17.04.2025 à 10:47
Comment l'Italie pousse vers la sortie le PDG de STMicroelectronics
Marc Endeweld
Texte intégral (7078 mots)

L’affaire n’est pas évoquée par la presse française1. Elle fait pourtant les gros titres de la presse italienne la plus sérieuse depuis plusieurs semaines. Et elle empoisonne la vie d’un groupe ô combien stratégique : STMicroelectronics. Cette société franco-italienne de 51 500 salariés (12 000 en France) fabrique des semi-conducteurs, notamment pour l’industrie automobile mais aussi pour Apple et ses Iphones, ou pour Space X et Starlink d’Elon Musk. Né en 1987 du rapprochement entre une filiale du groupe français Thomson et un groupe italien (Società Generale Semiconduttori), le fabricant a toujours fait l’objet de passes d’armes diplomatiques et industrielles entre la France et l’Italie. Mais aujourd’hui, les menaces sont autrement plus sérieuses. Les dirigeants de STMicroelectronics, le PDG Jean-Marc Chéry et le directeur financier du groupe, Lorenzo Grandi, sont ainsi visés par une class action d’actionnaires américains, que j’ai pu lire en détail, devant un tribunal de New York, concernant des faits allant du 14 mars 2023 au 30 octobre 2024.
Cette affaire - cette « déstabilisation », estime un proche de la direction - intervient au plus mauvais moment pour le groupe électronique. La semaine dernière, ses dirigeants ont en effet annoncé un plan de départ volontaire de 2800 salariés sur trois ans. Une manière de répondre aux marchés face aux mauvais résultats financiers du groupe sur l’exercice 2024. Sur cette dernière année, le groupe connaît une forte baisse de son chiffre d’affaires (- 23 %) et subit une chute de 63,4 % de son résultat d’exploitation, passé de 4,6 milliards à 1,7 milliard d’euros. Résultat, en un an, le cours de Bourse a perdu la moitié de sa valeur. L'objectif affiché est de redresser la barre d’ici à 2027 avec un plan d’économies d’au moins 500 millions de dollars par an. On verra un peu plus loin qu’un plan d’économies ne suffira pas : le groupe doit faire face à de profondes difficultés stratégiques et à une concurrence féroce.
Une class action largement commentée en Italie
Le 7 février 2025, c’est La Stampa, le grand quotidien de Turin, qui dévoile le premier quelques détails sur la class action déposée auprès du tribunal de New York et qui rassemble des dizaines d’actionnaires. En Italie, La Stampa est une institution, représentant notamment les intérêts industriels du Nord du pays. Le quotidien a longtemps été contrôlé directement par le groupe Fiat (la famille Agnelli-Elkann, propriétaire du groupe Stellantis, contrôle désormais le quotidien turinois via un participation dans un groupe de presse qui comprend également La Repubblica, le grand quotidien de Rome). Autant dire que la partie italienne utilise opportunément ces révélations dans la presse pour déstabiliser un peu plus la direction française de STMicroelectronics, au moment où Trump envisage de taxer les semi-conducteurs.
Néanmoins, les accusations portées par les actionnaires américains sont particulièrement graves et méritent d’être soulignées. Dans le complément de plainte déposé le 21 janvier 2025 au Southern District Court de New York , on trouve de multiples éléments. Les plaignants accusent les dirigeants de STMicroelectronics d’avoir dissimulé les difficultés de l’entreprise entre 2023 et 2024, et d’avoir procédé à des prévisions financières trop optimistes trompant les investisseurs. Encore plus grave, leurs conseils accusent Jean-Marc Chéry et Lorenzo Grandi d’avoir profité de la situation en vendant pour 4,1 millions de dollars d’actions pour le premier, et 3,7 millions de dollars d’actions pour le second.
Dans leur plainte, les avocats estiment aussi que l’annonce de prévisions optimistes pour 2024 permettait à Jean-Marc Chéry de se maintenir plus facilement à la tête de l’entreprise alors que l’Etat italien ne le souhaitait pas comme j’en avais fait état l’année dernière. Et c’est effectivement bien l’un des arguments qu’avait utilisés Jean-Marc Chéry entre 2023 et 2024 auprès de ses actionnaires pour se faire reconduire : son éventuel départ risquait de susciter des remous sur le marché. « Cette menace sur le cours de Bourse était le raisonnement tenu par Chéry auprès du conseil de surveillance en janvier », nous rapportait un témoin, lors de cette première passe d’armes.
Le PDG Chéry menacé depuis plus d’un an
Il faut revenir en détail sur cette période. En mars 2024, la panique gagne l’état-major de STMicroelectronics : comme je l’avais dévoilé à l’époque, le ministère des Finances italien, co-actionnaire du groupe franco-italien, exprime soudainement sa défiance à l’égard du PDG français Jean-Marc Chéry, alors qu’en 2023 il avait été convenu entre la France et l’Italie que le dirigeant allait être confirmé dans ses fonctions pour un troisième mandat lors de la future assemblée générale. L’alerte, confirmée par l’agence Bloomberg, est sérieuse : la partie italienne réclame alors, dans un courrier envoyé à Nicolas Dufourcq, président du conseil de surveillance de STMicroelectronics et patron de la Banque Publique d’Investissement (BPI), la convocation de la holding de contrôle « STMicroelectronics holding NV » dans laquelle se logent les participations paritaires des États français et italien (À eux deux, ils détiennent 27,25 % du groupe, via la BPI pour la France), pour pouvoir négocier le futur vote lors de l’AG.
Quelques heures après mon article sur la volte-face italienne au sujet de Chéry, le ministre de l’Économie et des Finances Bruno Le Maire a un échange téléphonique avec son homologue italien. Selon mes informations, lors de cet appel datant du 11 mars 2024, le ministre français plaide fortement pour le maintien de Chéry à son poste. Manifestement, cette mise au point politique entre la France et l’Italie sur l’avenir de la gouvernance de STMicroelectronics a permis au PDG français de sauver sa tête alors que les Italiens étaient pourtant bien décidés de mettre fin à ses fonctions. « Pour une fois Le Maire a été courageux », commente alors un bon connaisseur du dossier STMicroelectronics. Ce soutien de Bruno Le Maire en faveur du maintien de Jean-Marc Chéry à la tête du fabricant européen de semi-conducteurs, qui m’a été confirmé par l’entourage du ministre, a été, semble-t-il, déterminant.
Parmi les concessions accordées par les Français aux Italiens : les seconds ont obtenu des premiers que soit enfin nommé au directoire de STMicroelectronics un second membre de leur choix. C’était en effet une curiosité de la société franco-italienne : son directoire n’était jusqu’à présent composé que d’un seul membre, son président, en l’occurrence Jean-Marc Chéry. Je commente alors : « Une manière d’assurer une future transition en douceur ? En tout cas, on a assisté en ce printemps à un nouvel épisode de la gouvernance compliquée entre la France et l’Italie pour ce groupe de composants électroniques pourtant essentiel pour la souveraineté européenne.»
Le témoignage anonyme de huit anciens dirigeants
Si l’on en revient à la plainte déposée à New York, c’est bien au cours de cette période que tout s’est joué. Selon le récit fait par les avocats des actionnaires plaignants, le PDG de STMicroelectronics, Jean-Marc Chéry, et le directeur financier, Lorenzo Grandi, auraient su dès les premiers mois de 2023 que les prévisions pour l'entreprise, et en général pour le secteur des semi-conducteurs, s'aggravaient mais ils auraient ignoré ces signaux. Pire, ils auraient communiqué de fausses prévisions sur le marché masquant les difficultés qui émergeaient pour STMicroelectronics. Et c’est au cours cette période que les deux dirigeants ont vendu leurs actions de la société.
Les cabinets d'avocats américains ont ainsi lancé au cours des derniers mois des appels aux actionnaires potentiellement lésés les encourageant à participer à un recours collectif. Désormais, le juge new-yorkais doit décider s'il autorise ou non l'enquête. Dans leur plainte, les avocats ne se limitent pas à une analyse juridique et relaient ainsi les témoignages anonymes de huit anciens dirigeants de STMicroelectronics. Le témoin le plus important a dirigé entre 2012 et 2023 la filiale ADG (The Automotive & Discrete Group). S’agit-il de Marco Monti, écarté du groupe informatique par Jean-Marc Chéry début 2024, et neveu de l’homme politique Mario Monti (ancien président du conseil des ministres entre 2011 et 2013) ? C’est ce que semble penser La Stampa.
En tout cas, ce témoin apporte des éléments très détaillés sur le déroulement de ces derniers mois au sujet de la gouvernance de STMicroelectronics. Dans la plainte, il est expliqué : « Au cours de l'année 2023, le témoin 1 a assisté à des réunions mensuelles avec environ 25 cadres de haut niveau, dont Chéry, qui a présidé les réunions. Selon le témoin 1, lors de ces réunions, ils ont discuté des prévisions, de la visibilité de la demande, des rapports et des informations à rendre public. Au cours de ces réunions le témoin 1 a dit à Chery que ST devrait rendre compte publiquement des prévisions qui étaient compatibles avec le marché des semi-conducteurs en général ». De plus, le même témoin affirme avoir « averti Chéry que les engagements rendus publics envers les investisseurs au cours des troisième et quatrième trimestres de 2023 ne pouvaient pas être maintenus sur la base d'informations déjà connues de la société ». De fait, pour le reste de l'année 2023 et 2024, la tendance à la baisse s'est réalisée. Le témoin assure aussi s'être plaint formellement auprès du PDG Jean-Marc Chéry et du chef d’exploitation, Alain Dutheil, après « avoir découvert que le personnel commercial de ST offrait des remises excessives aux clients pour augmenter les ventes dans le secteur ADG [la division que témoin 1 a présidée], sans son approbation ».
Une « fraude » ou des « allégations » non pertinentes ?
Un comportement qui aurait « gonflé les ventes et rempli les circuits de distribution de l'entreprise pour cacher la baisse de la demande », selon le témoin 1 cité dans la plainte, qui ajoute : « ce schéma de remplissage des circuits de distribution a créé une bulle laissant apparaître faussement une meilleure performance financière tout au long de l'année 2023 ». Et les avocats d’asséner dans leur plainte : « Chéry et Grandi ont profité du cours artificiellement gonflé des actions de ST et du manque d'informations aux investisseurs sur le problème croissant de la demande auprès de ST pour vendre un total de près de 8 millions de dollars d’actions ». Dans leur démonstration, les avocats tiennent à souligner le caractère exceptionnel de ces transactions pour mieux y déceler une intention frauduleuse : « Ces bénéfices de la vente d'actions dépassent de loin le salaire de 1,21 million de dollars de Chéry en 2023. En violation de leur obligation de divulguer toutes les informations importantes ou de s’abstenir de toute transaction [durant cette période] les accusés ont continué à tirer profit des ventes d’actions d’une manière qui ne correspondait pas à leur historique de transactions sur une période comparable (…) Ces transactions disproportionnées réalisées par ces deux personnes renforcent l’hypothèse d’une fraude ».
Cette class action à New York visant les deux principaux dirigeants de STMicroelectronics pousse finalement le groupe à réagir médiatiquement auprès de La Stampa le 11 février, soit quatre jours après leur premier article. En France, le groupe dénonce des « allégations » tout en rappelant que l’entreprise « ne commente pas les litiges en cours ». Voici ainsi le message que je reçois d’une attachée de presse de ST, deux jours après avoir sollicité la direction de communication du groupe :
« Concernant une action en justice intentée aux États-Unis contre notre entreprise et certains de ses hauts dirigeants, alléguant une violation de la loi américaine sur les valeurs mobilières, il est important de comprendre qu’il ne s’agit actuellement que d’allégations et que les procédures judiciaires sont imprévisibles. L’entreprise considère qu’elle dispose de solides moyens de défense contre ces allégations et se défendra avec détermination devant les tribunaux. Selon sa politique corporate, l’entreprise ne commente pas les litiges en cours ».
Le 10 février 2025, trois jours après l’article de La Stampa, j’avais en effet envoyé le SMS suivant au directeur de la communication de STMicroelectronics avec lequel j’avais déjà échangé l’année dernière :
« Souhaitez-vous faire un commentaire ou apporter des précisions au sujet de la class action déposée devant un tribunal de New York contre les dirigeants du groupe, le PDG Jean-Marc Chéry et son directeur financier Lorenzo Grandi ? Les accusations sont graves, elles vont jusqu’à dénoncer un délit d’initiés des dirigeants. Bien cordialement »
Je n’avais alors reçu aucune réponse.
Nouvelle offensive contre le Français Chéry
Un mois plus tard, à la mi-mars 2025, le gouvernement italien va de nouveau lancer une offensive contre les dirigeants de STMicroelectronics, et en particulier Jean-Marc Chéry. On apprend ainsi, via le Sole24Ore, que l’État italien a l’intention de bloquer chaque délibération au conseil de surveillance de ST s’il n’y a pas un accord avec l’État Français pour faire partir Chéry et Grandi. Le gouvernement italien dit vouloir utiliser son droit de veto pour bloquer les résolutions du conseil et les nominations, mais le journal souligne toutefois que la partie italienne n’y dispose pas de la majorité absolue. L’idée est plutôt de faire pression sur la France pour entamer des négociations « à des niveaux supérieurs », entre les ministres de l’Économie de chacun des deux pays actionnaires, ou même entre les chefs de gouvernement. Dans son article, le Sole24Ore dénonce par ailleurs une « gestion douteuse » de l’entreprise, « qui a ramené la valeur des actions à moitié en un an, à une série d'avertissements sur les comptes suivis d'un plan de licenciements sans nouvelles perspectives de croissance ». Bref, en Italie, la campagne de presse contre les dirigeants actuels de ST bat son plein.
Quelques jours plus tard, le 19 mars Maurizio Tamagnini démissionne du conseil de surveillance. Cette démission avait été annoncée quatre jours plus tôt dans La Stampa, dont les journalistes sont décidément bien informés :

À la suite de cette démission, la passe d’armes entre la France et l’Italie s’est intensifiée. Le conseil de surveillance de l’entreprise a ainsi refusé de désigner en son sein Marcello Sala, directeur général du département économique du ministère italien des Finances, et proche de la présidente du conseil italien, Giorgia Meloni. Ce refus a mis le feu aux poudres. Le ministre italien des Finances, Giancarlo Giorgetti, qualifie cette décision d’« incompréhensible, très grave et inacceptable ». En réaction, l’entourage de Chéry commente en off : « C’est du Trump italien ! ». Puis, le 9 avril, Giorgetti annonce que l’État italien souhaite retirer sa confiance à Jean-Marc Chéry.
Le ministre italien reprend les termes de la class action
Comme nous l’apprend une dépêche Reuters, Giorgetti convoque alors à Rome une conférence de presse. Devant les journalistes, le ministre italien ne mâche pas ses mots en soulignant que l’opposition de son gouvernement à l’encontre des dirigeants de STMicroelectronics est en réalité une réaction au « comportement du management, qui a vendu ses actions la veille de la publication des résultats négatifs ». Une attaque frontale et une référence explicite à la class action américaine… Quelques heures plus tard, le conseil de surveillance confirme pourtant dans ses fonctions Jean-Marc Chéry, et le cours de bourse remonte légèrement. « Pour le moment, le gouvernement français soutient Chéry », souffle un soutien de Jean-Marc Chéry. Pour combien de temps ?
En réalité, ces tensions entre la France et l’Italie n’apparaissent pas aujourd’hui. Cela fait longtemps que l’Italie exprime son impatience de voir des investissements du groupe informatique se concrétiser sur la péninsule. En octobre 2023, la direction de STMicroelectronics avait ainsi communiqué sur la construction d’une nouvelle usine dans les prochaines années sur le site de Catane en Sicile, alors que les investissements sur le site français de Crolles près de Grenoble sont de plus en plus contestés par les Italiens. L’insatisfaction italienne s’est également nourrie du départ de deux hauts cadres italiens du groupe ces dernières années : en 2018, l’ancien directeur financier Carlo Ferro a pris la porte avec le départ du PDG Carlo Bozotti, et comme je l’ai rappelé un peu plus haut, au début 2024, Chéry a écarté Marco Monti.
En 2018, Giorgia Meloni n’est pas au pouvoir. Mais les relations entre la France et l’Italie sont alors excécrables. Emmanuel Macron vient d’être élu président de la République, et il s’empare de deux dossiers qui vont immédiatement tendre les relations avec Rome : le nouvel exécutif français s’empare du dossier diplomatique de la Libye d’une manière tonitruante, et sans concertation européenne, alors que c’est une ancienne colonie italienne, et l’Élysée s’oppose au projet de fusion entre le chantier naval STX de Saint-Nazaire avec l’italien Fincantieri pourtant arbitré par François Hollande (une fusion qui suscite l’opposition de l’armateur italo-suisse MSC, un des principaux clients de STX, et dont la famille propriétaire, les Aponte, est cousine avec Alexis Kohler, le secrétaire général de l’Élysée).
Entre Rome et Paris, le dossier STX percute alors le dossier STMicroelectronics. Au final, la fusion entre Fincantieri et STX ne se fera pas, et la France obtiendra de pouvoir nommer Nicolas Dufourcq, le patron de la BPI, à la présidence du conseil de surveillance de STMicroelectronics (alors que ce dernier visait la direction du groupe qui échoie finalement à Chéry). En contrepartie, le groupe électronique annonce la construction d’une nouvelle usine à Milan d’1 milliard d’euros. Ce qui fait dire à un Français bon connaisseur de ST : « À l’époque, la France a peut-être récupéré la direction de l’entreprise mais une bonne partie des investissements ont été fléchés vers l’Italie, contrairement à ce que disent les Italiens aujourd’hui ».
STMicroelectronics à la recherche d’une nouvelle stratégie
Aujourd’hui, la défiance italienne à l’égard de Jean-Marc Chéry intervient surtout dans un contexte difficile pour le groupe alors que le marché des semi-conducteurs s’est retourné depuis 2023 : après deux années de pénurie entre 2021 et 2022, la surproduction guette le secteur. Résultat, alors que le groupe américain GlobalFoundries (détenu par un fonds souverain émirati) devait investir avec STMicroelectonics dans la méga-usine de Crolles avec un projet de 7,5 milliards d’investissement, ce partenaire stratégique a finalement annoncé une baisse des investissements dans les prochains mois auprès de la direction du groupe franco-italien. Sur ce projet, l’État français a pourtant été autorisé par Bruxelles à subventionner le projet à la hauteur de 2,9 milliards d’euros. Ces aides publiques ont d’ailleurs suscité de récentes interrogations de sénateurs lors d’une audition de Jean-Marc Chéry :
Loin des rêves soudains de souveraineté stratégique de la Commission européenne et d’Emmanuel Macron, les fabricants européens de semi-conducteurs, même s’ils ont parfois conservé leurs chaînes de production sur le continent, se sont spécialisés sur des secteurs particuliers, comme celui de l’automobile, se concentrant sur des circuits intégrés pas forcément les plus évolués. C’est pourquoi, la production du groupe se répartit, en fonction des coûts et technologies, entre l’Europe, Singapour et même Shenzhen en Chine pour les circuits les plus low cost. En France, les technologies les plus innovantes sont d’abord le résultat des recherches du Leti (Laboratoire d'électronique et de technologie de l'information) du CEA (Commissariat à l’énergie atomique), pionnier dans les domaines des micro et nano-technologies, et situé à Grenoble. Sur le marché des puces les plus innovantes, le groupe STMicroelectronics gravait jusqu’en 2023 des puces entre 22 et 28 nanomètres, et même s’il a réussi une percée l’année dernière à 18 nanomètres, les Taïwanais et les Américains gravent des puces bien plus évoluées entre 10 et 5 nanomètres, et très bientôt 2 nanomètres.
Face aux géants américains, coréens et taïwanais du secteur, STMicroelectronics a donc un retard considérable à combler pour jouer un rôle de pivot européen dans le cadre d’une stratégie non ITAR (International Traffic in Arms Regulations, la réglementation américaine qui contrôle la fabrication, la vente et la distribution d'objets et de services liés à la défense et à l'espace). Dans ce contexte, STMicroelectronics est à la croisée des chemins. Faut-il entamer un rapprochement avec un groupe américain comme ON Semiconductor ? Faut-il mettre un terme à l’alliance entre la France et l’Italie comme certains poussent Meloni à le faire ? Ou au contraire trouver un nouveau rapprochement européen, par exemple avec le groupe hollandais NXP (ex-Philips) ? Si l’Europe veut subsister dans le monde de demain, elle ne pourra faire l’économie d’une stratégie industrielle à l’échelle du continent alors que les Allemands ont joué solo ces dernières années avec Infineon.
