16.08.2024 à 12:04
Plaidoyer pour les « tunnels »
Michel Lepesant
Texte intégral (602 mots)
En diverses occasions cet été, j’ai remarqué qu’il semblait exister un consensus dirigé contre les « tunnels ».
J’ai même vu et entendu la même animatrice de débat a) soupirer dès que l’intervenant.e tentait de prendre quelques minutes supplémentaires pour compléter une analyse mais b) ponctuer d’un « cool » toute intervention qui s’abrégeait en punchline.
Pourquoi tant de mépris pour les « tunnels » ? Et si mépris il y a, quel en est le véritable destinataire ? L’intervenant, l’auditoire ou même le sujet ?
- On ne peut pas penser que c’est l’intervenant puisqu’il est l’invité.
- On ne peut pas penser que c’est l’auditoire puisqu’on ne cesse de le solliciter à prendre la parole pour exprimer son opinion.
- On peut encore moins penser que c’est le sujet puisque c’est la raison affichée pour que des gens se déplacent.
Mais derrière ces évidences, on peut quand même faire un peu de mauvais esprit :
- La plupart du temps, l’intervenant.e participe à une « table ronde », à un « débat » pendant lequel il faut que la parole circule ». L’important n’est pas alors ce qui est dit mais que quelque chose soit dit → Faut-il alors s’étonner que dans une table ronde on se contente de tourner en rond ?
- L’auditoire qui s’est déplacé pour une intervention est-il vraiment dans l’incapacité intellectuelle de suivre une analyse un peu fouillée ? → Faut-il vraiment croire que le « tunnel » l’ennuie et qu’il n’attend d’une conférence qu’un temps de distraction ?
- Et surtout quel sujet peut être vraiment posé s’il est d’emblée maltraité au nom d’une urgence à conclure ? → Faut-il vraiment laisser croire que n’importe quel « dernier arrivé » en sait autant que celui qui cherche depuis des années ?
Il y a quand même un cas où ce que je suis en train d’écrire n’est que mauvaise foi : c’est celui où l’intervenant.e est une « personnalité »,
Parce que dans ce cas-là, toutes les injonctions portées par l’horizontalisme sont levées au nom d’une révérence à la notoriété. Mais là encore, comment ne pas constater que l’important n’est toujours pas ce qui est dit, mais qui le dit.
Voilà donc deux dispositifs qui permettent de neutraliser toute intervention dont le contenu pourrait faire réfléchir à ce qui est dit : seule alors est mise en avant la forme, l’affichage…
Mais alors, où la lumière, si ce n’est pas au bout du tunnel ?

30.07.2024 à 19:50
Pourquoi faut-il renverser le régime de croissance ?
Michel Lepesant
Texte intégral (11809 mots)
La croissance est plus qu’une domination économique, sociale et culturelle. C’est aussi une aliénation politique. En osant affirmer que la question “qu’est-ce qu’une vie bonne ?” est politique, la décroissance repose la question du sens.
Mais si la question du sens n’est plus une question politique, c’est parce qu’elle a été sortie du domaine politique pour se trouver enfermée dans le registre de la vie privée. Dans quel registre poser la question du sens pour qu’elle devienne une question politique ?
Voici la version écrite et longue de mon intervention du vendredi 26 juillet lors de la deuxième édition de Décroissance, le Festival, organisé à Saint-Maixent (73).
Je vais montrer que ce n’est ni le registre économique, ni le registre « mondain », mais celui de la « forme ». Pourquoi ? Parce que nous verrons que le régime de croissance est au plus profond une « forme », une forme libérale qui consiste précisément en une individualisation / impolitisation de la question du sens, qui en fait une affaire privée, et pas du tout une affaire publique.
Deux remarques préalables sur le « ton » de mon intervention :
- Un ton « critique ». Alors même qu’il n’est pas assuré qu’une définition de la décroissance comme critique radicale de la croissance soit vraiment partagée, je vais un cran plus loin et je défends quand même l’idée qu’il ne peut pas y avoir de critique sans critique de la critique. Autrement dit, j’irai chercher ce qui dans une certaine critique de la croissance peut paradoxalement – sinon contradictoirement – rester sous l’emprise de la croissance.
- Un ton « théorique ». Pas de décroissance sans Commun, pas de commun sans politique, pas de politique sans théorie, pas de théorie sans philosophie, pas de philosophie sans concept, pas de concept sinon comme « savoir remontant » pour résoudre des « problèmes » rencontrés dans la pratique de la vie vécue et militante.
I. Trois définitions utiles de la décroissance
C’est là qu’il faut commencer par caler la décroissance autour d’un noyau définitionnel le plus robuste possible pour permettre de partager un Commun1, et éviter que le « à chacun sa compréhension de la décroissance » ne devienne « à chacun sa conception de la décroissance », parce que ce serait – nous le verrons – simplement défendre une « autre croissance », une « croissance autrement » (ou une décroissance sélective).
1. La décroissance comme « décrue », une définition triviale
Ne surtout pas se priver d’une définition facile, ordinaire2 : la décroissance comme décrue.
Le synonyme le plus proche de « décroissance » est « décrue ». Quiconque a déjà subi les effets d’une crue n’entend qu’avec bonheur l’annonce de la « décrue » et personne dans ce cas ne verrait dans la « décroissance » un mot négatif ; mais exactement le contraire : une libération (parce que la décroissance est une émancipation). On peut poursuivre l’analogie. Car la crue c’est le dépassement d’un niveau de l’eau, le dépassement d’un plafond. Et quand on parle de décrue, personne ne comprend que l’on est en train de défendre l’assèchement du cours d’eau. On voit bien que ce que chacun espère c’est un cours d’eau doublement limité, entre le plafond de la crue et le plancher de l’étiage. C’est la même chose pour la décroissance quand elle se comprend comme une défense de la vie… courante : et si différence il doit y avoir, c’est qu’en ce qui concerne la vie courante, les limitations prônées par la décroissance devraient être des autolimitations, des limitations politiquement voulues.
2. La définition mainstream
Timothée Parrique reprend la distinction que je défends depuis des années (depuis 2013) des trois temps de nos analyses : le rejet, le trajet, le projet3 : L’objection de croissance, la décroissance et la post-croissance. Aujourd’hui, je rajoute l’expression de « contre-croissance » pour disposer d’un chapeau qui englobe ces trois temps (qui se succèdent plus par superposition que par juxtaposition).
a) C’est dans son chapitre 6 (« Mettre l’économie en décroissance ») qu’il construit cette définition mainstream :
- Une réduction de la production et de la consommation
- pour alléger l’empreinte écologique,
- planifiée démocratiquement,
- dans un esprit de justice sociale,
- et dans le souci de la qualité de vie.
Et il reprend la même structure dans le chapitre suivant quand il s’agit d’aller « vers une économie de la post-croissance » (chapitre 7) :
- Une économie stationnaire
- en harmonie avec la nature ,
- où les décisions sont prises ensemble,
- où les richesses sont équitablement partagées,
- Qui puisse prospérer sans croissance.
b) Je me permets de suivre ces définitions analytiques pour qualifier aussi la croissance économique et son monde :
- Une économie en augmentation, de l’extraction à l’excrétion, en passant par la production et la consommation
- sans s’occuper de l’empreinte écologique ou en prétendant qu’elle peut être découplée du PIB,
- dans laquelle le libéralisme politique du laisser-faire laisser-passer prétend être en harmonie avec le libéralisme économique,
- où la question de la justice sociale (celle des inégalités et pas de la pauvreté) est dénoncée comme un « mirage » (Friedrich Hayek),
- dans le souci d’un progrès – celui qui ne s’arrête pas – tant social que technique.
c) Pourquoi est-ce que je trouve que cette définition mainstream de la décroissance n’est pas complète ?
Parce qu’il n’est pas facile de savoir si sa critique de la croissance est fonctionnelle (par les contradictions internes d’un système qui détermineraient sa disparition) ou normative (parce qu’il serait ni moralement ni éthiquement acceptable, parce qu’il serait mauvais ou laid ou injuste ou indécent…).
Dans un premier temps, on peut croire qu’elle est normative, parce qu’elle défend des « valeurs ». Si je prends la définition de la décroissance construite par Timothée Parrique4, je peux en effet relever :
- la responsabilité écologique,
- la conviction démocratique,
- l’exigence de justice,
- et l’objectif de bien-être.
Mais si nous nous tournons vers les partisans de la croissance, nous pourrons constater et reconnaître qu’eux aussi ils pourraient parfaitement se revendiquer de chacune de ces valeurs :
- par la croissance verte ou le développement durable,
- par la liaison intime entre libéralisme économique et libéralisme politique,
- par une théorie procédurale de la justice
- et par un plaidoyer utilitariste en faveur de la maximation du bonheur.
Du point de vue des valeurs, il faut donc reconnaître que le débat entre croissance et décroissance est un dialogue de sourds : autrement dit, il ne convainc que les convaincus.
Ce qui explique que très souvent dans le débat, pour tenter de sortir de ce dialogue de sourds, la critique normative relaisse la place à la critique fonctionnelle : selon laquelle la croissance n’a pas d’avenir parce que nous sommes dans un monde où les ressources sont finies, rares.
Or cette critique fonctionnelle – « la croissance ne peut pas ne pas échouer » – a deux écueils :
- C’est une critique par les effets, et elle ne s’attaque donc pas aux causes : elle manque de radicalité5.
- C’est une critique déterministe ← qui est donc impolitisante ou dépolitisante.
Résultat : il faut écarter comme dépolitisant le fameux slogan selon lequel « une croissance infinie dans un monde fini est impossible ». Ce qui ouvre la possibilité d’un autre slogan : que la croissance soit finie ou infinie, que le monde soit fini ou non, la croissance est absurde, n’a pas de sens, elle ne produit pas un monde sensé. Et voilà la question du sens qui est posée.
Piste 1 (à conserver en tête) : Repenser une économie du point de vue de l’abondance (George Bataille, Marshall Sahlins, Onofrio Romano, les coordinateurs de Décroissance, Vocabulaire pour une nouvelle ère) et non pas de la rareté.
Mais si la définition mainstream a de telles insuffisances, quelle autre définition de la décroissance qui échappe à la critique de la dépolitisation et qui puisse aussi suivre la piste de l’abondance plutôt que celle à partir de la rareté ?
3. La définition politique de la décroissance
Une définition politique est une définition a) qui remonte aux causes de la croissance et b) qui n’est pas dépolitisante. Autrement dit, c’est une conception volontariste de la décroissance pour s’opposer à la croissance et à ses causes. D’où : la décroissance est l’opposition politique à la croissance. [Politique veut dire volontaire et s’oppose à inéluctable]
Il faut assumer cette opposition à la croissance : il faut assumer le « dé » de la décroissance pour passer à l’essentiel de la critique et poser la question (trop souvent) escamotée ou amputée : qu’est-ce que la croissance à laquelle la décroissance s’oppose ?
a) La croissance comme iceberg
Pour procéder à un élargissement du domaine de la croissance et pour impliquer du coup une extension du domaine de la critique décroissante, je prends l’image d’un iceberg pour décrire ce qu’est la croissance.
→ L’économie de la croissance représente la partie émergée, visible, de l’iceberg de la croissance :
- Dire que la croissance est une boussole macroéconomique (dont le thermomètre qui mesure l’agitation est l’indicateur du PIB) – parce que micréconomiquement, la boussole, c’est le profit – ce n’est pas simplement dénoncer l’accroissement du capital, c’est dénoncer une croyance, celle que cet accroissement est en soi un objectif, qu’il est suffisant pour donner une direction (sinon un sens), pour justifier des arbitrages et orienter des budgets.
- Si cette critique économique était suffisante alors la décroissance pourrait se contenter de n’être qu’une variante postmoderne de l’anticapitalisme. Mais les échecs politiques de l’anticapitalisme (son productivisme, ses atteintes aux libertés, son oubli de la question féministe) nous obligent à approfondir la critique et à aller regarder sous la surface (à aller regarder sur quelle plateforme repose l’économie que les marxistes et les partisans du capitalisme définissaient « en dernière instance » comme l’infrastructure).
→ Mais sous cette partie émergée, la croissance a colonisé tout le système de la vie sociale et culturelle : la partie immergée de la croissance est un monde (cf. Françoise d’Eaubonne, Serge Latouche, Paul Ariès, Vincent Cheynet, Maria Mies, et plus récemment : Geneviève Pruvost, Aurélien Berlan, Matthias Schmelzer, Giorgos Kallis) : des modes de vie, des normes, des récits, des représentations, des imaginaires, des valeurs, des héritages, des attachements, des communs « bucoliques » et des « communs négatifs »…
Plutôt que l’expression de « société de croissance » proposée par Serge Latouche pour indiquer non pas une société avec une économie de croissance mais une société de croissance, dans laquelle le social est encastré dans l’économique, je préfère reprendre la distinction de Matthias Schmelzer6 :
- « L’esprit de croissance : une forme de politique axée sur la poursuite de la croissance économique.
- Le paradigme de croissance : une vision du monde institutionnalisée dans des systèmes sociaux qui proclame que la croissance économique est nécessaire, bonne et impérative ».
b) L’iceberg de la croissance ne flotte pas dans le vide
Mais la critique politique de la croissance peut-elle en rester là ? En particulier pour relever le défi des causes, le défi de la radicalité, pour répondre à la question que les partisans de la décroissance inéluctable et de la critique fonctionnelle écartent7 : Pourquoi la croissance ?

Ou, pour rester dans l’image de l’iceberg : dans quoi flotte-t-il, car il ne flotte pas dans le vide ?
Il flotte dans un milieu liquide, celui qui permet de liquider les questions, de les neutraliser, celui dans lequel la plupart de nos argumentations et de nos discussions font « plouf » : a) bien entendu dans les milieux hostiles à la décroissance mais b) même dans nos milieux favorables à la décroissance : dès que la critique de la croissance se double d’une autocritique de l’objection de croissance.
C’est le moment de reprendre le fameux mot de Bossuet selon lequel « Dieu se rit des hommes qui dénoncent les effets dont ils chérissent les causes ».
Moment très politique pendant lequel notre critique n’avance pas un pronostic selon lequel la croissance sera impossible – et donc la décroissance nécessaire – mais où nous posons un diagnostic, celui d’un monde de la croissance d’ores et déjà insensé: mais alors si le monde de la croissance est insensé, comment expliquer qu’il soit à ce point hégémonique, et que son emprise soit totale ?
Comment en effet ne pas constater que nos meilleures raisons qu’il est nécessaire d’exposer lors d’une argumentation ne sont jamais suffisantes pour nous donner vraiment raison et emporter la conviction ?
- Ni quand les raisons sont rationnelles : C’est dans la critique de la croissance comme boussole (économique) que l’on laisse croire qu’il serait suffisant de présenter des faits et des données pour réussir à convaincre. En général, ces faits sont de nature écologique ; on met en avant les dégâts mesurés par des indicateurs environnementaux, on vérifie la corrélation forte entre croissance économique et insoutenabilité écologique, on peut aller jusqu’à ramener ces indicateurs à des ressources énergétiques ou matérielles. Un tel registre positif est fort utile et même nécessaire car il s’agit d’éliminer tout ce que l’on appelle aujourd’hui les infox et autres vérités alternatives. Mais il n’est pas suffisant. Parce qu’un fait n’est jamais une donnée première ; il s’agit toujours d’une construction, d’une élaboration à partir d’hypothèses et de valeurs au travers desquelles nous interprétons la réalité. Quand on comprend cela, on comprend que nous ne sommes pas décroissant.e.s parce que des faits nous y poussent, mais que nous interprétons ces faits comme des menaces contre la vie sociale et la vie naturelle parce que nous sommes décroissant.e.s. Le sectarisme consiste à croire que des valeurs sont justifiées par des faits. Alors que c’est l’inverse : nos interprétations des faits témoignent d’abord d’un choix, qui est celui de nos valeurs.
