précaires, d’autant que lesdits cabinets se prévalent d’autorisations de leur part.

J’espère enfin, que cette « petite histoire », aura pour intérêt de rappeler dans le débat public que ce genre de dérives déjà largement présentes ailleurs dans le monde, sont et seront, en France, de plus en plus essentielles à documenter et à combattre. Je vous en parlais déjà via la chasse aux corps des plus pauvres à des fins d’exploitation biométrique, au moment où déjà près de cinq millions de personnes (dont un million d’argentins) ont malheureusement accepté pour atténuer un peu leur misère. Et cette semaine encore, les alertes de cette dépêche AFP ou cette chronique d’un monde connecté sur France Culture, devraient nous mobiliser toutes et tous car le futur qu’elles dessinent est au-delà de l’alarmant sur le plan sociétal comme sur le plan politique (je rappelle par exemple que ce cabinet qui me menace d’un procès indique sur son site intervenir notamment dans des « Systèmes de gestion de contrôle aux frontières (Gates, entry-exit). »

Pour le dire d’une phrase : ce dont nous devons absolument parler et ce que nous devons absolument combattre c’est un capitalisme de malfrats avec la marchandisation des données biométriques des plus précaires comme poste avancé.

Parce que tous ces êtres humains, toutes ces populations, le plus souvent précaires, que l’on dévisage en leur jetant l’aumône, ne nous laissent collectivement envisager aucun futur désirable.

 

11.04.2025 à 18:43

L’indigne et les indignés. Chronique d’une a-réalité.

Olivier Ertzscheid

Texte intégral (2494 mots)

En une seule journée (c’était en début de semaine), nous avons donc eu la Une du JDNews (émanation putride de l’empire Bolloré) avec la phrase de Wauquiez sur l’enfermement et la déportation des OQTF à Saint-Pierre et Miquelon, mais aussi la sortie médiatique d’Elisabeth Borne expliquant qu’il fallait réfléchir très tôt à son orientation, et même « dès la maternelle » (le verbatim complet est le suivant « Il faut se préparer très jeunes, presque depuis la maternelle, à réfléchir à la façon dont on se projette dans une formation et un métier« ).

« Et reprenons un peu de saucisson. »

Notez que la langue française est formidable car depuis la publication de cette Une, il est déjà passé dans le langage courant que l’on ne dit plus « con comme ses pieds » mais désormais « con comme Wauquiez« .

« Passé les bornes y’a plus de limites. » (Emile. 7 ans. CE1)

Cessons de louvoyer et d’y aller par demi-mesures, je propose de mon côté de réfléchir à un monde dans lequel les enfants qui n’auraient pas de projet professionnel clair à l’issue du CP seraient placés sous OQTF et déportés une bonne fois pour toutes dans des orphelinats militaires à Saint-Pierre et Miquelon.

« Quelle indignité. »

Sur les médias sociaux d’abord, sur les plateaux télé ensuite, dans les radios enfin, et parfois simultanément dans l’ensemble de ces biotopes médiatiques, ces propos ont été moqués, ridiculisés, dénoncés, combattus, ils ont aussi parfois été soutenus et défendus, et ils ont donc atteint leur objectif premier qui est de … circuler massivement (mais concernant Wauquiez, même sur CNews ils étaient à un doigt de trouver ça raciste et complètement con et puis finalement ils ont pris un whisky d’abord).

Oui bien sûr il y a de la fenêtre et surtout du rétroviseur d’Overton là-dedans, oui bien sûr derrière la Une travaillée et délibérément choquante du JDNnews comme derrière la sortie de route de Borne qui doit être lue comme un authentique lapsus tout à fait révélateur de son projet politique, oui bien sûr il y a l’idée d’élargir encore la fenêtre et le rétroviseur d’Overton et de nous préparer.

Mais il y a aussi cette forme fondamentale et chimiquement pure d’une rhétorique de l’indignation. Depuis que les réseaux et médias sociaux existent, nombre d’études scientifiques ont montré que le ressort principal et constant de la circulation virale des contenus était celui de l’indignation, indignation directement liée au sentiment de colère face à une injustice. L’indignation suite à la colère liée à une injustice en paroles ou en actes, est l’émotion qui sollicite le plus directement notre nécessité de réaction. On ne peut pas ne pas réagir lorsque des propos nous indignent et nous placent sous le coup de la colère.