Ainsi, hier en fin d’après-midi, Les Echos ont publié un long article sur la situation de STMicroelectronics dans lequel ils finissent par consacrer une seule ligne à cette affaire… Une seule ligne et sans en préciser les contours.
07.04.2025 à 01:36
Affaires Areva : « Vous êtes au cœur du réacteur »
Marc Endeweld
Texte intégral (7225 mots)
Dans le monde médiatique, il y a des sujets qui font facilement le buzz, et il y a les autres. Souvent, pour qu’il y ait scandale, il faut frapper l’opinion. Bien évidemment, à ce jeu-là, certaines enquêtes journalistiques passent sous les radars de la controverse publique. C’est d’autant plus vrai quand ces dossiers concernent des secteurs stratégiques comme l’armement ou le nucléaire. Pour mon émission “la boîte noire”, diffusée depuis l’automne sur la chaîne Au Poste du journaliste David Dufresne, j’ai justement interviewé l’ex-syndicaliste d’Areva, Maureen Kearney, qui s’est retrouvée dans une affaire d’État entre la France et la Chine.
L’occasion pour moi d’interroger Maureen Kearney sur son rôle de lanceuse d’alerte, sur les limites en France de la justice et du journalisme, sur la corruption dans les secteurs stratégiques, et sur l’intérêt de la fiction pour questionner le réel et faire de la pédagogie. Cet entretien a déjà été visionné par près de 3000 personnes, mais il mériterait d’être vu par davantage de monde.
Les bas-fonds de l’industrie nucléaire
« La France n’est pas une démocratie aboutie », constate sobrement Maureen dans son témoignage. Son histoire le démontre. Les faits remontent à une dizaine d’années. Après plusieurs mois de combat syndical et d’alertes multiples auprès des responsables politiques de l’époque (notamment Arnaud Montebourg et Bernard Cazeneuve), Maureen Kearney est agressée en décembre 2012 dans sa maison et retrouvée ligotée sur une chaise, le manche d’un couteau enfoncé dans le vagin. Sur son ventre, un « A » a été gravé avec une lame. Face à cette agression sauvage, les gendarmes chargés de l’affaire vont pourtant conclure que la victime a tout inventé. Condamnée par le tribunal de première instance pour mensonge, Maureen Kearney réussit après de longues années à prouver son innocence. Elle est relaxée en appel en 2018. Un an après, exténuée par cette double épreuve, broyée par la machine judiciaire, Maureen Kearney décide finalement de retirer sa plainte pour viol pour tenter de retrouver la tranquillité. Aucune enquête n’a donc été lancée pour comprendre quels responsables se cachent derrière cette agression servant clairement à intimider.
Avec ce dossier, on plonge dans les bas-fonds de l’industrie nucléaire française, sur fond de « raison d’État », petites lâchetés et grandes compromissions des responsables politiques. On y croise l’intermédiaire Alexandre Djouhri, d’autres acteurs de la Sarkozie. les dirigeants d’Areva et d’EDF Anne Lauvergeon et Henri Proglio, des ministres socialistes, et CGN, une grande entreprise chinoise d’électricité… Un véritable thriller. Justement, en 2022, le cinéma français va s’emparer de toute cette histoire en sortant le film “La Syndicaliste” du réalisateur Jean-Paul Salomé, inspiré du travail d’enquête de la journaliste Caroline Michel-Aguirre de l’Obs. À l’écran, Maureen Kearney est interprétée par Isabelle Huppert. Ce film a été l’occasion de permettre à un plus large public de découvrir ce scandale.
En 2022, lors de l’avant-première parisienne de La Syndicaliste, le producteur du film, Bertrand Faivre, s’est justement étonné d’un pays dans lequel la « raison d’État » s’impose souvent sur nombreux dossiers amenant les journalistes et lanceurs d’alerte à naviguer d’une manière bien solitaire : « C’est étrange de constater que dans notre démocratie, pour faire vivre les contre pouvoirs, comme les syndicats, la presse, la notion de « courage » doit intervenir ».
Un montage financier suspect entre Areva et le Niger
De mon côté, j’ai commencé à enquêter sur Areva il y a tout juste dix ans sur ce qui deviendra le dossier de « l’uraniumgate », et que l’on retrouvera dans la série d’articles des « Dubaï Papers » publiée dans l’Obs trois ans plus tard. En 2015, je publie ainsi une enquête très précise de trois pages dans le magazine Marianne dévoilant pour la première fois un montage financier suspect entre Areva et le Niger : « Areva : 18 millions de perdus… pas pour tout le monde ! ».
Dans la torpeur de l’été, j’expliquais ainsi que le groupe nucléaire français avait procédé à plusieurs transactions à l’automne 2011 allant jusqu’à 320 millions de dollars entre différents acteurs entre la France, la Russie, le Liban et le Niger. Selon les éléments de langage de la communication d’Areva, il s’agissait alors d’une opération de trading d’uranium qui aurait mal tournée. Contacté, le groupe reconnaissait ainsi très officiellement la perte de 18 millions d’euros dans ces opérations suspectes, comme vous pouvez le voir dans ce mail :

Trading d’uranium ? La ficelle est un peu grosse. En effet, il s'avère que les prix de chaque opération ont été fixés en réalité quelques mois plus tôt, en juillet 2011, à travers des contrats - dont je me suis procuré une copie - qui ne présentent aucune clause de révision des prix en fonction notamment de l'évolution du cours de l'uranium. Chaque intermédiaire était donc assuré de réaliser de confortables bénéfices sans aucune justification économique apparente. Aucune trace de trading dans cette histoire. Dans mon article j’expliquais d’ailleurs : « Cette somme aurait été versée par le groupe nucléaire en commissions occultes à différents intermédiaires, dans le cadre de contrats de livraison d'uranium brut, en 2011 ». Et je concluais : « Qui a décidé ces opérations et qui en a été informé au niveau non seulement de la division minière, mais aussi de la direction générale du groupe Areva ? Pourquoi les transactions d’uranium ont-elles été décidées dans la précipitation, dès le mois de juillet 2011, quelques jours après le débarquement d’Anne Lauvergeon de la présidence d’Areva par Nicolas Sarkozy ? Quel rôle ont joué les mandataires sociaux d’Areva UG, Sébastien de Montessus et Jean-Michel Guiheux, qui ont refusé de nous répondre ? Enfin, et là est sans doute l’essentiel : quels ont été les véritables destinataires des 18 millions d’euros versés par Areva ? »
Une enquête préliminaire suivie d’une instruction
Justement, deux mois plus tard, j’apprends que le Parquet National Financier (PNF) n’est pas non plus convaincu par les premières explications d’Areva et a décidé d’ouvrir une enquête préliminaire. C’est ce que je relatais dans un nouvel article en septembre 2015 dans lequel je précisais déjà : « L’argent en question aurait ensuite trouvé refuge dans des zones franches aux Émirats arabes unis et à Hong Kong ».
Il faudra attendre 2017 pour voir le dossier s’accélérer avec tout d’abord de nouvelles révélations dans la presse nigérienne qui surnomme alors le montage financier suspect « l’uraniumgate ». Et puis, cette année-là, des perquisitions sont réalisées au siège d’Areva en novembre. Mais alors que L’Obs publie deux ans plus tard un nouvel article sur ce montage financier, malheureusement passé plutôt inaperçu dans les médias, ce n’est qu’en 2020 que le PNF décide d’ouvrir finalement une information judiciaire (donc la nomination de juges d’instruction) pour corruption au terme de cinq années d’enquête préliminaire. Et selon mes informations, cette instruction n’est toujours pas encore clôturée cinq ans plus tard. Guère étonnant pour une affaire qui n’a guère été médiatisée en France en dehors de Marianne et de L’Obs.
Mais ce n’est pas le seul dossier concernant Areva sur lequel j’ai travaillé. Au printemps 2023, je retrouve dans le second volet de l’affaire Uramin une partie des protagonistes qui apparaissent dans le dossier de « l’uraniumgate », notamment Sébastien de Montessus, l’ancien numéro 3 du groupe chargé des mines d’uranium, et surnommé « le baron noir d’Areva ». Pour le site Off Investigation, je dévoile en effet un rapport de la brigade financière riche d’enseignements comme je le relate dans cette vidéo :
Pour Off, je consacre alors deux longs articles, qui auront un certain écho sur le réseau social LinkedIn. C’est suite à ces articles et cette vidéo qu’une de mes sources dans le renseignement tiendra à me dire dès le début d’un rendez-vous qui n’avait pas pour objet initial d’aborder ce dossier : « Avec ces articles, vous êtes au cœur du réacteur ». Et d’ajouter que dans ces domaines de la zone grise de la corruption où les compétences sont rares, il n’est pas étonnant de retrouver toujours les mêmes acteurs, tout en me prévenant : « Vous savez, c’est comme dans le domaine financier et bancaire, on se retrouve ici face à des dossiers judiciaires du type “too big, too fail” [Expression américaine qu’on pourrait traduire par “trop gros pour faire faillite”]. Autant dire que ces dossiers n’aboutiront jamais sur grand chose. Il y a trop d’intérêts en jeu… ». Une manière bienveillante de me prévenir qu’il ne sert à rien pour moi de creuser davantage ? En tout cas, exactement à la même période, un autre contact a joué les intermédiaires suite à la publication de ces deux articles en me transmettant des menaces très claires.
Il ne s’agissait pourtant que d’un rapport de la brigade financière :
Le baron noir d’Areva
Le comte de Montessus au coeur de l’affaire Uramin (1-2). 26 avril 2023.
Le rachat en 2007 par Areva (l’ancien groupe nucléaire français fondé par Anne Lauvergeon) de gisements d’uranium en Centrafrique continue de réserver de nombreuses surprises. La justice a ouvert deux informations judiciaires, la seconde portant sur des soupçons d’escroquerie et de corruption lors de l’acquisition d’Uramin. Sébastien de Montessus, ancien patron du secteur minier d’Areva, se trouve au centre d’investigations judiciaires dont Off Investigation révèle la teneur. Parmi les découvertes des policiers : une partie de l’argent d’Areva a été reversée à une société liée à Patrick Balkany !
Dans ce dossier complexe, qui a déjà connu de multiples rebondissements, la justice s’intéresse plus particulièrement à un personnage peu connu du grand public, le comte Sébastien de Montessus, patron de la Business Unit Mines d’Areva entre 2007 et 2012. Surnommé le « baron noir » d’Areva, cet ancien bras droit d’Anne Lauvergeon s’était ensuite opposé à elle. Sébastien de Montessus a été mis en examen le 29 mars 2018 pour « corruption d’agent public étranger », « corruption privée », et « abus de confiance », sur des faits qu’il conteste vivement. Quatre ans plus tard, la brigade financière de Paris a rendu à la juge d’instruction Anne de Pingon une partie de ses conclusions dans un rapport fouillé de 55 pages. Les policiers y emploient des mots très durs à l’égard de Sébastien de Montessus et, démontant ses arguments de défense, multiplient les soupçons.
Daté du 2 décembre 2022, et co-signé par le chef de la brigade financière, ce document expose l’« enquête concernant la gestion des actifs miniers du groupe Areva détenus en République centrafricaine suite à l’acquisition d’Uranim en 2007 ». Off investigation a pu consulter en intégralité cette pièce supplémentaire du dossier tentaculaire Uramin.
60 millions d’euros pour un intermédiaire belge
Ce chapitre de l’affaire concerne la Centrafrique, où Uramin détenait un gisement d’uranium près de Bakouma. Immédiatement après le rachat de la société minière, Areva se retrouve face à de nombreuses difficultés avec les autorités locales. Le président du Centrafrique de l’époque, François Bozizé, fait savoir qu’il ne reconnaît pas les effets juridiques de l’OPA d’Areva sur Uramin et que les droits miniers d’Uramin ne lui appartiennent pas !
En parallèle de ce bras de fer avec les autorités centrafricaines, le groupe français s’engage pourtant dans le rachat de permis miniers dans le secteur de Bakouma pour tenter d’augmenter la rentabilité du gisement originel, ce qui est classique dans le secteur des mines. Sauf que les investigations constatent de nombreuses irrégularités. Les enquêteurs concluent ainsi leur rapport : « La gestion de cet actif et les difficultés rencontrées par Areva avec les autorités locales sont à l’origine de paiements largement indus en direction de comptes publics de la République Centrafricaine mais également vers un intermédiaire, M. George Forrest, sous couvert de rachat de permis miniers ».
Et les policiers d’ajouter : « Une partie des sommes payées à cet homme d’affaires fut rétrocédée à des individus proches du pouvoir centrafricain (dont M. Fabien Singaye conseiller spécial du président Bozizé) ». Au total, 60 millions d’euros ont été versés par Areva entre 2009 et 2010 à George Forrest, un entrepreneur belge présent en République Démocratique du Congo, notamment dans le secteur minier.
Selon les informations de Off Investigation, c’est bien sur ce dossier centrafricain que Georges Forrest a été mis en examen dans ce second volet de l’affaire Uramin pour « recel d’abus de confiance », « recel d’abus de bien social » et « corruption ».
Des amitiés utiles avec des proches de Nicolas Sarkozy
À l’origine, Forrest commence à travailler auprès d’Areva sur ce dossier centrafricain par l’intermédiaire de Sébastien de Montessus « qui connaissait des gens à l’Élysée », témoigne auprès des enquêteurs Daniel Wouters, ancien responsable du développement et des acquisitions de la division Mines d’Areva, lui aussi mis en examen sur ce volet de l’affaire pour complicité de « corruption d’agent public étranger », « abus de confiance » et « corruption privée ». Si l’on en croit Daniel Wouters, c’est « Patrick Balkany qui a ensuite donné à Sébastien de Montessus le contact de George Forrest ». Patrick Balkany, rappelons-le, est un ami de toujours de Nicolas Sarkozy et une figure des réseaux de la Françafrique.
Durant le quinquennat Sarkozy, Sébastien de Montessus avait l’habitude de fréquenter Bernard Squarcini et Claude Guéant. À l’époque, le patron de la division Mines d’Areva avait ses entrées à la cellule diplomatique de l’Élysée : Montessus est un proche de Damien Loras, jeune et ambitieux conseiller Asie centrale, Russie et Amériques, et d’Olivier Colom, sherpa adjoint, lequel a depuis rejoint le conseil d’administration d’Endeavour Mining, tout en se mettant à son compte comme consultant. C’est que son ami Sébastien de Montessus est depuis 2012 le PDG de la société minière Endeavour Mining – située à Londres, spécialisée dans l’extraction d’or, et dont l’actionnaire principal est le milliardaire égyptien Naguib Sawiris, proche de la droite française.
Deux versements douteux à une société liée à Patrick Balkany
À l’époque, la collaboration entre George Forrest et Areva débute après des accords passés entre 2008 et 2009 entre l’homme d’affaires belge et le groupe nucléaire français, dont les termes interrogent les policiers comme Off Investigation le détaillera dans un prochain article. Si George Forrest était censé récupérer de nouveaux permis miniers en Centrafrique pour le groupe nucléaire, la Brigade financière a découvert au cours de ses investigations de nombreuses « rétrocessions » effectuées par l’intermédiaire.
Parmi celles-ci, deux paiements de 2,5 millions de dollars, soit 5 millions de dollars, effectués les 18 et 28 juin 2009 par George Forrest à une société panaméenne dénommée Himola disposant de comptes bancaires à Singapour et liée à Patrick Balkany. « Himola Cie Corp dont les investigations dans un dossier distinct permettaient d’établir qu’elle était liée de manière indirecte à Patrick Balkany », précisent les policiers dans leur rapport. Une indication d’importance, car la société Himola Cie Corp, ses comptes à Singapour, et ces virements de 5 millions de dollars se sont retrouvés au cœur du procès des époux Balkany en juin 2019. La justice avait condamné lourdement les deux élus de droite pour blanchiment et fraude fiscale, décision confirmée en appel.
Une partie de ces 5 millions ont permis aux époux Balkany d’acquérir indirectement une luxueuse villa à Marrakech. Lors du procès, les juges avaient estimé que la somme correspondait à une commission due à Patrick Balkany pour avoir permis un projet d’exploitation d’uranium en Namibie. L’élu avait nié tout en bloc. Manifestement, cet argent provient du projet minier d’Areva en Centrafrique et des millions que le groupe nucléaire avait alors donné à George Forrest.
Off Investigation a contacté l’un des avocats de Patrick Balkany pour savoir si l’ancien maire de Levallois souhaitait réagir : « zéro commentaire de mon client », a-t-il répondu. De son côté, l’avocat parisien de George Forrest rappelle à Off que « les deux virements de 2,5 millions de dollars sur le compte Himola de Monsieur Balkany à Singapour auxquels vous faites référence ont été jugés comme parfaitement réguliers et légaux par la justice française, au tribunal et devant la Cour d’appel de Paris ». Quant aux éléments apportés par la brigade financière, c’est-à-dire la liaison entre l’argent touché par George Forrest pour sa mission en Centrafrique et les deux transferts de 2,5 millions de dollars sur le compte Himola, l’avocat de George Forrest les qualifie « d’allégations fausses » et « fantaisistes », rappelant que la justice avait déjà considéré que ces versements provenaient d’une commission légale liée à un projet d’exploitation d’uranium en Namibie.
Des fonds pour l’acquisition d’un voilier de 30 mètres
Mais ce n’est pas la seule surprise de l’enquête de la brigade financière. Toujours selon le rapport des policiers, « en 2010 une partie du dernier paiement de 10 millions d’euros d’Areva NC [la partie du groupe nucléaire spécialisé dans le cycle du combustible, ndlr] à M. Forrest a servi au financement d’un projet d’acquisition de bateau dans lequel M. Sébastien de Montessus avait un intérêt ».
Le yacht s’appelle le Cape Arrow, d’une valeur estimée de 7,5 millions d’euros. L’exploitation du disque dur saisi en perquisition chez Sébastien de Montessus a permis la découverte de documents mettant en évidence le rôle de l’intéressé, à compter de juillet 2010, dans l’acquisition de ce luxueux voilier de trente mètres construit par l’entreprise sud africaine Southern Wind Shipyard ltd. Comme l’a révélé Médiapart, Sébastien de Montessus y séjourne gratuitement avec sa famille en juillet 2012 pour une semaine de croisière après son départ du groupe nucléaire. Mais depuis, les policiers ont découvert qu’une partie de l’argent qu’Areva a versé à George Forrest dans le dossier centrafricain a bien servi à financer la construction de ce yacht. Il s’agit d’un acompte de 750 000 euros versé en septembre 2010 au chantier naval sud africain, via une société financière Helin International au coeur du scandale des « Dubai papers » révélés par l’Obs.
À ce sujet, les policiers n’hésitent pas à parler dans leur rapport d’une « rétrocommission ». Car Helin International a été « précisément celle qui fut destinataire » d’une somme de 1,5 millions d’euros payée par George Forrest en juin 2010, « grâce à la trésorerie de 10 millions d’euros payée par Areva NC le 18 janvier 2010 ». L’enquête a par ailleurs établi que Sébastien de Montessus avait été le seul interlocuteur et négociateur du chantier naval.
Ainsi, l’intéressé a négocié au départ l’acquisition du yacht pour le compte d’Haddis Tilahun, un homme d’affaires namibien qui s’est par la suite désisté subitement sans raison précise. Puis la société Helin International s’est proposée d’acquérir le yacht, et a versé un acompte avant elle aussi de se raviser (l’acompte a été conservé par le chantier naval). Les policiers remarquent au final que le yacht a été « cédé en dernier lieu à un trust irlandais susceptible de correspondre à la société Tushar Shopping Limited » et écrivent que « la suite des investigations permettait de recueillir plusieurs déclarations confirmant que M. Sébastien de Montessus, en 2010, agissait dans son intérêt personnel, exclusif ou partagé avec M. Haddis Tilahun et George Forrest ».