- Ni quand les raisons sont raisonnables : ce registre d’argumentation normatif, par les valeurs, correspond plutôt au deuxième champ de la critique contre-croissance, le champ social et culturel, celui de la croissance comme monde colonisé par un imaginaire de normes, de récits, de représentations… a) C’est la critique normative qui repose sur la forme contrefactuelle de ce que j’appelle (depuis des années) « l’argument du quand bien même ». Qui consiste à inciter celui qui appuie la décroissance sur la nécessité à se demander : « et si la nature n’avait pas de limites, et s’il n’y avait aucune contrainte extérieure, est-ce que vous seriez quand même pour la décroissance ? Et si oui, pourquoi ? b) Là où la critique positiviste (ou fonctionnelle) ne fait qu’indiquer ce qui ne va et qu’il ne faudrait pas faire, une critique normative contient plus : une conception implicite de la vie bonne. L’expérience vécue par les acteurs sociaux propose des points de départ de ce que pourrait être une vie meilleure : par exemple, celui qui est pris dans la précipitation perpétuelle de la vie accélérée et qui en souffre, peut, par introspection attentive, se rendre compte qu’il devient étranger à lui-même, aliéné. Il y a là une base non paternaliste pour une critique contemporaine de l’aliénation et des faux besoins.
*
Mais qui a déjà réussi à convaincre en s’appuyant sur ce registre normatif ?
Les registres positifs et normatifs d’argumentation sont nécessaires et ils sont mêmes utiles : à l’intérieur de nos cercles déjà convaincus, ils permettent non seulement d’apporter des explications et d’améliorer les compréhensions mais aussi ils renforcent les convictions : ils consolident l’ossature politique de nos analyses et des nos propositions.
Mais dès que nous sortons de l’entre-soi, c’est une toute autre affaire : les arguments de fond, positifs comme normatifs, font « plouf ».
Pourquoi « plouf » ? En référence au titre de la rubrique écolo dans le Canard enchaîné, celle de Jean-Luc Porquet. Le « plouf » peut être celui du pied dans la mare, ou le plongeon dans ce monde qui nous noie, mais je préfère l’interpréter comme le sentiment de « cause toujours » qui suit rituellement l’énoncé d’un fait ou d’une donnée, que nous croyions décisifs mais qui est tout aussi rituellement et rapidement rabaissé à valoir autant que n’importe quelle autre opinion. Comme si tous les avis ne pouvaient que s’équivaloir !
On ne peut valider une telle critique qu’à condition de sortir la décroissance de ses oasis et autres communautés terribles : c’est-à-dire quand on va se confronter à celles et ceux qui jugent que nos propositions (que ce soient des modes de vie ou des revendications) ne sont ni désirables ni acceptables (alors que nous nous contentons de montrer qu’elles sont possibles, faisables).
*
Comment alors réussir la politisation de la décroissance si nos meilleurs arguments tant positifs que normatifs tombent à l’eau. Car de quelle eau s’agit-il ?
De l’eau dans lequel flotte l’iceberg de la croissance. Et nous avons déjà vu comment ce milieu procède pour liquider la force de nos bonnes raisons : en les dépolitisant, en les neutralisant.
Comment alors porter une critique radicale et politique de la croissance sans se noyer ?
- Car tel est bien le risque de se laisser engloutir : de critiquer la croissance comme boussole et comme monde mais sans porter la radicalité de la critique jusqu’au milieu dans lequel baignent l’économie et la société. Ce milieu nous le nommons à la suite du sociologue italien Onofrio Romano « régime de croissance » et nous allons voir que ce régime est un régime politique qui est le libéralisme.
- Le péril, ce serait d’aboutir à un monde sans croissance économique mais qui resterait sous l’emprise du régime de croissance. Un régime de croissance mais sans croissance : « on ne peut rien imaginer de pire ».
- Nous faisons donc les hypothèses suivantes :
- Que la croissance économique comme la société de croissance ne sont que les produits d’un régime politique qui est le régime de croissance. Et donc que c’est l’hypothèse du régime de croissance qui permet de répondre à la question, pourquoi la croissance ?
- Que ce régime de croissance est un dispositif de neutralisation : par a) une dépolitisation de la question du sens qui passe par son individualisation, par sa privatisation ; par b) une mise en équivalence de tous les arguments qui les rabaissent à n’être plus que des opinions. Et donc que c’est cette hypothèse du régime de croissance qui va permettre de repolitiser la question du sens, en la désindividualisant.
- Que nous ne pouvons espérer échapper à un tel régime qu’en allant installer nos analyses idéologiques et politiques dans ce que la permaculture appelle la « zone 5 ». Et comme le défend Virginie Maris à propos de « la part sauvage » de la nature, il y a un intérêt stratégique à s’y installer si on ne veut pas, à force d’adaptation aux adaptations qui s’enchaînent, se mettre à pratiquer ce qu’au départ on prétendait critiquer : la croissance, non pas comme économie ou comme monde, mais comme régime.
- Qu’il n’est malheureusement pas du tout assuré que les décroissants même les plus fervents ne nagent pas eux-aussi dans ce milieu liquidateur de toute critique politique.
II. Le régime de croissance, en amont de l’économie de la croissance et de son monde
En quoi consiste le « régime de croissance » ?
Il s’agit de cette infrastructure anthropologique qui s’est installée au tournant de la modernité et qui a déjà reçu tant d’explications : le désenchantement du monde (Max Weber), la sortie de la religion (Marcel Gauchet), la fin des guerres de religions (Jean-Claude Michéa), la revendication sociale d’une bourgeoisie qui ne trouve pas sa place dans l’imaginaire des trois ordres de l’Ancien régime, la poussée démographique8, la querelle des Anciens et des modernes, l’émergence de l’ère de l’individu (Alain Renaut), les fondations de la Cité perverse (Dany-Robert Dufour), la révolution scientifique qui passe d’un monde clos à un univers infini (Alexandre Koyré), le processus de civilisation (Norbert Elias)…
Pourquoi valider le terme de « régime », plutôt que celui de « paradigme » ?
- Parce que régime renvoie tout de suite à régime politique. Et si l’on veut définir la décroissance comme opposition politique, alors ce serait une category mistake que de la diriger contre une économie ou un monde.
- Parce qu’historiquement, ce régime de croissance est celui qui remplace ce que l’on appelle l’Ancien Régime ; et qu’il constitue donc un Nouveau Régime. Nous allons voir qu’avec ce régime de croissance, on passe d’un monde théologico-politique à un monde atéléologico-politique. Quelles différences ?
- On passe d’une société holiste à une société des individus : on peut même faire l’hypothèse que c’est sous l’impulsion de la bourgeoisie puisque dans les trois ordres de l’Ancien Régime, les bourgeois ne pouvaient pas trouver leur place puisqu’ils étaient riches comme ceux qui pugnant ou qui orant tout en étant qui laborant.
- On passe d’une société structurée par les institutions de l’Église et de l’État (« l’État, c’est moi ») à une société structurée par les institutions du Marché et de l’État-Nation (l’État, c’est nous »).
- On peut ainsi remarquer que l’ordre de l’Église est remplacé par celui du Marché. Mais là où la religion combinait une dimension horizontale (ekklesia) et une dimension verticale (descendante par la Révélation, et ascendante par la prière), le Marché n’est plus qu’une structure horizontale dont le modèle social devient le commerçant, l’homo œconomicus. On comprend mieux pourquoi aujourd’hui le Marché est comme une religion avec ses paradis (fiscaux), ses saints (grands patrons), ses fêtes (Black Friday), ses temples (de la consommation), ses prédicateurs (les influenceurs et influenceuses), sa messe (la publicité), son clergé (les économistes), ses fidèles (les consommateurs)…
Il me semble que l’on peut mettre aussi en avant le passage du binôme ancien du sacré et du profane au binôme moderne du public et du privé (et de l’intime). Bref, l’installation d’une infrastructure socioculturelle nommée libéralisme : c’est l’institution imaginaire de l’individu.
- Le meilleur des mondes possibles devient celui qui permet à chaque individu de mieux poursuivre les objectifs et les valeurs qu’il a choisis de manière indépendante : la théorie idéologique de la main invisible et son anthropologie d’un humain réduit à l’homo œconomicus ne sont que la mise en application économique de la Théodicée de Leibniz (Harmonie préétablie et monadologie).

Onofrio Romano, Towards a Society of Degrowth (2020) Routledge, traduction française à paraître : Critique du régime de croissance (2024), Montréal, Liber.
- « La croissance n’est pas une valeur parmi tant d’autres qui, miraculeusement, aurait acquis une hégémonie dans nos sociétés à travers une bataille idéologique et culturelle. Il s’agit plutôt d’un effet des composants structurels de l’ensemble social moderne. Elle manifeste à la fois l’éclatement des collectivités pré-modernes et la progressive émancipation des individus, les « particules sociales élémentaires » qui formaient ces dernières. Répétons-le, la tension vers la croissance est fondamentalement le résultat de l’individualisation. Même animée par les meilleures intentions, même armée de tous les outils (valeurs, idées, connaissances, conscience) pour terrasser l’entreprise de la croissance à outrance, toute tentative d’échapper au régime de la croissance qui ignore ou néglige la structure individualiste de la société moderne est vouée à l’échec » {page 47}.
- « L’individualisation produit une nouvelle sphère publique. L’individu défie désormais le principe de la contrainte collective. Certes, il aspire à rencontrer les autres, mais en aval, seulement après la constitution de soi, présupposant ainsi un fondement contractuel et volontaire à l’ordre social, avec lequel il n’entretient pas un rapport organique et dont il se sent séparé. Dans ce sens, c’est l’institution imaginaire de l’individu qui fonde ce que nous appelons « société », par opposition à la simple « socialité » typique des communautés traditionnelles. La modernité tend progressivement à dissoudre les structures intermédiaires qui bloquent encore l’accès à l’universalité intégrale » {page 54}.
Pour expliciter ce régime de croissance, je propose maintenant trois temps : 1) expliquer le lien entre croissance, régime de croissance et individualisme ; 2) expliciter le lien entre croissance et dépense et 3) évoquer quelques effets de ce régime de croissance
1) Quelle est la promesse que le régime de croissance prétend faire à chaque individu ?
[Ce n’est pas parce qu’une promesse est faite qu’elle est tenue]
Le libéralisme – l’autre nom du régime de croissance – repose sur un nouveau contrat social entre les individus et les institutions :
- Ces institutions sont le Marché (dont les agents sont les entreprises et les banques ; dont la boussole est le profit) et l’État (dont les agents sont l’administration et le système juridique ; dont la boussole est l’ordre public) : l’articulation entre ces deux institutions est assurée par le gouvernement qui mène une politique économique, c-à-dire les arbitrages et les budgets au nom d’une boussole : la croissance. Autrement dit ces institutions « libérales » ont pour fonction de « délivrer » (Aurélien Berlan, Terre et liberté, 2021, La Lenteur) les individus des contraintes matérielles et juridiques et elles prétendent le faire au nom d’une neutralité institutionnelle.
- Du point de vue de l’individu, c’est d’abord et avant tout une conception libérale de la liberté, de la liberté individuelle pensée sur le modèle bourgeois de la propriété privée : si mon champ s’arrête là où commence celui du voisin, alors ma liberté s’arrête là où commence celle des autres. Autrement dit, ma liberté c’est ma propriété (au double sens de property ← cf. chez John Locke), mon enclosure, mon for intérieur, ma forteresse vide.
« Dans la modernité, la découverte du sens de la vie est l’affaire de chaque individu isolé. Le postulat est que chaque individu a le droit de mobiliser toutes les ressources nécessaires à cette fin. Au niveau de la société, cela se traduit par une exigence non négociable de croissance : seule la croissance économique peut satisfaire toutes les exigences de tous ces individus ne devant pas être limités ».
Giorgos Kallis, Federico Demaria et Giacomo D’Alisa dans leur Introduction à Décroissance, Vocabulaire pour une nouvelle ère (2015), Le passager clandestin, p.40.
« La société moderne n’a peut-être pas de réponse à la question de savoir ce qu’est la bonne vie ou en quoi elle consiste, mais elle a une réponse très claire à la question de savoir quelles sont les conditions préalables pour vivre une bonne vie et ce qu’il faut faire pour les remplir. Sécuriser les ressources dont vous pourriez avoir besoin pour vivre votre rêve (quel qu’il soit) ! est devenu l’impératif rationnel dominant de la modernité ».
Harmut Rosa, « Dynamic Stabilization, the Triple A. Approach to the Good Life, and the Resonance Conception », Questions de communication, vol. 31, no. 1, 2017, pp. 437-456.
En résumé, « dans le régime de croissance, le pouvoir politique qui officie est atéléologique et ne s’immisce pas dans les questions de la vie bonne, dans la mesure où la vie sociale est considérée comme le résultat non intentionnel de l’interaction entre les acteurs individuels. Ils sont souverains dans l’élaboration et la réalisation de leur propre existence. La politique n’a pour fonction que de préserver ou même de cultiver la vie biologique des citoyens, en même temps que de réguler administrativement leur libre circulation. Dans cette optique, la croissance n’est que le résultat et la traduction du principe moderne de neutralité institutionnelle ».
Onofrio Romano, Contre le régime de croissance {page 75}.
Cette promesse de croissance suppose une version dynamique de la liberté individuelle comme franchissement des limites ; comme ma liberté ne peut être limitée que par une autre liberté, alors la vie de chacun les uns avec les autres devient la lutte de chacun contre chacun, c’est-à-dire la concurrence libre et non faussée, la compétition généralisée9.
2) La décroissance peut-elle partager avec le régime de croissance une même conception de l’économie, définie par la rareté et la mise à l’écart de la question des surplus ?
[Référence toujours aux travaux d’Onofrio Romano, en référence aux analyses de George Bataille]
Il faut relever en effet une incohérence dans la prétention de beaucoup de décroissants à afficher un refus de la conception dominante de l’économie. Car là où les décroissants disent qu’il faut économiser les ressources énergétiques et matérielles, les partisans de la croissance définissent la science économique comme l’étude de la gestion par la société de ses ressources rares.
Comment en vient-on, que l’on soit partisan de la croissance ou de la décroissance, à définir l’économie par la rareté ?
C’est George Bataille, repris par Onofrio Romano, qui en propose l’explication la plus simple : c’est qu’il y a deux façons d’envisager l’économie, du point de vue particulier de l’individu ou du point de vue général.
- Ce que dénonce Bataille, dans La part maudite (1949), c’est une erreur de perspective, celle qui a « l’habitude d’envisager l’intérêt général sur le mode de l’intérêt isolé »… « Ce besoin de croître, de porter la croissance aux limites du possible, est le fait des êtres isolés, il définit l’intérêt isolé. » (p.236). C’est pourquoi « la croissance peut être envisagée comme étant en principe le souci de l’individu isolé, qui n’en mesure pas les limites » (p.237).