L’indignation, en tout cas dans son expression virale, nous plonge également dans une posture cognitive « a-rationnelle ». On ne répond pas rationnellement à des propos qui nous indignent. L’indignation porte en elle l’effet miroir de sa réponse qui ne peut être qu’elle-même indignée. L’indignation contraint à d’autres réponses indignées qui elles-mêmes … ad libitum.

En France, en démocratie, les sorties de route ou déclarations suscitant de l’indignation se multiplient comme jamais auparavant et si ce sont les deux pôles radicaux de l’échiquier politique qui la monopolisent le plus, c’est bien l’ensemble du spectre qui s’y fourvoie avec une pathétique délectation. Parce qu’en termes d’agenda, il importe à toutes les formations politiques de dicter autant qu’elles le peuvent celui de nos indignations collectives (et donc sélectives).

On se souvient bien sûr de la phrase de Hannah Arendt : « Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privé non seulement de sa capacité d’agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple, vous pouvez faire ce que vous voulez. »

Remplaçons maintenant le mensonge par l’indignation. Ce qui donne « Quand tout le monde tient des propos suscitant l’indignation en permanence, le résultat n’est pas que vous vous indignez vous-même, mais que plus personne ne peut être autrement qu’indigné. Un peuple qui ne peut plus être autrement qu’indigné en permanence ne peut se faire une opinion. » La suite de la phrase d’Arendt reste inchangée. « Il est privé non seulement de sa capacité d’agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple, vous pouvez faire ce que vous voulez. »

Ces indignations, celles que véhiculent des écosystèmes idéologiques comme ceux de Stérin et de Bolloré, ces indignations programmatiques prennent le relai du mensonge et achèvent de déréaliser l’ensemble de nos repères informationnels et de nos représentations sociales collectives.

D’abord on vous ment. Puis sans vous laisser le temps de disserter sur le mensonge on vous indigne. Et vous vous indignez. Souvent ces mensonges suscitent de l’indignation. Souvent ces indignations mobilisent des mensonges pour les apaiser ou au contraire les alimenter et les accompagner. Et alors tout devient possible. Les faits alternatifs – qui mobilisent des systèmes de coordonnées auto-référentiels et qui n’ont plus besoin d’aucune autre validation que celle de la pure croyance – se généralisent et se systématisent. On peut tout à fait tenir un rassemblement sur une place à demi-vide, on peut montrer les images de cette place à demi-vide et affirmer sans sourciller que cette place était pleine. Trump l’avait fait pour son premier discours d’investiture lors de sa première élection, le rassemblement national l’a encore fait le week-end dernier. L’indignation porte en elle un phénomène dissociation : ce n’est plus le réel qui importe mais le discours sur le réel qui seul est débattu, y compris s’il se détache complètement du réel.

Ce que nous sommes en train de perdre c’est tout un système de coordonnés. Des coordonnées spatiales, géographiques (le changement de nom du Golfe du Mexique n’est pas seulement une lubie ou un coup de comm de la part de Trump), des coordonnées temporelles, informationnelles, culturelles.

Récemment un article paraissait qui expliquait la manière dont (une partie de) l’algorithme de TikTok fonctionnait :

« (…) comment une vidéo arrive-t-elle jusqu’à vous ? Tout commence par un immense réservoir, le « pool de contenu », où atterrissent toutes les nouvelles vidéos postées. Mais attention, elles ne passent pas toutes le filtre. Une première évaluation élimine celles qui ne respectent pas les règles. Ensuite, c’est l’étape du « rappel », où l’algorithme trie rapidement pour trouver ce qui pourrait vous plaire. Là, entre en scène le « Dual Tower Recall », un modèle qui transforme vous et les vidéos en points dans un espace numérique. On peut imaginer un grand tableau avec des coordonnées. Vous êtes un point, et chaque vidéo aussi. Si vos points sont proches, la magie s’opère, la vidéo vous est proposée. Ce système repose sur des calculs mathématiques complexes, mais l’idée est simple : plus vos goûts « matchent » avec une vidéo, plus elle a de chances d’apparaître sur votre écran.« 

 

Un système de coordonnées dans un espace numérique où nous sommes un point parmi tant d’autres, tout comme la théorie des graphes (notamment des graphes invariants d’échelle) permet de modéliser les infrastructures relationnelles des réseaux sociaux massifs.