Interrogé le 6 novembre 2018 par les policiers, Sébastien de Montessus confirme son intérêt dans l’acquisition du bateau, et fait état de l’accord de Haddis Tilahun pour acheter le yacht seul puis avec d’autres partenaires, enfin plus du tout, et ajoute avoir sollicité George Forrest pour prendre en charge une partie du prix d’acquisition.
Aujourd’hui contacté par Off Investigation, l’avocat parisien de Sébastien de Montessus s’est refusé à tout commentaire sur une instruction en cours. Off a également pu échanger avec une partie de l’entourage de l’ancien patron des Mines d’Areva, entourage qui s’étonne d’« un rapport de la brigade financière qui ne prend pas en compte la réalité de la vie d’une entreprise » et qui rappelle que « tout a été fait dans les règles de compliance en Centrafrique par la direction d’Areva ».
Sur ces derniers éléments de l’enquête policière, l’avocat de George Forrest se refuse également à tout commentaire. Mais selon les informations de Off, un rapport sur les permis détenus par George Forrest en Centrafrique, finalisé le 7 décembre 2020 par l’expert Keith Spence, a été versé au dossier d’instruction. Ce rapport, demandé à l’origine par l’homme d’affaire belge, tente d’expliquer que les permis que ce dernier détenait constituaient une « valeur spéciale ». Ce que contredisent les policiers dans leur rapport.
10 millions d’euros pour un permis « sans valeur »
Dans leur enquête, les policiers de la Brigade financière s’intéressent aussi aux conditions du versement par Areva en janvier 2010 de 10 millions d’euros supplémentaires à George Forrest. « Ce dernier paiement au profit de M. Forrest permettait de servir divers intérêts personnels », constatent les enquêteurs. Dans le cadre des négociations entre l’homme d’affaires belge et le groupe nucléaire, George Forrest est « vraisemblablement en position de force », et se sent « soutenu par Sébastien de Montessus », comme ils le rapportent également.
En interne chez Areva, ces 10 millions d’euros sont justifiés par l’achat d’un permis minier supplémentaire dénommé « Bakouma Sud » qui est pourtant « non désiré et sans valeur », critiquent les policiers. Dans un courriel du géologue d’Areva, Jean-Pierre Milesi, datant du 30 septembre 2009, le permis Bakouma Sud est décrit sans « aucun intérêt ». Ce n’est pas le seul cadre d’Areva sceptique à l’automne 2009. Malgré les critiques, le dossier finit par aboutir. Le 15 décembre de cette année-là, il est indiqué dans une présentation Powerpoint que l’acquisition du permis Bakouma Sud « pourrait continuer à sécuriser une partie substantielle de la zone de Bakouma et atteindre son objectif de taille critique ». Étrangement, aucune donnée chiffrée relative aux ressources en uranium n’est fournie à l’appui de cette affirmation.
Une note préparée par Daniel Wouters intitulée « amendement au contrat Areva-Groupe Forrest : acquisition d’un permis supplémentaire en RCA » est envoyée le 20 décembre par mail par Sébastien de Montessus à différents cadres de la BU Mines avec ce commentaire : « Sujet bien évidemment “touchy”, sur lequel je compte sur votre discrétion… » Puis le lendemain, il l’envoie à Jacques Peythieu, haut cadre de la division Mines, avec ce mot : « Je propose que l’on se voit dans la journée pour en discuter et te donner tout le background “complexe” de ce sujet ». Ce mail suscite l’étonnement de Jacques Peythieu qui répond le jour même qu’il ne voit pas l’urgence à verser 10 millions de dollars supplémentaires pour récupérer un permis d’exploration. Différents cadres, notamment à la direction financiere de la BU Mines, expriment leur étonnement, leurs réserves ou leur opposition à l’opération.
Un avenant au contrat malgré les réserves de cadres d’Areva
Les policiers découvrent que Sébastien de Montessus a alors insisté auprès de ses équipes pour ajouter quelques slides Powerpoint « avec des données chiffrées improvisées et hypothétiques » pour obtenir « l’aval du management d’Areva NC » afin d’acquérir le permis Bakouma Sud. « Il n’est pas d’usage de faire un business plan alors qu’on n’a pas fait les sondages permettant d’estimer les ressources économiques. Le tonnage espéré sur ces extensions n’avait pas de réalité physique », cingle Jacques Peythieu lors de son audition devant les policiers.
Avec tous ces éléments, les policiers de la Brigade financière n’hésitent pas à conclure leur rapport en chargeant Sébastien de Montessus : « Finalement, il apparait au vu des développements qui précèdent, qu’en 2009, M. De Montessus a usé de toute sa persuasion auprès des instances dirigeantes d’Areva pour faire acheter auprès de M. Forrest un permis minier supplémentaire et surtout non véritablement recherché, au prix de 10 millions d’euros. Avec les fonds obtenus, M. Forrest a financé l’acompte de 750 000 euros destiné au chantier naval qui devait vendre le Cape Arrow à M. De Montessus et des associés sollicités par le directeur de la branche Mines d’Areva ».
De fait, en dépit des réticences internes et de l’absence de justification économique à acquérir ce permis, un avenant au contrat entre George Forrest et Areva est bien signé le 30 décembre. Le 18 janvier 2010, Areva verse les 10 millions d’euros sur le compte personnel de George Forrest ouvert en Suisse. Sébastien de Montessus obtient pour cela le 12 janvier une délégation de signature de Didier Benedetti, directeur général délégué d’Areva NC.
Quelques semaines plus tôt, en décembre, Areva avait reçu un courrier du ministre des Mines de la République centrafricaine, rendu public par Africa Mining Intelligence, dans lequel le groupe français était mis en demeure de débuter la phase d’exploitation du projet Bakouma en 2010 conformément aux engagements pris. « Année 2010 dont nous précisons qu’elle correspondait aux élections présidentielles en Centrafrique », écrivent à ce propos les policiers de la Brigade financière. Parmi les différentes « rétrocessions » effectuées par George Forrest, beaucoup d’entre elles concernent la Centrafrique…
Marc Endeweld
À voir également :
02.04.2025 à 03:18
Quand Alexis Kohler joue la montre sur son dossier MSC
Marc Endeweld
Texte intégral (5159 mots)
Face à la justice, jouer la montre est une tactique comme une autre. Et elle est souvent utilisée pour éviter de parler du fond d’un dossier, au moins médiatiquement. Mis en examen depuis l’automne 2022 pour prise illégale d’intérêt dans le dossier MSC, Alexis Kohler a justement voulu gagner du temps, alors qu’on apprenait la semaine dernière son départ imminent de l’Élysée (le 20 avril) pour la Société Générale.
Cette annonce de démission intervient alors que la Cour de cassation doit étudier ce 2 avril la demande de prescription déposée par ses avocats sur les faits du dossier avant 2014, alors que la Cour d’Appel de Paris avait débouté celle-ci en novembre dernier, confirmant en tous points l’analyse des magistrats instructeurs qui dénoncent un « pacte du silence » autour d’Alexis Kohler entre « initiés » et constatent l’absence réelle de déport du haut fonctionnaire dans ses fonctions passées.
La justice reproche à Alexis Kohler d’avoir participé comme haut fonctionnaire de 2009 à 2016 à plusieurs décisions relatives à l’armateur MSC dirigé par les cousins de sa mère, la famille Aponte. De 2009 à 2012, comme représentant de l’Agence des participations de l’État (APE) au sein du conseil d’administration de STX France (devenu Chantiers de l’Atlantique) alors que l’armateur était l’un des principaux clients de ce chantier naval, mais aussi au conseil d’administration du Grand port maritime du Havre (GPMH), puis entre 2012 et 2016, pour avoir participé à des choix sur des dossiers impliquant MSC à Bercy, quand il était au cabinet de Pierre Moscovici puis d’Emmanuel Macron.
Rappelons que la Cour de cassation ne statue pas sur les faits. C’est donc l’occasion de revenir sur les précédentes réponses faites à la demande de prescription des avocats d’Alexis Kohler, tant par les magistrats instructeurs que par les juges de la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris. Car ces derniers, contrairement à la Cour de cassation, se sont prononcés à partir du fond du dossier, et leurs conclusions sont riches d’enseignements. Si gagner du temps est une tactique, elle peut se révéler à double tranchant…
« La non-révélation délibérée de ce lien aux interlocuteurs majeurs »
Les juges d’instruction Virginie Tilmont et Nicolas Aubertin chargés de l’affaire Kohler avaient précédemment tranché sur l’absence de prescription de l’ensemble des faits dans une ordonnance du 3 avril 2023 que j’ai pu consulter à l’automne dernier. Déjà, leur conclusion était implacable : « La révélation parcellaire par M. Kohler de ce lien de parenté à certains initiés et notamment à sa hiérarchie directe tant au sein de l’APE que des cabinets ministériels, non suivie de la mise en place d’un dispositif clair et précis définissant le périmètre de son déport afin de permettre à toute personne concernée de constater la possible prise illégale d’intérêts, la non-révélation délibérée de ce lien aux interlocuteurs majeurs qu’étaient le directeur général de STX ou le FSI [Fonds Stratégique d’Investissement], au ministère de l’économie dans les demandes de remplacement dans son mandat d’administrateur de STX formées par Messieurs Bézard et Comolli, ainsi qu’aux autorités en charge de la transparence des fonctionnaires caractérisent des actes positifs de dissimulation, justifiant le report du point de départ du délai de prescription au jour où celle-ci est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant l’exercice de poursuites, à savoir sa révélation dans la presse en mai 2018 ». Cette analyse des magistrats instructeurs les ont amené à mettre en examen pour complicité de prise illégale d’intérêts une partie des « initiés », en l’occurrence les anciens patrons de l’APE, Bruno Bézard et Jean-Dominique Comolli (ancien directeur de cabinet de Michel Charasse, qui fut proche d’Emmanuel Macron à la fin de sa vie).
De fait, durant toute cette période, Alexis Kohler n'a signalé son lien de parenté précis avec la famille Aponte propriétaire de MSC ni à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) ni à la commission de déontologie. Si cette dernière avait émis un avis favorable à son recrutement par le groupe MSC en tant que directeur financier (d’octobre 2016 à mai 2017 durant la campagne présidentielle), elle avait rendu deux ans auparavant un avis négatif eu égard à un vote en faveur de MSC en avril 2012.
Les juges de la chambre de l’instruction de la Cour d’appel rappellent dans leur arrêt du 26 novembre 2024 que j’ai également pu consulter : « L’enquête préliminaire montrait qu’il n’existait aucun courrier ou document faisant état du lien familial avec la famille Aponte. Il n’était pas trouvé de trace de la lettre du 5 novembre 2010 remise par l’avocat d’Alexis Kohler visant à matérialiser au sein du conseil de l’administration de l’APE cette relation familiale. Ne figurait non plus aucune note du Trésor ou du ministère informant qu’Alexis Kohler avait un lien avec la famille Aponte ou qu’il devait être exclu de tout document, information ou réunion concernant une négociation ou contrat avec le groupe MSC ».
Et ils ajoutent, un peu plus loin : « Au cours des séances du conseil d’administration [de STX France], la question des relations entre STX France et la société MSC avait été abordée à plusieurs reprises sans que M. Kohler ne fît état de ses liens personnels avec la société Aponte ». Dans ces conditions, estiment les juges, personne n'était en mesure à l'époque de signaler cette situation à la justice. Donc le délai de prescription commence en 2018, considère la chambre de l'instruction de la Cour d’appel de Paris.
Dans leur arrêt d’une trentaine de pages, les juges de la Cour d’appel de Paris rappellent l’enchaînement des faits. Ce simple rappel est lumineux au sujet de ce que les magistrats instructeurs qualifient de « pacte du silence » entre « initiés » : « Il ressort en effet des investigations que : - la hiérarchie directe de M. Kohler a été informée par lui de son lien de parenté avec les Aponte que ce soit (à l’) APE ou à la DG Trésor, - cette hiérarchie, notamment Messieurs Bézard et Comolli pour l’APE, n’a pas prévenu M. Hardelay, directeur de STX de ce lien, et ce dernier a ignoré cet intérêt tout comme les Coréens présents au Conseil d’administration selon ses déclarations, - M. Kohler n’a pas davantage avisé M. Hardelay ou le FSI de ce lien, - M. Kohler a prévenu M. Castaing, directeur du GPMH [Grand Port Maritime du Havre], de ce lien de parenté ; toutefois, M. Castaing n’a pas estimé nécessaire d’informer les autres membre du conseil de surveillance de cette situation, - M. Castaing est devenu directeur de STX le 30 janvier 2012 ».
« L’embarras de l’APE pour informer le directeur de STX »
Les juges de la Cour d’appel se sont particulièrement intéressés à un échange de mails avec Antoine Cordier, adjoint au bureau Défense et Aérospace à l’APE, datant du 26 juin 2009 et intitué « STX Conflits d’intérêts » portant sur la proposition d’adresser un courrier au directeur de STX Jacques Hardelay rédigé au nom de Bruno Bézard, avec une entête de la direction générale du Trésor - APE.
Ce jour-là Alexis Kohler adresse un mail à 10h46 à Antoine Cordier dans lequel figure en pièce jointe un projet de texte dans lequel est annoncée la substitution du Fonds Stratégique d’Investissements (FSI) à l’APE pour le suivi de STX France, dans laquelle figurait la mention suivante en toute fin :
« ce suivi permettra d’éviter tout conflit d’intérêt lié au positionnement de l’État comme client à travers les commandes de la Marine Nationale et aux liens familiaux existants entre l’administrateur représentant l’État, M. Alexis Kohler et la famille Aponte, actionnaire de MSC, ce dont il avait informé sa hiérarchie dès le mois de novembre 2008 ».
À 19h05, Antoine Cordier répond à Alexis Kohler dans un mail particulièrement révélateur, « exprimant alors l’embarras de l’APE pour informer le directeur de STX de son lien de parenté » comme le soulignent les juges de la Cour d’appel. En effet, Antoine Cordier écrit :
« Sérieux, c’est pas facile… difficile d’expliquer pourquoi on ne l’avait pas informé avant. Donc ça tombe forcément mal comme un cheveu sur la soupe (ben au fait, j’vous avait pas dit). À ta disposition pour en parler »
En pièce jointe de son mail figure un deuxième projet de courrier raturé exposant le lien de parenté avec la famille Aponte rédigé ainsi : « Par ailleurs, je tenais également à vous informer que M. Alexis Kohler était affilié à la famille Aponte, actionnaire de l’armateur MSC. L’intéressé m’avait fait part de ces liens familiaux dès le mois de novembre 2008. Les limitations législatives du nombre de mandats d’administrateurs de sociétés anonymes ne permettant ni à Pierre Aubouin ni à moi-même d’assumer les fonctions d’administrateur de STX France Cruise, j’ai proposé la nomination de M. Alexis Kohler en tant que représentant de l’État, intervenue en janvier 2009, tout en veillant personnellement à éviter toute situation de conflit d’intérêt, grâce notamment au caractère collégial des positions prises à l’APE sur les décisions stratégiques concernant votre entreprise ».
Plus tard dans la soirée Alexis Kohler soumet à Bruno Bézard un troisième projet de lettre à son nom en lui demandant : « est-ce que tu préfères cette version ? ». De sa messagerie personnelle la contrescarpe@wanadoo.fr, Bruno Bézard répond à Alexis Kohler à 23h37 : « désolé… ce n’est pas pour t’embêter, mais je ne sens pas encore cette version on va améliorer je vais essayer ce we ».
Au final, comme l’enquête des policiers l’a démontré, ce courrier, retrouvé lors de perquisition menée à Bercy, non signé, n’a jamais été remis au directeur de STX, Jacques Hardelay, ni aux membres de STX France.
« Les membres de l’APE ont sciemment fait le choix de taire cette situation d’intérêt »
Au partir de cet échange de mails particulièrement révélateurs, les juges de la Cour d’appel en tirent la conclusion suivante : « Il ressort de ces éléments, qu’en tout état de cause, les membres de l’APE ont sciemment fait le choix de taire cette situation d’intérêt à M. Hardelay qui était la personne en capacité de mettre en mouvement l’action publique, alors que M. Kohler n’a lui-même jamais révélé ce lien familial au directeur de STX ».
De son côté, Laurent Castaing, alors patron du Grand Port Maritime du Havre (GPMH), a, lui, été mis dans la confidence, mais il a préféré ne pas diffuser cette information aux autres membres de son conseil de surveillance.
Dans leur arrêt, les juges remarquent d’ailleurs la très grande proximité entre Alexis Kohler et Laurent Castaing. On apprend ainsi que le premier a permis au second d’obtenir le poste de directeur général de STX en remplacement de Jacques Hardelay : « Alexis Kohler a joué un rôle dans son recrutement », constatent les juges qui précisent : « un rôle actif ». Ils citent alors la fin d’un mail que Laurent Castaing a envoyé à Alexis Kohler le 9 janvier 2012 :
« PS : ne pas répondre par courriel mais par SMS comme tu l’as déjà fait, mon courriel en arrivée est lu par ma secrétaire. NB je n’ai pas besoin particulier de te voir rapidement sur ce sujet mais au cas où “ai des créneaux pour être à ton bureau le…”»
C’est ce même Laurent Castaing, devenu directeur de STX France, qui remerciera dans un mail datant du 25 mars 2014 Alexis Kohler, devenu alors directeur de cabinet adjoint de Pierre Moscovici, pour son rôle de « superviseur discret » dans la signature d’un gros contrat de construction de paquebots entre STX et MSC. Un peu plus tard, dans un courrier à entête de STX France en date du 8 avril 2014 signé par Laurent Castaing, ce dernier remercie Pierre Moscovici pour son travail et précise : « Mais le soutien a été aussi moral et il fut d’une importance capitale, d’abord avec votre implication personnelle auprès de nos clients et des banques françaises mais aussi avec celle de vos collaborateurs (Rémy Rioux, Alexis Kohler et Julien Denormandie tout particulièrement) qui ont su faire preuve pendant de longs mois, d’intelligence, de diplomatie et de ténacité » (sur le cabinet Moscovici, lire également mon article précédent). Lors de son audition pour sa mise en examen, Alexis Kohler avait pourtant affirmé aux juges qu’il entretenait « des relations inexistantes » avec Laurent Castaing.
Ces rappels permettent aux juges de la Cour d’appel de soutenir que le délai de prescription ne peut commencer qu’à partir des révélations de Mediapart en 2018, et que les faits d’avant 2014 ne peuvent être prescrits : « Dans ce contexte, M. Castaing n’était pas dans un positionnement propice à la dénonciation de cette situation d’intérêt au ministère public de sorte que la connaissance de l’infraction par une personne ayant qualité pour se constituer partie civile mais n’ayant pas intérêt à agir ne constitue pas le point de départ du délai de prescription de l’action publique ».
Alexis Kohler dit s’être inscrit « dans une ligne hiérarchique »
Sur la trentaine de pages de leur arrêt, les juges de la chambre de l’instruction de la Cour d’appel en profitent pour refaire une lecture générale et chronologique du dossier Kohler-MSC. Et au-delà de la question de la prescription, ils rappellent de simples faits qui mettent à mal la défense d’Alexis Kohler comme certains silences lourds de sens : « Au cours des séances du conseil d’administration [de STX France], la question des relations entre STX France et la société MSC avait été abordée à plusieurs reprises sans que M. Kohler ne fît état de ses liens personnels avec la société Aponte ».
Ainsi, lors d’une séance du conseil d’administration de STX le 11 mars 2010, Alexis Kohler avait été appelé à voter sur un projet de vente d’un navire de croisière à MSC. Dans le compte-rendu de cette séance, il était expressément précisé : « aucun des membres du Conseil n’a directement ou indirectement, dans la transaction envisagée ou dans les dispositions qui s’y rapportent un intérêt quelconque que les statuts de la Société, la législation ou autre lui fait l’obligation de révéler ou n’est pour une raison quelconque empêché de voter à la séance ou d’être compté dans le quorum ». Lors de cette séance, Alexis Kohler a voté en faveur de la signature du projet de vente. Au final, le haut fonctionnaire a siégé au minimum à neuf séances du conseil d’administration de STX France dont l’ordre du jour était en lien avec des opérations concernant MSC. Au moins, à cinq reprises, il prenait part aux votes en prenant une position favorable à des opérations en lien avec la société MSC.