- A partir du point de vue particulier, les problèmes sont en premier lieu posés par l’insuffisance des ressources. Ils sont en premier lieu posés par leur excès si l’on part du point de vue général (p.81). Mieux, Bataille distingue entre l’intérêt « global » (qui n’est que « la multiplication aberrante de l’intérêt isolé ») et l’intérêt « général » : « Un point de vue général exige qu’en un temps et un lieu mal définis la croissance soit abandonnée, la richesse niée » (p.239).
Autrement dit, si l’économie de la décroissance doit rompre avec l’économie de croissance, elle doit commencer par changer de perspective et partir de l’abondance et non plus de la rareté : emprunter la voie méditerranéenne de la décroissance (G. Kallis, O. Romano, la MCD).
Ce changement de perspective passe par un rejet du régime de croissance puisque c’est lui par son libéralisme et son individualisme qui impose cette perspective.
Donnons un aperçu des effets de ce renversement :
- C’est un renversement anthropologique qui renverse la question du sens de la vie : « les hommes assurent la subsistance ou évitent la souffrance non pas parce que ces fonctions produisent par elles-mêmes un résultat suffisant, mais pour accéder à la fonction insubordonnée de la dépense libre ».
- Le poids de l’énergie excédentaire – et plus concrètement la production inévitable de surplus économiques – génère une angoisse qui détermine le destin sensé de l’humanité. Une fois la subsistance assurée, reste à affronter la question décisive des surplus.
- Faut-il laisser cette question rester individuelle ou bien faut-il l’affronter collectivement ? C’est tout le sens de la proposition très générale et très politique portée par les coordinateurs du Vocabulaire quand ils écrivent dans leur Épilogue (p.432) : « Le binôme sobriété personnelle/dépense sociale doit remplacer le binôme austérité sociale/excès individuel ». Voilà la question politique propre à éviter aux décroissant.e.s toute rechute dans l’individualisme : « Il nous faut réfléchir aux institutions qui seront responsables de la socialisation de la dépense improductive et des manières dont les surplus en circulation seront limités et épuisés ».
3) De quelques effets du régime de croissance
De quelques bonnes raisons de renverser le régime de croissance = de quelques renversements ou « chanvirements » (dans le rapport aux limites, dans les rapports entre individus et société, dans le rapport entre sobriété et dépense).
Décroître : réduire l’économie, décoloniser le monde, renverser un régime politique.
a) Horizontalisme (# horizontalité)
Pour une généalogie de sa critique on pourrait remonter à Tocqueville (et sa distinction entre égoïsme et individualisme), ou à Emile Durkheim (et sa crainte de l’anomie). En régime horizontaliste, une opinion ne renvoie qu’à la sphère privée. Toute tentative de convaincre l’autre et de le faire changer d’avis est vécue comme une violence : toute controverse est caricaturée en polémique. Tout conflit doit être évité et la confrontation des contradictions doit laisser place au seul relevé des différences. Tout face-à-face est vécu comme une agression, seul le côte-à-côte serait « bienveillant ». L’horizontalisme est ce dispositif qui permet de neutraliser toute discussion sur les faits et les valeurs, qui interdit de trancher, qui rend toute discussion indécidable, qui relativise tout fait par un « contrefait » et toute valeur par une contre-valeur. L’horizontalisme est un dispositif de verrouillage de la discussion qui dévalue toute valeur, qui défait tout fait, qui déconstruit toute construction. C’est dans le régime horizontaliste de croissance que les discussions font plouf ! L’horizontalisme n’est pas l’absence d’abus de pouvoir, il en est juste l’invisibilisation (Jo Freeman, La tyrannie de l’horizontalité, La tyrannie de l’absence de structure (1970).
b) Neutralisme (# impartialité)
Dans le régime neutraliste de croissance, la question de la société bonne ne devrait plus se poser et elle devrait se réduire à celle de la société juste, celle de l’équité, de l’égalité des chances, celle de la compétition généralisée, celle de la loi du commerce (pour qui l’argent n’a pas d’odeur). Ce rétrécissement s’est opéré sous la pression des théories libérales de la justice, toutes ces théories qui s’interdisent de hiérarchiser entre les différentes conceptions de la vie bonne, au nom de la neutralité caractéristique du régime horizontaliste de croissance. Tout au contraire, dans une société bonne (post-croissante) la justice consistera à s’assurer que tous ses membres disposent des biens et des services qu’il est dans leur intérêt de disposer, même s’ils ne font pas eux-mêmes le choix de les préférer à d’autres biens. C’est pourquoi la décroissance politique devrait assumer a) qu’il existe des choix de vie qui sont aliénés, que des besoins peuvent être faux, et que pour une société, il est suicidaire – à la MCD, nous disons « sociocidaire » – de laisser de tels choix individuels saper les fondations communes de la vie sociale ; b) de cadrer les libertés individuelles dans les limites de ce qu’on pourrait appeler « liberté sociale » et à laquelle il faut accorder priorité.
c) Relativisme (# tolérance et discutabilité)
On sait depuis l’antiquité dénoncer la contradiction interne à tout relativisme puisqu’il prétend de façon absolue que « tout est relatif » ou que « l’homme est la mesure de toutes choses » (Protagoras). Mais le retour postmoderne de la sophistique n’en a cure et chacun peut aujourd’hui assister à l’invasion des infox et des vérités relatives.
d) Individualisme (# place de la personne dans la vie sociale).
A qui s’adresse le régime de croissance ? A des individus ! Je voudrais ici juste faire remarquer que dans une « société des individus », il serait trompeur de croire qu’il n’y a plus de commun. Il y a bien du commun mais un commun qui marche sur la tête, qui est un commun artificiel, fabriqué a posteriori, et non pas un commun a priori, préalable. Le commun a posteriori est l’effet de l’hétérogénéité, sauf qu’il ne peut y avoir hétérogénéité qu’à partir d’un commun a priori. En oubliant cela, le commun a posteriori ne peut être qu’un commun appauvri, réduit à la plus petite intersection d’éléments juxtaposés. Le défaut politique de ce commun rabougri, c’est de faire croire qu’il peut émerger à partir des opinions individuelles : pas de problème pour qu’à partir du commun, chacun reçoive sa part, en partage ; mais il faut arrêter de penser la société à partir des individus. C’est oublier qu’il ne peut y avoir des opinions privées qu’à partir d’un commun préalable. C’est comme pour le langage, une parole ne peut exprimer une opinion différente qu’en utilisant une langue commune. A contrario, un programme politique de décroissance se présentera comme une défense organisée des deux communs préalables qui sont les plateformes de toute vie humaine : la vie sociale et la vie naturelle.
e) Nominalisme (# réalisme)
De quoi le nominalisme est-il le nom ? D’une doctrine philosophique datant du XIVe siècle qui est la source des principales rivières en –isme qui alimentent idéologiquement la croissance, son monde et son régime : l’individualisme, le libéralisme, le contractualisme… De façon plus savante, il fournit le fondement ontologique de l’horizontalisme. Le nominalisme soutient que les seules réalités qui existent sont individuelles. Quand aux entités générales telles la Société, l’Homme, l’État, ce ne sont que des noms, qui existent mentalement mais pas dans la réalité. Appliquée à la sociologie, cette philosophie débouche sur l’« individualisme méthodologique » selon lequel les faits sociaux résultent de la seule combinaison des actions particulières. Dans sa forme la plus radicale, en économie, l’individu comme homo œconomicus est réduit au calcul de ses intérêts : toute relation est un rapport de forces, l’interdépendance est concurrence. Ce que l’on peut reprocher au nominalisme, c’est de rester aveugle à ce qui dans une action humaine ne peut pas relever de sa seule volonté. L’individu nominaliste vit dans une bulle, réduisant les informations à des data. Cela donne nos sociétés d’aujourd’hui composées d’individus qui ignorent qu’ils vivent en société. Cela donne cette technophilie qui ne voit dans les outils et les machines que des moyens neutres pour réaliser les buts de leurs volontés toutes-puissantes et dont les espoirs affichés sont bien in fine de réussir à se débarrasser de toute matérialité, sociale (le métaversisme) et naturelle (le transhumanisme).
f) Activisme (# activité comme genre à la place du travail)
Le primat du teukein sur le legein (Cornelius Castoriadis, Mauro Magatti). Le problème est que la liberté individuelle de créer du sens conduit nécessairement à la multiplication des visions possibles : chacun est libre d’exprimer sa vision unique, mais personne ne peut prétendre la mettre en œuvre. Il s’agit là d’un paradoxe central : la modernité est l’époque où chacun est encouragé à partir à la recherche du « sens », mais où chacun est également empêché de le traduire dans une construction collective. Ainsi, la mise en œuvre de toute vision politique est structurellement empêchée par la primauté accordée aux individus dans la définition et la poursuite de leur propre idée du « bien ». Dans la modernité, la reconnaissance de la micro-liberté devient un veto à la grande liberté (collective) → Puisque le legein ne peut jamais être réalisé, le teukein tire sa légitimité de la force qu’il démontre « sur le terrain »10.
g) Naturalisme
Le grand partage entre nature et culture permet de se décharger des responsabilités sur le dos de la nature : et cela donne une décroissance impolitique, à reculons, pour les malgré nous. « Nous demandons à sa majesté « la nature » de faire à notre place le sale boulot : balayer un mode d’existence contre lequel évidemment nous reconnaissons n’avoir à opposer aucun argument politique », Onofrio Romano dans le n°5 d’Entropia (automne 2008), p.111.
h) Opinionisme
C’est la réduction de ce que c’est que juger à sa plus faible portée : seulement opiner, et surtout pas évaluer (porter un jugement de valeur) et surtout pas trancher. Dans le régime horizontaliste de croissance, tous les jugements se valent puisque ce sont des opinions et personne n’est plus apte qu’un autre à trancher un différend. Seul le renvoi au Droit – qui apparaît alors comme le double du Marché dans le libéralisme – peut alors régler un conflit : d’où la judiciarisation de nos sociétés.
***
Et que serait un régime de décroissance ?
En définissant la décroissance comme opposition politique à la croissance, cela permet d’approfondir la critique contre la croissance en la dirigeant vers le régime de croissance : l’idée générale est d’avertir qu’une critique de la croissance qui en resterait à la croissance économique (la partie émergée) et son monde (la partie immergée) risque de ne jamais s’attaquer au dispositif institutionnel qu’est le régime de croissance (qui est le milieu dans lequel flotte l’iceberg). Le trajet de décroissance pourrait alors ne déboucher que sur un régime de croissance sans croissance (économique) : on ne peut rien imaginer de pire.
De ce régime de croissance, Onofrio Romano dit qu’il est une « forme ». Je ne cache pas que je ne suis pas certain que l’emploi de ce terme soit des plus éclairants11. Mais on voit ce que ce terme indique : un système qui articule des relations de pouvoir, de savoir et d’agir et qui constitue comme l’infrastructure à la fois anthropologique et institutionnelle qui permet à l’individu moderne de se penser comme « sujet ». C’est pourquoi on peut penser aussi au concept de « dispositif » que Giorgio Agamben reprend de Michel Foucault et qui est un « réseau »12.
Quoi qu’il en soit, ce régime de croissance repose sur la promotion (libérale) de l’individu. Et quand on comprend que l’individu est étymologiquement ce qui reste d’un processus de division (quand on ne peut plus diviser, il ne reste que l’indivisible, l’individu) alors on ne peut que s’inquiéter de l’emprise que le régime horizontaliste-individualiste de croissance exerce au sein même de la mouvance décroissante : car si la division a toujours pour but de permettre à la domination de continuer de régner, alors il y a bien peu de chance que ce soit à partir de l’individu que la rupture avec la croissance puisse s’enclencher.
Si l’individualisation moderne est un dispositif politique de division du Commun et donc de dépolitisation, alors la voie politique de la décroissance doit passer par une critique radicale de ce régime de croissance qui est 1) horizontaliste, 2) individualiste et 3) activiste :
- Quelles verticalités sans verticalisme (patriarcat, patronat, despotisme, patronage associatif, paternalisme…) ? Pour échapper à l’étau de la verticalité (descendante) qui dérive en verticalisme et de l’horizontalisme (qui est une dérive de l’horizontalité, qui était censée échapper au verticalisme), je prône une défense de la verticalité ascendante, par ce que j’appelle la pratique des savoirs remontants, c’est-à-dire la capacité par la discussion( et pas le débat) à résoudre collectivement des « problèmes » (au sens de John Dewey) en produisant des concepts et surtout des distinctions de concepts (histoire de faire de la philosophie une manière ascendante de penser plus qu’un discours académique).
- Quelles institutions ? La philosophie politique de la décroissance doit sortir des fables du « sans »13 et se réconcilier avec les « institutions » à partir du double héritage de la définition de Mauss et Fauconnet14 et de la dialectique de l’instituant et de l’institué (Cornelius Castoriadis).
- Quelles « matrices » ? j’appelle « matrices » des « schémas de transformation », et non pas des « propositions dont la liste ordonnée chronologiquement pourrait constituer un « programme ». Pour le moment, je crois avoir repéré trois matrices : la double autolimitation de l’espace du Commun, la part, et le lieu15. Ces « matrices » permettraient de transformer des modalités d’actions (définies par les coordonnées que je décris dans mon projet de cartographie systémique16 : X’ = M . X) en les ajustant à leurs contextes.
Annexes
Le coaching se nourrit-il, au fond, d’un sentiment de solitude des individus ?
« Leurs choix n’étant plus dictés ni par les prêtres et les pères, ni par les maîtres à penser incarnés par des figures politiques ou intellectuelles, les individus se retrouvent libres… Et donc seuls face à des décisions contingentes. C’est la contrepartie de la libéralisation des modes de vie. Nous sommes sommés d’être à la hauteur des attentes qui pèsent sur nous : être performants, toujours jeunes et souriants. Dans une société sans repère transcendant, chacun est responsable de sa vie et doit la réussir maintenant, parce qu’il n’y aura pas de deuxième chance. Privées des instances dispensatrices de sens que sont la religion, la famille, la patrie ou le parti, les personnes souffrent d’une carence du lien social. Dans ce contexte, le coach se présente comme un substitut au manque. Il répond au besoin d’être orienté, soutenu, compris et rassuré par un tiers qui donne du sens à ses choix. Mais il le fait sans imposer le détour de la culture livresque, en court-circuitant les médiations classiques de la philosophie, des sciences humaines ou de la littérature. C’est la promesse d’un épanouissement qui ne requiert pas d’effort intellectuel. »
Pierre Le Coz, « Le coaching répond aux aspirations d’un capitalisme à visage humain », Propos recueillis par Marion Rousset, Grands Dossiers de la revue SH, n° 73 – Décembre 2023-janvier-février 2024
« Je voudrais faire une série de remarques à propos du thème de l’égalité, qui sont à la fois simples, contradictoires et déplaisantes. Tout d’abord, à la différence de ceux qui parlent de la société qui devrait être, je me référerai plutôt aux expériences d’autogestion qui ont existé. En effet, je voudrais d’abord rappeler la dégradation extrêmement rapide de l’égalité dans toutes les expériences d’autogestion […]. Il est bien connu que la démocratie dans tous ces groupes est, en fait, un processus de sélection des chefs […]. Malgré la formation de leurs membres, malgré l’animation et toutes les démarches de pédagogie nouvelle, malgré toutes les règles pour empêcher l’institutionnalisation, cette répétition des rapports sociaux de la société plus vaste se reproduit, se refait continuellement. […] Cette première remarque me suggère un étonnement car, en face de ces échecs répétés de l’autogestion, on constate la surprenante permanence de l’idéal égalitaire. En fait, l’échec ne sert à rien car chaque génération reprend et revit le songe égalitaire et refait les mêmes discussions avec, naturellement, les changements de vocabulaire dus aux modes différentes et aux circonstances. »
Albert Meister, « Le songe égalitaire », Autogestions, n° 16, 1984, p. 13‑16.