La métaphore du « grand tableau » avec des coordonnées dans laquelle nous sommes autant de « points » et où les contenus en sont d’autres qu’il s’agit d’apparier, est relativement exacte et fonctionnelle (voilà plus de 20 ans que nous disposons en effet d’études scientifiques dans le champ des systèmes et algorithmes de prescription et de recommandation et de la théorie des graphes qui permettent de modéliser tout cela).

Là où en effet les systèmes d’appariement et de recommandation algorithmiques nous offrent et disposent de coordonnées extrêmement précises leur permettant de satisfaire la part la plus déterministe de nos attentes et de nos comportements à commencer par les plus singuliers et les plus grégaires, l’ensemble des autres systèmes référentiels collectifs de coordonnées culturelles, historiques, politiques et informationnelles se sont disloqués ou sont en train de s’effondrer sous les coups de boutoir redoublés des mensonges instrumentaux et des indignations brandies comme autant de stratégies comportementales de renforcement. En tout cas ils agissent beaucoup moins de manière « cadrante » et l’ensemble des phénomènes documentaires allant des pures Fake News aux faits alternatifs en passant par les artefacts génératifs, les mensonges instrumentaux et les indignations programmatiques finissent par produire des formes de décrochage du réel qui sont le point d’adhérence d’un grand nombre de dérives tant idéologiques que politiques, sociales et économiques.

Et l’ère des capitalistes bouffons armés de tronçonneuses ne fait qu’accélérer encore ces dérives désormais quotidiennes.

S’il fallait résumer tout cela par un dessin ce pourrait être celui-ci.

 

Les coordonnées de notre monde social se déplacent bien sûr aussi. Elles bougent. Le plus souvent dans la sens du progressisme, mais parfois également dans de mortifères conservatismes ou d’alarmantes régressions. Les coordonnées de notre monde ‘ »algorithmique », c’est à dire l’ensemble des référentiels produits par les technologies et dans lesquels nous sommes en permanence passés au crible, ces coordonnées là se déplacent non seulement beaucoup plus vite mais de manière aussi beaucoup plus incohérente car n’ayant pas nécessité d’attache dans le réel. De ce décalage naissent des formes de décrochage, de dissociation, de scission entre des systèmes de coordonnées qui si elles ne se tiennent plus ensemble, laissent place à toutes les dérives et à toutes les incompréhensions possibles.

Dans la situation 1, les coordonnées de notre monde social et de notre monde algorithmique se recouvrent presqu’entièrement et de manière cohérente. Seuls de petits espaces subsistent dans lesquels le monde algorithmique se singularise et dans lesquels le monde social peut exister indépendamment du monde algorithmique.

Dans la situation 2 en revanche, il est tout un pan (hachuré) de notre monde social qui n’a presque plus de liens, de coordonnées communes avec notre monde algorithmique. Et réciproquement.

Stéphane Hessel, en 2010, nous invitait à nous indigner. Indignez-vous. Dans le sillage de l’appel des Résistants aux jeunes générations du 8 mars 2004 (lors de la commémoration du 60ème anniversaire du programme du CNR), cet appel à l’indignation était avant tout un appel à l’engagement. Un appel à l’engagement comme un retour au réel. Et dont l’indignation n’était que le moteur et jamais, jamais la finalité. Son ouvrage se terminait par ces mots et cette citation de l’appel des résistantes et résistants :

« Aussi, appelons-nous toujours à « une véritable insurrection pacifique contre les moyens de communication de masse qui ne proposent comme horizon pour notre jeunesse que la consommation de masse, le mépris des plus faibles et de la culture, l’amnésie généralisée et la compétition à outrance de tous contre tous. »

 

06.04.2025 à 19:10

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01.04.2025 à 18:06

Poisson (mort) d’avril. Le réel selon la Tech.

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