Lors de l’une de ses auditions, Alexis Kohler essaye de se défendre et implique sans hésiter sa hiérarchie de l’époque, laquelle « n’avait identifié de conflit d’intérêts ni lui avait demandé de renoncer à ses mandats ou de formaliser plus avant les dispositions prises ». Et le haut fonctionnaire assure s’être abstenu d’intervenir dans tous les aspects des discussions et des décisions concernant l’armateur MSC et avoir seulement participé aux votes du conseil d’administration sur instruction de sa hiérarchie de l’APE, du ministre et de son cabinet. Alexis Kohler affirme par ailleurs que l’administrateur représentant l’État « s’inscrivait dans une ligne hiérarchique ».
Pourtant, lors de l’une de ses auditions, Jean-Dominique Comolli, l’ancien patron de l’APE également mis en examen sur ce dossier, précise le rôle des agents de l’APE et contredit Alexis Kohler sur l’idée que les administrateurs de l’État ne seraient que des rouages : « Sinon, si c’est juste pour être les porte voix, le rôle d’administrateur serait quand même limité ».
Au cabinet Macron, « Alexis Kohler avait une attitude proactive concernant les opérations intéressant STX »
Mais c’est également lors de ses fonctions au sein des cabinets ministériels qu’Alexis Kohler, tant auprès de Pierre Moscovici entre 2012 et 2014 qu’auprès d’Emmanuel Macron entre 2014 et 2016, a pu se retrouver en situation de conflit d’intérêt. Là encore, l’arrêt de la Cour d’appel apporte plusieurs éléments jusque-là méconnus. Le 4 novembre 2013, Julien Denormandie transmet à Rémy Rioux, directeur de cabinet de Pierre Moscovici, avec Alexis Kohler en copie, un mail confidentiel du conseil de la famille Aponte qui rappelle que MSC est prêt à passer une commande de quatre paquebots de croisières et que pour lever les derniers obstacles, la famille Aponte souhaite obtenir un rendez-vous avec le ministre Pierre Moscovici.
Comme directeur de cabinet d’Emmanuel Macron, Alexis Kohler est le destinataire de cinq notes concernant STX rappellent les juges, et l’une d’entre elle concerne plus particulièrement les relations STX-MSC, portant au demeurant la mention « confidentiel » et sur lesquelles il apparait qu’il a formulé des observations sur les sujets abordés telles que « Accord, merci ». « L’exploitation des mails rédigés pendant ce poste montrait qu’Alexis Kohler avait une attitude proactive concernant les opérations intéressant STX, constatent les juges. Il était toujours dans la boucle des e-mails, notamment sur le besoin de recapitalisation de STX France et les options possibles ».
Justement, l’arrêt de la Cour d’appel revient longuement sur un autre épisode : le fait qu’entre 2014 et 2017, les chantiers navals STX, alors en grave difficulté financière, se cherchent un partenaire dans le cadre d’une recapitalisation. C’est une partie importante de l’enquête policière mais sur laquelle les juges d’instruction se sont moins concentrés, estimant qu’il n’y avait pas assez d’éléments pour mettre également en examen Alexis Kohler pour trafic d’influence. Sur cette partie du dossier, le haut fonctionnaire a juste été placé sous le statut de témoin assisté.
Le 2 décembre 2013, Julien Denormandie relaye ainsi l’intérêt des chantiers navals italiens Fincantieri pour entrer au capital de STX. Alexis Kohler répond que « l’intérêt de Fincantieri semble farfelu, ils sont déjà en surcapacité, ils n’ont aucun intérêt à acheter un chantier sans plan de charge ». En 2016, le groupe MSC manifestera fortement son opposition auprès du gouvernement français à un éventuel rapprochement entre le chantier naval Fincantieri avec STX. Ce projet sera finalement abandonné, du fait de l’État français, après l’élection d’Emmanuel Macron en 2017 à la présidence de la République provoquant l’ire de l’État italien de l’époque.
De fait, dès 2014, l’armateur MSC semble exprimer son intérêt pour entrer au capital de STX et s’oppose à un rapprochement entre les chantiers navals français et Fincantieri. Le 22 novembre de cette année-là, Alexis Kohler reçoit ainsi de Julien Denormandie, directeur adjoint de cabinet d’Emmanuel Macron, un mail de l’APE avec en pièce jointe un document confidentiel contenant le projet Fincantieri/STX. Ce document est émis par Julien Mendez, alors conseiller en charge des participations publiques, qui l’a reçu de l’administrateur APE de STX, attirant son attention sur le caractère très confidentiel du document joint. En réponse, Alexis Kohler demande à Julien Denormandie et à Julien Mendez « et quid de la LOI? ». Il semble donc s’intéresser au devenir de la lettre d’intention (Letter of intent) entre STX et MSC.
« Tout le dossier va être épluché par la cour un jour ou l’autre »
Le 17 avril 2015, le conseiller Hugh Bailey demande l’accord sur une note à Julien Mendez et Julien Denormandie, précisant qu’il préfère « la signature d’Emmanuel à Alexis car tout le dossier va être épluché par la cour un jour ou l’autre ». Plusieurs mails attestent qu’Alexis Kohler est alors destinataire des informations sensibles concernant la recapitalisation de STX à laquelle veut alors prendre part la société MSC à hauteur de 20 %, ainsi que des initiatives de l’armateur auprès des autorités politiques pour faire avancer son projet. Le 23 mai 2016, Alexis Kohler est destinataire par mail d’une note de six pages du directeur général de STX France, dans laquelle ce dernier recommande une alliance avec MSC pour débloquer le dossier de l’actionnariat.
En septembre 2015, quand Emmanuel Macron reçoit Gianluigi Aponte, grand patron de l’armateur MSC, Alexis Kohler se retrouve en copie des mails échangés à ce sujet. En août 2016, il est destinataire de plusieurs notes confidentielles relatives aux insuffisances de la proposition de MSC et aux propositions des différents candidats à la reprise des parts coréennes de STX. Des réunions sont organisées au plus au haut niveau par l’APE et la présence d’Alexis Kohler est sollicitée.
Bref, tous ces éléments montrent qu’aucun déport effectif n’était organisé au sein du cabinet Macron au sujet du dossier MSC, et notamment concernant un éventuellement rapprochement entre l’armateur et STX, contrairement aux multiples déclarations de l’intéressé devant les enquêteurs. Les juges de la Cour d’appel semblent ironiser en rappelant dans leur arrêt que « les liens de M. Kohler avec la famille Aponte n’étaient pas coupés : un mail du 25 juillet 2016 envoyé à 01h08 par Alexis Kohler sur sa messagerie à son père contenait cette phrase : “je me rends compte aussi que je ne vous avais pas raconté ma visite chez les Aponte du 14 juillet”».
En tout cas, une fois la question de la prescription tranchée par la Cour de cassation, les juges d’instruction souhaitent désormais clôturer au plus vite le dossier afin de fixer une date de procès… sept ans après les premières révélations de la presse. Concrètement, il n’est plus question aujourd’hui pour la justice de creuser davantage toute cette affaire malgré ses multiples implications. Pas question de permettre aux policiers, qui ont pourtant abattu un travail énorme depuis 2018, de continuer à enquêter sur un éventuel trafic d’influence ou sur les derniers éléments que j’ai révélés dans Marianne à l’automne. Et comme me le confie une source : « C’est un dossier où les pressions se sont multipliées. Et les magistrats estiment qu’Alexis Kohler, ce n’est pas Nicolas Sarkozy ». Sur ce dossier Kohler-MSC, si ce dernier et ses avocats ont joué la montre, ils ne sont manifestement pas les seuls.
30.03.2025 à 12:44
Entre Alexis Kohler et la Société Générale, une vieille histoire
Marc Endeweld
Texte intégral (4970 mots)
Cette fois-ci, c’est la bonne : Alexis Kohler partira après le 20 avril de l’Élysée. Le tout puissant secrétaire général tourne enfin la page après avoir travaillé sans relâche aux côtés d’Emmanuel Macron depuis dix ans. Sa démission a été annoncée jeudi 27 mars. Celui qu’on surnomme en macronie le « vice-président » ou « AK 47 » est très vite devenu indispensable au plus jeune président de la Vème République. Il se met au service de ce dernier en 2014 en devenant son directeur de cabinet à Bercy. De fait, jamais un secrétaire général de l’Élysée n’avait eu autant de pouvoir. « Le numéro un bis de la République», comme me l’avait confié Jean-Pierre Jouyet, ancien SG de François Hollande, quand je travaillais sur mon livre L’Emprise dans lequel je consacre un chapitre à l’affaire Kohler intitulé « l’Amiral de l’Élysée ».
Durant près de huit ans, Alexis Kohler aura régné presque sans partage, arbitrant sur tout un tas de dossiers économiques, industriels, stratégiques et même diplomatiques : en particulier le dossier de l’énergie, avec le « nouveau nucléaire », le projet Hercule d’EDF (avorté), Engie, mais aussi Suez-Veolia, les difficultés d’Atos, les relations avec le Liban… Rien n’échappait à Alexis Kohler. Auprès du chef de l’État, seule Brigitte Macron pouvait rivaliser avec lui. Ces deux-là ne s’aimaient guère.
Du trio infernal à l’axe Kohler-Philippe
Avec le temps, ce trio infernal a fini par s’user. Dès la réélection de 2022, les tensions se multiplient entre le président et son principal collaborateur, comme je l’avais relaté dans une longue enquête publiée dans La Tribune : « Tensions à l'Elysée : la guerre secrète entre Emmanuel Macron et Alexis Kohler ». À l’époque, le haut fonctionnaire de l’ombre avait fini par s’imposer face à Brigitte Macron, en faisant nommer Élisabeth Borne à Matignon alors que le président avait arbitré dans un premier temps en faveur de Catherine Vautrin, poussée par la « première Dame ». De fait, il n’était plus rare que les petites mains de l’Élysée et les officiers de sécurité assistent à des engueulades et autres prises de bec entre les deux hommes. Ce fut le cas lors du remplacement de Borne par Gabriel Attal, qui n’était pas souhaité par Alexis Kohler.
Au fil des années, le principal collaborateur d’Emmanuel Macron n’a pas hésité à privilégier sa relation avec Édouard Philippe qu’il fréquenta à l’origine chez les jeunes rocardiens, puis au conseil d’administration du Grand Port maritime du Havre. Crime de lèse majesté aux yeux du président tant ce dernier ne supporte plus depuis longtemps son ancien Premier ministre et ses ambitions. Alexis Kohler et Édouard Philippe étaient pourtant régulièrement en contact, et multipliaient les coups de téléphone pour discuter notamment de leurs ennemis communs en macronie, comme Gabriel Attal, qu’AK s’est plu à surnommer « TPMG » (Tout pour ma gueule). Mais c’est avec la dissolution que le « vice-président » perdit de sa superbe à l’Élysée. S’il ne fut pas étranger à la nomination de Michel Barnier à Matignon, il ne s’est jamais fait à l’arrivée de François Bayrou à ce poste. Ces deux-là se haïssent depuis 2017.
De fait, si Kohler a été annoncé sur le départ à de multiples reprises par le passé (Il avait des vues sur Renault ou la Caisse des Dépôts), les rumeurs se faisaient de plus en plus insistantes depuis l’automne 2024. On apprit alors que le SG avait sollicité la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), afin de se renseigner sur un éventuel conflit d’intérêts s’il rejoignait un poste dans le secteur privé.
La Société Générale, un second choix ?
C’est finalement la Société Générale qui a décidé de l’embaucher comme directeur général adjoint. Un second choix ? Selon une source proche du Château, Alexis Kohler aurait tenté dans un premier temps de rejoindre la BNP Paribas… mais Jean-Laurent Bonnafé, le directeur général, ne l’aurait pas voulu ainsi.
Dans son communiqué, la Société générale indique qu’Alexis Kohler « assistera le directeur général [Slawomir Krupa] dans la mise en œuvre des programmes de transformation de l’entreprise ». Ex-mastodonte de la place de Paris, la banque ne s’est jamais remise de la crise de 2008 et de l’affaire Kerviel, et continue de se “restructurer” à marche forcée, notamment à coups de suppressions de postes. Mais à la Société Générale, Alexis Kohler va être également bombardé président de la banque d’investissement pour « coordonner de façon globale les activités de fusions et acquisitions, de marché des capitaux actions et de financements d’acquisition ainsi que les équipes chargées des relations clients ». Manifestement, la Société Générale est alléchée par le carnet d’adresses bien fourni de l’ex-SG de l’Élysée. Mais du côté de la HATVP, impossible de savoir quels dossiers précis ne pourront pas être traités par le futur salarié du privé. L’instance censée “chasser” les conflits d’intérêt des responsables politiques et hauts fonctionnaires ne communique pas à ce sujet.
Si Alexis Kohler s’éloigne donc du pouvoir politique en quittant l’Élysée, son retour dans le privé ne signifie pas pour autant qu’il réussira à échapper aux lumières médiatiques dans les prochaines semaines et les prochains mois. En effet, la justice reproche à Alexis Kohler d’avoir caché ses liens avec la famille Aponte, propriétaire de l’armateur mondial MSC (des cousins de sa mère), alors qu’il exerçait des fonctions à Bercy – comme haut fonctionnaire, puis comme conseiller en cabinet – où il s’est retrouvé à traiter des questions relatives au groupe de transport, un des principaux clients des chantiers navals de Saint-Nazaire (détenus alors par la société STX).
Un « pacte du silence » entre « initiés »
Ce 2 avril, la Cour de cassation doit justement se prononcer sur la demande de prescription déposée par les avocats d’Alexis Kohler sur les faits du dossier avant 2014, alors que la Cour d’Appel de Paris avait débouté celle-ci en novembre dernier (j’y reviendrai dans un prochain article cette semaine), confirmant en tous points l’analyse des magistrats instructeurs qui dénoncent un « pacte du silence » autour d’Alexis Kohler entre « initiés » et constatent l’absence réelle de déport du haut fonctionnaire dans ses fonctions passées. En octobre, j’avais publié dans Marianne une enquête exclusive dévoilant un certain nombre de mails clés de Bercy qui n’apparaissent pourtant pas, selon mes informations, dans le dossier d’instruction (article à lire). Or, dans ces mails, couvrant la période où Alexis Kohler était directeur adjoint au cabinet de Pierre Moscovici entre 2012 et 2014, apparait la Société Générale dans des discussions relatives au financement des paquebots construits par STX à Saint-Nazaire…
Reprenons : depuis le début de l’affaire, Alexis Kohler et certains de ses collègues expliquent aux enquêteurs qu’un déport, certes informel, a été organisé concernant sa personne au sujet de MSC au sein du cabinet Moscovici. Mais rien n’a jamais été formalisé. De fait, l’enquête démontre que la majorité des hauts fonctionnaires de Bercy n’étaient pas au courant de la situation familiale d’Alexis Kohler et ignoraient l’existence d’un tel déport « informel » au sein du cabinet Moscovici, pas même Ramon Fernandez, directeur général du Trésor jusqu’en 2014.
Au cours de l’enquête, 18 notes sur le sujet STX-MSC sont découvertes. Alexis Kohler est rendu destinataire d’au moins cinq d’entre elles. Il est informé de la mauvaise situation de STX et de son besoin d’obtenir des commandes. Aux juges qui s’étonnent qu’il ait reçu ces notes du Trésor et de l’Agence des participations de l’État (APE), Alexis Kohler répond : « Je n’ai jamais demandé à recevoir des notes […] Je ne suis jamais intervenu dans le circuit des notes qui était totalement standardisé. »
Or, entre avril 2013 et janvier 2014, Julien Denormandie, alors conseiller à Bercy, n’hésite pas à transférer ses échanges de mails avec les dirigeants de STX, de MSC et de l’APE au directeur de cabinet, Rémy Rioux, ainsi qu’à son adjoint, Alexis Kohler, censé être tenu à l’écart de ces dossiers. Au cours de ces échanges, il est question de l’achat par MSC de deux paquebots pour 1,4 milliard d’euros. En septembre 2022, les juges s’en étonnent devant Kohler : « Si votre déport est “clair et complet” pour reprendre les termes de M. Rioux, pour quelles raisons recevez-vous ces mails en copie ? »
« Si vous aviez la possibilité d’appeler demain vos contacts chez SocGen »
Entre 2012 et 2014, Alexis Kohler continue d’être sur le pont au sujet des dossiers STX et MSC, sur la question plus spécifique du financement, comme j’ai pu le constater à la lecture de dizaines de mails échangés entre le cabinet Moscovici et la direction générale du Trésor, mais aussi avec le cabinet du Premier ministre, Jean-Marc Ayrault. Longtemps maire de Nantes, l’hôte de Matignon surveille alors ce dossier comme le lait sur le feu.

Le 17 décembre 2012, Julien Denormandie adresse un mail très détaillé à plusieurs conseillers, dont Kohler, au sujet du financement du « contrat Oasis 3 », entre STX France et l’un des principaux concurrents de MSC, la Royal Caribbean Cruises Ltd (RCL). Il est fait état d’échanges entre STX et la Société générale pour mettre en place un crédit acheteur, ainsi que le préfinancement, qui s'élèverait à 700 millions d’euros. Les banques ne souhaitent pas prendre de risque avec STX. L’interlocuteur de Denormandie à la Société générale lui souligne que seule une demande politique forte auprès de Frédéric Oudéa, alors directeur général de la banque, pourrait débloquer la situation. Denormandie conclut son mail en impliquant l’actuel secrétaire général de l’Élysée : « En parallèle, Rémy/Alexis, je pense que ce serait vraiment utile si vous aviez la possibilité d’appeler demain vos contacts chez SocGen pour commencer à leur signaler toute l’importance de ce dossier et la nécessité qu’ils interviennent sur le pré financement. »
Ces discussions sur le financement du « contrat Oasis 3 » profiteront également au concurrent de la Royal Caribbean Cruises Ltd. Ainsi, en juin 2014, alors que Manuel Valls est désormais à Matignon et que Pierre Moscovici n’est plus ministre des Finances, la Société générale accordera un prêt de 200 millions d’euros à… MSC.
Pour approfondir le dossier, en plus de mes enquêtes publiées dans Marianne en 2024 (avant mon départ du magazine fin février 2025), vous pouvez également relire mes articles dans Off Investigation sur l’audition d’Alexis Kohler devant les juges :
Ou écouter l’émission “Affaires sensibles” de France Inter consacrée à Alexis Kohler, le 5 décembre 2022, peu de temps après sa mise en examen, dans laquelle je suis longuement interviewé : Alexis Kohler, l’ombre du président Macron.
22.03.2025 à 01:25
Quand l'Azerbaïdjan envoie une "carte postale" à Emmanuel Macron
Marc Endeweld
Texte intégral (2820 mots)
Regardez bien cette photo d’une conférence de presse qui s’est tenue le 8 janvier 2025 à Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan, et organisée par le “Baku Initiative Group”, un groupe d’influence qui soutient “la lutte contre le colonialisme et néocolonialisme” et qui multiplie les critiques à ce titre contre la France depuis bientôt deux ans. Vous regardez bien ? Sur l’étagère à gauche, on aperçoit un livre bien mis en évidence, dont la couverture rouge et noir ne passe pas inaperçue : il s’agit de mon ouvrage d’enquête Le Grand Manipulateur. Les réseaux secrets de Macron publié en avril 2019 dans lequel je reviens longuement sur l’affaire Benalla, mais également sur les zones d’ombre de la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron entre 2016 et 2017.
Ce livre n’a pas été placé là par hasard. Et sa présence n’a pas échappé aux services français chargés de lutter contre les ingérences étrangères et les déstabilisations en tout genre à l’ère du numérique, comme l’une de mes sources françaises de renseignement me l’a indiquée. D’autant plus que cette conférence de presse entendait répondre aux accusations portées contre le BIG par la Viginum, le service de vigilance et de protection contre les ingérences étrangères, qui estime dans un rapport récemment publié que ce groupe d’influence fondé en juillet 2023 a multiplié depuis deux ans les campagnes de désinformation contre les intérêts français en outre-mer, et en particulier en Nouvelle-Calédonie.