III. Enregistrement vidéo de mon intervention
Les notes et références
- Je ne refuse pas qu’il y ait des variations individuelles, je rappelle juste qu’elles ne peuvent avoir un sens que si et seulement si, au préalable, il y a un invariant commun. Ce n’est pas là un préjugé politique, c’est juste une condition épistémologique : et c’est pourquoi je peux fonder ce rappel sur les derniers livres d’Alain Testart, Principes de sociologie générale, I (2021, CNRS éditions, Avant-Propos) et de Bernard Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines (2023, La Découverte, p.26).
- Cette définition sert à répondre rapidement à la première des objections (pénibles) qui surgit tout aussi rapidement quand commence, à la fin d’une intervention publique, la volée des questions : « mais « décroissance » n’est pas le bon mot parce qu’il est négatif ». Il est alors aisé de faire une analogie avec la « décrue » ; et cela marche très bien aussi avec « décolonisation ». Ce sont d’ailleurs plus que des analogies, puisque la décroissance est bien une décrue (économique) et une décolonisation (des imaginaires) → Ce qui va renvoyer un peu plus loin à la partie émergée (la boussole économique) et la partie immergée (le « monde ») de l’iceberg de la croissance.
- « C’est un triple défi qui nous attend : comprendre en quoi le modèle économique de la croissance est une impasse (le rejet), dessiner les contours d’une économie de la post-croissance (le projet), et concevoir la décroissance comme transition pour y parvenir (le trajet) », dernier § de l’Introduction de Ralentir ou périr (2022), Seuil.
- Timothée Parrique, Ralentir ou subir (2023), Seuil, chapitre 6. « La décroissance est (1) une réduction de la production et de la consommation (2) afin de réduire les empreintes écologiques, (3) planifiée démocratiquement (4) d’une manière équitable (5) tout en garantissant le bien-être. »
- Nous devrions pourtant avoir tiré les leçons des limites politiques de ce type de critique quand on constate que la critique anticapitaliste classique est une critique tronquée qui, aveuglée par la prophétie des échecs, a été incapable de s’attaquer aux succès du capitalisme.
- Matthias Schmelzer, « Origins of the Growth Paradigm » (2018), The Annual Review of Environment and Resources, p. 294.
- Ce qui rapproche les partisans de la critique fonctionnelle et ceux de la décroissance inéluctable, c’est qu’ils ne dirigent pas prioritairement leurs critiques vers l’amont de l’économie de la croissance. Ils voient d’abord les effets qu’ils prédisent contradictoires. Aveuglés par leur prophétisme, ils se dispensent de remonter aux causes de l’hégémonie de la croissance économique. C’est ainsi qu’ils en arrivent à croire qu’il suffirait de réduire la production et la consommation pour se débarrasser de la croissance : c’est ainsi qu’ils croient guérir de la croissance alors qu’ils ne font qu’essayer de la soigner ; il n’est même pas certain qu’avec un tel manque de radicalité, ils puissent faire baisser la fièvre. Et c’est pourquoi beaucoup se contentent de mettre en avant qu’il faudrait changer d’indicateur, comme si en cassant le thermomètre, on faisait baisser la fièvre.
- Vers le XVIIe siècle, un changement fondamental se produit : grâce à l’augmentation de la production alimentaire et à l’amélioration des conditions générales d’hygiène, l’indice de mortalité diminue rapidement et la population commence à croître de façon spectaculaire.
- Cette compétition met en concurrence des individus définis comme des vendeurs et des acheteurs dont la seule morale est celle du prétendu « doux commerce ». Le travailleur devient un vendeur de sa force de travail ; le consommateur n’accède à la gratuité que s’il est le produit ; et même le citoyen n’est considéré comme un électeur qu’au regard de programmes structurés par le marketing politique et défendus par des « vendus » biberonnés au coaching.
- Pour saisir les impasses – l’impolitique – de ce repli sur l’action et le local du « ici et maintenant » : Moor (de) J., Marquardt J. (2023), « Deciding whether it’s too late: How climate activists coordinate alternative futures in a postapocalyptic present », Geoforum, vol. 138, 103666, [En ligne] DOI : https://doi.org/10.1016/j.geoforum.2022.103666.
- Comme celui de « régime », celui de « forme » peut sembler emprunté au vocabulaire de la théorie de la régulation, qui a certes l’intérêt d’être une approche hétérodoxe de l’économie mais qui pour moi a le grand inconvénient d’en rester à une critique fonctionnelle du capitalisme, c’est-à-dire par ses crises internes et ses modes internes de régulation.
- AGAMBEN Giorgio, « Théorie des dispositifs », Po&sie, 2006/1 (N° 115), p. 25-33. DOI : 10.3917/poesi.115.0025. URL : https://www.cairn.info/revue-poesie-2006-1-page-25.htm
- J’évoque cette fable et sa critique dans mon intervention sur l’industrie, exposée à Ambert cette année.
- « Sont sociales toutes les manières d’agir et de penser que l’individu trouvent préétablies […]. Il serait bon qu’un mot spécial désignât ces faits spéciaux, et il semble que le mot institution serait le mieux approprié. Qu’est-ce qu’en effet qu’une institution sinon un ensemble d’actes ou d’idées tout institué que les individus trouvent devant eux et qui s’impose plus ou moins à eux ». Marcel Mauss et Paul Fauconnet, Article « Sociologie » extrait de la Grande Encyclopédie, vol. 30, Société anonyme de la Grande Encyclopédie, Paris, 1901.
- J’ai commencé à explorer cette piste politique lors de ma conférence du 2 avril de cette année.
- Michel Lepesant, « Pourquoi une cartographie systémique des trajectoires de décroissance », Mondes en décroissance [En ligne], 2 | 2023, mis en ligne le 25 janvier 2024, URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-opcd/index.php?id=344
23.05.2024 à 17:07
Sortir de l’impasse industrielle ? Ambert (63), le 21 mai.
Michel Lepesant
Texte intégral (15221 mots)
Intervention à Ambert (63) dans le cadre des « Utopiades » (n°85). Un grand merci pour l’accueil à Mireille, Alain et Gérard. Un grand merci aux personnes venues y assister, qui m’ont ainsi donné l’occasion de leur rendre une part de mes lectures et réflexions. Je suis intervenu en deux temps ; tout d’abord, classiquement, j’ai pu dérouler quelques-uns des éléments de réflexion que j’avais préparés : évidemment, le temps m’a manqué et cette rédaction de mon intervention me permet maintenant de venir la compléter. Après une pause, nourrie de « tartinades », nous avons pu profiter d’une intervention (en zoom) de Bertrand Louart, auteur récent de Réappropriation. Jalons pour sortir de l’impasse industrielle (20223, La lenteur). Le format n’a malheureusement pas permis que nous ayons un échange. C’est pourquoi, dans le deuxième temps, c’est en solo que j’ai pu échanger avec la salle sur la nécessité et l’insuffisance des alternatives qualifiées de « concrètes ».
*
Avant d’entrer dans le vif de la réflexion, j’ai posé deux préalables de méthode, ainsi que quelques définitions.
Préalable 1 : Dans le trépied1 du penser (activité qui tente de résoudre théoriquement les problèmes = conceptuellement), du faire (les alternatives concrètes, les utopistes) et de l’agir (les luttes et les votes), ma parole s’inscrit à la pointe du penser : parce qu’il est le pied bancal de la résistance. Je ne veux pas/plus céder à l’injonction du « concret », de l’action, du passage à l’acte2.

Préalable 2 : Dans une permaculture militante, j’essaie le plus possible de me situer dans une sorte d’équivalent de la zone 5, dans la « part » la plus « radicale » de la résistance : celle de la « robustesse » ; plus du tout celle de l’avant-garde, mais tout à l’opposé essayer d’assumer la radicalité cohérente d’une arrière-garde.
Pour une question de stratégie : il ne s’agit pas, fait très bien remarquer Virginie Maris, de réduire la « vraie » nature à sa part sauvage, en négligeant du même coup la nature ordinaire. Mais il y a dans cette part sauvage un extrême – sinon un extrémisme – qui doit éviter de lentement laisser filer nos exigences : s’il ne faut pas partir de la nature ordinaire mais de la nature sauvage c’est parce que « les individus ont tendance à ne pas désirer beaucoup plus que ce qu’ils peuvent obtenir. Ce phénomène d’ajustement des préférences aux conditions réelles est dynamique. Du coup, lorsqu’on se trouve dans une situation qui se dégrade progressivement, on s’habitue à des choses qui auraient semblé inacceptables si elles étaient intervenues brusquement »3.
*
Quelques définitions :
- Productivisme : il repose sur la croyance que ce qui est « produit » est supérieur à ce qui est naturel ; que le fabriqué est supérieur au naturel.
- Industrialisme : « L’industrialisme n’est pas seulement le productivisme. C’est un ensemble cohérent d’habitudes, de processus, incarné dans nos mentalités, dans des objets et dans une organisation de l’espace et du temps », présentation de Sortir de l’industrialisme (2011, Le pédalo ivre)
- Ce qui est fabriqué industriellement est supérieur à ce qui est fabriqué artisanalement : l’innovation contre la tradition.
- L’industrialisme est la concrétisation (au sens de Gilbert Simondon) entrepreneuriale et machinique du productivisme.
- L’industrialisme est une façon de penser qui domine l’action et les projets économiques. Cette façon de penser rationalise d’abord toute l’existence, elle est dominée par l’idée de puissance, Sortir, p.27.
- « Le terme sert à ramasser l’ensemble des nouvelles croyances du monde industriel » (Fr. Jarrige, Sortir… p.55), dans la suite de Saint-Simon (1760-1825).
- Bref, l’industrialisme est l’idéologie en faveur du mode industriel de production.
- Capitalisme : l’organisation économique qui repose micro-économiquement sur la recherche du profit et macro-économiquement sur la croissance. Cette recherche de puissance à tous les étages se dote de moyens : institutionnels, techniques, sociaux…
- Libéralisme : le faisceau de discours qui défendent les libertés individuelles définies à partir de la propriété privée : « propriété » pris autant dans un sens juridique que personnel, dans l’esprit de l’emploi du terme par John Locke tant dans son Essai sur l’entendement humain (1689) que dans le Traité du gouvernement civil (1690) : la première des propriétés, c’est celle de ma « personne », définie par une « liberté » qui s’arrête là où commence celle des autres, tout comme ma personne ou mon champ.
1. Pourquoi l’industrie est un problème pour la décroissance
1.1 Alors qu’elle n’a pas été un problème pour l’anticapitalisme, mais une solution
a) Le capitalisme et l’anticapitalisme partagent le « même fond » industrialiste
Malgré quelques exceptions que nous évoquerons plus tard, il faut d’abord constater qu’historiquement aucune querelle du productivisme ou de l’industrialisme n’a opposé le capitalisme et ses adversaires socialistes, que ce soit dans les variantes utopistes, scientifiques, marxistes, sociale-démocrates.
« Notre hypothèse dans ce livre est que le concept de productivisme, malgré son flou idéologique, compris comme la quête illimitée de la production maximale, ne constitue pas seulement un symptôme : il aide à déchiffrer une dimension essentielle de l’industrialisme qui fut et est indissociable non seulement du capitalisme, mais aussi de l’histoire du communisme, du socialisme et d’une très large partie de la gauche ».
Serge Audier, L’Âge productiviste (2019), La découverte, p.78.
Dans le recueil de texte pour Sortir de l’industrialisme (2011, Le pédalo ivre), aucun des contributeurs ne remet en cause le « fond commun » au capitalisme et au socialisme (p.27), « le même fond », « ce qui leur est commun (p.35).
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Je reprends ici une partie d’un article publié dans la revue suisse Moins ! 4.
Le productivisme a-t-il jamais fait véritablement débat au sein du mouvement socialiste et ouvrier ? Sa victoire incontestable au sein de toutes les variantes dominantes de la « gauche » – ce qui n’élimine pas des variantes antiproductivistes, mais toujours groupusculaires ou marginales dans les organisations – résulte tout au contraire d’un déni répété de la question qu’il faudrait évoquer à partir de quatre moments historiques : le « moment 1848 », l’entre-deux-guerres, les « trente glorieuses » et aujourd’hui. En effet, ne peut-on pas d’ores et déjà faire l’hypothèse que c’est l’évitement systématique d’un tel débat qui est peut-être la véritable explication du désarroi, sinon de la sidération, dans lequel se trouvent aujourd’hui toutes les « gauches » ?
Bien sûr pour une mythologie de l’antiproductivisme il faudrait commencer par évoquer les luddites (1811-1812) et la révolte des Canuts (1831) et faire d’eux les précurseurs lucides d’une critique de l’industrialisme et de la destruction d’un univers qualitatif, celui du travail autonome de l’artisan, de son talent professionnel et de son expérience personnelle. Mais en réalité, il faut plutôt constater qu’en 1848, Louis Blanc, Pierre-Joseph Proudhon, Pierre Leroux participent activement aux deux grandes mesures destinées à affronter la question sociale : la « Commission du Luxembourg » et les « Ateliers nationaux ». Si en 1789 la question politique avait écarté la question sociale au nom de la foi dans le Progrès et la Raison, en 1848, c’est la question sociale qui escamote la question du productivisme au profit d’une querelle entre socialistes et libéraux à propos du « droit au travail ». Pour les libéraux, attentifs aux effets pervers des Poor Laws, en particulier du système de Speenhamland (1795-1834, Grande-Bretagne), seule la concurrence permettra d’échapper aux pièges de l’assistanat. Pour les socialistes, Sismondi le premier, la concurrence provoque à la fois la hausse de la production (pour gagner des marchés) et la baisse de la consommation (par la baisse des salaires). « Cette concurrence, qui tend à tarir les sources de la consommation, pousse la production à une activité dévorante » écrit Louis Blanc (Organisation du travail, 1845). Mais que ce soit par les bienfaits du Marché ou par le Droit (au travail), socialistes et libéraux partagent un même credo productiviste : la croissance pour échapper à la fatalité de la misère, pour résoudre la question sociale, l’abondance à l’horizon de la révolution industrielle.
Chacun sait comment, dans la suite de ce 19e siècle, la défaite des socialismes utopiques, romantiques, et la victoire du socialisme scientiste marginalisèrent toute parole antiproductiviste. Comment entendre le plaidoyer (1889) de William Morris pour les « Arts appliqués » quand même Paul Lafargue justifie son Droit à la paresse (1880) parce qu’il voit dans la machine « le rédempteur de l’humanité » ?
A la différence de la suivante, la première guerre mondiale n’avait pas dû assez démolir les capacités productives des belligérants et en à peine 10 ans de reconstruction, la crise de 1929 est là. Pour le capitalisme la crise de surproduction est une crise de sous-consommation. Et c’est ainsi que furent escamotées les impasses du productivisme par la fuite en avant dans la société de consommation : « Loin que le capitalisme meure de sa belle mort au cours d’une crise majeure, comme Marx l’avait prévu, cette crise a été pour lui le moyen de se régénérer par la conquête de nouveaux marchés… En échange d’un relâchement dans la prolétarisation du producteur [le fordisme], il a été procédé à la prolétarisation du consommateur », tel fût le « tournant libidinal du capitalisme »5.
Du côté de la révolution bolchévique, la NEP (1921-1929) puis le stalinisme firent explicitement le choix du productivisme. Très vite les propositions d’un Kropotkine (qui avait pourtant parfaitement vu que la reconstruction devrait d’abord se faire démocratiquement, et donc à partir d’une organisation relocalisée des forces productives) furent écartées au nom d’un capitalisme d’État6. C’est ainsi que l’on peut lire, en 1928, dans le programme du VIème congrès de l’Internationale communiste : « Au gaspillage formidable des forces productives, au développement convulsif de la société, le communisme oppose l’emploi systématique de toutes les ressources matérielles de la société et une évolution économique indolore basés sur le développement illimité, harmonieux et rapide des forces productives. » Et au Congrès CGTU de la métallurgie, en 1937: « Dire que l’on est contre le travail à la chaîne me fait penser à quelqu’un qui dirait qu’il est contre la pluie. […] Nous sommes pour les principes de l’organisation scientifique du travail, y compris le travail à la chaîne et les normes de production ».
Finalement, au sein de la gauche et des socialismes, la tendance productiviste l’a toujours emporté soit en escamotant le débat, soit en le ridiculisant, par exemple en faisant passer l’antiproductivisme pour un conservatisme honteux, voire pour un protofascisme plus ou moins conscient. Définir le productivisme comme « le fait de produire pour produire » ne signifie pas que l’on oublie qu’en régime capitaliste on produit toujours pour vendre mais que le débat sur les modes de production écarte toujours la question du produit. Cette « abstraction » productiviste du « produit » résulte en fait d’une réduction de l’économie à l’antagonisme de la production et de la redistribution, en faisant de l’une la solution de l’autre, au lieu de ré-enchâsser la production au sein de toute les chaînes de l’économie : Extraction → production → redistribution → consommation → excrétion (les déchets).
b) Et pourtant si le socialisme se fourvoie dans la voie industrialiste, c’est d’abord parce que c’est une impasse politique
Le sociologue et philosophe allemand Axel Honneth, dans L’idée du socialisme (2015, NRF), me semble proposer une analyse assez juste de l’échec politique du socialisme industrialiste. Dans le 2ème chapitre de son livre, il apporte une contribution supplémentaire à la longue liste des critiques modernes du socialisme (Lire les prédécesseurs de la Théorie critique, mais en France ne pas oublier Castoriadis, ni Gorz). Le parti-pris de Honneth est de continuer à rapprocher tous les socialismes du 19ème siècle : Owen, saint-Simon, Blanc, Fourier, Proudhon, Marx. Les « spécialistes » s’en offusqueront mais l’essentiel pour Honneth est bien de dégager « l’idée du socialisme ». Car selon lui, si l’on veut rendre au socialisme quelque chose de « son ancienne virulence » (p.45), alors il faut repérer 3 défauts natifs du projet socialiste.
- En faisant de la sphère économique le terrain principal de lutte, les premiers socialistes ont écarté la question politique de la souveraineté populaire démocratique : « en situant toute liberté, bonne ou mauvaise, dans le seul champ de l’activité économique, les socialistes s’interdisent brusquement sans bien s’en rendre compte, de penser aussi en termes de liberté le nouveau régime fondé sur une négociation démocratique des objectifs communs » (p.53).
- En croyant que le prolétariat était une force d’opposition déjà à l’œuvre, les socialistes ont cru que leurs idéaux ne faisaient que traduire les intérêts objectifs des dominés. Le problème de cette hypothèse n’est pas l’existence du prolétariat mais la méthode qui, au lieu d’étudier ces forces de façon empirique, se contente de les présupposer abstraitement : « cette méthode de l’imputation ouvrait la porte à l’arbitraire théorique » (p.60).
- En croyant que les transformations sociales se produisent avec un certain degré de nécessité historique, les socialistes ont validé une lecture déterministe de l’histoire : soit sous la poussée des forces productives et d’un inéluctable progrès technoscientifique (Saint-Simon, Marx), soit sous la pression de la lutte des classes (Proudhon, Marx). « Une telle conception déterministe du progrès… favorisait un attentisme politique » (p.68).
Le jugement d’Axel Honneth est sans appel quand il voit dans ces 3 présupposés, le « fardeau théorique du socialisme » (p.68) :
- Tout à la foi aveugle dans le pouvoir d’intégration illimité du travail social, croire que le socialisme peut se dispenser de garantir des droits-liberté individuels, et formels.
- Croire que le prolétariat était par essence l’ennemi intérieur du capitalisme ; s’interdire ainsi d’anticiper la promesse d’embourgeoisement que portera le capitalisme de consommation au 20ème siècle, conformément à ce que Dany-Robert Dufour repère avec raison comme le « tournant libidinal du capitalisme », en 1929.
- Défendre une vision optimiste de l’histoire, en restant ainsi prisonnier des conditions intellectuelles de la révolution industrielle.
→ Le défi du socialisme est alors clairement dégagé : affranchir le socialisme de l’esprit industrialiste qui l’a vu naître, le délivrer de cet « ancrage des idées socialistes dans l’esprit et la société de la révolution industrielle qui est responsable de leur rapide et silencieuse obsolescence peu après la Seconde guerre mondiale « (p.72).
→ Nous pouvons d’ores et déjà en tirer une leçon importante : c’est que la sortie de l’impasse industrielle ne devra pas faire l’impasse de sa dimension politique.
→ Reste une question : en quoi l’industrie est-elle un problème pour la décroissance ?
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1.2 Ebauche définitionnelle de décroissance, post-croissance, objection de croissance, contre-croissance
L’industrie est un problème pour la décroissance parce que, pour la croissance, elle est une solution.
a) Dans une économie de croissance, l’industrie n’a que des avantages
- Parce que l’économie s’est toujours appuyée sur les avantages de la division des activités productives (la « division du travail ») :
- C’est Platon, au livre II de La République (369c-370c) qui dresse pour la première fois la liste des gains d’une division sociale du travail : sur la quantité produite, la qualité du produit, la facilité de la production, la « nature » (talent, goût) du producteur et enfin sur le temps de production.
- Pour Adam Smith, au livre I de La richesse des nations (1776), le gain principal est l’accroissement de la production, qui est dû à trois causes : l’habileté accrue, le temps gagné et enfin l’usage des machines.
- Sauf que, dans cette liste, l’industrie n’a d’intérêt que pour le seul gain de l’augmentation quantitative : moins de temps T, plus de quantité Q = des gains de productivité (dQ/dT).
- Le belge Alfred Solvay (cité par Serge Audier, op. cit., p.60) qui fut celui qui diffusa le terme de « productivisme » (dès les années 1880-1890) l’écrit explicitement : « Être productiviste, c’est reconnaître que la vraie marche à suivre pour assurer le bien-être des hommes est de développer, par tous les moyens, la production des choses matérielles ou immatérielles qu’ils désirent ou désireront sans cesse davantage… Créer, multiplier des capacités productives à tous les degrés, tel doit donc être le but primordial de toute la politique sociale »
- Un certain Geoffroy Rudel, dans un article de 1923 (cité par S. Audier, op. cit., p.62) : « Le principe productiviste » se définit comme « l’application rationnelle de la loi du rendement maximum d’effet utile avec le minimum d’efforts », et ce « dans chacune des branches de production d’objets utiles au bien-être moral ou matériel des hommes ».
- L’industrie, ce n’est pas seulement une division sociale ramenée aux seuls avantages quantitatifs (se rappeler que Platon semble hésiter entre deux objectifs possibles : soit l’intérêt économique de l’union (qui fait la force), soit un intérêt plus moral d’entraide), c’est aussi une aggravation de tous les types de division.
- La division sexuelle/genrée.
- La division sociale en métiers.
- La division technique en tâches.
- La division pyramidale → C’est la thèse défendue au début des années 1970 par Stephen Marglin dans un texte – A quoi servent les patrons ? – publié pour la première fois dans son intégralité et en anglais seulement en 1974 dans la Review of Radical Political Economics. Pour Marglin, là où l’idéologie proclame que l’efficacité technique est la cause de la division du travail, il montre au contraire que l’objectif principal de la division du travail est de « diviser pour mieux régner ». Non seulement, l’ouvrier perd le contrôle sur son activité mais il abandonne ce contrôle à l’entrepreneur qui, en se prétendant indispensable pour la coordination des tâches parcellisées, justifie ainsi l’accaparement de la majeure partie de la valeur ajoutée à son profit. L’intérêt d’une telle thèse – politique – est de relier deux processus d’abstraction : à l’intérieur de l’activité, chaque tâche est séparée/abstraite de la suivante ; à l’extérieur de l’activité, les fonctions d’exécution sont séparées/abstraites de celles de coordination et donc de décision.
- La division morale → c’est la thèse défendue par Everett Hughes et sa dénonciation des dirty works (boulots sales et sales boulots)7.
b) La croissance des moyens, c’est la contrepartie d’une neutralité institutionnelle
L’industrie est donc un mode de production : celui de produire pour produire toujours plus, celui de toujours produire plus de « moyens ».
Mais qui dit « moyen » dit « but », dit « finalité ». Quel est le but du productivisme et de son mode industriel de production ?
- Les anticapitalistes croient répondre à la question en faisant de la course au profit la boussole de l’économie. Mais ce n’est vrai que pour le « capitaliste » : seul lui voit dans le « profit » une finalité de son activité (qu’elle soit commerçante, ou productrice). Mais cela est faux pour tou.te.s celles et ceux qui au sens propre ne « profitent » pas des profits du capitalisme : car la logique intrinsèque du capitalisme est précisément de privatiser les profits, de les désocialiser, et de ne surtout pas les partager ou les mutualiser.
- D’ailleurs, pour un anticapitaliste conséquent, le problème n’est pas le profit mais sa privatisation, son appropriation par une minorité.
Autrement dit, quand nous nous posons la question de la finalité du mode industriel de production, nous ne pouvons pas nous satisfaire de la réponse valable seulement micro-économiquement. C’est pourquoi le point de vue de la décroissance consiste à chercher la finalité du capitalisme industriel non pas micro-économiquement mais macro-économiquement : et cette finalité macroéconomique, c’est la croissance.
Mais alors pourquoi la croissance ?
- Si l’on en reste à une analyse économique, on bute sur une finalité circulaire : la croissance pour la croissance. Ce qui n’est pas faux mais laisse totalement inexpliqué pourquoi cette circularité est acceptée.
- D’où l’extension du domaine de la croissance : qui n’est pas seulement une boussole économique mais aussi un monde : avec des imaginaires, des représentations, des modes de vie, des normes, des valeurs, des attachements…
- Sauf que cette extension « culturelle » de la croissance ne permet pas non plus d’expliquer l’hégémonie du paradigme de croissance :
- Raison 1 : Est-il vraiment sûr que le monde de la croissance ne puisse pas prétendre se référer aux mêmes valeurs que « nous » ? Si je prends la définition de la décroissance construite par Timothée Parrique8, je peux en effet relever des valeurs : (2) la responsabilité écologique, (3) la conviction démocratique, (4) l’exigence de justice et (5) l’objectif de bien-être. Mais si nous faisons retour vers les partisans de la croissance, nous pourrons constater et reconnaître qu’eux aussi ils pourraient parfaitement se revendiquer de chacune de ces valeurs : (2) par la croissance verte ou le développement durable, (3) par la liaison intime entre libéralisme économique et libéralisme politique, (4) par une théorie procédurale de la justice et (5) par un plaidoyer utilitariste en faveur de la maximation du bonheur.
- Raison 2 : Si nous nous tournons alors vers des arguments non plus raisonnables (par les valeurs) mais rationnels (par les faits et les données scientifiques). En général, ces faits sont de nature écologique ; on met en avant les dégâts mesurés par des indicateurs environnementaux, on vérifie la corrélation forte entre croissance économique et insoutenabilité écologique, on peut aller jusqu’à ramener ces indicateurs à des ressources énergétiques ou matérielles. Un tel registre scientifique est fort utile et même nécessaire car il s’agit d’éliminer tout ce que l’on appelle aujourd’hui les infox et autres vérités alternatives. Mais il n’est pas suffisant : comment ne pas constater l’impuissance des données fournies par le GIEC ou l’IPBES9 à réellement inciter les politiques publics à se réorienter ?
Bref, il nous faut reconnaître que nos meilleurs arguments, qu’ils soient raisonnables ou rationnels, font « plouf ». Pourquoi ? Parce que l’emprise que la croissance exerce ne dépend fondamentalement ni d’arguments économiques (ou énergétiques, ou matériels) ni d’arguments « culturels » mais résulte d’une « forme » qui la caractérise comme « régime politique ».
Je partage avec le sociologue italien Onofrio Romano son diagnostic : la croissance économique n’est pas la maladie, elle n’en est que le symptôme10. La maladie, il l’appelle « régime de croissance », qui s’exerce par une forme « horizontaliste » ou « neutralitaire ». Je préfère tout simplement y voir la main visible du libéralisme, c’est-à-dire ce faisceau d’analyses qui reposent sur la promotion inconditionnelle de la liberté individuelle.
Qu’est-ce que le libéralisme ? C’est la promesse adressée à chaque individu de le laisser libre de conduire sa vie personnelle comme il l’entend, et d’être en capacité (capabilité) de la construire suivant ses idéaux privés de ce qu’est une vie réussie.
Mais cette promesse ne peut être tenue qu’à une double condition : a) d’abord que les institutions libérales n’interviennent plus dans les conceptions individuelles de la vie réussie et donc qu’elles prétendent adopter une position « neutre » ; b) ensuite que ces institutions – l’État, le Marché – s’engagent à fournir à chacun le maximum de ressources matérielles et juridiques : ce « maximum », c’est la croissance.
« Au niveau de la société, cela se traduit par une exigence non négociable de croissance : seule la croissance économique peut satisfaire toutes les exigences de tous ces individus ne devant pas être limités ».
Giorgos Kallis, Federico Demaria et Giacomo D’Alisa dans leur Introduction à Décroissance, Vocabulaire pour une nouvelle ère (2015), Le passager clandestin.
Voilà donc l’objectif : l’institution imaginaire de l’individu. Et l’industrie en est le moyen. Un terme commun réunit cet objectif et ce moyen : « développement », qu’il soit « personnel » ou « économique ».
Voilà pourquoi la décroissance quand elle s’oppose à la croissance mène un double combat, contre l’individualisme, contre l’industrie11, contre leur développement sans limites : « L’industrialisme est un système parfaitement adéquat pour les macro-sociétés modernes » (Philippe Gruca, Sortir de l’industrialisme…, p.38)
→ Si la croissance est la promesse de fournir des ressources infinies et gratuites à chacun, alors il convient de contrer cette croissance (comme boussole, comme monde, comme forme).
c) Les étapes de la contre-croissance
Il est alors possible de clarifier facilement le vocabulaire de cette opposition à la croissance :
- Le rejet : c’est l’objection de croissance.