Ce n’est pas la première fois que mon livre est mis en évidence. Dès le 14 décembre 2024, journée internationale de la décolonisation, le “Baku initiative Group” l’avait déjà utilisé lors d’une conférence de presse qui s’était déroulée ce jour-là, comme cette autre photo le montre (en bas à droite) :
Mais l’intérêt de l’Azerbaïdjan pour Le Grand Manipulateur a pris également d’autres formes. Début juillet 2024, les éditions Stock reçoivent ainsi une demande de Teas Press, une maison d’édition azérie, pour racheter les droits de mon livre afin de diffuser 500 exemplaires en langue azérie. Immédiatement averti, j’ai alors demandé à Stock de refuser cette cession des droits, pour éviter que mon travail soit instrumentalisé dans une guerre informationnelle en cours menée par l’Azerbaïdjan contre la France. En décembre 2024, c’est au tour d’un journaliste travaillant pour une télévision azerbaïdjanaise de me contacter via Facebook pour me proposer une interview sur mon travail d’enquête. J’ai préfèré ne pas répondre.
Bakou accuse Paris de colonialisme
À l’origine, cette escalade des tensions entre Paris et Bakou est due au soutien français à l'Arménie, en conflit territorial avec son voisin azerbaïdjanais pour le Haut-Karabagh. Dès 2022, le président Macron accuse la Russie d’avoir “joué le jeu” de l’Azerbaïdjan avec une “complicité turque” face à l’Arménie et de poursuivre une “manoeuvre de déstabilisation” de la région.
Si les tensions entre la France et l’Azerbaïdjan s’exacerbent en septembre 2023 avec la reprise de contrôle de l’enclave du Haut-Karabakh par Bakou à l’issue d’une offensive éclair, elles s’étaient renforcées dès juillet 2023 avec la création du fameux “Baku Initiative Group” qui a eu pour objectif de rassembler les mouvements indépendantistes au sein de l’outre-mer français, et même en Corse.
BIG a ainsi commencé à organiser des conférences sur la décolonisation des territoires français d’outre-mer au siège de l’ONU à New-York, au bureau des Nations Unies à Genève, à Istanbul et à Bakou, avec la participation de militants indépendantistes de Nouvelle-Calédonie, de Guyane, de Polynésie française, de Martinique et de Guadeloupe. BIG a également financé la visite de délégations des parlements locaux des territoires français à Bakou. Des communiqués de presse officiels sur ces événements ont été diffusés dans les médias azerbaïdjanais et les médias sociaux avec les tags #décolonisation, #politiquefrançaise, #politiquecolonialefrançaise et #colonialismefrançais.
Et lors de la COP29 organisée à Bakou en novembre 2024, le président autocrate Ilham Aliev a multiplié les attaques contre la France dénonçant dans son discours l’histoire coloniale du pays et les "crimes" du "régime du président Macron" dans ses territoires d’outre-mer, dont la Nouvelle-Calédonie. Alors qu’un espoir de paix se fait jour désormais entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, ces attaques contre la France vont-elles cesser ?
La Russie soupçonnée d’être derrière cette opération
Rien n’est moins sûr car c’est également en coulisses que la bataille entre l’Azerbaïdjan et la France se mène. Rappelons que deux Français restent emprisonnés à Bakou, l’un accusé d’espionnage, l’autre se retrouvant à l’ombre pour avoir réalisé un simple grafiti dans la rue. Un troisième - un cadre de la Saur, le groupe français de l’eau - est, lui, assigné à résidence depuis juillet dernier, accusé de collusion avec Alexandre Benalla… qui avait signé en novembre 2018, comme Médiapart l’avait révélé, un contrat avec l’oligarque russo-azerbaïdjanais, Farkhad Akhmedov.
Est-ce la raison pour laquelle mon livre Le Grand Manipulateur est utilisé par l’Azerbaïdjan ? Une source française connaissant bien le pays me souffle une autre explication : “Vous avez été le seul journaliste français avec ce livre à pointer les proximités d’Emmanuel Macron avec certains réseaux algériens en pleine campagne présidentielle en 2017 à travers son voyage à Alger, où l’on retrouvait Benalla d’ailleurs. Et ce, alors que la question algérienne est aujourd’hui utilisée par tout un tas de responsables politiques français pour avant tout chose mettre mal-à-l’aise le président de la République”.
Une chose est sûre : le président Macron est bien visé personnellement à travers toute cette opération. De leur côté, l’Élysée et les services français ne cachent pas en off que la Russie est derrière cette déstabilisation de la France par l’Azerbaïdjan. D’autres intérêts étrangers sont pourtant proches de ce petit pays du Caucase : la Turquie, le Royaume-Uni, et bien sûr Israël.
Israël, le principal allié de l’Azerbaïdjan
L’État Hébreu est même devenu le principal allié de l’Azerbaïdjan ces dernières années, lui livrant de nombreuses armes (Depuis 2016, près de 70 % des armes achetées par Bakou ont été fournies par Tel-Aviv), et lui vendant son logiciel espion Pegasus dans le cadre d’un partenariat cyberstratégique. En contrepartie, Israël importe d’Azerbaïdjan une quantité non négligeable de pétrole, et peut utiliser ses 600 km de frontière commune avec l’Iran pour y lancer certaines de ses missions d’espionnage contre Téhéran. Dernier signe de la proximité des deux pays : le géant gazier azerbaïdjanais, la SOCAR, vient d’obtenir des licences d’exploration dans les eaux israéliennes.
À Paris, l’avocat chargé des intérêts de l’Azerbaïdjan n’est autre que maître Olivier Pardo, qui a également parmi ses clients le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou ou la ministre de la Culture Rachida Dati, qui entretient depuis de nombreuses années les meilleures relations avec cet État du Caucase, au point d’intéresser la justice comme l’a révélé récemment l’Obs. Or, depuis la visite du président Macron en Israël le 24 octobre 2023, après les attaques du Hamas depuis Gaza, ses relations avec Benyamin Netanyahou se sont particulièrement dégradées.
27.12.2023 à 22:24
Emmanuel Macron, la fable du « progressisme »
Marc Endeweld
Texte intégral (5209 mots)
Cette semaine, Le Canard Enchaîné consacre un petit article intitulé « Dr Emmanuel et Mr Macron », dans lequel il est rappelé les déclarations d’Emmanuel Macron contre l’extrême droite, en l’occurrence contre le Rassemblement National, lors des élections présidentielles de 2017 et 2020, pour mieux s’étonner, aujourd’hui qu’Emmanuel Macron « assume totalement » la loi Immigration portée par son ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin. Pourtant, tout dans le parcours d’Emmanuel Macron, tant au pouvoir que durant ses années d’initiation, démontre une proximité avec les idées les plus conservatrices de l’histoire française. Et pas uniquement par calcul ou par suivisme dans les sondages.
Ceux qui continuent de dépeindre Emmanuel Macron comme une simple « girouette » ou un « opportuniste » sans idéologie (le « macronisme » serait ainsi caractérisé par son « vide » selon l’éditorialiste de France Inter, Thomas Legrand), n’ont pas voulu voir un fait : Emmanuel Macron n’a aucune limite quand il s’agit de faire de la politique, pour conserver le pouvoir, au point de n’avoir aucun gêne à lever tout barrage à l’égard de l’extrême droite, dans ses multiples stratégies, petites et grandes. Cette « rupture », dans la droite ligne d’un esprit de « transgression » particulièrement apprécié par les commentateurs dès 2017 contre tout ferment de République sociale, n’est pourtant pas nouvelle. Car cela fait bien longtemps que le « en même temps » macroniste a pour objectif de concrétiser l’union des deux droites, si chère à Patrick Buisson, pour asseoir durablement son pouvoir et empêcher toute alternance à gauche, une option un temps envisagée par un certain Nicolas Sarkozy. Une posture qui va jusqu’à choquer Bernard Cazeneuve qui compare désormais Macron dans une récente tribune à « Janus », un être « double et menaçant », un « en même temps de droite et d’extrême droite ».
Certes, Emmanuel Macron pourrait être aussi le simple symptôme d’une époque terrible, celle d’un tout se vaut propre au marché néolibéral, mais s’il lui manque manifestement une assise historique et une profondeur de vue, sa connivence personnelle le porte naturellement vers la droite la plus dure. À l’Élysée, le conseiller mémoire, Bruno Roger-Petit, exégète favori de la geste présidentielle, n’a d’ailleurs jamais caché sa fascination pour son chef et son « ethos de droite », comme il l’a souvent confié à ses visiteurs. De mon côté, pour avoir enquêté depuis 2014 sur le président de la République et son parcours, cela fait bien longtemps que j’avais perçu ses inclinations anti-démocratiques. Et pour éviter de me répéter, je vous propose en cette fin d’année à la fois une interview vidéo enregistrée à l’automne 2020 pour la web télé QG, ainsi que la postface que j’avais publiée dans l’édition poche de mon ouvrage l’Ambigu Monsieur Macron dès janvier 2018 (éditions Points). Il y a bientôt six ans. Je remercie mon co-éditeur, Hugues Jallon, le PDG du Seuil, de m’avoir autorisé à reproduire ici ce texte.
La fable du « progressisme », postface de l’Ambigu Monsieur Macron (édition poche, janvier 2018).
Il était encore ministre de l’Économie de François Hollande. Mais on le sentait déjà bien éloigné de ses responsabilités gouvernementales et entièrement concentré sur son ambition présidentielle… En ce 20 août 2016, Emmanuel Macron visitait le parc d’attractions du Puy-du-Fou en compagnie de son fondateur, le très droitier Philippe de Villiers. Le jeune loup apparaît alors tout sourire à ses côtés et va jusqu’à lui rendre hommage, saluant un « un entrepreneur culturel ». Ce dernier répond avec la même emphase : « C’est la première fois que je vois un ministre conduire un char avec autant d’audace et surtout cette capacité à apprendre […]. Je pense qu’il y a pour Monsieur Macron, devant lui, un avenir pour conduire toute sorte de char. »
Aux journalistes qui demandent au ministre les raisons d’une telle visite, Macron répond droit dans ses bottes : « Pourquoi, c’est étonnant ? […] L’honnêteté m’oblige à vous dire que je ne suis pas socialiste. » Quelques jours plus tard, le jeune homme pressé de 38 ans retrouvera entièrement sa « liberté » après avoir donné sa démission à François Hollande. Sans scrupule. Quelques jours plus tard, il en aura encore moins quand il recevra, discrètement cette fois-ci, à petit-déjeuner une dizaine de prêtres, dont certains connus pour leur engagement contre le mariage pour tous, comme l’abbé Grosjean ou Pierre Amar, tous deux curés du diocèse de Versailles.
Peu importe pour celui qui, à travers ce geste très gaullien, se vit déjà au-dessus des partis. Et pourtant, quelle manière étrange de concevoir la sortie de tous les « conservatismes » de droite comme de gauche qu’il appelle alors de ses voeux ! Lui qui affirme son ambition de rassembler tous les « progressistes » finit par irriter son plus fidèle soutien, Henry Hermand, qui n’a pas du tout apprécié ses sourires aux côtés du vicomte de Vendée : « Je n’ai pas compris pourquoi il est parti au Puy-du-Fou et je l’ai d’ailleurs dit à Emmanuel. D’autant qu’il est apparu bien trop proche de Villiers. C’était trop. »
Un projet avant tout bonapartiste
Emmanuel Macron déconcerte donc jusqu’à ses plus fidèles. Chacun projette finalement dans le « macronisme » sa propre identité politique, comme pour mieux se rassurer. Au risque de quiproquos. Artisan infatigable des centres, de gauche comme de droite, François Bayrou a ainsi pensé, après son médiatique ralliement, devenir le partenaire indispensable de Macron. Même s’il a répété publiquement le contraire, réfutant toute forme de « ticket », sans doute le maire de Pau espérait-il secrètement devenir son Premier ministre. « La grande erreur de Bayrou est politique, et non humaine, critique un soutien du président. Il a pensé que Macron était d’abord un centriste. Or, si Macron prend l’espace politique du centre, il bouscule avant tout les codes. En réalité, son projet est beaucoup trop bonapartiste pour être fidèle au centre. » De même, le député socialiste Richard Ferrand, compagnon de la première heure, était persuadé au cours de la campagne que Macron allait « gouverner à gauche », comme il le confiait en privé, et qu’il resterait donc fidèle à sa « famille », tel le turbulent Nicolas Sarkozy, qui avait incarné la « rupture » à droite à l’égard du vieux Jacques Chirac. Là encore, quiproquo.
Car Macron qui n’a cessé de se présenter comme un homme « de gauche », ne s’inscrit pas en réalité dans les luttes ayant marqué la gauche. Macron et la gauche, c’est plutôt tabula rasa. L’ancien ministre de François Hollande ne s’encombre guère de la mémoire des partis, des syndicats et des associations de gauche. « Au fond, décrypte un ancien ministre socialiste, Macron est a-historique. Il pense pouvoir créer le nouveau monde à partir de rien. Mais on ne crée jamais à partir de rien. » (Libération, 6 octobre 2017).
Au cours du précédent quinquennat, ses amis socialistes aimaient pourtant le présenter comme un authentique « social-démocrate », sans pour autant expliquer quelle était la stratégie de leur petit préféré pour impulser un nouveau rapport de force face au capitalisme globalisé. En 2015, Julien Dray constatait ainsi que Macron n’avait « pas de surmoi marxiste » : « Il n’a pas cette culture. C’est à la fois une qualité et un défaut. Car parfois il apparaît “sans principes”, sans ancrage traditionnel. Et c’est vrai qu’il peut se laisser lui-même emporter par une certaine “modernité” à tout-va. »
Quelque temps après, Michel Rocard, peu avant sa mort, estimait ainsi que Macron, son jeune cadet, était « loin de l’histoire ». Oui, loin de l’histoire de la gauche et du progressisme. « Jeune socialiste, je suis allé voir chez les partis suédois, néerlandais et allemand, pour voir comment cela marchait. Le pauvre Macron est ignorant de tout cela », ajoutait l’ancien Premier ministre de François Mitterrand.
Entre manichéisme politique et chantage
De son côté, Dominique Strauss-Kahn, lors d’un hommage rendu à l’ancienne ministre Nicole Bricq, soutien de la première heure de Macron et décédée à l’été 2017, rappelait qu’elle-même « savait que les valeurs de droite et les valeurs de gauche ne sont pas les mêmes. Que les deux sont nécessaires à l’équilibre de la société ». Une forme de rappel à l’ordre venant d’un socialiste pour le moins modéré…
Au cours de sa campagne, Macron n’a pourtant cessé de répéter que le nouveau clivage se situait entre les « progressistes » et les « conservateurs ». Une vision binaire entre « modernes » et « archaïques » loin d’être du goût de tous les Français, et notamment à gauche, mais qui va lui servir pour dépasser le système bi-partisan traditionnel. Dans ce contexte, son « progressisme » est d’abord une stratégie électorale pour s’imposer face au repoussoirs que constituent alors François Fillon et Marine Le Pen. Au clivage droite-gauche, il cherche ainsi à substituer une opposition entre le « bloc libéral », qu’il aimerait incarner, et le pôle des « extrêmes », dans lequel il n’hésite pas à ranger Jean-Luc Mélenchon ou Benoît Hamon… Un manichéisme politique qui lui a finalement permis de clore tout débat de fond. Presque un chantage.
Certes, en ces temps de terrorisme, Macron a théorisé « la bienveillance » en politique, proposé un projet « positif » à la France, exprimé sa foi en l’Europe, s’est opposé au « néo-conservatisme » de l’après 11 Septembre. Comme cet homme né en 1977 avait joué avec la nostalgie de certains Français, celle des années 1970 justement, où les classes moyennes croyaient encore au progrès et au bonheur collectif. L’image d’Emmanuel Macron, celle d’un gendre idéal, ayant grandi à Amiens, loin du microcosme parisien, a sûrement été sa meilleure carte pour sa folle ambition de ravir le pouvoir.
Une forme de kitsch chez Macron
Qualifié de « moderne », il y a quelque chose d’anachronique chez Emmanuel Macron. Et c’est peut-être ce qui a rassuré certains Français. Une forme de kitsch dans un alliage un peu particulier de tradition et de modernité : entre French Tech, Puy-du-Fou, et Jeanne d’Arc. Emmanuel et Brigitte Macron sont amis de Line Renaud et Stéphane Bern, et font des selfies avec eux sur Instagram. Avec Macron, c’est finalement Retour vers le futur. Celui d’une France qui rêvait qu’en 2016 on irait sur Mars.
Résultat, libéral sur le plan économique, certains à gauche ont cru qu’il l’était également sur le plan politique, héritier de la « troisième voie » chère à Tony Blair, ou qu’il était un « social-libéral » à la manière d’un Justin Trudeau ou d’un Bill Clinton. Face aux postures autoritaires et aux coups de menton d’un Manuel Valls, Macron a utilisé cette image d’ouverture pour se différencier tout au long de l’année 2016 et se tenir à distance du bilan du gouvernement. C’était l’époque où il laissait dire par des proches qu’il ne soutenait par le projet présidentiel de la déchéance de la nationalité… C’est du reste ce que dénonce aujourd’hui la droite extrême qui le dépeint comme le représentant des élites globalisées, « hors-sol », et héraut d’un « libéralisme culturel » si décrié par le philosophe Jean-Claude Michéa.
Il est vrai que Macron aime jouer de cette image à l’international : défenseur de la planète et de l’écologie face à Trump, défenseur des homosexuels en Tchétchénie face à Poutine, meilleur « pote » de Justin Trudeau lors du G7, et même « héritier » de Barack Obama pour The New York Times et l’élite démocrate de Washington… Mais comme le président Chirac en son temps qui aimait prendre une posture progressiste à travers sa diplomatie, Emmanuel Macron est en réalité un conservateur sur les questions sociales et « sociétales ». Dès l’élimination de Valls aux primaires, Macron multiplia les déclarations pour séduire l’électorat de droite, évoquant, dès février 2017, la « tolérance zéro », ou expliquant que La Manif pour tous avait été « humiliée » par François Hollande et son gouvernement !
Un populisme renversé, technocratique
Au final, son « libéralisme » économique est à la fois complaisant à l’égard de la grande finance internationale et à l’égard des identitaires qu’il instrumentalise comme autant de « repoussoirs » pour asseoir son pouvoir. Cette forme de populisme renversé, technocratique, lui permet d’évacuer la question sociale au sens où on l’entendait en France depuis le XIXème siècle, issue de ces luttes populaires qui ont pourtant permis de renforcer notre démocratie. En réalité, le sujet d’Emmanuel Macron n’est pas celui de la justice ou de l’émancipation, mais celui de l’« unité » et de l’« efficacité », afin de sauver le système institutionnel et économique. Sa « révolution », qu’il a choisie comme titre de livre, est profondément conservatrice. Sa posture européenne mêle ainsi appel au débat démocratique et injonction technocratique. autre absence notable chez Macron : le questionnement sur notre modèle de développement actuel et son essoufflement.
Guère étonnant si, face à la crise de la social-démocratie en Europe, le président de la République essaye d’abord de draguer les traders de Londres après le Brexit et ne dit rien contre les « forces de l’argent ». Une expression toute mitterrandienne… citée à de multiples reprises au moment du lancement d’En Marche ! par un certain François Bayrou. Au nom de l’« efficacité », Macron préfère ainsi s’attaquer aux salariés, aux gens de peu, aux perdants de la globalisation, et multiplie les provocations à leur égard. Qu’on en juge : « Au lieu de foutre le bordel, ils feraient mieux d’aller regarder s’ils peuvent avoir des postes » (4 octobre 2017) ; « Je ne céderai rien, ni aux fainéants, ni aux cyniques, ni aux extrêmes » (8 septembre 2017, Athènes) ; « Une gare, c’est un lieu où l’on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien » (29 juin 2017) ; « Le kwassa-kwassa pêche peu, il amène du Comorien » (1er juin 2017) ; « Le meilleur moyen de se payer un costard, c’est de travailler » (27 mai 2016) ; « Il faut des jeunes français qui aient envie de devenir milliardaires » (7 janvier 2015) ; « Les salariées de Gad sont pour beaucoup illettrées » (17 septembre 2014).