- Le projet : c’est la post-croissance, c’est-à-dire un monde libéré de la croissance.
- Le trajet : pour passer d’un monde que l’on rejette à un monde que l’on projette, la décroissance stricto sensu est le trajet, c’est-à-dire un faisceau de trajectoires.
Si l’on veut disposer d’un terme qui chapeaute ces trois termes, le plus simple semble être celui de « contre-croissance » dont l’objection de croissance, la décroissance et la post-croissance constitue les étapes.
Au sens le plus strict, la question d’une « sortie de l’impasse industrielle » ne concerne ni l’objection de croissance ni la post-croissance mais véritablement la décroissance.
Or, nous allons voir malheureusement que beaucoup d’analyses, à ne pas faire cette distinction temporelle entre les trois étapes, en viennent à se leurrer sur ce qui rendrait politiquement possible une telle « sortie ».
2. Mais ce n’est pas une question vraiment difficile
La voie industrielle est une « impasse » (Sortir de l’industrialisme, p.29 & 31), qui « engendre la misère en modernisant la pauvreté » (Ivan Illich)
2.1 D’abord parce que nous savons que nous devons rejeter l’industrialisme
L’industrialisme doit être rejeté à cause des effets de l’industrie.
- Ces effets sont multiples : économiques, écologiques, énergétiques mais surtout sociaux et politiques.
- Ces effets sont des « méfaits ».
- Pour autant, attention à ne pas surévaluer la critiques par les effets ; car cette critique ne suscite la plupart du temps que des mobilisations réactives (dont l’indignation semble être l’archétype) et qu’elle semble bien peu propice à provoquer réellement une sortie de l’impasse industrialiste.
- C’est pourquoi nous devrons voir ensuite s’il est possible de porter une critique non pas « par les effets » mais « par les causes » ; en faisant ainsi l’hypothèse d’arriver à provoquer une mobilisation proactive.
- Le principal intérêt politique d’une telle critique « par les causes », c’est bien sûr sa radicalité (= son inscription dans la zone 5 de la critique) mais surtout c’est une critique qui reste dirigée contre un dispositif même s’il était une réussite12.
a) Dégâts de l’industrie dans le secteur primaire
Il nous semble que la façon la plus directe de dresser un « dégât des lieux » c’est de voir comment l’idéologie industrialiste s’est directement attaquée au secteur primaire (comme ce secteur comprend les activités extractives au sens le plus large, c’est une question s’il faut placer les activités minières dans le premier ou le deuxième secteur)
« Lutter contre la transformation de l’agriculture en industrie, c’est aujourd’hui le problème et le combat numéro un : car c’est empêcher qu’on nous ferme la dernière fenêtre ouverte sur un extérieur. La nature ou l’homme ? En défendant la campagne, nous défendons l’un et l’autre ».
Bernard Charbonneau, Le Totalitarisme industriel. (1973, 2019), L’échappée13.
- Destruction de l’agriculture : le cas de la « révolution verte » (après la révolution du néolithique et la révolution agricole des 18e et 19e siècles).
- La promesse que l’industrialisation de l‘agriculture permettrait d’en finir avec les famines et d’accompagner la croissance démographique (aujourd’hui plus de la moitié des calories alimentaires consommées dans le monde).
- En réalité : « une agriculture ultra productiviste, reposant sur la mobilisation de capitaux, les monocultures, l’usage massif d’intrants chimiques (désherbant, insecticides, fongicides, engrais azotés…), le recours à la mécanisation, la production importante de viande, la consommation de masse d’aliments transformés, le contrôle des semences par brevets → raréfaction des emplois agricoles, perte de biodiversité et d’agrodiversité, tensions sur les ressources (sur l’eau, sur les sols…), 2 milliards d’humains en surpoids et 750 millions qui souffrent de la faim »14, exode rural comme bidonvillisation.
- Destruction de l’élevage
- Pour Jocelyne Porcher15 (Sortir de l’industrialisme, p.83-86), l’élevage industriel est la destruction de « la relation de travail aux animaux d’élevage ».« Cette relation de travail repose sur de multiples rationalités dont la première n’est pas productive mais relationnelle. C’est-à-dire que l’on ne vit pas avec les animaux pour en tirer un revenu, mais que l’on en tire un revenu pour pouvoir vivre avec eux. »Produire, non pas pour faire des profits mais pour nourrir le monde.
- « Le traitement industriel des animaux n’est pas compatible avec le respect. On ne peut pas produire des animaux comme des choses et prétendre avoir avec eux des relations. »
- Destruction de la foresterie (coupes rases, monoculture, appropriation de terres agricoles par Ikea..) : Pro Silva est une association de forestiers (propriétaires, gestionnaires, professionnels et amis de la forêt) réunis pour promouvoir une « sylviculture mélangée à couvert continu », basée sur le traitement irrégulier et respectueuse des processus naturels des écosystèmes forestiers, d’où la dénomination parfois utilisée de « Sylviculture Irrégulière, Continue et Proche de la Nature » (SICPN).
- Destruction de la pêche : industrielle (de la pêche côtière à la pêche hauturière) ou surpêche ou pêche intensive. 7,3 millions de tonnes de poissons comme « prises accessoires » (/180 millions de tonnes).
b) Industrialisme et industrialisation
Mais quand on définit l’industrialisme comme l’idéologie en faveur de l’industrie, peut-on pour autant croire que cet industrialisme a historiquement été la cause de la création d’un secteur industriel hégémonique ou bien faut-il plutôt faire de l’industrialisme l’idéologie a posteriori de l’industrie (avec une fonction de légitimation, et une fonction de mystification) ?
D’autant qu’en tant qu’idéologie, l’industrialisme est une sorte d’imaginaire et que ce serait bien naïf de croire que l’on peut changer le monde en changeant d’abord sa conscience : ce n’est pas la conscience qui détermine la vie mais le contraire, selon la formule de Marx16.
Mais si l’industrie ne vient pas de l’industrialisme, d’où vient-elle, quelle est sa cause ?
La réponse la plus simple est de faire de l’industrie le produit de l’industrialisation ; industrialisation que je définis, non pas comme un processus, mais comme une « matrice ».
C’est l’industrialisation qui est une impasse dans laquelle s’enferme tous les secteurs de la production. C’est donc de l’industrialisation qu’il convient de sortir.
2.2 Même si ce n’est pas une question difficile, il faut répondre : pourquoi rejeter ? C’est-à-dire où trouver la possibilité d’une sortie ?
L’industrialisme comme idéologie de l’industrie est la pente naturelle de l’industrie. Mais alors pourquoi l’industrie s’est-elle imposée ? Si l’industrialisme est un discours en aval sur l’industrie, c’est l’industrialisation en amont qui est une mise en pratique, en mettant à disposition des solutions, ou plutôt une « matrice » de solutions.
Qu’est-ce qu’une « matrice » : en mathématique, c’est un tableau d’éléments permettant d’opérer une transformation. Par analogie, j’entends ici par « matrice » un dispositif opérationnel permettant de résoudre un « problème », c’est-à-dire permettant de passer d’une situation dans un contexte problématique à une autre situation où le problème est résolu.
Dans le système de croissance (ou dans le capitalisme industriel) l’industrialisation est précisément une matrice : si l’industrie s’est imposée au point de provoquer une « révolution » c’est d’abord parce que l’industrialisation propose des solutions, non pas sous la forme de propositions figées mais en tant que schémas à décliner suivant les contextes et les situations particulières.
Dénoncer l’industrialisme, c’est risquer d’en rester à une critique par les méfaits. Dénoncer l’industrialisation, c’est ouvrir la possibilité de remonter à la source des succès de l’industrie.
En quoi peut bien alors consister cette matrice d’industrialisation ?
Je propose de l’imaginer comme un triangle dont les pointes sont la production, la technique (ou plutôt la technoscience) et le travail. Autrement dit, l’industrialisation apparaît comme une voie pour résoudre des problèmes posés par la production, le travail, la technique.
a) Comment produire pour produire ? Industriellement
On peut trouver chez Karl Polanyi une explication convaincante de la séquence : machinisme → production industrielle → marchandisation. Pourquoi le « productivisme » – produire pour produire – doit-il en passer par l’industrialisme ? Comment produire « en grande quantité » ? Industriellement.
« Une fois que des machines et des installations complexes avaient été installées en vue de la production dans une société commerciale, l’idée d’un marché autorégulateur ne pouvait que prendre forme… Comme les machines sont chères, elles ne sont rentables que si de grandes quantités de biens sont produites. On ne peut les faire fonctionner sans perte qu’à condition que l’écoulement des biens soit raisonnablement assuré et que la production ne soit pas interrompue par manque des matières premières nécessaires à l’alimentation des machines. Pour le marchand, cela signifie que tous les facteurs impliqués doivent être en vente, c’est-à-dire qu’ils doivent être disponibles en quantité voulue pour quiconque est prêt à payer. »
Karl Polanyi, La Grande Transformation (1944, 1983), NRF, p.68-69.
Le marché autorégulateur réussit alors ce tour de force de marchandiser ce que la plupart des sociétés humaines avaient toujours écarté du circuit de la vente (et on peut penser que c’était pour des raisons morales : « cela ne se fait pas ») : la nature, l’humain, la monnaie qui sont les conditions de la production sont traitées comme des marchandises. La nature marchandisée devient du « terrain » à vendre, l’activité humaine marchandisée devient du « travail », la monnaie marchandisée devient de l’« argent ». En théorie, mais en apparence seulement, le marché prétend alors être cet espace de rencontre entre les offres et les demandes, en vue d’un équilibre obtenu par le libre jeu de la concurrence entre des échangeurs seulement mus par leurs intérêts privés et informés en direct par les évolutions des prix. En réalité, un tel marché ne vise aucun équilibre entre les besoins et les ressources mais se contente de faciliter les flux marchands et financiers avant de favoriser une accumulation illimitée des profits, pour constituer des stocks extorqués aux flux de la production et des échanges : le capital. Et macro-économiquement, cette hamstérisation de la production a un nom : la croissance.
b) Comment travailler pour produire toujours plus ? Industriellement
C’est l’autre Karl, Marx, qui a bien décrit comment l’industrie a marchandisé le travail pour le transformer en « salariat ».
Le premier Marx, celui des Manuscrits de 1844, pose déjà une robuste critique du « travail aliéné » dans lequel le but du travail pour le travailleur n’est plus la production du produit mais la reproduction de ses conditions matérielles de survie, c’est-à-dire principalement le renouvellement de sa force de travail. Le salaire ne dépend plus alors du travail concret mais du rapport social de forces sur un marché du travail.
c) Quelle technique au service de la croissance ? Non pas l’artisanat mais l’industrie
L’industrialisation de la technique, ou la technique transformée par la matrice de l’industrialisation, c’est le passage de l’atelier à l’usine, de l’artisan à l’ingénieur, du métier à l’emploi, du produit façonné au produit standardisé, du travail à façon au salariat.
Il est intéressant de comprendre en quoi l’industrialisation est la matrice la plus efficace « du point de vue de l’ingénieur » en s’intéressant aujourd’hui aux adhérents du projet porté par J-M Jancovici, le Shift Project. Ce point de vue est assez bien décrit par l’enquête publiée sur Reporterre à propos des Shifters17 :
- Ils sont apolitiques en relayant le mythe de la neutralité de la technique et de la science → « Le monde des ingénieurs au 21e siècle est en majorité celui « de l’industrie » (quand ce n’est pas de l’industrialisation), de l’innovation, des brevets et de la concurrence, des procédés industriels complexes et de la productique, de la conception et de la production standardiséees, de l’optimisation (de matières, d’énergie, de coûts), de l’administration , et plus globalement de l’apport de réponses techniques complexes à des problèmes de société », écrivent Quentin Matteus et Gauthier Rousshile, dans Perspectives Low-Tech (2023) éditions divergences, p.85.
- Ils se définissent par rapport au corps des ingénieurs : le sociologue Antoine Bouzin estime que les Shifters (95% de cadres) sont une « association de défense corporatiste » : en clair, une association d’ingénieurs qui cherchent à défendre leur métier alors qu’il est pointé du doigt pour son rôle dans beaucoup de secteurs polluants et pour la vision du monde qu’il porte. Elle ne se propose pas de repenser profondément la place des ingénieurs dans la société. Le mouvement des Shifters est donc assez différent de celui des « bifurqueurs », étudiants ou jeunes cadres ingénieurs et commerciaux qui quittent leur métier pour se réorienter radicalement. À l’inverse, les Shifters offrent un débouché pour des ingénieurs mieux insérés dans la profession, pour qui il est plus difficile de changer de modèle de vie, et « qui présentent un profil moins politisé, moins syndiqué, plus porté vers des modes d’action pondérés, qui mettent en avant l’exactitude scientifique et la performance technique », remarque Antoine Bouzin.
En tant que matrice de résolution de problèmes, l’industrialisation est donc une combinaison de mécanisation (de la technologie), de marchandisation (de l’économie), de neutralisation (de la politique). Comment en sortir ?
Car s’enlever une idée de l’esprit – l’industrialisme dans notre cas – c’est peut-être possible mais comment sortir de l’industrialisation comme matrice de solutions : en résolvant les problèmes ou en les faisant disparaître ?
3. Comment désindustrialiser le triangle production, travail et technique ?
→ Pour sortir de l’impasse industrielle, ce n’est pas de l’industrialisme dont il faut sortir mais de l’industrialisation.
→ Cette sortie est une sortie du paradigme de la croissance, autrement dit c’est une trajectoire de décroissance.
→ Cette trajectoire ne consiste pas à se raconter que le récit des méfaits de l’industrie est suffisant pour mobiliser proactivement ; parce qu’il faut reconnaître dans l’industrialisation une matrice de solutions.
Bref, que cherchons-nous dans ce dernier moment de réflexion ?
- Nous cherchons une trajectoire de décroissance. La « décroissance » dont il s’agit ici est comprise comme un trajet. Ce qui rompt avec la classique définition de la décroissance comme réduction de la production et de la consommation ; en quoi ? En ce que cette réduction n’est pas envisagée comme un objectif de la décroissance mais seulement comme un effet, comme l’effet d’une économie politique.
- Nous cherchons comment mobiliser politiquement en faveur d’un tel trajet, c’est-à-dire que nous devrons expliciter l’articulation entre les moments du rejet, du trajet et du projet.
- Nous devons éviter l’articulation paresseuse qui croit que le projet est juste une inversion du rejet, articulation qui escamote les difficultés propres au trajet. Le court-circuit du trajet revient toujours à se contenter du projet comme d’un simple anti-rejet, dans une « sorte de nihilisme réconfortant. On finit par s’enliser dans des téléologies fragiles et des tours de passe-passe : à savoir que la réponse à l’effondrement du climat est forcément et évidemment l’opposé symétrique de sa cause (autrement dit, si l’industrialisation a causé le changement climatique, la dé-industrialisation le résoudra et ainsi de suite) » (Benjamin Bratton, The Revenge of the real (2021), Verso, p.48 ; cité par Monnin, Politiser le renoncement, p.72).
- Puisque la matrice de l’industrialisation repose sur le triangle de la production, de la technique et du travail, alors nous devons faire attention à ne pas caricaturer (et simplifier) nos critiques en phobies. De la même façon qu’il faut être technocritique sans être technophobe, nous pouvons dire que nous devons critiquer les modes de production et le travail sans être ni poïetico-phobe ni ergo-phobe.