À l’automne 2017, Macron finit par être affublé de l’étiquette de « président des riches » comme Nicolas Sarkozy en son temps. « En fait, avec Macron, ce n’est pas de droite et de gauche, c’est de droite et de droite », fulmine un ancien pilier de la majorité socialiste, loin d’être un révolutionnaire. Les mesures décidées dès l’été 2017 annoncent en effet la couleur : ordonnances pour déréguler le marché du travail, respect des 3 % du PIB de déficit pour l’année en cours qui amène à de nombreuses coupes budgétaires, baisses d’impôts massives pour les plus riches, baisse des aides au logement, baisse des financements de l’État aux collectivités locales, coupes dans le budget de l’enseignement supérieur et de la recherche, nouvelle loi antiterroriste qui intègre de nombreux éléments de l’état d’urgence dans le droit commun, et réponse répressive du ministère de l’Intérieur à l’égard des migrants…
Jouer avec les symboles historiques
Presque mécaniquement, dans les enquêtes d’opinion, la popularité du nouveau président de la République plonge ainsi parmi les sympathisants de gauche et remonte du côté de la droite. C’est finalement le plus grand hold-up du banquier Macron : avoir été élu par une bonne part de l’électorat traditionnel du PS… et faire une politique de droite ! « La moitié de l’électorat de Hollande en 2012 a voté pour Macron au premier tour de la présidentielle de 2017, rappelle Jérôme Fourquet de l’institut de sondage IFOP. La droite a mieux résisté à l’offensive Macron : seulement 17 % de l’électorat de Sarkozy a voté pour lui au premier tour. Donc, clairement, oui, une grande majorité de son électorat (environ 60 %) venait de la gauche et du centre gauche. Mais une fois qu’il a eu brisé le PS à la présidentielle, Macron a cherché à casser la droite aux législatives en envoyant des signaux à cet électorat (nomination de ministres de droite, coupes dans les dépenses publiques, réforme du Code du travail…), stratégique qui a connu un certain succès. » (Le Monde, 7 octobre 2017)
Pour préserver son image et incarner un semblant d’« unité », Macron joue avec les symboles historiques autour de l’identité de la France. Le soir de son élection, le tout juste président élu investit ainsi le Louvre devant les caméras du monde entier. Palais royal de l’Ancien Régime, siège de la cour de Napoléon, et musée révolutionnaire transformé par Mitterrand. L’histoire millénaire de la France représentée en une image. En s’abreuvant de cette mythologie historique, Macron cherche à se « présidentialiser », à placer ses pas dans la grande histoire. Avant lui, Nicolas Sarkozy en avait fait autant lors de sa campagne de 2007, n’hésitant pas à citer dans ses discours écrits par Henri Guaino des figures de la gauche comme Léon Blum.
En pleine campagne, Macron s’était inspiré de la France unie de 1988, la célèbre campagne de Mitterrand pour mieux rassembler face à Fillon et Le Pen : « Pour s’émouvoir aux grand discours sur l’Europe de François Mitterrand quelques semaines avant sa mort, fallait-il être de gauche ? Pour éprouver de la fierté lors du discours de Jacques Chirac au Vél’ d’hiv’, fallait-il être de droite ? Non. Il fallait être français », déclamait-il dans le Palais des sports de Lyon, citant pêle-mêle de Gaulle, Mitterrand, Chirac. Cette posture de réconciliation l’a amené à faire des grands écarts, en reconnaissant à la fois des aspects positifs à la colonisation, pour ensuite la qualifier de « crimes contre l’humanité ».
Cette France qui manque d’un roi
À force de vouloir se placer dans l’histoire millénaire de la France, Macron en oublierait presque le moment fondateur de la République, la Révolution. C’est ainsi qu’en juillet 2015 il assure que, dans la politique française, « la figure du roi » est absente. Un roi dont il pense même « que le peuple français n’a pas voulu la mort. La Terreur a creusé un vidé émotionnel, imaginaire, collectif ». Les clins d’œil à cette France anterévolutionnaire, Macron les a multipliés. On l’a vu, en novembre 2016, le jour de l’annonce de sa candidature à la présidence, il tient à se rendre à la basilique de Saint-Denis, nécropole des rois de France…
Comme son ami Stéphane Bern, Emmanuel Macron préfère finalement la petite histoire, l’histoire événementielle. Celle des alcôves de la royauté, de la société de cour, des champs de bataille. Sa femme, Brigitte, est d’ailleurs fan de la célèbre émission de l’animateur télé, Secrets d’histoire. Une histoire romancée. En son temps, l’écrivain Alexandre Dumas excellait dans le domaine. C’est d’ailleurs dans son château de Monte-Cristo, construit au milieu du XIXème siècle dans un style néo-Renaissance, à Port-Marly dans les Yvelines, qu’Emmanuel Macron inaugure devant la presse les Journées du patrimoine et annonce sa décision de confier à Bern un rapport sur le sujet.
Ce château de Monte-Cristo qui incarne, là aussi, le kitsch d’une époque en plein bouleversement, en pleine révolution industrielle, et qui pourtant célèbre alors la nostalgie du Moyen Age, dans la droite ligne de l’architecte Viollet-le-Duc, spécialisé dans les restaurations de monuments. On est donc bien loin de l’école des Annales, de Marc Bloch ou de Fernand Braudel, l’histoire des grands mouvements de civilisations, du développement du capitalisme. Brigitte confie d’ailleurs que son mari est un « romantique ».
Justement, Macron préfère appeler, dans Le Point (31 août 2017), au retour de « l’héroïsme », et célébrer « l’intemporel ». Étrange mystique qui éloigne manifestement cet homme de l’histoire séculière. Macron semble préférer se réfugier dans les symboles et une forme renouvelée du sacré. Un homme « de son temps », si l’on en croit pourtant Laurent Fabius, le président du Conseil Constitutionnel, qui cita le romantique Chateaubriand, pour qualifier le nouveau président de la République lors de son investiture. Ou un symbole d’un « néo-protestantisme » hors-sol et globalisé selon Régis Debray. À l’image de son portrait officiel, surexposé, saturé de symboles (deux iPhones et des ouvrages de la Pléïade posés sur son bureau, une horloge à l’arrière plan, la fenêtre ouverte sur les jardins), rassemblant finalement tous les codes des précédents portraits des présidents de la Vème République (les drapeaux, le bureau, la bibliothèque, le jardin…). « Cette photo kitsch est maintenant accrochée dans toute la France », raille très justement le quotidien allemand Bild (29 juin 2017). Une compression historique digne de César. À défaut de proposer un nouvel avenir aux Français, Emmanuel Macron pourrait finir président d’une France devenue un grand parc d’attractions, tel le parc à thème reproduisant l’Angleterre dépeint en son temps par l’écrivain britannique Julian Barnes dans son roman England, England…
Des grands hommes à un simple aventurier
Cela pourrait suffire à Macron, lui qui se sent davantage proche des héros de la littérature qu’il découvrait, alors enfant, avec sa grand-mère, que du destin des peuples. N’a-t-il pas écrit, adolescent, un roman picaresque, Babylone, Babylone, dans lequel il racontait l’aventure d’Hernán Cortés, le conquistador espagnol qui s’est emparé de l’Empire aztèque ? C’est peut-être de cela dont parle Macron : sa tentative un peu folle de projeter dans son propre parcours l’hubris des grands hommes, ces destins qui pouvaient éclore quand l’Europe faisait encore la grande histoire. « La France doit redevenir une grande puissance tout court », affirme-t-il pourtant.
Devenu président de la Vème République, créée sur mesure pour le général de Gaulle, Macron se dit ainsi en recherche d’une « transcendance » perdue. Macron cite à dessein Hegel et sa théorie des grands hommes, toute en multipliant les références aux panthéons respectifs de la gauche et de la droite. En attendant, il essaye surtout d’écrire la suite du roman dont il est le héros, de proposer pour son image cette « identité narrative » chère à Paul Ricoeur. Finalement, ce « maître des horloges », tel qu’il se définit parfois en privé, « mobilise-t-il et illustre-t-il uniquement le kairos grec, celui qui est saisi du moment favorable, fait appel à la mètis, mais n’ouvre nullement un nouveau temps ? », se demande l’historien François Hartog. Comme le rappelait François Mitterrand à la fin de sa vie : « Je suis le dernier des grands présidents. Après moi, il n’y aura plus que des financiers et des comptables. » Macron l’apprendra peut-être à ses dépens : l’histoire est souvent cruelle et pourrait le transformer en un simple aventurier.
Texte écrit en octobre 2017 pour l’édition poche augmentée de L’ambigu monsieur Macron (éditions Points, janvier 2018).
08.12.2023 à 12:21
Retour sur une caisse noire et un parfum de corruption chez ADP en Libye
Marc Endeweld
Texte intégral (9514 mots)
C'est « l'affaire libyenne » la plus méconnue et qui aurait pu être la plus explosive pour le microcosme français concernant ses relations avec l’ancien « Guide suprême » Mouammar Kadhafi. Après une longue enquête ouverte en 2014, le tribunal de Paris a validé, lundi, une convention judiciaire d'intérêt public (CJIP) conclue en novembre 2023 entre le parquet national financier (PNF) et ADP Ingénierie, une filiale du groupe aéroportuaire, essentiellement pour des faits délictueux commis entre 2007 et 2011, lors de la passation de contrats en Libye. « ADP solde une vieille affaire de corruption liée à la Libye de Kadhafi », ont titré Les Echos sur leur site internet.
Rappelons qu’une CJIP est un mécanisme transactionnel inauguré par la loi Sapin II et inspiré par le régime de « DPA » (Deferred Prosecution Agreement) existant dans la justice américaine. Dans cette affaire libyenne, le groupe Aéroports de Paris a donc finalement décidé de payer une amende de 14,6 millions d’euros pour éviter un procès sur des faits de corruption en Libye, liés à des contrats signés… avant et après l’élection présidentielle de 2007 en France. Depuis 2004, les relations diplomatiques entre la France et la Libye de Kadhafi avait en effet été réactivées, vingt ans après l’attentat contre un DC-10 d’UTA, et avaient suscité de nombreuses tractations commerciales et économiques. À Tripoli, se multipliaient alors les visites d’émissaires français issus des équipes Chirac et Sarkozy. Dans le même temps, le groupe ADP avait multiplié les contrats de construction et de gestion d’aéroports à l’étranger, en particulier dans le Golfe, et dans des pays dits « sensibles » du point de vue des règles de « compliance » (conformité) dans le cadre de la lutte contre la corruption.
Aujourd’hui, grâce à cette justice pénale négociée, le groupe aéroportuaire s’en tire particulièrement bien, et communique auprès de la presse sur le fait qu’il a mis en place depuis ces épisodes de nombreuses procédures d’éthique et de conformité….
Il y a quelques mois, une source rompue à ce genre d’affaires m’avait confié que « dans ce domaine comme dans le domaine économique, il y a des dossiers “to big to fail”». C’est en tout cas l’occasion de (re)lire l’enquête que j’avais consacrée au dossier ADP en Libye : car les faits étaient nombreux et très illustratifs des vieilles pratiques du groupe français il y a encore peu de temps :
Enquête publiée dans Le Média en février 2020 :
Exclusif - Une caisse noire et un parfum de corruption remettent en cause la privatisation d'ADP
Les policiers de l’OCLCIFF (Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales) ont perquisitionné fin janvier le domicile de l’ancien responsable de la filiale internationale d’Aéroports de Paris (ADP). En cause : plusieurs contrats passés à l’étranger avant et juste après l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007, notamment en Libye. Depuis, la direction d’ADP ainsi que son principal actionnaire, l’État, cherchent à étouffer le scandale et à retarder l’ouverture d’une information pour ne pas nuire à la privatisation d’ADP.
Par Marc Endeweld
Un scandale à plusieurs centaines de millions d'euros, de l'argent libyen qui nourrit des soupçons de corruption, des filiales dans le collimateur de la justice française, des groupes de BTP déjà inquiétés pour des cas de corruption internationale, avec, à la clé, le risque de tomber sous le couperet du gendarme américain anti-corruption : chez Aéroports de Paris (ADP), l’imbroglio est total tant l’hypothèse d’une ouverture d’information et la perspective de mises en examen brouillent les pistes qui devaient amener vers une paisible privatisation.
Ce sont les agissements de l'une des filiales internationales d'ADP, ADP Ingénierie (ADPI), qui ont éveillé les soupçons des enquêteurs français. Au sein du groupe public détenu encore à plus de 50 % par l’État, la direction est particulièrement inquiète et ne fait pour l'instant aucun commentaire officiel. En off, pourtant, des sources internes à l'entreprise nous expliquent que l’actuel PDG, Augustin de Romanet, avait alerté le parquet peu de temps après sa prise de fonction en 2012, suite à des rumeurs de pratiques troubles liées à ADPI.
Cette dernière est dans le collimateur des policiers et du parquet national financier (PNF). La plainte déposée par de Romanet n’avait pas donné de résultats jusqu’à ce que des dénonciations de salariés en 2016 viennent provoquer l’ouverture d’une très discrète enquête préliminaire. Depuis, les investigations menées par les policiers de l’OCLCIFF (Office Central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales) se sont accélérées.
Perquisition surprise de l'ancien PDG d'ADPI
Dernier épisode en date : les agents de l'OCLCIFF de Nanterre ont procédé dans la semaine du 20 janvier à la perquisition surprise du domicile de l’ancien PDG d’ADPI, Alain Le Pajolec, l’un des cadres historiques de l’entreprise. Selon nos sources, la pêche aux documents aurait été fructueuse et la nouvelle aurait provoqué un vent de panique au sein du groupe aéroportuaire.
Contacté par Le Média, le PNF a confirmé l’existence de ces investigations sans vouloir entrer dans les détails : « Cette enquête est toujours en cours, tenue par le secret de l’enquête », nous a répondu par mail le service de communication du parquet. Selon d’autres sources, la Chancellerie et l’Elysée surveilleraient les suites judiciaires de très près. L'ouverture d'une enquête pourrait lourdement impacter le processus de privatisation, « car plus personne ne voudra assumer ce bâton merdeux » nous a indiqué en "off" un magistrat qui a connaissance du dossier.
Méconnue, ADPI est l’une des pépites d’Aéroports de Paris, et suscite de multiples convoitises, notamment du groupe Vinci ou du fonds d’investissement Ardian. Crée au début des années 1990 lorsque le savoir-faire de l’architecte historique d’ADP, Paul Andreu, commence à s’exporter à l’étranger, cette filiale d’ingénierie est aujourd’hui en train de fusionner avec ADP Management, spécialisée dans la gestion des aéroports à l’international, sous la dénomination ADP International.
« ADPI est à la fois le joyau et le mouton noir d’ADP », témoigne un ancien salarié de la filiale. « On y trouve à la fois des gens très brillants, des ingénieurs, des commerciaux, mais aussi des barbouzes qui ne font pas grand chose ». Équipements stratégiques, les aéroports ont toujours été au centre de l’attention des pouvoirs politiques, qui ont pris l’habitude d’y placer d’anciens militaires ou d’anciens agents du renseignement. En 2015, le préfet Alain Zabulon a quitté son poste de coordinateur du renseignement à l’Élysée pour devenir directeur de la sûreté du groupe aéroportuaire.
ADPI effectue des études, conçoit des aéroports et supervise la construction d’infrastructures, principalement des terminaux, sur tout le globe, dans des pays aussi stratégiques que « sensibles », notamment au Proche-Orient, mais aussi en Asie, comme le souligne cet ex-salarié que nous avons pu interroger. La société a construit ainsi les terminaux 2 et 3 de l’aéroport de Dubaï, a travaillé sur l’aéroport de Jeddah en Arabie Saoudite, celui de Bagdad en Irak, ou plus récemment sur le terminal du nouvel aéroport international Daxing à Pékin, imaginé par l’architecte Zaha Hadid.
Dans le viseur des enquêteurs français : une sous-filiale d’ADPI, domiciliée au Liban, dénommée ADPI Middle-East, ainsi que trois contrats remportés en juillet 2007, en pleine lune de miel entre Nicolas Sarkozy et Mouammar Kadhafi, le « guide » libyen alors invité en grande pompe à Paris. Ces contrats, qui n’ont pu être entièrement exécutés du fait de la guerre de 2011, concernaient la conception des aéroports de Benghazi, de Sebha et de Tripoli, mais également la supervision du chantier de Tripoli et la gestion des sous-traitants où figurent plusieurs groupes internationaux de BTP, notamment le brésilien Odebrecht, dans la tourmente depuis plusieurs années, et récemment mis en cause par la justice française au sujet d’un contrat de ventes de sous-marins français au Brésil.
Des risques de corruption et des surfacturations
Le Média a pu se procurer un rapport interne d’ADP soulignant de nombreux dysfonctionnements et des soupçons tangibles de corruption. Nous sommes également en possession d’un audit commandé par les autorités libyennes à la société américaine Arup Mott MacDonald, un concurrent d’ADPI qui dispose d’un cabinet d’expertise. Le rapport dénonce de multiples conflits d’intérêts, des surfacturations considérables sur ces contrats, ainsi qu’un étrange montage financier en Libye. « Cet audit est en réalité assez bienveillant malgré la gravité de certains faits relayés. La véritable histoire est encore plus scandaleuse… », commente anonymement un cadre d’ADP.
L’histoire, justement, commence pour ADPI en 2005. À la fin du second quinquennat de Jacques Chirac, de nouvelles relations s’établissent entre la France et la Libye, peu de temps après la levée de l’embargo international visant le pays. Dès 2004, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, comme son conseiller Brice Hortefeux, son collaborateur Claude Guéant ou Patrick Ollier, compagnon de Michèle Alliot-Marie (alors ministre de la Défense), multiplient les voyages en Libye. L’Élysée et l’ensemble du gouvernement poussent les entreprises françaises - notamment celles engagées dans les domaines stratégiques, comme Thales ou Total -, à négocier de juteux contrats avec le régime de Kadhafi, quelques mois avant l’élection présidentielle de 2007 qui aboutira à la victoire de Nicolas Sarkozy.
C’est dans ce contexte qu’ADPI entame ses premières démarches en Libye, et prospecte en parallèle vers le Moyen-Orient, alors en plein développement aéroportuaire. Avec succès : « En termes de stratégie, les années 2007 et 2008 ont été des années de rupture pour ADPI avec les contrats signés en Arabie Saoudite et en Libye », se félicitait Felipe Starling, directeur général exécutif d’ADPI, lors d’une convention de cadres organisée à l’hôtel Marriott Saint-Jacques à Paris le 23 juin 2009. « Notre ambition à long terme est de devenir un grand groupe d’architecture et d’ingénierie internationale ». Entre 2000, date de sa création, et 2008, ADPI voit en effet son chiffre d’affaires quadrupler pour atteindre 107 millions d’euros.
En Libye, c’est le commercial d’ADPI pour la zone Afrique, Jean Assice, qui est à la manœuvre auprès des autorités et du clan Kadhafi. De son côté, le PDG d’ADPI Alain Le Pajolec fait aussi le déplacement en Libye. À Paris, le directeur juridique d’alors, Marc Birolichie, par ailleurs administrateur d’ADPI, suit de près l’avancée des négociations.
Mouammar Kadhafi, heureux de revenir sur la scène internationale, ambitionne de transformer la Libye en un véritable hub aéroportuaire panafricain : « La compagnie Afriqiyah Airways, de Kadhafi, voulait faire un grand hub entre l’Europe et l’Afrique. Sur l’exemple d’Emirates à Dubaï », témoigne un acteur de l’époque en Libye. Les Libyens sont gourmands : ils souhaitent disposer d’immenses extensions aux aéroports de Tripoli, de Benghazi et de Sebha, leur permettant de monter leurs capacités respectives à 20, 15 et 3 millions de passagers par an ! À Sebha, petite bourgade, mais ville de naissance de Kadhafi, le « Guide » souhaite construire un terminal présidentiel - « VVIP, very very important people », dans le jargon d’ADPI. Pour réaliser ces projets aéroportuaires pharaoniques, le régime Kadhafi signera au total pour 1,8 milliard d’euros de contrats. En parallèle, pour asseoir cette future domination sur les vols panafricains, Afriqiyah Airways commande, dès juin 2007, six A350 et cinq A320 d’Airbus. C’est le premier contrat signé entre la France et la Libye après l’élection de Nicolas Sarkozy, pour lequel les enquêteurs soupçonnent Claude Guéant, alors secrétaire général de la présidence de la République, d’avoir bénéficié de rétrocommissions.