Nous avons vu que l’industrialisation est une solution pour produire sans avoir à se demander : pourquoi, pour qui, quoi, comment ? C’est d’ailleurs au nom du « progrès » que ces questions sont évitées. Quand donc nous proposerons de penser et de faire des trajectoires de décroissance, il faudra faire attention de pouvoir répondre à ces questions : d’où l’exigence de les traduire en termes de « perspective » et de « matrice ».
3.1 On ne peut pas s’en sortir en s’appuyant sur le seul rejet et on a besoin d’une perspective, laquelle ? Pour une perspective post-croissance de subsistance, pour une économie morale
Des trois étapes – le rejet, le trajet et le projet – c’est bien la première qui est la plus facile à remplir. C’est d’ailleurs cette facilité qui se retourne en piège quand on se contente de dénoncer les effets et que du coup on se dispense de se demander quelles en sont les causes qu’il faut d’abord rejeter. Car dans le projet, il va s’agir de ne pas répéter ces causes, c’est pourquoi il est décisif de les identifier.
a) Attention à la vision productiviste (marxiste comme capitaliste) qui place la production en infrastructure déterminante
Attention à ne pas se tromper de cause quand il s’agit de dénoncer le productivisme et l’industrialisme. En particulier attention au déterminisme marxiste qui place toujours « en dernière instance » l’infrastructure des rapports (sociaux) de production quand il s’agit d’expliquer les modalités structurelles et superstructurelles.
C’est tout l’intérêt de la thèse développée par l’historien néerlando-américain Jan de Vries dans The industrious revolution, de 1650 à nos jours (2008, non-traduit) selon laquelle c’est la « révolution industrieuse » de la consommation qui a été la condition de possibilité historico-sociale de la révolution industrielle, et non pas l’inverse.
- « Cette étude du développement économique à long terme diffère de la plupart de celles qui l’ont précédée en s’intéressant aux aspirations des consommateurs plutôt qu’aux activités productives, et en se concentrant sur l’unité du ménage plutôt que sur l’individu. »
- De Vries soutient que c’est la demande des ménages qui a été le moteur de la révolution industrielle : « Les relations entre l’offre et la demande s’enchevêtrent. La révolution industrielle, avec sa croissance économique axée sur la technologie, et donc sur l’offre, a longtemps constitué un obstacle formidable à tout effort de recherche d’une croissance économique fondée sur d’autres facteurs ou sur une période antérieure. Pourtant, les preuves de plus en plus nombreuses d’une augmentation antérieure du revenu par habitant en Europe du Nord-Ouest, associée à un raffinement majeur de la vie matérielle, jettent un doute sérieux sur l’orthodoxie selon laquelle la révolution industrielle a été le véritable moteur de la croissance économique en Europe du Nord-Ouest » (p.6).
→ La leçon iconoclaste de cet essai, c’est qu’il serait erroné de croire qu’il suffirait d’une autre industrie pour sortir de l’impasse de l’industrialisme. Une autre leçon, c’est d’admettre que l’industrialisation est venue résoudre d’abord un problème de demande de consommation plutôt qu’un problème d’offre de production (de sous-production). Et donc : changer de mode de production sans s’attaquer au mode de consommation serait voué à l’échec.
b) Attention aussi à ne pas croire aux impasses du « sans »
Gare aussi à toutes ces pistes qui jettent l’eau sale de l’industrialisme mais aussi le bébé de la production et la baignoire de l’économie. Cette piste du « sans » est une radicalisation par intransigeance de la piste du « autrement » car dans ces cas-là il ne s’agit même pas de produire autrement, avec un autre rapport au travail et une autre technologie, il s’agirait de ne plus produire, de ne plus travailler, sans plus aucune technologie.
- Sans « produire » :
- Émilie Hache De la Génération : enquête sur sa disparition et son remplacement par la production (2024), Paris, La Découverte. Selon elle, « [n]otre société industrielle appartient à un monde qui a oublié qu’il avait besoin de se reproduire pour exister, un monde se considérant sans limites parce que croyant reposer sur des réserves infinies d’énergies, de terres ou encore de bras » (p.12). Mais que peut bien vouloir dire que notre monde aurait « oublié » sa propre régénération ? Pour l’autrice, c’est la « production » qui a remplacé la « génération » : « Le passage ou plutôt la mutation d’un monde non créé, dont il faut prendre soin et renouveler chaque jour, à un monde créé, a radicalement changé notre rapport à la dimension générative du monde. Dans un monde créé une fois pour toutes, il n’y a pas besoin de se préoccuper de le reproduire, la Providence se charge de tout » (p.16).Si réticence il doit y avoir envers cette thèse, ce n’est pas dans son argumentation et sa documentation qui sont robustes mais c’est sur sa réception et son usage. Que la production ait aujourd’hui remplacé la génération, faut-il en déduire que la lutte contre le productivisme doit en revenir au mode antérieur de génération ? D’autant que les conditions culturelles de ce mode antérieur – revenir en amont du christianisme – ne peuvent en aucun cas fournir de quoi penser une perspective. Pire, comment ne pas remarquer qu’aujourd’hui la place occupée par la Providence dans la vision d’un monde créé a très largement été remplacée par la religion technoscientiste du progrès.
- Pour une critique d’une vision où il serait possible de sortir du productivisme en jetant toute production, on peut consulter deux ouvrages récents : d’Alexandra Bidet et Vincent Rigoulet, Vivre sans produire. L’insoutenable légèreté des penseurs du vivant (2023), éditions du Croquant. Voir aussi Andreas Malm, Avis de tempête, Nature et culture dans un monde qui se réchauffe (2023), La Fabrique.
- Sans technique : il faudrait certainement distinguer entre la technique (qui semble un invariant anthropologique, sinon culturel, voire social) et la technologie (qui caractérise le rapport moderne à la technique).
- Mais même chez Ivan Illich, il n’a jamais été question d’un rejet intransigeant de toute technique et c’est bien l’outil qui est qualifié de « convivial » : car son projet n’est même pas d’imaginer une société sans industrie mais simplement une société « non dominée par l’industrie », et qui reste en deçà des seuils de contre-productivité.Ne pas écarter d’un revers de main le point de vue low-tech, car comment ne pas remarquer que ces défenseurs sont particulièrement autocritiques et qu’ils n’en proposent jamais une version bucolique : Philippe Bihouix, L’âge des low-tech (2014), et Quentin Mateus & Gauthier Roussilhe, Perspective Low-tech (2023).
- Parmi les précurseurs de la décroissance, il y a quelques défenseurs d’une réhabitation de l’artisanat : William Morris, Lewis Mumford…
- Sans « travail ». Tout dépend en fait de ce qu’il faut entendre par travail. Car ce terme bénéficie depuis les temps modernes d’une promotion théorique qui l’a élevé au rang d’être un genre, c’est-à-dire le terme général par rapport auquel les autres formes d’activités ne sont que des espèces. Mais le terme général n’est pas « travail », c’est « activité » : c’est le travail qui est une espèce d’activité et non pas l’inverse. C’est le travail qui est une activité caractérisée par la rémunération et un rapport de subordination. Par conséquent, autant on ne peut pas imaginer une société sans activités, autant on peut penser à une société sans « travail », c’est-à-dire dans laquelle la « valeur (du) travail est bien dénoncée comme une fable bourgeoise d’autopromotion.
- D’ailleurs quand on envisage ce qu’Hannah Arendt nommait vita activa – dont les trois types sont le travail, l’œuvre et l’action – il n’est pas évident de savoir où placer les activités de l’industrie : car par les objets de consommation qu’elle produit elle semble une espèce de travail mais par son utilisation des machines elle serait plutôt située au niveau de l’œuvre.
- Surtout, comment ne pas rappeler ce terrible pronostic d’Hannah Arendt ! C’est qu’un monde industriel prépare un « monde de travailleurs sans travail : on ne peut rien imaginer de pire ».
c) C’est d’une autre perspective que la croissance dont nous avons besoin pour replacer nos rejets = se réapproprier une perspective de subsistance
Après avoir ainsi écarté quelques solutions de facilité, on peut envisager d’orienter le projet d’une sortie de l’industrialisation comme solution généralisée à partir d’une perspective : celle de la subsistance, c’est-à-dire celle qui replace en infrastructure de la vie humaine les activités d’entretien et de protection de la vie sociale.
- Puisque nous avons vu que l’industrialisation est destruction du mode paysan de production agricole, on peut commencer par une référence à Alexandre Chayanov18 (1888-1937) et sa défense d’une agriculture qui repose d’abord sur les communautés paysannes et plus particulièrement sur la ferme familiale comme unité productive de base : la famille paysanne comme base de la société et de l’économie. Cette cellule familiale est d’abord une forme de vie basée sur des savoir-faire vernaculaires, mettant en pratique des valeurs d’équilibre et de simplicité : bonne foi, autolimitation, combinaison optimale des activités. Chaque processus – mécanique, biologique, artisanal, économique – est adapté à la bonne échelle, à la bonne taille. Est ainsi obtenue une autonomie comme autosuffisance, en totale opposition avec le productivisme d’une agriculture industrielle que le pouvoir soviétique promouvait.
- Puisque nous avons vu que les défenses de l’industrialisme plaçait en infrastructure les activités de production, alors pour en sortir nous devons refuser cette hiérarchie (la division genrée du travail) et placer en « plateforme » de toute structure sociale les activités de reproduction, de soin : c’est la piste prônée par l’écoféminisme : à partir des travaux de Christine Delphy, Françoise d’Eaubonne, Maria Mies, Vandana Shiva…
C’est donc la perspective de la subsistance que nous proposons pour orienter une sortie de l’industrialisation, et plus largement toute trajectoire de décroissance. Ce qui revient à politiser cette perspective, c’est que nous plaçons ces activités de reproduction (de la vie sociale) à la fois en position de condition (de « plateforme ») et en position d’objectif. « Politique » renvoie ici à la sphère d’activité humaine à laquelle revient la charge de veiller sur les autres formes de bien commun. A commencer par le premier : l’intégration de tou.te.s et de chacun.e dans un espace de coexistence et de vie sociale » (comme « bien commun vécu », François Flahault).
« Pendant des années, nous avons insisté sur le fait que la subsistance ou la « production de la vie » ne disparaîtrait pas suite à la modernisation, à l’industrialisation et à l’économie de consommation, mais aussi qu’elle constitue tout à la fois l’opposé même de la société industrielle moderne et de la production généralisée de marchandises, et la base sur laquelle celles-ci peuvent prospérer. Sans production de subsistance, pas de production de marchandises : mais sans production de marchandises, la production de subsistance perdure. Jusqu’au début de l’ère industrielle, la production de subsistance a permis aux gens de vivre et de survivre. Si dans le monde entier, les gens n’avaient dû dépendre que de la production mondialisée de marchandises et d’un travail salarié universel sur le marché capitaliste (marché du travail aujourd’hui loué et présenté comme ce qui va nous sauver de la pauvreté et du sous-développement), ils n’auraient pas survécu jusqu’aujourd’hui.
Au sein des sociétés industrielles, la production de subsistance continue à être assurée, essentiellement sous la forme du travail domestique non rémunéré des femmes. La reproduction de la force de travail reste peu coûteuse et garantie par le travail domestique non salarié. C’est pourquoi nous avons défini la production de subsistance comme suit :
La production de subsistance ou production de la vie inclut tout travail servant à la création, à la perpétuation et à l’entretien direct de la vie sur Terre et qui n’a pas d’autre objectif que lui-même. C’est pourquoi la production de subsistance s’oppose à la production de marchandises et de plus-value. La production de subsistance aspire à la vie, [alors que] la production de marchandises [aspire] à l’argent qui « produit » toujours plus d’argent, autrement dit à l’accumulation du capital. Dans ce mode de production, la vie est en quelque sorte un effet secondaire, une coïncidence. Typiquement, le système industriel capitaliste dit de chaque chose qu’il veut exploiter gratuitement qu’elle fait partie de la nature, qu’il s’agit d’une ressource naturelle. Le travail domestique des femmes de même que le travail des paysans du tiers-monde, mais aussi la productivité de toute la nature en font partie.
À l’origine, nous avions introduit le concept de subsistance non seulement pour pouvoir expliquer l’exploitation du travail non payé des femmes sous le capitalisme, mais aussi pour trouver un moyen de sortir de l’impasse de la société industrielle avec ses modèles de production et de consommation écologiquement insoutenables. Il y a vingt ans déjà, nous avions vu que l’utopie du socialisme scientifique (qui présuppose le niveau de développement le plus élevé des forces productives comme condition préalable au renversement du capitalisme) était basée sur le même modèle de développement que le capitalisme.
Le concept de subsistance ne doit pas être réduit aux connotations négatives qu’on lui donne souvent. Au contraire, comme l’a montré Erika Märke, il exprime « l’attitude liée à l’indépendance » et « une existence qu’on doit à ses propres efforts ». Märke énumère trois caractéristiques de la subsistance : 1) l’indépendance, au sens d’autonomie ; 2) l’autosuffisance au sens d’absence d’expansionnisme ; 3) l’autonomie dans le domaine culturel. »
Maria Mies, Veronika Bennholdt, La subsistance, une perspective écoféministe (1999, 2022) La lenteur.
3.2 Trajectoires décroissantes
Il reste une dernière difficulté politique à affronter, et pas des moindres. Pas de problème pour qu’une perspective soit nécessaire pour orienter un projet politique. Et ici, cette perspective de « sortie de l’industrialisation » est celle de la subsistance. Mais une perspective est-elle suffisante ? Non, parce qu’elle est attirante mais qu’elle n’est pas propulsive.
a) Qu’une perspective soit désirable pour nous n’est pas politiquement suffisant
Pire, si elle le croit, elle constitue même un « écran »19 à une véritable sortie du monde de la croissance :
- Je fais ici allusion directe aux fables portées par les défenseurs acritiques des « alternatives concrètes ».
- D’abord, en quoi sont-elles plus « concrètes » que n’importe quel égoïsme, n’importe quelle compétition ?
- Et puis si « concret » est le contraire de « abstrait » alors ces expérimentations sont peut-être plus abstraites que concrètes. Car en français, « abstraire », c’est « extraire », c’est « se séparer de », et en particulier, ce qui est abstrait, c’est ce qui est séparé du tout dont il n’est qu’une partie. L’entre-soi de ces alternatives, souvent renforcé par une revendication sinon de « sécession », au moins de faire « oasis » ou « archipel », les met au péril de devenir des « communautés terribles (Tiqqun 2).
- Surtout, ce n’est pas tant la perspective de ces alternatives qui inquiète que sa traduction en un scénario, connu sous le nom d’essaimage.
- La « révolution sur 15 km² » ironisait déjà Marx.
- Il ne faut pas beaucoup de recherches historiques20 pour s’apercevoir que l’histoire de l’essaimage est d’abord celle de ses échecs : au 19e siècle les vagues du socialisme utopique puis des communautés intentionnelles peu ou prou « communistes » ; au 20e siècle, la vague post-68 et au 21e celle des « alternatives » pour Demain.L’ennui, ce ne sont pas les échecs mais le refus d’en tirer des leçons. Et quiconque s’est déjà investi dans une alternative concrète en essayant de partir des leçons de ces échecs s’est rapidement fait remettre à sa place à coups de « mais la prochaine fois, avec nous, ça marchera » et de « assez de blabla, faut y aller maintenant »… C’est précisément la pratique amère de ces expérimentations qui me fait écrire maintenant que c’est de politique dont nous avons besoin et en ajoutant que c’est de théorie et d’histoire dont la politique a aussi besoin.