Un audit commandé par la Libye conclut à des surcoûts et à un pourcentage inhabituel
Début juillet 2007, c’est au tour d’ADPI de remporter le gros lot. Deux contrats de 12,3 millions et 17 millions d’euros sont finalement signés pour la réalisation d’études de design pour les aéroports de Tripoli, Benghazi et Sebha. Peu de temps après, ADPI remporte un troisième contrat stratégique, celui de la supervision et la gestion des sous-traitants sur le chantier de Tripoli, pour un total de 89 millions d’euros. À Tripoli, ADPI n’est donc pas uniquement concepteur, mais également maître d’œuvre, chargé de surveiller la réalisation du chantier par les différents sous-traitants. Parmi eux, une joint venture dénommée ODTC JV, rassemblant trois groupes de BTP, le brésilien Odebrecht Brazil, le Turc TAV (Tepe Akfen Ventures) et un Libanais plus méconnu, CCCL (Consolidated Contractors Company Libya).
ADPI est alors rémunéré à partir d’un pourcentage sur les coûts de construction : « La société s’est retrouvée en conflit d’intérêt manifeste. Car plus les coûts de la construction étaient élevés, et plus ils touchaient ! », commente une source ayant travaillé avec ADPI. Placé en situation de contrôle, tout en bénéficiant des frais engagés par le maître d’ouvrage, ADPI n’avait théoriquement pas intérêt à comprimer les coûts des chantiers. « Quand on demande de juger les constructeurs, il n’est pas très sain de se faire payer sur un pourcentage sur le coût total de la construction », commente la même source.
Cette situation est d’autant plus étonnante que l’audit effectué par Arup Mott MacDonald sur commande des nouvelles autorités libyennes rapporte qu’ADPI va bénéficier d’un pourcentage particulièrement avantageux et tout à fait inhabituel sur les coûts de construction de l’aéroport de Tripoli. Le taux dont bénéficiera ADPI sur le chantier de Tripoli s’élève à 7,35 %. Pour des chantiers équivalents, les superviseurs réclament en moyenne un taux de 4,09 %.

Mais au-delà du taux, ce sont les paiements finalement opérés par les autorités libyennes à ADPI qui interrogent. En effet, alors que les chantiers des trois aéroports ont dû être arrêtés en urgence par la guerre de 2011, les versements déjà effectués – de 2008 à 2011 - ne correspondent pas à l’avancée réelle des travaux sur place. La construction du terminal en était alors à peine au début de la structure. On aperçoit seulement quelques bardages. Les bâtiments sont tout juste sortis de terre. « Rien n’est encore installé manifestement : ni les ascenseurs, ni la climatisation, ni les parkings… J’estime que ces chantiers n’en sont arrivés qu’à 20 % de la réalisation, au mieux 30 % », estime un ingénieur spécialiste de la construction aéroportuaire.

Néanmoins, alors que le chantier de Tripoli est loin d’être achevé (on retrouve la même situation à Benghazi comme à Sebha), ADPI va largement facturer ses prestations, et se faire payer, auprès du maître d’ouvrage libyen, de la même manière que les sous-traitants Odebrecht, TAV, et CCCL, vont largement facturer et recevoir de larges paiements pour un chantier loin d’être terminé. « Peu de chantiers sont facturés à plus de 50 % quand il n’y a que la structure à peine. D’un point de vue commercial, ils n’ont pas bu la tasse, ce qui est étonnant car les chantiers ont bien été arrêtés. Pourquoi ont-ils réussi à récupérer une grande partie de l’argent alors que le chantier n’était pas terminé ? Y-avait-t-il des clauses dans le contrat ? », se demande le spécialiste que nous avons interrogé.
Au final, la facturation d’ADPI pour la supervision du chantier de Tripoli atteint près de 48 millions d’euros, soit plus de la moitié de ce qui est prévu au total par son contrat, alors que les travaux n’en sont qu’à leurs prémices. Le groupe français recevra pourtant 43,5 millions d’euros. De leur côté, les principaux sous-traitants, dont Odebrecht, facturent pour plus de 587 millions de travaux, soit plus de 60 % de l’ensemble du contrat prévu, et reçoivent pour 410 millions d’euros de paiements sur le seul chantier de Tripoli.
Ainsi, malgré la situation d’extrême urgence en Libye avec la chute du régime en 2011, ADPI comme les principaux sous-traitants du chantier de Tripoli n’ont pas eu de très grandes difficultés pour se faire payer. Sur l’ensemble de ses contrats (conception, supervision du chantier), ADPI a finalement reçu 73,6 millions d’euros, pour 83,9 millions de facturations, soit un recouvrement de près de 88 %. L’audit effectué par Arup Mott MacDonald pointe ainsi une double surfacturation sur le chantier de Tripoli, à la fois au niveau du pourcentage dont bénéficie ADPI sur les coûts de construction, et de la facturation finalement réalisée par les sous-traitants et ADPI sur le réel avancement du programme de travaux.
Ce ne sont pas les seules incohérences constatées par l’audit. Sur les chantiers de Tripoli, Benghazi et Sebha, les marges dont bénéficient au final les différents acteurs sont particulièrement importantes, entre 22% et 23,7 % alors que le secteur de la construction peut espérer généralement entre 5% et 10 %.

Les auditeurs s’interrogent aussi sur le sur-dimensionnement des différents terminaux prévus à l’origine par ADPI (154 000 m2 pour Tripoli, 77 000 m2 pour Benghazi, et 57 000 m2 pour Sebha). Par ailleurs, ils pointent de nombreux conflits d’intérêt, comme la présence parmi les sous-traitants de la société APAVE, chargée de faire des contrôles sur le chantier de Tripoli, alors qu’elle a aidé ADPI à remporter le marché auprès du régime libyen comme « business winning agent », ou encore la participation à la construction de la société turque TAV, rachetée en cours de chantier par le groupe ADP.
Dernière étrangeté : en 2011, peu de temps avant la guerre, plusieurs avenants aux contrats sont signés pour plus d’1,3 milliard d’euros, qui ne seront jamais engagés. Du fait de tous ces éléments, les auditeurs conseillent aux nouvelles autorités libyennes de mettre fin au troisième contrat d’ADPI, correspondant à la supervision du chantier de Tripoli et à la gestion des sous-traitants. À Tripoli, le programme de l’aéroport affiche alors un surcoût de 57 % par rapport à la moyenne des aéroports équivalents. À Benghazi, le programme est encore plus cher pour les autorités libyennes, avec un surcoût de 128 % !

Dans ce dernier cas, c’est le groupe canadien SNC Lavalin qui avait été chargé du chantier. Ce dossier se retrouve depuis au cœur d’un scandale tentaculaire de corruption entre le Canada et la Libye, révélé dans la presse canadienne, aux multiples développements, et qui a provoqué de nombreux procès judiciaires en Suisse et au Canada. Dans ce scandale peu médiatisé en France, et qui a entaché l’année dernière la réputation du Premier ministre Justin Trudeau, on trouve Saadi Kadhafi, l’un des fils du « guide ». Ce sont les réseaux de ce dernier que l’on retrouve dans le versant ADPI de l’affaire.

À la lumière de tous ces arrangements, les enquêteurs n’excluent pas l’hypothèse d’importantes rétrocommissions entre les groupes de BTP, la France et des personnages influents du régime Kadhafi, qui auraient pu transiter par la filiale internationale d'Aéroports de Paris.
Un curieux montage financier et des commissions importantes
En effet, pour mettre en œuvre tout ce programme, la société ADPI va aller jusqu’à créer une filiale en Libye même, dénommée ADPI Libya, avec un proche de Saadi Kadhafi. Cette joint-venture est mise en place en juin 2008, soit plusieurs mois après la signature des contrats, avec un intermédiaire libyen, un certain Faraj D., qui en détient 35 %. « La création d’une Joint-Venture avec Faraj D. (un militaire, camarade de classe de Saadi Kadhafi et un de ses hommes de paille), donne à ADPI une image d’entreprise corrompue et compromise avec le régime de Kadhafi », dénonce un rapport commandé en 2013 par la nouvelle direction du groupe ADP et que Le Média s’est procuré. Ajoutant : « Les relations entretenues par le management de ADPI prouvent que l’entreprise se sentait en situation de pouvoir imposer son point de vue au client, pouvant alors donner le sentiment aux interlocuteurs qu’ADPI avait le soutien de personnes non recommandables ».
Ce document n’y va pas par quatre chemins pour dénoncer les risques juridiques, médiatiques et commerciaux pour ADPI à propos du contrat de l’aéroport de Tripoli. La société française pâtit aujourd’hui d’une « image corrompue » en Libye, car « elle a accepté de créer une JV avec un kadhafiste, Faraj D. », et qu’elle « a versé à cette même personne des commissions importantes ». Les journalistes Clément Fayol et Marc Leplongeon avaient pointé dans Le Point le rôle curieux de Faraj D. auprès d'ADPI dans un article en 2019.
Sur ce dossier, une expertise comptable sur les exercices 2008 à 2011 d’ADPI Libya a fait « apparaître un bénéfice de 25 millions d’euros sans qu’il soit possible d’en expliquer l’origine, le résultat comptable cumulé d’ADPI Libya pour la période 2008-2011 étant proche de l’équilibre et les écarts entre résultat fiscal et résultat comptable n’ayant pas pu être justifiés ». La justice française enquête actuellement pour déterminer où sont passés ces 25 millions d’euros.
Ce rapport accablant, aujourd’hui aux mains de la justice française, évoque également « des contrats de location de bâtiments et de véhicules disproportionnés avec des sociétés » et des « manipulations en tous sens pour se soustraire à l’impôt » ainsi que « la création d’ADPI Libya dans un mauvais usage », rappelant au passage qu’« il n’y a aucune obligation de créer une JV pour l’autorisation de réaliser des contrats en Libye ». Dans un mail interne à ADP que nous nous sommes également procurés, il est spécifié que « le recours à un partenaire libyen n’était (…) pas nécessaire ».
Le rapport recommande d’ailleurs à la direction du groupe ADP « de faire peau neuve en Libye », de « changer les anciens représentants », de « ne plus utiliser ADPI Libya »,et de « se positionner de façon plus humble ». « Le dépôt d’une plainte en France est à envisager sérieusement », est-il également conseillé.
Avant même d’attendre les conclusions de ce rapport, une plainte sera d’ailleurs déposée par ADP, à l’initiative discrète d’Augustin de Romanet, l'actuel PDG, auprès du parquet de Paris au cours de l’été 2013. De Romanet est alors en place depuis moins d'un an. Il a quitté la Caisse des dépôts pour venir remplacer Pierre Graff, un polytechnicien passé par l’aviation civile, en poste depuis 2003. À l’époque, pourtant, les enquêteurs ne disposent que de peu d’éléments. Selon des sources policières, après le dépôt de plainte en 2013, ADP n'aurait pas eu une attitude très collaborative : « C’était un peu comme de la poussière à glisser sous un tapis, personne n’avait vraiment envie d’y mettre le nez », nous explique une source proche du dossier sous couvert d'anonymat.
Une autre filiale au Liban intéresse la justice
Aujourd’hui, selon nos informations, les enquêteurs français s’intéressent également de près à une autre filiale d’ADPI établie au Liban, dénommée ADPI Middle East. Pourquoi ouvrir une telle société au Liban alors qu’ADPI n’a aucun contrat dans ce pays ?
C’est que derrière cette filiale, on trouve un certain Roger Samaha. Cet homme d’affaires libanais, proche d’Omar Zeidan, l’intermédiaire préféré des Français au Moyen-Orient sur les contrats d’armement durant une vingtaine d’années, a su se transformer en collaborateur indispensable à ADPI, notamment auprès d’Alain Le Pajolec, son ancien PDG. « Pourtant, son nom n’apparaissait sur un aucun organigramme de la boîte, nous explique un ex-cadre de l’entreprise. Ils ont donc fini par créer une filiale au Liban, ADPI Middle East, pour officialiser son rôle, car cet intermédiaire nous a permis de remporter de nombreux contrats ». En 2012, Roger Samaha était toujours vice-président d’ADPI Middle East.
Mais cette étrange structure rend d’autres services à la direction d’ADPI. Créée également en 2008, elle lui a permis de délocaliser des fonctions support, et d’embaucher des salariés locaux. « ADPI Middle East a souvent été présenté aux salariés à Paris comme un bureau étranger nous permettant d’employer des ingénieurs locaux à moindre coût. Mais ADPI Middle East est surtout le cœur du réacteur de la boîte, à l’abri des regards indiscrets », confie un ancien haut cadre. Selon nos informations, Roger Samaha, présenté comme un « partenaire » d’ADPI Middle East, aurait été propriétaire à 20 % de cette filiale jusqu’en fin 2015.
Scène révélatrice de l’importance de Roger Samaha pour les autorités françaises : le 25 juin 2012 à Beyrouth, l’ambassadeur de France Patrice Paoli lui remet les insignes de chevalier de la légion d’honneur, sur le quota de l’ancien président de la République, Nicolas Sarkozy. Le diplomate félicite alors M. Roger Samaha, « relais particulièrement efficace et loyal » de la France, pour avoir contribué à la signature des grands contrats d’ADPI à l’international, « totalisant un chiffre d’affaires de 265 millions d’euros sur la seule période 2004-2010 ».
Aujourd’hui, les avancées de la justice sur ADPI pourraient déstabiliser en profondeur le groupe ADP, très engagé dans le processus de privatisation voulu par Emmanuel Macron. En effet, les investisseurs, notamment étrangers, n’aiment guère que la justice s’intéresse à une entreprise convoitée. Suite aux déboires judiciaires du groupe SNC-Lavalin sur ce dossier libyen, le cours de bourse de ce groupe de BTP a dégringolé.
Mais les menaces pour ADP sont multiples. Espérant élargir ses zones de prospection à l’international, le groupe a fait l’acquisition, en juillet 2018, de Merchant Aviation, un cabinet de conseil aéroportuaire établi dans le New Jersey aux États-Unis. Au vu de ce se qui profile avec les affaires libyennes, l’initiative pourrait avoir des effets détestables, car cette dernière acquisition place de fait l’ensemble du groupe ADP sous le coup des lois américaines de lutte contre la corruption. ADP sous la menace de la justice américaine ? La situation serait d’autant plus problématique que, selon nos informations, la banque française d’ADP est la BNP-Paribas, elle-même sous surveillance des autorités américaines depuis de nombreuses années.
Enfin, alors que l’intermédiaire Alexandre Djouhri vient d’être transféré à Paris, après avoir épuisé tous ses recours auprès de la justice britannique, ce nouveau volet de l’affaire libyenne pourrait intéresser grandement les juges d’instruction qui continuent d’enquêter sur les soupçons de financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007. Alexandre Djouhri est en effet soupçonné par la justice française d'être un personnage-clé de l'affaire. Dans ce dossier, il vient d'être mis en examen pour "corruption active", "complicité de détournement de fonds publics", ou encore "blanchiment de fraude fiscale en bande organisée". Le nom de ce proche de Claude Guéant, ex-ministre de Nicolas Sarkozy, est notamment apparu dans l’enquête pour la vente en 2009 d’une villa située à Mougins, sur la Côte d’Azur, à un fonds libyen géré par Bechir Saleh, ancien dignitaire du régime de Mouammar Kadhafi.
Comme l’avait souligné un câble diplomatique américain révélé par Wikileaks, investir sous la Libye de Kadhafi était pour le moins périlleux pour toute société occidentale : « La Libye est une kleptocratie dans laquelle le régime a une participation directe dans tout ce qui vaut la peine d'être acheté, vendu ou possédé », affirmait le département d'Etat américain en 2009.
L’actuel PDG d’ADP, Augustin de Romanet - nommé par François Hollande en 2012 sur les conseils de Bernadette Chirac – s’est rapproché d’Emmanuel Macron après avoir servi dans de nombreux cabinets de droite sous Jacques Chirac. Il a soutenu la privatisation tout en étant conscient des difficultés juridiques sur ADPI, comme s’il avait conscience du scandale en devenir. Un scandale à plusieurs centaines de millions d'euros, dans lequel sont impliquées de grandes boîtes du BTP mises en examen sur plusieurs continents : une bien mauvaise carte de visite pour tout investisseur. A l’état-major d’ADP, hier, c’était « no comment ». Comme avant une tempête. Une tempête venue de Libye.
Contacté, le groupe ADP n’a pas souhaité répondre à nos questions et nous a adressé le message suivant : « L’enquête suit son cours, nous n’avons pas d’informations supplémentaires à communiquer ».
26.11.2023 à 11:54
Enquête : Emmanuel Macron et Gérard Collomb, entre violence et passion
Marc Endeweld
Texte intégral (5439 mots)
Ma première rencontre avec Gérard Collomb, c’était il y a un peu plus de 15 ans. À quelques semaines des élections municipales de 2008, je l’avais interviewé un soir de janvier à la mairie de Lyon pour le magazine Têtu en compagnie de Najat Vallaud-Belkacem qui allait devenir l’une de ses adjointes au maire. L’interview s’était déroulée dans une forme de dialogue, notamment autour de la notion de laïcité, qu’il ne concevait pas comme un moyen d’attaquer les religions, un refrain qu’un certain Emmanuel Macron allait reprendre pour sa campagne présidentielle de 2017.
Dans sa mairie de Lyon, on sentait que Gérard Collomb, qui soutenait alors Ségolène Royal, était bien attristé des jeux d’appareil du Parti Socialiste, qu’il n’avait jamais réussi à utiliser pour ses propres ambitions. Cinq ans plus tard, je le retrouvais à Lyon dans le cadre d’un reportage pour l’hebdomadaire de gauche Témoignage Chrétien : il m’avait convié à un déjeuner dans le quartier la Confluence pour évoquer la suite de ses grands projets pour sa métropole de coeur qu’il finira par perdre dans le « nouveau monde » de la politique. C’est donc tout naturellement que j’ai suivi de près son aventure auprès d’Emmanuel Macron.
En mai 2020, j’avais ainsi consacré une enquête dans le magazine Vanity Fair aux relations complexes et difficiles entre les deux hommes, notamment après « l’affaire Benalla ». Car entre Emmanuel Macron et Gérard Collomb, il y a un avant et un après 2018, quand le second décida de démissionner de son poste de Ministre de l’Intérieur. Je vous propose aujourd’hui de re(lire) cette enquête, et j’en profite pour m’excuser auprès des quelques contributeurs payants de The Big Picture de mon absence de ces dernières semaines du fait d’un souci de santé qui est en train de s’arranger.
Mai 2020, Vanity Fair :
Gérard Collomb est l'un des premiers à avoir cru en Emmanuel Macron. Il lui a ouvert ses réseaux, négocié des accords, s'est battu sans relâche jusqu'à la victoire... Puis plus rien. À quelques jours des municipales, Marc Endeweld remonte le fil d'une amitié blessée entre l'ancien monde et le nouveau.
Ce lundi d’octobre 2019, Gérard Collomb est inquiet. Le maire de Lyon ne supporte plus les critiques dans la presse contre sa personne et sa famille. À 72 ans, il se sent lâché de toutes parts, y compris par le cœur de la macronie à qui il a tant donné. L’un de ses anciens lieutenants, David Kimelfeld, 58 ans, passé du parti socialiste (PS) à La République en marche (LRM), s’est déclaré candidat contre lui à la métropole de Lyon, ce Grand Lyon qui regroupe cinquante-neuf communes autour de la capitale des Gaules. Après dix-neuf ans de règne sans partage, Collomb risque de tout perdre lors des élections municipales du printemps. Soudain, le 14 octobre en début de soirée, un communiqué tombe. La République en marche annonce l’investiture de Gérard Collomb, au nom « de la fidélité à l’un des premiers soutiens du président de la République ». L’intéressé est aussi heureux que surpris. Emmanuel Macron, qui s’est bien gardé d’arbitrer entre Cédric Villani et Benjamin Griveaux à Paris, lui fait un fabuleux cadeau, mais il ne s’est pas donné la peine de le prévenir. Ni coup de fil ni SMS. « Tu te rends compte ? s’étonne Collomb devant un proche. Emmanuel ne m’a rien dit, même quand il est venu à Lyon il y a quatre jours pour la conférence du fonds mondial de lutte contre les maladies infectieuses... » Comme si quelque chose n’était pas réparé entre eux depuis son passage au ministère de l’intérieur.