- Le scénario bucolique de l’essaimage repose sur la séquence suivante : prise de conscience → expérimentation minoritaire → préfiguration et exemplarité → essaimage → masse critique → bifurcation21.
Mais, conformément à la position critique de ne pas en rester aux échecs, il faut se demander : même si ces expérimentations étaient des réussites, échapperaient-elles à toute critique ?
Non. Parce qu’une « alternative » et même une « perspective » n’est attirante que pour ceux qui désirent déjà les valeurs et les jugements portés par cette perspective. Et cela est valable pour toute perspective, qu’on la nomme décroissance, objection de croissance ou subsistance.
Autrement dit, qu’une « alternative » soit faisable et désirable n’est une mobilisation que pour celles et ceux qui sont déjà en chemin orienté par une perspective critique. Et pour les autres, on fait comment ? Pour les autres, c’est-à-dire ceux qui, n’ayant pas les mêmes jugements ni les mêmes valeurs, n’estiment pas désirables la perspective qui, nous, nous fait rêver…
Et c’est cela qui fait de la question d’une sortie de l’industrialisation une question politique : c’est la question de son acceptabilité. Nihil de nobis, sine nobis : « Rien sur nous sans nous ! ».
- Rappelons la phrase attribuée à Nelson Mandela : « Tout ce qui est fait pour moi, sans moi, est fait contre moi ».
- Rappelons aussi que le moment le plus délicat d’une activité de soin22 est celui du care receiving.
Comment répondre à cette objection politique ?
b) S’inspirer de trajectoires faisables
Comme on ne peut partir d’un monde qu’à partir de lui – autrement dit, ne jamais réduire une « transition » à un « claquement de doigts » – il faut déjà s’assurer de la faisabilité. Et pour cela se tourner vers des modèles « inspirants », qu’ils soient des mises en pratique ou même des considérations plus théoriques.
- L’artisanat monastique : référence ici à un reportage sur l’abbaye cistercienne de la Coudre23. Pourquoi cet exemple est-il inspirant ? Parce qu’il montre qu’il n’y a d’autolimitation que s’il y a une perspective, et une perspective de sens (de la vie individuelle, de la vie sociale, de la vie) qui est bien autre chose que la pauvre course d’un désir à un autre (Hobbessession).
- Les matrices du chercheur canadien Luc Audebrant (article à paraître) pour repérer toutes les chemins possibles pour passer d’une entreprise à profit, basée sur la compétition et avec soutenabilité faible à une entreprise à mission, en coopération avec les autres entreprises, et avec soutenabilité forte.

- Les propositions du regretté Jean Monestier24 : diverses mesures d’encadrement de l’industrie, action incontournable pour sortir de l’industrialisme au niveau de l’offre, et mettre fin à la dictature des producteurs → l’affichage de l’énergie grise, la réparabilité, le suivi des pièces détachées, la compatibilité, la modularité des produits industriels.
- L’Atelier Paysan dont les trois piliers sont l’éducation populaire, le rapport de force et la création d’alternatives.
- Pour des machines simples, contre notre ultra-dépendance à la « méga-machine », Bertrand Louart25 prône la réappropriation des arts et des métiers.
c) Mobiliser des trajectoires par des matrices décroissantes
Pour ne pas se raconter que ce que nous nous jugeons désirables devrait l’être pour tout le monde, il nous faut regarder nos perspectives du point de vue de ceux qui nous désapprouvent et essayer de revoir nos analyses d’un point de vue que, eux, ils approuvent.
Notre question la plus générale est : comment sortir, pas seulement de l’industrialisme, mais de la croissance, de son monde et de son régime ?
Et donc se demander quels sont les attentes de celles et ceux qui ne sont pas d’accord avec nous : ils attendent tout simplement des solutions à des « problèmes », à « leurs » problèmes. Or nous avons vu que l’industrialisation – d’une façon très générale, la croissance – est précisément non pas « une » solution mais une « matrice » de solutions. S’ils sont favorables à la croissance, c’est d’abord parce que la croissance est une formidable matrice de solutions ← ce que s’interdisent de voir tous ceux qui croient que l’on va faire venir à la décroissance en présentant la croissance comme un problème. Certes, pour nous les décroissants, la croissance est un problème mais pas pour ceux qui ne sont pas déjà décroissants.
Et voilà le défi du comment : sommes-nous en capacité de proposer des « matrices » qui poussent à adhérer à nos perspectives ?
Remarque : une « matrice » n’a pas besoin d’être très compliquée. Il en suffit peut-être même d’une seule. J’en veux pour preuve la victoire culturelle que l’extrême-droite en France (mais aussi ailleurs) remporte sans coup férir. Personne ne peut croire qu’elle découle de la robustesse de ses propositions ou de la solidité de ses figures (c’est pourquoi, ils peuvent sans cesse retourner leur veste, ou choisir comme candidat une image vide de sens) ; non, elle découle de leur appui à une seule matrice, celle de l’immigration26.
Alors, quelles matrices pour le trajet de décroissance ?
Je termine en renvoyant à ma précédente intervention (à Paris, début avril) qui, en partant de 3 objectifs – réduire, ralentir et conserver – débouchait sur 3 matrices : la double autolimitation par plancher-plafond, la part, le lieu27. Ci-dessous, une vidéo de la partie de mon intervention qui présente les 2 premières matrices.
Je donne juste un exemple pour chacune :
- Plancher-plafond & technique : zone de convivialité entre le plancher de la pénibilité et le plafond de la contre-productivité.
- Part & travail = rotation des activités sur une unité de production.
- Lieu & production = relocalisation.
Dans les 3 cas, il y a la même volonté politique de penser la société à partir du commun, et pas à partir de l’individu. Je ne nie pas l’existence de l’individu ni de libertés individuelles ; je refuse juste que l’individu soit le départ de la société. Non, un individu, ce n’est pas un départ (quoi que lui susurre son nombril), c’est une partie d’un tout auquel il appartient et auquel il peut participer. Le point de départ, c’est le commun. Et dans une société, chacun.e a droit à une part du commun.
Voilà pourquoi je remercie l’assistance de m’avoir donné l’opportunité de lui rendre une part des lectures et des discussions qui nourrissent ma réflexion.
Les notes et références
- Je fais référence ici à mon Politique(s) de la décroissance (2013, éditions Utopia) et ce que j’avais appelé les « trois pieds » politiques de la décroissance. A l’époque je croyais présenter un équilibre entre ces trois pieds. Mais en réalité, cet équilibre est une fiction au désavantage du pied de la théorie, de l’idéologie.
- Dans ma dernière intervention, à L’Académie du Climat (Paris, avril 2024), j’avais consacré le début de ma troisième partie à expliquer en quoi cette injonction au concret est un dispositif essentiel du régime politique de croissance, qui consiste essentiellement à inférioriser et à invisibiliser toute activité dite « intellectuelle ». Ce primat du concret n’est qu’une facette de l’hégémonie que la technique et sa valeur suprême de l’efficacité exerce même chez ceux qui prétendent les critiquer.
- Virginie Maris, La part sauvage du monde (2018), Seuil, p.194.
- « L’antiproductivisme, un déni pour la gauche », Moins !, novembre 2016. https://decroissances.ouvaton.org/2016/11/23/lantiproductivisme-un-deni-pour-la-gauche/
- Dany-Robert Dufour, « Le tournant libidinal du capitalisme », Revue du MAUSS, Consommer, donner, s’adonner, 44|2014, 27-45.
- Paul Ariès, « La gauche productiviste, c’est le stalinisme », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 130 | 2016, URL : http://journals.openedition.org/chrhc/4926
- SEILLER Pauline, SILVERA Rachel, « Sales boulots », Travail, genre et sociétés, 2020/1 (n° 43), p. 25-30. DOI : 10.3917/tgs.043.0025. URL : https://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2020-1-page-25.htm
- Timothée Parrique, Ralentir ou subir (2023), Seuil, chapitre 6. « La décroissance est (1) une réduction de la production et de la consommation (2) afin de réduire les empreintes écologiques, (3) planifiée démocratiquement (4) d’une manière équitable (5) tout en garantissant le bien-être. »
- https://www.ipbes.net/
- Pour une recension de son Towards a society of Degrowth (2020, Routledge) : https://decroissances.ouvaton.org/2024/02/24/jai-lu-towards-a-society-of-degrowth-donofrio-romano/
- Dans ses Méditations métaphysiques, Descartes décrit un combat entre son « ego » et le « malin génie » et pour cela chacun pourra remarquer qu’il utilise un vocabulaire lourd de sens : d’un côté, son « entreprise », de l’autre une « industrie ».
- Réduire une critique aux effets, c’est porter ce qu’on appelle une critique fonctionnelle, par les contradictions. Et c’est ainsi que beaucoup d’anticapitalistes dénoncent les contradictions internes du capitalisme. En restant aveugles aux succès du capitalisme, dans la prophétie répétée des prochaines contradictions, ils tronquent leur critique. Mais il est vrai qu’une critique qui ne serait pas tronquée risquerait de leur faire prendre conscience d’un même fond industrialiste.
- https://bibliothequefahrenheit.blogspot.com/2019/07/le-totalitarisme-industrie.html#more
- Sciences Humaines, Grands dossiers n°74 (Géopolitique), p.75.
- Pour une recension sur le site de la MCD de son livre Vivre avec les animaux (2011) : https://ladecroissance.xyz/2021/06/24/vivre-avec-les-animaux-une-utopie-pour-le-xxieme-siecle/
- Il est pourtant aujourd’hui très populaire parmi les « alternatives » d’en appeler à changer les imaginaires ; ce qui revient toujours à en appeler à une sorte de révélation ou d’illumination. Il y a une autre variante pour expliquer un changement d’imaginaire : ce serait l’éducation. Ces deux variantes doivent être prises avec beaucoup de précaution car si, pour changer de société, il faut d’abord changer les hommes, on ne doit pas être loin de l’autoritarisme, et si cet autoritarisme est bienveillant, cela s’appelle le despotisme.
- https://reporterre.net/Qui-sont-les-Shifters-ces-ingenieurs-biberonnes-a-Jean-Marc-Jancovici
- Pour une présentation de ses travaux : https://ladecroissance.xyz/2020/11/25/alexandre-chayanov/
- Je prends ici ce terme dans son double sens. L’écran est un barrage et il est aussi un spectacle.
- Un formidable inventaire : https://fr.wikipedia.org/wiki/Socialisme_utopique
- Pour une critique nourrie de ce scénario, je ne peux que renvoyer à de multiples articles sur mon blog : https://decroissances.ouvaton.org/?s=essaimage&submit=Search
- TRONTO Joan C, « Du care », Revue du MAUSS, 2008/2 (n° 32), p. 243-265. DOI : 10.3917/rdm.032.0243. URL : https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2008-2-page-243.htm
- Pour le lire : https://ladecroissance.xyz/wp-content/uploads/2023/12/A-lombre-des-monasteres-une-economie-si-moderne.pdf
- Entropia n°2, 2007, https://entropia-la-revue.org/spip.php?article177
- Entretien avec Nicolas Caseaux : https://www.partage-le.com/2020/05/13/bertrand-louart-a-ecouter-certains-ecolos-on-a-en-effet-limpression-que-les-machines-nous-tombent-du-ciel/. On peut lire aussi la querelle avec Sandrine Aumercier : http://www.palim-psao.fr/2022/07/reponse-de-sandrine-aumercier-a-bertrand-louart-a-propos-de-le-mur-energetique-du-capital.html → « Votre défense d´un outil simple et robuste nécessitant une sorte d´industrie de proximité me semble faire l´impasse sur l´intégralité de l´infrastructure et le problème sous-jacent et insoluble de l´énergie. Il ne faudrait pas trop idéaliser notre propre activité, sous le capitalisme tout est contaminé ! ». « Vous contournez cette objection en vous accrochant à votre outil convivial, mais je ne crois pas que ce soit tenable sans une bonne dose de subjectivisme égocentrique, qui fonctionne sur le principe : « Parce que moi je suis raisonnable et je connais les bonnes limites, tout le monde n´a qu´à être comme moi et tout ira bien. » Je ne vois pas ce qui permet de penser qu´on est plus raisonnable et éclairé que la moyenne ni que tout le monde doit suivre le même raisonnement que soi. En tout cas, je fais tous les jours l´expérience du contraire. Personne n´est capable de dire, une fois le doigt mis dans l´engrenage industriel et capitaliste, où doit se situer la « bonne limite ». Il y aura toujours quelqu´un pour dire que si on a déjà cette petite machine, là, il nous faut aussi cette autre petite machine, qui est très utile aussi, etc. »
- Vient tout juste de sortir sur ce sujet un livre explicite : Félicien Faury, Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite (2024), Seuil.
- A l’Académie du Climat (Paris), le 2 avril 2024 : https://decroissances.ouvaton.org/2024/05/04/decroitre-ou-subir-la-croissance-reduire-ralentir-conserver-paris-le-2-avril/
18.05.2024 à 13:14
La part radicale de la décroissance politique
Michel Lepesant
Lire la suite (441 mots)
Pourquoi ne pas se demander ce que serait la zone 5 d’une philosophie politique décroissante inspirée par la permaculture ?
Je rappelle que l’un des principes de la permaculture est son zonage, c’est-à-dire le découpage à partir du lieu d’habitation de 5 zones : de la zone 1 (le potager, la serre, le compost…) à la zone 5, celle de la « vie sauvage » (taillis, bois, forêt, marécage…).
Pourquoi laisser une « part sauvage » ?
Bien sûr pour des raisons écologiques, énergétiques mais d’abord pour une « raison stratégique ». Et c’est ce qu’écrit explicitement Virginie Maris dans son livre de 2018, La part sauvage du monde (au Seuil) :
« les individus ont tendance à ne pas désirer beaucoup plus que ce qu’ils peuvent obtenir. Ce phénomène d’ajustement des préférences aux conditions réelles est dynamique. Du coup, lorsqu’on se trouve dans une situation qui se dégrade progressivement, on s’habitue à des choses qui auraient semblé inacceptables si elles étaient intervenues brusquement » (p.194).
D’où mon hypothèse de relocaliser certaines analyses de la décroissance politique dans une zone 5, celle de la part radicale de la politique :
- qui serait une zone de protection pour celui des trois pieds qui est le plus malmené, sinon maltraité : ni le pied du faire (les alternatives concrètes), ni le pied de l’agir (celui des luttes et des votes), mais celui de la théorie, des concepts ;
- qui serait une mise à distance tant des versions bucoliques de la décroissance que de ses version punitives ; les deux ne sont-elles pas comme les deux faces de la facilité ?
- je retrouve là une distinction qui m’a toujours semblé essentielle entre la (fausse) radicalité comme intransigeance et la (difficile) radicalité comme cohérence.
Je laisse chacun poursuivre l’analogie et se demander ce qu’on pourrait trouver dans les zones de 1 à 4. Les « petits gestes » dans la zone 1 ? Dans quelle zone placer les scénarios de l’essaimage ?

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