C’est une histoire où se mêlent pouvoir, ambitions, jeux d’influence, amitiés blessées et déceptions croisées. Entre le vieux baron de la politique et le jeune chef de l’État, chacun s’est senti trahi et aucun ne l’a accepté. Le premier n’a pas supporté le silence de son champion durant l’affaire Benalla, au point de démissionner à peine un an et demi après son arrivée place Beauvau. Le second a mal vécu cette rupture personnelle et politique. Dans son esprit, on ne quitte pas le président. Encore moins « Gégé », comme l’appelait avec tendresse Brigitte durant la campagne. Il faut se souvenir de la cérémonie d’investiture en mai 2017, lorsque le héros du jour a tapoté les joues de son cher Gérard, qui, lui, n’a pas pu retenir une larme d’émotion. « Ils s’étaient trouvés, me confie le député LRM Bruno Bonnell, fondateur de deux fleurons du numérique, Infogrames et Robopolis. Gérard refuse d’en parler, par pudeur, mais il avait une relation quasi fusionnelle avec Emmanuel. » À l’approche des municipales, il était nécessaire d’en reprendre le fil pour éclairer la mécanique du pouvoir et de ceux qui l’exercent.
La première rencontre entre les deux hommes remonte au mois d’octobre 2013. À l’époque, Gérard Collomb, maire et sénateur PS de Lyon, ainsi qu’une poignée de parlementaires, veulent convaincre François Hollande d’appliquer la politique de l’offre prônée par le rapport Gallois sur la compétitivité de l’industrie française. « Voyez Macron ! » leur répond le président d’alors, en lançant le nom de son secrétaire général adjoint sans y prêter plus d’attention. Un dîner secret est organisé avec lui et sept socialistes de l’aile droite du parti, les futurs « réformateurs ». « Je ne suis pas sûr que le président veuille décider d’un tel choc, leur avoue Macron. Il faut m’aider. » Son « parler vrai » à la Rocard séduit Collomb. Lui, le fils d’ouvrier métallurgiste devenu professeur de lettres, le défenseur d’une ligne « pragmatique » à Solférino qui a souvent prêché dans le désert, se sent d’un coup moins seul. À Lyon, il règne en maître absolu, toujours accompagné de son épouse, Caroline Rougé, une juge administrative de vingt-neuf ans sa cadette avec qui il a eu deux enfants – il en a cinq en tout. Mais le PS ne lui a jamais fait de place sur la scène nationale. Il partage vite son amertume avec son nouvel ami, qui ne rate aucune occasion pour ironiser sur les socialistes – « une espèce en voie de disparition » – alors qu’il est encore au service du premier d’entre eux.
Fin août 2015, ils se retrouvent aux rencontres d’été des réformateurs du PS à Léognan, en Gironde. Le discours de Macron fait un tabac devant cette assistance de militants en chemisettes, dont l’âge moyen dépasse celui de la retraite. Collomb, conquis, lui propose de se présenter aux élections régionales en Auvergne-Rhône-Alpes face à Laurent Wauquiez, alors considéré comme le grand espoir des Républicains. Refus poli du ministre de l’économie. Il rêve déjà de l’Élysée. Trop tôt, pense le maire de Lyon. À la limite, se dit-il, ce novice pourrait créer la surprise comme « troisième homme » en 2017, puis se présenter pour de bon en 2022. Et entre-temps, il ferait un excellent successeur à Lyon en 2020. Mais Macron n’a que faire de ces plans de carrière. En avril 2016, il annonce la création d’En marche ! à Amiens. Collomb l’appelle souvent, lui écrit sur Telegram, la messagerie chiffrée. Le 2 juin, il officialise son soutien en l’invitant en grande pompe dans sa ville. « Ne te présente pas à la primaire socialiste, lui glisse-t-il entre deux discours. Si tu rentres dans leur jeu, tu vas te faire battre. »
Les mois suivants, il met ses réseaux à la disposition du futur candidat. Lors du meeting de la Mutualité du 12 juillet, la sécurité est ainsi assurée par le service d’ordre de la fédération socialiste du Rhône. En coulisses, tout est organisé par le jeune chef de cabinet du maire, Jean-Marie Girier. Un profil peu commun : fils de garagiste, ce drogué de politique est entré au PS à l’âge de 15 ans, avant de faire un BTS puis un master à l’IEP de Lyon. Il s’est ensuite mis au service de Collomb et, à force de travail et d’ambition, est devenu l’un de ses principaux collaborateurs, à la fois craint et respecté. Très vite, Girier se rend indispensable au sein de la macronie. Son expérience des campagnes, sa connaissance de la carte électorale, ses qualités d’homme à tout faire lui attirent les bonnes grâces du candidat. Le conseiller chargé des meetings le surnomme même « Voldemort », en référence au sorcier de la série Harry Potter. À 33 ans, le voilà « directeur de campagne » de Macron, parmi les fidèles Ismaël Emelien, Benjamin Griveaux et Sibeth Ndiaye.
Est-ce la différence d’âge qui explique la distance de Collomb à leur égard ? Le maire de Lyon, en tout cas, n’est guère à l’aise avec ces gamins qui se surnomment entre eux « les mormons ». Il se lie plutôt d’amitié avec Brigitte. Elle aussi est parfois agacée par l’attitude du clan autour d’Emmanuel. Ismaël Emelien a même eu l’outrecuidance de recommander à son chef de la tenir un peu hors du champ, sous prétexte que l’électorat la trouverait trop « bling bling » avec ses lunettes de soleil au moindre rayon et ses parures Louis Vuitton. Il a même commandé un sondage privé sur le sujet. « Pour moi aussi, c’est dur, se plaint-elle à son “Gégé”. Si vous saviez ce qu’Emmanuel m’impose... »
Au cours de la campagne, le maire de Lyon est sur tous les fronts. Il participe à la rédaction de Révolution, le livre du candidat, relit les discours, suggère parfois des corrections. Lors de la course aux cinq cents signatures, il convainc des maires proches d’Alain Juppé d’apporter leur parrainage à ce jeune candidat « ni de gauche ni de droite ». Dès le mois de janvier 2017, il engage des négociations discrètes avec François Bayrou pour le rallier à la cause. Les deux hommes se voient à cinq reprises, en secret, dans le bureau de Jacqueline Gourault, vice-présidente Modem du Sénat. Le 22 février, Bayrou annonce une « offre d’alliance ». Emmanuel Macron gagne plus de trois points dans les sondages. La campagne s’envole.
Quelques jours plus tôt pourtant, les relations entre Collomb et son protégé se sont brutalement refroidies. Si le meeting du candidat à Lyon a remporté un vif succès, son déplacement n’a pas laissé que de bons souvenirs. Les employés de l’hôtel Charlemagne, où l’équipe du candidat a séjourné durant trois jours, ont peu goûté les manières de la garde rapprochée. Quand il ne fallait pas répondre aux demandes en tout genre du chargé de sécurité, Alexandre Benalla, c’était la fille de Brigitte Macron, Tiphaine, qui réclamait de l’aide pour son bébé. Collomb l’a appris – l’hôtel Charlemagne appartient à un militant socialiste – et ça ne lui a pas spécialement plu, d’autant qu’il n’a pas reçu un mot de remerciement en retour. Il sent bien aussi que le courant ne passe pas entre son épouse et Brigitte. Lors d’un déjeuner à Lyon, la future première dame lui a lancé, sur un ton glacial : « Si Emmanuel est élu, il lui faudra quelqu’un de confiance pour être premier ministre », et Caroline lui a opposé une fin de non-recevoir. Rien ne rapproche ces deux femmes, à part leur foi catholique ; l’âge les sépare. Au fond, le couple Collomb est le négatif parfait des époux Macron.
Vexations et injonctions contradictoires
Pour le maire de Lyon, les derniers jours de la campagne sont intenses. Il réussit à obtenir un ultime soutien de poids, celui de Jean-Louis Borloo, qui l’annonce dans Le Journal du dimanche une semaine avant le scrutin. Alors, au soir du premier tour, lors de la réception organisée par Brigitte Macron à La Rotonde, les Collomb prennent place à la table d’honneur, celle d’Emmanuel, située au premier étage de la brasserie. « C’est le plus beau jour de ma vie », lâche Gérard, euphorique. Brigitte, qui préside la table voisine, avec ses enfants et la mère d’Emmanuel, a bien pris soin de reléguer les mormons à l’écart, en particulier Ismaël Emelien. Pas question de partager ce moment avec celui qui a essayé de l’évincer en début de campagne. Seul Jean-Marie Girier est autorisé à aller et venir entre ses deux patrons.
L’heure est à la fête, mais Collomb est épuisé. Au bord du burn-out, il doit être hospitalisé à Lyon durant près de quatre jours avant le second tour. Il n’est pas le seul des « marcheurs » à avoir tout sacrifié à son héraut : au cours de la campagne, des dizaines de volontaires et salariés ont fait des malaises plus ou moins graves. Les équipes ont aussi été traumatisées par la mort, deux jours avant l’élection, de la députée socialiste Corinne Erhel, victime d’une crise cardiaque.
Sur le plan politique, la joie est également de courte durée. Alors que Collomb aurait souhaité récupérer la tête du parti présidentiel, il hérite d’un grand ministère de l’intérieur, chargé tout à la fois des questions de sécurité, d’immigration et des collectivités territoriales. Certes, ce poste de numéro 2 du gouvernement est prestigieux mais le maire de Lyon y va à reculons. Il sait à quel point Beauvau est un ministère compliqué et, vu sa santé fragile, il aimerait aussi garder un œil sur sa ville. L’exercice du pouvoir central, surtout, le déçoit profondément. Le président a beau le chouchouter, le recevant en tête-à-tête chaque semaine, il ne se sent plus maître en son château. Son cabinet est réduit, il a l’impression d’être sous tutelle de l’Élysée qui le contourne régulièrement en passant par son directeur adjoint, Nicolas Lerner, un ancien camarade de Macron à l’Éna (il sera ensuite nommé à la tête de la DGSI). Et puis, son fidèle Girier s’est émancipé. À présent, le jeune homme rêve de travailler pour le président dont il s’est rapproché au fil des semaines. Mais Brigitte ne l’apprécie guère (pour des raisons mystérieuses) et il doit se résoudre à suivre Collomb à l’intérieur comme chef de cabinet.
Des échos contre Collomb paraissent dans la presse. « Ça vient d'un mec à L'Élysée », l'avertit un informateur.
Dans sa solitude, le nouveau ministre ne peut même pas compter sur la présence de son épouse : elle a décidé de rester vivre discrètement à Lyon avec leurs deux filles, alors âgées de 10 et 11 ans. Pas de chance : dès les premières semaines, elles sont poursuivies par des paparazzis. LyonMag publie une photo où l’on peut reconnaître son domicile en arrière-plan, et bientôt la presse compte ses week-ends passés à Lyon, évoque sa propension à utiliser les véhicules du ministère pour les visites de sa famille à Paris... « Ça ne vient pas des policiers, ça vient d’un mec à l’Élysée », l’avertit un informateur. Une certaine paranoïa s’empare du premier flic de France : qui, au Château, pourrait avoir intérêt à l’atteindre ?
Dès l’été 2017, Gérard Collomb se rend compte que plusieurs politiques impulsées par le président s’éloignent des promesses électorales. Dans son cas, il est soumis à de nombreuses injonctions contradictoires : on lui demande des résultats rapides sur la sécurité tout en essayant de lui imposer une coupe budgétaire de 500 millions d’euros. On attend de lui un texte d’une fermeté absolue sur le droit d’asile et l’immigration avant de l’édulcorer. À deux reprises, le ministre brandit sa démission pour se faire entendre. Ultime vexation, sur les questions de sécurité, Emmanuel Macron ne jure que par Frédéric Péchenard, l’ancien directeur général de la police nationale de 2007 à 2012 devenu vice-président LR au conseil régional d’Île-de-France. Péchenard a un allié puissant : Nicolas Sarkozy, son ami d’enfance, qui s’est étonnamment rapproché du président dès le début du mandat. Gérard Collomb n’en revient pas.
Pour ne rien arranger, il est maintenant contesté à Lyon. En juin 2018, un élu LR dépose plainte pour « détournement de fonds publics », soupçonnant un financement par la ville et la métropole de la campagne d’Emmanuel Macron. Une enquête préliminaire est ouverte par le procureur (elle sera classée « sans suite » en janvier 2020). Les policiers s’intéressent aux activités de Jean-Marie Girier durant la campagne. Gérard Collomb est tendu. Début juillet, il rencontre Brigitte Macron pour évoquer le cas de son chef de cabinet : « Je vais dire à Emmanuel de le nommer sous-préfet en Guyane », lui répond-elle. Le ministre commence aussi à se poser des questions sur l’entourage du chef de l’État. « De vrais enfants », répète-t-il. Au lendemain du 1er mai, son directeur de cabinet, Stéphane Fratacci, a averti l’Élysée qu’un certain Alexandre Benalla a commis une faute grave en accompagnant les forces de l’ordre lors des manifestations. Collomb a déjà croisé cet homme, mais il le prenait pour un simple garde du corps.
Baisse du taux d’humilité
Le premier article du Monde du 18 juillet va tout changer. À l’Élysée, c’est la panique. Ismaël Emelien tente de défendre la thèse de la légitime défense – pas question de lâcher Alexandre Benalla ! Le ministre de l’intérieur s’interroge : pourquoi l’équipe du président protège-t-elle ce garçon avec autant d’ardeur ? À l’Assemblée, les oppositions réclament une commission d’enquête, les débats sur la loi de révision constitutionnelle sont interrompus. Entre deux séances, le président de l’Assemblée, François de Rugy, appelle Gérard Collomb, paniqué : « Il faut que tu viennes ! » Car, au gouvernement, personne ne veut défendre la ligne de la présidence sur Benalla dans les médias. Le 20 juillet, une réunion en petit comité est montée à l’Élysée. Emmanuel Macron hurle : « C’est un coup de Squarcini ! » Le président vise l’ex-patron du renseignement intérieur sous Nicolas Sarkozy : pour lui, toute cette affaire ne peut être qu’un complot organisé par la sarkozie.
Incapable de reconnaître ses propres erreurs, Emmanuel Macron voudrait maintenant que Gérard Collomb lui présente sa démission. Le dimanche soir, une nouvelle réunion de crise est organisée avec le ministre de l’intérieur en présence d’Édouard Philippe, de Christophe Castaner et de Richard Ferrand. Alors que le président est en retard, Ferrand, à l’époque patron du groupe LRM à l’Assemblée nationale, commence à exposer ses inquiétudes : « Si vous saviez ce que j’ai découvert... Ce qui se passe est extrêmement grave. » On décide finalement que le ministre de l’intérieur participera à la commission d’enquête sur « l’affaire Benalla » à l’Assemblée. Une audition a lieu le lendemain. Devant les députés, Collomb refuse de couvrir l’Élysée. Pire : il révèle que son cabinet a transmis l’information sur l’incident de la place de la Contrescarpe dès le 2 mai. Le jour suivant, Macron intervient devant ses fidèles à la Maison de l’Amérique latine : « Qu’ils viennent me chercher ! » lance le chef de l’État en visant ses détracteurs. Collomb est derrière lui, visage fermé et grave. À la fin de l’été, il critique sur BFM TV « l’hubris » et « le manque d’humilité » de l’exécutif. C’est décidé, il veut retrouver sa ville de Lyon.
À la surprise générale, le 18 septembre, il annonce dans L’Express son intention de quitter le gouvernement après les élections européennes. Puis il décide d’accélérer le mouvement en posant sa démission le 1er octobre. Le soir même, Emmanuel Macron le reçoit à l’Élysée. « Je t’ai sauvé la vie. C’était Philippe qui voulait te virer au moment de l’affaire Benalla », tente-t-il. Collomb est persuadé du contraire. La confiance est rompue. Un communiqué de l’Élysée précise que le chef de l’État a refusé la démission de son ministre, mais personne n’est dupe. Le lendemain matin, alors que deux journalistes du Figaro sont présents à Beauvau, Collomb revient à la charge. L’interview est mise en ligne sur les coups de 16 heures : « Je maintiens ma proposition de démission. » Cette fois, Macron est placé devant le fait accompli.
De retour à Lyon, l’air est pesant. Gérard Collomb a récupéré son fauteuil de maire, mais pas celui de la métropole, où siège désormais David Kimelfeld, son ancien lieutenant. Et celui-ci n’a pas l’intention de partir : il veut se présenter aux prochaines élections sous l’étiquette du parti présidentiel. Collomb enrage. Il se sent trahi par ceux à qui il pense avoir tout donné durant tant d’années. Même Jean-Marie Girier, recasé comme directeur du cabinet de Richard Ferrand à l’Assemblée nationale, aide Kimelfeld. La guerre est déclarée.
En février 2019, la police judiciaire multiplie ses investigations au sujet de présumés détournements de fonds publics dans le cadre de la campagne présidentielle. Les enquêteurs procèdent à plusieurs perquisitions à l’hôtel de ville, interrogent des salariés... Au même moment, la chambre régionale des comptes enquête sur la gestion de la commune. Les magistrats s’intéressent aux emplois exercés par une ancienne compagne du maire, Meriem Nouri, comme agent administratif. Gérard Collomb comprend que ces deux dossiers le menacent en personne. Il passe à l’attaque en envoyant un courrier au procureur de la République en avril 2019 pour dénoncer lui-même les irrégularités constatées par les services de la ville. C’est alors que le parquet national financier ouvre une enquête préliminaire pour détournement de fonds publics au sujet des emplois de Meriem Nouri. Le 5 juin 2019, à 6 h 30 précises, huit agents spécialisés dans la lutte anti-corruption débarquent dans l’appartement des Collomb, réveillant leurs filles. Caroline pique une colère, tandis que son mari s’interroge sur le « procédé » et « la période choisie ».
Quelques jours après cette opération policière, Brigitte Macron inaugure une maison de repos à Lyon. Elle en profite pour dîner en tête-à-tête avec son cher « Gégé » : « Mais qu’est-ce qui se passe dans ta ville ? lui demande-t-elle faussement ingénue. Pourquoi tu n’es pas venu au meeting du 9 mai pour les européennes ? » Peu après, c’est au tour d’Emmanuel Macron de lui rendre visite. Il a un marché à lui proposer : « Tu te présentes à la mairie et tu laisses la métropole à Kimelfeld. » Collomb refuse. Le lendemain, le chef de l’État prend un petit-déjeuner avec David Kimelfeld et lui suggère le ticket inverse, on ne sait jamais. Lui non plus ne veut pas en entendre parler : il rappelle, au passage, que la macronie lui avait promis l’investiture depuis des mois. Mi-juillet, l’Élysée tente une réunion de conciliation entre les deux hommes. Un fiasco : chacun campe sur ses positions. Même le communiqué officiel du 14 octobre ne change rien : le parti présidentiel a beau investir Gérard Collomb, son rival décide de maintenir sa candidature.
Jusqu’au bout, les tensions vont se multiplier et les noms d’oiseaux voler, l’un des principaux soutiens de Collomb allant jusqu’à qualifier de « douze salopards » les conseillers municipaux qui ont rallié Kimelfeld. Dans la deuxième ville de France, le conflit dessine aussi une ligne de fracture entre générations du parti présidentiel. D’un côté, les anciens qui ont toujours fait confiance au maire ; de l’autre, les jeunes qui ont porté Macron à l’Élysée et veulent poursuivre le « dégagisme » jusqu’à Lyon. Du haut de son Aventin, le chef de l’État semble être passé à autre chose. Il a même appelé Gérard Collomb début janvier pour lui souhaiter la bonne année. Mais le vieux briscard n’est plus dupe. Pour lui, la magie du « nouveau monde », si elle a un jour existé, s’est bel et bien dissipée.
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